CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES ET ADDITIONS.

 

 

DISSERTATION SUR LA SOCIÉTÉ GALLO-FRANQUE RECONSTITUÉE PAR LES ÉVÊQUES ET LES LÉGENDES.

(Du Ve au VIIIe siècle[1].)

 

Si l'histoire, nous l'avons déjà dit, ne doit pas s'imposer l'esprit absolu de système, elle accepte certains résultats constatés par les documents contemporains. Ainsi, il nous parait évident que la société gauloise, un moment troublée par la conquête des Francs, se releva après le premier effroi de la conquête et parvint bientôt à dominer les vainqueurs. On n'efface pas une civilisation antérieure ; elle garde sa puissance ; l'esprit de la vieille société, en possession des faits, pénètre partout ; elle force les conquérants à la respecter : ceux-ci ne créent quelque chose de stable qu'à la condition de vivre avec les habitudes et les lois de la civilisation antérieure.

Ce fait est constaté par les chroniques et les chartes. Clovis, à peine roi, s'entoura de tous les hommes considérables de la société gallo-romaine, et les employa dans toutes les négociations. Les hommes de force et des forêts de la Germanie accomplissaient la conquête matérielle, rien au delà. Les Francs, dit Agathias[2], ont adopté la plus grande partie du gouvernement romain ; ils sont régis par les mêmes lois ; ils contractent et se marient à la manière des Romains, dont ils ont aussi adopté la religion, car tous les Francs sont chrétiens et catholiques ; ils ont dans leurs villes des magistrats, des évêques.... Ils ne diffèrent en rien des Romains que par leurs habits et par le langage.

M. Raynouard, dans son exacte Histoire du droit municipal, fait la remarque que, sous Clovis et sous ses successeurs, les anciens habitants des Gaules furent élevés aux premiers emplois, aux plus hautes dignités. Clovis, avec son instinct très-remarquable, jugea aisément combien les Romains pouvaient lui devenir utiles : Aucun ne le trahit, tous le servirent avec zèle et avec dévouement. Il nomme Aurélien au duché de Melun, pour le récompenser de son ambassade à l'occasion du mariage avec Clotilde. Le Romain Segundinus, très-instruit dans les arts libéraux, fut envoyé par Clovis à l'empereur comme ambassadeur. Clovis veut-il adresser à Alaric un homme adroit et respectable pour lui demander son amitié, c'est le Romain Paterne à qui il se confie. Il choisit pour médecin un Romain nommé Tranquilinus. Les anciens habitants des Gaules s'estimaient beaucoup plus que les Francs ; en voici la preuve : le duc d'Aquitaine demande en mariage Rictrude, née d'une illustre famille de Gascogne et de la plus haute race des sénateurs ; le duc était lui-même de la race royale des Francs. La famille de Rictrude s'indignait qu'elle devint l'épouse d'un Franc : toutefois Adalbaud épousa Rictrude, mais les parents, regardant cette alliance comme une honte pour leur famille, assassinèrent le duc[3].

Le gouvernement des Gaules fut donc établi sur les bases de l'administration romaine ; la loi civile domine les désordres et la violence, et à la tête de cette administration civile se trouvent les évêques, que Clovis combla de dignités parce qu'ils étaient les représentants de la civilisation des Gaules, et presque tous de familles gallo-romaines, supérieurs par leurs lumières, leur habileté et leur tradition. Bien avant que les Francs n'eussent envahi les Gaules, la puissance de ces grands citoyens (les évêques) était déjà reconnue, et l'on peut s'en convaincre par la Vie de saint Martin de Tours, dont le tombeau était comme le palladium des Gallo-Romains. Au moment des invasions dans les Gaules, on trouve aussi saint Germain, une des grandes figures de cette époque : il était né à Auxerre, d'une de ces races gauloises répandues dans les cités et qui dirigeaient l'administration. Rustique, son père, et Germanille, sa mère, possesseurs de grandes terres, lui donnèrent une forte éducation ; déjà distingué dans les plus célèbres écoles des Gaules, il vint se perfectionner à Rome pour l'éloquence. Germain acquit une haute célébrité par ses plaidoyers à la manière de Cicéron, au tribunal du préfet ; il épousa ensuite la Romaine Eustechia. L'empereur Honorius le fit duc de l'Auxerrois, c'est-à-dire lui donna le commandement des légions de la province ; charge importante dans ce temps où la Gaule était foulée par les Barbares.

Avec les études sérieuses, Germain aimait la chasse de passion ; fier de ses succès, entouré de dépouilles de cerfs et de sangliers, il se plaisait à suspendre en trophée à un poirier, au milieu d'Auxerre, les têtes de bêtes fauves, selon les coutumes païennes[4]. Comme la Gaule était chrétienne, le pieux évêque d'Auxerre, du nom d'Amateur, souvent avait repris Germain, qui l'écoutait à peine ; l'évêque ne se découragea pas, car il avait le pressentiment d'un grand retour à la foi. Il annonçait même tout haut que Germain était destiné à le remplacer comme évêque ; il fallait lui imposer la tonsure cléricale par ruse ou par force. Germain, revêtu d'une charge importante, ne pouvait l'abdiquer sans le consentement de l'empereur ; saint Amateur alla donc trouver Jules, préfet des Gaules, à Autun. C'était un immense personnage que l'évêque ! Dès que le préfet apprit que saint Amateur arrivait, il vint au-devant de lui avec ses officiers[5] pour lui demander sa bénédiction. Au milieu des flots d'encens et de l'éclat de mille lumières, l'évêque dit de sa voix inspirée : Ma fin est proche, le duc Germain gouvernera mon Église, et je viens vous demander l'agrément de l'empereur pour imposer la tonsure de clerc à Germain. Le préfet répondit : Bien que le duc Germain soit très-utile et même nécessaire à la chose publique (Res publica), cependant je ne m'opposerai pas aux desseins de Dieu sur lui.

De retour à Auxerre, l'évêque assembla les principaux d'entre le peuple ; il leur déclara que, n'ayant que peu de temps à vivre, il lui fallait choisir un successeur. L'évêque sortit pour se rendre à la basilique ; tout le peuple le suivit. Germain et ses amis étaient armés et se disposaient à entrer ainsi dans l'église, selon la coutume des Gaulois qui portaient partout leurs armes ; l'évêque les arrêta à la porte et leur dit : Mes chers enfants, quittez ces javelots et ces boucliers, car c'est ici une maison de prières et non un champ de Mars. Ils obéirent ; et l'évêque, voyant Germain sans armes, fit fermer les portes ; puis, le pressant avec son clergé et les principaux citoyens, il lui coupa les cheveux et l'avertit que Dieu l'avait choisi pour son successeur[6]. Le duc n'opposa aucune résistance, car la dignité d'évêque était la première dans l'Etat, et la voix du peuple était celle de tous. On ne vit jamais un changement plus prompt dans les habitudes d'un grand citoyen. Pour se créer une solitude au milieu du monde même, Germain fît bâtir un monastère près d'Auxerre ; il s'y retira pour vivre en moine. Bientôt il fut envoyé, avec saint Loup de Troyes, pour combattre les Pélagiens, une des hérésies les plus redoutables. Les deux évêques s'embarquèrent pour l'Angleterre, île alors presque sauvage. Une furieuse tempête éclata avec les éclairs et la foudre, tandis que Germain dormait tranquillement. Ici commence la légende : les passagers, à la prière de saint Loup, éveillèrent Germain, le conjurèrent de calmer l'orage. Il prit de l'huile bénite, il en répandit quelques gouttes sur les flots, et aussitôt la mer devint calme.

Les Pictes et les Saxons faisaient alors une guerre cruelle aux Bretons ; ceux-ci appelèrent les deux évêques à leur aide : ils y accoururent, et leur arrivée au camp rassura plus les Bretons que n'aurait pu faire une armée d'auxiliaires. Ils en profitèrent pour disposer les soldats au baptême. On dressa au milieu du camp un oratoire de branchages et de feuillages, où l'on célébra la fête de Pâques. Durant la cérémonie, les Pictes tâchèrent de surprendre les Bretons. Germain, qui n'avait pas oublié son ancienne charge de duc et de tribun militaire, rangea lui-même Tannée en bataille, avec un détachement en embuscade dans un vallon. A la tête de ce corps de réserve, il ordonna pour signal à tous les légionnaires de crier trois fois alleluia ! et ce chant jeta une telle épouvante dans l'armée ennemie, que les Bretons remportèrent une victoire complète.

A son retour à Auxerre, Germain apprit qu'on avait surchargé son peuple de nouveaux impôts. Il prit aussitôt la résolution d'aller à Arles demander au préfet suprême des Gaules une diminution des taxes ; partout il fut reçu avec enthousiasme : à Lyon, à Arles. Il obtint ce qu'il avait demandé. Au devant de lui, il trouva des députés de l'Armorique qui venaient implorer sa protection[7]. La faiblesse de l'empire avait donné plusieurs fois aux Armoricains l'occasion de secouer le gouvernement des Romains. Aëtius, le chef des légions impériales, se mit en devoir de punir leur révolte. Il envoya Eocharich, roi des Allemands ou Alains, avec une armée de Barbares pour châtier la province en révolte. Les peuples de l'Armorique s'adressèrent à Germain pour détourner la foudre qui les menaçait. L'évêque se mit en chemin à pied, revêtu de ses habits pontificaux, pour aller fléchir le roi barbare, qu'il trouva au milieu de son armée ; l'évêque le supplia humblement d'épargner le sang et les terres de ce peuple malheureux. Le roi fut inflexible ; le saint le menaça, il se moqua de ses menaces et ne daigna pas même l'écouter. Alors Germain se jette à la bride du cheval du roi et l'arrête ; tout à coup un changement s'opère dans le cœur du barbare, qui consentir aux propositions de l'évêque, pourvu qu'on fît accepter les conditions par l'empereur ou par Aëtius, qui commandait dans les Gaules en son nom[8].

Rien n'est plus vivant, plus animé que cette histoire ; les sociétés barbare et gallo-romaine y sont toutes vivantes.

Germain, suivi d'une multitude de peuple, prit aussitôt la route d'Italie pour aller trouver l'empereur Valentinien à Ravenne ; d'espace en espace on érigeait des croix ou des oratoires. L'évêque arriva la nuit à Ravenne pour éviter les honneurs, et néanmoins son entrée fut un triomphe : le peuple, les patriciens, les clercs, lui donnèrent à l'envi des marques de leur vénération. L'impératrice Placide lui envoya un riche bassin d'argent plein de toutes sortes de rafraîchissements ; il distribua ce qu'il contenait à ses serviteurs, et garda le bassin pour le besoin des malheureux ; comme leçon de pauvreté et d'humilité, il donna en présent à l'impératrice un pain d'orge sur une assiette de bois. Il eût obtenu la grâce des Armoriques, si ces peuples toujours indisciplinés n'y avaient mis obstacle par une nouvelle révolte[9].

Saint Germain s'alita à Ravenne, l'antique cité impériale ; la ville en fut désolée ; l'impératrice alla elle-même visiter l'évêque, qui la supplia comme seule grâce de renvoyer ses dépouilles à l'église d'Auxerre[10]. Acholius, préfet du palais, fît embaumer le corps du saint, et l'impératrice le revêtit d'habits précieux. Pendant la route, on aplanissait les chemins, on réparait les ponts : quand on arrivait dans une ville, on déposait le corps dans l'église et on célébrait l'office[11]. La vie de saint Germain d'Auxerre nous peint ce qu'était la puissance d'un évêque dans les Gaules : magistrat et négociateur dont la voix parlait à tous. On conserva longtemps le suaire dont le couvrit l'impératrice : c'était un drap de soie de couleur violette mêlée de jaune, orné de pierres précieuses et parsemé de roses, et de huit aigles à une tête qui portent des colliers, les ailes à demi déployées.

Le compagnon de saint Germain dans ses légations fut toujours saint Loup, de race encore gallo-romaine ; né au midi des Gaules, et sénateur, il avait épousé la sœur de saint Hilaire de Poitiers. Un moment retiré dans le monastère de Lérins, il fut élevé à l'évêché de Troyes. De cette ville antique, saint Loup partit pour prêcher l'Évangile en Germanie. A cette époque, les bandes d'Attila traversant le Rhin s'avançaient par Trêves, Tongres, Arras, Cambrai et Reims, jusque dans les environs de Troyes ; l'invasion était victorieuse. Saint Loup députa vers Attila quelques citoyens du sénat pour le fléchir en faveur des habitants de Troyes ; ce barbare fit massacrer ces envoyés. L'évêque partit lui-même pour le camp des Huns, s'offrit comme une victime expiatoire de tout son peuple. Il parla avec l'autorité qui inspire le respect de tous. Loup toucha Attila, et l'orage, détourné de Troyes, alla fondre sur Auxerre, qui, par la mort de saint Germain, avait perdu sa plus sûre défense. Langres, Besançon, eurent le même sort et furent ravagées. A l'énergie de caractère, saint Loup joignait un grand goût pour les ouvrages d'esprit. Selon Sidoine Apollinaire, on ne redoutait pas moins sa censure savante, que la fermeté de ses résolutions[12]. Arbogaste, un moment empereur, s'étant adressé à Sidoine pour avoir quelques explications de l'Ecriture, celui-ci le renvoya à saint Loup comme à la renommée de sagesse et de science parfaite[13]. Attila, par estime pour l'évêque, l'emmena avec lui jusqu'au Rhin. Saint Loup fît ses efforts pour lui donner la lumière et la vérité.

Cette invasion d'Attila révèle donc les évêques comme les plus dévoués citoyens. Voici de nouveaux traits : saint Agnan, à la première nouvelle de l'irruption des Huns, fit le voyage d'Arles pour appeler le secours d'Aëtius, qui commandait pour l'empereur dans la province. L'armée romaine en marche, Agnan revint en toute hâte à Orléans pour diriger la défense de la cité. L'évêque démontra au roi Théodoric (Visigoth) la nécessité de s'unir aux Romains contre le grand Barbare. Les deux armées marchèrent avec un courage héroïque sur Orléans ; les citoyens s'étaient bien défendus ; ils avaient arrêté la marche d'Attila par leur formidable résistance. Saint Agnan, à la tête des clercs, portait des reliques en procession autour des remparts, exemple emprunté des Grecs. L'évêque voulut aussi essayer les négociations ; il vint trouver Attila jusque sous sa tente : le front abaissé, il demanda des conditions favorables. Mais l'héroïque défense d'Orléans avait rendu Attila implacable ; l'évêque fut renvoyé avec mépris. De retour à la ville, il fît mettre son peuple en prière, et saint Agnan, inspiré, s'écria devant la multitude : Ne voyez-vous rien au loin ? Deux fois il répéta cette question. A la troisième on lui dit qu'on apercevait comme une nuée de poussière. Alors il s'écria plein de joie : C'est le secours du Seigneur. Les bandes d'Attila déjà saccageaient la ville ; au milieu de celle confusion, les Romains et les Visigoths, courant sur le camp des Barbares, les dispersèrent comme la paille soulevée par le vent[14].

Quand on lit l'histoire détaillée de ces services rendus au peuple, on s'explique très-bien l'enthousiasme, la vénération que les évêques inspiraient ; on comprend ces splendides basiliques bâties sur leurs tombeaux ; les châsses toutes pleines de reliques faisaient fuir les envahisseurs de la patrie : les reliques étaient de populaires étendards pour repousser les ennemis.

Mêlée à tous ces drames de l'invasion des Huns, voici une jeune fille, du nom de Geneviève, née à Nanterre de race de colons gallo-romains. Déjà saint Germain d'Auxerre l'avait touchée de son anneau. Son père se nommait Sévère, nom essentiellement de race latine. Elle avait à peine neuf ans, lorsque saint Germain, passant par son petit village, la distingua entre toutes les jeunes vierges : l'évêque l'exhorta à la constance et la conduisit à l'église suivi du peuple ; il tenait sa main imposée sur la tête de Geneviève : il la fit manger avec lui et l'invita à venir le voir. La jeune fille revint vers l'évêque, qui lui demanda si elle se souvenait de la promesse qu'elle avait faite de se consacrer à Dieu. Geneviève répondit avec naïveté qu'avec !e secours de la prière, elle y serait fidèle toute sa vie. Germain vit à terre une médaille où la croix était empreinte, il la donna à Geneviève : Recevez ce gage et portez-le toujours suspendu à votre cou. Laissez aux filles mondaines l'éclat de l'or et des pierreries ; pour vous qui avez été mise au nombre des épouses de Jésus-Christ, ne songez qu'à parer votre Ame des vertus. Germain, en quittant le village de Nanterre, la recommanda avec chaleur à ses parents, colons actifs qui faisaient cultiver les champs et élevaient les troupeaux. Dans un second voyage que Germain fit en Bretagne avec saint Sévère évêque de Trêves, il passa par Paris. Les habitants sortirent au-devant de lui et le prièrent de leur donner sa bénédiction. Il leur demanda des nouvelles de Geneviève, (fui de Nanterre était venue habiter Paris. La jeune vierge n'avait pu éviter les traits de la médisance. Aussitôt, pour la venger, l'évêque se fit conduire en son petit ermitage de la Montagne, et lui rendit des honneurs qui la justifièrent aux yeux des habitants[15].

Geneviève, à dix-huit ans à peine, se révéla bientôt tout entière avec son courage et son dévouement. Le bruit de la marche et des cruautés d'Attila avait jeté l'alarme dans Paris. .Les habitants désespérant de se défendre, étaient résolus de se retirer dans les cités fortes avec leurs femmes et leurs enfants. Geneviève essaya de leur inspirer plus de patriotisme ; elle assembla un grand nombre de femmes dans le baptistère de l'église, afin de fortifier leur âme. Les hommes montrèrent moins de courage : ils virent dans Geneviève un obstacle à leurs timides conseils et résolurent sa mort. Elle fut sauvée par un diacre de l'église d'Auxerre venu à Paris : Gardez-vous bien, dit-il, de rien entreprendre contre cette douce fille. J'ai souvent ouï l'évêque Germain faire l'éloge de ses vertus. Quelques récits disent que sainte Geneviève alla au camp d'Attila, le supplier d'épargner Paris[16] : les paroles des femmes inspirées avaient une grande puissance sur les Barbares : les peuples du nord écoutaient leurs prophétesses sous les vieux chênes.

A ce temps, Paris était menacé d'une grande famine : Geneviève entreprit un long voyage pour ramener des vivres aux Parisiens. Elle acheta du blé, loua de grandes barques pour le transporter. Comme sa famille se composait de colons cultivateurs, les ressources ne manquèrent pas. Touché de ce dévouement, Childéric, encore païen, lui rendit de grands honneurs, et Clovis eut pour elle un vrai culte. Sa réputation ne fut pas même renfermée dans la Gaule : Siméon, le stylite, en Orient, demandait de ses nouvelles aux marchands gaulois qui venaient le visiter, et les chargeait de le recommander à sa prière. Sa vie a été écrite dix-huit ans après sa mort et mérite ainsi une grande attention. On érigea d'abord sur son tombeau un petit oratoire de bois que Clovis choisit pour ériger la basilique de Saint-Pierre et de Saint-Paul, achevée par sainte Clotilde. Il y avait trois portiques à l'entrée, et les murailles étaient peintes des histoires de l'ancien et du nouveau Testament[17]. La lecture de la vie de sainte Geneviève nous initie à l'état du commerce, de l'agriculture à Paris ; la basilique qui lui fut consacrée était un mélange de l'art gaulois et byzantin : la vénération du peuple de Paris pour sainte Geneviève fut une tradition de reconnaissance développée par la marche des siècles et colorée par les légendes.

Clovis qui passait par Toul après la victoire de Tolbiac, accueillit un prêtre du nom de Waast, et le pria de l'instruire, lui païen et barbare, dans la religion chrétienne. Comme le roi et l'évêque passaient tous deux dans le pays de Vouzi, sur le pont de la rivière d'Aisne, un aveugle s'écria : Homme de Dieu, ayez pitié de moi : je ne demande ni or, ni argent, rendez-moi la vue[18]. Waast, dit la légende, prévoyant combien un miracle opéré dans ces circonstances serait efficace sur l'esprit des Francs, fit le signe de la croix sur l'aveugle en disant quelques mots, et l'aveugle recouvra la vue. Après le baptême de Clovis, Waast demeura dans la ville de Reims : l'éclat de ses vertus s'était répandu dans toute la Gaule, et saint Rémi l'ordonna évêque d'Arras. Le christianisme y avait disparu depuis l'invasion d'Attila qui partout avait détruit les églises. Clotaire eut en grande estime l'évêque d'Arras. Un chef franc l'invita un jour à dîner chez lui, avec le roi. Saint Waast trouva plusieurs coupes remplies de bière et d'hydromel, boisson des peuples du nord offerte aux idolâtres invités à ce repas, car il y en avait encore beaucoup parmi les Francs établis du côté de Cambrai. Waast fit le signe de la croix et tous les vases se brisèrent en présence du roi et des seigneurs. L'évêque en prit occasion pour prêcher contre le paganisme et il convertit à la foi plusieurs assistants. Ainsi parle un témoin presque oculaire, mais enthousiaste[19]. On bâtit dans la suite, sur le tombeau de l'évêque, la célèbre abbaye qui porta le nom de Saint-Waast.

C'était un beau vieillard qu'Euspice ! Il habitait la ville de Verdun, forte cité qui venait de s'insurger contre Clovis ; le roi marchait avec le dessein de la châtier. Euspice vint le trouver, embrassa ses genoux pour implorer sa pitié ; il parla de Jésus-Christ dont il venait d'adopter la foi. Clovis clément pour la cité rebelle, fit son entrée dans la ville, précédé de l'évêque et des clercs[20]. Il le garda auprès de lui jusqu'à Orléans où Clovis signa une charte, d'autant plus remarquable, que les érudits la considèrent comme le seul diplôme authentique, avec le scel et le monogramme de Clovis : Clovis roi des Français... Nous vous donnons, vénérable vieillard Euspice, à vous et à Maximin votre neveu, la terre de Mici, et tout ce qui appartient à notre fisc entre les deux rivières, avec la chênaie, la saussaie et les deux moulins : le tout exempt de charge et de péage, tant au-dessous qu'au-dessus de la Loire et du Loiret, afin que vous et ceux qui vous succéderont imploriez la divine miséricorde pour notre conservation, pour celle de notre chère épouse et de nos enfants. Et vous, Eusèbe[21], ayez soin de la vieillesse d'Euspice : protégez Maximin. Défendez-les, eux et leurs biens, de toute injure dans l'étendue de votre diocèse ; car on ne doit faire aucun tort à des personnes que le roi honore de son affection. Vous tous, évêques de la religion catholique, agissez de la même manière à leur égard. Vous donc, Euspice, et vous, Maximin, cessez de vous regarder comme étrangers parmi les Francs. Habitez comme votre patrie les terres que nous vous donnons au nom de la sainte, individue, égale et consubstantielle Trinité[22] : qu'il soit fait ainsi que moi Clovis l'ai voulu. Moi Eusèbe l'ai confirmé[23].

A cette époque saint Rémi était dans sa puissance. U était né dans le territoire de Laon, d'un des plus nobles comtes des Gaules. Emile, son père, qu'on disait issu de la famille Emilienne, et Célinie sa mère avaient déjà eu un fils nommé Principus qui fut évêque de Soissons et père de saint Loup qui lui succéda dans le même évêché. Plusieurs années s'écoulèrent : ils étaient avancés en âge, lorsqu'un ermite du territoire de Luxembourg eut révélation qu'il leur naîtrait encore un fils, et cet enfant fut nommé Rémi. Ses études furent merveilleuses, ses vertus éclatantes[24] : il voulut se retirer du monde, et il obtint la permission de vivre reclus à Laon. Rémi n'avait que vingt-deux ans lorsqu'il fut subitement élu par le consentement unanime de tout le peuple qui le fit enlever de Laon. Rémi déploya toute son éloquence pour qu'un autre clerc lui fût préféré ; il ne réussit point ; l'acclamation devint plus bruyante. Rémi à peine était clerc, et néanmoins l'acclamation unanime du peuple le fit évêque.

Déjà saint Waast avait préparé Clovis au baptême ; quand le roi vint à Reims, saint Rémi l'exhorta encore dans des entretiens particuliers. Ils convinrent des cérémonies du baptême qu'ils fixèrent pour la veille de Noël dans l'église Saint-Martin, hors des portes de la ville de Reims. Les Francs ripuaires campaient dans les environs, sous leurs tentes ; car ils avaient d'incessants rapports avec les Gallo-Romains, et ils choisirent l'église de Saint-Martin à cause de la vénération particulière qu'on avait dans toutes les Gaules pour le grand évêque de Tours[25]. Trois mille chefs ou soldats furent baptisés le même jour, sans compter les femmes et les enfants. Alboflède, sœur de Clovis, se consacra à Dieu dans la retraite : elle mourut quelques jours après, et comme le roi franc se désolait, Remi écrivit en ces termes à Clovis : Je prends beaucoup de part à la douleur que vous ressentez de la mort d'Alboflède, votre sœur de glorieuse mémoire. Mais sa sainte vie, et la sainte mort qui l'a couronnée, doivent faire notre consolation. Jésus-Christ lui a fait la grâce de recevoir la bénédiction des vierges ; il ne faut point pleurer ce qui a été consacré au Seigneur. Chassez donc, roi, la tristesse de votre cœur.... et souvenez-vous que vous avez un royaume à gouverner[26]. A côté de la consolation, le devoir.

Quand Clovis déclara la guerre à Alaric, Rémi, qui par sa puissance morale, dirigeait l'épée du roi, lui écrivit : Roi, il s'est répandu jusqu'à nous un grand bruit que vous entreprenez une expédition militaire. Ce n'est pas une chose nouvelle que vous soyez tel que vos ancêtres ont été ; mais vous devez surtout faire en sorte de ne pas vous écarter de la loi du Seigneur ; parce que c'est par la fin qu'on juge de l'action. Choisissez des conseillers dont la sagesse donne un nouvel éclat à votre gloire. Honorez vos évêques, et recourez en tout à leurs sages avis. La bonne intelligence entre le sacerdoce et l'empire rendra votre règne plus heureux et affermira votre trône. Soulagez vos peuples, consolez les affligés, protégez les veuves et nourrissez les orphelins. Faites en sorte que tous vous craignent et vous aiment. Rendez exactement la justice ; ne recevez rien des pauvres ni des voyageurs. En un mot, si vous voulez régner avec gloire, montrez-vous agréable avec les jeunes gens, mais ne traitez d'affaires qu'avec les vieillards[27]. Cette lettre de Rémi à Clovis constate la salutaire influence des évêques sur les conseils des rois barbares dont ils faisaient la grande éducation morale et politique. Rémi fut attaché à Clovis jusqu'à la mort ; il écrivit même l'épitaphe de son tombeau dans l'église des Apôtres :

Dives opum, virtute potens, clarusque triumpho

Condidit hanc sedem Rex Clodovæus, et idem

Patricius magoo sublimis fulsit honore, etc.

Saint Rémi mourut après le roi dans une vénérable vieillesse, après soixante-quatorze ans d'épiscopat[28] plein d'une belle renommée. Sidoine Apollinaire lui écrit en style de rhéteur : On trouve en vos œuvres de l'élégance, dans les termes et les épithètes de l'exactitude, de la force dans les pensées, de l'abondance dans les figures. C'est un fleuve qui coule : de la véhémence dans les péroraisons, c'est la foudre qui frappe. Ajoutez que tout le discours forme un corps dont les parties proportionnées se tiennent, et sont liées par de belles transitions : ce qui rend votre style poli comme une glace de cristal[29].... Le mauvais goût commençait à régner dans les Gaules.

L'an 490, sur le siège épiscopal de Vienne, était Avitus, fort dévoué à Clovis. Né d'une des plus illustres familles sénatoriales du Midi, sous la domination du roi de Bourgogne, il s'était prononcé pour les Francs. Avitus écrivit à Clovis pour le féliciter sur son baptême : Votre conversion devient notre victoire. La plupart de ceux que nous pressons d'embrasser la vraie foi, nous opposent les coutumes et les usages de leurs ancêtres, qu'ils ont honte de condamner[30] ; et par un prétendu respect pour leurs pères, ils demeurent dans leur infidélité.... Vous n'avez voulu hériter de vos ancêtres que de la noblesse : tout le reste de ce qui fait la gloire d'un grand prince vient de vous-même, et rejaillit de vous sur vos pères. S'ils ont fait de grandes choses, vous en avez fait de plus grandes. Vous avez appris de vos aïeux à régner sur la terre, vous apprendrez à vos descendants à régner dans le ciel. Il était convenable que vous fussiez régénéré dans l'eau le même jour que le Seigneur du ciel était né sur la terre pour le salut du monde[31]. Que dirai-je de la solennité de votre baptême ? Quoique je n'y aie pas assisté, j'y ai été présent en esprit, et j'ai pris part à la joie commune. Oh ! que cette nuit sacrée a fourni de matière à nos réflexions et à nos entretiens ! Quel spectacle, disions-nous, de voir une troupe de pontifes assemblés assister avec empressement au baptême de ce grand roi, de voir cette tête redoutée des nations se courber devant les serviteurs de Dieu ; cette chevelure nourrie sous le casque, recevoir par l'onction sainte un casque de salut : qu'il était beau de voir ce guerrier quitter la cuirasse pour se revêtir de l'habit blanc !... Ces nouveaux habits donneront une nouvelle force à vos armes. Je voudrais mêler à vos éloges quelques mots d'avis et d'exhortation. Mais prêcherais-je l'humilité à celui qui nous en a donné tant de marques ? Exhorterais-je à la clémence, celui dont un peuple de captifs mis en liberté annonce la miséricorde ? Il n'y a qu'une chose que je voudrais augmenter, c'est, puisque le Seigneur veut bien se servir de votre ministère pour gagner toute votre nation, d'étendre votre zèle aux autres peuples de la Germanie. N'ayez pas de honte de leur envoyer des ambassadeurs pour les intérêts d'un Dieu qui a eu tant de soin des vôtres....

Ainsi les évêques caressent, entourent Clovis, et le roi, à son tour, aime à écouter les évêques catholiques, résultat d'une alliance politique qui date de l'invasion. Clovis est surtout aidé dans le Midi par les évêques qui luttent contre l'arianisme ; le roi des Francs accomplit facilement la conquête de ces provinces qui autrefois avaient obéi aux Visigoths. Au milieu d'elles vivait saint Séverin, d'une grande science, plus que d'une famille élevée, qui avait conquis dans le Midi une célébrité par ses cures merveilleuses. Clovis fut attaqué d'une fièvre, dans les grandes chasses, sous les arbres séculaires. Tranquilinus, son médecin, lui conseilla de s'adresser à Séverin, abbé du monastère d'Agaune. Clovis lui députa aussitôt Transvaire, son chambellan, pour le prier de lui rendre la santé. Séverin vint à Paris ; la légende dit que s'étant rendu au palais des Thermes, il se prosterna en prières au pied du lit, et se dépouillant de sa robe, il en couvrit le malade. Le roi guérit : Mon père, s'écria-t-il, prenez, je vous en conjure, pour les pauvres, tout l'argent de mon trésor qu'il vous plaira. Séverin refusa. Clovis éleva une église en son nom comme signe de vénération et d'honneur.

Partout agissent les évêques ; saint Médard, né à Salenci, proche de Noyon, avait pour père un leude franc, nommé Nectard, et pour mère une Gallo-romaine, mariages mixtes qui fusionnaient les deux sangs. Tout jeune homme, Médard fut élu évêque de Vermandois (Saint-Quentin), puis l'évêché fut transféré à Noyon, ville mieux fortifiée ; l'ancienne Augusta avait été ruinée par les Barbares[32]. Par le consentement du roi, du peuple et des clercs, Médard fut élu évêque de Tournay, le berceau des Francs où il y avait bien des païens encore. Le roi Clotaire conçut une si grande vénération pour Médard, qu'à sa mort il fit bâtir une église et un monastère sur son tombeau. Quelques années après, on vit s'élever la belle basilique de Saint-Médard, sépulture des rois mérovingiens de Soissons. Leur tombe était couverte de statues, comme celles des rois de Paris, dans la basilique de Saint-Vincent ou Saint-Germain-des-Prés.

Césaire eut une vie très-accidentée ; né à Châlons, il fut élu évêque d'Arles. On l'accusa d'avoir abandonné les Goths pour les Francs, comme tous les évêques du Midi. Conduit auprès de Théodoric, roi des Goths d'Italie, à Ravenne, pour se défendre des accusations, Théodoric fut si frappé de la majesté de son regard, qu'il se leva de son trône pour le saluer respectueusement, et sans lui parier de l'accusation, il se contenta de lui demander des nouvelles de son voyage : Césaire le satisfit et se retira[33]. Théodoric lui envoya trois cents sous d'or avec un grand bassin d'argent pesant environ soixante livres, et lui fit dire : Très-saint évêque, recevez ce présent ; le roi vous prie de réserver ce vase pour votre usage, et pour vous souvenir de lui[34]. Césaire, en traversant la Gaule méridionale, remarqua partout les vestiges du paganisme, bien difficile à extirper parmi les paysans : ses sermons[35] nous apprennent qu'on dansait devant les temples ; on jetait de grands cris pendant l'éclipse de la lune comme au temps mythologique pour délivrer Lucine ; on faisait des sacrifices aux arbres et aux fontaines ; on fêtait le jeudi en l'honneur de Jupiter (Dies Jovis), on avait recours aux devins dans les maladies, et Ton portait sur soi certains caractères pour recouvrer la santé. Césaire vit des chrétiens qui, au commencement de janvier, se déguisaient sous des figures obscènes ou monstrueuses, et couraient les rues déguisés en hôtes ou en femmes comme les idolâtres[36].

Saint Nicet, nature forte, hardie, n'hésita jamais devant la vérité. Évêque de Trêves, de race franque, il reprenait le roi Thierri dans ses passions, et c'était pourtant ce roi qui Pavait fait élire à son évêché. Il ne cessa de s'élever contre les désordres du roi Théodebert, fils de Thierri, et de ses leudes sans frein qui vivaient dans la polygamie et l'inceste. L'évêque Nicet n'hésita pas à excommunier le roi et ses leudes. Un jour de dimanche, accompagné de ses ducs et comtes, le roi était entré à l'église, Nicet se tourna vers le peuple et dit à haute voix : Nous ne célébrons pas ici la messe aujourd'hui à moins que les excommuniés ne sortent, et le peuple accabla d'injures les grands débauchés, flétris par l'évêque.

A un siècle écoulé du grand saint Germain d'Auxerre, naquit un autre Germain dont la renommée retentit avec non moins d'éclat. Né à Auxerre, il fut envoyé simple clerc auprès du roi Childebert ; la foule l'acclama évêque[37]. A cette époque, Paris, loin d'être une grande cité, n'allait pas au delà de l'île, car le palais des Thermes était même éloigné de ses murailles. Germain y brilla par ses cures merveilleuses ; le roi lui scella une charte : Notre père et seigneur Germain, évêque de Paris, homme vraiment apostolique, nous a fait connaître par ses prédications que, tandis que nous sommes en ce monde, nous devons penser à l'autre.... Or ce saint évêque m,ayant trouvé dangereusement malade dans ma maison de Celles, qui est située dans le territoire de Melun, et voyant que le médecin avait épuisé en vain les secrets de son art, m'imposa les mains, le lendemain matin je recouvrai la santé. C'est pourquoi nous donnons à notre mère l'église de Paris, dont le seigneur Germain est évêque, notre dite maison de Celles, sur le bord de la Seine, au confluent de l'Yonne[38].

On lit dans le troisième concile de Paris, sous la direction de Germain : Que personne ne soit ordonné évêque d'une église malgré les citoyens, et sans avoir été élu par le suffrage libre du clergé et du peuple. Si quelqu'un ose usurper cette dignité en vertu d'un ordre du roi, qu'il ne soit pas reçu des évêques[39]. Ainsi s'élevaient les pouvoirs des évêques en face du roi. Ce fut Germain qui fît la dédicace de l'église de Saint-Vincent, que Childebert avait fait bâtir près de Paris, pour y placer la tunique du martyr saint Denis et une belle croix d'or ornée de pierreries enlevées aux Goths. L'église, en forme de croix aussi, était alors une des plus riches des Gaules[40] ; les colonnes étaient de marbre et le pavé de pièces colorées en forme de mosaïque. La voûte était ornée de lambris dorés, et les murailles de peintures à fond d'or ; un clerc contemporain en loue particulièrement les beaux vitraux[41]. L'origine de cet art était byzantine et avait été transmise par Rome aux Gaulois.

Grand et populaire, l'évêque de Paris écrivait à Brunehaut : A la très-débonnaire, très-excellente dame, la reine Brunehaut, fille de l'Église catholique, Germain, pécheur.... Si l'on en croit les bruits publics, c'est par votre conseil et à votre instigation que le très-glorieux seigneur Sigebert a résolu de porter la désolation et le ravage dans cette province. Ce n'est pas que nous ajoutions foi à ces bruits, mais nous vous supplions de n'y donner aucune occasion.... N'est-ce pas, en effet, une victoire bien honteuse que de vaincre un frère, que de ruiner sa propre famille et détruire l'héritage de ses pères ?[42] Dans les sanglantes dissensions des Mérovingiens, les évêques étaient toujours les arbitres ; aussi gagnaient-ils une immense renommée. A la mort de Germain de Paris, on lui bâtit une église comme à saint Germain l'Auxerrois. Plus tard, les deux basiliques que Childebert avait fait construire au bord de la Seine changèrent de nom : l'une fut sous l'invocation de saint Germain des Prés, parce qu'elle était entourée de prairies ; l'autre de saint Germain l'Auxerrois, à cause de l'origine du saint évêque, né à Auxerre.

Dans une de ces basiliques, vint un moment se retirer le chroniqueur national, Grégoire de Tours, issu d'une des plus anciennes familles de l'Auvergne, le pays essentiellement romain. Grégoire fut élu à l'épiscopat de Tours, selon l'usage, par les leudes, les clercs et le peuple, qui envoyèrent à Sigebert le décret d'élection ; choix au reste très-agréable au roi. Grégoire ne voulait pas accepter l'épiscopat, mais le roi et la reine Brunehaut l'y obligèrent.

Grégoire assista au cinquième concile de Paris, assemblé pour condamner Prétextât, évêque de Rouen, qui avait marié Brunehaut à Mérovée, fils de Chilpéric ; lui seul, de tous les évêques, prit la défense de l'évêque accusé. Le roi, très-irrité, manda Grégoire, qui trouva Chilpéric dans son jardin, auprès d'une maisonnette faite de branches d'arbres, devant un banc couvert de pain et de ragoûts barbares : Evêque, vous devez la justice à tous, et vous me la refusez ! Je vois bien que vous êtes complice de l'iniquité, et vous vérifiez le proverbe que jamais corbeau n'arrache l'œil d'un autre corbeau. Grégoire répondit : Roi, si quelqu'un de nous s'écarte des voies de la justice, vous pouvez le corriger ; mais si vous vous en écartez vous-même, qui vous corrigera ? Chilpéric, prenant un ton modéré, pressa l'évêque de manger des mets qu'on lui avait servis : C'est pour vous, lui dit-il, que je l'ai fait préparer ; il n'y a que de la volaille, et un peu de pois chiches. Grégoire répondit : Notre nourriture est la volonté de Dieu. Le roi étendit la main et jura qu'il s'en tiendrait à ce que les canons ordonnent. Alors Grégoire prit du pain et du vin, et se retira[43].

Cette histoire des mœurs bizarres des Mérovingiens se continue dans des formes pittoresques. La nuit suivante, les gens de Frédégonde frappèrent rudement à la porte de Grégoire de Tours ; ils venaient lui offrir deux cents livres d'argent s'il voulait se déclarer contre Prétextât. Grégoire répondit : On me donnerait mille livres d'or et d'argent que je ne le ferais pas ; je me conformerai à ce que feront les autres, selon les canons. Au jour, le concile rassemblé pour la seconde fois, le roi y vint dès le matin et dit avec sa rude voix : Les canons ordonnent de déposer un évêque convaincu de larcin, or vous avez vu ce que Prétextât nous a volé. Le roi avait montré trois jours auparavant deux ballots pleins de bijoux précieux, estimés plus de trois mille sous d'or, et un sac qui en contenait bien deux mille tout reluisants. Prétextât répondit : Je crois, roi, que vous vous souvenez qu'après que la reine Brunehaut eut quitté Rouen, je vous dis qu'elle m'avait laissé en dépôt cinq ballots, et qu'elle m'envoyait souvent de ses gens pour me les redemander ; je ne voulais pas m'en dessaisir sans votre agrément. Vous me dîtes : Défaites-vous de cela ; rendez à cette femme ce qui lui appartient. Ainsi étant retourné à Rouen, je délivrai aux gens de Brunehaut un ballot. Étant revenus, ils demandèrent les autres. Je voulus avoir encore votre consentement, et vous me dîtes : Défaites-vous de tout cela. Je leur donnai encore deux ballots. Ainsi deux sont restés chez moi. Pourquoi nommiez-vous larcin ce qui est un dépôt ? Le roi répliqua : Si c'était un dépôt, pourquoi avez-vous ouvert un de ces ballots et partagé un drap d'or à des gens que vous vouliez engager à me chasser de mon royaume ? Ces détails sur la vie privée disent bien l'état des personnes et des mœurs dans la société mérovingienne.

Une autre fois, Grégoire fut accusé par le comte Leudaste d'avoir fait répandre des bruits injurieux contre l'honneur de Frédégonde. Leudaste était un serf, qui de l'esclavage s'était élevé à la dignité de comte de Tours, avec juridiction sur les Francs tributaires. Il vint trouver Chilpéric, et lui dit que Grégoire racontait le commerce adultère de Frédégonde. Le roi ne put retenir son indignation, frappa Leudaste des pieds et des poings, et le fît mettre en prison. Tout en colère, Chilpéric envoya ses leudes et ses clercs à Braine, maison royale sur la Verle, à trois lieues de Soissons. Grégoire y fut cité ; il se défendit, se justifia pleinement de ce bruit calomnieux ; l'évêque obtint la vie, mais il fut appliqué à de cruelles épreuves. Pour Leudaste, après s'être réfugié dans diverses églises, Frédégonde le fît mourir[44].

A celte époque la coutume barbare, on le voit, a envahi l'épiscopat ; les clercs ne sont plus exclusivement de la race gallo-romaine ; il y a des Francs et des Austrasiens, violents, colères, autorisant les désordres. Après la mort de Radegonde, Chrodielde, fille de Charibert, et Basine, fille de Chilpéric, voulurent être abbesses du monastère de la Sainte-Croix. Après l'élection de Leubovère, elles se révoltèrent et sortirent du couvent avec quarante religieuses. Cette troupe de vierges folles se rendit de Poitiers à Tours, malgré les mauvais chemins et la pluie. Grégoire en vain les sermonna ; il ne put parvenir à les faire rentrer au monastère. Elles répondirent que rien ne pourrait les empêcher de porter plainte aux rois leurs parents. Les évêques les excommunièrent, mais elles avaient pris à leur gage une troupe de voleurs qui traînèrent les évêques sur le sol et les chargèrent à coups de pieds et de poings.

H ne faut pas s'étonner de ces désordres, c'était l'époque des grandes querelles de Frédégonde et de Brunehaut. Childebert, roi d'Austrasie, envoya Grégoire de Tours en ambassade vers Gontran, son oncle. Il trouva le roi à Chalon-sur-Saône et lui dit en l'abordant : Le roi Childebert, votre neveu, vous salue et vous rend grâce de ce que vous continuez à lui donner des avis salutaires pour le bien de ses peuples. — Et moi, dit Gontran, je n'ai pas lieu de le remercier, car on ne garde pas ce qu'on m'a promis. Êtes-vous venu à bout d'établir une amitié solide entre ma sœur Brunehaut et Frédégonde, l'ennemie de Dieu et des hommes ? Grégoire répondit : Jamais ces deux femmes ne seront amies, je veux dire qu'elles se détesteront toujours[45]. Nous souhaiterions, nous, que vous eussiez moins d'amitié pour Frédégonde ; car vous faites plus d'honneur à ses envoyés qu'aux nôtres. Gontran dit : Sachez que je ne puis donner mon amitié à une femme qui a envoyé des assassins pour m'ôter la vie. Grégoire ne répondit pas à ce grief : Vous avez souhaité que le roi Childebert, votre neveu, fit assembler un concile de tous les évêques de son royaume avec ceux du votre ?Oui, répondit Gontran, le concile devra discuter bien des injustices, des mariages incestueux et des crimes horribles du temps[46].

L'élément franc-austrasien, on le répète, a violemment pénétré dans l'Église. L'évêque Licinius, qui joue un grand rôle dans les conseils, parent de Clotaire, avait été comte de l'écurie, puis maire du palais[47]. L'évêque Arnould, illustre dans la famille mérovingienne, avait fait la guerre, puis administré les provinces avant d'être élu à l'église de Metz. Dans un accès de colère, le jeune roi Dagobert l'avait battu à coups de sceptre, puis s'était précipité à ses genoux pour obtenir son pardon ; l'évêque Arnould mourut dans une solitude monastique[48].

Saint Éloi était né à Cadillac, près de Limoges, l'atelier central des monnaies. C'était moins un simple ouvrier qu'un jeune leude très-habile de ses mains ; son père Pavait placé auprès d'Abbon, préfet de la monnaie de Limoges et fort habile orfèvre ; Éloi s'était attaché à Bobbon, trésorier de Clotaire II. Le roi Dagobert désirant avoir un siège d'or et de pierreries, ne pouvait trouver un ouvrier assez habile pour le travail. Bobbon en parla à Éloi, qui promit d'accomplir l'ouvrage. Le roi y consentit et lui donna une grande quantité d'or, très-abondant dans les Gaules, pays fort riche en mines. Éloi employa si délicatement l'or, qu'il fit deux sièges au lieu d'un seul. Le roi en admira le travail, et fut encore plus surpris, lorsqu'Éloi lui présenta un second siège ; il fit publiquement son éloge, très-applaudi par tous[49]. Eloi était un élégant jeune homme. Saint Ouen, son ami, qui a écrit sa vie, dit qu'il avait une taille avantageuse, le teint vif, la chevelure belle et frisée ; son visage était d'une beauté céleste. Il portait de riches vêtements, des ceintures tissues d'or et de pierres précieuses, des bourses pendantes, des manteaux brodés d'or, du linge tissu d'or et des étoffes de soie, et au milieu de ces splendeurs, Éloi s'était passionné pour le rachat des esclaves, à cette époque de servage. Aussitôt qu'il savait un serf exposé en vente sur les bords du rivage, il y courait ; il en achetait jusqu'à quarante ou cinquante à la fois, surtout des Saxons qu'on vendait comme des troupeaux. Il allait les attendre à la descente du bateau, et conduisant ces esclaves en présence du roi, il leur faisait jeter par terre chacun un denier pour les affranchir solennellement, suivant l'usage reçu parmi les Francs[50]. Il aimait beaucoup lire, et même en travaillant de son art, il se faisait mettre un volume ouvert devant lui pour le parcourir des yeux.

Le roi Dagobert fit à l'église de Saint-Denis de grands présents, et surtout une belle croix d'or, œuvre de saint Eloi ; puis les ornements du tombeau et de l'autel. Il fît orner avec une pareille magnificence le tombeau de saint Martin de Tours, de saint Brice, de saint Germain, de saint Séverin, de saint Quentin, de sainte Geneviève, de sainte Colombe. Dans tous ces riches ouvrages, on n'admira pas moins l'habileté d'Éloi que la libéralité du roi[51]. Saint Éloi et saint Ouen furent élus le même jour, l'un évêque de Noyon et l'autre évêque de Rouen. Saint Eloi alla prêcher l'Evangile à Gand, à Anvers, qui dépendaient de son église. Saint Ouen ne le quittait pas ; on ne savait pas son origine ; Dagobert le fit son référendaire pour rédiger les diplômes : on voit sa souscription sur plusieurs chartes. A sa prière furent fondées les grandes abbayes de Wandrille, de Jumièges. Dans les violentes guerres entre les Austrasiens et les Neustriens, saint Ouen se retira auprès du roi Thierri. Passant sa vie à rapprocher les esprits, il fit un voyage à Cologne pour ménager un accommodement avec les Austrasiens. A son retour, il se rendait auprès du roi à Clichy pour lui rendre compte du succès de sa mission, lorsqu'il mourut le 24 août 683. Le roi accompagna le corps saint jusqu'à Pontoise, où saint Ouen avait voué sa vie à écrire la vie de saint Eloi, son ami.

Saint Léger, en latin Leodgegarius, leude franc d'origine, était né près de Poitiers et confié à l'évêque, son oncle, qui le fit clerc. Childeric, roi de Neustrie, l'appela dans son conseil ; il fut le réformateur des mauvaises coutumes. Comme saint Éloi, il était agréable de sa personne ; la beauté de son visage donnait de nouveaux agréments à son esprit, tandis que la connaissance des lois le rendait apte aux premières dignités de l'État : c'est le jugement qu'en porte la reine Bathilde[52]. Léger excitait la jalousie des leudes : il fut accusé de tramer, avec le patrice[53] Hector, une conjuration[54] contre le roi. Tous deux résolurent de s'enfuir. On ne tarda pas à les atteindre. Hector fut tué, et Léger relégué dans le monastère de Luxeu. Après le meurtre de Childeric, l'évêque sortit de Luxeu, et, de concert avec quelques ducs, ils voulurent mettre Thierri, frère de Childeric, sur le trône.

Nous avons raconté, dans le texte de ce livre, le drame de saint Léger et de son frère. A cette époque commence l'action des évêques guerriers sous le maire du palais Pépin d'Héristal. Savaric, évêque d'Auxerre, s'empare de l'Orléanais, du Nivernais, du territoire d'Avallon, de Tonnerre. Il marcha même sur Lyon, où il mourut avec toute son ambition[55]. Son successeur, vaillant évêque, déploya son courage contre les Sarrasins qui commençaient à pénétrer en France. Les abbés, avec le casque et l'épée, parurent aux cours plénières : ils furent personnifiés dans le Turpin des Chroniques de Saint-Denis. On voit poindre l'époque de Charlemagne et de ses évêques qui devinrent ensuite les pairs ecclésiastiques. Une époque se reflète toujours dans certains types que l'histoire grandit.

 

 

 



[1] Extrait des Bollandistes, collection supérieure aux Acta Sanct. ord. S. Benedict.

[2] Agathias, de Bello Goth., lib. I, cap. IV.

[3] Vita S. Adalbaldi ; Acta SS., 2 febr., t. I, p. 302-303.

[4] La vie de saint Germain a été écrite par un auteur contemporain, Constant, Vita Germani, apud Surium, 31 julii.

[5] On voit souvent ces marques de respect des premiers magistrats pour les évêques.

[6] Constant : Vita German., lib. I, cap. VII, XIX et XXII. Nous donnons ces détails pour peindre l'élection d'un évêque.

[7] Constant : Vita German., lib. I, cap. XXIII.

[8] Constant : Vita German., lib. II, cap. V.

[9] Constant : Vita German., lib. II, cap. VII, VIII et XVI. Il résulte de ce passage de la vie de saint Germain que les empereurs d'Occident avaient encore une certaine puissance dans les Gaules.

[10] Saint Germain mourut le dernier jour de juillet de 448, après trente ans et vingt-cinq jours d'épiscopat.

[11] Histor. Episcop. Altisiodor, Bibl. Nov. Labb., t. I, p. 417. — Vita German., lib. II, cap. XIV.

[12] Sidon., lib. IX, Ep. 11.

[13] Sidon., lib. IX, Ep. 17.

[14] Vita S. Aniani, apud Duchesne, t. I, p. 521.

[15] Constant : Vita German., lib. I, cap. XX et XI ; lib. II, cap. II.

[16] Vita Genovef., apud Boll. 3 jan., cap. III, p. 144.

[17] Vita Genovef., cap. IV, n. 13.

[18] Vita Vedasti ab Alcuino emendata, apud Boll., 6 febr.

[19] Vita Vedasti, apud Boll., 6 febr.

[20] Vita S. Mazinini Miciac., apud Duchesne, t. I.

[21] Évêque d'Orléans.

[22] On remarquera le soin que met Clovis à affirmer le symbole de la Trinité ; c'était un gage donné aux évêques contre les ariens.

[23] D'Achery, Spicil., t. V, p. 303.

[24] Flodoard, Hist. eccles. Rem., lib. I, cap. X.

[25] Fortunat, Vita S. Rem., apud Boll. 17 maii.

[26] Epist. Rem, ad Clod. ; Concil. gall., t. I, p. 170.

[27] Epist. Rem. ad Clod, ; Conc. Gall., t. I, p. 175.

[28] Le 13 janvier 533, à l'âge de 96 ans.

[29] Sidon., lib. IX, Epist., 7.

[30] Aviti Epist., 41.

[31] Le jour de Noël.

[32] Fortunat, Vita Medardi, cap. VII, tom. VIII. Spicileg., t. II, p. 394.

[33] Cyprian., Vita Cæsarii, lib. I, cap. I.

[34] Cyprian., Vit. Cæs., cap. XVI.

[35] In app. serm. Aug., p. 474.

[36] Cette coutume s'est conservée dans le carnaval jusqu'à nos jours.

[37] Greg. Tur., In vit. PP., cap. XVII.

[38] Coll. I, ex archivis eccles. Parisiens.

[39] Conc. Gall., p. 303, art. VIII.

[40] Vita S. Droctovei, apud Boll., 10 mars.

[41] Fortunat, lib. II, cap. II.

[42] Tom I, Conc. Gall., p. 355.

[43] Greg. Tur., lib. V, cap. III.

[44] Greg. Tur., Hist., lib. V, cap. XXXII.

[45] Greg. Tur., Hist., lib. IX, cap. XX.

[46] Ce concile n'eut pas lieu, car on n'en voit aucun vestige.

[47] Vita Licinii ab auct. coævo, apud Boll., 13 febr.

[48] Vita Arnulfi ab auct. coævo, apud Boll., 18 julii.

[49] Vita Eligii ab Audoeno, lib. I, cap. II. Spicil., t. V.

[50] Vita Elig., etc., lib. I, cap. X. C'est par ce texte que nous apprenons la formule d'affranchissement des serfs.

[51] Audoen., Vita Eligii, cap. XXXII.

[52] Anonym., Vita Leodgeg., apud Duchesne, t. I.

[53] Office grec, ou romain ou même visigoth.

[54] Voir le texte de ce volume où nous avons détaillé cet événement.

[55] Histor. Episcop. Altissiodor., cap. XXVI, t. II, Labbe 429.