CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

LIVRE VI. — LES TROIS SOCIÉTÉS : ROMAINE, GAULOISE ET BARBARE.

 

 

Dans cette nuit qui environne le règne de Clovis, il serait difficile de suivre les traces de la civilisation. L'Église seule avait quelque pouvoir sur ces âmes indomptées ; et dans cette église même, les doctrines d'Arius venaient briser l'unité et la tradition. L'Arianisme était adoptée par la majorité des races barbares. Ici se présente une question sérieuse et déjà plusieurs fois indiquée dans ce livre : si l'Arianisme avait triomphé, la civilisation gallo-franque aurait-elle marché aussi rapidement ? L'Arianisme était plutôt une secte rationnelle dans le christianisme qu'une croyance : il se résumait dans le Déisme pur sans la Trinité et l'Eucharistie : l'Arianisme rejetait la plupart des symboles pour s'en tenir à un culte sans pompe dans des temples vides d'ornements et d'images : ainsi négation de la divinité de Jésus-Christ, de la pureté de la Vierge, du mystère de la Trinité, tels étaient les dogmes des Ariens qui se bornaient à la froide explication de la mission du Christ considérée comme un simple fait historique[1].

Or, si pour un peuple avancé, la philosophie peut être une loi communément acceptée, il n'en est pas ainsi pour des peuplades qui entrent à peine dans les voies de la vie cultivée. A cette foule avide d'émotions il faut des légendes, des histoires dorées, qui épurent les cœurs, contiennent les mauvais instincts. L'Arianisme n'aurait donc point corrigé les barbares ; il les aurait laissés froids en présence de la vie et de la mort ; pour les civiliser, il fallait les merveilles qui seules conviennent à l'enfance des peuples et ce fut un grand bien pour la vie des Francs que la conversion de Clovis au catholicisme sans mélange d'Arianisme. A l'aide de l'Église orthodoxe, la monarchie des Francs survécut à tous les périls, tandis que les Visigoths, les Lombards, les Bourguignons disparurent comme peuple et monarchie par la conquête et la décadence morale plus fatale que la conquête.

Les premières lois de l'Église des Gaules se formulèrent par les conciles, réunion des évêques et souvent des comtes, ducs et leudes. Dans la chronologie le premier de ces conciles fut celui d'Arles[2] qui régla la discipline et la réforme des mœurs ; il s'agissait de diriger la conduite des clercs et de flétrir les Manichéens et les Donatistes dont les doctrines pénétraient dans les Gaules. Les actes du concile, adressés au pape Sylvestre[3], imposent à chaque clerc la résidence dans le lieu où il a été ordonné : L'Église ne veut pas que les chrétiens jettent leurs armes, lorsque soldats ils servent sous des chefs ; ceux-là sont excommuniés qui mimes et histrions conduisent les chars dans les cirques, car ils manquent à la dignité de l'homme ; on ne pourra refuser le baptême aux malades qui le demandent. Les chrétiens élevés aux dignités doivent garder entre eux le principe de la communion afin de ne jamais oublier la fraternité. L'adultère de la femme ne rend pas l'époux libre de se remarier ; les filles chrétiennes ne peuvent épouser des païens. Les saintes Écritures seront déposées dans les églises ; les faux accusateurs contre leurs frères ne recevront la communion qu'à la mort : ce sacrement solennel ne peut être administré à un apostat.

Un demi siècle plus tard un autre concile, réuni à Valence, résume ainsi ses prescriptions : On n'accordera plus désormais la pénitence aux filles qui, après avoir voué leur pureté à Dieu, se donnent librement à un homme. Les chrétiens qui auront reçu le saint baptême et se souillent par les sacrifices au démon, seront soumis à la pénitence ; ceux qui à la veille d'être ordonnés diacres ont commis un crime mortel seront rejetés de toute espèce de communauté avec les fidèles[4]. Dans les deux conciles d'Orange[5] et de Vaisons il est ordonné que les hérétiques pourront librement se convertir à Dieu, mais la communion et le viatique ne seront donnés qu'au pénitent réconcilié. On ne doit jamais livrer ceux qui cherchent asile dans les églises, lieu sacré : on appliquera sévèrement les censures ecclésiastiques à ceux qui poursuivent les esclaves jusqu'au pied de l'autel ; le muet peut demander le baptême, et le fou a droit aux prières de l'Église ; on doit lire l'Évangile à tous les catéchumènes. Nul diacre marié ne pourra être admis aux ordres sans se vouer à la chasteté. Les veuves qui voudront garder leur viduité en feront profession dans le sanctuaire ; elles seront soumises à la pénitence[6]. Ceux qui retiennent les legs faits aux pauvres seront excommuniés. On doit recueillir les enfants abandonnés, toutefois lorsqu'une de ces pauvres petites créatures sera recueillie, le prêtre devra l'annoncer dans la chaire, afin que ceux qui voudraient la reconnaître soient prévenus et ils pourront le demander dans l'espace de dix jours[7].

A mesure que la société gallo-franque progresse dans les principes d'unité et d'ordre, les conciles deviennent plus impératifs dans la sévère application des lois : Le Clerc ne pourra avoir dans sa maison d'autres femmes que sa grand'mère, sa mère ou sa sœur ; ceux qui ont renoncé à leur foi dans les temps de persécution, ne feront qu'une courte pénitence, suffisante pour être réconcilié avec l'Église. Le clerc ne doit pas prêter son argent à usure, ni l'employer à quelque négoce ; les esclaves réfugiés dans les églises ne seront point livrés ; on cherchera à le réconcilier avec leur maître. Sont excommuniés ceux qui épousent des femmes dont les maris existent encore ; nul clerc ne pourra voyager sans lettre de recommandation de son supérieur. Les évêques qui excommunient pour des fautes légères seront admonestés. Ce que les particuliers donnent à l'évêque pour le salut de leur âme appartient à l'Église et non à l'évêque. On ne pourra vendre les vases sacrés, ni aliéner les maisons consacrées à une œuvre pieuse, néanmoins l'Église pourra affranchir les serfs et leur donner des terres en fermage. On n'accordera pas le voile aux religieuses avant quarante ans ; les clercs doivent avoir les cheveux tondus comme les esclaves, car ils le sont de Dieu et des pauvres. L'homme qui abandonne sa femme est excommunié ; l'Église protège le serf légitimement affranchi ; tout le peuple pourra accuser les clercs quand ils auront fait une mauvaise action. L'asile d'une église sera sacré ; défense d'épouser une fille sans le consentement de ses parents ; les homicides qui auront obtenu leur grâce de la justice civile seront néanmoins soumis à la pénitence ecclésiastique[8].

Ainsi était le code de l'Église. La société barbare assurément opposait une vive résistance à celte législation, mais la patience est une si grande force, elle était la vertu de l'Église. A cette œuvre de répression durent concourir les légendes précieusement recueillies et récitées aux sanctuaires ; les monuments de cette époque en sont remplis. Toutes les enfances de peuple sont les mêmes ; elles s'impressionnent vivement pour les merveilles. On ne peut dire combien la vie des saints exerça de puissance morale sur la société barbare ; elle faisait intervenir le miracle à chaque incident ; pour le juste contre l'injuste, pour la liberté contre la tyrannie. Ces légendes qui inspirent tant de dédains aux philosophes modernes furent ainsi les grands moyens de civilisation au milieu d'une époque de violence, d'injustice et de pillage. Chaque époque au reste n'a-t-elle pas ses légendes, ses épopées ? Qu'est au reste dans les temps modernes par exemple, l'histoire de Napoléon ; on n'inspire de grandes actions que par les récits merveilleux ; combien de héros a fait la seule chanson de Rolland à Roncevaux et les enchantements des Quatre fils d'Aymond ?

Déjà la vie monastique avait créé un gouvernement hiérarchique en vertu de la règle. L'institution de saint Cassien dont nous avons parlé s'était développée avec un entraînement invincible, parce qu'elle répondait à un besoin de retraite et de repos au milieu des agitations soudaines de la barbarie. Saint Benoît qui vint après Cassien organisa le travail avec une régularité admirable. Né dans la petite ville de Norcia, au duché de Spolette, Benoît avait étudié à Rome, la cité des fêtes et des pompes, des théâtres et des cirques, même dans sa décadence. A dix-sept ans, Benoît déjà dégoûté, désabusé de la vie publique s'était retiré dans un lieu solitaire entre Rome et Naples[9]. Absorbé-là tout entier dans les formules de sa règle, comme Pythagore, il adorait l'écho ; il se fit remarquer par sa vertu austère et son travail assidu. Chaque jour il prêchait les dogmes de la foi et les préceptes de morale. Les disciples vinrent par milliers : il commanda les travaux agricoles comme le complément de la vie ascétique, et tous ses religieux travaillèrent nuit et jour au défrichement des bois, à la culture des champs, au dessèchement des marais. Saint Benoît vint habiter le mont Cassin, sur lequel naguère s'élevait un temple consacré à Apollon. Cette campagne encore païenne, saint Benoît la transforma en champs cultivés, en ferme modèle. Du haut du mont Cassin, conduit par des mains laborieuses, le travail se répandit partout. La règle imposait la frugalité incessante, la tempérance, l'humilité. Tout ce qui élevait le principe moral devait être enseigné au peuple ; le labeur de tous les jours, la stabilité des habitudes, le droit de propriété. Tordre, la hiérarchie, l'obéissance[10]. Qu'on se représente ces réunions d'hommes si régulières à côté du mouvement de violence des rois francs, goths, et l'on s'expliquera l'influence que les ordres monastiques durent bientôt exercer sur la constitution du pouvoir civil. Le respect pour le monastère devait s'étendre à la cité et protéger les municipes.

A la fin du cinquième siècle on voyait encore dans la Gaule quelques débris du culte païen. Les croyances incrustées au cœur des peuples ne disparaissaient pas ainsi ; longtemps elles se défendent par les coutumes et les habitudes. Tours, Autun, Lyon, Vienne gardèrent quelques autels consacrés à Cybèle, à Diane, et à Apollon : aucune de ces cités n'avait absolument abandonné les rites et les solennités païennes, les bourgs surtout. Les évêques engagèrent une lutte violente contre ces sanctuaires. Saint Martin de Tours[11] fut l'implacable ennemi des idoles et, au sixième siècle encore, les conciles défendent d'assister aux processions et aux fêtes du soleil et de la lune : dans les villages au milieu des campagnes se perpétuait le culte antique, d'où vient le mot paganisme, de l'expression latine pagus (village) : chaque solennité de Tannée était marquée par la célébration d'un sacrifice. Les principes de l'école d'Alexandrie même s'étaient infiltrés dans les Gaules et le temps ai épargné quelques vestiges des mythriaques : Sur le taureau à peine dompté, un jeune homme coiffé du bonnet phrygien fait resplendir le poignard du sacrifice à la lumière du jour ; le scorpion est placé aux sources de la vie du taureau, le char d'Apollon apparaît sur la frise du monument traîné par des chevaux fougueux et l'autel du dieu Mythra rappelle les mystères des antres sacrés longtemps célébrés par l'enthousiaste Porphyre[12].

En fouillant avec quelque persévérance, on peut même trouver au cinquième siècle encore quelques traces du druidisme, malgré la guerre implacable qu'on leur avait faite dans l'Anjou, la Bretagne et la vieille Armorique ; les paysans bretons s'y rattachaient avec tout l'amour d'une chose qui rappelait la nationalité : ces roches amoncelées, ces autels de pierres destinés aux sacrifices humains, attestaient la présence de ce culte des forêts où les prêtresses couronnées de buis vert et de chênes, faisaient entendre leurs oracles. Le druidisme ne s'effaça de la Bretagne que lentement[13] et par les longs efforts des moines qui vinrent peupler les solitudes de Redon, de Noirmoutier et du Mont-Saint-Michel ; ces monastères préparèrent une civilisation nouvelle à la Bretagne. Les moines comme partout défrichèrent les forêts si célèbres et donnèrent à la Bretagne cet aspect de grande culture qu'elle conserva longtemps avec l'indépendance de ses rois ou de ses ducs, Conan, Judicaël, célèbres dans les chansons de gestes.

A travers tous les systèmes que l'étude et la fantaisie ont fait naître, nous avons cherché à mettre un peu d'ordre et de critique dans l'examen et la comparaison des codes barbares sur lesquels l'érudition des dix-septième et dix-huitième siècles a tant disserté. Les nations qui occupèrent successivement les Gaules eurent chacune des codes particuliers. Les lois saliques et ripuaires se ressentent de l'origine des Francs avant l'acceptation du christianisme ; elles paraissent antérieures à leur établissement dans les Gaules. Les lois des Lombards et surtout celles des Visigoths sont visiblement rédigées sous l'action du droit romain et des conciles ; il y a plus de civilisation, plus de prévoyance, plus de détails. Chez les Francs, tout respire une nature primitive ; les Visigoths, plus avancés admettent les exceptions, les incidents, les peines corporelles[14], les procédures ; ce qui indique un mélange incontestable avec le code Théodosien[15]. Dans son ensemble cette législation est personnelle et jamais territoriale, car il s'agit de tribus et non pas du sol ; or les tribus étaient des réunions d'hommes qui se portaient indifféremment sur un territoire ou sur un autre avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux. Les lois territoriales n'arrivent qu'après que la stabilité est devenue le principe même de la société : jusque-là qu'a-t-on besoin de se préoccuper des lois qui règlent la terre qu'on peut et qu'on veut capricieusement abandonner ?

Toute la pénalité des codes francs, ripuaires se résume en des compositions d'argent, formule générale des peuples germaniques dont parle déjà Tacite : les châtiments corporels, la mort même n'étaient rien pour les hommes de guerre, de colère et de violence ; on se contentait d'apaiser la famille par l'argent, comme le faisait l'antique Grèce par les présents. Les lois saliques ou ripuaires durent subir des modifications après la conquête : comme les Francs étaient en minorité au milieu des Gallo-Romains, la composition pour eux fut plus considérable afin de les garantir, de les protéger plus efficacement ; soldats et gardes pour ainsi dire du pays, on devait environ leur personne de plus de précautions et de garanties. Si l'on consulte au contraire la vie des Saints, les chroniques et les chartes on doit reconnaître que les Gallo-Romains gardèrent avec les Francs, si ce n'est la supériorité au moins l'égalité la plus absolue dans les fonctions municipales et les dignités de la curie. Depuis Clovis on voit des Francs revêtus de l'épiscopat et des Gallo-Romains, convives du roi, en possession de toutes les dignités de l'État : Les Francs, dit Agathias, historien contemporain, ont adopté la plus grande partie du gouvernement romain ; ils sont régis par les mêmes lois ; ils contractent et se marient à la manière des Romains dont ils ont adopté la religion, car tous les Francs sont chrétiens ou catholiques : ils ont dans leur ville, des magistrats, des évêques ; ils ne diffèrent en rien des Romains que par les habits et leur langage[16].

Cette fusion est plus complète encore pour les Goths et les Bourguignons. La différence dans la composition qu'on peut remarquer entre le Franc et le Gallo-Romain n'existe même pas dans ces lois qui proclament l'égalité la plus parfaite entre les deux races. Le caractère général des codes barbares, c'est la personnalité des lois ; chaque peuplade est régie par un code : Franc, Allemand, Goth, Bourguignon. Peu de garantie pour la propriété territoriale si souvent délaissée par l'émigration[17]. Dans un pays où il n'y avait pas de possession stable, qu'avait-on besoin de s'occuper de la transmission ? L'erreur a été de voir un État social régulier sous une hiérarchie perfectionnée, là où il n'existait qu'une prise de possession. Les compagnons, dont parle Tacite, devinrent les Leudes francs ; ceux qui suivaient les chefs à la guerre durent être les principaux officiers dans leur palais et recevoir des terres en partage ; ils établirent une sorte de droit général sur la possession : les colons francs ou saxons établis par les empereurs n'étaient tenus qu'au service militaire ou à certaines redevances envers le fisc. Quand ces Francs furent maîtres de la terre, le partage se fit selon leur gré presque sans obstacle. Comme les Visigoths, les Ostrogoths et les Bourguignons tenaient leurs terres spécialement des empereurs, le partage pour eux fut régulier comme s'ils avaient eu à rendre des comptes au lise. Même après la conquête les Gallo-Romains demeurèrent possesseurs de beaucoup de terre ; ils y brillaient par la culture et le perfectionnement qu'ils enseignaient aux Francs[18].

Les auteurs systématiques qui les représentent comme des esclaves sont démentis par les chartes qui citent des noms romains presque pour toutes les dignités. Si l'on suit les monuments, on verra que les Gallo-Romains possédaient les magistratures des villes, la puissance municipale. Clovis s'était entouré de Gaulois, évêques, municipes : il se plaçait à la tête des Lètes ou colons des Gaulois et des Romains avec lesquels les Francs vivaient sur le pied d'une parfaite égalité. C'est ce qui explique comment avec un si petit nombre de compagnons fiers et braves assurément, Clovis fit de si rapides conquêtes : il s'appuya sur les forces de la société pour fonder sa monarchie et il réussit. L'invasion des Francs ne se consolida que parce qu'elle se fusionna dans l'esprit gallo-romain. Aussi voit-on longtemps après la mort de Clovis, les municipes, les curies se maintenir presque sans altération ; les chartes, les diplômes indiquent l'existence des officiers qu'on appelait sénateurs ou curiales dans la loi romaine[19]. Devant les curies se font tous les actes, tous les écrits qui concernent la cité ; la loi romaine est en pleine vigueur. Le Franc garde sa loi personnelle sans doute comme celle de sa nationalité, mais il peut vivre sous la loi romaine avec le principe des codes Justinien et Théodosien, les prescriptions des conciles. La plupart des hommes qu'emploie Clovis dans les négociations appartiennent aux vaincus. S'il y eut des esclaves, le nombre en fut aussi considérable parmi les Francs que parmi les Gaulois.

Cette douceur, cette déférence des conquérants envers les Gallo-Romains s'explique non-seulement par l'action invariable d'une civilisation avancée, mais encore par la faiblesse relative du nombre des conquérants. Les compagnons de Clovis étaient en trop petits groupes pour réduire à l'esclavage une population qui habitait des cités fortifiées et des villes opulentes ; c'était, qu'on me passe le mot moderne, une trop faible garnison pour une nationalité si considérable.

L'état de la propriété ne se modifia aussi qu'accidentellement : on ne lit dans aucune formule, dans aucun diplôme, que les Francs se soient emparés des terres sur lesquelles les Romains dépouillés n'auraient plus été que des colons esclaves. Les seules propriétés qu'acquirent les rois francs ce furent les terres fiscales dont les revenus étaient aux mains des officiers de l'empire. Les valeureux compagnons de Clovis dédaignant la culture des terres, le, donnaient aux Gallo-Romains qui les possédaient comme colons libres. Les terres fiscales (du domaine) seules furent partagées entre les Francs comme récompense des services et ce fut l'origine des bénéfices et de la féodalité : l'obligation des services fut fixée selon l'étendue du bénéfice fiscal qu'on avait reçu du roi. Les autres terres demeurèrent aux mains des anciens propriétaires, qui les cultivaient à côté des colonies de lètes ; les codes théodosiens règlent la société et la propriété comme s'il n'y avait pas eu de conquêtes et les compagnons de Clovis, avides d'or, d'argent et d'airain obtenus sans travail, rejetaient le labeur et ses devoirs : les nations ne se les imposent qu'à la deuxième période de leur civilisation[20].

Autour de Clovis revêtu du pallium consulaire, il se forma une certaine hiérarchie de dignités presque romaines : avant son établissement dans les Gaules, le chef des Francs n'avait auprès de lui que des compagnons d'armes, presque ses égaux. Depuis que les Francs avaient vu la hiérarchie byzantine, ils en acceptaient les formules brillantes et le costume de pourpre. Les diplômes portent le scel d'un chancelier ou de l'apocrisiaire[21].

La Gallia Christiana constate l'ordre régulier des métropoles et des suffragances dans l'Église avec les institutions monastiques qui gardent leur indépendance sous les règles particulières de saint Cassien, de saint Martin de Tours et de saint Benoît, modèles de hiérarchie : dans Tordre civil, les Francs conservent les municipes avec leur magistrature. Les grandes cités romaines, Lyon, Vienne, Sens, Arles, Toulouse, restent métropoles. Après quelques désastres passagers de l'invasion, sous l'influence des rois francs d'autres cités grandirent : ainsi, Reims, Soissons, Laon, Noyon, deviennent capitales. La Lutèce de l'empereur Julien s'agrandit aussi : Clovis habite le palais des Thermes et ses vastes jardins ; les rois francs font bâtir les basiliques des Saints-Apôtres, de Saint-Vincent, de Saint-Denis, qui groupent autour d'elles des populations de marchands et de pèlerins. Certaines cités doivent toute leur importance à ces pèlerinages autour des cathédrales et de la tombe des martyrs. Ainsi Tours devint une importante cité à cause de la tombe de saint Martin : les rois y venaient vivre et surtout y mourir.

Ce qui constate encore toute l'influence de l'ancienne société, c'est que les chartes et diplômes si rares qui nous restent, ne sont pas écrits en langue barbare[22] mais en latin : telle est l'épître de Clovis adressée aux évêques du siège apostolique, sorte de circulaire que le roi leur envoie après son invasion dans le pays des Goths ariens afin de leur en expliquer le but[23]. Votre béatitude ne peut rien ignorer de ce que la renommée a déjà répandu sur notre invasion dans le pays des Goths : et d'abord nous avons ordonné que rien de ce qui touchait aux églises ne fût arraché ou pillé[24]. Si vous connaissez quelqu'un qui étant sous notre paix[25], clerc ou laïque, a pillé, écrivez-nous sous votre scel une lettre, et vous verrez que nous y ferons droit. Cependant, si notre peuple désire une affirmation positive, ne tardez pas à nous l'envoyer ainsi que votre bénédiction.

A côté de cette épître on en trouve une autre, qu'Avitus (saint Avit), évêque de Vienne, adresse au roi pour constater l'ardente approbation que l'Église donnait aux conquêtes de Clovis. Le chef franc ayant annoncé à Avitus sa résolution d'adopter la foi du Christ, l'évêque lui répond : Oh ! combien ne serait-il pas heureux ce jour où votre corps sera régénéré par la foi du Christ. Si je puis y assister corporellement, je ne manquerai pas à cette communion de joie : chacun applaudit au succès, à la gloire que vous procurez à votre pays. Combien votre bonheur nous touche toutes les fois que vous combattez : c'est nous-même qui triomphons[26]. Le pape Anastase écrit également à Clovis : Nous voulons vous apprendre par le prêtre Iminius combien vos frères sont les nôtres : combien se réjouit notre sainte mère l'Église, de tout ce que vous avez fait pour Dieu[27].

Les épîtres de Clovis, aux évêques, au souverain pontife, ses ambassades à Constantinople, semblent toujours constater que les Francs avaient accepté la civilisation gallo-romaine. Ils y arrivent avec effort, sans dépouiller absolument le vieil homme, car ils conservent quelques sauvages habitudes, et surtout Tardent amour pour les femmes qu'ils prennent et répudient capricieusement comme des hommes sans frein. De tous les temps l'amour de la chair rapproche de la bestialité : c'est ce que l'homme dépouille le plus difficilement ; car l'unité du mariage est une perfection. La monarchie qui s'établit n'est pas non plus une idée franque, mais un principe de la loi des empereurs et des papes. Ce principe se développe sous les successeurs de Clovis, à travers tous les excès de la violence et de la force. Un pacte tacite s'accomplit : la Gaule offre son sol, ses cités, ses arts, sa politesse, sa civilisation ; le Franc donne sa force, son courage, l'énergie de son caractère ; et de cette fusion est née notre splendide nationalité !

 

 

 



[1] Comparez sur les doctrines des Ariens, des Donatistes et des Manichéens les critiques Beausobre, Bayle et Tillemont, le savant janséniste. Il existe très-peu de monuments ariens.

[2] Le concile d'Arles porte la date de 314. Le père Labbe a publié une précieuse collection des conciles. Celui d'Arles est dans le tome Ier, p. 425. Dans leurs épîtres au pape, les évêques reconnaissaient sa supériorité : qui diocœses majores tenes.

[3] On lit dans quelques éditions : qui projiciunt arma in bello aut in prœlio, disposition contre la lâcheté de ceux qui jettent leurs armes dans la bataille.

[4] Ad ann. 374. Epistol synod. concil. Araus. Labbe, t. II.

[5] Le premier concile d'Orange est de 441.

[6] L'état de veuve était reconnu par les lois de l'Église ; elles étaient soumises à porter un voile noir. Les Ariens les en dépouillaient : Depullitæ viduæ.

[7] Labbe, t. III, p. 1452.

[8] Le recueil précieux du père Labbe sur les conciles doit être parcouru avec un grand soin si l'on veut se faire une idée de l'état de la société.

[9] Saint Benoît, qu'on appela le patriarche des moines d'Occident, naquit en 480 et mourut en 523.

[10] Le pape saint Grégoire disait de cette règle : Discretione præcipua, sermone luculenta.

[11] Gregor. Turon., De glor. confessor., a. 77.

[12] On a trouvé des Mythriaques à Lyon (Gruteri Inscript. thesaurus, p. 33-402) ; à Nîmes (Spond Dissert. 3, p. 71) ; à Bourges et à Saint-Audiol (Caylus, Recueil des antiquités, t. III. p.342). Porphyre a écrit un livre mystique de Antro nymphar.

[13] Il existait des traces de tous ces vieux cultes jusque sous Charlemagne. Un capitulaire est dirigé contre ceux qui adorent les pierres, les arbres.

[14] Montesquieu s'est passionné contre les lois visigothes jusqu'à en devenir ennuyeux ; l'esprit lui fait défaut.

[15] La collection des conciles de Tolède qui comprend la loi des Visigoths, a été publiée, 1 vol. in-fol.

[16] Romanorum politia et aliis institutis et multis utuntur, hisdemque legibus vivunt et cæteris item, ut in conventibus faciendis et nuptiis medelisque eadem statuant. Agathias, de Bello Goth., liv. I, cap. IV.

[17] La loi salique ne fut écrite en latin qu'après l'établissement des Francs dans les Gaules. C'est Théodoric, roi d'Austrasie (Metz), qui la fit rédiger ou traduire ; il recueillit également les coutumes des Allemands et des Bavarois. Les lois des Visigoths furent données par Euric et corrigées par Leuvigilde : les lois des Bourguignons ne datent que du premier siècle de leur établissement.

[18] L'esprit éminent de M. Guizot s'est beaucoup étendu sur la distinction des Francs et des Gaulois ; à cette époque M. Guizot appartenait à un parti politique, sous la Restauration, qui voulait établir que les Gaulois étaient le peuple et la bourgeoisie, et les nobles, les fils des anciens Francs.

[19] Voyez le travail si érudit de H. Raynouard sur les Municipes romains et francs. Quant à l'égalité entre les Bourguignons et les Romains, elle fut écrite dans la loi : Burgundio et Romanus una conditione teneantur. (Lex Burgund., tit. X.). Cette même condition est répétée (tit. XV, chap. Ier.) Quod tamen inter Burgundiones et Romanos æquali conditione volumus custodiri.

[20] Le municipe romain survivait à tout. Dans les chartes on trouve indiqués le curator, magister militum, la curia publica. Voyez, du reste, Du Cange aux mots Leud, Beneficium, Salica.

[21] Mabillon, Diplomat., verb. Apocrisiar. et le Glossaire de Du Cange, v. Cancel. Apocris.

[22] Les archives possédaient quelques rares diplômes du temps de Clovis : beaucoup sont apocryphes.

[23] Cette circulaire est ainsi adressée : Dominis sanctis et apostotica sede dignissimis Episcopis : Chiotovechus rex. (Duchesne, Histor. Francor. scriptor., t. I, p. 836.)

[24] In primo quoque de ministerio ecclesiarum omnium præcepimus ut nullus ad subripiendum in aliquo conaretur. (Ibid.)

[25] Notre domination.

[26] Successus felicium triumphorum, quos per vos regio illa gerit, cuncta concelebrant ; tangit etiam nos felicitas, quotiescumque illi pugnatis, vincimus. (Alcim. Avit., Epistol., 95.)

[27] Lætifica ergo, gloriose et illustris fili, matrem tuam, et sis illi in colamnam ferream ut custodiat te in viis tuis et det tibi in circuitu de inimicis tuis victoriam. (Anast. Epistol.)