HISTOIRE DES FAITS ET GESTES DANS LES RÉGIONS D’OUTRE-MER,

depuis le temps des successeurs de Mahomet jusqu’à l’an 1184 de Jésus-Christ

PAR GUILLAUME DE TYR

 

 

 

Notice sur Guillaume de Tyr

Préface de Guillaume de Tyr

LIVRE Ier

État de la Terre Sainte sous le joug des Infidèles. - Traitements que subissaient les pèlerins. - Séjour de Pierre l’ermite à Jérusalem. - Prédication de la Croisade. - Concile de Clermont. - Départ des premiers Croisés. - Expédition de Gautier sans avoir, - de Pierre l’ermite, - de Gottschalk. - Leurs désastres en Hongrie et dans l’Asie mineure.

LIVRE II

Départ des Croisés sous les ordres de Godefroi, duc de Lorraine. - Arrivée successive des divers corps à Constantinople. - Leurs débats avec l’empereur Alexis Comnène. - Les Croisés passent l’Hellespont et entrent dans l’Asie mineure.

LIVRE III

Siége et prise de Nicée. - Bataille de Dorylée. - Marche des Croisés dans l’Asie mineure. - Querelles de Tancrède et de Baudouin.

LIVRE IV

Occupation d’Édesse par Baudouin. - Arrivée de la grande armée des Croisés devant Antioche. - Siège d’Antioche. - Famine et souffrances des Croisés.

LIVRE V

Combats autour d’Antioche. - Intelligences de Boémond dans l’intérieur de la ville. - Prise d’Antioche.

LIVRE VI

Arrivée de l’armée turque au secours d’Antioche. - Les Croisés sont assiégés à leur tour. - Famine dans l’intérieur de la place. - Abattement des Croisés. - Découverte de la lance merveilleuse. - Sortie des Croisés. - Défaite et déroute des assiégeants.

LIVRE VII

Expéditions des Croisés aux environs d’Antioche. - Voyage de Godefroi de Bouillon à Édesse chez son frère Baudouin. - Querelles de Boémond et de Raimond, comte de Toulouse. - Marche des Croisés en Palestine. - Prise de plusieurs villes. - Arrivée des Croisés devant Jérusalem.

LIVRE VIII

Description de Jérusalem. - Les Croisés assiègent la ville. - Leurs souffrances. Progrès du siége. - Assauts successifs. - Prise de Jérusalem. - Massacre des infidèles.

LIVRE IX

Godefroi de Bouillon est élu roi de Jérusalem. - Détails sur son origine et son histoire avant la croisade. - Attaque du calife d’Égypte contre le nouveau royaume. - Victoire des Chrétiens. - Départ de quelques-uns des princes croisés pour l’Europe. - Élection du patriarche de Jérusalem. - Querelles entre le patriarche et le roi. - Mort de Godefroi.

LIVRE X

Élévation de Baudouin, comte d’Édesse, au trône de Jérusalem. - Arrivée de nouveaux Croisés. - Prise d’Antipatris, Césarée et autres villes. - Nouvelle guerre avec les Égyptiens. - Défaite des Chrétiens. - Querelles de Baudouin et du patriarche Daimbert. - Conquêtes et échecs des Chrétiens en Mésopotamie.

LIVRE XI

Voyage de Boémond en Europe ; il confie le gouvernement d’Antioche à Tancrède. - Mort de Raimond, comte de Toulouse. - Nouvelle guerre avec les Égyptiens. - Mort de Boémond dans la Pouille. - Prise de Tripoli et de Béryte. - Mort de Tancrède. - Construction des forts de Toron et de Mont-Réal. - Expédition de Baudouin en Égypte. - Sa mort.

LIVRE XII

Baudouin du Bourg est élu roi. - Mort d’Alexis Comnène. - Institution de l’ordre des Chevaliers du Temple. - Guerre des Chrétiens contre les divers soudans turcs dont ils sont environnés. - Le roi Baudouin est fait prisonnier. - Arrivée d’une flotte de Vénitiens en Palestine.

LIVRE XIII

Description et siége de Tyr. - Tentatives des habitants d’Ascalon contre Jérusalem. - Prise de Tyr. - Baudouin y recouvre sa liberté. - Foulques, comte d’Anjou, arrive en Palestine. - Baudouin lui donne en mariage sa fille Mélisende. - Histoire de la principauté d’Antioche. - Mort de Baudouin II.

LIVRE XIV

Foulques d’Anjou monte sur le trône. - Son intervention dans les affaires de la principauté d’Antioche. - Querelles intérieures des Chrétiens. - Leurs guerres avec Sanguin (Zenghi), sultan d’Alep. - Raimond de Poitou arrive à Antioche et épouse Constance, fille de Boémond i. - Expédition de l’empereur Jean Comnène en Syrie. - Il assiége Antioche. - Pacification.

LIVRE XV

Histoire de la principauté d’Antioche. - Querelles du prince Raimond avec le patriarche de cette ville. - Élévation de Manuel Comnène a l’empire d’Orient. - Mort du roi Foulques.

LIVRE XVI

Avènement de Baudouin III. - Mort de Sanguin ; son fils Noradin lui succède. - Expédition des Chrétiens pour s’emparer de Bosra. - Croisade de l’empereur Conrad et de Louis-le-Jeune. - Son mauvais succès. - Arrivée des deux rois en Palestine.

LIVRE XVII

Assemblée d’Accon (S. Jean d’Acre). - Siège de Damas par Baudouin III, Conrad et Louis-le-Jeune réunis. - Mauvais succès de cette expédition. - Départ de Conrad. - Brouillerie du roi Baudouin avec sa mère Mélisende. - Guerres continuelles des Chrétiens contre Noradin. - Cession du comté d’Édesse à l’empereur Manuel Comnène. - Siège et prise d’Ascalon par les Chrétiens.

LIVRE XVIII

Querelles de Renaud de Châtillon, prince d’Antioche, avec le patriarche de cette ville. - Origine et ambition des chevaliers de l’Hôpital. - Troubles civils de l’Égypte. - Continuation des guerres contre Noradin. - Mort de Baudouin III à Béryte.

LIVRE XIX

Elévation d’Amaury, frère de Baudouin III, au trône de Jérusalem. - Caractère de ce prince. - Ses conversations avec Guillaume de Tyr. - Expédition d’Amaury en Égypte. Histoire de Syracon (Chyrkouh), lieutenant de Noradin et oncle de Saladin. - Ambassade des Chrétiens au calife d’Égypte. - Description du palais du Caire. - Nouvelle expédition des Chrétiens en Égypte. - Siége et prise d’Alexandrie.

LIVRE XX

Nouvelle expédition en Égypte. - Élévation de Saladin. - Tremblement de terre en Syrie. - Les Assissins ou Ismaéliens ; leur origine et leurs mœurs. - Mort de Noradin. - Mort du roi Amaury.

LIVRE XXI

Avènement de Baudouin IV, ou le lépreux. - Il avait été élevé par Guillaume de Tyr. - Histoire du comte de Tripoli. - Conquêtes progressives de Saladin sur les Chrétiens. - Alliance des Grecs et des Chrétiens de Jérusalem pour envahit l’Égypte. - Elle demeure sans résultat.

LIVRE XXII

Fâcheux état du royaume de Jérusalem. - Guillaume de Tyr revient de Constantinople où il avait été envoyé en ambassade. - Troubles de l’empire grec. - Brillante expédition de Saladin en Mésopotamie. - Imposition extraordinaire établie pour la défense du royaume. - La maladie du Roi croissant toujours, Gui de Lusignan est nommé régent. - La régence lui est retirée. - Couronnement de Baudouin V encore enfant.

LIVRE XXIII

Douleur de l’historien à la vue des désastres de son pays. - Animosité du roi Baudouin IV contre le comte du Joppé - La régence du royaume est donnée au comte de Tripoli. - Fin de l’ouvrage de Guillaume de Tyr.

 

 

NOTICE SUR GUILLAUME, ARCHEVÊQUE DE TYR.

L’EUROPE toute entière a pris part aux Croisades ; mais c’est à l’histoire de France bien plus qu’à toute autre que se rattache celle de ces grandes expéditions. Un pèlerin français, Pierre l’ermite, a prêché la première Croisade ; c’est en France, au concile de Clermont, qu’elle a été résolue ; un prince dont le nom est demeuré français, Godefroi de Bouillon, l’a commandée ; le royaume de Jérusalem a parlé la langue de nos pères ; les Orientaux ont donné à tous les européens le nom de Francs ; pendant deux siècles, la conquête ou la défense de la Terre-Sainte se lie étroitement à tous les sentiments, à toutes les idées, à toutes les vicissitudes de notre patrie ; un roi de France, Saint-Louis, est le dernier qui ait rempli l’Orient de sa gloire. Enfin, parmi les historiens des Croisades, la plupart et les plus illustres, Jacques de Vitry, Albert d’Aix, Foulcher de Chartres, Guibert de Nogent, Raoul de Caen, Ville-Hardoin, Joinville et tant d’autres sont des Français.

Quelques savants ont soutenu que Guillaume de Tyr l’était également ; d’autres ont revendiqué pour l’Allemagne l’honneur de lui avoir donné naissance. L’une et l’autre prétention paraissent mal fondées. En plusieurs endroits de son livre, notamment dans sa préface, Guillaume parle de la Terre-Sainte comme de sa patrie ; Hugues de Plagon[1], son continuateur, le fait naître à Jérusalem, et Étienne de Lusignan, dans son Histoire de Chypre, le dit parent des rois de Palestine. On s’est étonné, à tort de ces certitudes et du silence des chrétiens d’Orient sur l’origine et la vie du prince de leurs historiens. C’est à des temps de loisir et de paix qu’il appartient de recueillir avec soin de tels détails et de veiller à la mémoire d’un écrivain. Presque étrangers dans leur nouvelle patries assiégés dans leur royaume comme des bourgeois dans les murs de leur ville, sans cesse en proie aux plus cruelles souffrances et à des périls croissants, les chrétiens d’Orient ne pensèrent jamais qu’à se recruter et se défendre ; la vie de ce peuple, la durée de cet Empire fut un long accès de dévotion et de gloire ; l’accès passé, l’Empire tomba, le peuple lui-même périt ; et tant qu’il vécut, toute sécurité dans le présent, toute confiance dans l’avenir lui fut inconnue. Une société ainsi violente et transitoire peut avoir ses historiens ; les grandes choses n’en manquent jamais ; mais l’historien lui-même est sans importance aux yeux de ceux qui l’entourent, et nul ne songe à conserver des souvenirs qui n’intéressent que lui.

Aussi est-ce uniquement de Guillaume de Tyr lui-même que nous recevons quelques renseignements sur sa vie ; il les a semés dans son ouvrage, sans dessein et par occasion, pour indiquer comment il a été informé des événements qu’il raconte. Nous y voyons qu’il était enfant, vers l’an 1140, et qu’en 1162, au moment du divorce du roi Amaury et d’Agnès d’Édesse, il étudiait les lettres en Occident, probablement à Paris. De retour à Jérusalem, il obtint la faveur d’Amaury, et dut à sa protection, en 1167, l’archidiaconat de la métropole de Tyr. Mais, en l’élevant aux dignités ecclésiastiques, le roi n’avait point l’intention de se priver de son secours dans les affaires civiles. Dans le cours de la même année, il l’envoya en ambassade à Constantinople, auprès de l’empereur Manuel Comnène, pour conclure avec ce prince l’alliance qu’il avait lui-même proposée à Amaury contre le sultan d’Égypte. Après s’être acquitté de cette mission, Guillaume, se livrant aux devoirs de son archidiaconat, eut quelques différends avec Frédéric, archevêque de Tyr, et se rendit à Rome, en 1169, pour les faire juger. Ce fut à son retour de Rome que le roi Amaury lui confia l’éducation de son fils Baudouin, alors âgé de neuf ans[2]. Ce prince étant monté sur le trône à la mort de son père, en 1173, le crédit de Guillaume devint plus grand encore ; dans le cours de cette même année, il fut nommé chancelier du royaume, à la place de Rodolphe évêque de Bethléem, et au mois de mai 1174, les suffrages du clergé et du peuple l’élevèrent, avec l’assentiment du roi, à l’archevêché de Tyr[3]. On verra, dans son histoire même quelle part importante il prit dès lors aux affaires publiques, et avec quelle fermeté il défendit le pouvoir du roi son élève contre d’ambitieux rivaux. En 1178, il s’éloigna de la Terre-Sainte pour aller è Rome assister au troisième concile de Latran : Si quelqu’un, dit-il, veut connaître les statuts de ce concile, les noms, le nombre et les titres des évêques qui y ont assisté, qu’il lise l’écrit que nous en avons soigneusement rédigé, à la demande des Saints-Pères qui s’y trouvaient présents, et que nous avons fait déposer dans les archives de la sainte église de Tyr, parmi les autres livres que nous y avons apportés. Le concile fini, il se mit en route pour la Palestine, avec le comte Henri de Champagne qui s’y rendait suivi d’un nombreux cortége de chevaliers. Mais à Brindes, Guillaume s’en sépara et passa à Constantinople pour y traiter, avec l’empereur Manuel, les affaires, soit du royaume de Jérusalem, soit de sa propre église. Il y demeura sept mois et son séjour fut grandement utile, dit-il, aux intérêts dont il était chargé. De retour en Syrie, il s’acquitta, tant auprès du roi que du patriarche de Jérusalem, de diverses missions qu’il avait reçues de l’empereur, et rentra à Tyr après vingt-deux mois d’absence.

Ici Guillaume cesse de nous fournir aucun renseignement sur sa vie ; son histoire s’arrête en 1183, et, à partir de cette époque, les faits épars que nous recueillons d’ailleurs sur ce qui le concerne sont pleins de contradictions et d’incertitudes. D’après l’un de ses continuateurs dont nous publierons l’ouvrage à la suite du sien, il eut de violents débats avec le patriarche de Jérusalem, Héraclius ; dont il avait combattu l’élection et refusait de reconnaître l’autorité. Guillaume se rendit à Rome pour faire juger sa querelle, et il y fut si bien accueilli du pape et des cardinaux qu’Héraclius, craignant que son rival n’obtint sa déposition, envoya secrètement à Rome un de ses médecins avec ordre de l’empoisonner, ce qu’il exécuta. Ce fait, s’il était vrai, ne pourrait guère être placé plus tard que vers l’an 1184 ; or, on trouve, en 1188, Guillaume, archevêque de Tyr, prêchant la Croisade aux rois de France et d’Angleterre, Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion, sous le fameux ormeau dit de la conférence, entre Gisors et Trie. Tout porte à croire que ce Guillaume est le même que notre historien, et qu’après la prise de Jérusalem par Saladin, il avait passé les mers pour solliciter les secours des princes d’Occident. C’est la, du reste, la dernière trace qu’on rencontre de son existence. Quelques savants ont prétendu qu’il mourut octogénaire à Tyr, en 1219. Mais leur opinion est victorieusement repoussée par une charte de l’an 1193 qui nous apprend qu’un autre prélat occupait alors le siége de Tyr. Guillaume était donc mort à cette époque. Nous n’avons aucune autre donnée qui détermine avec plus de précision le terme de sa vie et nous fasse connaître ses derniers travaux.

Il avait écrit, nous dit-il lui-même, deux grands ouvrages, entrepris l’un et l’autre à la sollicitation du roi Amaury qui avait fourni à l’historien tous les secours dont il avait pu disposer. Le premier comprenait l’histoire des Arabes, depuis la venue de Mahomet jusqu’en 1184[4] ; livre précieux sans doute, puisque Guillaume avait eu connaissance d’un grand nombre de manuscrits arabes qu’il ne nomme point, mais où il avait dû puiser des renseignements importants. Soit que cet ouvrage ait été perdus soit qu’il existe encore ignoré dans la poussière de quelque grande bibliothèque, il n’a jamais été publié. Le second est l’histoire des Croisades depuis le temps des successeurs de Mahomet jusqu’à l’an 1183, dont nous donnons ici la traduction. Il est divisé en 23 livres. Dans les quinze premiers qui vont jusqu’en 1142, l’historien raconte des événements qu’il n’avait point vus, mais sur lesquels il avait recueilli les traditions les plus circonstanciées et les plus exactes. Les huit derniers renferment l’histoire de son propre temps.

Il est difficile de déterminer avec précision à quelle époque Guillaume entreprit ce grand travail. On peut conjecturer cependant que ce fut vers l’an 1169, au moment où le roi Amaury lui confia l’éducation de son fils. Il suspendit et reprit deux fois son ouvrage, interrompu sans doute par, les missions dont il fut chargé, soit à Constantinople, soit en Occident. Arrivé à l’époque où le royaume de Jérusalem penchait vers sa ruine, où chaque événement lui portait un coup qui semblait et qui présageait en effet le coup mortel, une profonde tristesse s’empara de l’historien, et il l’exprime, en commençant son vingt-troisième livre, avec un amer pressentiment de maux plus grands encore que ceux dont il se prépare à parler. Soit que cette tristesse ou des circonstances extérieures l’aient empêché, de continuer, le vingt-troisième livre s’arrête au premier chapitre, et l’archevêque de Tyr, qui eut la douleur de voir Jérusalem retomber aux mains des infidèles, s’épargna du moins celle de le raconter.

C’est avec raison qu’on s’est accordé à lui donner le titre de Prince des historiens des Croisades. Nul n’a décrit avec plus de détails et de vérité, d’une façon à la fois plus simple, plus grave et plus sensée, ces brillantes expéditions, les moeurs des Croisés, les vicissitudes de leur sort, tous les incidents de cette grande aventure. Chrétien sincère et partageant du fond du cocu r les croyances et les sentiments qui avaient poussé les Chrétiens à la conquête de la Terre-Sainte, Guillaume raconte leurs triomphes ou leurs revers avec une joie ou une tristesse patriotique ; et assez éclairé cependant pour ne point s’abuser sur la marche des événements, il ne dissimule ni les vices ni les fautes des hommes, et les expose avec sincérité, sans jamais croire que la sainteté de la cause chrétienne en soit altérée, en sorte qu’on trouve à la fois dans son livre une conviction ferme et un jugement qui ne manque ni d’impartialité ni de droiture. Son érudition historique et géographique, quoique fort défectueuse, est supérieure à celle des autres écrivains de la même époque ; sa crédulité est moins absolue ; on reconnaît aisément qu’il n’a pas, comme tant d’autres, passé en pèlerin sur les lieux où les événements se sont accomplis, qu’il a recueilli des récits divers, et jugé les faits après avoir assisté à leurs conséquences. On peut dire enfin de lui que, de son temps, nul n’a fait aussi bien, et que son livre est, encore, pour nous, celui où l’histoire des Croisades se fait lire avec le plus d’intérêt et de fruit.

Il fut publié, pour la première fois, à Bâle, en 1549, in-folio, par Philibert Poyssenot de Dôle. Henri Pantaléon en donna une nouvelle édition dans la même ville en 1564, et y joignit l’un des continuateurs de Guillaume, Hérold, dont nous parlerons ailleurs. Enfin, Bongars, après en avoir revu le texte sur plusieurs manuscrits ; l’inséra dans le tome II de ses gesta Dei per Francos. C’est sur cette édition qu’a été faite la traduction que nous publions aujourd’hui.

En 1573, Gabriel Dupréau en donna à Paris une version française, sous le titre de Franciade orientale ; mais cette version, pleine de fautes et maintenant illisible, n’a jamais obtenu ni mérité aucune estime. Nous avons joint à la nôtre un assez grand nombre de notes, géographiques surtout, pour faire connaître la position et le nom actuel des principaux lieux dont Guillaume de Tyr fait mention. C’est la partie la plus obscure de l’histoire des Croisades, et malgré nos recherches, nous regrettons de n’avoir pu résoudre toutes les difficultés.

Nous avons laissé subsister dans le texte les noms orientaux tels que les a écrits l’historien, mais en ayant soin d’indiquer dans de courtes notes, autant du moins que nous l’avons pu et que le permet l’incertitude de l’orthographe, les noms véritables. Nous avons également relevé les principales erreurs de chronologie et d’histoire, non dans le dessein de rectifier pleinement les inexactitudes du récit de Guillaume de Tyr, mais pour faire disparaître les lacunes et les méprises qui en rendraient l’intelligence difficile au lecteur.

La bibliothèque du roi possède un beau manuscrit de Guillaume de Tyr, et dix-huit exemplaires d’une version française qui mérite d’être consultée. Il en existe également deux traductions italiennes, l’une de Joseph Horologgi, publiée à Venise, in-4°, en 1562 ; l’autre de Thomas Baglioni, publiée aussi à Venise, in-4°, en 1610, et inférieure, dit-on, à la précédente. Nous regrettons de n’avoir pu nous les procurer.

François Guizot

 

PRÉFACE DE GUILLAUME DE TYR

QU’IL soit périlleux et grandement difficile de raconter les actions des rois, c’est ce dont aucun homme sage ne peut douter. Sans parler des travaux, des recherches, des longues veilles qu’exige une telle entreprise, les historiens marchent entre deux précipices, et ils ont grand’peine à éviter l’un ou l’autre. S’ils veulent fuir Charybde ils tombent dans Scylla, qui, avec sa ceinture de chiens, n’est pas moins féconde en naufrages. Ou ils recherchent en effet la vérité sur tous les événements, et alors ils soulèvent contre eux la haine de beaucoup de gens ; ou, pour échapper à toute colère, ils dissimulent une partie de ce qui s’est passé ; et c’est la bien certainement un grave délit, car on sait que rien n’est plus contraire a leur office que de passer artificieusement sous silence et de cacher à dessein ce qui est vrai ; or, manquer a son office, c’est à coup sûr une faute, puisque l’office de chacun c’est la conduite qui lui convient, selon sa situation, les moeurs et les lois de sa patrie. Mais, en revanche, rapporter sans aucune altération tout ce qui s’est fait et ne jamais s’écarter de la vérité, c’est une chose qui excite communément la colère, selon ce vieux proverbe : La complaisance procure des amis, et la vérité enfante la haine.

Ainsi, ou les historiens manqueront au devoir de leur profession en montrant une complaisance illégitime ; ou, s’ils demeurent fidèles à la vérité, ils auront à supporter la haine dont elle est la mère ; ce sont là les deux périls qu’ils encourent et qui les travaillent tour à tour péniblement. Notre Cicéron dit en effet : La vérité est fâcheuse, car elle enfante souvent la haine, ce poison de l’amitié ; mais la complaisance est plus fâcheuse encore, car, par notre indulgence pour les vices d’un ami, nous le laissons courir à sa ruine. Paroles qui se rapportent évidemment à celui qui, par complaisance et contre son devoir, passe sous silence la vérité.

Quant à ceux qui par flatterie mêlent impudemment des mensonges à leurs récits, c’est, comme on sait, une action si détestable qu’ils ne méritent pas d’être comptés au nombre des historiens ; si l’omission de la vérité est en effet une faute contraire au devoir de l’historien, combien plus grave sera le péché de mêler le faux au vrai et de transmettre à la postérité crédule le mensonge au lieu de la vérité ?

Il est encore un autre écueil, autant et peut-être même plus redoutable, que les historiens doivent fuir de tout leur pouvoir ; c’est que la dignité des actions ne soit obscurcie et abaissée par la sécheresse du langage et la pauvreté du récit ; les paroles doivent convenir aux choses dont il s’agit, et il ne faut pas que le langage de l’écrivain demeure au dessous de la noblesse du sujet. Il faut donc prendre bien garde que la grandeur du sujet ne disparaisse par suite de la faiblesse de l’ouvrier, et que des faits grands et importants en eux-mêmes ne deviennent petits et misérables par le vice de la narration ; car, ainsi que le dit l’illustre orateur dans le premier livre de ses Tusculanes : Confier à l’écriture ses pensées quand on ne sait ni les bien disposer, ni les présenter avec éclat, ni attirer le lecteur par le charme de la parole, c’est la conduite d’un homme qui abuse follement des lettres et de son loisir.

Nous nous sommes trouvé dans le présent ouvrage particulièrement exposé à ces périls nombreux et contradictoires ; nous y avons rapporté en effet, sur le caractère, la vie et les habitudes des rois, et à mesure que la série des événements nous a paru l’exiger, beaucoup de choses soit louables, soit blâmables, chie leurs descendants liront peut-être avec humeur, et ils s’irriteront injustement contre l’historien, ou le jugeront menteur et haineux, vice que, Dieu le sait, nous nous sommes efforcé d’éviter comme une peste fatale. Nous ne saurions nier, d’ailleurs, que nous avons audacieusement entrepris un ouvrage au dessus de nos forces, et que notre langage n’est point au niveau de la grandeur des événements ; ce que nous avons fait est pourtant quelque chose. De même, en effet, due les hommes peu exercés à peindre, et qui ignorent les secrets de l’art, ont coutume de tracer seulement les premiers linéaments du tableau, et de n’y mettre que des couleurs ternes auxquelles une main plus habile vient ensuite ajouter l’éclat et la beauté, de même nous avons posé avec grand soin, et en observant scrupuleusement la vérité, des fondements sur lesquels un plus savant architecte pourra élever avec art un bel et grand édifice.

Parmi tant de difficultés et de périls, il eût été plus sûr de demeurer en repos, de nous taire et de laisser notre plume oisive ; mais l’amour de la patrie nous pressait, de la patrie pour laquelle un homme de bien, si la nécessité l’exige, est tenu de donner sa vie. Cet amour nous commandait, avec l’autorité qui lui appartient, de ne pas laisser ensevelir dans le silence et tomber dans l’oubli les choses qui se sont passées autour de nous durant un espace d’environ cens : ans, de les raconter avec soin et d’en conserver le souvenir pour la postérité ; nous avons donc obéi et avons mis la main a une œuvre que nous ne pouvions honnêtement refuser, nous inquiétant peu de ce que la postérité pensera de nous, et de l’éloge ou du blâme que, dans un si brillant sujet, pourra mériter notre récit ; nous avons obéi ; et plaise à Dieu que ce soit avec autant de succès que de zèle, avec autant de mérite que de dévouement ! Nous avons cédé au doux plaisir de parler de notre terre natale, bien plutôt que nous n’avons mesuré nos forces arec le travail que nous entreprenions, nous confiant non dans notre génie, mais dans la ferveur et la sincérité de nos sentiments.

A ces motifs sont venus s’ajouter les ordres du seigneur roi Amaury, d’illustre et pieuse mémoire, dont puisse l’aine jouir du repos éternel ! Ce sont ses instances répétées qui nous ont surtout déterminé à cette entreprise. C’est aussi à sa demande et à l’aide des écrits arabes qu’il nous a fournis, que nous avons composé une autre histoire depuis le temps du séducteur Mahomet jusqu’à cette année qui est la 1184e depuis l’incarnation de N. S., ouvrage qui comprend un espace de 570 ans et dans lequel nous avons principalement suivi pour guide le vénérable Seith[5], patriarche d’Alexandrie. Quant à l’histoire dont il s’agit ici, n’ayant pour nous guider aucun ouvrage grec ni arabe, et instruit seulement par les traditions, à l’exception de quelques événements que nous avons vus de nos propres yeux, nous avons commencé notre récit au moment du départ des vaillants guerriers et des princes chéris de Dieu, qui, sortant à la voix du seigneur des royaumes d’Occident, se sont emparés, le glaive à la main, de la Terre-Promise et de presque toute la Syrie. Nous avons continué avec grand soin notre histoire depuis cette époque jusqu’au règne du seigneur Baudouin IV, qui, en comptant le seigneur duc Godefroi, premier possesseur du royaume de Jérusalem, est monté le septième sur le trône, ce qui fait un espace de 84 ans.

Afin que rien ne manque au lecteur curieux pour la pleine connaissance de l’état des pays d’Orient, nous avons exposé d’abord et en peu de mots à quelle époque et combien durement ces contrées ont subi le joug de la servitude ; quelle fut alors, au milieu des infidèles, la condition des fidèles qui les habitaient, et à quelle occasion, après un si long esclavage, les princes des royaumes d’Occident, s’armant pour, leur délivrance, entreprirent ce pèlerinage lointain et laborieux.

Que si le lecteur considère nos travaux, et combien ils pèsent sur nous en grand nombre, soit pour l’illustre métropole de Tyr dont nous occupons le siège, non à cause de notre mérite, mais par la seule grâce du Seigneur, soit pour les affaires du seigneur roi, dans le palais duquel nous remplissons les fonctions de chancelier, soit pour tant d’autres nécessités qui chaque jour s’élèvent plus pressantes que de coutume, il sera porté à l’indulgence s’il rencontre dans le présent ouvrage quelque faute dont il ait droit de s’offenser. L’esprit occupé d’un si grand nombre d’objets devient plus lent et plus faible dans l’examen de chacun en particulier, et, se partageant entre tous, il ne peut donner à chacun autant de soin qu’il le ferait recueillait toutes ses forces vers un seul but et se dévouait tout entier a une seule étude. A ce titre, nous obtiendrons plus facilement l’indulgence.

Nous avons divisé cet ouvrage en vingt-trois livres et chaque livre en un certain nombre de chapitres, afin que le lecteur trouve plus facilement ce qu’il jugera à propos de chercher dans les diverses parties de notre histoire. Nous avons dessein, si Dieu nous donne vie, d’ajouter à ce que nous avons déjà écrit le récit des faits qu’amèneront de notre temps les vicissitudes de l’avenir, et d’augmenter le nombre des livres selon que l’exigera le sujet.

Nous tenons pour assuré et sommes bien certain de ne pas nous tromper en ceci que nous produisons dans cet ouvrage un témoin de notre impéritie ; nous révélons en écrivant une faiblesse que nous aurions pu cacher en gardant le silence ; mais nous nous acquittons d’un devoir de charité et nous aimons mieux qu’on nous trouve dépourvu de la science qui enorgueillit que de la charité qui édifie. Plusieurs qui ont manqué de la première n’ont pas laissé d’être admis au festin et jutés clignes de s’asseoir à la table du roi ; mais celui qui, sans posséder la seconde, s’est rencontré au milieu clés convives, a mérité qu’on lui adressât ces paroles : Comment êtes-vous entré en ce a lieu sans avoir la robe nuptiale ?[6] Que le Seigneur miséricordieux écarte de nous ce mal, car lui seul le peut !

Sachant néanmoins que les longs discours ne seront point exempts de péché[7], et que la langue des misérables mortels, toujours en péril d’erreur, devient aisément coupable, nous invitons fraternellement et exhortons pieusement notre lecteur, s’il trouve dans cet ouvrage un juste sujet de blâme, de ne s’y livrer qu’avec mesure et charité, afin qu’en nous reprenant, il acquière lui-même des droits à la vie éternelle. Qu’il se souvienne de nous dans ses prières et obtienne du Seigneur que toutes les fautes qu’ici nous pourrons avoir commises ne nous soient pas imputées à mort ; que bien plutôt le Sauveur du monde, dans son inépuisable et gratuite bonté, nous accorde sa clémence ; misérable et inutile serviteur dans sa maison, nous nous courbons avec respect à la voix d’une conscience qui nous accuse, et redoutons avec grande raison son tribunal.

 

 

 



[1] C’est le nom que lui donne Meusel dans sa Bibliotheca historica, tom. 2, part. 2, pag. 294. Selon d’autres, c’est Bernard le trésorier. Nous en parlerons en publiant son ouvrage, ainsi que de Jean Hérold, autre continuateur de Guillaume de Tyr.

[2] Dans la Biographie universelle, à l’article Guillaume de Tyr, article rédigé d’ailleurs avec beaucoup d’exactitude et de soin, M. Michaud rapporte à l’an 1167 l’élévation de Guillaume aux fonctions de gouverneur du prince Baudouin. Il ne peut les avoir reçues qu’en 1169, car Baudouin était né en 1160, et Guillaume dit lui-même (liv. 21) qu’il avait neuf ans lorsqu’il lui fut confié. On voit d’ailleurs que, de 1167 à 1169, Guillaume fit plusieurs voyages à Constantinople et à Rome, voyages qu’il n’eût guère pu concilier avec l’éducation du jeune prince.

[3] Dans l’article que je viens de citer, M. Michaud place en 1173 l’élévation de Guillaume à l’archevêché de Tyr. Cela ne se peut ; Baudouin IV fut couronné le 15 juillet 1173, et Guillaume dit formellement qu’il fut nommé archevêque de Tyr au mois de mai de l’année suivante.

[4] M. Michaud dit que cette histoire s’étendait depuis le règne de Mahomet jusqu’au temps des Croisades. Guillaume dit formellement, dans sa préface, qu’elle allait depuis le temps du séducteur Mahomet jusqu’à la présente année, qui est l’an 1184 de l’incarnation de Notre-Seigneur, embrassant ainsi un espace de 570 ans, espace compris en effet, à peu de chose près, entre la date de l’hégire et l’an 1184 de Jésus-Christ.

[5] Seïd-ben-Batrik, plus connu sous le nom d’Eurychius.

[6] Évangile selon S. Mathieu, chap. 22, v. 22

[7] Proverbes, chap. 10, v. 19.