CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

LIVRE X. — ÉTAT DES SCIENCES ET DES LETTRES SOUS LA PREMIÈRE RACE.

 

 

Les lettres et les arts avaient gardé une certaine perfection dans les Gaules lors de l'invasion des barbares. Il suffit de parcourir la France méridionale pour trouver les débris des temples, des cirques, les statues les plus perfectionnés. Les écrivains, poètes, historiens, philosophes, moralistes fleurissaient à Lyon, Autun, Arles, Marseille[1], dont les académies étaient supérieures même à celle de Rome. Tous ces monuments de l'art disparurent après l'invasion des barbares, étrangers au goût et à l'esprit ; les ténèbres furent profondes comme les épaisses forêts où vivaient naguère les tribus envahissantes. Le retour vers la science se fit par l'action persévérante des clercs, qui tous appartenaient aux nations latines et romaines. Cette lutte engagée entre la civilisation et la barbarie fut longue. Les nations conquérantes apparaissaient toutes avec un caractère fortement trempé de fer et d'airain qui échappait à toute autre action qu'à celle de la force ; la science s'y incrustait difficilement.

Toutefois, dans ce progrès qui s'opérait d'une manière lente et difficile, l'action des évêques et des monastères fut considérable ; souvent en lutte avec les leudes austrasiens et neustriens, s'ils subissaient des persécutions passagères, la domination leur restait toujours sur les municipes, les curies presque composées de Latins et de Gaulois[2] Les chroniques contemporaines comme les diplômes et les hagiographies nous ont conservé les noms des évoques, grands citoyens qui exercèrent une salutaire influence d'ordre et de civilisation dans les principales cités des Gaules. Elus par le peuple, les évêques s'élevaient sur les ruines de la conquête afin de reconstituer l'autorité et de pacifier lésâmes. Saint Martin de Tours semble les dominer tous par la popularité de sa renommée ; on entoure son tombeau ; on invoque son intervention : il calme, il apaise les luttes. Avec lui on peut citer saint Waast d'Arras, saint Remy de Reims ; Césaire d'Arles ; Hilaire de Poitiers ; Claude de Besançon ; Loup de Lyon ; Agricole de Châlons-sur-Saône ; Aubin d'Angers ; Médard de Soissons ; saint Lô de Coutances ; Landri, le fondateur de l'Hôtel-Dieu pour les pauvres malades ; Germain de Paris ; Ferréol d'Uzès ; Grégoire de Tours, le scientifique ; Félix de Bourges ; Sulpice Sévère, aussi de Bourges ; Féréol de Limoges[3].

Tous ces noms célèbres dans la mémoire et la vénération des peuples rappellent leurs actions et constatent leur influence ; tous avaient rendu des services aux multitudes dans les épidémies, les famines ; les invasions qui ravageaient les provinces dans ces siècles de désordre et de confusion. Tandis que les passions politiques élèvent les noms des héros d'un jour, et brisent le lendemain les statues élevées la veille, ces saints, dignes citoyens des cités gallo-romanes, sont encore partout vénérés ; leurs tombeaux, leurs reliques sont entourés de l'hommage des populations entières, parce qu'ils furent les palladium des cités ; leur chape, leurs robes servirent d'étendard pour repousser les, ennemis. Il ne faut jamais railler ce qui a sauvé un pays. Les générations nouvelles en possession d'autres mérites ne doivent point dédaigner les croyances du passé.

Autour de ces tombeaux s'élèvent les premières basiliques qui vous étonnent par leur hardiesse : les reliques furent d'abord placées dans des châsses, sous le crypte qui grandit, et se transforma en cathédrale. A Paris, la plus ancienne fut celle des Saints-Apôtres, Pierre et Paul, élevée par Clovis, consacrée par saint Germain (d'Auxerre) et dédiée ensuite à sainte Geneviève. A peine un siècle écoulé s'élevèrent les basiliques de Saint-Vincent, de Saint-Victor[4]. La reine Clotilde, à l'imitation de sainte Hélène, la mère de Constantin, fut la fondatrice des églises ; comme sainte Bathilde elle aima la vie monastique. Après la conversion des tribus païennes au christianisme, on vit encore se multiplier les basiliques, avec la croix au sommet pour indiquer que grands et petits devaient s'incliner devant le signe de la rédemption. Une fois la religion triomphante, les cryptes des jours de la persécution furent peu à peu abandonnées ; l'Église manifestait son culte au grand jour. Les cathédrales consacrées à saint Martin de Tours, à saint Symphorien de Toulouse, celles de Langres, de Soissons, furent les premières bâties dans des proportions considérables ; le type en fut pris par les architectes à Constantinople et à la Rome antique.

Avant les cathédrales, les monastères s'étaient déjà multipliés comme des écoles et des maisons de prières, dans les cités, dans la campagne. Presque aussitôt commencèrent les défrichements de terre, leur culture fécondes ; les monastères furent à la fois des fermes modèles, des écoles et des archives pour l'histoire et les sciences. Les chroniques nous parlent des bibliothèques monastiques riches en manuscrits ou papyrus. Les cartulaires citent les abbayes de Nanteuil dans la Neustrie[5], de Bayeux, du Mans, d'Avranches et de Rennes. Une des plus curieuses de ces fondations fut accomplie par Evrould, un des leudes les plus fiers du roi Childebert. Secouant avec une ferme volonté la vie du monde, saint Evrould fit don de tous ses biens aux pauvres, et devenu pauvre lui-même, il se retira avec trois de ses compagnons dans la forêt d'Ouches, au diocèse de Lisieux. Il faut lire dans les Bollandistes l'épouvantable description de cette forêt, toute peuplée de bêtes fauves et des hommes plus cruels encore. Le leude Evrould cultiva la terre de ses mains et civilisa ces tristes contrées ; les plus violents d'entre ces hommes devinrent ses disciples, quinze cents cellules s'élevèrent à côté de la sienne. Tous les villages des environs de Lisieux doivent leur origine à saint Evrould qui brava la peste, la famine pour sauver les populations[6].

Dans le Poitou le fondateur de la règle monastique fut saint Maxens. Un autre leude, du nom de Déodalt[7], s'établit en solitaire entre Blois et Orléans, alors désert profond, campagnes dévastées. Sur les montagnes de l'Auvergne ce fut un serf qui fonda la vie monastique, histoire touchante qui constate la protection que l'Église chrétienne accordait à la liberté. Pourain était esclave d'un Franc de haute lignée ; maltraité par son maître il s'enfuit dans la cathédrale et comme le comte irrité allait franchir les portes du sanctuaire, il fut frappé de cécité ; châtiment infligé à une vilaine âme : il ne recouvra la vue qu'après avoir donné la liberté au serf qui désormais se consacra à Dieu ; il s'éleva si haut dans la vertu que le duc d'Auvergne et Thierry, roi des Francs, s'agenouillèrent à ses pieds[8], abaissant ainsi leur front superbe devant le pauvre esclave.

Touchante légende encore que celle du serf Brachion dans cette même province d'Auvergne. Thuringien d'origine, Brachion était habile à la chasse du sanglier, infatigable dans la poursuite des bêtes fauves ! Un jour que tout haletant, il courait le cerf, il vit l'animal s'arrêter respectueux devant une grotte : Brachion s'approche, il y trouve un vénérable ermite : Mon fils, lui dit le vieillard, ne servez plus les maîtres terrestres, mais Dieu. Dès ce moment, Brachion vint étudier les lettres avec ardeur près du saint ermite ; il fit tant de progrès dans les sciences, qu'il put fonder et diriger lui-même un monastère dont il devint l'abbé[9]. Ces exemples devaient vivement frapper les populations barbares.

Dans le Maine, autre légende : c'est encore une aventure de chasse impétueuse et bouillante. Childebert poursuivait un buffle de haute taille qui se réfugia dans le monastère de saint Carilef : le roi emporté, colère d'avoir manqué sa proie, brisa la porte de l'église et expulsa les moines. Le roi voulut encore s'élancer à la poursuite du buffle, son cheval s'arrêta : il le presse de ses éperons, le cheval ne veut point s'avancer ; étonné, effrayé, le roi reconnaît la grandeur de sa faute. Alors saint Carilef, avec cette voix d'autorité que la conscience seule inspire, ordonna au roi Childebert de s'arrêter par respect pour la maison de Dieu : Roi des Francs, tu es homme et tu commandes à des hommes et à des chrétiens, dit-il : roi sur la terre, tu as un juge et un maître dans le ciel[10], ces enseignements préparaient les cœurs aux choses douces et bonnes.

Dans la Bresse, saint Trivier se retira au milieu du désert où il faisait paître les brebis : sa petite cellule devint bientôt un magnifique monastère et le désert un fertile jardin[11]. Les premiers moines qui préparèrent aux voyageurs le passage des Alpes en déblayant la neige se mirent sous la direction de saint Marins, abbé de Beuvoux au diocèse de Sisteron[12]. Dans les montagnes de Cahors, saint Ours dut son nom à sa chasse impitoyable des animaux carnassiers qui dépeuplaient la campagne[13]. Saint Léonard fertilisa le Limousin : saint Maxens le Berry. Une légende veut encore qu'un solitaire de Saint-Jean de Reomaüs ait enseigné sa règle aussi douce que le miel d'abeilles au monastère de Lérins[14] : partout ainsi les religieux fertilisaient le sol, multipliaient les canaux, fécondaient les guérets : tous les exemples d'humanité, de grandeur et de civilisation venaient de la solitude fraternelle au désert.

Plus célèbres encore que toutes ces fondations monastiques furent les monastères de Fontenelle, appelés Saint-Wandrille, antique et vénérable monument dont j'ai salué tant de fois les ruines en poussière 1 Au milieu de ces colonnes brisées, de ces saints abbés mutilés, vécurent en d'autres siècles des solitaires vénérables. La fondation du monastère de Fontenelle se rattachait au règne de Clovis II[15]. A Jumièges[16] fut écrite la plus belle chronique de l'époque carlovingienne ! Les ruines de Saint-Bertin, de Jumièges et de Saint-Wandrille furent l'orgueil du moyen âge. Les solitudes les plus profondes étaient choisies par les moines, là où il y avait un péril : ainsi, depuis les temps antiques, la tempête venait battre furieuse le mont Saint-Michel ; un rocher s'élevait et dans la langue galloise on l'appelait la tombe ou le péril de la mer ; des naufrages étaient incessamment signalés, et la barbarie des habitants achevait ce que la mer n'avait pas englouti. La légende dit que saint Michel était apparu les yeux flamboyants et s'était écrié : Pourquoi ne fait-on pas d'église dans ce lieu de périls et de pillage ! Saint Aubert, évêque d'Avranches, qui eut cette vision, la révéla à quelques citoyens, et bientôt le mont Saint-Michel fut peuplé de religieux dévoués à sauver les malheureux naufragés et à adoucir les mœurs de ces sauvages habitants qui couraient au pillage quand l'éclair signalait au loin une barque en péril. A ce même temps, saint Boniface partait pour aller convertir l'Allemagne du Rhin au Danube et lui enseigner les principes du juste et de l'injuste. Une autre mission se dirigeait vers la Frise peuplée d'hommes si barbares qu'ils dévoraient les entrailles des prisonniers[17]. Les solitaires marchaient au martyre, mais ces hommes de foi n'étaient point arrêtés par le péril : la piété leur imposait un devoir, et ils l'accomplissaient héroïquement. Tous les bons exemples, douceur, mansuétude, charité, liberté venaient du monastère ; il servait d'asile au serf, et celui qui naguère avait fui les chaînes du maître, souvent élu abbé du monastère voisin du leude ou du comte, luttait corps à corps avec son maître d'autrefois. Les rois eux-mêmes étaient obligés d'imposer un frein à leur volonté : si dans un accès de colère ils brisaient les portes de l'abbaye pour enlever la châsse ou le trésor, aussitôt une légende faisait intervenir le ciel pour les châtier : elle disait que leurs mains s'étaient desséchées comme celles d'un paralytique.

Les trois ordres d'idées sur lesquels la société repose, le respect de la propriété, la hiérarchie et la liberté vinrent de l'Église. Ces siècles étaient tout barbares. La seule littérature des Francs austrasiens consistait en quelques chants de guerre entonnés à l'instant du combat. Ce fut l'Église qui reçut comme tradition la littérature gallo-romaine : la transition fut même insensible entre les deux écoles. Presque aussitôt tout fut écrit en latin : chartes, diplômes, émanés des rois francs, lois promulguées, poésies, actes des conciles ; on n'emploie jamais dans les actes la langue gutturale de la Germanie ; il ne nous est parvenu que de très-rares documents des idiomes barbares. Toute la force de l'intelligence restait dans la main des clercs ; les leudes la dédaignaient. Les lois mêmes étaient écrites en latin : le code Théodosien, les compilations visigothes, ripuaires, saliques. La langue grecque était familièrement parlée à Marseille, à Antibes, et l'on trouve quelques fragments d'hymnes grecs dans les bibliothèques monastiques[18]. Il n'y eut qu'un court intervalle d'ignorance absolue dans la vieille Gaule au moment de l'invasion des barbares : la société resta romaine par les études des clercs qui presque tous appartenaient à l'ancienne civilisation. Il y a dans l'esprit persévérant des études une force qui triomphe tôt ou tard et que la barbarie subit même. Le glaive n'a qu'un temps, l'autorité morale de l'intelligence parvient toujours à le dominer.

Les premières œuvres littéraires dans les Gaules du quatrième au septième siècle se rattachent à plusieurs sujets, et les plus anciens monuments sont les Actes des martyrs : vivement frappés des scènes douloureuses qui se passaient dans la persécution, les fidèles cherchaient à les reproduire avec émotion et respect. Dans ces œuvres touchantes de la fidélité des disciples, rien ne peut se comparer à la lettre des martyrs de Lyon, drame complet dans lequel s'agitent des personnages sublimes : Blandine, jeune esclave, qui souffre avec une douce résignation les douleurs du cirque et chante un hymne quand ses chairs craquent sous la dent des fauves. Ces lettres étaient envoyées aux églises : l'épître des fidèles de Lyon est écrite en grec[19] (ce qui suppose que cette langue était en usage encore dans les Gaules au troisième siècle). La vie des saints, écrite souvent avec une certaine élance de style, révélait des études classiques. Dans les monastères, les jeunes moines écrivaient avec attention et sollicitude la vie de leur fondateur ou de leur abbé ; s'ils découvraient en eux une vertu particulière, une conduite digne d'être transmise aux contemporains et à la postérité, ils se hâtaient d'en suivre tous les épisodes. C'est presque toujours un ami, un disciple de l'homme vénéré qui en écrit la vie. Ainsi Fortunat retrace la biographie de saint Hilaire, qui est comme le lien des solitaires de l'Orient et de l'Occident[20]. Sulpice Sévère se fait l'écrivain de la vie de saint Martin de Tours ; les actes de saint Germain ont pour interprète un de ses disciples bien-aimés du nom de Constant[21]. Saint Hilaire écrit la vie d'Honorat, son ami et son maître[22], et des plus illustres citoyens des Gaules, imité plus tard par Grégoire de Tours[23]. Humbles et modestes plus souvent encore, ces hagiographes gardaient l'anonyme et se reprochaient comme un acte de vanité audacieuse de placer leur humble nom à côté du saint dont ils racontent les merveilles. Dans ces récits animés et naïfs on trouve, une richesse de description qui nous fait connaître cette société dans ses plus petits détails, dans ses accidents les plus pittoresques : chasses, batailles, industrie, travail ; quelquefois ces solitaires écrivent en vers, car la poésie latine n'est pas entièrement perdue. On trouve à la fois des épîtres, des hymnes et des cantiques. Cette poésie, sorte de prose rimée, ne s'élève pas beaucoup au-dessus de la chronique : le rythme n'est qu'un travail mécanique, toujours facile pour ceux qui écrivent la langue latine, et les poètes de cette époque n'en ont gardé que la forme. Les hymnes conservent néanmoins un caractère d'élévation comme la prière, et dans les églises, aux jours de fêtes, on les chantait ; la solitude enfantait des compositions originales ; d'autres poèmes sont comme de tristes lamentations sur les ravages que font les barbares dans les Gaules. Ces lugubres tableaux prêtaient aux descriptions terribles et il est rare que les poètes, en s'imposant le rôle de moraliste, ne se laissent aller à quelques plaintes douloureuses sur les mauvaises mœurs des contemporains ; ils veulent tirer des calamités publiques de hautes leçons pour le peuple. Souvent les poètes devenus chroniqueurs racontent les événements contemporains, et à ce point de vue ils offrent une curiosité historique.

Ce rôle de chroniqueur allait à cette époque simple et crédule : comme en dehors de l'Église il n'y avait ni science ni recherche du passé, tous les événements aboutissaient aux monastères ; les barbares chantaient leurs exploits, ils ne les écrivaient pas. Quand ils allaient accomplir une guerre ou un pillage lointain, ils n'avaient ni la volonté ni le loisir d'en écrire les détails. Il n'en était pas ainsi des clercs, mêlés au monde, aux affaires des rois et du peuple, savants dans les choses de l'antiquité. Avec les loisirs de la solitude, comment n'auraient-ils pas gardé mémoire des événements ? Ainsi Grégoire de Tours[24] se fait le simple narrateur de tout ce qu'il a vu : il a assisté à la plupart des événements, à la vie des tribus, aux querelles des leudes ; il a suivi les gestes des rois. D'autres chroniqueurs, moins élevés que l'évêque de Tours, écrivent jour par jour les faits du monastère où se passent les épisodes de la vie politique et civile ; la déchéance d'un roi que les ciseaux tonsurent, les violences des forts, les miracles qui grandissent la vénération du peuple. Le chroniqueur, en rapportant ses impressions de crainte, de terreur, de pitié, n'a pas l'intention de la publicité, elle lui importait peu ; il conserve précieusement le souvenir des faits qu'il a vus, des récits qu'on lui a faits, des incidents astronomiques dont il a été témoin. Au milieu de ces déserts, dans la solitude profonde, quand les nuits d'hiver étaient si longues et les frimas rigoureux, comment ces moines, au fond de leurs cellules, n'auraient-ils pas empreint leur récit d'une couleur étrange, lamentable ? Le vent sifflait sur les vitraux et les pluies battantes fouettaient les tours. Aucun détail ne leur échappait : la lune paraissait rougeâtre, le hibou faisait entendre ses cris funèbres, les loups hurlaient autour du monastère et quelques-uns portaient le diable sous leur peau ; le soleil, le lendemain, avait paru avec quelques tâches, on avait vu des nuées de sauterelles, des oiseaux au plumage affreux. Toutes ces incidences étaient récitées avec le plus naïf caractère. Les chroniques du moyen âge sont comme les histoires de la Grèce primitive, qui racontent sans cesse l'intervention des dieux[25].

Les études grandirent au quatrième siècle surtout par le choc des hérésies, qui demandaient un certain développement d'esprit et de philosophie. Deux sortes d'hérésies agitèrent l'Église des Gaules à ce temps : celle d'Arius, dégénérée dans Pelage, et la doctrine des deux principes du manichéisme, opinions libres qui n'exprimaient au reste que la lutte éternelle de la volonté et de la fatalité, l'examen de la question immense de la grâce et de la liberté de l'homme. Ces disputes furent l'objet de grands travaux, d'études et de recherches philosophiques, et presque deux siècles de l'histoire littéraire des Gaules sont absorbés par les discussions sur Pelage et Arius. Si le dualisme de Manès, trop oriental[26], réfuté par saint Irénée, n'avait pas un succès absolu dans les Gaules[27], il n'en fut pas ainsi de la doctrine d'Arius et de Pelage. De ces disputes sortirent les principaux ouvrages de philosophie et d'histoire. Les religieux commentent le vieux et le nouveau Testament, les Pères de l'Église d'après le texte de saint Jérôme, qui conserve une haute influence sur l'Église des Gaules ; ses lettres agissant sur le dogme et sur l'organisation de l'épiscopat d'occident.

La science et la discipline ecclésiastique se révèlent tout entière dans les actes des conciles, qui sont comme un code de police pour la société. La rédaction des conciles se ressent de l'étude attentive du droit romain, du code Théodosien surtout ; elle est correcte, précise, d'une grande netteté d'expression, comme les codes romains ; les articles sont courts, et à la différence des pandectes, des basiliques, le motif moral est à côté de la prescription, car le devoir de l'Église n'était pas seulement de prescrire et de punir, mais encore de convaincre ; il fallait gagner les cœurs et conquérir les âmes en même temps que réfréner les mauvaises passions, ce qui explique le travail des conciles.

Le nombre des auteurs qui naissent ou écrivent dans les Gaules depuis l'invasion des Francs est considérable. Le premier est Vigilance[28], prêtre d'Aquitaine, l'ami de saint Jérôme, de saint Paulin et de Sulpice Sévère. Après lui, le poète Rutilius, qui fut préfet de Rome[29], un des derniers admirateurs du polythéisme ; Procule, évêque de Marseille[30] ; Sévère Sulpice, né à Agen, vers le milieu du quatrième siècle, d'une famille illustre, avocat d'abord, qui déploya son éloquence au barreau ; époux d'une femme fort riche et d'une famille consulaire, il devint veuf et vécut dans le monde au milieu des richesses et de l'éclat. Il abandonna cette vie pour se consacrer à l'étude et à la prière : son admiration soudaine pour saint Martin de Tours décida cette vocation. A milieu des railleries de ses compagnons, de ses amis, il écrivit ses premières et belles pages sur saint Martin de Tours ; il s'était informé en chroniqueur exact de toutes ses actions, même les plus merveilleuses. Aussi répète-t-il avec un certain orgueil de vérité : que rien de ce qu'il écrit n'est hasardé. Sulpice Sévère dicta encore un grand nombre d'épîtres remarquables par le style et la pensée, résumant enfin l'Écriture sainte dans une sorte de bréviaire à l'usage des fidèles. Des dialogues, des commentaires furent aussi écrits par Sulpice Sévère, qui mourut au commencement du cinquième siècle comme un docteur vénéré des Gaules [31].

Puis vinrent également Paulin, évêque de Béziers ; Honorât, le premier abbé du monastère de Lérins, le créateur d'une vaste et riche bibliothèque ravagée par les barbares ; Hilaire, le défenseur de la Grâce : le poète Claudius Marius Victor ; le docteur Eucher[32] ; Palladius, le philosophe ; Arnobe, surnommé le jeune prêtre, élevé dans le monastère de Lérins, tabernacle de sciences placé sur les confins de l'Italie et de la Gaule : c'est le commentateur des Psaumes, l'adversaire timide mais érudit de la doctrine de saint Augustin ; ce qui le fit soupçonner d'être semi-Pélagien. Arnobe se jeta dans la méditation poétique des Ecritures[33] : comme il commentait les Psaumes, il se laissa entraîner dans toutes les théories d'une imagination ardente. À côté d'Arnobe, il faut placer Mamertin, abbé de Saint-Marien d'Auxerre : le poète chrétien Livius, l'astronome Victorius, l'auteur du Cycle pascal ; Mamer Claudien, prêtre de l'église de Vienne, le plus bel esprit de son siècle, profondément versé dans la connaissance du grec et du latin, tout à la fois, géomètre, astronome, musicien et poète. Il eut le premier rang dans la littérature des Gaules[34] : sans nulle prétention scientifique, laissant aux philosophes la barbe épaisse, les longs cheveux, le manteau péripatéticien, la gravité lourde, Claudien garda son caractère aimable, doux, sans gravité affectée : il écrivit un livre sur la substance de l'âme : il soutenait qu'elle ne souffrait point parce que sa nature était indépendante du corps. Il disserta sur la mesure que Dieu apportait dans la création : la pensée n'est point différente de l'âme : penser, vouloir et aimer est sa substance intime : il n'y a point de corps matériel sans longueur, sans largeur et profondeur ; l'âme n'a point de dimension ; l'âme n'a ni droite, ni gauche, ni haut, ni bas : conséquemment elle est incorporelle[35]. De cette définition, Mamer Claudien s'élance vers l'examen de la nature des anges et des démons, théories brillantes, spirituelles qui méritèrent l'éloge de Sulpice Sévère, non-seulement pour leurs hardies et belles expressions, mais encore pour leur orthodoxie.

Parmi les poètes il faut encore placer Paulin de Périgueux, Lampride ; Nicet, orateur ; Secondin, poète ; Sévérien, rhéteur ; Jean, professeur de belles-lettres, et hors ligne l'éloquent Salvien, prêtre de l'église de Marseille. Où était-il né ? on l'ignore : son éducation, il la reçut dans le nord des Gaules, à Trêves. Marié tout jeune homme, il eut une fille ; mais bientôt vivement frappé de la perfection des âmes chastes et pures, Salvien et sa jeune femme se vouèrent tous deux à la continence : l'esprit de l'homme par cet effort subit devint plus puissant et plus énergique[36]. Quelque temps après, Salvien embrassa la vie monastique qu'il appelle dans son poétique langage la philosophie du christianisme. En dehors du monde il n'hésite pas à proclamer les théories les plus démocratiques : Le Christ a prêché l'égalité ; ceux donc, qui gardent quelques biens i eux, ne sont pas membres de la communauté ; à moins que la charité ne les rende bientôt pauvres, comme les disciples du Christ[37]. Lérins, cet admirable désert vit les premiers travaux de Salvien, de Marseille ; son œuvre primordiale fut son Traité contre l'avarice ; toujours pour justifier la communauté de biens entre tous les membres de l'Eglise ; il n'y mit point son nom et se cacha sous le pseudonyme de Timothée, le disciple bien-aimé de saint Paul. Dans ce traité, il se révèle des jugements amers. Salvien ne ménage pas la société dans laquelle il vit ; il flétrit des traits les plus sévères les mauvaises mœurs des chrétiens ; c'est la satire des riches et des avares. Il démontre l'impérieuse nécessité de faire l'aumône et de la faire toujours ; l'avarice pour lui est la source de tous les vices. Après cette œuvre qui eut un long retentissement, Salvien écrivit son Traité du gouvernement de Dieu[38] sur la cité universelle ; un commentaire élevé sur la question de la providence, abîme sans fond que Salvien mesure pourtant avec une hardiesse infatigable.

Ainsi, à côté de la société indomptée et sauvage des Francs, se développait une civilisation littéraire assez avancée. La science grecque et romaine s'était réfugiée dans les monastères de l'ordre de Saint-Benoît, où les religieux étudiaient et enseignaient. On est frappé des vives lumières qui brillaient dans la vie solitaire, comme un éclair dans la nuit. Aux sixième et septième siècles commence la pléiade des chroniqueurs, Grégoire de Tours et Frédégaire en tête. Que saurions-nous de notre primitive histoire si ces chroniques n'avaient pas été écrites ? L'abbaye de Saint-Denis recueillit plus tard toutes ces chroniques éparses, pour translater en beau langage de France les sincères et naïves annales, traduction des monuments contemporains. Les chartes et diplômes authentiques des Mérovingiens sont rares ; la vérité de quelques-uns est contestée, mais le texte des codes barbares nous est resté.

La première loi salique, rédigée par quatre proceres (grands), discutée dans trois assemblées (Mallos), fut définitivement promulguée sous le roi Dagobert, en 630. La loi des Visigoths, plus ample, fut rédigée sous l'influence des évêques ; elle emprunte beaucoup de ses dispositions au texte du code Théodosien publié pour l'Occident à Rome, en 448. On trouve une belle lettre écrite par Clovis aux évêques sur la protection accordée aux églises, aux veuves, aux enfants contre la violence des soldats. La loi des Francs ripuaires fut publiée à Châlons en 530[39]. Un acte, scellé du sceau de Childebert, proscrit le mariage incestueux, le rapt, l'homicide et le vol : un décret de Clotaire réprime les actes d'idolâtrie encore nombreux dans les villes et les campagnes. Clotaire III punit sévèrement les larcins commis par les serfs : le roi Gontran ordonne la célébration des fêtes et dimanches : toute affaire entre Romains sera jugée par la loi romaine. La personnalité des lois est comme le caractère des codes de la conquête ; chacun se régit selon sa nationalité. Le roi Gontran défend aux évêques de dépenser leur revenu à nourrir des oiseaux de proie et des meutes de chiens. On trouve, dans un fragment de charte de Childebert II[40], une prescription de solidarité entre les habitants : si quelqu'un refuse de prêter main forte pour poursuivre et arrêter un pillard, il sera châtié. Dans le texte définitif de la loi salique, on trouve des dispositions pénales contre ceux qui volent des porcs, des oiseaux et des abeilles : tout se règle par composition. Dagobert, le grand publicateur des lois, promulgue successivement la loi des Francs ripuaires, des Allemands, des Bavarois : chacun a ses codes et son caractère personnel.

En étudiant ces chartes, ces codes, il est bien difficile de préciser une idée générale sur l'état des personnes et les conditions du gouvernement ; et cependant il n'est pas de fait qui ait prêté à tant de systèmes et de théories que l'origine des Francs, leur caractère et leur civilisation. Ont-ils conquis les Gaules, ou bien la Gaule s'est-elle assimilé les Francs ? On s'est jeté dans bien d'autres théories sur le quatrième et cinquième siècle, comme si l'on y avait vécu. En général ceux qui écrivent l'histoire même du passé, subissent les impressions et les caprices de leur temps. Le dix-huitième siècle appelait de ses vœux les assemblées représentatives, et Montesquieu, enthousiaste des origines françaises, s'écriait avec gravité : Le gouvernement représentatif était déjà dans les forêts de la Germanie. L'abbé Dubos, lié au mouvement des esprits, chercha la démocratie dans la première race. Enfin, à une époque toute moderne, un esprit éminent crut retrouver l'origine de la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie au dix-huitième siècle, dans la différence des compositions entre le Franc et le Gaulois[41]. L'érudition, vieille fille de la science du passé, se met parfois du rouge et du blanc pour satisfaire les goûts modernes.

Nous croyons, nous, que tout système absolu est faux ou hasardé quand il s'applique à des temps si éloignés et à une civilisation si différente de la nôtre. Qui pourrait aujourd'hui sûrement pénétrer et appliquer les théories même du pouvoir au seizième siècle ? A plus forte raison quand les recherches se reportent à des temps si éloignés et à des monuments imparfaits et confus. Nous avons préféré traduire les chroniques, rapporter les chartes, les diplômes, afin de peindre le temps, les mœurs de la société. Les esprits à théories sont comme les peintres modernes qui ont reproduit les traits de Clovis, de Dagobert, dans les galeries de Versailles. Les théories sur les lois de la première race sont aussi vraies que les petits fleurons et les gravures qui embellissent les éditions de l'histoire de France à l'usage des écoliers ou qui ornent les boites à joujoux. Enfant, je m'étais si bien familiarisé avec la barbe de Clovis et le manteau de Dagobert que je reconnaissais les rois Francs avec autant de certitude que David dans les cartes à jouer.

 

 

 



[1] Voir le chap. IV de ce livre et les pièces justificatives.

[2] M. Raynouard a fait un très-bon travail sur la composition des municipes gallo-romains dans son Histoire du Droit municipal.

[3] Les Bollandistes ont précieusement conservé leurs légendes, et c'est peut-être l'étude la plus curieuse et la plus essentielle pour l'histoire des mœurs de la Gaule. Dom Bouquet a inséré plusieurs de ces précieux documents dans sa collection Gallic. histor. Collect. ; mais, selon sa malheureuse habitude, il les a morcelés comme les chroniques. Voyez tomes I et II.

[4] Après ces églises, les abbayes de Saint-Mesmin, près d'Orléans, et de Saint-Pierre, à Chartres, sont les plus anciennes. Les basiliques de Rouen furent élevées sur les débris des temples d'Apollon, de Jupiter et de Mercure qui existaient encore au septième siècle : il y avait même un temple dédié à Vénus :

In medio castri palet arca, more theatri

Quo fanum Veneris titulus spurcæ mulieris

Falso frequentur, scorti species veneratur.

(Vita S. Roman.)

[5] Saint Paterne fut le grand fondateur des ordres monastiques dans la Neustrie. Il faut lire sa vie si l'on veut se faire une juste idée de la lutte vivace de la prédication chrétienne contre le paganisme. (Fortunat, Vita S. Patemi inter Acta, SS, 16 April.)

[6] Vita S. Ebredulfi ab ipsius discipul. scripta apud Surium, 29 Decemb.

[7] Vita S. Deodati apud Bolland., 24 April.

[8] Saint Grégoire de Tours, de Glor. confessor., cap. VII.

[9] Saint Grégoire de Tours, de Glor. confessor., cap. XII.

[10] Siviard, Vita Carilefi inter sanct., 1er juillet.

[11] Vita S. Trever. Apud Bolland., 16 janv.

[12] Dynam, Vita Mari. Ibid., 27 janvier.

[13] Gregor. Turon., Vit. P. P., c. XVIII.

[14] Vita S. Joann. Jona in hist. Reom.

[15] L'année de fondation est marquée en 642. Comparez (Chron. Fontan.) dans le Spicileg., t. III, p. 192, avec la Vita Wandrigill. Bibliothec. Labbe, p. 174.

[16] Jumièges fut fondée par saint Silibert en 643. (Vita Filiberti, apud Duchesne, t. I.)

[17] Une autre mission fut destinée à convertir les Esclavons. Les Bollandistes ont recueilli la vie de saint Boniface.

[18] Il serait facile ici d'étaler une grande érudition à l'aide des immenses recherches qu'ont faites les Bénédictins dans l'Histoire littéraire de France, discours I et II, t. I, in-4°. Il faut aussi consulter dom Vaissète pour la langue grecque parlée et écrite dans le Midi. (Hist. du Languedoc, t. I, pièces justificatives.)

[19] Apud Eusèbe, Hist., lib. V, cap. I.

[20] Fortunat était poète : il a fait l'épitaphe de saint Hilaire dont voici les deux premiers vers :

Si Hilarium quævis, quis sit cognoscere lector

Allobroge referunt Pictaviis genitum, etc.

[21] Saint Germain appartenait à une des illustres familles gauloises ; il avait étudié à Rome et il était revêtu d'une grande charge militaire. Voyez Bolland., 31 Juillet.

[22] Hilar. de Honor. Saint Hilaire avait succédé à Honorat dans le siège d'Arles.

[23] L'ouvrage de Grégoire de Tours est intitulé : de Gloria confessor.

[24] Grégoire de Tours est tout à la fois moraliste, biographe et chroniqueur dans ses ouvrages si nombreux : son plus beau titre est sans doute l'Historia ecclesiastica francor., mais son livre de Gloria confessor est remarquablement écrit et doit être également consulté pour l'histoire.

[25] M. Guizot, quoique protestant, a rendu justice à l'esprit des Chroniques.

[26] Les écrits de saint Irénée sont les plus antiques monuments de l'Eglise chrétienne dans les Gaules. Tertullien dit de lui : Omnium doctrinarum curiosissimus explorator. La meilleure édition des œuvres de saint Irénée est celle-ci : Irenei Episcop. Lugdunentis contra hœres... Parisiis, 1710.

[27] Cependant il se reproduit à plusieurs époques postérieures. (Voyez mon Hugues Capet et mon Philippe-Auguste.)

[28] Vigilance ne doit pas se confondre avec l'hérétique du même nom antérieur à son enseignement. Saint Jérôme a écrit sa vie, Hieron. in Vigil., p. 282.

[29] Il est nommé Claudius Rutilius Numatianus, préfet de Rome et admirateur du paganisme.

[30] Il gouverna l'Église de Marseille en 381.

[31] La meilleure édition des œuvres de Sulpice Sévère est celle de George Horn, Amsterdam, 1665.

[32] Eucher fut évêque de Lyon.

[33] Les ouvrages d'Arnobe ont été recueillis dans la Bibliothèque. P. P., t. VIII, p. 238-339.

[34] Sidoine dit de lui : Peritissimus christianorum philosophus et quorumlibet primus eruditonim. (Lib. 4, Epistol. p. 259.)

[35] Ce traité de l'âme est inséré dans la Bibliothèque des Pères, t. VI, p. 1045-1074 ; on lui attribue l'hymne touchante de Pange, lingua, gloriosi prælium certaminis.

[36] Gennade a écrit la vie de Salvien ; il était contemporain et vivait à Marseille : Gennade, Vir. illust. c. 67.

[37] Salvian, in varitia, lib I. (Bâle 1518.)

[38] Salvian, de gubern. Dei, seu de providentia, Lyon 1647.

[39] La collection a été publiée par les Bénédictins.

[40] Brequigny, Collection de chartes et diplômes, t. I.

[41] M. Guizot, si plein de vérité et de justice quand il parle des évêques et de l'Eglise.