CLOVIS ET LES MÉROVINGIENS

 

LIVRE IX. — DÉCADENCE ET FIN DE LA RACE MÉROVINGIENNE.

 

 

La nuit se fait sur ces derniers temps des mérovingiens dans la lutte suprême des rois et des maires du palais ; on voit que c'est la fin d'une dynastie qu'on veut faire oublier. Frédégaire n'écrit plus que des fragments[1]. Il faut suppléer à ce vide dans nos annales par les récits épars de quelques légendaires et spécialement par la vie de saint Léger, évêque d'Autun, qui occupa les plus hautes dignités civiles sous les derniers Mérovingiens. Un humble moine du Poitou a écrit la vie de son évêque avec une sincérité naïve ; il nous initie dans l'existence du peuple, dans la vie de la cité[2]. Les chroniqueurs du cycle carlovingien sont impitoyables pour la race de Mérovée ; ils appellent ces rois fainéants ; ils les représentent traînés sur des chars par des bœufs, traçant de longs sillons de métairie en métairie, couverts de molles étoffes tissues d'or et de soie.

Ces traditions sur les rois fainéants ne remontent pas au delà des Carlovingiens : il était très-naturel que la dynastie nouvelle cherchât à flétrir les Mérovingiens pour justifier leur réclusion dans un cloître et son propre triomphe : d'ailleurs l'idée d'indolence, de paresse n'avait pas chez les barbares le sens qu'elle a aujourd'hui. Au milieu d'une société de violence et de guerre, tout chef qui préférait les arts paisibles du commerce des sciences aux conquêtes était un roi fainéant. Les derniers des Mérovingiens avaient pris les habitudes gauloises et byzantines ; ils aimaient les douces mœurs, le sillon des charrues dans les champs, le labourage, la fertilisation, le défrichement des forêts ; et la génération des Francs belliqueux considérait ces travaux comme des actes de paresse. On le voit même pour le règne de Dagobert déjà raillé dans ses rapports avec saint Eloi, le ministre pacifique qui donnait aux arts ce que les maires du palais accordaient à la guerre.

Il serait impossible de suivre la chronologie des rois francs Austrasiens, Neustriens et Bourguignons si l'on n'avait d'abord une idée assez exacte du territoire. L'Austrasie qui conservait toujours une certaine supériorité sur la Neustrie du septième au huitième siècle comprenait les contrées de la Meuse et du Rhin avec Metz pour capitale. Les Austrasiens formaient comme une famille de chasseurs et de guerriers, actifs, insubordonnés, supérieurs par l'énergie. La tribu austrasienne ne s'était point aussi complètement que la Neustrie infusé l'esprit gallo-romain ; quelque chose de primitif, de puissant, de sauvage demeurait encore dans leurs mœurs. La Neustrie, au contraire, qui comprenait la Bourgogne, une portion des Aquitaines et des Armoriques[3] s'était absorbée dans les coutumes et les lois latines du code Théodosien. Les Francs neustriens avaient perdu ce caractère vigoureux des forêts Hercyniennes et des Ardennes ; ils s'étaient presque transformés en race latine avec les Bourguignons.

De cette distinction de mœurs et d'habitudes résultait également une différence dans la nature des pouvoirs et la tendance des lois. Si la Neustrie conservait quelque respect pour la race de Mérovée, si ce sang sacré n'avait pas cessé d'exercer son prestige sur les Francs neustriens, au contraire pour les Austrasiens, les Mérovingiens étaient une famille déchue : le besoin de guerre et de conquête avait créé la puissance des maires du palais chefs militaires des leudes. Ces leudes sous le titre de ducs, de graffs se réunissaient dans des plaids militaires pour élire les maires dont le devoir était de les conduire à la conquête, au partage du butin. Ainsi que le dit Frédégaire, hommes forts, ils choisissaient un homme fort. Comme les mœurs et les habitudes belliqueuses s'étaient attiédies chez les Neustriens au doux souffle de la vie civile et municipale, le titre de roi inspirait plus de respect. Les clercs l'avaient empreint d'un caractère biblique : en plaçant le pouvoir des rois sous la protection de saint Denis, le roi Dagobert avait passé toute sa vie à combler les abbayes de donations, à élever des basiliques, à orner les tombeaux des martyrs. Cette distinction de caractère explique l'immense puissance des maires du palais en Austrasie et des ducs chefs des leudes, tandis qu'en Neustrie l'esprit latin pénétrant jusqu'à la moelle des os, les comtes et les clercs et les rois inspiraient quelque respect.

Dagobert mort[4] le partage de sa succession royale s'accomplit entre ses enfants selon l'usage des Francs. Le roi avait laissé deux fils, tous deux dans un âge fort tendre : à Sigebert, qui n'avait pas encore huit ans, Dagobert avait destiné l'Austrasie ; à Clovis II, à peine âgé de cinq ans, il donna la Neustrie et la Bourgogne. Alors se manifesta encore la différence des deux nationalités. Sigebert, affranchi de la tutelle de sa mère, dut régner et gouverner avec le concours des leudes, dirigés par Pépin[5] et Cunibert, l'un duc, l'autre évêque très-influent ; la garde du roi leur fut confiée. Ils étaient si puissants qu'ils ne laissèrent à cet enfant (Sigebert) qu'un vain titre de roi. Il n'en fut pas ainsi de Clovis II, roi de Neustrie et de Bourgogne ; sa tutelle fut laissée à sa mère, la pure reine Nantilde. Tout dut se faire en son nom, et si elle partagea l'autorité avec Ega, maire du palais, c'est qu'Ega était son parent, son ami et le meilleur de ses conseillers. Ce respect pour la race sacrée se trouve chez tous les peuples primitifs ; on arrache l'épée, mais on laisse le sceptre de roseau, innocent attribut.

En Austrasie, Pépin le vieux, Arnould, évêque de Metz et Cunibert, évêque de Cologne, gouvernèrent pendant la minorité de Sigebert ; tout se fit avec énergie, la répression des révoltes, la guerre contre les Thuringiens, les Allemands. Le jeune roi était si paresseux de corps, qu'on ne faisait intervenir son autorité que pour la fondation de quelques monastères dans la forêt des Ardennes ou dans la ville de Metz[6]. Comme il fut toujours paisible et qu'il mourut adolescent, on le plaça au nombre des saints[7]. La succession royale était dès lors si peu assurée en Austrasie que déjà les maires du palais essayèrent de proclamer leurs propres enfants. Le maire Grimoald, pendant sept mois, donna à son fils du nom de Childebert, le titre de roi des Francs. Les leudes refusèrent de le reconnaître ; le temps n'était pas encore venu où une race forte et nouvelle pourrait par son énergique concours assurer la succession dans une famille élue. Aussi les leudes entourent-ils encore le berceau de Childéric II, qui à sept ans porte le sceptre sous la protection du duc Wulfoade. De race germanique, Wulfoade, secondant l'impulsion de tous les hommes libres, fit sanctionner le principe du code Germanique : que chacun Austrasien, Neustrien, Gallo-Romain, pouvait se gouverner selon sa loi ou sa coutume personnelle[8] : salique, austrasienne romaine ou visigothe. L'autorité des leudes fut tempérée par l'intervention de saint Léger, ou Léogard, évêque d'Autun, l'un des plus sages conseillers auquel tous s'adressaient pour le gouvernement de l'Etat.

A cette époque s'accomplit une nouvelle tentative de la race d'Austrasie pour s'assurer la suprématie définitive sur les Neustriens. Saint Léger, toujours très-influent sur les Leudes[9], prit sous son pallium Childéric II, qu'il amena dans son char pacifique à la métairie de Clichy, résidence des rois neustriens ; quelques chartes y furent signées. Le dernier roi de Neustrie fut Dagobert II, fils de Sigebert, et que le maire Grimoald avait fait disparaître. Le proscrit s'était retiré en Angleterre, auprès de saint Wilfride, archevêque d'York. Du sein de sa cathédrale, Wilfride revendiqua les droits de Dagobert sur la Neustrie. On ne peut compter ce règne dans l'histoire des rois d'Austrasie, car toute l'autorité était restée dans les mains des ducs et maires du palais. Dagobert II fut assassiné jeune homme encore. Il était devenu importun à cette puissance des maires de palais qui s'élevait sur les ducs et les leudes. La race de Pépin, qui grandissait toujours, convenait à leurs mœurs et à leurs habitudes ; elle préparait sa place par d'incessants services rendus aux leudes. La triste famille mérovingienne cessait de régner sur les races franques, qui voulaient enfin avoir leur chef couronné par la marche naturelle des événements. Pépin maître, en fait, du gouvernement, devait le devenir de droit.

La décadence mérovingienne fut plus lente dans la Neustrie, où le titre de roi était adhérent aux mœurs, aux habitudes. Clovis II, paisiblement donc, succéda à Dagobert avec la tutelle de sa mère Nantilde[10] et le conseil d'Ega, maire, homme sage, ami de la régente. Bientôt, au maire Ega, succéda Archinoald, toujours dévoué à la reine Nantilde, qui convoqua les leudes de la Bourgogne pour élire un patrice, dignité impériale[11], que les Neustriens avaient adoptée ; l'élection faite, la reine vint se retirer dans l'abbaye de Chelles, près Paris, où elle mourut[12]. On voyait encore, à Saint-Denis, son tombeau à côté du sépulcre de Dagobert ; tous deux, bienfaiteurs de l'abbaye, ils reposaient sous les grandes voûtes, à gauche, au dessous de l'oriflamme. Leur statue de pierre aux longs plis resta couchée sur leur tombe pendant des siècles. Clovis II, si jeune encore, fut l'homme de l'Église : ce n'était plus le roi franc brandissant la framée, mais le prince aumônier et bienfaisant. Une famine accablant le peuple, Il distribua tout l'argent de son trésor pour le partager entre les souffreteux. L'abbaye de Saint-Denis devint, dès ce moment, la demeure habituelle des rois neustriens. Elle comptait plus de trois cents religieux. Clovis II la combla de chartes et de diplômes. Le roi affranchit la basilique de la juridiction de l'évêque de Paris. L'ardente dévotion de Clovis II le porta même à dérober un bras au corps de saint Denis, en son sépulcre, pour le placer dans une châsse brillante à son palais[13] des Thermes, sacrilège bientôt puni, car la chronique rapporte que le roi fut frappé comme de folie. Ces miracles, multipliés dans les chroniques, paraissent étranges à notre génération sceptique ; et pourtant il ne faut pas dédaigner ces légendes qui enseignaient à la multitude le respect des tombeaux et protégeaient la propriété contre la violence des forts. Sans légendes, le moyen âge eût été un désordre brutal A ce temps, où rien n'était â l'abri, ne fallait-il pas arrêter les bras prêts â tout fouiller et à tout jeter au vent ? Au reste, voici le récit : Le roi Clovis II, pendant tout le cours de son règne, maintint dans son royaume la paix sans aucun trouble ; mais, par un coup du sort, dans les dernières années de sa vie, il vint un jour, comme pour prier, dans l'église des Saints Martyrs, et, voulant avoir en sa possession leurs reliques, il fit découvrir leur sépulcre. A la vue du corps du bienheureux et excellent martyr Denis, et plus avide que pieux, il lui cassa l'os du bras et l'emporta, et, frappé soudain, tomba en démence. Le saint lieu fut aussitôt couvert de ténèbres si profondes, et il s'y répandit une telle terreur que tous les assistants, saisis d'épouvante, ne songèrent qu'à prendre la fuite. Le roi Clovis, pour recouvrer le sens, donna ensuite à la basilique plusieurs domaines, fit garnir d'or et de pierreries l'os qu'il avait détaché du corps du saint, et le replaça dans le tombeau[14]. Il lui revint quelque peu de raison, mais il ne la recouvra jamais tout entière, et perdit, au bout de deux ans, son royaume et la vie[15]....

Clovis n eut pour successeur un enfant encore à peine âgé de quatre ans, Clotaire III, placé sous la tutelle de sa mère Bathilde[16], douce figure de reine qui illumine ces annales. Quand il n'y a pas un maire du palais, on voit une reine qui protège l'enfant. En lutte avec le maire du palais, Ébrouin, Bathilde fut forcée de chercher un abri dans l'abbaye de Chelles[17], depuis si illustre par le nom de la reine Bathilde qui l'avait fondée. Renfermée dans sa cellule, Bathilde correspondait avec son fils Clotaire III, faible, maladif, pour maintenu : son droit. Lorsque la maladie fit des progrès, le jeune roi se fit transporter à l'abbaye, près de sa mère, où il mourut On trouvait son tombeau et sa figure de pierre debout, sous ses longs plis sculptés, à Saint-Denis, à la droite du maître autel. Clotaire III eut pour successeur Thierry III, son frère, toujours sous la protection du maire Ébrouin. Il n'y avait plus de roi sans maire du palais. Ce duc ou leude franc domine le fond du tableau qui va se développer dans le drame émouvant d'Ébrouin, le maire, et de saint Léger, l'évêque ; tableau des mœurs de ces temps qui nous a été conservé presque en entier[18].

Saint Léger, évêque de la ville d'Autun, était le fils aîné d'une noble famille gallo-romaine ; son éducation avait été brillante par la science latine, et son âme avait conservé toute la virilité que donne une vie chaste et travailleuse. Léger devint le conseiller de la reine Bathilde, qui l'éleva à l'évêché d'Autun. Quand elle s'était condamnée à l'œil dans le monastère de Chelles, Ébrouin était devenu le maître absolu des Neustriens. L'auteur de la vie de saint Léger nous fait un tableau assez rembruni du comte, caractère rapace et violent : Enflammé d'un tel amour d'argent, que ceux qui lui en donnaient davantage avaient toujours gain de cause. Les esprits étaient irrités contre lui. Pour une légère offense, il répandait le sang de beaucoup de nobles innocents. Il avait pour Léger une haine particulière parce qu'il ne lui payait aucun tribut de flatterie, et qu'il connaissait ce pontife intrépide contre les menaces. Ébrouin fit un édit tyrannique : nul des Bourguignons ne put se présenter au palais sans en avoir reçu l'ordre. Alors tous soupçonnèrent qu'il avait imaginé cela pour combler ses crimes. Pendant que cette affaire était en train, le roi Clotaire mourut : Ébrouin aurait dû convoquer tous les grands et élever sur le trône Théodoric, frère du roi, mais enflé par un esprit superbe, il ne voulut pas les assembler. C'est pourquoi ceux-ci commencèrent à craindre qu'il ne méditât quelque complot contre le roi, et qu'il prit le nom du prince qu'il aurait dû élever au trône solennellement pour la gloire de la patrie[19]. Une multitude de nobles qui se hâtèrent de se rendre à l'audience de Théodoric, ayant reçu d'Ébrouin Tordre de rebrousser chemin, se réunirent alors en conseil et élurent son frère cadet, qui avait eu en partage le royaume d'Austrasie. Ceux qui ne voulurent pas acquiescer à leur résolution s'enfuirent secrètement ; d'autres menacés d'incendie ou d'un péril pour leur vie y consentirent à regret, tant il y avait de crainte de la tyrannie d'Ébrouin. Tous offrirent donc à Childéric le royaume de Neustrie, aussi bien que celui de Bourgogne. Le comte Ébrouin alors, voyant que cela se passait à cause de ses crimes, s'enfuit vers l'autel d'une église, lieu de refuge. Son trésor fut envahi, et ce que cet homme inique avait amassé méchamment à la longue fut justement dissipé en un instant. Quelques évêques et particulièrement Léger intercédèrent pour lui et obtinrent qu'il ne serait pas tué ; il fut envoyé en captivité au monastère de Luxeuil[20].

Ainsi éclata la disgrâce d'Ébrouin préparée par saint Léger, le conseiller de la reine Bathilde. La plupart des leudes suivirent d'abord l'impulsion de saint Léger, mais bientôt ils le délaissèrent, mécontents de l'évêque qui établit l'égalité entre les leudes. Plus de maire du palais, tout dut se faire par les assemblées en vertu des lois civiles. Cette révolution, dirigée par saint Léger, dura peu. Childéric, le roi, ne souffrit pas longtemps le pouvoir de l'évêque, car, dit le moine qui a écrit la vie du saint, le monde vieillissait et chargé de vices ne peut pas supporter la fermeté d'un citoyen du ciel. Profondément convaincu du bien qu'il faisait en rétablissant la liberté primitive, Léger ne garda aucun ménagement, même envers le roi. Une fois en pleine église, il lui fit des remontrances sur sa conduite, et le roi, plein d'irritation, lui répondit par des menaces. Le lendemain de la Passion, le roi leva même la main sur saint Léger, et l'envoya captif à l'abbaye de Luxeuil. Ainsi, les deux adversaires Ébrouin et Léger se trouvaient en présence, tous deux dans le même exil. Childéric ne survécut pas à cet acte de violence, et tandis qu'il chassait dans la forêt de Livri[21], il fut frappé d'un coup mortel par un de ses serviteurs : on accusa de ce meurtre les leudes et saint Léger lui-même. Il fut le signal de la plus grande anarchie ; les leudes aspiraient chacun à leur indépendance. Les gouverneurs des provinces commencèrent, à l'envi les uns des autres, à s'attaquer avec des haines horribles ; et, comme il n'y avait point de roi établi au faite du pouvoir, chacun voyait la justice dans sa propre volonté et agissait sans redouter aucun frein. Nous connûmes bientôt que la colère de Dieu était venue, car nous vîmes se montrer dans le ciel l'étoile que les astrologues nomment comète, et dont l'apparition présage à la terre troublée par la famine, le changement des rois, les attaques des Gentils et les maux de la guerre[22].

Cette comète, signe menaçant de la colère du Seigneur, annonçait bien des tristesses ! Ébrouin était sorti, en effet, de son monastère de Luxeuil par la volonté du roi Thierry qui avait succédé à son frère. Élu maire du palais, il avait ressaisi le gouvernement des Austrasiens ; sa haine contre saint Léger pouvait donc se satisfaire. Dans la ville d'Autun même, les violences éclatèrent contre l'évêque. Un grand parti s'était formé parmi les leudes et les clercs pour soutenir un fils de Clotaire, roi de Neustrie. Ébrouin, maître du pouvoir, attaqua sans pitié le parti que représentait saint Léger ; il vint donc assiéger l'évêque dans Autun : les chefs austrasiens s'emparèrent de la ville. En vain, saint Léger se réfugia dans un monastère, il en fut enlevé. Conduit en la présence d'Ébrouin, l'évêque lui dit : En t'efforçant d'opprimer les habitants de toutes les Gaules, tu perds le haut rang que tu as obtenu sans le mériter[23]. A ces mots hardis, Ébrouin, plein de fureur, ordonna que Guérin, frère de Léger, fût jeté hors des portes, afin que, punis séparément, ils ne se pussent consoler dans le supplice. Comme on l'emmenait, le bienheureux Léger dit à son frère : Sois calme, frère très-chéri, il faut que nous souffrions tout cela, et les maux de cette vie ne sont rien auprès de l'éternelle gloire qui nous est réservée.... Souffrons donc en ce monde, car nous sommes débiteurs de la mort ; si nous portons patiemment ces douleurs, la gloire céleste nous attend. Alors les serviteurs d'Ébrouin commencèrent à lapider Guérin, le frère de saint Léger, lié à un tronc ; pour lui, il priait le Seigneur en disant : Bon Jésus, reçois l'esprit de ton serviteur. Et il rendit le dernier souffle. Le bienheureux Léger voulut finir sa vie avec son frère pour partager avec lui la vie future et bienheureuse ; mais le tyran Ébrouin différa sa mort pour lui préparer les peines éternelles ; il ordonna qu'on le conduisit nu-pieds, travers une piscine semée de pierres aiguës et perçantes comme des clous ; ensuite il lui fit tailler les lèvres et les joues, et enlever la langue avec un fer tranchante[24].

Ainsi était cette société mérovingienne, comment a-t-on pu y trouver les éléments d'une monarchie régulière[25] ? Ébrouin garde le vrai caractère des maires du palais : il règne de fait et Thierry de nom. Les leudes francs, impatients du joug, secouèrent enfin le pouvoir d'Ébrouin ; il fut frappé dans le palais du roi : les Neustriens élevèrent un nouveau chef du nom de Warton. Or, comme Ébrouin avait servi les intérêts austrasiens, Pépin, maire d'Austrasie, exigea que le roi rendît tous les biens aux leudes fidèles à la mémoire d'Ébrouin. Thierry le refusa. Alors le maire Pépin marcha avec les Austrasiens contre les Neustriens conduits par leur roi et le maire Warton. Ce fut encore une lutte sauvage. En vain, saint Ouen voulut se poser en conciliateur, les Austrasiens, maîtres de la Bourgogne, marchèrent sous la conduite de Pépin le Vieux jusqu'aux murailles de Paris. Les portes leur furent ouvertes par les leudes, et Thierry prit la fuite avec le maire Warton[26], derniers défenseurs de la nationalité neustrienne abâtardie et vaincue.

Les Austrasiens délivrés des Mérovingiens, en entourant la grande race de Pépin, préparaient déjà cette succession d'hommes forts qui, plus tard, se personnifia dans Charlemagne. Les Mérovingiens n'eurent plus de pouvoir que sur l'Aquitaine, une fraction de la Bourgogne, restée soumise au droit gallo-romain, et encore n'avaient-ils aucune autorité réelle. Thierry III, qui régna vingt et un ans, en passa près de quatorze dans le monastère de Saint-Denis[27], ou au palais des Thermes, à sa métairie de Clichy ou au monastère de Chelles, sans se soucier du gouvernement. Cette royauté devint aussi paresseuse des choses de la guerre, que les empereurs grecs de la décadence. Les rois se promenaient dans de lourdes voitures, traînées par des bœufs, comme les empereurs grecs dans les chars au milieu des hippodromes. Théodoric laissa le soin de la guerre à ses leudes. Or, dans cette société l'amour des arts, les soins pour l'agriculture n'étaient pas considérés comme une vertu ; la vie latine, la science, la culture de la terre, étaient dédaignées. Ce changement opéré dans le caractère des rois francs résultait de la vive impression que fait toujours sur l'homme la civilisation douce et énervée ; nul peuple n'y échappe, c'est comme une eau tiède qui assouplit et affaiblit les corps. N'avait-on pas vu les Vandales, féroces, implacables conquérants, se couvrir d'habits de soie en Afrique, et passer des journées entières dans des bains parfumés d'essences ? Les Mérovingiens avaient subi la même irrésistible influence. Dagobert, le premier, imita la grandeur, le luxe byzantin, en acceptant les arts, les progrès de l'industrie et de la science grecque et latine. Ses successeurs suivirent cet exemple, et on les appela rois fainéants.

Clovis III, le fils de Thierry, tient à peine une place dans les annales ; on sait seulement qu'il succéda au titre de roi ; les cartulaires indiquent l'année de sa mort comme s'il s'agissait d'un simple moine trépassé dans un monastère[28], Les Austrasiens et Pépin désignèrent le maire du palais des Neustriens, pris dans la race franque, et qui gouverna les comtes et les leudes[29]. Sur leurs framées, en guise détrône, les Austrasiens élevèrent Childebert, frère de Clovis III : on ne sait rien de lui[30]. Seulement, la chronique dit qu'il mourut à Choisy, près de Compiègne, où l'on voyait encore sa sépulture. L'obituaire de l'Église donnait un peu de renommée à ces rois, morts avant d'être nés. Jamais race ne s'éteignit avec une régularité si parfaite, lente et successive. Ce grand fleuve des Franco-Neustriens se perd dans les terres de l'Austrasie pour disparaître complètement.

Dagobert III fut encore un enfant au berceau ; on confia sa tutelle à un maire du palais de la race de Pépin. Le principe d'hérédité commençait à s'introduire même parmi les maires du palais. A côté de ces rois de douze ans vint se placer comme maire du palais un autre enfant de six ans, petit-fils de Pépin. Ce fut un caprice du pouvoir, une manière de montrer la supériorité des Austrasiens sur les Neustriens abâtardis : un maire enfant sur un roi enfant. Blessés de,se voir ainsi méprisés, les Neustriens brisèrent le pouvoir de cet enfant, non point pour rétablir l'autorité des Mérovingiens, mais pour élire un fantôme de roi sous le nom de Daniel[31], avancé dans la vie déjà, car il touchait à sa quarante-cinquième année. Le maire neustrien Ragenfroy alla le chercher dans la paisible abbaye de Saint-Denis pour donner un chef aux leudes de Neustrie, tentative impuissante, car contre eux s'élevait alors Charles Martel, le vigoureux duc de la race germanique. Charles Martel dispersa sans peine les faibles armées de Chilpéric et de Ragenfroy dans un lieu du Cambrésis appelé Vinci[32]. Il s'empara, aux deux extrémités dès Gaules, de Paris et de Cologne par la conquête, refoulant les Bourguignons, les Neustriens, les Aquitains jusqu'à la Loire.

Cet homme fort, ce Charles Martel, qui frappait si rudement, reçut une grande mission : celle de délivrer la province d'Aquitaine de l'invasion des Sarrasins. A cette terrible invasion de la Gaule méridionale se rattachent le triomphe de l'autorité absolue des maires du palais sur tous les Francs, et la chute définitive des Mérovingiens. Quand il n'y a pas un danger pressant pour un pays, quand il ne subit pas de secousse violente, un gouvernement faible, paresseux, peut être toléré : si on ne l'aime pas, on le souffre. Mais lorsque le pays est secoué fortement, le peuple se demande avec anxiété qui pourra le préserver, le conduire, le sauver ? Alors, s'il voit un roi dont la tête se cache dans un monastère, il ne garde plus de mesure envers qui l'abandonne, il court à l'homme fort qui peut se mettre à sa tête. Est-il étonnant qu'un peuple souhaite et prépare la chute de ce qui est faible, et le triomphe de ce qui est fort ? Dans cette invasion des Sarrasins[33], lorsqu'ils s'avançaient jusqu'à la Loire, les Neustriens cherchaient en vain un digne petit-fils de Clovis pour les conduire. Il n'y en avait plus. Un moment, il se fit un étrange mélange de pouvoir entre les ducs des Aquitains, brave race, et les maires du palais. Partout, Charles Martel, avec ses Austrasiens, se montra vigoureux, la hache d'arme à la main. On ne trouve plus aucune trace de Chilpéric, le descendant de Mérovée, si ce n'est l'épitaphe inscrite dans l'obituaire de la cathédrale de Noyon[34]. Ce sont par les tombes que l’on compte les derniers Mérovingiens ; ils n'ont plus rien à démêler qu'avec la mort. Cependant, il faut le répéter, les Carlovingiens avaient tant d'intérêt à faire oublier les descendants de Mérovée, qu'ils purent ordonner de ne plus en parler dans les chroniques.

Il existe encore quelques chartes revêtues de leur scel. On trouve dans les archives, sous l'année 720, deux diplômes de Théodoric IV, qui prend le titre de roi de Neustrie et de Bourgogne et d'Austrasie. Élevé au monastère de Chelles, Théodoric[35] fut substitué à Chilpéric à l'âge de sept ans et l'on n'y prit pas garde. Ce temps est rempli de la terreur qu'inspirent les Sarrasins : tous les éloges entourent Charles Martel, le vainqueur. Dans les provinces d'Aquitaine, les Mérovingiens furent encore un moment reconnus. On trouve quelques indications de chartes, de diplômes et sur un scel de cire le nom de Chilpéric III. La race était morte et ensevelie !

Dans l'Austrasie et la Neustrie tous les événements considérables se passent en dehors des Mérovingiens ; ils ne sont plus mêlés à aucun acte de la société : le pouvoir actif, vigilant et en dehors d'eux, mais de longues affections leur restèrent dans les provinces méridionales pendant plus d'un siècle : une dynastie ne tombe pas sans laisser de regrets. Les Aquitains furent les derniers fidèles au vieux sang de Mérovée ; comme ils avaient conservé les mœurs et les habitudes romaines, ces provinces ne reconnaissaient qu'avec répugnance l'autorité des maires du palais austrasiens[36]. A Toulouse, à Narbonne, la dignité de roi était restée avec son prestige, tandis que la race germanique soutenait de son énergie la dynastie des maires du palais ; plutôt que d'accepter un maire, ils subissaient un duc d'Aquitaine.

Si l'on veut envisager les faits, les incidents qui amenèrent la chute des Mérovingiens, on doit reconnaître que jamais événement ne fut mieux préparé. Cette dynastie, qui avait duré environ trois siècles depuis Mérovée, était l'œuvre des tribus établies dans les Gaules, conquérantes sous Clovis. Ce caractère fier des premiers chefs de tribus était longtemps empreint sur leurs actes ; après la mort de Clovis, chacun de ses enfants prit son lot et le défendit avec énergie ; les Sicambres restaient avec leur férocité primitive. De temps à autres, la monarchie devenait une, puis elle se séparait en vertu du partage. Ceux de ses chefs qui régnèrent sur la Neustrie, la Bourgogne et l'Aquitaine avaient perdu peu à peu le caractère franc et germanique pour s'identifier avec les lois et les formules romaines : les Austrasiens seuls gardèrent religieusement la force native de leur nationalité : eux seuls préparèrent la révolution qui renversa définitivement les Mérovingiens dégénérés, en se civilisant.

De ce jour la décadence fut rapide et complète. Si le règne de Dagobert jeta quelque éclat, cet éclat fut tout gallo-romain, c'est-à-dire artistique et commercial. Dagobert à travers ses violences n'eut jamais le caractère austrasien : la force et la conquête ; il ne fit rien pour les leudes, il ne grandit ni leur puissance, ni leurs bénéfices et les Austrasiens ne comprenaient pas d'autres grandeurs ; ils traitaient comme serf ou juif les marchands, argentiers ou colons paisibles. Les Mérovingiens furent appelés fainéants parce qu'ils ne menaient plus leurs hommes aux batailles. Leur chute fut précipitée par deux causes : 1° le triomphe des ducs, des leudes satisfaits par le supplice de Brunehaut ; 2° la supériorité belliqueuse de la race austrasienne sur les Neustriens au temps où il fallait retrouver toute l'énergie des batailles pour repousser les Sarrasins, tâche que s'imposa glorieusement Charles Martel, le maire du palais.

Les traces qu'ont laissées les derniers Mérovingiens sont dans leurs chartes ; comme c'étaient des rois civils, ils usaient de l'écriture et du scel. On conservait dans les cartulaires de l'abbaye de Saint-Denis une charte de Thierry IV, l'avant-dernier roi de la race, confirmant un don au monastère fait à la prière de Charles, maire du palais[37], dernier acte peut-être où se montrent les traces de la vieille dynastie. Les scribes et les protonotaires ont omis quelquefois dans les diplômes le nom de Chilpéric III, le dernier roi de la race, et l'on commence à lire : le duc Carloman régnant[38]. Dans ces chartes se trouve le scel pendant en cire avec les figures réunies du roi et du duc, maire. Sur les monnaies se voit empreinte la figure seule des rois avec leurs attributs : les médailles sont d'or ; les deniers étaient d'argent. Quelques chartes, quelques diplômes, les écrits de Grégoire de Tours, de Frédégaire, quelques vies de saints forment tout le corps de chroniques et d'histoire que nous avons consulté sur cette époque de traditions incertaines et de gouvernement sans unité. Tout l'intérêt se porte déjà sur les Carlovingiens. Hélas ! on entoure ce qui s'élève et ce qui tombe laisse à peine de trace.

 

 

 



[1] On aperçoit l'embarras de Dom Bouquet, même dans ses admirables résumés habituellement si clairs qu'il place à la tête des volumes des Francor. histor. Collect. Les savants auteurs de l'Art de vérifier les dates avouent qu'ils se perdent dans ces difficultés de temps, de lieux et de noms.

[2] Ursini monachi Vit. Leodgar. Dom Bouquet.

[3] Il faut dire cependant que l'Aquitaine avait ses ducs particuliers et que la Bretagne avait des rois au septième siècle. Voici un passage qui le constate positivement. Anno 643 Dagobertus Vascones subigit. Judicaël rex Britonnum gratiam Dagoberti sibi redemit. (Chron. Sigebert. ad ann. 643) Mais le mot roi doit toujours être pris dans son sens limité.

[4] L'an 638, il fut enseveli dans la basilique de Saint-Denis.

[5] Pépin le Vieux révéré comme un saint à Nivelle. Voyez mon Charlemagne et la Vita Beat. Pepini, dans Duchesne, t. I, p. 595.

[6] Il existe de Sigebert une charte de fondation pour le monastère de Stavelo dans les Ardennes : Gallia christiana, t. IV.

[7] Sigebert mourut le 1er février 656. Ses reliques étaient vénérées dans l'église de Nancy.

[8] Cet édit est de l'année 660 : le principe était en harmonie avec les distinctions des tribus et des races.

[9] Un des plus curieux monuments d'histoire pour cette époque c'est : Anonym. de Vita S. Leodig, (Duchesne, t. I.)

[10] Clovis II succéda à Dagobert en 638 et non pas en 644 comme on l'a écrit.

[11] Le droit romain s'était conservé en Bourgogne.

[12] La mort de Nantilde est de 641.

[13] La vénération peur les reliques est un sentiment du cœur humain ; chaque opinion a ses reliques : on garde une fleur flétrie, on adore un petit chapeau, et des fragments de vieux habits. Le Musée du Louvre n'est-il pas un reliquaire ?

[14] Clovis fit même enlever l'abside d'argent dont Dagobert avait enrichi l'église de Saint-Denis, pour le distribuer aux pauvres : Ipsum argentum desuper predicta abside pauperibus Christi et egenis atque peregrinis erogari præcipit. (Mon. S. Denis, ad, ann. 651.)

[15] La mort de Clovis est de 656.

[16] Bathilde était saxonne ; elle avait été vendue par des pirates. Voir sa touchante vie dans Duchesne, t. I, p. 688.

[17] Sainte Bathilde est considérée comme la fondatrice de l'abbaye de Chelles : une des dernières abbesses fut une des princesses de la maison d'Orléans, la fille du régent pour laquelle Voltaire a fait de si jolis vers.

[18] Comparez les continuateurs de Frédégaire et la Vie de saint Wandrille.

[19] Ce drame est raconté dans la Vita S. Leodegar.

[20] Voyez Anonym. Vita S. Leodegar.

[21] L'abbé Lebœuf, si savant antiquaire, dit que c'était la forêt de Chaumont-en-Vexin. Ce meurtre est du mois de septembre 673.

[22] Comparez avec les continuateurs de Frédégaire : cap. 95. Les Francs avaient hérité de la terreur des Romains sur les comètes.

[23] Le récit est plein d'incidents qui expliquent l'état de la société, la lutte des leudes et des clercs.

[24] Saint Léger fut placé au rang des martyrs ; on célèbre sa fête au 3 octobre :

Mox sextum nonarum Leodegarius ornat

Seditione potens quem dux populusque, peremit.

On a supposé un testament de saint Léger, mais la pièce est évidemment fausse, ainsi que le démontrent les Bénédictins.

[25] Il fut frappé par un seigneur franc du nom d'Ermenfrid. Voyez Chron. S. Medard.

[26] Saint Ouen fut encore une des grandes physionomies épiscopales. Voyez Vita Audoens, Duchesne, t. I.

[27] Le roi Théodoric III mourut en 691 et eut sa sépulture à Saint-Waast d'Arras.

[28] La Chronique de Saint-Denis, si parfaitement détaillée, se borne à dire : Clodowel l'aisné fils fu couronné, trois ans régna et puis morut. (Chron. ad ann. 694.)

[29] Chron. Sigib., ann. 694.

[30] En ce temps morut le glorieux roy Childebert, homme juste et de pieuse mémoire (de se fais ne savons ren, car l'histoire n'en parle pas).

[31] La Chronique de Saint-Denis, qui appartient de cœur aux Carlovingiens, dit : Lors eslurent les François un roi qui avoit nom Daniel : ses cheveux lui laissèrent croistre puis le couronnèrent, changèrent son nom et l'appelèrent Chilpéric.

[32] Le savant éditeur de la Chronique de Balderic, M. Le Glay, a placé le lieu de cette bataille dans une petite ferme du territoire de Crève-Cœur.

[33] Voyez, sur cette invasion des Sarrasins, mon travail sur Charlemagne.

[34] Le roy ne vesquit pas moult longuement, cinq ans et demi régna, mort fu et sépulture en la cité de Noyon. (Chron. S. Denis ad ann. 722.)

[35] Le temps était si rempli des maires du palais que voici ce que dit l'auteur de Gesta regum : Franci vero Theodericum regem super se statuunt, et il faut remarquer que cet auteur est contemporain, car il ajoute : Qui usque nunc in regno subsistit.

[36] On trouve souvent dans le Midi la dignité byzantine de Patrice.

[37] On trouve les chartes suivantes : 1° de Thierry IV, datée d'Héristal ; 2° id. datée de Zulpich, 720. Le dernier roi dont on trouve le nom est Childéric III.

[38] Quelquefois Carloman dit : In regno meo ; mais le terme de Regnum, pas plus que celui de roi, ne doit être pris dans le sens étendu de l'époque moderne.