HISTOIRE DES CROISADES

 

LIVRE TROISIÈME

 

 

NICÉE, ville de Bithynie, fut d’abord l’un des sièges qui relevaient de Nicomédie, lorsque celle-ci était la seule métropole de tout ce pays. Elle fut plus tard affranchie de cette juridiction par l’empereur Constantin l’ancien, en témoignage de respect pour le premier Concile général qui s’y était assemblé[1]. Au temps en effet élu pape Silvestre, du vénérable Alexandre patriarche de Constantinople et de l’empereur Constantin, un saint synode, composé de trois cent dix-huit Pères, se réunit dans cette ville pour combattre les impiétés d’Arius et de ses sectateurs ; et après avoir condamné la pernicieuse corruption de sa doctrine et proclamé la vérité d’après les témoignages des saints, ce synode donna à l’Église universelle de Dieu un formulaire de foi, exact et pur. Dans la suite, sous le règne de l’empereur Constantin, fils très pieux d’Irène, tandis qu’Adrien était pontife de Rome et le vénérable Tharasius patriarche de Constantinople, un nouveau synode général, qui fut le septième[2], se réunit encore à Nicée contre les Iconomaches[3], c’est-à-dire ceux qui combattaient les saintes images, et le synode rendit contre ces perfides hérétiques une sentence de condamnation bien méritée, telle qu’il convenait à l’Église orthodoxe de la prononcer.

La ville est située au milieu d’une plaine, dans une position extrêmement favorable : elle est à peu de distance des montagnes qui l’enveloppent presque de tous côtés ; la campagne est riche, le sol fertile et les vastes forêts qui l’avoisinent offrent encore de nombreux avantages. Un lac spacieux en longueur et en largeur, situé à côté même de la ville, s’étend de là vers l’Occident : il facilite les abords de Nicée à diverses contrées voisines, et sert en morne temps de rempart à la ville, dont les murs sont baignés par ses eaux, lorsque le vent les soulève avec force. Les autres côtés de la place étaient garnis de murailles, précédées de fossés toujours remplis d’eaux provenant de diverses sources et de petites rivières, et qui pouvaient opposer de grands obstacles à ceux qui entreprendraient de faire un siège. La ville contenait en outre une population nombreuse et guerrière ; d’épaisses murailles, des tours élevées, serrées très près les unes des autres et liées par des ouvrages très forts, en faisaient une place renommée pour sa solidité. Nos troupes, lorsqu’elles y arrivèrent, admirèrent à la fois la beauté des fortifications et la bonne construction de tous les travaux d’art. Cette ville, le pays qui l’entourait et toutes les provinces adjacentes étaient alors sous la domination d’un très puissant satrape des Turcs, nommé Soliman, surnommé Sa[4], ce qui veut dire roi dans la langue des Perses, homme habile et plein de valeur. Ayant été informé de la marche de nos troupes et en ayant conçu de vives inquiétudes, il était parti pour l’Orient longtemps avant leur arrivée, allant solliciter chez les princes de ces contrées des secteurs pour résister aux bandes envahissantes des fidèles. A force d’instances et de prières, souvent aussi en employant l’argent pour enrôler, à était parvenu à lever une immense multitude de Turcs, tant dans la Perse que dans toutes les provinces voisines, et les avait conduits à sa suite, dans l’espoir de se servir d’eux utilement pour garantir la ville de Nicée et toute la contrée environnante des dangers qui les menaçaient. Peu d’années auparavant, au temps où régnait à Constantinople l’empereur Romain, qui fût surnommé Diogène, et qui était le troisième empereur avant Alexis, l’oncle paternel de Soliman, nommé Belfetoth[5], principal soudan des Perses, s’était emparé à main armée de toutes les provinces qui s’étendent depuis l’Hellespont jusques en Syrie, sur un espace de trente journées de marche en ce sens, et de la même étendue en partant de notre mer Méditerranée et en remontant vers le Nord : il avait laissé la plus grande partie de ces provinces à son neveu Soliman. Celui-ci les possédait donc et exerçait le droit de propriété sur tout le pays qui s’étend depuis Tarse de Cilicie jusqu’à l’Hellespont : à la vue même de Constantinople il avait des délégués qui prélevaient des droits sur les passants et qui imposaient des tributs au profit de leur maître. Lui-même occupant les montagnes voisines, avec les forces qu’il avait levées et rassemblées à grands frais, se trouvait placé tout au plus à dix milles de distance de nos troupes, et cherchait une occasion favorable pour se précipiter sur elles et sauver son pays et sa capitale de ce péril imminent.

Aussitôt que nos armées furent arrivées à Nicée, elles se hâtèrent de l’assiéger, avant même que les bataillons fussent bien organisés et que l’on eût pu établir régulièrement les camps de divers corps. Ceux qui étaient rendus sur les lieux choisissaient pour eux un emplacement convenable, marquaient le local qu’ils destinaient aux nouveaux arrivants, et s’appliquaient sur toute chose à interdire aux citoyens l’entrée et la sortie de la ville. Cependant le lac, qui, comme je l’ai dit, baignait les murs de la place, était un grand obstacle au succès de cette entreprise. Des bateaux toujours prêts donnaient à tous allants et venants les moyens de circuler à leur gré de tous côtés, sans le moindre accident. Les nôtres n’ayant aucun bâtiment à leur disposition, il leur était impossible de s’opposer à ces excursions. Ils faisaient du moins tous leurs efforts pour empêcher qu’on n’arrivât à la ville par les chemins de terre et surveillaient toutes les routes avec une grande vigilance. Soliman, instruit que ce commencement de siège ne laissait pas d’inquiéter les citoyens, voulant relever leur courage et les animer à la résistance, envoya deux de ses domestiques, chargés d’aborder à la ville du côté du lie et de porter aux habitants des paroles de consolation. Le message était conçu en ces termes : Vous n’avez nullement à redouter l’arrivée de ce peuple barbare, qui prétend mettre le siégé devant notre ville. Nous nous sommes établis dans le voisinage avec un grand nombre d’hommes forts et nobles, et nous attendons encore une grande quantité de troupes qui marchent à notre suite. Bientôt, lorsque nous aurons réuni toutes nos forces en un seul corps, nous nous précipiterons sur leur camp. Vous, de votre côté, préparez-vous, afin que vous puissiez sortir en ouvrant toutes vos portes, et nous prêter un utile secours, tandis que nous attaquerons au dehors. Il faut que vous n’ayez aucune crainte de cette nombreuse multitude : venus des pays très éloignés où le soleil se couche, fatigués de la longueur de la route et des travaux qu’ils ont essuyés, n’ayant pas même de chevaux qui puissent soutenir le poids de la guerre, ils ne sauraient se montrer égaux en forces ni en ardeur à nous, qui arrivons tout récemment en ces lieux. Vous pouvez vous rappeler en outre avec quelle facilité nous avons triomphé déjà de leurs nombreux essaims, lorsqu’en un seul jour nous avons exterminé plus de cinquante mille d’entre eux. Rassurez-vous donc et ne craignez point ; demain, avant la septième heure du jour, vous serez entièrement consolés en vous voyant délivrés de vos ennemis.

Les hommes chargés de ce message longèrent les rives du lac, cherchant un lieu propice pour débarquer. Tandis qu’ils s’avançaient pour entrer par le point le plus facile, l’un d’eux fut arrêté et pris par nos soldats qui s’étaient précipités sur lui, l’autre fut tué d’un coup d’épée au milieu de ce tumulte. Le prisonnier fut conduit sain et sauf en présence des princes ; les menaces et la crainte lui arrachèrent une confession complète ; on lui fit déclarer tout ce qu’il savait, qui il était et de quelle part il venait à la ville. Il résulta de ses rapports que Soliman avait envoyé les deux messagers pour annoncer aux citoyens son arrivée, leur dire qu’il était dans le voisinage, qu’il avait rassemblé une grande quantité de troupes et que le lendemain il ferait une attaque sur notre camp. Dès que les capitaines de nos légions eurent appris que Soliman. faisait de tels préparatifs, ils firent garder avec soin l’homme qu’on venait d’arrêter et expédièrent en toute hâte des courriers au comte de Toulouse et à l’évêque du Puy, qui n’étaient pas encore arrivés, polir les inviter à presser leur marche. Ceux-ci donc, ayant reçu le message de leurs fières, pleins de sollicitude et ne voulant se permettre aucun délai, marchèrent toute la nuit, et le lendemain de grand. matin, avant le lever du soleil, on vit cette immense multitude de pèlerins s’avancer vers le camp, les bannières déployées, poussant de grands cris et brandissant leurs armes resplendissantes. A peine avaient-ils déposé leur bagage qu’ils occupèrent la portion du camp qui leur avait été réservée. Vers la troisième heure, ainsi que l’avait annoncé le prisonnier, Soliman descendit des montagnes avec de nombreux escadrons de cavalerie, dont on évaluait la force à cinquante mille hommes, et se porta dans la plaine pour marcher du côté de la ville. Les nôtres de leur côté, dés qu’ils ont reconnu ce mouvement, courent aux armes au bruit des cors et des clairons, se forment en bataillons, se disposent en ordre de bataille et se préparent à marcher à l’ennemi, observant avec soin toutes les règles de la science militaire et ne négligeant aucun détail, car ils en avaient une pleine expérience et une longue habitude.

Soliman ayant fait marcher en avant un premier corps qui comptait environ dix -mille cavaliers, ce corps se dirigea vers la porte du midi, position confiée ait comte de Toulouse. Soliman ignorait entièrement l’arrivée du comte et comptait trouver cette porte tout à fait libre, comme l’avant-veille et la veille même ; trompée dans son attente, son avant-garde rencontra sur ce point plus de troupes que sur tous les autres. Au moment donc où elle arrivait en toute hâte et sans se filouter de rien, elle se précipita très vivement sur les légions du comte qui venaient à peine de se débarrasser de leurs bagages. Les nôtres les reçurent admirablement, repoussèrent leur premier choc, et commençaient déjà à jeter le désordre dans tous les rangs et à mettre en fuite leurs ennemis, lorsque Soliman arrive à la tête de ses troupes, ranime le courage des siens, les rallie, et les ramène contre nos soldats. Le duc cependant, Boémond et le comte de Flandre, à la tête de leurs troupes et armés jusqu’aux dents, voyant qu’il est arrivé de nouvelles forces et de nombreux bataillons au secours de l’ennemi, et que l’armée élu comte s’épuise à soutenir le choc d’une masse fort supérieure qui combat avec acharnement, tous trois se précipitent à la fois sur les légions ennemies, les serrent de près de l’épée et de la lance ; enfin, après avoir combattu presque pendant une heure, et résisté avec courage aux forces qui les attaquent, les ennemis prennent la fuite, laissant environ quatre mille morts sur le champ de bataille et quelques prisonniers. Les nôtres, après avoir remporté cette première victoire, avec l’aide du Seigneur, continuèrent les opérations du siège, et formèrent leur camp en cercle autour de la place, sans laisser aucun intervalle vacant.

Depuis ce moment, et tant que dura le siège, Soliman, non plus qu’aucun des princes infidèles, n’osa plus tenter une pareille entreprise. Tous les princes Chrétiens se conduisirent parfaitement dans cette affaire. Parmi eux, le seigneur Tancrède, Gautier de Garlande[6], porte-mets du roi des Francs, Gui de Porsessa et Roger de Barneville acquirent la plus grande gloire. Afin de répandre la terreur parmi les ennemis, les nôtres ordonnèrent que l’on se servit de machines. Pour jeter dans la place un grand nombre de têtes de ceux qu’on avait tués ; de plus, ils en envoyèrent mille à l’empereur, ainsi que quelques prisonniers, et en reçurent de grands témoignages de satisfaction. L’empereur leur fit expédier avec beaucoup de générosité une grande quantité d’argent et toutes sortes d’ouvrages en soie, pour récompenser les princes et les chefs des armées, et il ordonna qu’on leur envoyât sans aucun délai et en abondance tous les approvisionnements nécessaires à leur subsistance, ainsi que toutes les denrées que l’on pouvait désirer.

Nos princes jugèrent convenable, pour l’accomplissement de leurs desseins, d’envelopper la ville de tous côtés, et de prendre chacun de bonnes positions, afin clé harceler de toutes parts les assiégés, et de les forcer plus promptement à se rendre. A cet effet, ils tinrent un conseil, divisèrent en portions égales la circonférence qu’il fallait occuper, et assignèrent une certaine étendue de terrain à chaque chef. Leduc et ses deux frères se placèrent du côté de l’orient avec leurs légions ; Boémond, Tancrède et les autres princes qui les avaient suivis, et dont j’ai déjà dit les noms, occupèrent avec leur armée le nord de la ville. Le comte de Flandre et le prince de Normandie prirent place à la suite des précédons. Le côté du midi fut assigné au comte de Toulouse et à l’évêque du Puy, et ils s’y établirent avec tous ceux qu’ils avaient conduits. Plus loin, le seigneur Étienne, comte du Blaisois et du pays Chartrain, Hugues-le-Grand et quelques autres guerriers nobles et illustres réunirent leurs logions. La ville se trouvant ainsi enveloppée de toutes parts, les princes résolurent d’envoyer chercher dans la forêt voisine tous les matériaux nécessaires, et de faire construire en toute hâte des machines vulgairement appelées scrophæ, propres à servir pour la démolition des murailles, des balistes vulgairement nommées manganes, et d’autres machines pour lancer des pierres ; en même temps ils rassemblèrent des ouvriers, et pressèrent de toutes leurs forces l’exécution de ces travaux, afin de pouvoir attaquer la place avec plus de succès.

Tandis qu’ils y veillaient avec beaucoup d’ardeur, et pendant sept semaines consécutives, ils livrèrent de fréquents assauts, et combattirent vaillamment. Un jour qu’on était occupé, comme à l’ordinaire, à se battre, deux hommes nobles, puissants et forts à la guerre, le seigneur Baudouin, surnommé Calderon, et un autre Baudouin de Gand, périrent misérablement, au moment où ils combattaient avec courage, l’un d’eux frappa d’une pierre, l’autre d’une flèche. Plus tard, l’armée ayant livré un nouvel assaut à la suite d’un conseil des princes, Guillaume, comte du Forez, et Galon de l’île, emportés trop avant par leur ardeur guerrière, succombèrent également percés de flèches. Gui de Porsessa, homme noble, du royaume des Francs, tomba dangereusement malade, et mourut peu après. Le peuple de Dieu, consterné de la mort de ces guerriers, les ensevelit avec soin, et leur rendit les honneurs funèbres avec des sentiments de piété et d’amour, tels qu’ils sont dus aux hommes nobles et illustres.

Uri autre jour, tandis que les princes, à l’envi, dirigeaient leurs machines contre les fortifications, et s’efforçaient par tous les moyens possibles d’ébranler les murailles pour s’ouvrir des passages, fuyant tout repos et tout lâche passe-temps, comme il convient à des hommes vaillants, le comte Hermann et Henri de flache, hommes nobles et illustres, de l’empire des Teutons, firent appliquer contre une muraille une machine assez ingénieusement construite, en y employant les bras vigoureux et le courage de leurs serviteurs et de leurs domestiques. Cette machine était faite de poutres de chêne liées les unes aux autres par de fortes cloisons, et telle que vingt cavaliers vigoureux qui y furent enfermés pour qu’ils eussent à travailler à la sape contre les murailles, paraissaient devoir s’y maintenir en toute sûreté, à l’abri des traits et des projectiles de toute espèce, même des plus grosses roches. Elle fut donc appliquée, comme je l’ai dit, contre les remparts. Les assiégés qui les occupaient, pleins d’ardeur pour la défense de leur ville, l’attaquèrent et lancèrent une telle quantité de grosses pierres, qu’elle fut bientôt complètements détruite, et-les constructions d’assemblage ayant été brisées, elle écrasa, en se précipitant, tous ceux qui s’y étaient renfermés. Le peuple entier partagea la douleur de ces deux nobles qui avaient employé plusieurs jours et fait beaucoup de dépenses pour ce travail, devenu si promptement inutile ; le sort déplorable des hommes valeureux qui avaient succombé en même temps, fut un sujet de douleur publique.

L’espoir d’obtenir enfin la victoire était cependant un motif de consolation qu’on ne manquait pas de se proposer réciproquement, avec d’autant plus de confiance que nul ne doutait qu’une meilleure vie serait donnée en partage à ceux qui, dans un événement de cette nature, auraient perdu la leur pour l’amour du Christ : on pensait en effet, avec justice, qu’en périssant de cette manière, ils succombaient comme des martyrs. Aussi, méprisant la mort, et ne comptant pour rien la vie présente, tous s’exposaient aux plus grands périls, avec d’autant plus de confiance qu’ils étaient plus animés des espérances de la foi. Les princes, de leur côté et sur tous les points, pressaient sans relâche les travaux du siège ; plus chacun se montrait rempli de zèle dans le poste qui lui avait été assigne, plus il fatiguait les assiégés, et plus il recueillait de gloire ; les difficultés faisaient redoubler d’ardeur, et les assiégés n’avaient pas un seul moment de repos, tant les assauts étaient fréquents, tant les occasions de combattre se renouvelaient sans relâche.

Cependant le lac voisin de la ville opposait toujours de grands obstacles aux travaux de nos troupes, et leur enlevait une grande partie de leur efficacité, car il offrait aux assiégés des ressources et des secours de toute espèce. La navigation était libre, et leur fournissait en grande abondance les vivres et les aliments qu’ils pouvaient désirer ; les bestiaux qu’on leur amenait en grand nombre étaient introduits par ce moyen dans la ville, sous les yeux mêmes de nos soldats, et sans qu’il leur fût possible de l’empêcher.

Les princes agréables à Dieu se réunirent en conseil pour délibérer spécialement sur cet objet, et chercher les moyens Ies plus convenables pour remédier à ce mal ; ils résolurent enfin d’un commun accord d’envoyer sur les bords de la mer la plus grande partie du peuple et quelques légions de cavalerie à la suite, afin de faire transporter jusqu’au lac des navires que l’on chargerait, soit entiers, soit démontés en plusieurs pièces, et qu’on traînerait sur des chariots ou de grosses voitures, ou bien encore par tout autre procédé moins difficile, car il devenait évident que, si l’on ne prenait ce parti, tous les efforts, toutes les dépenses, toutes les fatigues possibles demeureraient absolument sans résultat. Ceux qui reçurent l’ordre de partir pour cette expédition, arrivèrent sur les bords de lamer, et, grâce à la miséricorde divine qui guidait leur marche et secondait leurs efforts, ils y trouvèrent des bâtiments de moyenne dimension. On obtint facilement de l’empereur la permission de les retirer de la mer, et on les mit à sec sur le rivage ; puis, ayant attaché les uns à la suite des autres trois ou quatre chariots, selon que l’exigeait la longueur des bâtiments, on posa ceux-ci par-dessus, et dans l’espace d’une nuit on les traîna jusqu’au lac, à une distance de sept milles et plus, en y employant le secours des câbles et les efforts multipliés des hommes et des chevaux. Parmi ces navires, il y en avait quelques-uns d’assez forts, puisqu’ils pouvaient contenir depuis cinquante jusqu’à cent combattants. Lorsqu’ils furent arrivés, et qu’on les eut nais à flot sur le lac, l’armée chrétienne éprouva des transports de joie inexprimables ; tous les chefs accoururent sur les bords du lac, et firent venir aussitôt des rameurs habiles dans l’art dei la navigation ; puis on fit monter sur les bâtiments des hommes pleins de force dans l’exercice des armes, et recommandables par leur courage, et l’on se livra en toute assurance à l’espoir qu’avec l’aide de lieu la ville tomberait bientôt au pouvoir des assiégeants. Les ennemis, pendant ce temps, voyant sur le lac des bâtiments en plus grand nombre que de coutume, furent fort étonnés, et se demandèrent d’abord si c’était un convoi d’approvisionnements venant leur apporter des secours, ou si les nôtres faisaient quelques nouvelles dispositions. Lorsqu’ils apprirent que nos soldats étaient allés chercher ces bâtiments sur la mer, et les avaient transportés par un chemin de terre avec de grandes fatigues, pour les lancer de là sur le lac, ils admirèrent l’Habileté et la force qui avaient conçu et exécuté une entreprise aussi extraordinaire.

Dés que la flotte eut été lancée sur le lac, et qu’elle put fermer aux assiégés ce moyen de communication, on fit proclamer dans toute l’armée que toutes les légions, chacune sous les ordres des chefs qui les commandaient, eussent à s’armer pour attaquer la ville avec une nouvelle vigueur, et pour presser les assiégés encore plus vivement qu’on ne l’avait fait jusqu’à ce jour. Chacun des princes animant son armée, et conduisant ses soldats au combat, on livra un nouvel assaut, beaucoup plus vigoureux que tous les précédents. On fit aussi manœuvrer les machines avec une plus grande activité ; les unes étaient employées à frapper contre les murailles pour les attaquer par la base, les autres à lancer d’énormes pierres contre les remparts pour parvenir à les abattre. Du côté du midi, ou l’attaque avait été confiée au comte de Toulouse, il y avait une tour, remarquable parmi toutes les autres par son élévation et l’épaisseur de ses murailles, et à côté de laquelle on disait que la femme de Soliman avait sa demeure. Pendant quelques jours, le comte avait fait les plus grands efforts pour la renverser, mais toujours inutilement. Il l’avait fait battre sans relâche par deux machines à projectiles ; mais l’ouvrage était si solidement construit, que jusque-là il avait été impossible d’en détacher une seule pierre. Cependant ne voulant point renoncer, comme de guerre lasse, à son entreprise, il redouble d’efforts, augmente ses moyens d’attaque et, le nombre de ses machines, fait lancer d’énormes pierres, des quartiers de roc d’une étonnante dureté, commence par, faire quelques fentes sur plusieurs points, et parvient enfin, à force de coups, à détacher quelques éclats de pierre. Les soldats, dès qu’ils ont reconnu ce premier résultat, s’encouragent les uns les autres ; une troupe choisie s’élance dans les fossés, les franchit, et, abordant les murailles, redouble d’efforts pour renverser la tour, ou pour faire du moins quelque brèche. Les assiégés, de leur côté, ayant reconnu que la tour menaçait ruine, la remplissent intérieurement de pierres et de ciment, afin que si le mur s’écroule par sa base, ou par suite des nombreux projectiles qui l’ébranlent, un nouvel ouvrage prenne la place de celui qui sera détruit, et oppose une seconde barrière à ceux qui tenteraient d’y pénétrer. Les nôtres cependant se mettant à l’abri sous un bélier très solide, qu’ils avaient traîne ; à force de bras jusqu’au pied des murailles, travaillaient avec ardeur à les attaquer par la base. Ils parvinrent enfin avec des instruments de fer, et non sans de grandes fatigués, à pratiquer une ouverture, par laquelle deux hommes armés pouvaient facilement passer de front ; de leur côté, les assiégés résistaient avec la plus grande vigueur, opposant ruses contre ruses, forces contre forces, animas d’une courage pareil, agissant de concert, se servant tour à tour de l’arc, des balistes, et de toutes autres espèces d’armes, poix lancer des pierres avec des machines et à tour de bras ; enfin, déployant des efforts extraordinaires pour repousser leurs ennemis, et se défendre des malheurs qu’ils redoutaient.

Parmi ceux qui occupaient les hauteurs des remparts, et résistaient aux assaillants, était un homme plus méchant que les autres, remarquable entre tous par sa taille et sa force, et dont les flèches faisaient beaucoup de ravage dans les rangs de nos soldats. Fier d’un succès qu’il conservait depuis longtemps, il ne cessait de se répandre en reproches et en insultes contre les nôtres, les appelant des lâches et leur imputant une honteuse timidité. Cet homme exerçait ses odieuses fureurs du côté de la place que le duc était chargé d’attaquer avec toutes ses légions : l’illustre Godefroi ne pouvant supporter plus longtemps ses offenses, saisit une fronde, cherche une place convenable, lance sa pierre, atteint l’ennemi et le renverse privé de vie ; juste retour de tous les maux qu’il avait faits aux nôtres. Cet événement remplit d’épouvante ceux qui se trouvaient avec l’archer sur les remparts, et dont son exemple encourageait la résistance : ils cessèrent de combattre avec la même ardeur, et peu à peu leurs traits et leurs insultes se succédèrent avec moins d’activité.

Sur tous les autres points, cependant, les assiégés ignorant ce fait, continuaient de se défendre avec la plus grande vigueur ; du haut de leurs tours et de leurs remparts, ils combattaient avec un zèle infatigable, et employaient toutes leurs forces pour répandre la mort et le carnage parmi les assiégeants ; ils lançaient sur nos machines de la poix résine, de l’huile, du lard, des torches enflammées, et toutes les matières propres à entretenir l’incendie, et les détruisaient ainsi en grande partie, partout où l’on ne prenait pas les plus grands soins pour les mettre à l’abri de leurs atteintes. Pendant ce temps, ceux qui du côté du midi avaient entrepris de renverser la tour dont j’ai déjà parlé, poursuivaient leurs efforts avec zèle ; mais le lendemain ayant reconnu que tout ce qu’ils avaient fait de brèches avait été entièrement réparé pendant la nuit, et voyant qu’ils ne faisaient aucun progrès, ils commencèrent à se ralentir dans leur attaque.

Au moment où ils y avaient à peu près renoncé, un noble chevalier, homme fort et intrépide, appartenant à l’armée du comte de Normandie, et voulant encourager ses compagnons par son exemple, s’avance revêtu de sa cuirasse et de son casque, et couvert de son bouclier, franchit le fossé, marche sans crainte à la muraille, dans l’intention de renverser les nouvelles constructions en pierres que les assiégés avaient élevées pendant la nuit, et d’ouvrir une seconde fois la brèche que l’on avait faite la veille. Cependant du haut des remparts les citoyens l’attaquant de tous côtés, aucun des siens n’a l’audace de s’avancer pour lui porter du secours, il ne peut accomplir son entreprise, et succombe sous les énormes pierres qu’on fait tomber sur lui du haut des murailles, à la vue même de ses frères, et sans qu’aucun veuille se hasarder pour le dégager. Bientôt son corps privé de vie est enlevé par les assiégés à l’aide de longs crochets de fer, et jeté en dedans des remparts pour être livré aux insultes de ses ennemis ; puis, ils le dépouillent de sa cuirasse et de son casque, et le lancent au milieu de notre camp. On lui rendit les honneurs de la sépulture, le peuple pleura sur lui, exaltant son courage et pensant qu’une telle mort serait agréable devant la face du Seigneur, car on ne cloutait point qu’elle ne lui valût de voir son âme associée à celles des élus : tous en effet, comme je l’ai déjà dit, n’avaient qu’un même sentiment, une même opinion, et croyaient que ceux qui périssaient ainsi dans les combats obtiendraient la vie éternelle, où, admis à participer au bonheur des saints, ils jouiraient de la gloire à laquelle ils avaient été prédestinés.

Cependant les chefs des légions du Seigneur se réunissent pour se concerter, selon la loi qu’ils s’étaient imposée d’un commun accord, et voyant que leur entreprise ne faisait aucun progrès, et que l’armée épuisait inutilement en de longues fatigues, ils délibèrent entre eux, s’interrogent les uns les autres, et se demandent quel serait le parti le plus salutaire au milieu de si grandes difficultés. Tandis qu’ils s’entretiennent ainsi, livrés aux plus vives inquiétudes, un, homme, Lombard de naissance, s’avance vers les princes : il a reconnu que tous les travaux, tous les artifices des ouvriers sont constamment déjoués, que toutes les fatigues que l’armée supporte demeurent sans résultat, et il s’annonce comme habile à fabriquer des machines ; il déclare que, si l’on vexa lui fournir sur les fonds publics les sommes nécessaires à la construction de ses ouvrages, ainsi que tous les matériaux dont il aura besoin, sous peu de jours et avec l’aide du Seigneur, il renversera la tour, sans qu’il en coûte la vie à un seul homme, et qu’il pratiquera par ce moyen une large brèche, accessible à tous ceux qui voudront entrer. En conséquence, on lui fournit sur les fonds publics des sommes suffisantes, on lui assigne un salaire honorable en récompense de ses travaux, on met à sa disposition les matériaux qu’il a demandés, et il construit sa machine avec un art merveilleux, et de telle sorite que ceux qui y seront enfermés pourront en dépit de l’ennemi, et sans courir eux-mêmes aucun danger, la conduire et l’appliquer contre les murailles, et cachés dans l’intérieur, travailler sans crainte à saper les murs. L’expérience ne tarda pas à démontrer le succès de son entreprise ; ayant disposé et armé sa machine ainsi qu’il l’entendait, il prit avec lui des hommes forts et bien cuirassés, munis d’armes, d’instruments de fer, et de tout ce qui était nécessaire pour travailler à la sape ; tous s’y enfermèrent ensemble. Aidé de ses ouvriers, l’inventeur conduisit d’abord sa machine dans les fossés, et les ayant franchis, il l’appliqua contre les remparts avec autant de facilité que d’adresse. Les assiégés cependant, agissant avec leur activité accoutumée, lançaient d’immenses blocs et des combustibles de toutes sortes, qui ne pouvaient se fixer, et glissaient sans cesse sur le faite escarpé, et sur les pentes inclinées de la machine ; ils commencèrent à désespérer du succès, et admirèrent en même temps la force de l’instrument et l’habileté du constructeur, qui résistaient à tous leurs efforts. Les hommes cachés sous ce rempart mobile, à l’abri de toutes les attaques de leurs ennemis, travaillaient sans relâche et avec la plus grande ardeur à démolir la muraille, afin de pouvoir renverser la tour. A mesure qu’ils enlevaient des pierres, ils mettaient à la place des pièces et de petits morceaux de bois, de peur que l’ébranlement de la partie inférieure ne fît crouler trop tôt la partie supérieure, et que la machine ne se trouvât écrasée, dans l’impossibilité de supporter un tel choc et l’immense quantité de décombres qui seraient tombés sur elle. Après qu’ils eurent démoli autant qu’ils jugeaient que ce serait nécessaire pour entraîner la chute de la tour, ils mirent le feu aux étais destinés à supporter quelques moments encore la muraille ; ils y ajoutèrent toutes sortes de matières combustibles, pour entretenir l’incendie, et se retirèrent en toute hâte dans le camp, abandonnant alors la machine. Vers le milieu de la nuit, tous les soutiens qu’on avait posés ayant été consumés et réduits en cendres par un feu dévorant, la tour s’écroula avec un tel fracas, que ceux même qui en étaient le plus éloignés furent saisis d’un sentiment d’horreur, comme s’ils avaient senti la convulsion d’un tremblement de terre : à ce bruit épouvantable, toutes nos légions s’agitent et courent aux armes, comme pour pénétrer de vive force dans l’intérieur de la ville.

La femme de Soliman qui, jusque-là, avait supporté avec courage les malheurs du siège, effrayée de la chute de la tour, fit préparer des navires et sortit de la ville en secret avec ses domestiques et ses esclaves, dans l’intention de chercher un refuge en des lieux plus tranquilles. Mais les nôtres, qui occupaient le lac, chargés d’intercepter toute communication avec les assiégés, veillant fidèlement à leur mission et épiant tous les passages, découvrirent bientôt les fugitifs, s’emparèrent de leurs bâtiments, conduisirent en présence êtes princes leur captive, suivie de ses cieux fils encore en bas âge, et les princes donnèrent ordre aussitôt qu’elle fût étroitement gardée, ainsi que tous les autres prisonniers.

Cependant les assiégés consternés, en voyant la brèche par laquelle leurs ennemis s’étaient enfin ouvert un passage, et en apprenant la captivité d’une femme si illustre, désespérant de pouvoir se défendre désormais, envoyèrent des députés à nos princes et firent demander une trêve pour traiter de la reddition de la place. Tanin, cet homme plein de ruse, dont j’ai déjà parlé, prévoyant la résolution que prendraient les ennemis dans leur détresse, avait provoqué une assemblée êtes principaux habitais de la ville et les avait invités à honorer l’empereur son maître en se rendant à lui : il leur avait représenté que cette armée de pèlerins, réunie sous leurs murailles, poursuivait d’autres desseins ; Glue le siège de la ville, loin d’être l’objet principal de leur entreprise, n’avait été pour eux qu’un incident pour lequel ils s’étaient détournés, en passant, de leur plus grand projet ; qu’au contraire l’empereur se trouverait constamment placé auprès d’eux ; qu’ils pouvaient tout espérer de sa clémence reconnue et attendre de lui de beaucoup meilleures conditions ; qu’Il leur valait donc mieux préférer l’empereur à des hommes ignorants et à une race barbare, et se livrer entre ses mains, puisque aussi bien ils ne pouvaient éviter de se rendre ; qu’enfin l’empereur retrouverait ainsi par eux l’empire d’une ville qu’il avait injustement perdue peu auparavant par le malheur des temps. Les citoyens, réunis en assemblée et persuadés par ces arguments, résolurent en conséquence de se livrer, corps et biens, entre les mains de l’empereur, en stipulant le respect des personnes. Cette détermination ne fut point désagréable à nos princes, car leurs vœux les portaient à d’autres entreprises ; ils n’avaient nullement l’intention de s’arrêter en ces lieux, et en même temps ils espéraient : que, selon la teneur de leurs traités, les dépouilles de la ville appartiendraient entièrement à leur armée en récompense de ses longs travaux et en indemnité des pertes qu’elle avait essuyées.

Cependant ceux de leurs frères que Soliman avait réduits en captivité lorsqu’il détruisit l’armée de Pierre l’ermite au camp de Civitot, et tous ceux que les habitants de Nicée avaient pris pendant le siége, furent rendus à la liberté et notre armée les reçut tous avant de vouloir entendre à aucune proposition de traité pour la reddition de la ville. Après cela, avec l’agrément des princes et du consentement du peuple, on expédia des députés, qui portèrent à l’empereur la dépêche suivante : Les princes chrétiens et leurs troupes qui, sous les murs de Nicée, ont fidèlement travaillé au siège de cette place, pour l’amour du nom du Christ, assistés par le Seigneur, et poussant leur entreprise avec une ardeur extrême, l’ont enfin réduite à se rendre. Nous nous adressons donc à votre Grandeur et vous invitons sérieusement à vous hâter d’envoyer quelques uns de vos princes avec une suite suffisante, afin qu’ils puissent recevoir et conserver en l’honneur de votre nom la ville qui se livrera à eux, et qu’ils pourvoient en même temps à la translation des nombreux captifs qui leur seront remis. Pour nous, après avoir livré cette ville entre, les mains de votre Grandeur, nous ne mettrons plus aucun délai à poursuivre, avec l’aide de Dieu, l’accomplissement de nos projets.

L’empereur, rempli de joie en recevant ces nouvelles, fit partir aussitôt, avec des forces considérables, ceux d’entre ses domestiques dont la fidélité et le talent lui inspiraient le plus de confiance ; il les chargea de recevoir et de fortifier la ville en son nom, de retenir également tous les prisonniers, toutes les matières d’or et d’argent, enfin tous les objets et bagage s qu’ils trouveraient, et en même temps il envoya à chacun des princes de riches présents, cherchant à gagner leurs bonnes grâces par les lettres qu’il leur écrivit et par les instructions qu’il donna à ses députés pour leur être transmises de vive voix, leur faisant rendre mille actions de grâces en reconnaissance d’un si grand service et de l’accroissement que l’Empire venait de recevoir par leurs succès.

Cependant le peuple pèlerin et tous les simples guerriers qui, durant tout le cours du siège, avaient travaillé avec d’autant plus d’ardeur qu’ils espéraient s’enrichir des dépouilles des citoyens captifs et se dédommager des dépenses et des pertes énormes qu’ils avaient faites, en recueillant tout ce qui serait trouvé dans l’enceinte de la ville, voyant qu’on ne leur accordait point des récompenses proportionnées à leurs fatigues, et que l’empereur s’attribuait, au profit de son fisc, lotit ce qui devait leur revenir en vertu des traités, se montrèrent fort irrités de ces procédés, au point qu’ils parurent se repentir d’avoir prodigué à cette entreprise tant de fatigues et d’argent, puisque, selon eux, ils n’en retiraient aucun avantage. Les princes affirmaient aussi que l’empereur avait Méchamment méconnu la teneur même de leurs conventions. On disait que, dans la clause des traités qu’ils avaient conclus avec ce souverain, il y avait un article qui stipulait expressément que, s’il arrivait que l’on a prît, avec l’aide de Dieu, quelqu’une des villes qui avaient appartenu auparavant à l’Empire sur toute la longueur de la route jusqu’en Syrie, la ville serait rendue à l’empereur avec tout le territoire adjacent, u et que le butin, les dépouilles et enfin tous les objets quelconques qu’on y trouverait, seraient cédés sans discussion aux Croisés en récompense de leurs « travaux et en indemnité de toutes leurs dépenses. Quoiqu’il eût été assez facile et très profitable aux nôtres de chasser de la ville les serviteurs de l’empereur et de les renvoyer à leur maître les mains vides, quoiqu’ils eussent été tout à fait fondés à le faire, car il est injuste de garder la foi à ceux qui cherchent à agir contre le texte de leurs traités, cependant, ayant toujours devant les yeux la crainte du Seigneur et se hâtant d’accomplir de plus grandes choses, les chefs résolurent d’un commun accord de dissimuler leur ressentiment et s’appliquèrent à calmer leur peuple irrité, cherchant à l’adoucir par de bons conseils et l’encourageant il poursuivre sans retard le but de son entreprise.

Les Grecs cependant qui avaient reçu leur mission de l’empereur entrèrent dans la ville, reçurent les armes des citoyens, conclurent le traite ; de reddition, et, marchant ensuite vers le camp des assiégeants, ils se présentèrent devant nos princes, les supplièrent de l’aire grâce de la vie aux assiégés et leur annoncèrent qu’ils avaient rétabli leur ville sous l’autorité de leur maître et leurs personnes sous sa protection.

Dès que la ville eut été occupée et qu’on y eut, établi une quantité suffisante de troupes pour veiller à sa sûreté, on fit conduire à Constantinople la femme de Soliman avec ses deux fils et tous les prisonniers de guerre : l’empereur les reçut avec clémence, les fit même traiter généreusement, et, peu de Jours abris, il leur rendit la liberté. On assure qu’il se détermina à les renvoyer ainsi dans l’intention de se réconcilier avec les Turcs, de les entretenir par ses bienfaits dans leur inimitié contre les nôtres, et de, plus afin que, s’il arrivait encore que nos armées missent le siège devant quelque autre ville, les habitants n’eussent aucune raison de ne pas se rendre également à l’empereur. La ville de Nicée fut prise l’an 1097 de notre Seigneur et le 20 du mois de juin.

Ce siège ainsi terminé, l’armée, d’après les ordres des princes, fit tous ses préparatifs de départ ; on reforma les bagages et elle se remit en route le 29 juin. Les troupes marchèrent toutes ensemble pendant deux jours, et le soir du second jour elles arrivèrent auprès d’un pont et dressèrent leur camp pour profiter du voisinage de l’eau. Le lendemain matin elles se remirent en route avant le point du jour ; il faisait encore assez obscur ; elles passèrent le pont, et, soit hasard, soit intention, les princes se séparèrent les uns des autres, chacun restant à la tête des siens. Boémond, le comte de Normandie, Étienne, comte de Blois, Tancrède et Hugues comte de Saint-Paul, ayant pris à gauche et marchant ensemble toute cette journée, arrivèrent le soir dans la vallée dite de Gorgone : vers les neuf heures ils dressèrent leur camp sur les bords d’une rivière rapide, au milieu de bons pâturages. Ils y passèrent la nuit fort tranquillement, n’étant cependant pas exempts d’inquiétude, et ayant eu soin de placer des sentinelles en cercle autour de leur camp. Les autres, pendant ce temps, avaient pris à droite en sortant du pont et suivi leur route tolite la journée ; le soir ils arrivèrent à une distance de deux milles tout au plus du camp des autres princes, et firent dresser leurs tentes dans de belles prairies, ayant aussi des eaux à leur disposition.

Soliman cependant, irrité de l’échec qu’il avait reçu et animé de plus en plus au souvenir de cette belle ville, de sa femme et de ses enfants que les nôtres lai avaient fait perdre en même temps, aspirait avec ardeur à la vengeance et cherchait les moyens de tendre des embûches à notre armée. Il avait rassemblé de nouveaux essaims de soldats, s’était mis à la poursuite de cette partie de notre armée qui s’était dirigée vers la gauche et la suivait à marches à peu près égales ; les éclaireurs dont il se servait lui rendaient compte fréquemment de l’état de nos troupes, et il épiait impatiemment une occasion favorable pour les attaquer avec avantage. Dés qu’il apprit que les corps s’étaient divisés et qu’il marchait sur celui qui paraissait le moins considérable, il jugea le moment propice et descendit des montagnes suivi de l’immense multitude des siens. L’aurore annonçait à peine le lever prochain du soleil, les ombres de la nuit se retiraient devant le premier crépuscule, lorsque tout à coup ceux de nos gens qui avaient été placés en sentinelles pour reconnaître au besoin les embuscades de l’ennemi et donner l’éveil à nos troupes, voient arriver des soldats, et faisant retentir les airs du son des clairons, se rallient en toute hâte au corps d’armée et annoncent l’approche des Turcs. Le bruit des clairons, les cris des hérauts retentissent bientôt dans tout le camp, les légions courent aux armes, et les chevaliers se préparent pour le combat. C’était le matin du 1er juillet. Tout le peuple se range en ordre de bataille, les quinquagénaires et les centurions se mettent chacun à la tête de leurs cohortes, les chefs se placent aux ailes des bataillons d’infanterie ; afin de pouvoir marcher sans obstacle au combat, on place de côté, à une certaine distance, les bagages et les équipes, la multitude invalide des vieillards, des femmes, des faibles, et pour les mettre en sûreté on les entoure d’un rempart de chariots. En même temps on expédie des exprès la portion de l’armée dont on s’était imprudemment séparé, pour lui donner avis du danger et l’inviter à opérer sa jonction en toute hâte. Toutes choses ainsi bien disposées et selon les règles de l’art militaire dans le camp de Boémond, vers la deuxième heure du jour, Soliman arrive traînant à sa suite ses innombrables bataillons de Trucs, et, ce qu’il y avait de plus étonnant aux yeux des nôtres dans cette multitude de gens armés qui s’élevait, à ce qu’on dit, à plus de deux cent mille hommes, on n’en voyait pas un qui ne fût à cheval. Quant aux nôtres, ainsi que, je l’ai déjà dit, leurs légions étaient composées pêle-mêle de fantassins et de cavaliers.

A l’approche de l’armée turque, il s’éleva un si grand bruit, qu’on ne pouvait plus, dans le camp des nôtres, entendre aucune voix. Le cliquetis des armes, le fracas des chevaux, le retentissement des trompettes, le son horrible du tambour, enfin les hurlements redoublés de ces guerriers qui semblaient s’élever jusqu’aux cieux, répandirent une vive terreur parmi nos légions, dont les soldats, pour la plupart, étalent fort peu accoutumés à un pareil spectacle. Les escadrons des Turcs, se précipitant aussitôt sur notre armée, lancèrent une si grande quantité de traits qu’on aurait dit une grêle tombant du milieu des airs ; à peine une première nuée était-elle tombée en décrivant un arc de cercle, qu’elle était suivie d’une seconde non moins épaisse ; et cens : clin n’avaient pas té atteints d’abord, ne pouvaient guère éviter de l’être un moment après. Ce genre de combat était complètements ignoré de nos soldats ; ils pouvaient d’autant moins le soutenir avec égalité, qu’ils n’en avaient aucune habitude, et qu’à tout montent ils voyaient tomber leurs chevaux salis pouvoir se défendre ; eux-mêmes, frappés à l’improviste de blessures souvent mortelles, auxquelles il leur était impossible d’échapper, cherchaient à repousser leurs ennemis en se précipitant sur eux, et les frappant du glaive et de la lance. Mais ceux-ci, incapables, à leur tour, de supporter cette sorte d’attaque, ne manquaient pas de se séparer aussitôt pour éviter le premier choc, et, ne trouvant plus personne devant eux, trompés dans leur attente, nos soldats étaient contraints de se replier sur leur corps d’armée. Tandis qu’ils se retiraient ainsi saris avoir réussi dans leur tentative, les Turcs se ralliaient promptement, et recommençaient à lancer leurs flèches qui tombaient dans nos rangs comme la pluie, et ne laissaient presque personne sans blessure mortelle. Nos hommes résistaient autant qu’il leur était possible, protégés par leurs casques, leurs cuirasses et leurs boucliers ; mais leurs chevaux et le malheureux peuple qui n’avait pas d’armes défensives étaient frappés indistinctement, et tombaient de tous côtés. Il périt dans ce combat environ deux mille hommes, tant fantassins que cavaliers, parmi lesquels on cite lin leurre homme de belle espérance, Guillaume, fils du marquis et frère de Tancrède, qui fut percé d’une flèche en combattant vaillamment au milieu des siens, et Robert de Paris, homme fort dans le maniement des armes, qui périt de la même mort. Tancrède lui-même, se précipitant comme la foudre dans les rangs ennemis, prodigue de sa vie, et oubliant sa haute condition, fut arraché à la mort par Boémond, qui l’entraîna à sa suite malgré lui et presque de vive force. Cependant les essaims ennemis se renforçaient à tout moment, et nos troupes succombaient à leurs maux. Les premiers, suspendant leurs arcs à leurs épaules et saisissant le glaive, serrent nos soldats de près. Bientôt les rangs sont rompus, nos légions prennent la fuite, et se retirent du côté de leurs bagages ; espérant trouver un refuge dans l’épaisseur des roseaux, elles se réunissent, et se cachent en arrière du rempart que forment les chariots et tous les équipages.

Tandis que l’armée des fidèles était ainsi éprouvée, et que Boémond lui-même avait épuisé toutes ses forces, on voit arriver les illustres et puissants seigneurs, le duc Godefroi, le comte Raymond, Hugues-le-Grand, Baudouin et Eustache, frères du duc, et d’autres princes dévoués à Dieu, conduisant à leur suite une armée de quarante mille cavaliers bien cuirassés, qu’ils avaient détachés de leur camp pour arriver plus promptement au secours de leurs frères, laissant derrière eux les essaims nombreux de leur infanterie, ainsi que les bagages de toute espèce. Dès qu’ils sont arrivés auprès du seigneur Boémond, tous ceux qui semblaient prias de succomber retrouvent à la fois leur courage et leurs forces, et retournent au combat. Ardents à venger les affronts qu’ils viennent de recevoir et à faire payer cher leur première défaite, ils se précipitent avec vigueur sur l’ennemi, le pressent vivement de leur glaive, et renversent de toutes parts ceux qui naguères leur inspiraient un sentiment d’horreur, comme s’ils eussent été d’une nature supérieure, et qui maintenant semblent aussi ne pouvoir plus résister. En même temps l’évêque du Puy et tous ceux qui sont consacrés au même ministère, excitent le peuple, exhortent les princes à ne pas se décourager, mais plutôt, se confiant à la victoire qui doit leur être accordée par le ciel même, à venger dans le sang le sang de leurs frères morts et à ne pas souffrir que les ennemis de la foi et du nom du Christ se glorifient plus longtemps du massacre des fidèles. Par ces paroles et d’autres semblables, les hommes de Dieu animaient le peuple au combat, et faisaient tous leurs efforts pour inspirer à l’armée un nouveau courage, une nouvelle vigueur : aussi les nôtres, se précipitant avec plus de violence que de coutume et serrant de près les escadrons ennemis, parviennent enfin à rompre leurs rangs, et les mettent en fuite en en faisant un horrible massacre. Les fuyards sont poursuivis vivement, et chassas à trois ou quatre milles du lien même où ils avaient établi leur camp, au milieu d’une riche vallée ; les nôtres, marchant sur leurs traces avec ardeur, profitent de leur confusion, les font succomber sous leurs coups, les dispersent de tous côtés, et après en avoir tué un grand nombre, ils reprennent aussi ceux de leurs fières qu’on avait faits d’abord prisonniers, et les ramènent au camp de leurs ennemis. Ils y trouvèrent d’immenses amas d’or et d’argent, et une grande quantité de vivres de toute espèce, du gros et du menu bétail, des troupeaux d’ânes, de bêtes clé somme, et des chameaux tels qu’ils n’en avaient jamais vus, beaucoup de chevaux, des pavillons et des tentes de diverses couleurs et de formes inconnues. Chargés des plus riches dépouilles et d’un immense butin, ils enlèvent tous ces trésors, poussent devant eux tout ce qu’ils ont pris, et rentrent enfin dans leur camp. On dit qu’en ce jour il périt parmi les ennemis environ trois mille hommes tous puissants et illustres, et tenant un rang considérable au milieu des leurs. De notre côté on perdit quatre mille personnes du peuple et des classes inférieures de l’un et de l’autre sexe, et les récits de nos pères affirment que parmi les hommes plus distingués, il n’en périt que deux dans cette journée. On combattit depuis la seconde jusqu’à la huitième heure du jour avec des chances variées, le premier jour de juillet, mais toujours, de notre côté, avec des forces extrêmement inégales, et fort inférieures à celles de l’ennemi. Ceux que Soliman avait conduits au combat formaient, à ce qu’on assure, une armée de plus de cent cinquante mille hommes, en ne comptant même que les cavaliers armés. Parmi ceux des nôtres, au contraire, qui assistèrent et prirent part à cette rude affaire[7], il n’y eut jamais au-delà de cinquante mille cavaliers tout au plus.

Après avoir obtenu du ciel cette victoire, et afin de donner quelque repos aux blessés pour aider à leur guérison, on rappela toutes les armées, et elles demeurèrent pendant trois jours dans un pays agréable, couvert de riches p tarages : les malades se guérirent ; on s’occupa aussi des chevaux avec sollicitude, et l’on vécut dans une grande abondance de vivres, en con - sommant tout ce que les ennemis avaient traîné à leur suite et abandonné cri fuyant.. 1Vos princes les plus considérables se conduisirent très bien dans cette périlleuse rencontre : parmi les hommes clé moyenne distinction, quelques-uns, tels que Baudouin da Bourg, Thomas de Feii, Rainaud de Beauvais, Galon de Calmon, Gaston de Béarn, Gérard de Chérisi, s’acquirent une éternelle gloire. A partir de ce jour, il fut décidé, de l’avis unanime du conseil, due, dès que tous les corps de troupes seraient réunis, ils ne se sépareraient plus, et marcheraient toujours ensemble, de manière là pouvoir mettre toujours en commun et leurs malheurs et leurs prospérités.

Après cette halte de trois jours si nécessaire au repos (les hommes et des chevaux, les trompettes donnèrent de nouveau le signal du départ, et tous se préparèrent à se remettre en route. Après avoir traversé toute la Bithynie, ils entrèrent dans la Pisidie. Là, comme ils cherchaient à prendre un chemin raccourci, ils arrivèrent par hasard dans un pays brûlant et dépourvu d’eau, où une chaleur immodérée, telle que la font quelquefois les ardeurs du mois de juillet, et surtout les souffrances d’une soif importune, accablèrent et fatiguèrent l’armée à un tel excès que le peuple était près de succomber à ses maux, et qu’il périt, à ce qu’on assure, en cette seule journée plus clé cinq cents personnes des deux sexes, victimes d’une soif dévorante ou îles ardeurs du soleil. On dit qu’il arriva en ce même jour un fait tel que l’histoire n’en fournit aucun autre exemple : des fermes grosses, abattues par l’excès de la soif ou de la chaleur, accouchèrent avant le terme que la nature leur avait assigné dans l’horrible anxiété qui les possédait, elles jetaient au milieu du camp des enfant vivants, quelques-uns morts, d’autres encore sur le point d’expirer. Celles que de tendres sentiments dominaient avec plus d’empire, serrant dans leurs bras leurs nouveau-nés, se roulaient sur la route, et oubliant la pudeur de leur sexe, se laissaient voir à nu, ne songeant plus qu’au besoin d’échapper à la souffrance et aux périls qui les menaçaient. Les hommes mêmes ne tiraient guère aucun avantage de leur force naturelle : épuisés de sueurs et de fatigues, la bouche et les narines ouvertes pour aspirer le moindre souffle d’air, dans leur ardeur à se défendre des tourments importuns de la soif, ils cherchaient, ils attendaient en vain quelque soulagement à leur poitrine desséchée. Cette déplorable calamité s’étendait encore au-delà des hommes : les bêtes de somme chargées de leurs bagages et les autres animaux de toute espèce refusaient tout service, brûlés qu’ils étaient intérieurement, comme s’ils avaient perdu tout usage des conduits ordinaires de la respiration ; les oiseaux délicats, les faucons et les autres oiseaux de chasse qui réjouissent la noblesse lorsqu’ils s’élancent sur leur proie, objets d’une vaine sollicitude, tombaient de fatigue dans les mains des seigneurs, et rendaient bientôt leur dernier souffle de vie ; les chiens de chasse, doués d’un odorat exquis, délices de leurs maîtres, abandonnaient ceux qu’ils avaient coutume de suivre si fidèlement, et haletants, dévorés d’une soif ardente, ils couraient et périssaient çà et la sur les routes ; enfin, ce qui était plus dangereux encore due tout le reste, les chevaux, ces fidèles compagnons de bataille, en qui leurs maîtres avaient placé toute leur confiance pour le soin de leur propre salut, qui naguère encore, hennissant et frappant la terre du pied, témoignaient leur noble audace, accablés maintenant par l’excès de la soif et de la chaleur, succombaient misérablement comme de viles bêtes de somme.

Au milieu de tant et de si cruelles souffrances, le Père de miséricorde, le Dieu clé toute consolation, secourut enfin les malheureux : on trouva un fleuve si ardemment désiré et si longtemps cherché vainement. Dès qu’ils arrivent sur les bords, tous, poussés par la violence du besoin, se précipitent à l’envi dans les eaux, et voyant leurs vœux accomplis, se livrent sans mesure à un excès contraire ; ils rencontrent bientôt un plus gave péril : un grand nombre de ceux qui avaient échappé au danger de la soif, ne mettant désormais aucun frein à leur avidité, comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, trouvèrent, au milieu même de cette abondance des eaux, la mort dont on les eût pu croire délivrés, et il en arriva tout autant à une grande quantité d’animaux. Enfin, arrachés par le secours de la Providence à de si grands périls, ils arrivèrent dans une contrée assez abondante et fertile, que des ruisseaux, de belles forêts et de riches pâturages embellissaient encore, et ils dressèrent leur camp au milieu des prairies, auprès d’Antiochette, qui, comme on sait, est la métropole de la Pisidie.

Dès qu’ils y furent arrivés, quelques-uns des princes se séparèrent volontairement de l’armée, et emmenèrent avec eux les troupes qu’ils avaient conduites. Le premier de tous fut le seigneur Baudouin, fière du duc, qui fut suivi de Pierre, comte de Stenay, de Renaud, comte de Toul, de son frère Baudouin du Bourg, de Guillebert de Monclar, de sept cents cavaliers et de quelques compagnies d’infanterie. Après lui, le seigneur Tancrède partit aussi, emmenant Richard, prince de Salerne, Robert de Hanse, quelques autres nobles, cinq cents cavaliers, et, de plus, quelques fantassins. Tous ces guerriers avaient un seul et même but dans leur expédition : ils voulaient aller sonder les routes, reconnaître les contrées environnantes, tenter d’abord la fortune a eux seuls, pour pouvoir ensuite venir rendre compte, aux princes qui les avaient envoyés à la découverte, des diverses choses qu’ils auraient vues, et des événements qui leur seraient survenus, selon les temps et les lieus divers, afin que l’armée pût marcher avec plus de sûreté, et sans courir de graves dangers. Lorsqu’ils sortirent de leur camp, ils suivirent d’abord la voie royale, traversèrent deux villes voisines l’une de l’autre, Iconium[8] et Héraclée, et prirent ensuite ù droite, dirigeant rapidement leur marche vers les rivages de la mer.

Le duc cependant et les autres princes qui étaient restés au camp, séduits par la beauté des lieux qu ils habitaient, et par le voisinage des forêts, voulant se donner quelques délassements agréables à la suite de tant de fatigues, et se distraire un peu des soucis rongeurs dont ils étaient habituellement préoccupés, s’enfoncèrent à l’envi dans l’épaisseur des bois pour y chercher les plaisirs de la chasse. Là, prenant différents sentiers, suivant la variété des désirs qui les entraînaient, ils rencontrèrent aussi des aventures diverses. Entre autres circonstances, le duc, étant entré aussi dans les bols pour faire de l’exercice et pour se distraire, rencontra par hasard un ours d’une énorme taille et d’un horrible aspect. Cet animal poursuivait avec férocité un pauvre pèlerin qui transportait une charge de bois mort, et qui, fuyant à toutes jambes, remplissant la forêt de ses cris et de ses invocations pour obtenir du secours, avait grand-peine à échapper à la rage de son ennemi. Le duc se présenta en ce moment, et comme il était plein d’une bonté compatissante pour tous ses frères, il s’élance avec ardeur pour porter secours au malheureux fuyard. La bête, en voyant devant elle le duc armé de son épée et la serrant de près, abandonne celui qu’elle poursuivait d’abord, pour marcher à un ennemi plus vigoureux, et l’attaquer de ses dents et de ses ongles. Bientôt le cheval que montait le duc est blessé dangereusement ; le duc met pied à terre, et continue à se battre avec son épée. L’ours, ouvrant alors sa large gueule, et poussant un horrible grognement, méprisant le glaive et tous les efforts de son adversaire, cherche à s’avancer sur lui. Le duc, le repoussant de son épée à mesure qu’il s’approche, redouble d’ardeur, et recueille toutes ses forces pour tâcher de lui enfoncer son arme dans le corps. Mais l’animal évite le glaive ; il s’élance sur le duc, le saisit, le serre fortement dans ses bras, et cherche ensuite à le jeter par terre pour pouvoir le tenir sous ses pieds, et le déchirer plus facilement des dents et des ongles. Le guerrier cependant, tenant toujours son glaive en main, déploie en ce moment toute la vigueur de son corps. de la gauche, il étreint avec force l’animal ; de la droite, il le perce de son épée, l’enfonce jusqu’à la garde, et lui donné le coup de mort au milieu même de la lutte. Mais blessé, et surtout très grièvement à la jambe, il obtient une victoire trop chèrement achetée. Fatigué de sa blessure, affaibli de la grande quantité de sang ; qu’il avait perdue, il se couche sur la terre, et fait de vains efforts pour se relever. Cependant le pauvre malheureux qui avait dû son salut à son arrivée, avait raconté son aventure dans le camp. Aussitôt tout le peuple accourt au heu où le vigoureux athlète, le chef des armées, était, disait-on, étendu sur le sol, couvert de blessures. Ou arrive, on le dépose sur un brancard, au milieu des gémissements et des larmes de tous les assistants ; les princes le font transporter au camp, et les chirurgiens déploient aussitôt tous les efforts clé leur art et de leur zèle pour lui administrer les remèdes les plis convenables, et hâter les progrès de sa guérison.,

Dans le même temps, un autre homme illustre et magnifique, le comte de Toulouse, Raymond, frappé d’une maladie grave, était également transporté sur une litière ; il en vint même à ce point qu’on le déposa sur la terre comme s’il allait mourir et qu’il lui restât à peine un souffle de vie. Le vénérable Guillaume, évêque d’Orange, vint auprès de lui et célébra même les offices dus aux âmes des fidèles, comme s’il était déjà mort. Les nombreuses légions de ces illustres guerriers, se voyant sur le point d’être pour toujours privées de leur sage direction, désespéraient presque de l’accomplissement de leur entreprise et de leur vœu ; et pleins d’inquiétude en les voyant dans cette malheureuse situation, tous, animés d’un seul esprit, versaient d’abondantes larmes, et suppliaient le Seigneur de leur rendre la vie et la santé. Pendant la célébration des saints offices, on faisait aussi des prières pour la conservation de tous ceux qui appartenaient à cette égalise pèlerine. Le Dieu de toute clémence accueillit avec bonté les vœux et les supplications de son peuple, et, dans sa miséricorde, il secourut les chefs malades, et leur envoya enfin une heureuse convalescence.

L’armée traversa donc la Pisidie, et, étant entrée dans la Lycaonie, elle arriva à Iconium, métropole de ce pays. La ville était déserte, et l’armée eut à souffrir beaucoup du manque de subsistances. Lorsque les Turcs, en effet, apprenaient l’arrivée de nos troupes, ils n’osaient sur aucun point entreprendre de leur résister. Ils dépouillaient leurs villes, dévastaient tout le pays environnant, et se réfugiaient avec leurs femmes, leurs enfants, leur gros et menu bétail et toutes leurs provisions, dans des montagnes inaccessibles, espérant par cette conduite que nos soldats, pour échapper à cette disette absolue, se hâteraient de quitter leur pays. Ils ne se trompaient pas en effet dans leur calcul : nos armées, fuyant le plus promptement possible des pays abandonnés, Où elles ne trouvaient pas même les premiers aliments, se hâtaient de poursuivre leur route. Elles traversèrent Héraclée[9] et arrivèrent ensuite à Marésie[10], où elles dressèrent leur camp, et s’arrêtèrent pendant trois jours. Là, la femme du seigneur Baudouin, frère dit duc, que son mari avait recommandée en partant à ceux avec qui il la laissait, succomba à la suite d’une longue et douloureuse maladie, et s’endormit d’une bonne mort dans le sein du Seigneur. C’était une dame noble, anglaise d’origine, et recommandable par sa conduite et ses mœurs. Elle se nommait Gutuère. Ses frères la firent ensevelir dans le même lieu avec les honneurs convenables.

Pendant ce temps, le seigneur Tancrède, homme digne d’éloges en tout point, ayant suivi des routes plus raccourcies, arriva le premier en Cilicie, et mit aussitôt le siége devant la ville de Tarse, métropole de cette province, avec tous ceux qui l’avaient accompagné dans son expédition. La Cilicie est l’une des provinces de l’Orient, et, selon le témoignage des anciens, nous appelons Orient tout le diocèse d’Antioche. La Cilicie est bornée à l’orient par la Cœlésyrie, à l’occident par l’Isaurie, au nord par la chaîne du mont Taurus, au midi par la ruer de Chypre ou mer Égée. Elle a deux métropoles, Tarse, patrie : et résidence natale du docteur des nations, qui est la ville dont nous faisons mention en ce moment, et Anavarze[11]. Chacune de ces deux métropoles a ses villes suffragantes, ce qui fait que l’on dit plus habituellement les deux Cilicies, la première et la seconde. On dit que Tarse fut fondée par Tarsès, second fils de Japhan, fils de Japhet, troisième fils de Noé, suivant les traditions anciennes ; et l’on en donne pour preuve son nom qu’elle reçut, dit-on, de son fondateur. Solin cependant n’est pas de cet avis ; il dit dans le quarante-troisième chapitre de son ouvrage, De Memorabilibus, La Cilicie a Tarse pour capitale de ses autres villes ; elle fut fondée par Persée, noble fils de Danaé. Tarse est coupée en deux portions par le fleuve Cydnus, que les uns disent se précipiter du mont Taurus, et que d’autres affirment être une branche de l’Hydaspe. Quant à la question de la fondation de cette ville, il est possible que l’une et l’autre de ces assertions soient exactes, que Tarses l’ait d’abord fondée, et que plus tard elle ait été réparée ou fort augmentée par Persée.

Tancrède, après avoir passé quelques jours devant Tarse avec ses troupes, persévérant dans son entreprise, obtint enfin des habitants, tant par menaces que par de bonnes paroles, qu’ils consentissent à laisser arborer sa bannière sur la tour la plus élevée de la ville, en témoignage de leur intention de se rendre prochainement, et sous la condition en même temps que, jusqu’à l’arrivée du seigneur Boémond et d’une armée plus considérable, il ne les attaquerait ni ne les forcerait à quitter leurs domiciles et leurs héritages : à ce prix ils s’engagèrent à livrer leur ville sans aucune difficulté dès que Boémond serait arrivé, et Tancrède trouva bonnes et accepta leurs propositions.

Cette ville, comme le reste du pays, était principalement habitée par des chrétiens arméniens et grecs ; mais le petit nombre de ceux qui n’étaient lias chrétiens se trouvant en possession exclusive du droit de milice et dé la défense des points fortifiés, tenaient tout le peuple des fidèles sous une dure oppression ; il leur était interdit de combattre, mais ils pouvaient faire le commerce et s’adonnaient à l’agriculture.

Cependant le seigneur Baudouin, frère du duc, après avoir suivi des chemins détournés avec tous ceux qui l’accompagnaient, et souffert dé grandes privations par le manque de subsistances, arriva enfile sur le sommet d’une montagne, à la suite de plusieurs marches et contremarches. Du haut de cette élévation il voyait toute la Cilicie et l’œil découvrait toutes les villes de ce pays jusqu’à la mer. Lorsqu’il se fut assuré qu’il y avait un camp dans les environs de Tarse, croyant qu’il appartenait à des ennemis, il commença à éprouver quelque inquiétude ; voulant cependant connaître par qui le pays était peuplé et quels étaient ceux qui se trouvaient dans ce camp qu’il voyait de loin, il descendit dans la plaine avec toute sa troupe et s’avança avec son courage accoutumé. Tancrède, de son côté, ayant reçu les, mêmes avis par les sentinelles qu’il avait placées sur les points les plus élevés et redoutant les embûches de l’ennemi, rassemble tous les siens et leur fait prendre les armes. Croyant marcher contre des étrangers qui veulent tenter de porter secours à la ville, il court audacieusement à leur rencontre ; se confiant au Seigneur et faisant déployer ses bannières, il s’avance, animant par ses paroles le courage de ses soldats. A mesure qu’ils s’avançaient chacun de son côté et qu’ils se voyaient de plus près, ils reconnaissent enfin qu’ils n’ont point en face d’armes ennemies, et, se rapprochant alors avec plus de confiance, ils se précipitent dans les bras les uns des autres, se réjouissent et se félicitent à l’envi dans d’agréables conversations, et, réunissant enfin leurs bataillons, ils reprennent le chemin de la ville pour en continuer le siège. Tancrède reçut ses nouveaux hôtes dans son camp avec beaucoup d’affabilité et de tendresse, il leur fit donner du gros et du menu bétail qu’il avait rassemblé dans tous les environs, et cette nuit fut célébrée par de bons festins.

Le lendemain le seigneur Baudouin et ceux qui l’avaient suivi, voyant la bannière de Tancrède flotter sur la plus haute tour de la ville, agités des tourments de l’envie, s’indignèrent qu’en présence d’un corps de troupes plus fort et plus nombreux, Tancrède osât faire arborer ses étendards sur la ville. Ils oublièrent en ce moment la tendre union que les deux chefs avaient contractée, marchant longtemps ensemble, comme deux frères, n’ayant qu’un même esprit et s’étant promis l’un à Vautre de vivre à jamais dans les liens d’une douce paix. Le seigneur Tancrède, qui était naturellement modéré et désirait apaiser ses compagnons dans leur colère, soutint que ce qui s’était passé à l’occasion de sa bannière, n’était nullement une injure à ses associés, puisque avant l’arrivée de leur troupe et avant même qu’il pût espérer de la voir venir, il avait obtenu ces conditions des habitants de la ville par la seule autorité de sa présence. Baudouin cependant, cédant aux suggestions de ses compagnons qui firent tous les efforts possibles pour l’entraîner, ne tenant aucun compte de la justice des motifs qu’on lui présentait, et se livrant à ses propres pensées plus qu’il n’aurait dû le faire, irrita Tancrède par un langage plein de violence, et se montra si arrogant que des deux côtés on fut sur le point de courir aux armes et d’engager un sanglant combat. En même temps Baudouin appela quelques uns des citoyens de la ville et leur déclara hautement et d’un ton menaçant que, s’ils n’enlevaient la bannière de Tancrède et ne mettaient la sienne à la place, en dépit des promesses qui leur avaient été faites Pour garantir leur sécurité, il saurait bien exterminer la ville et les faubourgs et tout le pays aux environs. Les habitants, voyant que les troupes commandes par Baudouin étaient beaucoup plus nombreuses et plus redoutables, renouvelèrent leur traité aux conditions qu’ils avaient auparavant accordées à Tancrède, enlevèrent la bannière de celui-ci et lui substituèrent celle de Baudouin. Tancrède, blessé d’un tel affront, en conçut une vive indignation ; cependant, cédant à de plus sages conseils, et opposant une pieuse longanimité aux mouvements agités de son âme, craignant enfin qu’il ne s’élevât dans les rangs même des fidèles une dissension pleine de périls, il leva aussitôt son camp et se transporta vers une ville voisine, nommée Adana[12] : il ne lui fut point permis d’y entrer. Cette ville était tombée art pouvoir d’un nommée Guelfe, Bourguignon de naissance, qui, s’étant séparé de la grande armée, avait entraîné à sa suite une foule de pèlerins ; le hasard les avait conduits devant cette place, et, après en avoir expulsé les troupes turques, ils s’en étaient emparés de vive force. Dès que Tancrède eut appris qu’elle avait été occupée, avec l’aide de Dieu, par des gens de l’expédition, il se hâta d’envoyer des députés au chef qui commandait dans la place pour lui demander la faculté de faire acheter des vivres et le supplier de lui accorder l’hospitalité et de faire ouvrir les portes de la ville pour lui et pour ses compagnons. Les députés furent accueillis favorablement et on leur fit fournir en abondance tous les approvisionnement nécessaires, tant pour les soldats que pour les chevaux, en partie gratis et en partie à des prix convenus, car Guelfe avait trouvé dans cette ville une grande quantité d’or et d’argent, du gros et du menu bétail, des grains, du vin, de l’huile, et toutes sortes de choses utiles. Le lendemain, dès le point du jour, Tancrède traversa la ville avec toute son escorte, et, suivant la voie royale, il hâta sa marche et arriva à Mamistra[13]. Cette ville est l’une des plus belles de la province ; ses tours, ses murailles et sa nombreuse population 1a rendent remarquable parmi les autres ; elle est en outre dans une position riante, entourée de champs fertiles et sur un sol excellent. Tancrède fit dresser son camp tout près de cette plane, et après quelques jours d’un siégé opiniâtre, pendant lequel il livra de fréquents assauts, il s’en empara avec l’aide du Seigneur, fit mettre à mort tous les infidèles qu’il y trouva et s’y établit de vive force. Puis, ayant recueilli d’immenses richesses et une grande quantité d’aliments de toutes sortes, il les fit distribuer à sa troupe, mesurant ses largesses sur le mérite et les services de chacun de ceux qui en faisaient partie et enrichissant tous ses soldats. Ils trouvèrent dans cette agréable abondance une compensation aux privations qu’ils avaient eu à endurer ; les chevaux et les bêtes de somme eurent aussi à profusion tout ce qui leur était nécessaire, et tous reprirent leurs forces dans les douceurs du repos et par l’effet d’une bonne nourriture.

Cependant, après le départ de Tancrède, Baudouin, demeuré sous les murs de Tarse, adressa de fréquentes sommations aux habitants, et, joignant les menaces aux avertissements, il leur ordonna de lui ouvrir les portes et de lui accorder l’entrée de la ville pour lui et ses troupes ; car il pensait qu’il était indigne de lui d’attendre dans l’oisiveté l’arrivée de toute l’armée et de demeurer jusque-là sans occupation utile. Les habitants de Tarse, se souvenant que Tancrède ii avait pu résister à Baudouin, et craignant qu’il n’attaquât la place et ne réussit à s’en emparer, s’ils différaient d’obtempérer à ses sommations, faisant de nécessité vertu, et peu confiants en leurs propres forces, lui ouvrirent leurs portes et lui permirent d’entrer avec tous ceux qu’il avait à sa suite. Ils lui assignèrent deux tours qu’il dut occuper en attendant, et tout le reste de sa troupe fut lobé indistinctement dans la ville, dans les maisons des fidèles qui y habitaient. Les Turcs, qui continuèrent à gouverner, se réservèrent la possession des autres tours. Quoiqu’ils fussent plus nombreux et occupassent tranquillement la plupart des points fortifiés de la place, comme ils se méfiaient beaucoup du voisinage de leurs nouveaux hôtes, et n’avaient aucun espoir de secours, ils attendaient avec impatience une occasion favorable de sortir en secret de la ville avec leurs femmes, leurs enfants et toutes leurs provisions. U arriva cette même nuit que trois cents hommes détachés de l’expédition de Boémond, et marchant sur les traces de Tancrède, se présentèrent sous les murs de Tarse, et ne purent obtenir la permission d’y entrer, par suite des ordres que donna Baudouin. Fatigués d’une longue marche, privés de toutes les choses nécessaires à la vie, ils demandaient avec les plus vives instances l’hospitalité ; et la faculté d’acheter des vivres. Bans la place, tous les hommes d’une condition inférieure, pleins de compassion pour les maux de leurs frères, joignaient leurs supplications à celles qui venaient du dehors ; mais ils ne purent rien obtenir, et l’on persista à leur refuser l’entrée, parce qu’on élisait qu’ils étaient de l’expédition de Boémond, et qu’ils marchaient au secours de Tancrède. Cependant le peuple chrétien enferme dans la ville, et qui n’était pas dénué des sentiments d’une tendre fraternité, ne pouvant sortir, se porta sur les murailles et envoya aux arrivants du pain qu’on descendit dans des corbeilles avec des cordes et plusieurs outres de vin, afin qu’ils eussent du moins de quoi se nourrir et passer la nuit au lieu où ils s’étaient rendus. Ils firent donc leur établissement auprès de la porte de la ville, aussi bien qu’il leur fut possible, et se reposèrent, puisqu’ils ne pouvaient obtenir de meilleurs gîtes. Cette même nuit, lorsque ceux des nôtres qui étaient dans la place, aussi bien que ceux qui demeuraient en dehors, se furent livrés au sommeil, jouissant d’ici calme profond à l’aide d’un silence trompeur, les Turcs et tous les autres infidèles qui habitaient aussi dans la ville ouvrent tout doucement les portes, et sortent sans faire le moindre bruit, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves des cieux sexes et toutes leurs provisions, Ils ne pouvaient s’accommoder du voisinage des gens qu’ils avaient reçus ; cette cohabitation les tenait dans un état continuel de méfiance ; ils avaient la faculté de sortir, puisqu’ils disposaient entièrement d’une ou cieux des portes ; mais afin de ne laisser à leurs ennemis qu’une victoire ensanglantée, ayant fait marcher en avant tous leurs bagages et toutes leurs provisions, à la porte même de la ville ils massacrèrent presque tous les chrétiens qu’ils y trouvèrent accablés sous le poids du sommeil.

Le lendemain, au moment où le jour commençait à paraître, ceux des nôtres qui habitaient dans la ville, la trouvèrent déserte en se réveillant ; étonnés de cette fuite de leurs ennemis, opérée si clandestinement, ils parcourent les remparts et toutes les avenues, cherchant de tous côtés pour reconnaître quelque trace de leur passage ; et tandis qu’ils examinent ainsi et regardent partout, ils découvrent le déplorable événement qui a signalé le départ des turcs et le massacre des serviteurs du Christ. Saisis de consternation et de douleur, les fidèles se répandent en longs gémissements. Bientôt ils se séparent les uns des autres ; les gens de la classe inférieure prennent les armes contre Baudouin et les hommes plus considérables, leur imputant la mort de tous leurs frères, puisqu’ils ont refusé à ces compagnons de voyage les faveurs de l’hospitalité, qu’il est juste d’accorder généreusement à tous les indigents. Se livrant à sa première impulsion, le peuple, dans un sentiment de juste indignation, se précipite sur ses chefs, et si ceux-ci ne s’étaient réfugiés promptement dans les tours supérieures, il eût sans cloute compensé le massacre qui s’était fait à la porte de la ville, par la mort d’un nombre à peu près égal de ses principaux officiers. Enfin Baudouin, voyant que le rassemblement grossissait, et que là division excitée dans le principe par de justes motifs, devenait plus sérieuse de moment en moment, chercha avec anxiété les moyens les plus convenables pour apaiser le tumulte et s’excuser auprès du peuple. Il obtint un moment de répit, demanda qu’on fit silence, et s’appuyant sur ses armes, tandis que les groupes des gens de pied s’étaient un peu calmés, il commença par chercher à se justifier, se déclara complètement innocent des malheurs survenus, et protesta avec force qu’en refusant aux arrivants l’entrée de la ville, il n’avait eu d’autre intention que celle de tenir la parole qu’il avait donnée aux habitants de n’admettre aucun étranger jusqu’à l’arrivée du duc. En même temps, et grâce à l’intervention de quelques-uns des nobles qui cherchèrent à ramener les esprits par des paroles flatteuses, bien nécessaires en un pareil moment et en un tel lieu, les soldats commencèrent à se calmer, et le menu peuple même en vint à une conciliation.

Le tumulte complètements apaisé, les troupes demeurèrent quelques jours à Tarse, jouissant de la plus parfaite tranquillité. On découvrit alors en mer une flotte qui était à peine à trois milles de la ville ; tous, fantassins et cavaliers, coururent aussitôt à sa rencontre, et se rendirent vers les bords de la mer. Parvenus sur le rivage, ils s’entretinrent avec les arrivants, et apprirent par leurs propres récits qu’ils appartenaient à la foi chrétienne. Interrogés sur leur patrie, ils répondirent qu’ils étaient de Flandre, de Hollande, et du pays des Frisons ; que, pendant huit années, ils avaient exercé la piraterie dans ces parages ; qu’enfin le cœur navré, et vivement repentants de leurs crimes, ils étaient partis pour Jérusalem, pour aller y faire leurs prières, et que leur navigation les avait conduits dans la mer où ils se trouvaient. Dits qu’on sut qu’ils étaient du nombre des fidèles, on les invita à entrer dans le port, on leur tendit la main, on leur donna le baiser de paix, et, après avoir mis la flotte en lieu de sûreté, on conduisit à Tarse les nouveaux débarqués. Ils avaient pour chef un homme, nommé Guinemer, natif du bourg de Boulogne, situé sur les terres du comte Eustache, père du duc Godefroi. Cet homme, lorsqu’il eut fait connaissance avec Baudouin, sachant que celui. ci était fils de son seigneur, quitta sa flotte et se disposa à aller à Jérusalem avec, Baudouin : il était excessivement riche, et avait gagné tous ces trésors dans le détestable métier qu’il pratiquait depuis longtemps ; il avait beaucoup de gens à son service, et, les engageant à l’accompagner, il se décida à suivre Baudouin avec eux. Après avoir choisi dans les deux troupes un corps de cinq cents hommes, suffisant pour garder la ville, tout le reste fit ses préparatifs de départ, et l’on se disposa à tenter de nouvelles aventures.

La troupe s’étant mise en route, et suivant toujours la voie royale, arriva à Mamistra, que peu auparavant Tancrède avait occupée de vive force, ainsi que je l’ai déjà dit. Comme les arrivants prévoyaient bien qu’ils ne seraient point reçus dans la ville, ils s’établirent sur un terrain vacant, situé à quelque distance. Tancrède apprenant duc Baudouin avait dressé son camp tout près de lui, irrité à l’excès, et se souvenant encore des affronts qu’il avait si injustement reçus, frémit en lui-même, et, entraîné par sa colère, il appelle aux armes toute sa troupe, et se dispose à tirer une vengeance éclatante de toutes les insultes qu’on lui a fait endurer. D’abord il envoie en avant quelques archers, avec ordre de percer de leurs flèches les chevaux dispersés çà et là dans les pâturages, ou de les ramener dans la ville ; lui-même, à la tête de cinq cents cavaliers bien cuirassés, se précipite dans le camp, et renverse tout ce qui se présente devant lui, avant que les soldats aient eu le temps de prendre les armes. Ceux-ci cependant parviennent à se remettre ; déjà ils sont prêts à résister ; le combat s’engage alors avec ardeur, des deux côtés on se presse vigoureusement ; les nouveaux adversaires ne se traitent plus que comme de cruels ennemis ; un grand nombre d’entre eux succombent, et l’on fait aussi dans chaque parti quelques prisonniers. Cependant la troupe de Tancrède, inférieure en nombre comme en forces, ne peut soutenir longtemps un combat trop inégal, et prend la fuite pour rentrer dans la place. Il y avait entre la ville et le camp occupé par Baudouin un fleuve sur lequel s’élevait un port fort étroit. Tandis que les soldats de Tancrède se précipitaient pour rentrer dans la ville, trouvant un obstacle dans ce passage trop resserré, beaucoup de fantassins et de cavaliers périrent dans cette mêlée, et les autres arrivèrent enfin au terme de leur course. La haine qui animait les deux partis était si ardente, que sans cloute ils eussent éprouvé des pertes plus considérables encore, si la nuit n’était venue séparer les combattants. Du côté de Tancrède cieux hommes nobles et illustres furent faits prisonniers, Richard de Salerne, son parent, et Robert de Hanse ; c’était principalement par leurs discours et leur instigation que Tancrède s’était élancé contre ses frères, pour chercher à venger ses injures. Sa troupe fit sur celle de Baudouin un prisonnier égaleraient noble et illustre, Guillebert de Montclar : l’absente de ces divers guerriers excita beaucoup de tumulte dans les deux camps, et l’on y crut d’abord qu’ils avaient succombé dans la bataille de la veille. Le lendemain matin, dès le soleil levant, les haines et l’indignation des deux partis s’étant un peu calmées, les uns et les autres se rappelèrent leur foi commune, et retrouvèrent de meilleurs sentiments, grâce à la miséricorde divine : ils s’envoyèrent mutuellement des députés pour se faire des propositions d’accommodement ; les prisonniers frirent rendus, et cette première satisfaction accordée, ils se réconcilièrent complètement et se donnèrent le baiser de paix.

De là le seigneur Baudouin, cédant à la demande expresse de ses compagnons, se remit en marche avec toute sa troupe, pour rejoindre la grande armée, qui était arrivée à Marésie, comme je l’ai déjà dit. Il avait appris les graves dangers auxquels son frère le dite n’avait échappé qu’avec peine, auprès d’Antioche de Pisidie, et plein de sollicitude pour sa santé, il désirait s’assurer le plus promptement possible de son état actuel. Tancrède ayant pris avec lui tous ceux que la flotte avait débarqués, et qui lui firent un renfort considérable, parcourut toute la Cilicie, attaquant, occupant, incendiant toutes les places qu’il rencontrait, et misant passer au fil de l’épée tous leurs habitants. Arrivé devant une ville, nommée Alexandrette, qui se défendit vigoureusement, il parvint cependant à s’en emparer, et termina ainsi la conquête de tout ce pays. Les satrapes, tant des Arméniens que des Turcs qui habitaient dans les montagnes, avant appris que Tancrède, en guerrier plein de force et accompagné d’une nombreuse armée, avait subjugué toute la province, craignant pour eux-mêmes qu’il ne pénétrât dans leurs montagnes, pour renverser leurs villes et réduire leur population en captivité, lui envoyèrent à l’envi des députations, cherchant à se concilier sa bienveillance et lui proposant des traités d’amitié ; pour réussir plus sûrement dans leurs desseins, ils lui envoyèrent en même temps de superbes et nombreux présents en or, en argent, en chevaux, en mulets, en ouvrages de soie, espérant par ces libéralités détourner la colère de ce prince redoutable. En effet, il prospérait toujours et réussissait dans toutes ses entreprises ; le Seigneur était avec lui et dirigeait toutes ses œuvres, comme celles d’un fidèle serviteur.

 

 

 



[1] En 325.

[2] En 787.

[3] Ou Iconoclastes.

[4] Schah.

[5] Alp-Arslan que, dans le livre 1er, Guillaume de Tyr a appelé Belpheth.

[6] Il l’appelle ailleurs Gui de Garlande.

[7] Elle porte le nom de bataille de Dorylée.

[8] Konich ou Caramanie.

[9] Aujourd’hui Erekli.

[10] Aujourd’hui Marash ; quelques géographes pensent que c’est l’ancienne Germanicie.

[11] Ou Anazarhe, la Cæsarea Ciliciæ de Pline, aujourd’hui Ainzerkh ou Aainzarjat.

[12] Adana, Adene ou Ædenæ, capitale du pachalik de ce nom, qui faisait partie, dans le moyen âge, du royaume de la petite Arménie ; on croit qu’elle fut bâtie sur le sol de l’ancienne Antiochia ad Sarum, fleuve qui porte aujourd’hui le nom de Seihan. Selon Abulféda, Haroua-el-Rashid fut le fondateur.

[13] Mopsueste, nommée Messissa par les Arabes, sur le fleuve du Gihan ou Dscheihan, le Piramus des Anciens, à trois lieues environ de la mer.