État de la Terre
Sainte sous le joug des Infidèles. - Traitements que
subissaient les pèlerins. - Séjour de Pierre l’ermite à Jérusalem. - Prédication
de la Croisade. - Concile de Clermont. - Départ des premiers Croisés. -
Expédition de Gautier sans avoir, - de Pierre l’ermite, - de Gottschalk. -
Leurs désastres en Hongrie et dans l’Asie mineure.
Départ des Croisés sous les ordres de Godefroi, duc de Lorraine. -
Arrivée successive des divers corps à Constantinople. - Leurs débats avec l’empereur
Alexis Comnène. - Les Croisés passent l’Hellespont et entrent dans l’Asie
mineure.
Siége et prise de Nicée. - Bataille de Dorylée. - Marche des Croisés dans
l’Asie mineure. - Querelles de Tancrède et de Baudouin.
Occupation d’Édesse par Baudouin. - Arrivée de la grande armée des
Croisés devant Antioche. - Siège d’Antioche. - Famine et souffrances des
Croisés.
Combats autour d’Antioche. - Intelligences de Boémond dans l’intérieur de
la ville. - Prise d’Antioche.
Arrivée de l’armée turque au secours d’Antioche. - Les Croisés sont
assiégés à leur tour. - Famine dans l’intérieur de la place. - Abattement des
Croisés. - Découverte de la lance merveilleuse. - Sortie des Croisés. -
Défaite et déroute des assiégeants.
Expéditions des Croisés aux environs d’Antioche. - Voyage de Godefroi de
Bouillon à Édesse chez son frère Baudouin. - Querelles de Boémond et de
Raimond, comte de Toulouse. - Marche des Croisés en Palestine. - Prise de
plusieurs villes. - Arrivée des Croisés devant Jérusalem.
Description de Jérusalem. - Les Croisés assiègent la ville. - Leurs
souffrances. Progrès du siége. - Assauts successifs. - Prise de Jérusalem. -
Massacre des infidèles.
Godefroi de Bouillon est élu roi de Jérusalem. - Détails sur son origine
et son histoire avant la croisade. - Attaque du calife d’Égypte contre le
nouveau royaume. - Victoire des Chrétiens. - Départ de quelques-uns des
princes croisés pour l’Europe. - Élection du patriarche de Jérusalem. -
Querelles entre le patriarche et le roi. - Mort de Godefroi.
Élévation de Baudouin, comte d’Édesse, au trône de Jérusalem. - Arrivée
de nouveaux Croisés. - Prise d’Antipatris, Césarée et autres villes. -
Nouvelle guerre avec les Égyptiens. - Défaite des Chrétiens. - Querelles de
Baudouin et du patriarche Daimbert. - Conquêtes et échecs des Chrétiens en
Mésopotamie.
Voyage de Boémond en Europe ; il confie le gouvernement d’Antioche à
Tancrède. - Mort de Raimond, comte de Toulouse. - Nouvelle guerre avec les
Égyptiens. - Mort de Boémond dans la Pouille. - Prise de Tripoli et de
Béryte. - Mort de Tancrède. - Construction des forts de Toron et de
Mont-Réal. - Expédition de Baudouin en Égypte. - Sa mort.
Baudouin du Bourg est élu roi. - Mort d’Alexis Comnène. - Institution de
l’ordre des Chevaliers du Temple. - Guerre des Chrétiens contre les divers
soudans turcs dont ils sont environnés. - Le roi Baudouin est fait
prisonnier. - Arrivée d’une flotte de Vénitiens en Palestine.
Description et siége de Tyr. - Tentatives des habitants d’Ascalon contre
Jérusalem. - Prise de Tyr. - Baudouin y recouvre sa liberté. - Foulques,
comte d’Anjou, arrive en Palestine. - Baudouin lui donne en mariage sa fille
Mélisende. - Histoire de la principauté d’Antioche. - Mort de Baudouin II.
Foulques d’Anjou monte sur le trône. - Son intervention dans les affaires
de la principauté d’Antioche. - Querelles intérieures des Chrétiens. - Leurs
guerres avec Sanguin (Zenghi), sultan d’Alep. - Raimond de Poitou arrive à
Antioche et épouse Constance, fille de Boémond i. - Expédition de l’empereur
Jean Comnène en Syrie. - Il assiége Antioche. - Pacification.
LIVRE XV
Histoire de la principauté d’Antioche. - Querelles du prince Raimond avec
le patriarche de cette ville. - Élévation de Manuel Comnène a l’empire d’Orient.
- Mort du roi Foulques.
LIVRE XVI
Avènement de Baudouin III. - Mort de Sanguin ; son fils Noradin lui
succède. - Expédition des Chrétiens pour s’emparer de Bosra. - Croisade de l’empereur
Conrad et de Louis-le-Jeune. - Son mauvais succès. - Arrivée des deux rois en
Palestine.
LIVRE XVII
Assemblée d’Accon (S. Jean d’Acre). - Siège de Damas par Baudouin III,
Conrad et Louis-le-Jeune réunis. - Mauvais succès de cette expédition. -
Départ de Conrad. - Brouillerie du roi Baudouin avec sa mère Mélisende. -
Guerres continuelles des Chrétiens contre Noradin. - Cession du comté d’Édesse
à l’empereur Manuel Comnène. - Siège et prise d’Ascalon par les Chrétiens.
LIVRE XVIII
Querelles de Renaud de Châtillon, prince d’Antioche, avec le patriarche de
cette ville. - Origine et ambition des chevaliers de l’Hôpital. - Troubles
civils de l’Égypte. - Continuation des guerres contre Noradin. - Mort de
Baudouin III à Béryte.
LIVRE XIX
Elévation d’Amaury, frère de Baudouin III, au trône de Jérusalem. - Caractère
de ce prince. - Ses conversations avec Guillaume de Tyr. - Expédition d’Amaury
en Égypte. Histoire de Syracon (Chyrkouh), lieutenant de Noradin et oncle de
Saladin. - Ambassade des Chrétiens au calife d’Égypte. - Description du
palais du Caire. - Nouvelle expédition des Chrétiens en Égypte. - Siége et
prise d’Alexandrie.
LIVRE XX
Nouvelle expédition en Égypte. - Élévation de Saladin. - Tremblement de
terre en Syrie. - Les Assissins ou Ismaéliens ; leur origine et leurs mœurs.
- Mort de Noradin. - Mort du roi Amaury.
LIVRE XXI
Avènement de Baudouin IV, ou le lépreux.
- Il avait été élevé par Guillaume de Tyr. - Histoire du comte de Tripoli. -
Conquêtes progressives de Saladin sur les Chrétiens. - Alliance des Grecs et
des Chrétiens de Jérusalem pour envahit l’Égypte. - Elle demeure sans
résultat.
LIVRE XXII
Fâcheux état du royaume de Jérusalem. - Guillaume de Tyr revient de
Constantinople où il avait été envoyé en ambassade. - Troubles de l’empire
grec. - Brillante expédition de Saladin en Mésopotamie. - Imposition
extraordinaire établie pour la défense du royaume. - La maladie du Roi
croissant toujours, Gui de Lusignan est nommé régent. - La régence lui est
retirée. - Couronnement de Baudouin V encore enfant.
LIVRE XXIII
Douleur de l’historien à la vue des désastres de son pays. - Animosité du
roi Baudouin IV contre le comte du Joppé - La régence du royaume est donnée
au comte de Tripoli. - Fin de l’ouvrage de Guillaume de Tyr.

NOTICE SUR GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE TYR.
L’EUROPE toute entière a pris part aux Croisades ; mais c’est
à l’histoire de France bien plus qu’à toute autre que se rattache celle de
ces grandes expéditions. Un pèlerin français, Pierre l’ermite, a prêché la première Croisade
; c’est en France, au concile de Clermont, qu’elle a été résolue ; un prince
dont le nom est demeuré français, Godefroi de Bouillon, l’a commandée ; le
royaume de Jérusalem a parlé la langue de nos pères ; les Orientaux ont donné
à tous les européens le nom de Francs ; pendant deux siècles, la conquête ou
la défense de la Terre-Sainte se lie étroitement à tous les sentiments, à
toutes les idées, à toutes les vicissitudes de notre patrie ; un roi de
France, Saint-Louis, est le dernier qui ait rempli l’Orient de sa gloire.
Enfin, parmi les historiens des Croisades, la plupart et les plus illustres,
Jacques de Vitry, Albert d’Aix, Foulcher de Chartres, Guibert de Nogent,
Raoul de Caen, Ville-Hardoin, Joinville et tant d’autres sont des Français.
Quelques savants ont soutenu que Guillaume de Tyr l’était
également ; d’autres ont revendiqué pour l’Allemagne l’honneur de lui avoir donné
naissance. L’une et l’autre prétention paraissent mal fondées. En plusieurs
endroits de son livre, notamment dans sa préface, Guillaume parle de la Terre-Sainte
comme de sa patrie ; Hugues de Plagon[1], son
continuateur, le fait naître à Jérusalem, et Étienne de Lusignan, dans son Histoire de Chypre, le dit parent des
rois de Palestine. On s’est étonné, à tort de ces certitudes et du silence
des chrétiens d’Orient sur l’origine et la vie du prince de leurs historiens.
C’est à des temps de loisir et de paix qu’il appartient de recueillir avec
soin de tels détails et de veiller à la mémoire d’un écrivain. Presque étrangers
dans leur nouvelle patries assiégés dans leur royaume comme des bourgeois
dans les murs de leur ville, sans cesse en proie aux plus cruelles souffrances
et à des périls croissants, les chrétiens d’Orient ne pensèrent jamais qu’à
se recruter et se défendre ; la vie de ce peuple, la durée de cet Empire fut
un long accès de dévotion et de gloire ; l’accès passé, l’Empire tomba, le
peuple lui-même périt ; et tant qu’il vécut, toute sécurité dans le présent,
toute confiance dans l’avenir lui fut inconnue. Une société ainsi violente et
transitoire peut avoir ses historiens ; les grandes choses n’en manquent
jamais ; mais l’historien lui-même est sans importance aux yeux de ceux qui l’entourent,
et nul ne songe à conserver des souvenirs qui n’intéressent que lui.
Aussi est-ce uniquement de Guillaume de Tyr lui-même que nous
recevons quelques renseignements sur sa vie ; il les a semés dans son
ouvrage, sans dessein et par occasion, pour indiquer comment il a été informé
des événements qu’il raconte. Nous y voyons qu’il était enfant, vers l’an 1140,
et qu’en 1162, au moment du divorce du roi Amaury et d’Agnès d’Édesse, il
étudiait les lettres en Occident, probablement à Paris. De retour à
Jérusalem, il obtint la faveur d’Amaury, et dut à sa protection, en 1167, l’archidiaconat
de la métropole de Tyr. Mais, en l’élevant aux dignités ecclésiastiques, le
roi n’avait point l’intention de se priver de son secours dans les affaires
civiles. Dans le cours de la même année, il l’envoya en ambassade à Constantinople,
auprès de l’empereur Manuel Comnène, pour conclure avec ce prince l’alliance
qu’il avait lui-même proposée à Amaury contre le sultan d’Égypte. Après s’être
acquitté de cette mission, Guillaume, se livrant aux devoirs de son
archidiaconat, eut quelques différends avec Frédéric, archevêque de Tyr, et
se rendit à Rome, en 1169, pour les faire juger. Ce fut à son retour de Rome
que le roi Amaury lui confia l’éducation de son fils Baudouin, alors âgé de
neuf ans[2]. Ce prince étant
monté sur le trône à la mort de son père, en 1173, le crédit de Guillaume
devint plus grand encore ; dans le cours de cette même année, il fut nommé
chancelier du royaume, à la place de Rodolphe évêque de Bethléem, et au mois
de mai 1174, les suffrages du clergé et du peuple l’élevèrent, avec l’assentiment
du roi, à l’archevêché de Tyr[3]. On verra, dans
son histoire même quelle part importante il prit dès lors aux affaires
publiques, et avec quelle fermeté il défendit le pouvoir du roi son élève
contre d’ambitieux rivaux. En 1178, il s’éloigna de la Terre-Sainte pour
aller è Rome assister au troisième concile de Latran : Si quelqu’un, dit-il, veut connaître les statuts de ce concile, les noms, le
nombre et les titres des évêques qui y ont assisté, qu’il lise l’écrit que
nous en avons soigneusement rédigé, à la demande des Saints-Pères qui s’y trouvaient
présents, et que nous avons fait déposer dans les archives de la sainte
église de Tyr, parmi les autres livres que nous y avons apportés.
Le concile fini, il se mit en route pour la Palestine, avec le comte Henri de
Champagne qui s’y rendait suivi d’un nombreux cortége de chevaliers. Mais à Brindes,
Guillaume s’en sépara et passa à Constantinople pour y traiter, avec l’empereur
Manuel, les affaires, soit du royaume de Jérusalem, soit de sa propre église.
Il y demeura sept mois et son séjour fut grandement utile, dit-il, aux intérêts
dont il était chargé. De retour en Syrie, il s’acquitta, tant auprès du roi
que du patriarche de Jérusalem, de diverses missions qu’il avait reçues de l’empereur,
et rentra à Tyr après vingt-deux mois d’absence.
Ici Guillaume cesse de nous fournir aucun renseignement
sur sa vie ; son histoire s’arrête en 1183, et, à partir de cette époque, les
faits épars que nous recueillons d’ailleurs sur ce qui le concerne sont
pleins de contradictions et d’incertitudes. D’après l’un de ses continuateurs
dont nous publierons l’ouvrage à la suite du sien, il eut de violents débats
avec le patriarche de Jérusalem, Héraclius ; dont il avait combattu l’élection
et refusait de reconnaître l’autorité. Guillaume se rendit à Rome pour faire
juger sa querelle, et il y fut si bien accueilli du pape et des cardinaux qu’Héraclius,
craignant que son rival n’obtint sa déposition, envoya secrètement à Rome un
de ses médecins avec ordre de l’empoisonner, ce qu’il exécuta. Ce fait, s’il
était vrai, ne pourrait guère être placé plus tard que vers l’an 1184 ; or,
on trouve, en 1188, Guillaume, archevêque de Tyr, prêchant la Croisade aux
rois de France et d’Angleterre, Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion,
sous le fameux ormeau dit de la
conférence, entre Gisors et Trie. Tout porte à croire que ce Guillaume
est le même que notre historien, et qu’après la prise de Jérusalem par
Saladin, il avait passé les mers pour solliciter les secours des princes d’Occident.
C’est la, du reste, la dernière trace qu’on rencontre de son existence.
Quelques savants ont prétendu qu’il mourut octogénaire à Tyr, en 1219. Mais
leur opinion est victorieusement repoussée par une charte de l’an 1193 qui
nous apprend qu’un autre prélat occupait alors le siége de Tyr. Guillaume
était donc mort à cette époque. Nous n’avons aucune autre donnée qui
détermine avec plus de précision le terme de sa vie et nous fasse connaître
ses derniers travaux.
Il avait écrit, nous dit-il lui-même, deux grands
ouvrages, entrepris l’un et l’autre à la sollicitation du roi Amaury qui avait
fourni à l’historien tous les secours dont il avait pu disposer. Le premier
comprenait l’histoire des Arabes, depuis la venue de Mahomet jusqu’en 1184[4] ; livre précieux
sans doute, puisque Guillaume avait eu connaissance d’un grand nombre de manuscrits
arabes qu’il ne nomme point, mais où il avait dû puiser des renseignements importants.
Soit que cet ouvrage ait été perdus soit qu’il existe encore ignoré dans la
poussière de quelque grande bibliothèque, il n’a jamais été publié. Le second
est l’histoire des Croisades depuis le temps des successeurs de
Mahomet jusqu’à l’an 1183, dont nous donnons ici la traduction. Il
est divisé en 23 livres.
Dans les quinze premiers qui vont jusqu’en 1142, l’historien raconte des événements
qu’il n’avait point vus, mais sur lesquels il avait recueilli les traditions
les plus circonstanciées et les plus exactes. Les huit derniers renferment l’histoire
de son propre temps.
Il est difficile de déterminer avec précision à quelle
époque Guillaume entreprit ce grand travail. On peut conjecturer cependant
que ce fut vers l’an 1169, au moment où le roi Amaury lui confia l’éducation
de son fils. Il suspendit et reprit deux fois son ouvrage, interrompu sans
doute par, les missions dont il fut chargé, soit à Constantinople, soit en Occident.
Arrivé à l’époque où le royaume de Jérusalem penchait vers sa ruine, où
chaque événement lui portait un coup qui semblait et qui présageait en effet
le coup mortel, une profonde tristesse s’empara de l’historien, et il l’exprime,
en commençant son vingt-troisième livre, avec un amer pressentiment de maux
plus grands encore que ceux dont il se prépare à parler. Soit que cette
tristesse ou des circonstances extérieures l’aient empêché, de continuer, le
vingt-troisième livre s’arrête au premier chapitre, et l’archevêque de Tyr,
qui eut la douleur de voir Jérusalem retomber aux mains des infidèles, s’épargna
du moins celle de le raconter.
C’est avec raison qu’on s’est accordé à lui donner le
titre de Prince des historiens des Croisades. Nul n’a décrit avec plus de
détails et de vérité, d’une façon à la fois plus simple, plus grave et plus
sensée, ces brillantes expéditions, les moeurs des Croisés, les vicissitudes
de leur sort, tous les incidents de cette grande aventure. Chrétien sincère
et partageant du fond du cocu r les croyances et les sentiments qui avaient
poussé les Chrétiens à la conquête de la Terre-Sainte, Guillaume raconte
leurs triomphes ou leurs revers avec une joie ou une tristesse patriotique ;
et assez éclairé cependant pour ne point s’abuser sur la marche des
événements, il ne dissimule ni les vices ni les fautes des hommes, et les
expose avec sincérité, sans jamais croire que la sainteté de la cause
chrétienne en soit altérée, en sorte qu’on trouve à la fois dans son livre
une conviction ferme et un jugement qui ne manque ni d’impartialité ni de
droiture. Son érudition historique et géographique, quoique fort défectueuse,
est supérieure à celle des autres écrivains de la même époque ; sa crédulité
est moins absolue ; on reconnaît aisément qu’il n’a pas, comme tant d’autres,
passé en pèlerin sur les lieux où les événements se sont accomplis, qu’il a
recueilli des récits divers, et jugé les faits après avoir assisté à leurs
conséquences. On peut dire enfin de lui que, de son temps, nul n’a fait aussi
bien, et que son livre est, encore, pour nous, celui où l’histoire des
Croisades se fait lire avec le plus d’intérêt et de fruit.
Il fut publié, pour la première fois, à Bâle, en 1549,
in-folio, par Philibert Poyssenot de Dôle. Henri Pantaléon en donna une
nouvelle édition dans la même ville en 1564, et y joignit l’un des
continuateurs de Guillaume, Hérold, dont nous parlerons ailleurs. Enfin,
Bongars, après en avoir revu le texte sur plusieurs manuscrits ; l’inséra
dans le tome II de ses gesta Dei per Francos. C’est sur cette édition
qu’a été faite la traduction que nous publions aujourd’hui.
En 1573, Gabriel Dupréau en donna à Paris une version
française, sous le titre de Franciade orientale ; mais cette version,
pleine de fautes et maintenant illisible, n’a jamais obtenu ni mérité aucune
estime. Nous avons joint à la nôtre un assez grand nombre de notes,
géographiques surtout, pour faire connaître la position et le nom actuel des
principaux lieux dont Guillaume de Tyr fait mention. C’est la partie la plus
obscure de l’histoire des Croisades, et malgré nos recherches, nous
regrettons de n’avoir pu résoudre toutes les difficultés.
Nous avons laissé subsister dans le texte les noms
orientaux tels que les a écrits l’historien, mais en ayant soin d’indiquer
dans de courtes notes, autant du moins que nous l’avons pu et que le permet l’incertitude
de l’orthographe, les noms véritables. Nous avons également relevé les
principales erreurs de chronologie et d’histoire, non dans le dessein de
rectifier pleinement les inexactitudes du récit de Guillaume de Tyr, mais
pour faire disparaître les lacunes et les méprises qui en rendraient l’intelligence
difficile au lecteur.
La bibliothèque du roi possède un beau manuscrit de
Guillaume de Tyr, et dix-huit exemplaires d’une version française qui mérite
d’être consultée. Il en existe également deux traductions italiennes, l’une
de Joseph Horologgi, publiée à Venise, in-4°, en 1562 ; l’autre de Thomas
Baglioni, publiée aussi à Venise, in-4°, en 1610, et inférieure, dit-on, à la précédente. Nous
regrettons de n’avoir pu nous les procurer.
François Guizot

PRÉFACE DE GUILLAUME DE TYR
QU’IL soit périlleux et grandement difficile de raconter
les actions des rois, c’est ce dont aucun homme sage ne peut douter. Sans
parler des travaux, des recherches, des longues veilles qu’exige une telle
entreprise, les historiens marchent entre deux précipices, et ils ont grand’peine
à éviter l’un ou l’autre. S’ils veulent fuir Charybde ils tombent dans
Scylla, qui, avec sa ceinture de chiens, n’est pas moins féconde en
naufrages. Ou ils recherchent en effet la vérité sur tous les événements, et
alors ils soulèvent contre eux la haine de beaucoup de gens ; ou, pour
échapper à toute colère, ils dissimulent une partie de ce qui s’est passé ;
et c’est la bien certainement un grave délit, car on sait que rien n’est plus
contraire a leur office que de passer artificieusement sous silence et de
cacher à dessein ce qui est vrai ; or, manquer a son office, c’est à coup sûr
une faute, puisque l’office de chacun c’est la conduite qui lui convient,
selon sa situation, les moeurs et les lois de sa patrie. Mais, en revanche,
rapporter sans aucune altération tout ce qui s’est fait et ne jamais s’écarter
de la vérité, c’est une chose qui excite communément la colère, selon ce
vieux proverbe : La complaisance procure des
amis, et la vérité enfante la haine.
Ainsi, ou les historiens manqueront au devoir de leur
profession en montrant une complaisance illégitime ; ou, s’ils demeurent
fidèles à la vérité, ils auront à supporter la haine dont elle est la mère ;
ce sont là les deux périls qu’ils encourent et qui les travaillent tour à
tour péniblement. Notre Cicéron dit en effet : La
vérité est fâcheuse, car elle enfante souvent la haine, ce poison de l’amitié
; mais la complaisance est plus fâcheuse encore, car, par notre indulgence
pour les vices d’un ami, nous le laissons courir à sa ruine. Paroles
qui se rapportent évidemment à celui qui, par complaisance et contre son
devoir, passe sous silence la vérité.
Quant à ceux qui par flatterie mêlent impudemment des
mensonges à leurs récits, c’est, comme on sait, une action si détestable qu’ils
ne méritent pas d’être comptés au nombre des historiens ; si l’omission de la
vérité est en effet une faute contraire au devoir de l’historien, combien
plus grave sera le péché de mêler le faux au vrai et de transmettre à la
postérité crédule le mensonge au lieu de la vérité ?
Il est encore un autre écueil, autant et peut-être même
plus redoutable, que les historiens doivent fuir de tout leur pouvoir ; c’est
que la dignité des actions ne soit obscurcie et abaissée par la sécheresse du
langage et la pauvreté du récit ; les paroles doivent convenir aux choses
dont il s’agit, et il ne faut pas que le langage de l’écrivain demeure au
dessous de la noblesse du sujet. Il faut donc prendre bien garde que la
grandeur du sujet ne disparaisse par suite de la faiblesse de l’ouvrier, et
que des faits grands et importants en eux-mêmes ne deviennent petits et
misérables par le vice de la narration ; car, ainsi que le dit l’illustre
orateur dans le premier livre de ses Tusculanes : Confier à l’écriture ses pensées quand on ne
sait ni les bien disposer, ni les présenter avec éclat, ni attirer le lecteur
par le charme de la parole, c’est la conduite d’un homme qui abuse follement
des lettres et de son loisir.
Nous nous sommes trouvé dans le présent ouvrage
particulièrement exposé à ces périls nombreux et contradictoires ; nous y
avons rapporté en effet, sur le caractère, la vie et les habitudes des rois,
et à mesure que la série des événements nous a paru l’exiger, beaucoup de
choses soit louables, soit blâmables, chie leurs descendants liront peut-être
avec humeur, et ils s’irriteront injustement contre l’historien, ou le
jugeront menteur et haineux, vice que, Dieu le sait, nous nous sommes efforcé
d’éviter comme une peste fatale. Nous ne saurions nier, d’ailleurs, que nous
avons audacieusement entrepris un ouvrage au dessus de nos forces, et que
notre langage n’est point au niveau de la grandeur des événements ; ce que
nous avons fait est pourtant quelque chose. De même, en effet, due les hommes
peu exercés à peindre, et qui ignorent les secrets de l’art, ont coutume de
tracer seulement les premiers linéaments du tableau, et de n’y mettre que des
couleurs ternes auxquelles une main plus habile vient ensuite ajouter l’éclat
et la beauté, de même nous avons posé avec grand soin, et en observant
scrupuleusement la vérité, des fondements sur lesquels un plus savant
architecte pourra élever avec art un bel et grand édifice.
Parmi tant de difficultés et de périls, il eût été plus
sûr de demeurer en repos, de nous taire et de laisser notre plume oisive ;
mais l’amour de la patrie nous pressait, de la patrie pour laquelle un homme
de bien, si la nécessité l’exige, est tenu de donner sa vie. Cet amour nous
commandait, avec l’autorité qui lui appartient, de ne pas laisser ensevelir
dans le silence et tomber dans l’oubli les choses qui se sont passées autour
de nous durant un espace d’environ cens : ans, de les raconter avec soin et d’en
conserver le souvenir pour la postérité ; nous avons donc obéi et avons mis
la main a une œuvre que nous ne pouvions honnêtement refuser, nous inquiétant
peu de ce que la postérité pensera de nous, et de l’éloge ou du blâme que, dans
un si brillant sujet, pourra mériter notre récit ; nous avons obéi ; et
plaise à Dieu que ce soit avec autant de succès que de zèle, avec autant de
mérite que de dévouement ! Nous avons cédé au doux plaisir de parler de notre
terre natale, bien plutôt que nous n’avons mesuré nos forces arec le travail
que nous entreprenions, nous confiant non dans notre génie, mais dans la
ferveur et la sincérité de nos sentiments.
A ces motifs sont venus s’ajouter les ordres du seigneur
roi Amaury, d’illustre et pieuse mémoire, dont puisse l’aine jouir du repos
éternel ! Ce sont ses instances répétées qui nous ont surtout déterminé à
cette entreprise. C’est aussi à sa demande et à l’aide des écrits arabes qu’il
nous a fournis, que nous avons composé une autre histoire depuis le temps du
séducteur Mahomet jusqu’à cette année qui est la 1184e depuis l’incarnation
de N. S., ouvrage qui comprend un espace de 570 ans et dans lequel nous avons
principalement suivi pour guide le vénérable Seith[5], patriarche d’Alexandrie.
Quant à l’histoire dont il s’agit ici, n’ayant pour nous guider aucun ouvrage
grec ni arabe, et instruit seulement par les traditions, à l’exception de
quelques événements que nous avons vus de nos propres yeux, nous avons
commencé notre récit au moment du départ des vaillants guerriers et des
princes chéris de Dieu, qui, sortant à la voix du seigneur des royaumes d’Occident,
se sont emparés, le glaive à la main, de la Terre-Promise et de presque toute
la Syrie. Nous
avons continué avec grand soin notre histoire depuis cette époque jusqu’au
règne du seigneur Baudouin IV, qui, en
comptant le seigneur duc Godefroi, premier possesseur du royaume de
Jérusalem, est monté le septième sur le trône, ce qui fait un espace de 84
ans.
Afin que rien ne manque au lecteur curieux pour la pleine
connaissance de l’état des pays d’Orient, nous avons exposé d’abord et en peu
de mots à quelle époque et combien durement ces contrées ont subi le joug de
la servitude ; quelle fut alors, au milieu des infidèles, la condition des
fidèles qui les habitaient, et à quelle occasion, après un si long esclavage,
les princes des royaumes d’Occident, s’armant pour, leur délivrance,
entreprirent ce pèlerinage lointain et laborieux.
Que si le lecteur considère nos travaux, et combien ils
pèsent sur nous en grand nombre, soit pour l’illustre métropole de Tyr dont
nous occupons le siège, non à cause de notre mérite, mais par la seule grâce
du Seigneur, soit pour les affaires du seigneur roi, dans le palais duquel
nous remplissons les fonctions de chancelier, soit pour tant d’autres
nécessités qui chaque jour s’élèvent plus pressantes que de coutume, il sera
porté à l’indulgence s’il rencontre dans le présent ouvrage quelque faute
dont il ait droit de s’offenser. L’esprit occupé d’un si grand nombre d’objets
devient plus lent et plus faible dans l’examen de chacun en particulier, et, se
partageant entre tous, il ne peut donner à chacun autant de soin qu’il le
ferait recueillait toutes ses forces vers un seul but et se dévouait tout
entier a une seule étude. A ce titre, nous obtiendrons plus facilement l’indulgence.
Nous avons divisé cet ouvrage en vingt-trois livres et
chaque livre en un certain nombre de chapitres, afin que le lecteur trouve
plus facilement ce qu’il jugera à propos de chercher dans les diverses parties
de notre histoire. Nous avons dessein, si Dieu nous donne vie, d’ajouter à ce
que nous avons déjà écrit le récit des faits qu’amèneront de notre temps les
vicissitudes de l’avenir, et d’augmenter le nombre des livres selon que l’exigera
le sujet.
Nous tenons pour assuré et sommes bien certain de ne pas
nous tromper en ceci que nous produisons dans cet ouvrage un témoin de notre
impéritie ; nous révélons en écrivant une faiblesse que nous aurions pu
cacher en gardant le silence ; mais nous nous acquittons d’un devoir de
charité et nous aimons mieux qu’on nous trouve dépourvu de la science qui
enorgueillit que de la charité qui édifie. Plusieurs qui ont manqué de la
première n’ont pas laissé d’être admis au festin et jutés clignes de s’asseoir
à la table du roi ; mais celui qui, sans posséder la seconde, s’est rencontré
au milieu clés convives, a mérité qu’on lui adressât ces paroles : Comment êtes-vous entré en ce a lieu sans avoir la robe
nuptiale ?[6] Que le Seigneur
miséricordieux écarte de nous ce mal, car lui seul le peut !
Sachant néanmoins que les
longs discours ne seront point exempts de péché[7], et que la langue
des misérables mortels, toujours en péril d’erreur, devient aisément
coupable, nous invitons fraternellement et exhortons pieusement notre
lecteur, s’il trouve dans cet ouvrage un juste sujet de blâme, de ne s’y
livrer qu’avec mesure et charité, afin qu’en nous reprenant, il acquière
lui-même des droits à la vie éternelle. Qu’il se souvienne de nous dans ses
prières et obtienne du Seigneur que toutes les fautes qu’ici nous pourrons
avoir commises ne nous soient pas imputées à mort ; que bien plutôt le
Sauveur du monde, dans son inépuisable et gratuite bonté, nous accorde sa
clémence ; misérable et inutile serviteur dans sa maison, nous nous courbons
avec respect à la voix d’une conscience qui nous accuse, et redoutons avec
grande raison son tribunal.
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