CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

LIVRE II. — LA GAULE ROMAINE ET CHRÉTIENNE.

 

 

Après les longues campagnes de César et la soumission de Vercingétorix, les Gaules furent soumises à la domination romaine. Sous l'empereur Auguste, on les divisa en quatre provinces : la Belgique, la Lyonnaise, l'Aquitanique, la Narbonnaise. Sur le revers d'une médaille antique de Galba, on voit trois belles têtes de femmes liées entre elles avec cette inscription : les trois Gaules[1]. Au siècle suivant, elles furent subdivisées en sept provinces : la Germanique, la Belgique, la Lyonnaise, l'Aquitanique, la Narbonnaise, la Viennoise, les Alpes. Enfin dans la Notice des Gaules publiée par les Bénédictins on trouve la désignation de dix-sept provinces, de cent treize villes, cités ou municipes des Gaules[2]. Déjà sous Auguste, rien n'était plus profondément romain que la Province (Provincia), c'est-à-dire la Gaule méridionale ; elle avait bien plus contribué que les expéditions de César à la pacification de la Gaule chevelue.

Rome victorieuse laissait à chaque peuple ses lois, sa religion, ses coutumes pourvu qu'on obéit à la puissance suprême de l'empire. Mais, ce qui ne s'explique que par la sève vigoureuse de ses institutions, c'est qu'immédiatement les peuples conquis adoptaient les habitudes romaines et s'assimilaient à sa civilisation : ainsi la langue latine se substitua à l'idiome celte, et les dieux de l'Olympe au Panthéon gaulois. Marseille n'échappait même pas à cette influence générale de Rome. La République tant vantée par Cicéron, cette sœur bien-aimée où les Romains allaient puiser la sagesse grecque et goûter la figue et le raisin suspendu à la vigne, était réunie à la Provincia et abdiquait sa liberté[3].

Cette substitution de formes et d'idées tenait surtout au système des colonies militaires que Rome envoyait dans tous les pays de sa domination. Ainsi Arles était une colonie de la sixième légion (Colonia Arelate Sextanorum), Fréjus une colonie de la huitième légion : la deuxième légion avait fondé Orange (Colonia Arausio Secundanorum), Cicéron disait de Narbonne : C'est une colonie de nos citoyens, la sentinelle du peuple romain, une citadelle qui arrête et repousse les nations voisines[4]. Les colonies se formaient à l'image de la métropole : Sénat, consuls, tribuns, juges, lois, système municipal, temple, spectacles. César avait la passion des colonies ; il en peuplait, pour ainsi dire, les Gaules et l'Espagne, où quatre-vingt mille légionnaires furent répartis comme cultivateurs ; il avait même formé le dessein d'en établir partout dans les provinces conquises. A la un du premier siècle, il était peu de cités, de bourgs même qui ne s'honorât du titre de municipes, avec une magistrature élue : les décurions nommés par le peuple, un trésor particulier, des formes réglées par les lois[5]. Les municipes étaient gouvernés par la curie composée du corps entier des curiales ou décurions élus parmi les citoyens qui possédaient vingt-cinq jugerium (journaux) de terre. Les décurions nommaient les magistrats de la cité, les duumvirs les principaux curateurs et défenseurs chargés du gouvernement, de la perception de l'impôt, dignités qui devinrent ensuite de vaines ombres[6], car les préfets représentants des Césars absorbaient tous les pouvoirs.

Chaque ville fut placée sous le patronage d'un sénateur ou de la famille de Jules. Les Gaulois aimaient les spectacles avec passion : les citoyens assistaient aux jeux dans les amphithéâtres où les animaux féroces luttaient avec les gladiateurs. Nîmes on trouvait des arènes, à Lyon des théâtres et des académies, à Arles des temples et des cirques où vingt mille spectateurs pouvaient s'asseoir. Vienne était le séjour du préfet, et telle était cette puissance des institutions romaines que les divinités druidiques n'eurent pour refuge que les forêts de la Bretagne, â l'abri des dunes et des rochers : l'Hésus, le Teutatès et le Brennus des Gaulois devinrent le Jupiter, le Mercure, l'Apollon[7] ; les processions de la Cybèle tourellée[8] et de Bacchus tout couvert de pampre se déployèrent dans les villes des Gaules comme dans l'Italie au bruit des cymbales. L'art grec arrivait â son apogée à Nîmes, et la magnifique Vénus d'Arles, recueillie dans les ruines d'un temple, constate que les artistes gaulois reproduisaient les formes divines avec la perfection grecque[9]. Cet amour des arts avait énervé les âmes ; l'usage extrême des bains, la frénésie des pompes et des fêtes, la célébration des cultes mystérieux effaçant la pudeur de la femme gauloise, on disait en proverbe que rien n'était plus licencieux que la Gaule, riche de ses mines d'or longtemps exploitées par les Carthaginois. Devant cette soumission générale, l'Armorique ou Bretagne seule résista. Lorsque Auguste divisa les Gaules en provinces, l'Armorique fut comprise dans la Lyonnaise, qu'Adrien fractionna en deux provinces, puis en trois afin de faciliter l'administration publique. La troisième Lyonnaise comprenait la Touraine, l'Anjou et la Bretagne frémissante ; les Bretons se révoltèrent sous Tibère et Néron : le druidisme fut relégué dans les forêts profondes ; Auguste avait proscrit solennellement les sacrifices humains. Mais l'Armorique ne fut définitivement apaisée qu'après la conquête de la grande île des Bretons (l'Angleterre) : Auguste en avait eu la pensée[10], mais le temple de Janus fermé, l'empereur heureux de la paix ne voulait plus troubler le monde : Tibère, politique fatigué, avait résolu plutôt de restreindre l'empire que de l'agrandir ; Caligula se contenta de prendre possession de l'Océan en recueillant des coquillages sur les rochers[11] : il s'arrêta devant les périls de la mer ; l'aspect des îles de Bretagne inspirait une sorte de terreur aux légions les plus braves. Sous Claude elles hésitaient encore : l'heureux présage d'un météore qui traça un sillon de feu depuis Calais jusqu'aux côtes d'Angleterre entraîna les vétérans : l'empereur prit lui-même le commandement de quatre légions avec Aulius Plautius et Vespasien pour lieutenants.

La guerre dura près de sept années au milieu des plus graves accidents et des plus sauvages épisodes. Les Romains avaient trouvé une résistance opiniâtre. Les femmes, les enfants des Bretons combattaient avec une fureur infernale. Les chants des Druides, les cérémonies sacrées les excitaient à la lutte. Sueton Paulinus, le successeur de Vespasien, comprit qu'il n'y aurait de pacification possible que lorsque le druidisme disparaîtrait du sol : le principal foyer de la religion sacrée était l'île d'Anglesey, couverte de forêts de chênes et d'antres profonds et de pierres gigantesques. Les Druides s'y étaient réfugiés comme dans un asile impénétrable. Paulinus ordonna à la cavalerie germaine de traverser le petit détroit[12]. Un spectacle à la fois sombre et grandiose s'offrit à leurs yeux étonnés. Les Druides groupés sur le rivage, les mains levées vers le ciel, invoquaient le Dieu des batailles pour repousser l'ennemi ; leurs femmes échevelées, vêtues de deuil, promenaient des flambeaux allumés pour invoquer les divinités infernales. A ce spectacle, les cohortes romaines hésitèrent un moment. Paulinus leur fît honte en poussant lui-même son cheval jusque dans les flots : les vétérans alors abordèrent le rivage : ce fut un massacre sans pitié ; les Romains avaient compris que de ce foyer sacré venait la résistance des Bretons ; ils voulurent l'anéantir en une seule fois : la forêt de chênes antiques fut abattue à coups de hache, les autels de pierres brisés ; les Druides et les Druidesses livrés au licteur. Par un acte du Sénat, les îles bretonnes furent réunies à l'Empire romain[13]. Désormais la province de Bretagne resta paisible : si le druidisme ne disparut pas entièrement, il dut se cacher comme un culte proscrit.

Ainsi du côté de la Bretagne, les frontières de la Gaule romaine assuraient leur repos par la conquête de l'île des Bretons ; mais sur la Meuse, le Rhin, les Germains s'agitaient toujours. Les empereurs n'avaient jamais essayé de conquérir la Germanie qui leur inspirait une certaine terreur et de la réunir à l'Empire ; des forêts profondes, des lacs glacés, des marais immenses, des populations pleines d'énergie et de courage, leur semblaient des obstacles insurmontables, devant lesquels Germanicus même avait hésité. La politique des empereurs dès lors fut de fonder sur le Rhin des colonies militaires, des postes de vétérans avec des têtes de pont assez fortes pour préserver les Gaules de toutes les tentatives d'invasion. La colonie militaire de Cologne fut destinée à protéger le Rhin[14] : Galba pouvait dire sans forfanterie que les Gaules étaient aussi paisibles, aussi assurées que l'Italie. Le génie des Gaulois se développait ; la langue latine était aussi bien parlée à Lyon, à Vienne, Autun, Nîmes[15], Arles, Marseille que dans Rome ou le Tusculum. Les monuments qui restent debout constatent l'élégance des arts dans les Gaules : à Nîmes, les temples consacrés à Jupiter, à César, à Diane, à Vénus le disputaient à tout ce que l'art grec et romain avait produit de plus parfait ; l'amour du paganisme était ardent comme les dévouements aux Augustes : sous les arcs de triomphes d'Orange, de Vienne on se serait cru à Rome ; les dédicaces étaient nombreuses ; les tombeaux semés sur le sol comme dans la voie sacrée ; Vienne conserve encore les vestiges d'un hippodrome.

Les théâtres étaient remplis d'une foule applaudissant aux mimes, aux histrions : les cirques donnaient le spectacle des gladiateurs. Les arènes d'Arles, de Nîmes, d'Orange le disputaient au cirque de Titus. Autour des autels, mille victimes tombaient immolées en l'honneur des dieux. Les jeux, les pantomimes répondaient à la richesse publique : à Autun, les repas publics durèrent huit jours lors du triomphe d'Auguste. Les vêtements des citoyens n'avaient plus rien de cette simplicité primitive des antiques Gaulois ; les mœurs étaient légères comme le caractère, national[16]. Marseille, Antibes, Fréjus, les ports des Gaules, étaient remplis de marchandises venues de l'Asie. Marseille avait consacré sa vive foi pour le culte de Diane, dans un temple élevé sur les bords de la mer ; les flots venaient se briser contre ses murailles de marbre. Le luxe des Marseillais était en proverbe. Une loi d'Auguste proscrivait les sacrifices des victimes humaines que les Carthaginois avaient légués à Marseille et que les prêtres continuaient dans la forêt de chênes sur la colline sacrée (depuis consacrée à la Vierge de la Garde).

Ce que l'Italie avait perdu en politesse, en civilisation après le siècle d'Auguste, la Gaule semblait l'avoir gagné. Les sénateurs, les patriciens, les poètes abandonnaient Rome pour s'établir au milieu de la Province, et même dans le centre des Gaules, à Lyon si lettrée, à Vienne le séjour du préfet, à Autun la ville savante, et même à Lutetia parée de ses jardins en espaliers qui plus tard fut tant aimée par le César Julien.

Au milieu de cette société si remarquable par les arts, si forte par l'administration retentit tout à coup une doctrine nouvelle qui apparut simultanément dans la république grecque de Marseille, dans la cité impériale d'Arles et à Lyon, le centre de la science des idées académiques. Marseille avait des rapports avec l'Orient, ses navires parcouraient toutes les mers ; on s'explique comment la prédication chrétienne put s'introduire sans bruit, sans éclat[17]. Arles, située presque à l'embouchure du Rhône, ville de luxe et de plaisir, avait, elle aussi, des rapports réguliers avec Rome ; et Lyon n'était-elle pas la première municipe des Gaules ? Une légende vénérée par les peuples méridionaux raconte que saint Lazare, le ressuscité du tombeau ; Madeleine et Marthe, les saintes femmes du Christ, débarquèrent à Marseille. Lazare en fut le premier évêque ; il est ainsi indiqué par la Gallia christiana et accepté par les traditions de l'Église. Sainte Marthe vint à Arles en suivant le Rhône jusqu'à Tarascon : une pieuse chronique raconte encore que de ses pieds meurtris, Marthe foula un monstre hideux qui désolait la contrée. Ce dragon aux écailles verdâtres, aux ailes horribles était-ce le symbole du paganisme vaincu ? ou bien un fléau dissipé par la prière ? Madeleine la pénitente se retira dans une solitude que les pèlerins visitent encore. Au pied des Petites-Alpes, après avoir contemplé Saint-Maximin, la colonie romaine, on trouve une forêt de chênes touffus ; à travers les sentiers creusés par les torrents, on s'élève jusqu'à une grotte façonnée dans le roc ; l'eau filtre à travers les crevasses et le vent agite les vieux arbres : la tradition veut que Madeleine soit restée là jusqu'à sa mort, couchée sur la mousse[18], une croix dans ses mains et le corps couvert par sa chevelure.

La prédication du christianisme au midi des Gaules n'avait pas été jusque-là assez éclatante pour exciter l'attention des magistrats. Les premiers chrétiens de Marseille se réunissaient aux grottes du bord dé la mer non loin du temple de Diane. Dans la province Lyonnaise, apparaît un disciple de saint Polycarpe[19] du nom de Pothin, élevé au titre d'évêque de Lyon. Saint Pothin accourait de l'Asie avec une troupe de disciples qui s'établirent dans le lieu élevé qu'on appelle Fourvière (Forum-Vetus). Lyon avait dédié à Auguste un vaste temple, monument de gratitude des cités de la Gaule[20]. Tous les ans des jeux solennels étaient célébrés en l'honneur du prince.

Tandis que les libations se multipliaient parmi les magistrats et le peuple on entendit ce cri poussé par la multitude, Les chrétiens aux bêtes. Il nous reste un témoignage contemporain sur une scène sanglante du prétoire de Lyon : à cette époque, les fidèles s'envoyaient les uns aux autres la confession de leurs actes pour s'encourager dans la persécution. Les chrétiens de Vienne écrivaient à leurs frères d'Asie et de Phrygie[21] les détails d'un grand martyr : Symphorien, citoyen romain, fils de Faustus d'une race de patriciens, avait été entraîné vers les doctrines chrétiennes, et les professait hautement dans la ville d'Autun, puis à Lyon[22] si fervente pour le culte d'Apollon, de Cybèle et de Diane. Une procession bruyante saluait de ses acclamations le char de la mère des Dieux, et Symphorien ne voulut point brûler l'encens sur le trépied sacré : à tous il répondait : Je suis chrétien. Traduit au prétoire de Lyon, il fut interrogé. Tu es chrétien et c'est pour cela que tu as refusé avec mépris d'adorer la mère des Dieux ?Je vous le dis, répondit Symphorien, j'adore le Dieu vivant qui règne au ciel. — Symphorien, tu es citoyen romain, continua le préteur, ne crains-tu pas d'être frappé pour le crime de rébellion aux ordres de l'empereur : voici la statue de Cybèle, offre de l'encens sur l'autel d'Apollon et de Diane ornés de fleurs. Symphorien répondit avec audace : Voyez la fureur fanatique et la folie de ces corybantes qui frappent des cymbales et qui jouent de la flûte dans leurs fêtes. Qui ne sait que votre Apollon a conduit les troupeaux du roi Admète, qu'il a su contrefaire sans l'antre de Delphes la voix et la forme des démons et le mugissement des bœufs pour mieux séduire par ses oracles. Pour Diane, n'est-elle pas le démon du midi : elle court dans les rues, dans les forêts pour dresser ses embûches et c'est de là qu'on la nomme Trèvia. En écoutant ces audacieuses paroles, la multitude demanda le supplice de Symphorien qui eut la tête tranchée hors les murs de la ville[23].

A quelques années de cette persécution, on vit briller l'école scientifique du christianisme personnifiée dans saint Irénée qui appartenait par son origine à la philosophie orientale ; la renommée de l'académie de Lyon l'avait attiré, car les jeux littéraires de la cité en faisaient la rivale d'Alexandrie[24]. Saint Irénée eut la dignité d'évêque : ses écrits en résumant la philosophie chrétienne des premiers siècles sont particulièrement destinés à combattre les doctrines transcendantes des gnostiques. Gomme les gnostiques se donnaient une perfection particulière et une science d'illumination, ils auraient pu corrompre l'enseignement sérieux et pratique du christianisme[25]. Après saint Irénée commence la mission épiscopale de sept diacres dont les noms sont restés comme une tradition nationale : Denis, Catien, Trophime, Sergius-Paulin, Saturnin, Austremoine et Martial ; tous très-avancés dans les sciences et dans les études des écoles d'Asie, ils se chargèrent d'éclairer l'Occident. Le diacre Denis vint à Lutèce, groupe de maisons en pierre et en bois ; ses habitants adoraient la déesse Isis avec ferveur. Denis prêcha deux années : il établit des évêques, ses disciples depuis la Seine jusqu'à la Belgique ; il fut martyrisé[26].

Au midi Sergius-Paulin, le fondateur des églises de Nîmes, de Béziers, d'Avignon se consacra surtout à Narbonne, la colonie romaine déjà distinguée entre les municipes. Austremoine porta sa prédication parmi les villes d'Auvergne, population si profondément empreinte du sang romain[27]. Martial choisit Limoges pour entreprendre une lutte contre les idoles et les temples : Gatien vint à Tours, lieu de délices, de pompes et de fêtes ; la beauté du climat avait favorisé tous les sensualismes. Saturnin habita Toulouse sous le consulat de Dèce. La cité avait ses temples vénérés par la multitude et le plus brillant de tous, le Capitole : Jupiter y rendait des oracles. Ce fut contre son image que l'apôtre s'éleva avec une ferveur téméraire. Tandis que la multitude courait au pied de l'autel pour sacrifier un taureau à Jupiter, Saturnin apostropha le sacrificateur. Alors la multitude soulevée le signala comme l'ennemi des Dieux, en s'écriant : Saturnin aux bêtes. Par l'ordre du préteur, l'évêque fut attaché à la queue d'un taureau furieux qui s'élança dans l'arène, bientôt ensanglantée de ses chairs en lambeaux. Saturnin expira au pied du Capitole[28]. Le dernier de ces missionnaires, Trophime, se réserva l'impériale cité d'Arles[29] : il prêcha au milieu des temples consacrés à Vénus dont les statues admirables ornaient les places publiques, les arènes et les temples.

Les idées chrétiennes firent de rapides progrès dès le premier siècle parmi les populations gauloises et la foi grandit au milieu des obstacles. Alors s'élevèrent les premières églises ; longtemps les chrétiens n'osaient se réunir à la face du ciel. La Gaule eut aussi ses cryptes, ses catacombes, ses mystères ; quelques ruines de ces antres pieux subsistent encore, la plupart sont taillés dans le roc[30] et soutenus par de grossières colonnes ; la lumière n'y pénètre point. Le baptistère est à côté de l'autel et l'autel près de la tombe ; quelques figures grossièrement taillées indiquent les mystères : le poisson symbole et anagramme en grec de Christ, Fils de Dieu, le bon pasteur qui porte l'agneau sur ses épaules : la tombe du martyr est souvent l'autel lui-même ; quelques bancs de pierre sont comme le lieu de repos pour les fidèles réunis. Les chrétiens se donnaient le baiser de paix en célébrant leurs charitables agapes. Comme toutes le sociétés secrètes qui aspirent à renverser un pouvoir, le christianisme avait sa langue symbolique : chaque parole avait son sens caché, chaque sacrement, son but ; la communion constatait la fraternité des hommes, tous appelés à une même table, le maître et le serf ; la messe rappelait l'abolition des sacrifices humains par l'offrande perpétuelle d'un Dieu victime. Les premiers fidèles se cachaient sous le manteau d'un symbolisme impénétrable, se dérobant ainsi aux épouvantables édits de persécution ; les chrétiens des Gaules bravaient la mort avec hardiesse A Marseille, si dévote à Diane, un centurion du nom de Victor (le victorieux) renversa d'un coup de pied la statue de Jupiter ; il fut décapité au nom de l'Empereur. Aujourd'hui son buste antique, comme celui de Lazare, est porté en triomphe. La crypte de l'abbaye de Saint-Victor est taillée dans le roc où s'abritaient les fidèles persécutés[31].

Cependant les idées chrétiennes dans les Gaules ne se développèrent publiquement qu'après l'avènement de Constantin. L'église se trouvait déjà complètement organisée lorsqu'elle reçut la liberté. Elle fut assez forte déjà pour résister à la plus grande des crises, le gouvernement du César Julien dans les Gaules. Julien aimait sa Lutèce, son palais des Thermes, ses jardins qui s'étendaient jusqu'à la Bièvre : il la chérissait surtout parce qu'elle avait un grand respect pour les dieux et la déesse Isis, sa protectrice, et telle était déjà la puissante organisation chrétienne, que Julien n'osa toucher à l'autorité des évêques, placés à la tête des municipes[32]. L'évêque, choisi parmi les grandes familles gauloises, fut presque partout le magistrat suprême, le chef de la curie, il dirigeait les élections publiques, poursuivant avec énergie les idées païennes, les temples, les fêtes, les sacrifices. Des basiliques s'élevèrent, non point ornées d'ogives, mais simples comme les murailles que le ciment romain avait durcies. Les rares basiliques du quatrième siècle échappées aux ravages du temps, gardent les formes du style latin, la chaire, le baptistère ne sont point dans l'enceinte de l'église[33]. Avant d'être admis dans la société chrétienne, le catéchumène était purifié, baptisé, et alors seule ment il pouvait franchir le seuil de l'église. Il y avait un tel mélange d'art, les époques étaient si rapprochées qu'un évêque était quelquefois enseveli sous une pierre antique qui représentait les fêtes et les jeux païens : la figure du Christ, de la Vierge et des Apôtres, ou bien quelques scènes du vieux ou du nouveau Testament étaient sculptées à la manière grecque avec les ornements des autels païens. On trouve encore ce mélange d'attributs dans les tombes antiques du quatrième au cinquième siècle[34].

A cette époque un grand danger menaça l'église des Gaules qui se formait à peine, ce fut l'arianisme, système de philosophie déiste fort séduisant par sa simplicité : les Ariens, tout en se proclamant chrétiens, niaient la divinité du Christ et les dogmes proclamés par l'Église, la Trinité surtout. Les progrès de l'arianisme furent considérables dans les Gaules[35], parmi les barbares ; les évêques sortaient à peine du terrible combat contre l'idolâtrie ; les dieux du paganisme conservaient encore leurs autels dans les grandes cités : Vienne, Autun, Orléans, Tours et déjà la division éclatait au sein du catholicisme. La lutte contre l'arianisme fut aussi sérieuse, aussi pleine de danger que le combat livré aux païens. Parmi les évêques militants, s'élevèrent saint Hilaire de Poitiers et saint Martin de Tours. L'arianisme dominait dans les Gaules protégé par l'empereur Constance ; la persécution avait recommencé et les magistrats disaient aux évêques : Quittez vos églises, car l'Empereur a ordonné qu'elles soient remises aux Ariens. Saint Hilaire, jusque dans le palais de Constance, demanda la liberté pour le peuple et l'indépendance pour les prêtres. Au milieu des troubles de l'hérésie, il écrivit son livre sur la Trinité[36] destiné à réfuter les erreurs des Ariens. Ce livre, d'un beau style, fait dire à saint Jérôme, qu'il est écrit sur un cothurne gaulois. Saint Hilaire triompha ; les citoyens de Poitiers conservèrent de lui un culte traditionnel ; la première basilique lui fut consacrée, témoignage de reconnaissance pour les services rendus au peuple.

Saint Martin, évêque de Tours, n'était point citoyen des Gaules. Né en Pannonie, fils d'un tribun des légions, il étudia aux écoles de Pavie ; la prédication chrétienne le toucha avec une si vive ardeur qu'il courut se ranger parmi les catéchumènes. Presque adolescent, il entra dans la milice impériale et fut centurion sous son père tribun. La légion se cantonna dans Amiens, le froid était vif et Martin aperçut dans le coin d'une rue un pauvre mendiant nu et transi. Pour le couvrir, le pieux centurion coupa son manteau en deux et en donna la moitié au mendiant[37]. La nuit suivante, selon la légende, Martin vit en songe le Christ vêtu de la moitié de son manteau et les anges s'écriaient : Martin encore catéchumène m'a revêtu de ce manteau[38]. Cette vision frappa son esprit et toucha son cœur ; il servit deux ans encore, avec éclat, sous Julien, dans l'expédition des Gaules. Retiré à Tours, il fut élu par le peuple évêque comme un des grands citoyens : Martin apporta dans ses devoirs la force et la constance que donne l'état militaire. Il popularisa les idées de travail et de retraite dans la Gaule chevelue, comme Cassien l'avait fondé dans la Narbonnaise, il rédigea la règle de solitaires, lui qui avait dirigé la discipline des soldats. Ardent contre les idoles, Martin parcourut la Touraine pour abattre les temples, briser les simulacres des dieux n'épargnant rien, pas même le temple d'Amboise consacré à l'Apollon gaulois. Nulle renommée ne fut égale à celle de Martin de Tours, qui moralisa toute cette contrée abolit l'esclavage, éleva l'homme à toute sa dignité. Aussi son tombeau conservé à travers les âges comme le palladium des Gaules devint le lieu de refuge du serf, l'abri du pauvre, du malheureux, un frein contre la sauvagerie des Rois francs. Quel chrétien aurait osé porter une main sacrilège sur cette pierre sépulcrale ? Mille légendes lui assuraient l'inviolabilité[39].

A cette époque furent publiés les actes du martyr de saint Denis, diacre, d'origine orientale, qui vint prêcher dans la Lutetia Parisii[40]. On était en pleine persécution sous le règne de Valérien, et Denis fut saisi avec le prêtre Rustique et le diacre Éleuthère. En face du préfet Tercennius, tous trois confessèrent la foi chrétienne ; ils eurent la tête tranchée sur le Mons Martii où l'on voyait un temple consacré au dieu Mars, si cher aux Celtes. Une tradition populaire sur saint Denis raconte qu'il porta sa tête sur ses mains jusqu'au lieu où depuis fut construite la chapelle : cette tradition s'explique peut-être par l'histoire idéale de l'architecture. Sous le porche des cathédrales, lorsque l'artiste voulait reproduire un martyr en image parlante, il lui mettant la tête dans les mains, symbolisme naïf ; et cette image, le pieux légendaire la traduisait dans son récit des miracles de saint Denis. Bien des choses du moyen âge s'expliquent ainsi par l'idéalisme.

Au sixième siècle, la géographie de la Gaule prit un caractère tout ecclésiastique : la première Lyonnaise des Romains devint la métropole chrétienne de Lyon avec les évêchés suffragants d'Autun, de Langres, de Chalon-sur-Saône. La seconde Lyonnaise eut Rouen pour métropole avec les évêchés de Bayeux, Avranches, Evreux, Lisieux, Coutances. La troisième Lyonnaise se transforma en l'église de Tours : la province Senonienne devint la métropole de Sens, et la première Belgique celle de Trêves : la seconde Belgique eut pour métropole Reims ; la première Germanie Mayence, avec les suffragances de Strasbourg, de Spire et de Worms : la seconde Germanie se glorifia d'avoir Cologne pour métropole ; la province des Seguniens, Besançon, la Viennoise, Vienne ; la première Aquitaine, Bourges ; la seconde, Bordeaux ; la Novempopulanie eut pour métropole une ville aujourd'hui détruite, Eause[41] ; la première Narbonnaise, Narbonne ; la seconde, Aix, les Alpes, Embrun[42].

Cette administration métropolitaine se formula dans l'origine sur les divisions administratives de la Gaule romaine : l'Église avait trouvé toutes les provinces formées par la loi civile ; elle les accepta, et partout où elle vit le siège d'un gouvernement, elle établi une métropole ; chaque ville principale eut son évêque, chef de la curie, le défenseur de la cité. Sur les débris de l'administration impériale, l'Église fonda sa propre hiérarchie[43].

Telle fut l'Église des Gaules qui va jouer un si grand rôle de force et de protection au milieu de l'invasion des barbares. L'origine première de cette Église avait été l'Orient, et Rome source de toute lumière. L'école historique, qui a vu dans les évoques les continuateurs des druides, a menti aux monuments : le Druidisme sanglant avait presque entièrement disparu à la fin du troisième siècle, même dans l'Angleterre et l'Armorique ; on en poursuivait avec acharnement les derniers débris. Les ruines du Druidisme gardèrent une couleur de magie et de féerie ; l'archidruide Merlin devint l'enchanteur si célèbre dans les chansons de geste ; la fée Morgane fut la magicienne des bords de l'Océan, qui soulevait ou apaisait les tempêtes. L'école des évoques chrétiens n'avait aucun rapport avec ces doctrines ; les Druides devinrent les démons des légendes, le Diable et l'Enfer dans la Bretagne.

 

 

 



[1] Serg. Galba Imperat. August. tres Galliæ.

[2] Notitiæ veteres provinciarum et civitatum Galliæ. (Dom Bouquet, tome I, p. 122 ; tome II, p. 1 et 2.)

[3] La renommée de Marseille était immense chez les Romains et mon patriotisme aime à le constater. Strabon dit : ut dicendi studio pro atheniensi peregrinatione Massiliam amplecterentur. (Strabon, lib. IV, p. 81.)

Tacite en parlant d'Agricola : ...quod statim parvulus sedem ac magistram studiorum Massiliam habuerit, locum græca comitate et provinciali parcimonia mistum ac bene compositum. (Tacite, Agricola, cap. IV.)

[4] Cicéron, pro Fonteio.

[5] Voyez Valesius : Notitia Galliar., p. 446.

[6] Inanes vero umbras et cassas imagines dignitatum.

[7] Pline, liv. XVI in fin.

[8] A Autun surtout, Cybèle était honorée. (Greg. Turonens), De Glor. confess.

[9] Il faut visiter Arles si l'on veut se faire une juste idée de la vieille cité romaine : Arles du moyen âge est construite sur les ruines de la ville romaine.

[10] Auguste n'imposa aux Bretons qu'un simple tribut : cependant la flatterie d'Horace fait d'Auguste le conquérant de la Grande-Bretagne.

Præsens divus habetitur

Augustus, adjectis Britannis

Imperio.........................

(Horace, III, 5.)

[11] Suétone, In Caligula, 46-47.

[12] On trouve dans la vie d'Agricola, par Tacite, les plus curieux détails sur cette expédition dans la Grande-Bretagne. (Agricola, 18-24.) Tacite dit que Londres, à cette époque était, déjà une ville célèbre par son négoce : Copia negociatorum et commeatum maxime celebre.

[13] Aussi les poètes disent que Claude avait réuni les deux mondes et placé l'Océan dans l'empire romain :

Atnunc Occanus geminos interluit orbes.

Pars est imperii ; terminus ante fuit.

[14] Les Romains ne possédèrent jamais que la Basse-Germanie : c'est à Cologne que Vitellius fut proclamé.

[15] Les Bénédictins, dans l'Histoire littéraire de la France, ont consacré tout un volume à la littérature des Gaules.

[16] Comparez toujours Valésius, Notitia Galliæ, avec la belle préface des Bénédictins dans Hist. rerum gallicar., tome I.

[17] Saint Épiphane dit que saint Luc, disciple de saint Paul, vint prêcher le christianisme dans les Gaules (saint Epiph., hœres, 51, dans l'édition de Petav., p. 439 ; Concil. Gall., tome I, p. 148). Cependant Sulpice Sévère dit que la prédication commença plus tard : Tum primum intra Gallias martyria visa, serius, trans Alpes Dei religione suscepta. (Liv. II.)

[18] J'ai visité la basilique de Saint-Maximin, un des grands monuments de l'art au moyen âge : il y existe des tombes romaines. Je suis monté plusieurs fois à la grotte de Sainte-Madeleine. Notre Provence est pleine de richesses antiques.

[19] Saint Polycarpe vint à Rome l'année 158 de J. C. (Chron. Alexand. ad ann. 158.)

[20] La modeste église d'Aijsnai est bâtie sur les ruines de ce temple : la tradition veut que ces martyrs y aient été enterrés. Je me trouvais là seul curieux à visiter ces cryptes comme à Saint-Victor de Marseille.

[21] Le père Longueval, dans son Histoire de l'Église gallicane, l'a donnée tout entière ; Tillemont l'a annotée.

[22] Autun devait son nom à Auguste : Augustodunum.

[23] Autun. Le martyr de saint Symphorien est placé par les Bollandistes le 22 août. D. Ruinart, Sincer. martyr. Bollandin., 22 Aug.

[24] Juvénal parle des jeux littéraires de Lyon, un peu périlleux pour les vaincus :

Palleat ut nudis pressit qui calcibus anguem,

Aut Lugdunensem rethor dicturus ad aram.

[25] Saint Irénée était à la tête de l'église des Gaules : Parœciaram per Gilliam quibus præerat Irenæus.

[26] Deux premières basiliques furent bâties à Paris en son honneur : Saint-Denis de la chartre (de carcere), Saint-Denis de passu (passu, souffrance).

[27] Clermont s'appelait Civitas Avernorum et plus tard, Augusto Nemetum. Le nom de Clermont, Clarus mons, lui fut donné au moyen âge.

[28] Acta Saturnini (Bollandistes). Saint Saturnin est vénéré à Toulouse sous le nom de saint Sernin, et dans beaucoup d'autres églises sous le nom de saint Savournin. Au Capitole on montre encore le lieu où le taureau s'arrêta.

[29] A Arles, il existe de magnifiques débris de cloîtres sous l'invocation de saint Trophime.

[30] Les plus anciennes de ces cryptes sont celles de Saint-Victor de Marseille, d'Aisnay, à Lyon, d'Agen et de Saint-Gervais, à Caen.

[31] Les cryptes de Saint-Victor formaient un tunnel sous le port et allaient à la basilique (Major), alors le temple de Diane.

[32] Tam clerus quam populus sibi statuerunt Episcopum.

[33] Il existe encore quelques basiliques où le baptistère est en dehors. La plus remarquable que j'aie visitée est celle de Santo-Ambrosio de Milan, toute parée de ses vieux sépulcres.

[34] La collection du Vatican contient plusieurs de ces tombes très-remarquables.

[35] L'Italie compte une basilique arienne, c'est Saint-Michel de Pavie, le Christ y est représenté dans les formes de l'arianisme. Saint Athanase a écrit contre l'arianisme : Hist. Arian. ad monachos.

[36] Hilar., de Trinit.

[37] Autrefois on conservait à Amiens une pierre qui rappelait la charité de saint Martin :

Hic quondam vestem Martinus dimidiavit,

Ut faceremus idem nobis exemplificavit.

[38] Sulpice Sévère, vita Martini.

[39] Louis XI, qui aimait beaucoup Tours, avait fait une fondation royale dans la collégiale en faveur d'un pauvre qui devait porter un manteau divisé en deux.

[40] Gallia Christiana, et Ruinart : Hist. critique des martyrs.

[41] La ville d'Eause fut sans doute détruite lors de l'invasion des barbares : les droits de son évêché ont été transportés à l'évêché d'Auch.

[42] Voyez les travaux de d'Anville pour la géographie de la Gaule, ils sont complets et très-étudiés.

[43] Voyez sur cette division de l'église des Gaules l'admirable recueil de la Gallia christiana, une des belles œuvres de l'érudition.