INTRODUCTION.
LIVRE
PREMIER. —
L'EUROPE BARBARE. - LES GAULES CELTIQUES ET ROMAINES.
LIVRE II.
—
LA GAULE ROMAINE
ET CHRÉTIENNE.
LIVRE III.
— LES IRRUPTIONS DES BARBARES. - LES ORIGINES DES FRANCS. LEURS PREMIERS ROIS
OU CHEFS.
LIVRE IV.
— RÈGNE DE CLOVIS.
LIVRE V.
— ENFANTS DE CLOVIS.
LIVRE VI.
— LES TROIS SOCIÉTÉS : ROMAINE, GAULOISE ET BARBARE.
LIVRE VII.
— HISTOIRE DES ROIS OU CHEFS FRANCS, DEPUIS CLOTAIRE
Ier JUSQU'À DAGOBERT.
LIVRE VIII.
— LE RÈGNE ET LA
LÉGENDE DE DAGOBERT.
LIVRE IX.
— DÉCADENCE ET FIN DE
LA RACE MÉROVINGIENNE.
LIVRE X.
— ÉTAT DES SCIENCES ET DES LETTRES SOUS
LA PREMIÈRE RACE.
LIVRE XI.
— LES PEUPLES ET LES EMPIRES AVEC LESQUELS LES FRANCS FURENT EN RAPPORT.
PIÈCES JUSTIFICATIVES ET ADDITIONS.
INTRODUCTION.
La pensée d'écrire une Histoire de France par Grandes
Époques, d'après les Chroniques et les Chartes, n'est point de
moi ; elle me fut inspirée, il y a de longues années, par un des derniers
bénédictins de la congrégation de Saint-Maur, dom Brial.
J'étais alors élève de l'École des Chartes : l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres venait de couronner mon Mémoire sur Philippe-Auguste,
et parmi mes juges se trouvait dom Brial. Il était de mon devoir de lui faire
ma visite de remercîments. Au fond d'un jardinet du quartier Saint-Jacques
était une petite maisonnette retirée. Un vieillard, à la figure austère, mais
douce et bonne, m'accueillit avec une bienveillance particulière : Votre Mémoire est bien travaillé, mon enfant, me
dit-il ; je lui ai donné volontiers ma voix, parce
qu'il contient une étude sérieuse des Chroniques, Chartes, Diplômes, les
vrais éléments de l'histoire. Jusqu'à présent on les a trop négligés ; on a
fait des histoires de fantaisie avec l'esprit de système. Si jamais vous
écrivez sur le Moyen Age, prenez pour éternel modèle l'Histoire du
Languedoc par deux de nos anciens membres de la congrégation de Saint-Maur,
dom Levic et dom Vaissette.
Ces paroles restèrent gravées dans mon esprit, et ma vie
historique, depuis, s'est consacrée à ce travail que je vais publier
successivement. Le public a fait bon accueil à Charlemagne, Hugues-Capet
et Philippe-Auguste : je me propose de réimprimer et reproduire tous
ces travaux, les lier entre eux, tout en les conservant séparés, de manière à
former un tout sous ce titre : l'Histoire de France par Grandes Epoques.
Un heureux hasard veut que chacune de ces époques ait son caractère déterminé
; de sorte qu'il n'y aura rien d'arbitraire et de systématique dans le récit.
L'œuvre, la seule encore inédite que je publie
aujourd'hui, une des premières que j'ai écrites, car elle remonte à l'époque
à laquelle j'étais élève de l'école des Chartes, porte ce titre : Clovis
et la Première
Race. Si j'ai réservé pour la fin de ces travaux
d'érudition les recherches sur l'origine de notre Histoire, c'est qu'elles
demandent plus d'études et surtout qu'elles ont été souvent défigurées. Quand
on lit les compilations prétentieuses des auteurs modernes, on dirait qu'ils
veulent retrouver et retracer l'histoire d'un gouvernement régulier, écrire
la vie des rois sur le modèle de Louis XIV : on est allé même jusqu'à orner
ces histoires de portraits, de façonner des hommes à barbe, avec des manteaux
de velours et de soie. Où a-t-on trouvé toutes ces belles choses ? Quel
monument a gardé la figure, l'empreinte de Clovis et de Dagobert ? Il reste à
peine quelques médailles défigurées, quelques scels moitié poussière : le P.
Montfaucon a fait graver deux ou trois armures, haches d'armes, glaives
grossiers : pas d'autres débris de cette époque. Pourquoi en donner
d'invention ? Qui peut admettre qu'on représente avec sa robe et sa couronne
Pharamond y dont l'existence même est douteuse ? Les historiens modernes qui
ont osé tout cela ressemblent infiniment aux enlumineurs du moyen âge, peignant
le roi David avec les attributs de Charles VII, tel qu'on le voit sur les
cartes à jouer.
La
Première Race fut un temps de confusion et de désordre ; il
n'y avait ni droit, ni devoir, ni autorité. Ceux qu'on appelait Rois (reges)
étaient des chefs de tribus sauvages, à la manière des naturels de l'Amérique
ou de la
Calédonie. On ne peut trouver un gouvernement, une
politique dans ce chaos. Aussi, tout à l'aise, il a été facile à chacun de
créer un système, d'étaler une théorie sur l'état des personnes : leudes,
colons, esclaves ; sur les codes barbares, sur l'autorité des rois, sur les
assemblées politiques. Dans ce champ vaste et libre, chacun a pu développer
son idée : Montesquieu, Mably, Boulainvilliers ont écrit des volumes
contradictoires, pleins d'esprit et d'éclat : nul n'avait précisément raison,
nul n'avait tort dans cette lutte stérile pour l'histoire.
Le volume que je publie sur Clovis et les Mérovingiens n'a
pas la prétention de discuter les systèmes ; il raconte les faits, et, à
l'aide des chroniques et des chartes, il peint cette société barbare pleine
de drames, cette vie des forêts, de batailles, de chasses : curieuses,
légendes recueillies par les monuments contemporains. Les Francs, Neustriens
et Austrasiens n'établirent un gouvernement régulier que lorsqu'ils eurent
adopté les institutions gallo-romaines, les provinces, les municipes. Le
titre de Roi même était un souvenir de Rome, et Clovis reçut le pallium des Empereurs de Constantinople.
Dans cette organisation, les Évêques jouèrent un rôle
très-actif ; expression du vieux monde gaulois, ils eurent plus d'influence
sur la société que les chefs ou rois, comtes ou leudes avec lesquels souvent
ils étaient en lutte ; les Évêques domptèrent avec peine la barbarie : ils
furent les premiers citoyens des municipes, chanceliers des rois : saint
Martin de Tours, saint Rémi, saint Germain d'Auxerre, saint Germain de Paris[1], sont des hommes
politiques de premier ordre placés entre les rois et la multitude ; s'ils
succombèrent quelquefois dans leur lutte ; en définitive, ils restèrent
maîtres de la société.
Les documents ecclésiastiques sont très-précieux, pour
l'histoire de la
Première Race ; les chroniques sont écrites par les clercs.
On ne saurait rien sur ces temps, si les évêques, les abbés, les moines
n'avaient pas recueilli les événements avec patience. Nous avons fait entrer
dans le cadre de nos recherches la vie des Saints y recueillie par les
Bollandistes, peinture de la société tout entière. La vie de saint Éloi, par
exemple, n'est-elle pas la chronique des ouvriers, des travailleurs sous la Première Race
? La vie de sainte Geneviève fait connaître Paris au temps d*Attila ; les
mœurs, les usages, la vie publique et privée se trouvent dans les
Bollandistes. Il n'est pas jusqu'aux miracles qui ne soient de curieuses
révélations sur l'esprit d'une époque ; les miracles étaient une arme de
défense pour le faible contre le fort ; Dieu intervenait en faveur de l'innocence
et arrêtait les violences des méchants. L'enfer, le purgatoire, étaient la pénalité
céleste des codes barbares.
Il résulte des documents publiés dans ce volume qu il
n'existait pas en réalité de Monarchie Française une et agissante sous la Première Race,
mais un groupe de chefs, rois de Paris, de Soissons, d'Orléans et de Metz :
rarement un seul portait le titre de roi des Francs ; le territoire était
déchiré en lambeaux. Les tribus se portaient sur un point ou sur un autre,
attirées par le butin ou par la conquête. Aucune stabilité dans les
principes, jusqu'à ce que la hiérarchie romaine se fut incrustée dans les
lois. Le Code théodosien créa la Monarchie Française
: les institutions monastiques, en stabilisant la propriété du sol,
développèrent le goût des études et la pureté des mœurs. Chez les Francs
primitifs, il n'était aucun respect de la vie de l'homme, aucune chasteté :
on prenait, on quittait une femme ; les rois, les leudes en avaient deux ou
trois à la fois y et ce fut la lutte la plus difficile y engagée par les
Évêques contre les Rois, que le triomphe de l'unité et delà fidélité dans le
mariage.
Il m'a paru important de diviser l'histoire de France par
époques, chacune marquée d'un caractère particulier : Clovis, Charlemagne,
Hugues-Capet, Philippe-Auguste. En observant la chronologie, j'ai cherché à
retracer l'esprit de la société et les mœurs générales qui sont la couleur de
l'Histoire. Clovis et les Mérovingiens présentent la lutte engagée entre les
rois énervés de la race sacrée des Mérovées, et les maires du palais qui se
retrempent dans l'esprit fort de la conquête, les rivalités entre les races
neustriennes et austrasiennes, l'invasion des Goths, des Visigoths, des
Lombards qui s'agitent jusqu'à ce qu'ils forment des gouvernements réguliers.
Charlemagne fonda l'autorité suprême, en mêlant l'esprit
austrasien au droit romain. L'idée de son empire, de sa couronne d'or et ses
ornements de pourpre fut empruntée à Byzance. Charlemagne, en s'appuyant sur
le Pape, savait qu'à Rome étaient les vestiges de l'Empire Romain.
Hugues-Capet fut la source de la féodalité qui prit le sol
pour base. Le Roi organisa les services et la dignité des fiefs par la
hiérarchie de la terre ; s'il y a un peu de désordre encore, la royauté est
admise et saluée.
Philippe-Auguste, le premier, institua une forte et vaste
monarchie, en imposant Tordre, même dans les grands fiefs de Normandie, de
Flandres, de Champagne, de Guyenne, de Bourgogne. La bataille de Bouvines
consacra le pouvoir royal.
La tâche que je m'impose est suprême, je ne l'ignore pas ;
je dois dire toutefois que la plupart de ces époques ont été déjà étudiées et
publiées dans mes ouvrages spéciaux qui furent comme des études préliminaires
: il ne me reste plus qu'à les coordonner et à les perfectionner, en y
ajoutant une chronologie détaillée des Rois, l'histoire des mœurs, des costumes
et des armes ; l'esprit public et privé, la chronique des arts, la fondation
des cathédrales, des abbayes et des monastères. Si les institutions
monastiques ne tiennent qu'une faible place dans la société moderne, elles
étaient tout au moyen âge : il faut donc en tenir compte. Il eût été facile
d'imiter là prétentieuse et facile érudition qui adopte l'orthographe barbare
pour les noms propres ; il y a déjà assez d'obscurité dans le texte sans y
mêler ces noms difficiles à écrire, impossibles à prononcer. J'écris donc
Clovis, Clotilde et Clotaire, comme Font écrit les bénédictins.
Dans un pèlerinage historique, je viens de parcourir les
lieux où se passèrent les scènes les plus émouvantes de la Première Race
: Soissons, Reims, Laon, Noyon, Tournay. Assurément tout y est bien changé.
Aucunes des ruines, aucuns des monastères, abbayes ou églises ne remontent
aux cinquième et septième siècles. Que sont devenues ces profondes forêts
hercyniennes et des Ardennes, où s'accomplirent les drames sauvages des Rois
Francs ? l'urus ne parcourt plus ces solitudes, et les molosses n'attaquent
plus les taureaux. Les chasses merveilleuses ont cessé d'entendre retentir
les cors enchantés ; la biche timide ne se réfugie plus sur le tombeau de
saint Martin de Tours, et dans le monastère de Jumièges. Où sont les Rois qui
voyagent suivis de leurs meutes, de métairies en métairies, aujourd'hui
transformées en châteaux ? Deux forêts seules, Compiègne et Fontainebleau,
restent pour nous donner une idée de la vie des premiers Rois Francs.
Pourtant du milieu de ces ruines semées dans les campagnes,
il s'élève pour l'érudit une poussière de haches d'armes, de casques de fer,
de sceptres vermoulus qui inspire et colore les études historiques. Je ne
puis oublier qu'à l'Ecole des Chartes, la vue d'un diplôme avec
le scel pendant, jaune et brisé, ou d'un papyrus mérovingien presque en débris,
me faisait tressaillir, et c'est en cherchant à les lire, à les expliquer,
que je suis arrivé à composer sur les documents mêmes, cette Histoire de la Première Race.
Dans la ville où j'écris ces lignes, le hasard fit découvrir le tombeau de Childéric,
le père de Clovis. Tout y était barbare et païen : des haches d'armes, des
javelots d'os, de pierre et de fer, une tête de bœuf grossièrement
travaillée, symbole religieux des Germains. Là était le Franc primitif. Avec
le chef valeureux, on enterrait tout ce qu'il avait aimé, sa framée et son
coursier[2].
Maintenant que l'on s'est bien pénétré du but et du
caractère de cette œuvre historique, je crois essentiel de faire connaître
les sources où elle est puisée, et l'esprit de sa rédaction. J'aime les
vieilles chroniques y témoignages émouvants de l'esprit du passé y souvenir
des générations mortes ; et cependant ces chroniques sont dédaignées par les
écrivains comme étant au-dessous de la philosophie critique. Dans les
collèges, tandis qu'on célèbre jusqu'à satiété les pères de l'histoire
grecque et romaine : Hérodote, Tite-Live, à peine parle-t-on des pères de
l'histoire de France qui ont préservé la pureté de notre renommée nationale,
comme les supports des armoiries, les griffons, les licornes, défendaient le
blason des ancêtres. C'est triste à voir que les livres classiques sur
l'histoire de France, chronologie pâle, sèche, épi tome prétentieux de dates
et d'événements, comme s'il n'y avait rien de neuf, de poétique dans les
annales du pays.
Il me paraît donc juste, essentiel de faire connaître les
grands érudits qui ont recherché, conservé les documents primitifs de notre
histoire. Voici d'abord le précieux Recueil de dom Bouquet, collection exacte
et complète de toutes les chroniques, œuvre des religieux de la Congrégation
de Saint-Maur. Pour les Bénédictins, dans leur paisible retraite, tout était
travail, recherches ; ils avaient une riche bibliothèque, des manuscrits
précieux, missels ornés de miniatures, cartulaires exacts des Chartes et des
Chroniques. Les Bénédictins avaient commencé à préparer[3] leur collection
sur l'initiative d'un homme d'Etat, le chancelier Le Tellier, fier et
amoureux des annales de France. Ce fut le chancelier d'Aguesseau qui donna au
recueil le titre de Rerum Gallicarum et Francicarum scriptores (les écrivains des choses gauloises et franques)[4]. Dom Bouquet,
esprit calme, sérieux, aidé de jeunes religieux, continua ses travaux pendant
plus de cinquante années : non-seulement il publiait dans son recueil les
Chroniques, mais chaque volume était orné d'une admirable préface qui
résumait les événements contemporains. Pieuse et grande congrégation que les
Bénédictins et les Génovéfains ! Les membres de la Communauté de
Saint-Maur étaient marqués d'un caractère si indélébile, qu'ils le gardaient
encore à travers les révolutions. Près de dom Brial, assis et méditatif à
l'Institut, on pouvait remarquer le conventionnel M. Daunou : s'il avait secoué
la robe monacale, il gardait sur son front un calme religieux qui respirait
l'étude ; tout dans sa démarche rappelait les solitaires des vieux cloîtres
de Sainte-Geneviève, de Saint-Germain-des-Prés et des Blancs-Manteaux.
La collection des historiens de France bientôt se compléta
par le Recueil des Chartes et Diplômes de M. de Brequigny[5]. C'était l'époque
où Montesquieu publiait l'Esprit des lois. Louis XV, épris des
vieilles institutions de la monarchie, ordonna de former le recueil des
Ordonnances des Rois de France, qui dut être précédé d'un travail spécial sur
les Chartes de la première et de la deuxième race, pour éclairer les
Capitulaires de Charlemagne commentés par Baluze.
Un gentilhomme dauphinois, du nom de Leblanc, avait
commencé sous Louis XIV son Traité sur les Monnaies et les Médailles, si
précieux pour expliquer les règnes, fixer les dates, et régler la chronologie
des événements[6].
Né sans fortune, sans protecteur, Leblanc n'aurait pu accomplir sa vocation
s'il n'avait trouvé le duc de Montausier, âme sereine qui protégeait tout ce
qui était utile et national. C'était un enthousiaste d'érudition que Leblanc
: Un jour au Vatican, dit M. de Crussol, son
compagnon de voyage en Italie, il découvrit une
médaille de Louis le Débonnaire, gravée à Rome ; transporté de joie, Leblanc
rédigea un Mémoire pour prouver que les rois de France avaient une antique
suzeraineté sur Rome.
Montfaucon, soldat d'abord, prit la robe de Bénédictin
pour se vouer à sa belle Collection des Monuments de la Monarchie française[7] : armures,
blasons, statues couchées sur les tombeaux ou placées sous les porches des
cathédrales. Ce Recueil, publié à l'origine du règne de Louis XV, fut plus
tard protégé par Mme de Pompadour, si bonne artiste elle-même, qui gravait
admirablement : la Marquise
avait pris un grand goût pour les vignettes et les ornements des manuscrits.
Les cinq volumes in-folio de Montfaucon furent dédiés à Louis XV. La lettre
de Montfaucon au Roi est en tête du premier volume. Il est à remarquer que
presque toutes les collections sérieuses d'érudition datent de ce règne qu'on
a dit frivole.
Dom Clément entreprit avec les religieux de la Congrégation
de Saint-Maur l'œuvre colossale d'une Histoire littéraire des Gaules et de
la France
primitive[8]
: il fallait rapprocher, analyser les monuments, comparer, traduire les
textes, faire connaître l'esprit des manuscrits, suivre les progrès de la
langue, de la poésie. Les Bénédictins ne reculaient devant aucune peine,
aucun labeur : tant de beaux travaux s'achevaient par l'esprit d'association
et la solitude, la plus grande force à toutes les époques.
Sur le sommet de cette colline où maintenant s'élève le
froid Panthéon, dans ses formes grecques et romaines, ses murailles nues, ses
autels païens, s'étendait alors le couvent des Génovéfains, admirable retraite
avec ses vergers de poiriers, de cerisiers, le puits commun sous l'amandier,
les vignes en treille. Au fond était un vaste bâtiment, composé de cellules,
les dortoirs propres et récrépis : là vivaient les laborieux Génovéfains. Il
y a quelques années, la bibliothèque Sainte-Geneviève occupait encore ce
bâtiment ; l'érudit éprouvait une sorte de tressaillement à la vue de ces
masses d'in-folio, rangés sur des tablettes en longues lignes ; tout portait
le monogramme de Sainte-Geneviève. Un silence profond régnait dans la
galerie, à peine troublé par le pas lointain de quelques rares visiteurs ; là
s'étaient achevées les plus belles œuvres de l'érudition.
Une plus riche bibliothèque encore était celle de
Saint-Germain-des-Prés, autre abbaye de Tordre des Bénédictins : Les religieux, comme les abeilles dans leur ruche, dit
Mabillon, travaillaient incessamment. Les plus rares, les plus belles
collections grecques, latines sortaient des presses de son imprimerie ; les
religieux en étaient les ouvriers ; le cloître s'étendait depuis la Seine jusqu'au Luxembourg,
comme l'abbaye de Saint-Germain-l'Auxerrois, de la rue du Temple jusqu'au
Marais ; les vieilles tours s'éclairaient du même soleil : sous Charles le
Chauve, elles avaient défendu Paris contre les Normands ; le poème du moine Abbon
constate les héroïques exploits des moines contre les pirates Scandinaves.
Au centre des deux abbayes était le grand dépôt de science
pour l'histoire, le couvent des Blancs-Manteaux[9], où avait vécu le
père Mabillon, qui fut pour la
France ce que Muratori avait été pour l'Italie. Dom Bouquet
y avait aussi préparé son recueil ; plein de modestie, souvent Bouquet
reculait devant son œuvre immense ; il fallait les visites répétées du
chancelier d'Aguesseau et du supérieur de la Congrégation
pour vaincre sa timidité. La simarre violette du Chancelier se mêla plus
d'une fois aux manteaux blancs des religieux.
Sur les rayons poudreux des bibliothèques monastiques
brillait la collection des Bollandistes[10], œuvre immense[11]. Assurément
Bollandus et les révérends Pères des provinces d'Anvers et de Malines ne
croyaient pas travailler pour l'histoire civile et politique. Quand ils
recueillaient les légendes de la vie des Saints, ils faisaient un acte de
piété et de vénération ; et il se trouva que cette collection était la plus
précieuse de toutes pour la vie privée et l'histoire des mœurs du Moyen Age.
Les Saints s'étaient mêlés au peuple, aux métiers, au gouvernement ; l'hagiographe
vous initiait ainsi à la vie publique et privée de la société dans laquelle
ils avaient vécu. Avec un soin particulier dans son Recueil des historiens de
France, dom Bouquet insérait des extraits des Bollandistes, d'un attrait
immense. Dans les temps modernes, un érudit très-sceptique s'était
enthousiasmé à tel point des Bollandistes qu'il disait avec sincérité : Donnez-moi ces gros volumes, enfermez-moi dans une
cellule, et je me trouverai heureux et satisfait. La collection des Bollandistes
est d'autant plus curieuse qu'on a laissé intacts les incidents merveilleux
des miracles ; on était coloriste dans le pays qui a produit Rubens ; les Bollandistes
firent oublier les Acta sanctorum de Mabillon, œuvre de critique
froide et presque philosophique.
La méthode de découper par extrait Grégoire de Tours,
Frédégaire, assurément imparfaite, dom Bouquet l'a suivie également pour la Chronique de
Saint-Denis, déchiquetée par époque : la Chronique de Saint-Denis est l'histoire de
France colorée par les chansons de gestes. Elle a été recueillie sous le règne
de Charles V ou Charles VII avec un grand soin ; les plus vieux manuscrits ne
vont pas au delà du quatorzième siècle ; on la considérait comme la précieuse
Chronique de France, avec un tel caractère d'authenticité qu'elle était
admise par les prudhommes et le Parlement. A quoi attribuer son grand succès
aux quatorzième et quinzième siècles ? c'est que ces Chroniques étaient
nationales et enthousiastes de la
France ; on les recueillait à une époque néfaste, quand
l'occupation anglaise grandissait par nos malheurs et par nos guerres civiles
: les moines de Saint-Denis, l'abbaye essentiellement française, gardienne de
l'oriflamme, recueillaient tous les faits, tous les gestes qui exaltaient la
gloire de la patrie abattue, en rappelant le glorieux souvenir du règne de
Charlemagne, de Roland et ses paladins. Quand Dunois, Tanneguy-Duchâtel
voulaient délivrer la France
de l'occupation anglaise, le soir près du foyer des vieux castels, ils
lisaient quelques héroïques exploits des barons et des chevaliers, en
s'écriant : Ceci se lit dans les Chroniques de
Saint-Denis.
Pour le récit du règne de Clovis, les Chroniques ont suivi
et traduit les livres d'Aimoin, écrits sous Charles le Chauve. Aimoin était
moins un chroniqueur sec, stérile, qu'un traducteur des Chansons de gestes,
qui faisait revivre le règne de Clovis : les moines de Saint-Denis le
préféraient à tous autres ; la forme des chroniques se prêtait à ces
enluminures ; le langage était naïf, sincère, charmant : on s'explique
très-bien comment les Lacurne Sainte-Palaye, le comte de Caylus, s'étaient
épris de cette langue des quatorzième et quinzième siècles, si souple, et des
Chroniques de Saint-Denis avec leurs incidences.
Les deux frères Sainte-Palaye, nés le même jour, jumeaux de cœur et
d'érudition, avaient vécu de la même vie ; ils s'étaient voués aux monuments
de la langue française ; le comte de Caylus adorait les romans de chevalerie.
Leurs travaux étaient facilités par l'œuvre gigantesque de Du Gange et son
inimitable Glossaire[12]. Chaque mot du Moyen
Age y était expliqué, commenté avec une dissertation spéciale ; immense
travail que complétèrent Baluze, Mabillon[13] et le père
d'Achery dans son Spicilège[14]. Tous ces
savants hors ligne travaillaient par devoir, sans vanité, sans goût du monde,
comme ces artistes du seizième siècle, qui n'étaient soutenus que par la foi
dans leurs œuvres. Tels sont les principaux monuments que nous avons
consultés pour écrire l'histoire de Clovis et de la Première Race.
Mais cette préface ne doit pas se limiter au règne de
Clovis (l'objet spécial du présent volume)
: elle doit aussi faire connaître l'ensemble de l'œuvre et le but que Fauteur
se propose : il faut donner le programme général d'une Histoire de France qui
s'étendra du quatrième siècle jusqu'aux temps modernes. Après Clovis et les
Mérovingiens, commence le cycle carlovingien qui s'ouvre avec une
magnificence particulière : il y a deux Charlemagne, l'un purement
historique, l'autre pour ainsi dire enfanté par les Chansons de Gestes. La
chronique-légende d'Éginhard est comme la biographie du vieil Empereur à
barbe grise, la couronne au front et le sceptre en main. Éginhard, son
secrétaire, a écrit sa vie ; épris de la fille de l'Empereur, le doux
Éginhard la transportait sur ses épaules dans les jardins du palais
d'Aix-la-Chapelle, par les plus durs frimas, afin que son petit pied ne
marquât pas sur la neige. Après le récit d'Éginhard, la chronique de Turpin
fut longtemps acceptée comme la vérité même : la France a toujours aimé à
poétiser sa gloire. Turpin racontait les hauts faits des paladins, la triste
et gigantesque expédition de Roncevaux où périrent Roland, Otgier le Danois.
Les Chansons de Gestes disent l'histoire des quatre fils Aymond, montés sur
le cheval Bayard. On ne doit pas dédaigner ces chroniques, la partie héroïque
du règne de Charlemagne. Pour l'administration de ce grand Empire, il faut
incessamment consulter les Capitulaires, œuvre de législation complète,
publiée par Baluze, un grand érudit encore[15]. Baluze s'était
consacré à l'étude du droit public ; ses notes sur les Capitulaires de
Charlemagne supposent un esprit supérieur tout rempli des études sur les
Codes romains.
La nuit se fait encore après ce jour merveilleux de
Charlemagne. On arrive à la sécheresse barbare des chroniques de Raoul Glaber,
si crédule qu'il voit partout des phénomènes, des prodiges après la funèbre
terreur de l'an mille. Ce qui alors supplée aux récits de l'histoire ce sont
les Chartes, les Cartulaires des abbayes jusqu'à ce que le Moyen Age pousse
le grand cri : Croisade, Dieu le veut ! A cet appel retentissant, les barons,
les chevaliers partent, la croix sur la poitrine. Dans ce pèlerinage, les
Croisés voient les brillantes cités de la Grèce et de l'Asie-Mineure, Constantinople,
Nicée, la Palestine
: le soleil d'Orient inspire les chroniqueurs. Il y a une certaine poésie
dans Robert de Nogent, Raymond d'Agiles, enfant de la langue d'oc, qui créa
le poème de la lance sacrée, l'initiateur du Tasse. Guillaume de Tyr,
l'oriental, est le pieux chroniqueur des Croisades. Les récits de
Villehardouin, de Joinville, colorés comme les vitraux, marquent une
transition, le passage de la
Chronique simple aux Mémoires : puis viennent les Chansons
de Thibaut, comte de Champagne, l'idéal trouvère de la reine Blanche de
Castille, mère de saint Louis ; les troubadours chantent les expéditions
lointaines. Rien n'éclaire mieux la société féodale que ces œuvres des
poètes, témoins oculaires, pénétrés de l'esprit du temps. Pour les choses
sérieuses de l'histoire, saint Louis dicte ses Établissements, et
Etienne Boisleve, prévôt de Paris, les complète par son livre des Métiers.
Nous sommes déjà bien loin du règne de Clovis ; mais
l'histoire est une : le genre humain ne subit que des modifications, il se
transforme et ne meurt pas ; c'est le serpent qui se mord la queue. Les
chants joyeux des trouvères et des troubadours si pleins d'attraits préparent
Froissard dont les récits nous font connaître la vie des castels, les fêtes,
les tournois ; joyeux écuyer, il a tout vu, tout entendu. Monstrelet complète
Froissard : s'il est moins pittoresque et moins brillant, il encadre ses
récits dans des pièces officielles recueillies aux librairies et aux
archives. On approche de l'époque judiciaire des Ordonnances de Charles V :
on sent venir le Parlement. Quand les Anglais règnent à Paris après nos
guerres civiles, les dépôts se remplissent de pièces historiques, car le
prince Noir était très-formaliste comme les châtelains de la Guyenne. Si l'on
excepte Juvénal des Ursins, les chroniques sont fort vides. Pour faire
connaître le gouvernement des rois anglais en France, un savant dont nous
avons déjà parlé, M. de Brequigny, publia de savantes dissertations. Louis
XV, vainqueur à Fontenoy, vivement intéressé à ces études, ordonna de
recueillir tous les faits, toutes les circonstances de la lutte, depuis des
siècles engagée contre les Anglais. A la Tour de Londres, on conservait une multitude de
pièces et de documents curieux sur les règnes de Charles VI et de Charles
VII. M. de Brequigny fut désigné par le Roi avec la mission de fouiller ce
précieux dépôt qui avait servi aux travaux de Rimer. On peut lire dans les
Mémoires de M. de Brequigny le tremblement qui le saisit en présence de ce
fouilli de pièces si considérables, qu'elles
formaient un tas de dix pieds de haut et de dix-huit de large. Le
savant se mit à l'œuvre, et de ce chaos sortit la belle collection, imprimée
au Louvre et si précieuse pour l'histoire.
Sous le règne de Louis XI, les Ordonnances deviennent
très-abondantes ; elles forment quatre volumes in-folio, commentés parle
marquis de Pastoret. Louis XI s'occupe spécialement de la bourgeoisie, des
corporations de métiers ; quant à la partie pittoresque du règne, elle est
tout entière dans Philippe de Comines racontant les mystères du château de
Plessis-lès-Tours avec une naïveté et une tranquillité telles, qu'on le
dirait complice du roi.
Les Valois sont une race vaillante, chevaleresque : leur
règne se mêle à la réformation, temps de dissertation et de luttes armées : l'impartialité
est impossible. La Réforme
attaque l'Eglise, les catholiques se défendent. Les lettres de Luther et de
Calvin éclairent la guerre civile ; il n'y a pas de vérité absolue ; on
n'écrit qu'avec passion ; véritable débat entre des âmes enflammées, ce n'est
plus de la chronique, mais de la controverse et des entrechocs d'armes.
A la
Réforme finit le Moyen Age et commence l'Histoire moderne.
Dans la réimpression de nos travaux sur cette époque nous essayerons une
innovation. Gomme pour l'histoire du Moyen Age, nous joindrons les pièces
diplomatiques à nos simples récits pour leur assurer un caractère authentique
et officiel. Les preuves sont le grand élément de l'histoire : c'est ainsi
que travaillaient les Bénédictins. Une œuvre de fantaisie passe, un travail
écrit sur les documents reste par la force de l'érudition puisée aux Chartes,
aux Diplômes, aux Médailles. Je me suis toujours demandé comment la main ne
tremble pas aux historiens ennemis des Ordres religieux en ouvrant les
manuscrits que ceux-ci ont découverts, conservés et qui seuls leur permettent
d'accomplir leurs travaux,
Loin de les imiter, j'invoquerai les grands noms des
érudits. Soutenez mes efforts, pères de notre histoire : dom Mabillon, si
modeste ; Du Gange qui avez donné la vie à notre vieille langue par les
glossaires ; laborieux dom Bouquet, le collectionneur des chroniques ;
Bongars, gentilhomme de Henri IV, grand érudit qui écrivit avec fierté :
Gestes de Dieu par les Francs[16], en recueillant
les chroniques des croisades ; dom Brial qui m'indiquiez comme éternel modèle
l'Histoire du Languedoc de dom Levic et dom Vaissette. Autrefois,
quand il existait des provinces, vastes circonscriptions, véritables
nationalités, les États votaient des fonds pour de beaux livres sur la Province, d'où sont
venues les Histoires du Languedoc, de Bretagne et de Bourgogne. Toutes ces
choses sont assurément bien passées ; les générations présentes n'aiment pas
à remuer les ombres ; mais les légendes du Moyen Age nous charment encore. La
chronique de Turpin sur le désastre de Ronceveaux est le bulletin de Waterloo
de l'épopée carlovingienne. La nation française a une belle histoire ; il ne
faut pas abaisser le passé pour trop glorifier le présent. On me pardonnera,
si je suis épris des vieilles chroniques, des paladins, des cours plénières,
des tournois, des reliquaires, autour desquels se développa notre histoire
nationale. N'oublions pas que le tombeau de saint Martin de Tours fut le
palladium de notre gloire et le refuge des serfs poursuivis par le féodal.
Ce tombeau, principe de notre nationalité, j'ai voulu le
toucher et le voir. A Tours, la cathédrale antique a été détruite : il
n'existe plus que deux larges et vieilles tours, et Tune porte encore le nom
de Charlemagne, Une rue a été percée à travers ces ruines : sur une petite
place est une modeste chapelle en bois, construite autour des vestiges du
tombeau de saint Martin : la dévotion au Saint est encore vive, ardente ; les
murs recrépis de blanc sont pleins d'ex-voto suspendus : on descend
dans une crypte qui rappelle les catacombes de Rome. Un flambeau à la main on
peut voir les traces du tombeau national du civilisateur des Gaules[17].
Il y a quelques mois j'étais à Reims sous le porche de la
cathédrale où tant de figures de rois s'étalent dans leurs longs vêtements.
En les contemplant, il me semblait voir toute l'histoire de France se
dérouler sur des tablettes de pierres. On me montra dans le trésor la croix
épiscopale de saint Rémi donnée, disait-on, par Clovis. On célébrait un grand
office : il me semblait entendre l'archevêque Hincmar chantant le Te Deum
pour Charlemagne : il avait sa mitre d'or, sa chape grecque, sa crosse
antique. L'encens répandait ce parfum qui, selon Grégoire de Tours, avait
attiré les compagnons de Clovis dans le baptistère. A Soissons, je cherchai
la ruine de saint Médard et la statue couchée de la reine Frédégonde, la
contemporaine de Brunehaut. A travers les villes et les villages, théâtre des
événements de la
Première Race, sur les hauteurs de Laon, au milieu de la
vieille cathédrale ébréchée par le temps, je suivais les Francs de Clovis, la
framée au poing. En traversant les forêts de Villers-Cotterets et de
Fontainebleau, je me rappelai le récit des chroniques, les aboiements des
molosses qui poursuivaient l'urus et les monstrueux sangliers. Ainsi l'imagination
colore l'histoire ; elle nous fait vivre dans le passé, et c'est le plus
grand bonheur pour l'érudit.
Reims, août 1869.
Tours, mars 1869.
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