CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

LIVRE VII. — HISTOIRE DES ROIS OU CHEFS FRANCS, DEPUIS CLOTAIRE Ier JUSQU'À DAGOBERT.

 

 

De tous les fils de Clovis, Clotaire, vieillard déjà, restait seul debout et couronné ; parent impitoyable, il avait frappé de mort ses deux neveux pour s'emparer des terres de leur partage. La résidence de Clotaire était à Soissons ou à Noyon, dans de grandes métairies que les chroniques appellent quelquefois palais ; il allait à Compiègne pour les chasses : les rois francs parcouraient incessamment ces vastes solitudes, suivis de chiens molosses, à la poursuite de l'urus, des monstrueux sangliers et des cerfs unicornes, races disparues.

Clotaire restait impitoyable, plein de ressentiment et de vengeance : son fils Chramne s'était réfugié chez les Bretons de la Confédération armoricaine, république indépendante. Clotaire résolut la mort de ce fils, et ses Leudes attachèrent Chramne sur un banc de bois, un bâton noueux au cou et l'étranglèrent, puis ils mirent le feu à la maison de manière que les femmes et les enfants de Chramne qui pleuraient sur le corps de leur père, de leur époux, à l'imitation des funérailles antiques, furent réduits en cendre avec lui[1]. Ainsi la vieillesse semblait durcir la cruauté de ce caractère. Les Mérovingiens furent la famille des Atrides dans l'histoire de France.

Cependant la maladie vint, et avec elle l'inquiétude, la souffrance. Clotaire, pour se purger de ses cruautés envers la race de Clovis, visita le tombeau de saint Martin de Tours, lieu de repentir et de pardon ; selon les habitudes franques, sur la route, en allant et en revenant, Clotaire chassait à grande voie dans les forêts ; il courut toute une journée dans celle de Guise où la fièvre le saisit : le roi mourut à la métairie de Compiègne. Jamais il n'avait eu de respect pour les lois divines et humaines : six femmes ou concubines partagèrent à la fois sa couche ; il en eut quatre fils, et à sa mort le partage fut encore la loi de succession royale. Ce n'était plus une famille mais une tribu que formaient ces enfants nés de mères différentes, légitimes ou concubines.

Il fallait que cette loi de partage fut bien puissante, bien énergique dans les habitudes germaniques, pour ainsi se reproduire incessamment : elle pourrait s'expliquer. Ces races confuses de conquérants comptaient des origines très-distinctes, séparées, et chacune voulait avoir un roi ; les Francs du royaume de Paris refusaient d'obéir à un chef, roi de Metz ou de Soissons. Dans le royaume d'Orléans il y avait beaucoup de Lètes saxons, et au centre des Gaules, vers les Alpes campaient les Bourguignons de la primitive conquête. A Metz, les Austrasiens conservaient plus vigoureusement les lois, les coutumes des ancêtres. A Soissons étaient encore les Lètes francs, ancien colons depuis l'empereur Julien. A la tête de ces différentes races, il fallait des chefs particuliers, parce qu'elles n'avaient entre elles aucune sympathie. De là le partage par succession : les guerres toujours renouvelées s'expliquent aussi par les antipathies de nationalités. De nos jours les tribus de l'Amérique se déchirent, se massacrent incessamment : les temps barbares ont des similitudes[2].

Caribert devint roi de Paris, et par une bizarrerie de ces divisions de territoire, il obtint les terres de Quercy, d'Albigeois et une partie de la Provence depuis la Durance jusqu'à la mer : il mourut presque aussitôt sans descendant mâle ; pourtant comme tous ses frères et ses oncles il avait reçu quatre femmes dans sa couche[3]. Si Caribert fixait sa demeure à Paris, Gontran qui prit le titre de roi d'Orléans et de Bourgogne, demeura soit à Châlons-sur-Saône, soit à Lyon, la contrée très-civilisée de la Gaule ; il fit la guerre aux Austrasiens, et en succédant au royaume de Paris, il vint s'établir au palais des Thermes, de préférence à Lyon et à Autun. Sur ces terres un grand nombre de Romains jouissaient des mêmes droits, du même code que les Bourguignons : la domination de l'empire n'y était même point effacée, car on voit à côté du roi Gontran un patrice du nom de Mommolus qui, à l'imitation d'Aëtius et de Syagrius, s'armait et combattait contre les Austrasiens et contre les Lombards. Aussi presque toutes les villes impériales obéissaient à Gontran, sans en excepter Arles que tant de souvenirs rattachent à Rome ; le patrice Mommolus[4] victorieux chassa les Lombards du Dauphiné et de la Savoie dont ils s'étaient emparés. C'est un fait qui se renouvelle très-souvent dans les chroniques que cette influence des patrices romains, hommes de guerre avec les traditions militaires de l'empire.

La séparation complète des deux nationalités austrasienne et neustrienne se développe toujours et Sigebert, roi de Metz, n'eut aucun rapport avec Gontran, roi de Bourgogne. A cette époque commence à se produire en Austrasie la coutume qui va bientôt dominer et perdre la première race, l'élection d'un maire du palais à côté du roi, dignité inhérente aux mœurs germaniques : les Austrasiens, les plus belliqueux des Francs, ne se contentaient plus d'un simple chef héréditaire, mou, efféminé, casanier. Us voulaient à leur tête un des leudes, élu sous le titre de maire du palais, toujours prêt à les conduire vers de nouvelles terres. A mesure que la royauté franque se civilisait trop sous l'action du droit romain et des évêques, les Austrasiens gardaient ou reprenaient le caractère de la première invasion germanique. Comme les Neustriens[5] étaient conduits par un patrice romain, les Austrasiens allaient élire un maire du palais parmi leurs leudes. Quand la royauté mérovingienne perdait quelque chose de son caractère primitif, une autre autorité s'élevait à côté de sa puissance civile pour la dominer.

Comme Sigebert, roi d'Austrasie, était un homme fort, le maire du palais n'eut qu'une autorité secondaire. Sigebert dispersa en personne les nouvelles hordes d'Albares ou Alvares, terribles envahisseurs des Gaules[6], préservant ainsi Paris, Autun, Orléans d'une grande destruction : il envoyait le maire du palais, Gogou, dans les terres des Visigoths en Espagne pour demander en mariage la fille du roi Athanagilde, elle prit le nom de Brunechild ou Brunehaut : douée d'une grande beauté, elle apportait à la cour d'Austrasie les habitudes et les mœurs de sa race, qui occupait une grande partie de l'Espagne ; presque romaine d'origine, Brunehaut avait le goût des arts et des monuments ; les leudes austrasiens la reçurent avec inquiétude comme une fille du midi, et plus tard ils la traitèrent avec colère. A chaque époque de l'histoire ces haines entre le midi et le nord se manifestent dans les plus petits incidents des chroniques.

Au milieu des Lètes et des Francs colonisés à l'extrémité des Gaules régnait Chilpéric, roi de Soissons. Le premier acte de son règne fut une levée d'impôt au profit du fisc sur les colons cultivateurs. Beaucoup émigrèrent dans les États austrasiens, où ils trouvèrent des sympathies de race. Ces émigrations expliquent les victoires faciles de Sigebert sur Chilpéric et les Neustriens. Dans ce royaume de Soissons violemment agité s'élevait la puissance d'une autre femme, Frédégonde, dont l'histoire va se mêler comme un sombre épisode aux annales mérovingiennes ; son origine n'était pas illustre comme celle de Brunehaut, on la disait même de race esclave. Captive des batailles, Chilpéric l'avait prise comme concubine selon le rite barbare : or, il l'aima si prestigieusement que pour elle il répudia sa première femme Audovere. Si Chilpéric n'osa proclamer Frédégonde, reine assise sur le trône, il lui laissa tout pouvoir dans le palais[7], et lorsque le roi, pour satisfaire l'orgueil de ses leudes, prit une nouvelle compagne, Galasuinde (la sœur de Brunehaut, de race Visigothe), Frédégonde agit avec tant de charme et de sourdes menaces auprès de Galasuinde qu'elle lui persuada de vivre dans la solitude. Un matin on la trouva morte dans son lit et Frédégonde fut accusée de l'avoir faite étrangler. Chilpéric, dominé par un irrésistible ascendant, alors épousa l'esclave triomphante[8]. Ainsi les trois frères, Gontran, Sigebert et Chilpéric, élevaient jusqu'à eux des femmes d'une ambition hardie : Gontran épousait Austrégilde, caractère tellement fier et impétueux qu'elle ordonna de faire enterrer avec elle tout vivants les deux médecins qui l'avaient soignée, parce qu'ils n'avaient pu la préserver de la mort. Sigebert se confiait à l'intelligence supérieure de Brunehaut, et Frédégonde régnait sous le nom de Chilpéric. Il fallait que l'émancipation de la femme fût bien avancée pour qu'elle passât de la servitude domestique (le droit romain) au gouvernement de ces tribus si fières, si hautaines dans la guerre, si dédaigneuses de l'épouse et de la concubine.

Cette époque fut troublée par de nouvelles invasions de barbares dans les Gaules et l'Italie. On vit apparaître sur les Alpes les débris de ces vigoureux peuples lombards si terribles dans leurs conquêtes. La nécessité de la défense avait grandi simultanément la puissance du patrice Mommolus et des maires du palais d'Austrasie et de Neustrie. Comme les rois des Francs ne combattaient plus en personne à la tête des armées, ils les confiaient aux ducs, aux comtes, maires du palais ou patrices ; souvent l'exercice du pouvoir en consacre le droit. N'était-il pas naturel que le sceptre tôt ou tard passât à ceux qui tenaient l'épée ? Patrices, ducs, comtes élevèrent à la royauté Gondebauld, bâtard de Clotaire, alors à Constantinople. Le royaume de Paris, à la mort de Chilpéric, fut en tutelle sous Gontran, tandis que Childebert II allait combattre les Lombards comme auxiliaire des empereurs. Les chroniques racontent une suite de massacres et de vengeances dans cette suspension générale de tout pouvoir régulier. En parcourant les sommaires des vieilles chroniques de Saint-Denis, on peut se faire une idée de ces temps sans frein, sans humanité. Voici ce qu'on y lit : Comment le roy Chilpéric estrangla sa femme et comment il espousa la seconde par malice de Frédégonde. — Comment le roy Sigebert fut occis par Frédégonde. — Comment ladite Frédégonde fit estrangler le roy Chilpéric son seigneur. — Comment Brunehaut empoisonna son neveu le roy Théodoric.

On a besoin de détourner les yeux de cette société atroce qu'on a voulu présenter dans les livres classiques comme une monarchie régulière. Les chroniques racontent ces faits toujours sans s'émouvoir, comme s'ils étaient dans les habitudes, dans les mœurs des rois, des leudes, maires du palais et peuple. Frédégonde, tristement irritée de voir ses enfants mourir dans une épidémie, fit brûler Clovis II, leur compétiteur ; Childebert brise le crâne à ses deux neveux, sans examen, sans justice : nulle pensée d'ordre encore ; une chronologie incertaine ; des batailles, des combats sans suite, sans fin ; des rois enfants, des maîtres de la milice ou du palais ; des minorités, des tutelles. Telle est la chronique de cette sombre époque[9]. Frédégonde, l'esclave émancipée, garda l'autorité par l'énergie de son caractère ou la cruauté de son pouvoir. Quand Sigebert assiégeait le roi de Soissons dans Tournay, Frédégonde mit le poignard à la main de deux affidés pour le tuer. Maintenant, à la tête de l'armée, elle poursuit Brunehaut et ses fils, la veuve du malheureux roi austrasien, jusque dans Paris ; elle s'en empare et la garde en otage. Fière de ses succès, Frédégonde fait égorger tous les enfants de Chilpéric afin d'assurer la succession aux siens ; Chilpéric est lui-même frappé et la main de Frédégonde a dirigé le bras du leude Landry, maire du palais, son amant, qui tue le roi sans hésiter[10].

Ce fut le signal d'un soulèvement parmi les leudes. On accusa Frédégonde de la mort du roi : Punissez l'adultère ! fut le cri des leudes. Abandonnée de tous, Frédégonde vint chercher un refuge dans l'église de Paris, Saint-Vincent ou des Apôtres, qu'elle avait enrichie d'or et de pierreries ; elle écrivit à Gontran, roi de Bourgogne, une lettre ferme et fière au nom de ses enfants, les légitimes héritiers de Chilpéric. Gontran, profondément touché, la proclama régente : elle régnait sous le nom de Childebert. Tous les leudes qui tentèrent de se soulever, elle les exila, les frappa sans pitié. Expression de la société barbare, naguère esclave, Frédégonde garde toutefois dans ses cruautés une pensée de commandement. Elle essaye de frapper le jeune roi d'Austrasie, et lorsque la vengeance de tant de crimes soulève contre elle rois et peuples, Frédégonde n'hésite pas à marcher à la tête des leudes fidèles ; partout elle obtient la victoire. Elle n'était plus jeune, ses charmes, avaient disparu sous ses cheveux blancs : d'où venait prestige ? C'est qu'elle correspondait par son caractère énergique à cette société franco-germanique que le christianisme avait tant de peine à contenir. Frédégonde en triompha, et dans ses jours de victoire elle mourut[11], après avoir assuré le trône à ses enfants.

Brunehaut, qui lui survécut, offrait un caractère tout opposé. D'origine méridionale, elle avait conçu une haine implacable et une jalousie indicible contre Frédégonde, la femme du nord, qui avait étranglé la propre sœur de Brunehaut ; malheureuse dans sa lutte contre l'esclave élevée sur le trône, Brunehaut, issue du sang royal, subit mille résistances ; toute trempée de l'esprit romain, elle embellissait les villes, construisait les chaussées, œuvre des légions colonisées. En histoire, ceux qui succombent à la peine dans une grande œuvre, sont inflexiblement jugés : le succès est nécessaire à la renommée. Brunehaut œ réussit qu'un temps, et sa mort terrible fut le châtiment de sa pensée hardie. Brunehaut eut à lutter contre mille résistances ; à mesure qu'elle vieillissait, elle devenait inexorable ; l'âge cherche â voiler la faiblesse par la cruauté, et le cœur se fait dur â mesure que le corps s'affaiblit. Brunehaut voulut réprimer les chefs des leudes et ceux-ci s'en vengèrent[12]. La reine, avec son éducation latine, appartenait à une race dominée par la civilisation ; les Visigoths conservaient les monuments publics et les vestiges du monde ancien. Tout ce qui reste de débris d'antiquités dans les Gaules, on le doit à Brunehaut ; elle répara les vastes chaussées[13], les aqueducs, et son nom fut donné à des débris dispersés sur la surface des provinces.

La puissance de Brunehaut fut appuyée par les papes qui voulaient apaiser, adoucir les mœurs des barbares. Plus elle soulevait l'opposition parmi les leudes, plus elle trouvait d'appui à Rome et à Byzance. Brunehaut succomba dans cette lutte, et les détails du terrible jugement porté contre elle ont été conservés par les chroniques comme une de ces tragédies de la Grèce, car à l'origine tous les peuples se ressemblent. C'était en l'année 613 ; le crédit de Brunehaut avait faibli déjà sous la résistance[14]. Clotaire II, roi de Soissons, recevait alors un message : les leudes d'Austrasie et de Bourgogne lui écrivaient que, fatigués de la tyrannie de Brunehaut, ils le seconderaient s'ils voulait lever la hache contre la Reine. Clotaire répondait : J'ai avec moi les leudes et les comtes : qu'ils jugent ce que je dois faire, j'exécuterai leur sentence, et les leudes rassemblés déclarèrent la régente déchue. Brunehaut, à cinquante-neuf ans, le front ridé sous la couronne, apparut au milieu du champ de bataille. Elle conduisait par la main Sigebert, l'aîné des enfants de Thierry : dans les plaines de Châlons-sur-Marne, où naguère l'armée d'Attila avait été dispersée par Aëtius le Romain, la reine vint offrir la bataille aux Austrasiens et à Clotaire qui les avait rejoints avec les colons francs et les Le tes de Soissons[15]

Ce ne fut pas un combat, mais une défection. Au signal donné par Warnacaire, maire d'Austrasie, tous les leudes abandonnèrent la régente sans combattre. Les enfants de Thierry, Sigebert, Corbe et Mérovée, furent livrés à Clotaire II ; deux tombèrent sous le glaive des chefs austrasiens, le troisième fut jeté dans un monastère avec la couronne du servage. Brunehaut avait quitté le champ de bataille pour se dérober à la vengeance par la fuite : son connétable la livra en traître dans le bourg d'Orville, près de Dijon. Amenée devant Clotaire, Brunehaut ne fléchit pas ; son attitude ne témoigna d'aucune émotion quand on l'accusa de tous ses crimes devant les leudes. Ceux-ci se vengèrent avec tous les délices d'un ressentiment satisfait. Les hommes les plus implacables sont ceux qui triomphent un jour après avoir tremblé longtemps. Pendant cent heures, Brunehaut dut parcourir l'armée des leudes promenée sur un chameau, en signe d'humiliation ; on l'insultait, on lui crachait au visage ; elle fut liée par un bras et par un pied à la queue d'un cheval furieux qui lui brisa les membres. Ce supplice d'une femme, vieille déjà de soixante ans, réjouit les leudes, comme s'il s'agissait d'une fête : chez les barbares, la vengeance a ses joies, ils aiment les longs et cruels supplices[16]. Cette scène terrible se passa au village de Reneve, sur la rivière de Vingenne en Bourgogne.

La vieille chronique de Saint-Denis raconte aussi dans son langage le supplice de Brunehaut : Quant le roy eut parlé, tous les leudes s'écrièrent qu'elle devait périr par la plus cruelle mort que Ton pourrait penser ; lors le roy ordonna qu'elle fût liée par les bras et par les cheveux à la queue d'un jeune cheval qui onques n'eust esté dompté et traînée par tout l'ost (l'armée). Ainsi comme le roy le commanda fu fait ; au premier coup que celui qui estoit sur le cheval feri (frappe) des esprons, il lança si roidement que il lui fist la cervelle voler des deus pies de derrière. Le cors fu traîné parmi les buissons, par espines, par mons, par valées, tant que elle fu toute dérompue par membres[17].

L'Église seule n'accepta pas l'impitoyable sentence des leudes. Les cendres de Brunehaut, qu'on avait voulu jeter au vent, furent recueillies par les moines avec un soin attentif. Un tombeau les abrita dans le monastère de Saint-Martin d'Autun, que la reine avait fondé. Les noms des bienfaiteurs restaient inscrits dans les nécrologes des abbayes et sur les pierres funéraires dans les églises. Le tombeau de Frédégonde fut aussi bien conservé que celui de Brunehaut : au monastère de Saint-Germain-des-Prés, on voyait naguère sur une mosaïque déchiquetée par le temps, la figure couchée d'une femme aux vêtements longs, la couronne sur la tête, une sorte de sceptre à la main, et on lisait : Frédégonde, femme de Chilpéric[18]. Aussi le souvenir de ces deux reines ne s'effaça pas : Frédégonde, l'esclave reine, mourut dans son lit et conduisit à bien le pouvoir qu'elle avait presque usurpé ; Brunehaut, au contraire, d'une naissance illustre, souleva contre elle les leudes, et ils ne lui pardonnèrent pas ! Ce supplice de la reine Brunehaut fut une révolution qui retrempa les leudes francs dans l'esprit germanique : elle grandit naturellement la haute puissance des maires du palais. Arnould et Pépin avaient joué un rôle considérable dans la tragédie de Brunehaut, et ils profitèrent du triomphe.

Clotaire II, qui réunit désormais sous sa main la souveraineté de la Neustrie, de la Bourgogne et de l'Austrasie, ne régna pas en réalité : seulement il garda la couronne au front comme l'expression d'une race sacrée sous la main des maires du palais[19] avec cette différence qu'en Neustrie, où dominaient des mœurs plus douces, avec les traditions gallo-romaines, les maires du palais n'étaient encore qu'une institution subordonnée, tandis qu'en Austrasie les maires du palais, chefs des leudes, gouvernaient réellement. Après Brunehaut, il n'y eut plus que des fantômes de rois d'Austrasie. Nul pouvoir régulier ne devait s'élever au milieu de ce désordre. Pour donner une idée de cette société et de ce temps, l'histoire doit recueillir les épisodes, les incidents conservés dans les chroniques, car ils donnent une idée des mœurs et des coutumes de cette société : Le comte Sichaire, après avoir tué les parents de Chramnisinde, s'était lié avec lui d'une grande amitié, et ils se chérissaient tous deux avec une telle tendresse qu'ils prenaient souvent leurs repas ensemble et couchaient dans un même lit. Un jour, Chramnisinde avait préparé à souper et avait invité Sichaire à son festin. Celui-ci étant venu, ils se mirent ensemble à table ; comme Sichaire, pris de vin, tenait à Chramnisinde beaucoup de fâcheux propos, il en vint À dire à ce qu'on rapporte : Tu dois bien me rendre grâce, mon très-cher frère, de ce que j'ai tué tes parents, car la composition que tu as reçue pour cela fait que Tor et l'argent abondent dans ta maison : tu serais maintenant nu et misérable si cela ne t'avait pas un peu remonté. Ces paroles de Sichaire excitèrent une grande amertume dans l'âme de Chramnisinde et il dit en lui-même : si je ne venge pas la mort de mes parents, je mérite de perdre le nom d'homme et être appelé une faible femme. Aussitôt ayant éteint les lumières, il fendit avec sa framée la tête de Sichaire, qui en ce dernier moment de la vie jeta un cri et tomba mort[20].

Ces épisodes sauvages remplissent la moitié de la chronique de Grégoire de Tours et de Frédégaire. Elle continue ainsi : La quinzième année du roi Childebert, le roi Gontran chassant dans la forêt des Vosges y trouva les restes d'un buffle[21] qu'on avait tué. Le garde de la forêt sévèrement interrogé pour savoir qui avait osé tuer un buffle dans la forêt royale nomma Chaudon, chambellan du roi. Alors le roi ordonna qu'il fût saisi et conduit à Châlons chargé de liens. Tous les deux ayant été confrontés en la présence du roi et Chaudon soutenant qu'il ne s'était nullement permis l'action dont on l'accusait, le roi ordonna le combat[22]. Le chambellan présenta son neveu pour combattre à sa place ; tous deux se rendirent sur la chaulée et le jeune homme ayant poussé sa lance contre le garde des forêts lui perça le pied, celui-ci tomba aussitôt en arrière ; et comme le jeune tirant le couteau qui pendait à sa ceinture tâchait de lui couper la gorge, l'autre lui perça le ventre de son couteau. Tous deux tombèrent morts, ce que voyant, Chaudon prit la fuite pour se rendre dans la basilique de Saint-Marcel : le roi s'écria qu'on le prit avant qu'il n'atteignît le seuil de l'édifice sacré ; il fut pris, attaché à une potence et pendu. Le roi eut ensuite un grand repentir de s'être laissé aller si promptement à la colère et d'avoir fait mourir avec tant de précipitation pour une petite faute un homme qui lui était nécessaire et fidèle.

Telle était la société mérovingienne de Clotaire II : sous ce règne le territoire des Francs reçut sa plus grande extension. Par l'Allemagne, il s'étendait jusqu'en Bohême et à la rive gauche de l'Elbe. Au nord, les frontières dépassaient presque la Hollande jusqu'à l'embouchure du Rhin et revenaient à travers les Flandres et la Bretagne jusqu'à l'océan Britannique ; au midi, ce territoire avait pour limites les Pyrénées, la Méditerranée ; les Alpes et le Tyrol servaient de frontières. Indépendamment de cette souveraineté, les rois francs avaient pour tributaires les Bavarois et les Lombards, les Saxons de manière que presque tous les peuples de l'invasion étaient groupés sous un chef ou payaient tribut[23]. Et pourtant la famille des Mérovingiens était en décadence : Clotaire II n'était plus roi ou chef que de nom, les maires du palais gouvernaient librement chacune des nationalités soumises ; les Austrasiens avec plus d'énergie, les Bourguignons avec plus de caprice, les Neustriens avec plus de douceur et de mansuétude romaine, parce qu'ils s'étaient assouplis sous l'ancienne domination. Tous les actes, toutes les lois de Clotaire se ressentent de cette situation nouvelle. Les bénéfices furent confirmés d'une manière irrévocable aux leudes et aux comtes qui les possédaient ; quelques principes de l'hérédité furent proclamés même pour la possession des fiefs[24]. Les leudes imposaient des conditions au roi : n'étaient-ils pas les maîtres de la couronne ? Les Bourguignons se montrèrent surtout avides de terres domaniales et de fiefs : aux uns, le roi accordait des exemptions de tributs ; aux autres, il concédait les terres du fisc[25].

Clotaire espérait par ces actes de générosité préparer l'association de son fils Dagobert à sa couronne. Dagobert était né dans le royaume d'Austrasie et son éducation, bien qu'empreinte de quelques sciences, s'était accomplie au milieu des leudes et des comtes germaniques ; aussi en l'associant à son royaume Clotaire lui donnait le gouvernement des terres d'Austrasie[26]. A ses côtés, le roi plaçait deux hommes qui déjà tenaient une grande place dans la race austrasienne, le maire du palais Pépin, et l'évêque Arnould, expression des leudes et des clercs germaniques. Dans cette abdication, Clotaire II ne s'était réservé que les forêts des Ardennes et des Vosges, car il aimait passionnément la chasse. Les leudes d'Austrasie s'y opposèrent. Quand Dagobert épousa au palais de Clichy, près Paris, Gomatrude, la sœur de la reine, les leudes demandèrent hautement qu'à la suite de ce mariage les forêts des Vosges et des Ardennes fussent réunies à l'Austrasie ; ce débat soumis à l'arbitrage de six leudes et de six évêques, la sentence fut favorable à Dagobert contre son père ; les forêts furent réunies au domaine du fils et ceci donna un grand chagrin à Clotaire II, vieillard déjà : il mourut à Clichy, métairie entourée de bois touffus et de garennes ; depuis quarante-cinq ans Clotaire régnait sur les Neustriens et depuis quinze ans sur les Bourguignons et les Austrasiens ; il eut pour sépulture Saint-Germain-des-Prés. Saint-Denis existait à peine alors, la tombe des rois appartenait aux anciennes abbayes. Déjà les basiliques des deux Saints-Germains étaient illustres ; placées sur les deux rives de la Seine, elles formaient comme deux forteresses, et les rois venaient s'y abriter vivants ou prêts à trépasser ; ils trouvaient asile sous les grandes voûtes des abbayes ; nul n'eût osé arracher un serf, un esclave ou un homme libre du sanctuaire. C'était une loi bien utile dans un temps où il y avait si peu de respect du droit parmi les hommes de force et de violence. Le règne de Clotaire fut, au reste, une tentative pour accomplir l'unité des races que Dagobert essaya de régulariser.

 

 

 



[1] Quelques remords et des craintes vinrent l'assiéger à son lit de mort : le roi s'écria en pleurant avec humilité : Uva ! Uva ! Quam magnus est Rex ille cœlestis qui sic humiliat sublimes terræ Reges. C'est du moins le témoignage d'Aimoin. (De gest Franc., lib. II.)

[2] Bénédictins, Art de vérifier les dates (les Mérovingiens).

[3] La mort de Caribert est de 567. Grégoire de Tours dit qu'il mourut à Paris. Aimoin le fait mourir à Blaye. Sa femme portait le nom de : Ingoberge ; il en eut trois filles : Berthe ou Editberge qui épousa le roi de Kent ; et Bertofelde et Crodielde, qui prirent le voile, l'une à Tours, l'autre à Poitiers : Caribert eut trois concubines, Marofère, Mèrofléde, Theudegilde.

[4] Ces patrices étaient pour les Bourguignons à peu près les maires du palais.

[5] Le roi Gontran avait eu pour femme Austregilde : elle mourut dans une grande épidémie qui ravagea les Gaules : Hoc anno, morbus validus cum profluvio ventris et variola, Italiam Galliam afflixit.

[6] Les Albares appartenaient à la puissante et terrible famille des Huns.

[7] C'est pour la première fois à cette époque qu'on trouve désigné avec précision les maires du palais appelés jusqu'ici : Majorem domus repiæ. Comitem domus regiæ.

[8] Grégoire de Tours, liv. IV.

[9] Grégoire de Tours, liv. VIII. — Je donnerai la chronologie des bénédictins comme la plus sûre, plus exacte.

[10] Chilpéric fut frappé en descendant de cheval au retour de la chasse en 484.

[11] La mort de Frédégonde est 597 : elle avait cinquante-sept ans.

[12] Grégoire de Tours a jugé la reine Brunehaut avec une grande impartialité. Fredégaire qui appartenait à la race franque ne l'a pas épargnée. La lettre admirable de saint Grégoire, le pape, à la régente indique tout valeur morale de la reine : voyez Dom Bouquet, Collection des anciens historiens de la France.

[13] Plusieurs chaussées de la Flandre, de la Bourgogne et de la Picardie, de grands chemins portent le nom de Brunehaut.

[14] Comparez Grégoire de Tours et Frédégaire, ad ann. 610-613.

[15] On doit remarquer une circonstance qui caractérise le triomphe des Leudes. Clotaire leur confirme et assure la possession entière des bénéfices : Quod quid parentes nostri anteriore principes, vel nos per justitiam visi sumus concessisse et confirmasse, in omnibus debeat confirmari. Charte du 16 octobre 615.

[16] Il faut aussi lire le récit de ce supplice dans la chronique de Frédégaire.

[17] Pour justifier ce supplice atroce, la chronique de Saint-Denis met dans la bouche du roi Clotaire II un discours, sorte d'acte d'accusation. (Grandes chroniques de Saint-Denis, livre IV, chap. XXI.)

[18] Je suis de l'opinion de Lenoir : si la mosaïque est bien du sixième siècle, l'inscription Fredegundia regina uxor Chilperici regis, me parait plus récente.

[19] Warnacaire fut créé maire de Bourgogne, Raddon de l'Austrasie, Herpon pour la Neustrie. Clotaire mourut en 628.

[20] Grégoire de Tours, liv. IV ; nous traduisons le mot à mot.

[21] Les buffles peuplaient alors les forêts domaniales.

[22] C'est une des traces les plus antiques du combat judiciaire, qui ne fut une règle de justice qu'aux neuvième et dixième siècles.

[23] Voyez les cartes de d'Anville et les explications que donnent sur ce territoire les bénédictins dans l'Art de vérifier les dates, règne de Clotaire II, tom. II.

[24] Edit de 615.

[25] Charte de Clotaire II. Pièces justificatives.

[26] Le roi Clotaire ne retint de l'Austrasie que ce qui était au deçà de la Loire et dans la Provence : Reddensque es solædatum quod aspexerat ad regnum Austrasiorum ; hoc tantum exinde quod citra Ligerem vel in Provinciæ partibus situm erat, suæ ditioni retinuit. Ceci confirme ce que j'ai dit de la capricieuse circonscription des successions royales.