[1098] LORSQUE le
tumulte fut un peu calmé, lorsque les vainqueurs rassasiés de sang et de
carnage prirent enfin quelque repos et rendirent ainsi la tranquillité à la
ville, les princes, voyant bien que leur œuvre n’était point encore terminée
et qu’il restait beaucoup de choses à faire, se réunirent avec empressement,
placèrent des gardes à toutes les portes et sur les remparts, et résolurent
de monter sans délai sur la montagne et d’aller attaquer Cette montagne, qui domine la ville, est coupée en deux par une vallée extrêmement profonde et qui forme un précipice très escarpé ; le côté qui fait face à l’orient est plus abaissé, et son sommet aplati se prolonge en une vaste plaine bien cultivée et couverte de vignobles : l’escarpement qui divise les deux parties de la montagne est large et profond, en sorte qu’on croirait qu’il sépare deux montagnes entièrement distinctes, plutôt qu’il ne coupe un seul et même mont. L’autre partie, qui fait face à l’occident, est beaucoup plus haute et le terrain tout à fait en pointe : la citadelle est placée sur le sommet le plus élevé, entourée des murailles solides et flanquées de tours plus fortes encore. Elle est défendue à l’orient et au nord par un immense précipice qui forme un véritable gouffre, en sorte qu’il n’y a pas même moyen de songer à lui faire le moindre dommage, de l’un ou de l’autre de ces deux côtés. Vers l’occident, il y a une colline qui s’élève fort au dessous, en est séparée par un petit vallon peu large, qui ne forme point de précipice dans sa profondeur, et à laquelle on aboutit des hauteurs de la citadelle par un chemin, le seul qui puisse conduire à la ville, et qui tic laisse pas d’être assez dangereux, alors même qu’on ne cherche point à en défendre le passage. Nos princes jugèrent donc convenable de faire occuper cette colline, afin de pouvoir s’opposer aux sorties de la citadelle et empêcher ainsi les ennemis de chercher à descendre dans la ville et de venir attaquer nos troupes. Ils y placèrent des hommes prudents et hardis, leur laissèrent les armes et les vivres nécessaires, donnèrent l’ordre de construire une muraille solide, de l’entourer d’ouvrages défensifs et de la recouvrir, sur les points les mieux choisis, de machines qui pussent servir à repousser les attaques de l’ennemi. Après avoir fait ces dispositions, ils descendirent dans la ville, pour délibérer sur des affaires plus importantes, résolus en même temps à revenir s’établir dans cette position, lorsqu’ils auraient terminé tous leurs arrangements, et à l’occuper jusqu’à ce que la citadelle fût forcée de se rendre. On décida cependant, dans le même conseil, que le duc demeurerait dans la ville et qu’il veillerait à la garde de la porte de l’orient, ainsi que du fort qu’on avait construit du même côté durant le siège, et que Boémond avait d’abord occupé. Rentrés dans la ville, les princes apprirent que le grand
Corbogath était entré, à la tête de ses innombrables armées, sur le
territoire d’Antioche, et qu’il ne pouvait tarder de se présenter sous les
murs. Ils résolurent aussitôt d’envoyer ]’un d’entre eux jusqu’à la mer, pour
rappeler tous ceux de leurs frères qui s’y étaient rendus dans l’intention de
chercher des vivres et des provisions, et pour faire conduire en tout hâte
dans la ville toutes les choses de première nécessité que l’on pourrait
rassembler. Ils s’occupèrent dès lors, avec la plus brande sollicitude, et
pendant les deux jours qui leur restaient encore jusqu’à l’arrivée des forces
ennemies, à faire ramasser de tous côtés tout ce qu’on put trouver en vivres
et en fourrages, et à le faire transporter dans Le lendemain de la prise d’Antioche, et, tandis que les
nôtres étaient entièrement occupés de pourvoir à la défense de la place et de
ramasser des approvisionnements, trois cents cavaliers de l’armée de Corbogath,
envoyés de dessein prémédité en avant-garde pour attaquer quelques uns de nos
détachement, s’ils en trouvaient par hasard dans les environs qui ne se
tinssent pas suffisamment sur leurs gardes, vinrent se placer en embuscade
tout près de la ville, armés jusques aux dents et montés sur des chevaux
agiles. Trente d’entre eux, qui paraissaient avoir les meilleurs coursiers,
poussèrent leur incursion jusque sous les murs de la place, feignant de marcher
au hasard et parcourant la plaine, comme s’ils eussent ignoré dans leur imprudence
le voisinage du danger. Les autres qui citaient renfermés dans la ville,
voyant leurs ennemis les aborder de si près, s’irritèrent de tant d’audace et
jugèrent qu’il serait indigne d’eux de ne pas courir à leur rencontre. Un
homme, fort dans les combats, qui s’était : illustré à l’armée par un grand
nombre d’actions éclatantes, Roger de Barneville, qui avait accompagné le
comte Robert de Normandie, prenant avec lui quinze de ses compagnons, sort de
la ville et marche sur l’ennemi, cherchant, selon sa coutume, une occasion de
signaler son courage. Tandis qu’il s’élance avec ardeur sur les prétendus
vagabonds, ceux-ci tournent bride, font semblant de prendre la fuite et
continuent leur mouvement de retraite jusqu’au lieu où leurs associés se
tenaient en embuscade. Les autres sortent à la fois de lotir retraite, se
rallient au premier détachement, et, tous ensemble se précipitent à leur tour
sur ceux qui les avaient poursuivis d’abord, les contraignant aussi à
rebrousser chemin et à prendre Le jour suivant, qui était le troisième depuis la délivrance d’Antioche, dès le point du jour et avant le lever du soleil, le très puissant prince Corbogath avait occupé toute l’étendue du pays que l’œil pouvait découvrir des points même les plus élevés de la ville, avec ses immenses armées, plus nombreuses encore qu’on rte l’avait d’abord rapporté ; puis, ayant passé le pont qui se trouve au-dessus, il dressa son camp entre le lac et le fleuve, séparés à cet endroit par un espace d’un mille de largeur environ. Les troupes qu’il avait amenées étaient en si grand nombre que cette vaste plaine d’Antioche, dont j’ai déjà donné la description, se trouvait insuffisante, et qu’ils étaient obligés de dresser des tentes sur les collines des environs. Après trois jours dans cette position, Corbogath se trouva trop éloigné de la ville et tint conseil avec ses principaux officiers. Il résolut de se rapprocher, afin de pouvoir porter secours à ceux qui veillaient à la défense de la citadelle, gomme aussi pour pousser ses troupes et les faire pénétrer jusque dans la ville par la porte qui se trouvait en dessous. En conséquence, il fit lever le camp, dirigea sa marche vers le côté des montagnes, et investit entièrement toute la partie méridionale de la ville, depuis la porte d’orient jusqu’à la porte d’occident. Il y avait en avant de la porte orientale, et sur une
colline peu élevée, un fort que nos princes avaient fait construire, dans le
principe, pour protéger leur camp, et dont ils avaient confié la garde à
Boémond. Lorsque celui-ci, après la prise de la ville, commença à s’occuper
de l’administration générale de l’armée l on avait chargé le chic de défendre
cette redoute, ainsi que la porte voisine. Les ennemis ayant dressé leur camp
tout autour de cette fortification, donnaient de fréquents assauts, et
pressaient vivement ceux qui y étaient enfermés. Le due, incapable de
supporter longtemps leur insolence, et très jaloux aussi de porter quelque
secours à ses compagnons dans leur extrême détresse, fit une sortie avec sa
troupe, pour tenter de faire lever le camp établi en face même de Cet échec de l’homme qu’on regardait comme le principal
chef des armées Chrétiennes redoubla l’ardeur des Turcs : ils en vinrent
bientôt à descendre par la porte de la citadelle supérieure, et suivant
ensuite des chemins raccourcis, qu’eux seuls connaissaient, ils entrèrent
dans la ville, tombèrent à l’improviste sur nos soldats, et en tuèrent un
assez grand nombre qui périrent, sans même se défendre, sous leurs flèches ou
sous le glaive. Lorsque les nôtres se mettaient à leur poursuite, ils
remontaient aussitôt sur la montagne et se retiraient dans la citadelle, en
prenant d’autres chemins que celui de la colline que leurs troupes avaient
occupée, et où elles avaient fortifié leur position. Comme ces incursions se
renouvelaient fréquemment, et faisaient périr beaucoup de monde dans la ville
même, les princes se rassemblèrent pour chercher les moyens de remédier à ce
mal. En vertu de la résolution arrêtée dans le conseil, Boémond et le comte
de Toulouse firent creuser un fossé extrêmement profond et d’une largeur
proportionnée, entre la partie supérieure de la ville et le penchant de la
montagne, afin d’opposer un obstacle aux irruptions des Turcs, et d’assurer
ainsi le repos des habitants de Les Turcs cependant, tant ceux qui occupaient la citadelle
que ceux qui étaient répandus tout autour de la place, et qui allaient alors
se réunir aux premiers par la porte supérieure, continuaient à descendre par
des sentiers secrets, venaient livrer de fréquents assauts devant la nouvelle
redoute, et faisaient les plus grands efforts pour parvenir à Après quatre journées de séjour dans les montagnes, Corbogath voyant qu’il ne pouvait réussir dans ses projets, et que ses chevaux manquaient de fourrage, fit lever de nouveau son camp, et se transporta une seconde fois dans la plaine, avec toutes ses légions. Il traversa le fleuve au gué inférieur, répartit ses troupes à distances égales, disposa tous ses chefs en cercle autour de la place et commença l’investissement. Le lendemain, quelques hommes de l’armée turque se détachèrent de l’un des corps, et vinrent provoquer les nôtres au combat ; ils descendirent même de cheval et s’approchant des murailles pour provoquer plus vivement nos soldats, ils se trouvèrent bientôt exposés aux plus grands dangers. Tancrède étant sorti par la porte de l’orient, fondit sur eux avec la plus grande impétuosité ; il en tua six, avant qu’ils eussent pu avoir recours à l’agilité de leurs chevaux, et mit tous les autres en imite ; puis, coupant la tête à ceux qui venaient de périr, il les rapporta dans la ville pour donner quelque consolation au peuple, plongé dans un sombre abattement, depuis la mort de Roger de Barneville, qui était tombé à peu près sur la même place. Cependant le peuple Chrétien, qui quelques jours auparavant
assiégeait la ville, et s’en était enfin emparé de vive force, assiégé
maintenant à son tour, par une de ces vicissitudes si communes dans les
closes de ce monde, souffrait au-delà de toute expression du malheur de la
disette, et supportait d’immenses fatigues, bien supérieures à ses forces. Le
glaive brillait au dehors, tandis que l’intérieur était rempli de crainte.
Sans parler de la terreur que leur inspiraient, à juste titre, les nombreuses
cohortes qui assiégeaient la ville du côté extérieur, comme les ennemis
occupaient toujours la citadelle supérieure, et faisaient de fréquentes
irruptions drues la place même, de ce côté encore il n’y avait moyen de.
jouir d’aucun repos ; aussi un grand nombre des assiégés, punis selon qu’ils
avalent péché, se livraient ale désespoir ; et, ne se souvenant plus de leur
foi, méconnaissant les serments qu’ils avaient prêtés, beaucoup d’entre, eux
abandonnaient leurs compagnons, descendaient le long des murailles, soit avec
des cordes, soit dans des paniers, et s’enfuyaient ensuite vers Il y avait en outre quatre forts principaux qu’il importait de garder arec le plus grand soin. Le fort supérieur, qui avait été établi sur la colline au-dessus de la ville, et contre la citadelle ; le fort qui se trouvait plus bas, en avant du fossé que l’on avait creusé pour opposer un obstacle aux ennemis, lorsqu’ils tentaient de faire des irruptions dans la place, en descendant de la montagne ; le, fort situé à l’issue de la porte d’orient, qui avait été construit avant l’occupation d’Antioche, pour servir de point de défense au camp des Chrétiens ; enfin celui qu’on avait élevé en face du pont, et à l’aide duquel on avait dirigé les attaques contre la porte de ce pont. Ce dernier avait été d’abord confié au comte de Toulouse ; mais il en était sorti avec ses troupes, pour entrer dans la ville, lorsqu’elle avait été occupée par ses alliés. Le comte de Flandre l’y avait remplacé, et l’avait occupé avec cinq cents hommes vaillants et bien aguerris : il J’avait fortifié avec le plus grand soin, de peur qu’il ne vint à tomber entre les mains des ennemis, et qu’alors l’accès et la sortie du pont ne fussent beaucoup plus difficiles, ce qui aurait singulièrement empiré la condition des assiégés. Un jour, cependant, Corbogath jugea que nos troupes avaient beaucoup trop de liberté de ce même côté, pour sortir de la ville et pour y rentrer, et que le fort qui se trouvait près du pont était le principal obstacle au succès de ses efforts. En conséquence, il ordonna à deux mille de ses cuirassiers de prendre les armes et d’aller attaquer ce point avec vigueur. Dociles aux ordres qu’ils avaient reçus, les Turcs allèrent prendre de bonnes positions autour des retranchements de la redoute ; ils l’attaquèrent bravement depuis la première jusqu’à la onzième heure du jour, lancèrent des grêles de flèches, livrèrent de fréquents assauts et se battirent avec intrépidité ; de son côté, le comte résista vaillamment à tous leurs efforts, et défendit avec le plus grand courage le poste qui lui avait été confié. Au soleil couchant, et lorsque la nuit était près d’arriver, les assiégeants, ayant échoué dans leur entreprise, levèrent leur camp et allèrent se réunir à leur armée. Cependant le comte craignit qu’ils ne revinssent dès le lendemain avec des forces plus considérables ; il voyait bien qu’il lui serait impossible de défendre sa position contre de si nombreux ennemis : en conséquence, il profita du calme de la nuit pour mettre le feu au fort et à tout ce qu’il renfermait, et rentrer ensuite dans la ville avec toute sa troupe. Le lendemain, les Turcs qui l’avaient assiégé toute la journée précédente revinrent en effet avec un nouveau corps de deus mille hommes pour recommencer leur attaque, et lorsqu’ils trouvèrent la redoute abandonnée et presque entièrement détruite, ils retournèrent dans leur camp, sans avoir pu accomplir leurs projets. Vers le même temps, quelques soldats de l’armée ennemie, étant sortis en secret de leurs retranchements, rencontrèrent par hasard quelques hommes des nôtres, pauvres et misérables, et qui partaient, marchant sans aucune précaution ; ils les firent prisonniers, et les conduisirent devant leur prince, pour lui offrir, comme à leur seigneur, les prémices de leur succès. Le prince vit d’un œil de mépris les armes et les vêtements de ces captifs : ils portaient des arcs en bois et des épées honteusement couvertes de rouille ; leurs vêtements étaient déchirés à la suite de leurs longues fatigues, et paraissaient complétement usés de vétusté ; car le peuple pèlerin n’avait pas à sa disposition des habits de rechange dont il pût se servir alternativement. On rapporte que le prince turc dit à cette occasion : Voilà donc le peuple qui poursuit la conquête de royaumes étrangers, gens à qui il devrait suffire pour toute richesse qu’on leur donnât du pain sur un coin quelconque de la terre, comme à de vils mercenaires ! voilà donc les armes qui doivent servir à frapper les nobles orientaux, armes dont les coups feraient tomber à peine un faible passereau ! Enchaînez ces hommes, conduisez-les chargés de fers, avec les armes et les vêtements que voilà, en présence de mon seigneur qui m’a envoyé, afin qu’il juge d’après cela combien il est peu difficile de triompher de pareilles gens, et ce qu’on doit penser de ceux qu’un peuple si misérable se glorifie d’avoir subjugués. Qu’il repousse toute crainte, qu’il rejette sur moi la sollicitude de cette entreprise. Dans peu de temps, ces chiens immondes auront cessé d’exister, et, détruits entièrement, ils ne pourront plus être comptés parmi les nations. A ces mots, il les fit livrer à quelques hommes qu’il chargea de les conduire prisonniers en Perse, et de rapporter au grand soudan les paroles qu’ils avaient entendues. Le prince croyait qu’il lui serait très facile de vaincre
ceux dont il n’avait pas encore éprouvé Lorsque la ville se trouva investie de toutes parts, et que le peuple n’eut plus la possibilité d’en sortir ou d’y rentrer, après avoir fait ses affaires au dehors, la condition des assiégés devint beaucoup plus mauvaise. Comme on n’apportais : plus de vivres de l’extérieur, la disette ne tarda pas à se faire sentir avec plus de violence ; et, dans cette absence de ressources, pressé de plus en plus par le besoin, le peuple chrétien recourut bientôt, pour se procurer des aliments quelconques, à toutes sortes de moyens honteux. Plus de choix, même pour les gens les plus délicats, entre les objets dont on pouvait se nourrir ; plus de distinction entre les aliments sains et ceux qui ne l’étaient pas ; tout ce que le hasard venait offrir, soit gratuitement, soit à prix d’argent, était aussitôt converti en aliments ; ces ventres affamés se rassasiaient de tout ce qui leur était présenté, heureux même d’en trouver en quantité suffisante. Les nobles, les hommes libres ne rougissaient pas de se présenter en convives importuns aux tables des étrangers, de tendre avidement la main devant des inconnus, de demander avec une insistance fâcheuse ce que trop souvent on leur refusait. Aucun respect ne retenait les matrones, les vierges accoutumées auparavant à des habitudes de retenue ; oubliant : leur état et leur naissance, elles allaient çà et là, le visage pâle et avalé, la voix gémissante, étouffant des sanglots propres à émouvoir des cœurs de pierre, et cherchant partout des aliments ; celles que la violence de la faim ne pouvait dompter au point de les porter à renoncer à toute pudeur, et à s’abaisser à mendier d’un front endurci, allaient se cacher dans les lieus les plus secrets, et se morfondaient en silence, aimant mieux mourir de misère que de s’exposer publiquement à aller demander quoi que ce soit. On voyait les hommes naguère les plus robustes, que leur valeur insigne ou leur haute noblesse avaient rendus illustres au milieu de l’armée, maintenant appuyés sur des bâtons pour se soutenir dans leur extrême faiblesse, se traîner demi-morts dans les rues, sur les places publiques, et, s’ils ne parlaient pas, se présenter du moins le visage méconnaissable, demandant l’aumône à tout passant. Les enfants encore an berceau, privés de lait, étaient exposés dans tous les carrefours, criant vainement pour demander leur nourriture habituelle ; celles qui leur avaient donné le Jouir leur refusaient les premiers soins de la maternité, ne pouvant même se suffire ni se procurer ce qui leur était nécessaire. A peine, dans un peuple si nombreux, un seul individu pouvait-il trouver à pourvoir à ses propres besoins ; et, comme tous manquaient également de vivres, tons avaient pris l’habitude de mendier de tous côtés. Ceux-là même à qui il restait des ressources de fortune, ne pouvant trouver à acheter ce dont ils avaient besoin, n’en étaient pas moins dans l’indigence. Des hommes renommés auparavant pour leur générosité à donner à d’autres une abondante nourriture, cherchaient maintenant les retraites les plus cachées, les lieux les plus inaccessibles, pour y prendre leurs repas tant bien que mal, se précipitant avec avidité sur tout ce qu’ils avaient pu ramasser de côté ou d’autre, et ne faisant part à personne de ce qu’ils avaient rencontré. Toutes les fois qu’ils pouvaient trouver des chameaux, des chevaux, des ânes, des mulets, cadavres immondes d’animaux étouffés ou déterrés — chose horrible à raconter —, ils les dévoraient avec délices, et, dans l’emportement de leur insatiable faim, ils employaient toutes sortes de moyens pour soutenir leur misérable existence. Et ce n’étaient pas seulement la populace et les hommes de la classe moyenne qui se trouvaient livrés à cette épouvantable calamité ; les princes les plus considérables en étaient également atteints ; elle leur était d’autant plus insupportable qu’ils avaient à pourvoir au sort d’un plus grand nombre de personnes, que leurs besoins se trouvaient ainsi beaucoup plus étendus, et qu’il leur était impossible de refuser les témoignages de leur munificence à ceux qui les imploraient. Il serait trop long de rapporter ce qui arriva à chacun des plus grands seigneurs : les hommes âgés en conservent encore la tradition ; mais il faudrait écrire un traité séparé pour dire toutes les misères qu’eurent à supporter les princes pour l’amour du Christ. Qu’il nous suffise d’ajouter qu’on trouverait avec peine dans l’histoire un autre exemple d’aussi grands malheurs supportés aussi longtemps et avec autant de patience par des princes aussi illustres et une si grande armée. Pendant ce temps, Corbogath et les siens continuaient de
bloquer la ville avec le plus grand soin, ceux qui s’y trouvaient enfermés, n’en
pouvaient sortir, et nul n’avait accès jusqu’à eux. De fréquents assauts, des
attaques livrées dans la ville même aussi bien qu’au dehors, épuisaient les
forces des troupes chrétiennes au-delà de toute mesure, en sorte que,
fatiguées à l’excès, succombant à la continuité de ces travaux ainsi qu’au
défaut de nourriture, elles veillaient moins attentivement, et gardaient la
place avec moins de sollicitude. Ceux, en effet, qui consacraient presque
tous leurs soins à chercher une nourriture pour leurs corps épuisés, ne
pouvaient qu’être beaucoup plus négligeas pour tout le reste. Aussi il arriva
un certain jour que les ennemis furent sur le point de trouver une bonne
occasion de rentrer dans la ville par une tour voisine de celle par laquelle
notre armée y avait pénétré peu auparavant. Quelques Turcs espérant pouvoir l’occuper
à la faveur des ténèbres, et donner ainsi à leurs camarades le moyen de
pénétrer dans l’intérieur de la place, de même que les autres l’avaient fait,
dressèrent des échelles contre la muraille, vers l’entrée de la nuit, et une
trentaine d’entre eux montèrent sur les remparts pour entrer de là dans la
tour qui se trouvait déserte. Tandis qu’ils poussaient avec ardeur leur
entreprise, celui qui était chargé, de nuit, de la surveillance générale des
portes, arriva par hasard vers cette partie des murailles, et ayant reconnu l’invasion
des Turcs, il se mit à crier de toutes ses forces, et donna l’éveil à tous
ceux qui se trouvaient dans les tours voisines, leur indiquant celle des
tours que les ennemis venaient d’occuper traîtreusement. Tous les hommes qui
étaient de garde de ce côté de la ville répondirent à cet appel ; parmi eux, se
distinguait un homme fort et illustre, Henri de Hache, qui accourut en toute hâte,
suivi de Francon et Siegmar, ses parents, natifs d’une ville située sur les
bords du fleuve de De jour en jour le fléau de la disette augmentait dans la ville, et le peuple chrétien en était de plus en plus tourmenté : sous le poids de tant de privations et d’une souffrance si continuelle, quelques uns, négligeant, le soin de leur vie, sortaient en secret de la ville, traversaient le camp des ennemis, et bravaient mille dangers pour tâcher d’arriver jusqu’à lamer, où il y avait encore quelques vaisseaux grecs et latins, et essayer d’y acheter des vivres et de les rapporter à Antioche. D’autres, cherchant à se soustraire à de si grands périls, s’en allaient pour ne plus revenir, désespérant complétement de quelque heureux changement dans le sort de ceux qu’ils laissaient en arrière, et voulant du moins tenter d’échapper au glaive des Turcs. Mais ceux-ci, lorsqu’ils eurent découvert que les nôtres descendaient à la nier en erraient dans les environs de la ville, parcourant dans l’obscurité de la nuit les sentiers les plus détournés et cherchant quelques moyens de subsistance, envoyèrent quelques uns des leurs qui connaissaient bien les lieux, pour qu’ils eussent à se tenir en embuscade et à détruire tous ceux qu’ils pourraient rencontrer. Ils y réussirent en effet fort souvent et massacrèrent fréquemment des Chrétiens. Alors les Turcs choisirent deux mille bons cavaliers, qu’ils envoyèrent sur les bords de la mer, avec ordre de massacrer tous les matelots et les marchands, et d’incendier la flotte, afin d’empêcher tonte espèce de commerce, espérant qu’en enlevant cette dernière ressource aux Chrétiens, l’armée assiégée se trouverait entièrement dépourvue de subsistances et ne pourrait conserver aucun espoir de salut. Les Turcs, exécutant fidèlement leurs ordres, incendièrent une partie de la flotte, attaquèrent les matelots à l’improviste, en massacrèrent un grand nombre, et mirent les autres en fuite : la nouvelle de cette expédition effraya tous ceux qui venaient habituellement de Chypre, de Rhodes et des autres îles, de la Cilicie, de l’Isaurie, de la Pamphylie, et de toutes les contrées maritimes pour faire le commerce ; ils craignaient de retourner sur ce point, d’y apporter des marchandises et n’osaient plus abordés sur le rivage ; le commerce cessa entièrement, et la condition de nos armées, déjà fort mauvaise, empira cependant encore. Tant que les facteurs conservèrent le libre accès du port, ce qu’ils apportaient était peu de chose, comparé aux besoins d’un peuple si nombreux, et ne pouvait à beaucoup près y suffire ; cependant il y trouvait encore un motif de consolation et quelques ressources pour soulager son extrême misère. Les ennemis, en revenant des bords de la mer, rencontrèrent quelques uns des nôtres et les massacrèrent presque tous ceux qui échappèrent à leur glaive se cachèrent dans d’épais buissons ; ou dans les profondeurs des cavernes : la nouvelle de ce désastre affligea notre armée autant que toutes les souffrances de la disette ; toutes les fois que la renommée, prompte à annoncer le mal, leur apprenait quelque catastrophe de ce genre, c’était un nouveau surcroît à leur douleur. Accablés de tant de calamités ; déplorant chaque jour la perte de quelques uns de leurs compagnons, succombant à leur affliction et aux maux de tout genre qui les assaillaient ; nos soldats désespéraient entièrement de leur salut ; de jour en jour ils veillaient moins attentivement à leur défense et se montraient moins dociles aux ordres de leurs princes. Cependant Guillaume de Grandmesnil et ceux qui s’étaient enfuis avec lui arrivèrent à Alexandrette. Ils y trouvèrent Étienne, comte de Chartres, et de Blois, dont l’armée et les princes, attendaient le retour à chaque instant avec la plus vive impatience, et qui feignait toujours d’être malade. Ils lui racontèrent tout ce qui se passait à Antioche ; et, pour ne pas paraître eux-mêmes avoir abandonné leurs alliés sans motifs ou sur des prétextes frivoles, et comme des hommes timides, ils exagérèrent encore le tableau des malheurs publics. La situation de l’armée, était terrible et n’avait nul terme de comparaison ; ils trouvèrent moyen, dans leur relation étudiée, de la charger de plus sombres couleurs et, de la représenter encore plus effrayante. Il ne leur fut pas difficile au surplus de faire croire au comte Étienne tout ce qui pouvait augmenter ses craintes, puisque lui-même avait déjà déserté le camp et abandonné ses collègues, sous prétexte de maladie, mais dans le fait pour céder au même sentiment de frayeur. Après avoir tenu conseil à ce sujet, les, transfuges se minent en mer sur les vaisseaux qui depuis longtemps étaient prêts à les recevoir ; ils naviguèrent quelques jours et arrivèrent dans une ville maritime : là, ayant cherché à savoir en quel lieu se trouvait l’empereur en ce moment, ils reçurent d’abord des rapports différents les uns des autres ; mais enfin ils apprirent d’une manière certaine que l’empereur, conduisant d’innombrables légion, de Grecs et de Latins, avait dressé son camp près de la ville de Finimine et qu’il marchait vers Antioche, comme pour porter secours, à nos armées, ainsi qu’il s’y était engagé par les traités. Sans compter les troupes qu’il avait levées chez toutes les nations, il avait encore avec lui environ quarante mille Latins. Ceux-ci étaient d’abord demeurés en arrière des autres légions et sur le territoire de l’empereur, soit que la pauvreté, les maladies, ou toute autre cause grave les eussent retenus ; mais enfin, ayant repris leurs forces, animés par l’espoir que l’empereur serait au milieu d’eux, et se confiant aux troupes innombrables dont ils suivaient la marche, ils s’étaient remis en route avec le plus grand zèle, et se hâtaient de rejoindre ceux qui les avaient devancés. Le comte Étienne, ayant appris ainsi le lieu de la résidence de l’empereur et sachant qu’il n’attendait que l’arrivée de nouvelles forces pour se porter en avant, prit avec lui tous ceux qui l’avaient accompagné, suivit des chemins raccourcis et dirigea sa marche en toute hâte vers l’armée impériale. Il fut accueilli assez bien par l’empereur, qui cependant lui témoigna son étonnement de le voir. L’empereur avait fait sa connaissance à Constantinople lorsqu’il y avait passé avec tous ses collègues, et s’était lié d’amitié avec lui ; il s’informa avec empressement de la santé des princes et de l’état de l’armée, et demanda ensuite au comte par quels motifs il s’était séparé de l’expédition. Étienne lui répondit en ces termes : Empereur invincible, vos fidèles à qui votre Grandeur avait naguère accordé un passage dans ses États, et que vos largesses avaient enrichis, après avoir pris Nicée, se rendirent assez heureusement à Antioche, assiégèrent cette ville avec opiniâtreté pendant neuf mois entiers, protégés par la miséricorde divine, et s’en emparèrent enfin de vive force, à l’exception de la citadelle de la place, qui est située sur une montagne d’où elle domine toute la ville, et que sa position rend absolument inexpugnable. Ils crurent alors que tout était consommé et qu’ils avaient enfin échappé à tous les dangers ; mais cette erreur fut la pire de toutes, et bientôt ils se trouvèrent en proie à des périls beaucoup plus grands. A peine le troisième jour était-il passé depuis l’occupation de la ville, que Corbogath, très puissant prince des Perses, arriva avec ses Orientaux dont le nombre ne saurait être compté, et vint investir la place de toutes parts. Il intercepte toutes les communications, s’oppose à l’entrée et à la sortie de la ville ; les princes et le peuple entier sont affligés de tant de maux qu’il n’est plus possible de rien espérer pour leur salut. L’affluence des assiégeants est telle qu’il ne serait pas facile de les compter : pour tout dire, en un mot, leurs bataillons ont occupé les contrées environnantes comme des armées de sauterelles, et l’on dirait qu’il n’y a pas même assez de place pour déployer toutes les tentes. Cependant le froid, la famine, la chaleur, les combats, les massacres, ont tellement réduit la force de notre peuple qu’il a pu se renfermer tout entier dans la ville, et qu’il est presque hors d’état de pourvoir au soin de sa défense. Vous saurez aussi que les secours qui arrivaient par mer aux Chrétiens tant de votre Empire que des îles et des villes maritimes, leur ont été entièrement enlevés. Les Turcs ont envoyé un corps de troupes qui a occupé le pays situé entre Antioche et la mer : ils ont presque entièrement détruit la flotte ; les matelots et les facteurs ont succombé sous leurs glaives, en sorte que les nôtres ont perdu par là tout moyen de commerce et tout espoir de recevoir des vivres et des secours. On dit, que ce qui reste de subsistances dans la ville ne peut suffire à la nourriture de nos troupes pour un jour entier. Parvenus ainsi au comble de la misère, les Chrétiens ne trouvent pas même dans la ville un refuge assuré. Les Turcs montent souvent en secret vers la citadelle supérieure, et dé là ils s’élancent jusqu’au milieu de la ville et livrent de fréquentes attaques dans les rues et sur les places publiques ; de telle sorte que nos soldats n’ont pas moins à souffrir de ces combats inférieurs que des assauts qui leur viennent du dehors. Aussi les capitaines et les hommes nobles qui sont ici présent, et nous-même, voyant que l’entreprise de nos alliés ne pouvait réussir, nous les avons invités à plusieurs reprises, et avec des sentiment fraternels, à pourvoir à leur sûreté, à renoncer à la poursuite d’un dessein qu’il est impossible d’accomplir et contre lequel la Providence s’est prononcée ; mais, n’ayant pu les y déterminer, nous avons enfin pris soin de notre salut, pour ne pas nous trouver par notre imprudence enveloppés dans de semblables calamités. Et maintenant, si vous le Jugez convenable, et si les illustres qui vous entourent sont du même avis, cessez de poursuivre de pareils projets, afin que les heureuses légions qui suivent vos pas échappent du u moins aux mêmes périls. Il vaut mieux en effet se retirer avec ses forces intactes devant cette multitude innombrable que l’Orient a rassemblée, sans tenter une entreprise impossible, que d’aller témérairement se livrer à de si grands hasards. Les hommes illustres qui sont en votre présence et qui ont eu part au même sort, vous attesteront la vérité de nos paroles ; et Tanin, cet homme prudent et habile, que votre Grandeur avait envoyé à notre a suite, aura pu vous rendre compte aussi des mêmes choses, puisque, connaissant les malheurs de nos armées, il s’est prudemment soustrait à tant de calamités, sans doute pots venir en, informer Votre Majesté Impériale. Il y avait alors dans l’armée de l’empereur un nommé Gui, frère du seigneur Boémond, qui devint presque fou en entendant le récit du comte de Blois, et déplora amèrement les infortunes de son frère et de ses amis. D’abord il voulut contredire les rapports du comte, et lui reprocha d’avoir cédé à un sentiment de crainte, en abandonnant imprudemment une réunion de princes si illustres ; mais Guillaume de Grandmesnil, qui avait épousé la sœur de Boémond, homme illustre selon la chair, et non selon les œuvres, parvint enfin à le calmer. L’Empereur ; après avoir entendu ces Récits, assembla tous
les princes et mit en discussion s’il y avait lieu de poursuivre la marche ou
de rappeler les troupes. La délibération fut longue et animée, ainsi qu’il
convenait en une affaire de cette importance. Enfin l’on décida qu’il était
plus sage de rappeler les troupes, que de soulever tous les royaumes de l’Orient
et de se livrer inconsidérément aux chances toujours incertaines de Sans vouloir excuser en aucune façon la conduite de ce comte,
car elle provenait d’un principe vicieux et d’une cause véritablement
malhonnête, il est certain cependant, à considérer la chose de plus prés et dans
ses derniers résultats, que les événements qui suivirent tournèrent par ce
moyen à la plus grande gloire des princes et de leurs armées, par l’aide de
celui qui seul peut et sait donner aux affaires le meilleur dénouement
possible, quand même elles ont été mal commencées dans leur origine. il était
juste en effet que ceux qui avaient supporté le poids et tourtes les fatigues
de cette entreprise, qui avaient abandonné leurs femmes et leurs enfants,
pour se dévouer en pèlerins à l’accomplissement de leur vœu d’aller combattre
pour le Seigneur, recueillissent la gloire qui leur revenait pour prix de
leurs travaux. Si l’Empereur eût été présent, il eût enlevé cette gloire à
tous les autres. Dans le cas où il les aurait rejoints avec toutes ses
troupes, comme il aurait exercé l’autorité supérieure, à la tête d’une armée
plus considérable que celle des princes, on eût jugé que lui seul avait fait
réussir l’entreprise, et il eût pu prétendre avec justice à remporter la
palme de De nombreux rapports annoncèrent bientôt à Antioche la retraite de l’Empereur. Cette nouvelle mit le comble aux maux de tout genre sous lesquels notre armée avait à gémir, et la précipita dans l’abîme du désespoir. Tous condamnèrent à jamais et eurent en horreur la mémoire du comte de Chartres : on chargea d’exécrations Guillaume de Grandmesnil et tous ceux qui avaient participé aux mêmes actes d’impiété ; on invoqua contre eux la malédiction des feux éternels qui dévorent le traître Judas, puisque, non contents de se soustraire aux travaux et aux périls communs, ils avaient encore, par leurs artifices, privé le peuple de Dieu des secours que le Seigneur même semblait lui avoir préparés. Corbogath cependant, ainsi que les plus grands princes de
son armée, éprouvèrent d’abord quelque trouble lorsqu’ils apprirent par leurs
espions la prochaine arrivée de l’Empereur ; ils redoutèrent, non sans de
justes motifs, les, forces de ce nouvel ennemi cet l’attaque de l’Empire ;
mais, lorsque leurs éclaireurs leur rendirent compte de la retraite de cette armée,
ils devinrent plus insolents que jamais, et, se croyant désormais assurés de
la victoire, ils poussèrent leurs ennemis avec plus d’ardeur et les serrèrent
de plus près. Ainsi les fidèles enfermés dans la ville se trouvèrent en proie
à de plus grandes calamités, à une misère plus pressante, et il semblait qu’il
ne leur restât plus aucun espoir de salut, aucun moyen de consolation. Le
désespoir se, répandit de toutes parts et accabla tous les esprits. Lorsque
Boémond, à qui l’on avait confié la surveillance générale de l’armée,
parcourait la ville pour exercer ses fonctions, il ne pouvait plus parvenir,
soit par les paroles, soit même par les coups, à arracher un seul homme des
maisons dans lesquelles chacun se cachait ; en sorte qu’il n’avait plus
personne pour le service des postes de garde, ou même pour opposer aux ennemis,
dans leurs attaques, réitérées à l’intérieur et dans celles du dehors. Un
jour les hérauts et les appariteurs s’étaient épuisés à appeler à grands cris
les soldats, et n’avaient pu réussir à les rassembler ; Boémond voyant l’inutilité
de leurs efforts et des siens, pour faire sortir les troupes de leurs
retraites, envoya ses agents sur divers points de la ville, et y fit mettre
le feu, afin de les forcer, du moins, par la crainte, à se montrer en public,
puisque d’ailleurs ces cœurs endurcis refusaient toute coopération pouf’ le
service de Dieu. Il réussit en effet dans son projet, et dès ce moment
ceux-là même qu’il n’avait pu naguère réunir se précipitèrent à l’envi, et s’empressèrent
de reprendre leur service. On assure encore que les princes, désespérant de
tout moyen de salut, tinrent entre eux un conseil secret, dans lequel ils résolurent
d’abandonner l’armée et tout le peuple, de prendre la fuite au milieu de la
nuit, et de se retirer vers Pendant ce temps, le peuple de Dieu ne cessait d’être en proie à toutes les misères et à la famine ; les ennemis l’attaquaient sans relâche dans la ville même aussi bien qu’au dehors, et l’on ne pouvait trouver aucun soulagement aucun remède à tant de maux. Les grands et les petits, enveloppés dans les mêmes calamités ; n’étaient plus en état de se prêter mutuellement aucun secours ; tous rappelaient alors à leur pensée les femmes et les enfants qu’ils avaient, laissés chez eux, les riches patrimoines qu’ils avaient abandonnés pour l’amour du Christ ; tous allaient presque jusqu’à accuser l’ingratitude du Seigneur, qui ne tenait plus aucun compte de leurs longues fatigues, de la sincérité de leur dévouement, et souffrait qu’ils fussent livrés aux mains de leurs ennemis comme un peuple qui lui eût été étranger. Et cependant, lorsqu’ils étaient ainsi affligés, le
Seigneur entendit leurs gémissements ; jeta sur eux un regard de compassion
et leur envoya des consolations au lieu même où il siége dans sa majesté. Un
certain clerc, nommé Pierre, originaire, à ce qu’on dit, du pays qu’on
appelle la Provence, alla trouver l’évêque du Puy et le seigneur comte de Toulouse,
et leur affirma que le bienheureux apôtre André lui était apparu en songe, et
l’avait invité, par trois ou quatre avertissements consécutifs, à aller
parler aux princes en toute hâte, et leur annoncer que la lance dont Notre-Seigneur
Jésus-Christ avait été percé dans le côté, était déposée en secret dans l’église
du prince des Apôtres, qu’il fallait l’y chercher avec le plus grand soin, et
qu’à cet effet il lui avait désigné d’une manière certaine la place où on Le peuple avait gémi pendant vingt-six jours consécutifs sous le poids intolérable de cette affliction, lorsque cet événement vint ranimer son courage chacun ceignit ses reins d’une force toute nouvelle, et se trouva doué d’une ardeur plus qu’ordinaire, mettant sa confiance dans l’espoir que le Ciel même avait envoyé ; tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, disaient d’une commune voix qu’il était temps de mettre un terme à tant de souffrances, et de combattre les ennemis ; tous, comptant avec foi. sur la puissance de l’intervention divine, voulaient sans retard repousser loin d’eux ces adversaires si confiants dans leurs propres forces, et délivrer de ce voisinage la ville que le Seigneur leur avait livrée. Ils pensaient unanimement qu’il valait beaucoup mieux tenter la fortune des, combats que se consumer sans relâche dans la misère et la famine, et demeurer continuellement en proie aux attaques et aux violences des ennemis. Ces paroles étaient dans la bouche de, tout le monde : tous disaient à l’envi qu’il fallait sortir des murailles et aller attaquer les Turcs ; les princes répétaient de tous côtés les mêmes choses, et les gens du peuple, enflammés des mêmes espérances, se plaignaient déjà de la lenteur des chefs, et leur reprochaient tout retard. Ils se rassemblèrent alors, et, s’étant bien convaincus du zèle extraordinaire que le ciel même avait répandu dans l’armée, ils résolurent, dans le conseil tenu à ce sujet, d’envoyer une députation au prince qui commandait les ennemis, et de lui faire proposer ou de se retirer et d’abandonner la ville pour que les Chrétiens la possédassent à perpétuité, ainsi qu’ils en avaient le droit dans le principe, droit qu’ils venaient de recouvrer, avec l’aide du Seigneur ; ou bien de se préparer à la guerre et de se tenir prêt à subir le jugement du glaive : Pierre l’ermite, homme vénérable dont j’ai déjà beaucoup parlé, fut élu pour cette mission ; on lui, donna pour associé et pour compagnon un certain Herluin, homme prudent et sage, qui avait quelque habitude de l’idiome des Perses et de la langue des Parthes : on les chargea de rapporter au prince turc la résolution du conseil, en y ajoutant, comme proposition subsidiaire, que si le prince préférait la voie des armes, il aurait encore à choisir ou de se présenter seul, pour soutenir un combat singulier contre l’un de nos princes, ou de désigner un certain nombre des siens, auxquels on opposerait un nombre égal d’hommes choisis dans notre camp, ou bien enfin d’accepter un combat général, et de faire préparer les deux armées à se livrer bataille. On fit d’abord demander une suspension d’armes, en annonçant qu’on allait envoyer une députation à l’armée turque, et, lorsque cette trêve fut convenue, les deux députés chrétiens se mirent en marche avec l’escorte qui leur fut assignée, et se rendirent à la tente du prince ; ils le trouvèrent entouré de ses chefs et de ses satrapes. Pierre l’ermite, le cœur plein de force et de courage, quoiqu’il fût frêle et petit de corps, s’acquitta de sa mission avec autant de fidélité que de vigueur. Il se présenta devant le satrape des Perses, sans lui donner aucune marque de respect, sans se troubler aucunement, et lui adressa ce discours d’un ton ferme et assuré : L’assemblée sacrée des princes agréables à Dieu qui sont à Antioche m’envoie auprès de ta Grandeur pour te donner avis que tu aies à renoncer à tes importunités, et que tu abandonnes le siège d’une ville que le Seigneur leur a rendue dans sa divine clémente. Le prince des Apôtres, fidèle et sage dispensateur de notre foi, arracha cette ville à l’idolâtrie par la vertu de sa parole, par cette grâce de persuasion dans laquelle il excellait, et enfin par la grandeur de ses miracles ; il l’a convertie à la foi du Christ, et nous l’a rendue ainsi particulièrement précieuse. Vous l’aviez occupée de vive force, mais injustement : le Seigneur, fort et puissant, nous l’a rendue ; aussi ceux qui sont animés d’une sollicitude bien légitime pour cet héritage de leurs aïeux, cette résidence habituelle du Christ, te font demander de choisir entre plusieurs propositions, ou de renoncer au siège de la ville, et de cesser d’inquiéter les Chrétiens, ou d’éprouver la force de nos armes d’ici à trois jours. Et afin que tu n’évites sous aucun prétexte le combat qui t’est proposé, afin que tu ne cherches aucun subterfuge, même légitime, ils t’offrent encore d’opter entre plusieurs déterminations, de te présenter seul pour combattre contre l’un de nos princes, afin que vainqueur tu obtiennes tout ce que tu peux demander, ou que vaincu tu demeures en repos ; ou bien encore d’élire plusieurs des tiens, qui combattront aux mêmes conditions contre un même nombre des nôtres ; ou enfin de convenir que les deux armées tenteront l’une contre l’autre la fortune des combats. On dit que Corbogath, méprisant ces paroles, répondit alors : Il ne semble pas, mon Pierre, que les affaires des princes qui t’envoient soient dans une situation telle qu’ils puissent m’offrir ainsi de choisir entre diverses propositions, ou que je doive du moins être tenu d’accepter celle qui pourrait me «convenir le mieux. Mon glaive les a déjà réduits à ce point qu’eux-mêmes n’ont plus la faculté de choisir librement, et qu’ils sont contraints de se faire une volonté, ou d’y renoncer, selon mon bon plaisir. Va donc, dis à ces imprudents, qui ne comprennent pas encore leur situation, et qui t’ont chargé de venir vers moi, que tous ceux des deux sexes que je pourrai trouver en pleine possession de toutes les forces de l’âge mûr, conserveront la vie et seront réservés par moi pour le service de mon maître ; que tous les autres tomberont sous mon glaive, comme des arbres inutiles, en sorte qu’il n’en restera pas même un faible souvenir. Si je n’eusse jugé plus convenable de les détruire par la rigueur de la famine que de les frapper du glaive, j’aurais déjà renversé les murailles, je me serais emparé de vive force de la ville, et ils eussent recueilli le fruit de leur voyage, en subissant la loi de vengeance. Après avoir ainsi appris les intentions de celui auquel on
l’avait envoyé, reconnaissant que ses nombreuses troupes et ses incomparables
richesses remplissaient son cœur d’un orgueil démesuré, Pierre l’ermite prit
congé du prince, et retourna auprès des Chrétiens. A peine était-il rentre ;
dans la ville, comme il se hâtait d’aller rapporter, aux princes dont il
tenait sa mission, la réponse qu’il avait reçue, le peuple et les grands
coururent au devant de lui, empressés de connaître les paroles qu’il avait à
dire et le résultat de son ambassade. Pierre se disposait déjà à raconter
dans le plus grand détail, en présence de tout le peuple, la réponse qu’il
avait recueillie de la bouche même titi prince, à dire quels Étaient son
orgueil, ses menaces et le faste immodéré qui l’entourait. L’illustre Godefroi,
craignant que la multitude, déjà accablée sous le poids de ses maux présents
et pris de succomber à ses longues souffrances, ne fût frappée d’une nouvelle
terreur, en entendant le récit complet que Pierre se préparait à lui frire, l’arrête
au montent où il allait prendre la parole, et le conduisant à l’écart, hors
de la foule assemblée, il l’invite à laisser de côté, toutes les
circonstances de son récit, et à dire en peu de mots le résultat de sa
mission, savoir, que les ennemis demandent la guerre et qu’il faut s’y
préparer sans retard. L’ermite annonce donc au peuple que les Turcs veulent
combattre ; tous aussitôt, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, enflammés
d’un zèle ardent, écoutent avec joie la réponse qu’on leur rapporte ; ils
témoignent eux-mêmes le plus vif désir de se mesurer avec les ennemis, ils
appellent la guerre de leurs vœux, et semblent avoir complétement oublié
toutes leurs misères et compter sur Le lendemain, au premier crépuscule, les prêtres et les ministres du Seigneur célèbrent le service divin dans les églises, consomment le sacrifice, et invitent le peuple à faire, selon l’usage, sa confession en tout esprit d’humilité et de contrition, afin que chacun se puisse fortifier, par le corps et le sang de Jésus-Christ, contre les périls du monde. Ils exhortent à pardonner toute offense, à déposer toute haine, à renouer tous les lieus d’amour et de charité, afin que chacun marche avec plus d’assurance au combat, et que l’on puisse dire de tous ces guerriers qu’ils sont vraiment les disciples et les membres de celui qui a déclaré : Tous connaîtront que vous êtes véritablement mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres. Après la célébration du service divin, lorsque tous les
fidèles furent rassasiés des dons célestes, ils se sentirent pénétrés de la
grâce d’en haut. Des hommes qui, la veille et : l’avant-veille, mous et
abattus, maigres, décharnés et sans force, pouvaient à peine lever les yeux
et marcher la tête haute, des hommes qui, exténués naguère par le jeûne,
vaincus par de longues fatigués, cherchaient où se cacher, et avaient oublié
leur antique honneur, se montrent maintenant, et de plein gré, en public,
renoncent à toute faiblesse, et comme doués de nouvelles forces, portent
leurs armes en guerriers intrépides ; leur courage est ranimé ; ils ne
craignent plus de s’occuper des apprêts de la guerre ; ils se promettent déjà
Le 28 juin, les troupes se rassemblèrent de grand matin
devant la porte du pont, et invoquant les secours d’en haut, elles se
rangèrent en bataille, avant de sortir de Après avoir ainsi disposé et rangé en ordre de bataille tous les corps d’armée, les princes arrêtèrent dans le conseil que Hugues-le-Grand et le comte de Normandie marcheraient en avant ; ils firent ordonner en même temps dans tous les corps de se former selon le même mode, de mettre les fantassins en première ligne, et de faire suivre la cavalerie, qui veillerait attentivement à leur défense. Enfin on fit aussi publier de toutes parts que les soldats eussent à s’abstenir de tout pillage ; qu’ils songeassent uniquement à attaquer et à tuer les ennemis jusqu’à ce que la victoire fit assurée et l’ennemi mis en déroute, puisqu’il serait temps alors de revenir en toute liberté s’enrichir de ses dépouilles. Corbogath, depuis son arrivée, avait toujours redouté une
irruption subite de nos troupes dans son camp, et il la craignit bien plus
encore après que Pierre l’ermite se fut acquitté auprès de lui de sa mission.
En conséquence il était convenu, avec ceux de ses alliés qui occupaient
toujours la citadelle, qu’ils auraient soin de l’avertir par des signaux, dès
qu’ils reconnaîtraient que nos chefs ordonnaient des préparatifs militaires
et se disposaient à tenter une sortie. A la première heure du jour, tandis
que les divers corps de l’armée chrétienne se mettaient en mouvement, les
Turcs qui se trouvaient dans la citadelle, avant eu connaissance de leurs
dispositions, se hâtèrent de faire les signaux convenus, et donnèrent ainsi l’éveil
dans le camp de Corbogath. Ce prince voulant s’opposer aux desseins des
nôtres, envoya deux mille hommes environ de son armée, avec ordre de se
porter à leur rencontre aux abords du pont et de leur disputer le passage ;
ceux-ci, en effet, afin de pouvoir mieux combattre et lancer leurs flèches
avec plus de liberté, descendirent de cheval, se mirent à pied et occupèrent
la tête du pont, du côté de Au moment où nos troupes sortaient de la ville, il arriva aussi un événement qui mérite bien d’être consacré dans la mémoire des hommes. Les corps d’armée s’étaient mis déjà en mouvement et franchissaient la porte d’Antioche ; déjà les ennemis qu’ou avait envoyés à la tête du pont pour s’opposer à leur passage, avaient péri sous le fer, ou s’étaient mis en fuite, lorsqu’une suave rosée envoyée par le ciel même, légère et agréable, descendit sur notre armée, et tomba avec une telle douceur qu’il semblait que le Seigneur répandit sur nos troupes sa bénédiction et sa grâce. Quiconque fut arrosé de cette pluie céleste sentit son corps et son âme se remplir à la fois d’une douce hilarité, et retrouva l’usage de toutes ses forces, comme s’il n’avait souffert aucune peine, aucune fatigue durant tout le cours de cette expédition ; et ce ne furent pas seulement les hommes qui reprirent toute leur vigueur par ce bienfait divin : les chevaux mérites qui, pendant plusieurs jours, n’avaient eu pour toute nourriture que des feuilles et des écorces d’arbres, furent animés d’une ardeur toute nouvelle, et se montrèrent pendant toute cette journée supérieurs en vitesse et en force aux chevaux des ennemis, nourris cependant Jusqu’alors d’orge et de paille. Cette rosée de bénédiction confirma dans nos soldats l’espérance de la victoire, et les remplit d’une telle vigueur qu’il semblait que ce fût d’eux que le roi-prophète eût dit ces paroles : Vous séparerez, ô Dieu, et vous destinerez les peuples qui sont votre héritage une pluie toute volontaire[2]. Aussi tous furent-ils intimement convaincus que la grâce du Saint-Esprit s’était répandue sur eux. Lorsque toutes les légions furent sorties de la ville, les
Princes jugèrent convenable de les ranger en bataille en face des montagnes
qui sont à deux milles environ d’Antioche, et d’occuper ainsi toute la
plaine, de peur que l’ennemi ne tentât, selon sa coutume, de s’établir de
vive force ou par ruse entre notre armée et la ville, pour envelopper nos troupes,
et intercepter leurs communications avec Cependant le prince ennemi, informé de la sortie de notre
armée, tant par les signaux qu’on avait faits du haut de la citadelle, que
parles rapports des hommes que les nôtres avaient mis en fuite auprès du
pont, convoqua les seigneurs et tous les chefs de ses troupes. Il commençait
à considérer plus sérieusement ce qui d’abord ne lui avait paru qu’un jeu, et
était bien près de craindre ceux dont il semblait naguère mépriser les armes
et Lorsque nos troupes eurent occupé toute la plaine, c. le manière à ne pouvoir être enveloppées par les ennemis, les clairons donnèrent le signal du combat ; les porte-bannières marchèrent en avant des légions, et les soldats se mirent en mouvement pour se porter en ordre de bataille contre les rangs opposés. Déjà ils étaient assez près pour que les ennemis pussent les atteindre de leurs flèches, lorsque les trois premiers corps s’élancèrent en même temps, attaquant les Turcs de la lance et du glaive. Nos fantassins, armés d’arcs et de frondes, marchaient en avant des escadrons de cavalerie, et combattaient avec ardeur à l’envi les uns des autres ; les cavaliers les suivaient de près, et mettaient tous leurs soins à les protéger autant qu’il leur était possible. Tandis que les premiers corps se battaient, vaillamment, ceux qui étaient en arrière arrivaient peu à peu, dans l’ordre de leur marche, s’élançaient sur l’ennemi avec une égale impétuosité, et ranimaient : Ainsi l’audace et les forces des premiers assaillants. Déjà tous les corps étaient successivement arrivés sur l’ennemi, à l’exception de celui que commandait Boémond ; tons combattaient avec la plus grande vigueur, tuaient un grand nombre de Turcs, jetaient le désordre dans leurs rangs, et se voyaient au moment de les mettre en fuite. Déjà le que, à la tête de sa troupe, avait attaqué une forte colonne ennemie qu’il pressait de toutes ses forces, et qui semblait sur le point d’abandonner le champ de bataille, quand tout à croup Soliman, qui avait conduit son corps d’armée du côté de la mer, ramène ses troupes dans la plaine, s’élance audacieusement et avec la plus grande impétuosité sur le corps de Boémond, et fait pleuvoir une grêle de flèches qui inonde tout le terrain occupé par les Chrétiens. Bientôt les soldats, déposant leurs armes, et négligeant leur service ordinaire, se précipitent armés de leurs massues et d e leurs glaives, et Boémond ne soutient qu’avec peine la vivacité de leur attaque. Les Turcs le pressent de toutes parts : son corps s’ébranle et est sur le point de fuir en déroute, quelles que soient la force et la valeur du chef qui les commande ; entouré d’ennemis, demeuré seul avec quelques fidèles serviteurs, il lutte encore péniblement. Niais enfin le due, averti de son danger, accourt avec sa troupe ; il est bientôt suivi de l’illustre Tancrède, et tous deux se h~ lent. de porter secours au prince d’Antioche. Leur arrivée en un moment si opportun enlève aux Turcs tout leur avantage : leurs forces sont bientôt énervées ; leur courage disparaît, et les nôtres, à leur tour, les pressent vivement, et jonchent la terre de leurs morts et de leurs blessés. Se voyant en nombre trop illégal, incapables de supporter plus longtemps les efforts des assaillants, les Turcs cherchent d’autres moyens de défense. Ils tirent aussitôt du feu d’une pierre avec leur adresse accoutumée : il y avait non loin de là une grande quantité de foin extrêmement sec et de grands amas de paille très propre à un incendie ; les Turcs mettent le feu à ce vaste foyer car qui le reçoit promptement. Il n’en sort que peu de flamme, mais une fumée noire et épaisse s’élève et se répand au loin ; elle enveloppe les bataillons chrétiens, et oppose de nouveaux obstacles à leurs puissants efforts : presque aveuglés par ce nuage et par les tourbillons de poussière que soulèvent en même temps les chevaux et les masses des fantassins, ils ne peuvent poursuivre leurs ennemis qu’avec plus de lenteur. Ceux-ci ont soin d’entretenir l’incendie. Quelques-uns de leurs fantassins tombent cependant sous les coups des nôtres. Pendant ce temps, notre cavalerie trouve enfin le moyen d’échapper au nuage qui l’enveloppe : les coursiers rapides l’emportent hors de ce nouveau péril ; les cavaliers, soutenus par le puissant secours du ciel, reprennent leurs forces, poursuivent leurs succès, mettent en fuite leurs ennemis, les chassent devant eux l’épée dans les reins, et ne leur donnent aucun repos jusqu’à ce qu’ils les aient contraints de se rejeter dans le gros de leur armée, où déjà les bataillons ébranlés commencent à plier de tous côtés. Près du champ de bataille était une étroite vallée dans laquelle un torrent, qui durant l’hiver se précipitait avec fracas du haut des montagnes, s’était creusé son lit : les Turcs repoussés par nos soldats franchirent à la hâte cette vallée, et se retirèrent sur une petite colline qui la dominait : ils essayèrent de résister dans cette nouvelle position, et leurs clairons et leurs tambours rappelèrent de toutes parts leurs troupes en désordre. Cependant les Chrétiens se hâtent aussi de les poursuivre, tous les princes accourent avec empressement, le duc Godefroi, Boémond, Tancrède et tous les autres nobles, qui avaient combattu sur les derrières, contre l’armée de Soliman, et dont la victoire avait enfin couronné les généreux efforts, tous ceux encore qui avaient engagé la bataille sur la première ligne, et renversé leurs ennemis, Hugues-le-Grand, le comte Robert de Normandie et le comte de Flandre, beaucoup d’autres guerriers enfin, dignes d’un éternel souvenir, tous se précipitent à l’envi, traversent le lit du torrent, attaquent les Turcs sur leur colline, les chassent de toutes leurs positions, et les mettant en déroute une seconde fois, les contraignent enfin de chercher dans la fuite leurs derniers moyens de salut. Corbogath, se tenant éloigné de la foule, depuis le
commencement de la bataille, s’était placé sur une colline d’où il expédiait
fréquemment des messagers qui revenaient ensuite lui rendre compte de l’état
des affaires. Il attendait avec anxiété l’issue de cette grande lutte, lorsqu’il
vit ses légions dispersées fuyant de tous côtés, et ne résistant plus sur
aucun point. Ce spectacle le remplit d’effroi ; tous ceux qui l’entouraient l’invitèrent
à pourvoir sans retard x sa sûreté personnelle ; aussitôt il abandonne son
camp, oublie toute son armée, et prend la fuite sans attendre personne ;
emporté rapidement par la frayeur qui le pousse, il court, changeant sans
cesse de chevaux pour accélérer sa marche, arrive sur les bords de l’Euphrate,
franchit le fleuve et semble ne pas se croire encore en sûreté. Son armée
cependant, privée de la présence de son chef, perd en même temps et la force
et le courage de résister ; tous ceux que leurs chevaux peuvent enlever au
danger qui lès presse, suivent les traces de leur chef, et échappent ainsi au
fer de leurs ennemis. Nos soldats, n’osant se confier de même à leurs
chevaux, ne les poursuivirent pas longtemps. Tancrède seul, accompagné de
quelques autres guerriers, s’attacha à leurs pas jusqu’à la chute du four, et
les chassa devant lui, renversant tous ceux qu’il rencontrait, et les
repoussant à trois ou quatre milles de Nos princes se voyant alors en pleine possession d’une victoire
qui leur était accordée par le ciel même, rentrèrent aussitôt dans le camp
des ennemis, et y trouvèrent en grande abondance tourtes les choses dont ils
pouvaient avoir besoin, ainsi qu’une immense quantité de richesses, en or, en
argent, en pierreries, en vêtements précieux, en soieries, en vases
remarquables, autant par la beauté de la matière que par la perfection du
travail : ils s’emparèrent également d’un grand nombre de chevaux, de toute
sorte de bétail gros et menu, de denrées et de vivres de toute espèce, à tel
point qu’ils n’avaient plus désormais que l’embarras du choix, après avoir,
la veille encore, supporté les plus cruelles privations. Ils rassemblèrent
aussi les pavillons et les tentes, dont ils avaient le plus grand besoin :
celles qui leur restaient se trouvaient tout à fait hors de service, tant à
cause du long usage qu’ils en avalent fait, que par suite des pluies qui les
avaient entièrement abîmées. Ces tentes étaient en outre remplies de trésors,
et on les fit transporter à Antioche, en même temps qu’on y conduisit les
femmes esclaves et les enfants, que les Turcs avaient abandonnés en prenant Chargés de dépouilles, enrichis de tant de trésors, les Chrétiens firent tout transporter à Antioche, et célébrèrent solennellement leur triomphe, rendant mille actions de dans les transports de leur joie, à celui dont la main puissante les avait enfin arrachés à tant de fatigues et de souffrances, pour leur accorder taie glorieuse victoire. Les Turcs qui occupaient encore la citadelle, voyant l’entière défaite de leurs alliés, et désespérant désormais de recevoir aucun secours, capitulèrent à condition de sortir la vie sauve, d’emmener librement avec eux leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qui pouvait leur appartenir ; puis, ils remirent la citadelle à nos princes, qui firent aussitôt arborer leurs bannières sur les tours les plus élevées. Ainsi fut occupée cette position importante, par un effet de la grâce surabondante du Seigneur ; la victoire fut complète dès ce moment, et ceux qui naguère paraissaient faibles et exténués par la faim, purent désormais jouir en toute sûreté des immenses richesses qu’ils venaient d’acquérir. Avant cet heureux événement, les plus puissants parmi les Chrétiens, ceux qui portaient les plus illustres noms, s’étaient vus réduits a la cruelle extrémité de mendier eux-mêmes pour parvenir à leur subsistance. Je ne parlerai point des simples soldats ; le comte Hermann, homme noble de l’empire des Teutons, en vint à ce point de pauvreté que le duc fut obligé de lui faire délivrer du pain de sa table comme une solde de tous les jours, et ce présent fut considéré comme très précieux. Henri de Hache, respectable par sa probité, serait mort d’inanition si le duc ne l’eût engagé à venir s’asseoir parmi ses convives. Pendant le siège, et avant que l’armée sortit pour aller combattre, le chic même se vit réduit à la plus grande misère ; il n’avait plus de chevaux, et ce ne fut qu’avec grand’peine et à force de prières qu’il arracha au comte de Toulouse celui sur lequel il monta pour aller attaquer les ennemis. Il avait déjà dépensé, en abondantes aumônes et en œuvres de piété, tout l’argent qu’il avait apporté ; les princes se trouvaient également au dépourvu, et avaient consommé jusqu’à leurs dernières ressources dans leur dévoueraient pour tout ce qui se rapportait à un service d’intérêt public. Aussi l’on vit, au jour du combat, un grand nombre de nobles, illustres dans leur pays autant par leur naissance que par leur réputation de valeur, réduits maintenant à la plus grande pauvreté et n’ayant plus de chevaux, sortir de la ville pour aller attaquer l’ennemi, les uns à pied, les autres montés sur des ânes ou sur de viles bêtes de somme. Le Seigneur laissa tomber sur eux un regard de bonté qui les consola dans leur affliction, et avant le coucher du soleil, il les enrichit des dépouilles du vaincu. On vit ainsi se renouveler l’exemple antique de Samarie, alors que la mesure de fleur de froment et d’orge était livrée pour une faible pièce de monnaie. Tous ceux qui le matin même pouvaient à peine suffire à leur propre nourriture, se trouvèrent le soir en état de fournir à l’entretien d’un grand nombre de personnes. La bataille d’Antioche fut livrée l’an mille quatre-vingt-dix-huit de l’incarnation de Notre-Seigneur, et le vingt-huit du mois de juin. [1098] A la suite de ce grand combat, et
lorsque toutes choses eurent été remises en ordre dans la ville, le patron de
l’armée, le respectable évêque du Puy, avec l’assentiment du peuple et le
contours de tons les prêtres, s’occupa de rétablir dans leur antique dignité
la grande église consacrée au prince clos Apôtres, ainsi que toutes les autres
églises d’Antioche, et de recomposer un clergé qui pût, se dévouer sans
relâche à la célébration du service divin. L’impie race des Turcs avait
profané les lieux saints ; elle avait chassé tous les ministres du culte,
pour employer les églises à des usages profanes ; les unes, transformées en
écuries, avaient été remplies de chevaux et de bêtes de somme ; dans d’autres,
on exerçait toutes sortes de trafics, indignes de la majesté des temples. On
avait raflé et presque enlevé sur les murailles les vénérables images des
saints, qui servent de livres aux gens simples, au menu peuple, serviteur de
Dieu et recommandable dans sa pieuse rusticité, et qui sont pour les hommes
les plus ignorants fuie leçon perpétuelle, par laquelle ils s’encouragent aux
pratiques de |