NICÉE, ville de Bithynie, fut d’abord l’un des sièges qui relevaient de Nicomédie, lorsque celle-ci était la seule métropole de tout ce pays. Elle fut plus tard affranchie de cette juridiction par l’empereur Constantin l’ancien, en témoignage de respect pour le premier Concile général qui s’y était assemblé[1]. Au temps en effet élu pape Silvestre, du vénérable Alexandre patriarche de Constantinople et de l’empereur Constantin, un saint synode, composé de trois cent dix-huit Pères, se réunit dans cette ville pour combattre les impiétés d’Arius et de ses sectateurs ; et après avoir condamné la pernicieuse corruption de sa doctrine et proclamé la vérité d’après les témoignages des saints, ce synode donna à l’Église universelle de Dieu un formulaire de foi, exact et pur. Dans la suite, sous le règne de l’empereur Constantin, fils très pieux d’Irène, tandis qu’Adrien était pontife de Rome et le vénérable Tharasius patriarche de Constantinople, un nouveau synode général, qui fut le septième[2], se réunit encore à Nicée contre les Iconomaches[3], c’est-à-dire ceux qui combattaient les saintes images, et le synode rendit contre ces perfides hérétiques une sentence de condamnation bien méritée, telle qu’il convenait à l’Église orthodoxe de la prononcer. La ville est située au milieu d’une plaine, dans une position extrêmement favorable : elle est à peu de distance des montagnes qui l’enveloppent presque de tous côtés ; la campagne est riche, le sol fertile et les vastes forêts qui l’avoisinent offrent encore de nombreux avantages. Un lac spacieux en longueur et en largeur, situé à côté même de la ville, s’étend de là vers l’Occident : il facilite les abords de Nicée à diverses contrées voisines, et sert en morne temps de rempart à la ville, dont les murs sont baignés par ses eaux, lorsque le vent les soulève avec force. Les autres côtés de la place étaient garnis de murailles, précédées de fossés toujours remplis d’eaux provenant de diverses sources et de petites rivières, et qui pouvaient opposer de grands obstacles à ceux qui entreprendraient de faire un siège. La ville contenait en outre une population nombreuse et guerrière ; d’épaisses murailles, des tours élevées, serrées très près les unes des autres et liées par des ouvrages très forts, en faisaient une place renommée pour sa solidité. Nos troupes, lorsqu’elles y arrivèrent, admirèrent à la fois la beauté des fortifications et la bonne construction de tous les travaux d’art. Cette ville, le pays qui l’entourait et toutes les provinces adjacentes étaient alors sous la domination d’un très puissant satrape des Turcs, nommé Soliman, surnommé Sa[4], ce qui veut dire roi dans la langue des Perses, homme habile et plein de valeur. Ayant été informé de la marche de nos troupes et en ayant conçu de vives inquiétudes, il était parti pour l’Orient longtemps avant leur arrivée, allant solliciter chez les princes de ces contrées des secteurs pour résister aux bandes envahissantes des fidèles. A force d’instances et de prières, souvent aussi en employant l’argent pour enrôler, à était parvenu à lever une immense multitude de Turcs, tant dans la Perse que dans toutes les provinces voisines, et les avait conduits à sa suite, dans l’espoir de se servir d’eux utilement pour garantir la ville de Nicée et toute la contrée environnante des dangers qui les menaçaient. Peu d’années auparavant, au temps où régnait à Constantinople l’empereur Romain, qui fût surnommé Diogène, et qui était le troisième empereur avant Alexis, l’oncle paternel de Soliman, nommé Belfetoth[5], principal soudan des Perses, s’était emparé à main armée de toutes les provinces qui s’étendent depuis l’Hellespont jusques en Syrie, sur un espace de trente journées de marche en ce sens, et de la même étendue en partant de notre mer Méditerranée et en remontant vers le Nord : il avait laissé la plus grande partie de ces provinces à son neveu Soliman. Celui-ci les possédait donc et exerçait le droit de propriété sur tout le pays qui s’étend depuis Tarse de Cilicie jusqu’à l’Hellespont : à la vue même de Constantinople il avait des délégués qui prélevaient des droits sur les passants et qui imposaient des tributs au profit de leur maître. Lui-même occupant les montagnes voisines, avec les forces qu’il avait levées et rassemblées à grands frais, se trouvait placé tout au plus à dix milles de distance de nos troupes, et cherchait une occasion favorable pour se précipiter sur elles et sauver son pays et sa capitale de ce péril imminent. Aussitôt que nos armées furent arrivées à Nicée, elles se
hâtèrent de l’assiéger, avant même que les bataillons fussent bien organisés
et que l’on eût pu établir régulièrement les camps de divers corps. Ceux qui
étaient rendus sur les lieux choisissaient pour eux un emplacement
convenable, marquaient le local qu’ils destinaient aux nouveaux arrivants, et
s’appliquaient sur toute chose à interdire aux citoyens l’entrée et la sortie
de Les hommes chargés de ce message longèrent les rives du
lac, cherchant un lieu propice pour débarquer. Tandis qu’ils s’avançaient
pour entrer par le point le plus facile, l’un d’eux fut arrêté et pris par
nos soldats qui s’étaient précipités sur lui, l’autre fut tué d’un coup d’épée
au milieu de ce tumulte. Le prisonnier fut conduit sain et sauf en présence
des princes ; les menaces et la crainte lui arrachèrent une confession
complète ; on lui fit déclarer tout ce qu’il savait, qui il était et de
quelle part il venait à Soliman ayant fait marcher en avant un premier corps qui
comptait environ dix -mille cavaliers, ce corps se dirigea vers la porte du Depuis ce moment, et tant que dura le siège, Soliman, non plus qu’aucun des princes infidèles, n’osa plus tenter une pareille entreprise. Tous les princes Chrétiens se conduisirent parfaitement dans cette affaire. Parmi eux, le seigneur Tancrède, Gautier de Garlande[6], porte-mets du roi des Francs, Gui de Porsessa et Roger de Barneville acquirent la plus grande gloire. Afin de répandre la terreur parmi les ennemis, les nôtres ordonnèrent que l’on se servit de machines. Pour jeter dans la place un grand nombre de têtes de ceux qu’on avait tués ; de plus, ils en envoyèrent mille à l’empereur, ainsi que quelques prisonniers, et en reçurent de grands témoignages de satisfaction. L’empereur leur fit expédier avec beaucoup de générosité une grande quantité d’argent et toutes sortes d’ouvrages en soie, pour récompenser les princes et les chefs des armées, et il ordonna qu’on leur envoyât sans aucun délai et en abondance tous les approvisionnements nécessaires à leur subsistance, ainsi que toutes les denrées que l’on pouvait désirer. Nos princes jugèrent convenable, pour l’accomplissement de
leurs desseins, d’envelopper la ville de tous côtés, et de prendre chacun de
bonnes positions, afin clé harceler de toutes parts les assiégés, et de les
forcer plus promptement à se rendre. A cet effet, ils tinrent un conseil,
divisèrent en portions égales la circonférence qu’il fallait occuper, et
assignèrent une certaine étendue de terrain à chaque chef. Leduc et ses deux
frères se placèrent du côté de l’orient avec leurs légions ; Boémond,
Tancrède et les autres princes qui les avaient suivis, et dont j’ai déjà dit
les noms, occupèrent avec leur armée le nord de Tandis qu’ils y veillaient avec beaucoup d’ardeur, et pendant sept semaines consécutives, ils livrèrent de fréquents assauts, et combattirent vaillamment. Un jour qu’on était occupé, comme à l’ordinaire, à se battre, deux hommes nobles, puissants et forts à la guerre, le seigneur Baudouin, surnommé Calderon, et un autre Baudouin de Gand, périrent misérablement, au moment où ils combattaient avec courage, l’un d’eux frappa d’une pierre, l’autre d’une flèche. Plus tard, l’armée ayant livré un nouvel assaut à la suite d’un conseil des princes, Guillaume, comte du Forez, et Galon de l’île, emportés trop avant par leur ardeur guerrière, succombèrent également percés de flèches. Gui de Porsessa, homme noble, du royaume des Francs, tomba dangereusement malade, et mourut peu après. Le peuple de Dieu, consterné de la mort de ces guerriers, les ensevelit avec soin, et leur rendit les honneurs funèbres avec des sentiments de piété et d’amour, tels qu’ils sont dus aux hommes nobles et illustres. Uri autre jour, tandis que les princes, à l’envi, dirigeaient leurs machines contre les fortifications, et s’efforçaient par tous les moyens possibles d’ébranler les murailles pour s’ouvrir des passages, fuyant tout repos et tout lâche passe-temps, comme il convient à des hommes vaillants, le comte Hermann et Henri de flache, hommes nobles et illustres, de l’empire des Teutons, firent appliquer contre une muraille une machine assez ingénieusement construite, en y employant les bras vigoureux et le courage de leurs serviteurs et de leurs domestiques. Cette machine était faite de poutres de chêne liées les unes aux autres par de fortes cloisons, et telle que vingt cavaliers vigoureux qui y furent enfermés pour qu’ils eussent à travailler à la sape contre les murailles, paraissaient devoir s’y maintenir en toute sûreté, à l’abri des traits et des projectiles de toute espèce, même des plus grosses roches. Elle fut donc appliquée, comme je l’ai dit, contre les remparts. Les assiégés qui les occupaient, pleins d’ardeur pour la défense de leur ville, l’attaquèrent et lancèrent une telle quantité de grosses pierres, qu’elle fut bientôt complètements détruite, et-les constructions d’assemblage ayant été brisées, elle écrasa, en se précipitant, tous ceux qui s’y étaient renfermés. Le peuple entier partagea la douleur de ces deux nobles qui avaient employé plusieurs jours et fait beaucoup de dépenses pour ce travail, devenu si promptement inutile ; le sort déplorable des hommes valeureux qui avaient succombé en même temps, fut un sujet de douleur publique. L’espoir d’obtenir enfin la victoire était cependant un
motif de consolation qu’on ne manquait pas de se proposer réciproquement,
avec d’autant plus de confiance que nul ne doutait qu’une meilleure vie
serait donnée en partage à ceux qui, dans un événement de cette nature,
auraient perdu la leur pour l’amour du Christ : on pensait en effet, avec
justice, qu’en périssant de cette manière, ils succombaient comme des
martyrs. Aussi, méprisant la mort, et ne comptant pour rien la vie présente,
tous s’exposaient aux plus grands périls, avec d’autant plus de confiance qu’ils
étaient plus animés des espérances de Cependant le lac voisin de la ville opposait toujours de grands obstacles aux travaux de nos troupes, et leur enlevait une grande partie de leur efficacité, car il offrait aux assiégés des ressources et des secours de toute espèce. La navigation était libre, et leur fournissait en grande abondance les vivres et les aliments qu’ils pouvaient désirer ; les bestiaux qu’on leur amenait en grand nombre étaient introduits par ce moyen dans la ville, sous les yeux mêmes de nos soldats, et sans qu’il leur fût possible de l’empêcher. Les princes agréables à Dieu se réunirent en conseil pour délibérer spécialement sur cet objet, et chercher les moyens Ies plus convenables pour remédier à ce mal ; ils résolurent enfin d’un commun accord d’envoyer sur les bords de la mer la plus grande partie du peuple et quelques légions de cavalerie à la suite, afin de faire transporter jusqu’au lac des navires que l’on chargerait, soit entiers, soit démontés en plusieurs pièces, et qu’on traînerait sur des chariots ou de grosses voitures, ou bien encore par tout autre procédé moins difficile, car il devenait évident que, si l’on ne prenait ce parti, tous les efforts, toutes les dépenses, toutes les fatigues possibles demeureraient absolument sans résultat. Ceux qui reçurent l’ordre de partir pour cette expédition, arrivèrent sur les bords de lamer, et, grâce à la miséricorde divine qui guidait leur marche et secondait leurs efforts, ils y trouvèrent des bâtiments de moyenne dimension. On obtint facilement de l’empereur la permission de les retirer de la mer, et on les mit à sec sur le rivage ; puis, ayant attaché les uns à la suite des autres trois ou quatre chariots, selon que l’exigeait la longueur des bâtiments, on posa ceux-ci par-dessus, et dans l’espace d’une nuit on les traîna jusqu’au lac, à une distance de sept milles et plus, en y employant le secours des câbles et les efforts multipliés des hommes et des chevaux. Parmi ces navires, il y en avait quelques-uns d’assez forts, puisqu’ils pouvaient contenir depuis cinquante jusqu’à cent combattants. Lorsqu’ils furent arrivés, et qu’on les eut nais à flot sur le lac, l’armée chrétienne éprouva des transports de joie inexprimables ; tous les chefs accoururent sur les bords du lac, et firent venir aussitôt des rameurs habiles dans l’art dei la navigation ; puis on fit monter sur les bâtiments des hommes pleins de force dans l’exercice des armes, et recommandables par leur courage, et l’on se livra en toute assurance à l’espoir qu’avec l’aide de lieu la ville tomberait bientôt au pouvoir des assiégeants. Les ennemis, pendant ce temps, voyant sur le lac des bâtiments en plus grand nombre que de coutume, furent fort étonnés, et se demandèrent d’abord si c’était un convoi d’approvisionnements venant leur apporter des secours, ou si les nôtres faisaient quelques nouvelles dispositions. Lorsqu’ils apprirent que nos soldats étaient allés chercher ces bâtiments sur la mer, et les avaient transportés par un chemin de terre avec de grandes fatigues, pour les lancer de là sur le lac, ils admirèrent l’Habileté et la force qui avaient conçu et exécuté une entreprise aussi extraordinaire. Dés que la flotte eut été lancée sur le lac, et qu’elle
put fermer aux assiégés ce moyen de communication, on fit proclamer dans
toute l’armée que toutes les légions, chacune sous les ordres des chefs qui
les commandaient, eussent à s’armer pour attaquer la ville avec une nouvelle
vigueur, et pour presser les assiégés encore plus vivement qu’on ne l’avait
fait jusqu’à ce jour. Chacun des princes animant son armée, et conduisant ses
soldats au combat, on livra un nouvel assaut, beaucoup plus vigoureux que
tous les précédents. On fit aussi manœuvrer les machines avec une plus grande
activité ; les unes étaient employées à frapper contre les murailles pour les
attaquer par la base, les autres à lancer d’énormes pierres contre les
remparts pour parvenir à les abattre. Du côté du Parmi ceux qui occupaient les hauteurs des remparts, et résistaient aux assaillants, était un homme plus méchant que les autres, remarquable entre tous par sa taille et sa force, et dont les flèches faisaient beaucoup de ravage dans les rangs de nos soldats. Fier d’un succès qu’il conservait depuis longtemps, il ne cessait de se répandre en reproches et en insultes contre les nôtres, les appelant des lâches et leur imputant une honteuse timidité. Cet homme exerçait ses odieuses fureurs du côté de la place que le duc était chargé d’attaquer avec toutes ses légions : l’illustre Godefroi ne pouvant supporter plus longtemps ses offenses, saisit une fronde, cherche une place convenable, lance sa pierre, atteint l’ennemi et le renverse privé de vie ; juste retour de tous les maux qu’il avait faits aux nôtres. Cet événement remplit d’épouvante ceux qui se trouvaient avec l’archer sur les remparts, et dont son exemple encourageait la résistance : ils cessèrent de combattre avec la même ardeur, et peu à peu leurs traits et leurs insultes se succédèrent avec moins d’activité. Sur tous les autres points, cependant, les assiégés ignorant
ce fait, continuaient de se défendre avec la plus grande vigueur ; du haut de
leurs tours et de leurs remparts, ils combattaient avec un zèle infatigable,
et employaient toutes leurs forces pour répandre la mort et le carnage parmi
les assiégeants ; ils lançaient sur nos machines de la poix résine, de l’huile,
du lard, des torches enflammées, et toutes les matières propres à entretenir
l’incendie, et les détruisaient ainsi en grande partie, partout où l’on ne
prenait pas les plus grands soins pour les mettre à l’abri de leurs
atteintes. Pendant ce temps, ceux qui du côté du Au moment où ils y avaient à peu près renoncé, un noble
chevalier, homme fort et intrépide, appartenant à l’armée du comte de
Normandie, et voulant encourager ses compagnons par son exemple, s’avance revêtu
de sa cuirasse et de son casque, et couvert de son bouclier, franchit le
fossé, marche sans crainte à la muraille, dans l’intention de renverser les
nouvelles constructions en pierres que les assiégés avaient élevées pendant
la nuit, et d’ouvrir une seconde fois la brèche que l’on avait faite Cependant les chefs des légions du Seigneur se réunissent
pour se concerter, selon la loi qu’ils s’étaient imposée d’un commun accord,
et voyant que leur entreprise ne faisait aucun progrès, et que l’armée épuisait
inutilement en de longues fatigues, ils délibèrent entre eux, s’interrogent
les uns les autres, et se demandent quel serait le parti le plus salutaire au
milieu de si grandes difficultés. Tandis qu’ils s’entretiennent ainsi, livrés
aux plus vives inquiétudes, un, homme, Lombard de naissance, s’avance vers
les princes : il a reconnu que tous les travaux, tous les artifices des
ouvriers sont constamment déjoués, que toutes les fatigues que l’armée
supporte demeurent sans résultat, et il s’annonce comme habile à fabriquer
des machines ; il déclare que, si l’on vexa lui fournir sur les fonds publics
les sommes nécessaires à la construction de ses ouvrages, ainsi que tous les matériaux
dont il aura besoin, sous peu de jours et avec l’aide du Seigneur, il
renversera la tour, sans qu’il en coûte la vie à un seul homme, et qu’il
pratiquera par ce moyen une large brèche, accessible à tous ceux qui voudront
entrer. En conséquence, on lui fournit sur les fonds publics des sommes
suffisantes, on lui assigne un salaire honorable en récompense de ses travaux,
on met à sa disposition les matériaux qu’il a demandés, et il construit sa
machine avec un art merveilleux, et de telle sorite que ceux qui y seront
enfermés pourront en dépit de l’ennemi, et sans courir eux-mêmes aucun
danger, la conduire et l’appliquer contre les murailles, et cachés dans l’intérieur,
travailler sans crainte à saper les murs. L’expérience ne tarda pas à
démontrer le succès de son entreprise ; ayant disposé et armé sa machine
ainsi qu’il l’entendait, il prit avec lui des hommes forts et bien cuirassés,
munis d’armes, d’instruments de fer, et de tout ce qui était nécessaire pour
travailler à la sape ; tous s’y enfermèrent ensemble. Aidé de ses ouvriers, l’inventeur
conduisit d’abord sa machine dans les fossés, et les ayant franchis, il l’appliqua
contre les remparts avec autant de facilité que d’adresse. Les assiégés
cependant, agissant avec leur activité accoutumée, lançaient d’immenses blocs
et des combustibles de toutes sortes, qui ne pouvaient se fixer, et
glissaient sans cesse sur le faite escarpé, et sur les pentes inclinées de la
machine ; ils commencèrent à désespérer du succès, et admirèrent en même
temps la force de l’instrument et l’habileté du constructeur, qui résistaient
à tous leurs efforts. Les hommes cachés sous ce rempart mobile, à l’abri de
toutes les attaques de leurs ennemis, travaillaient sans relâche et avec la
plus grande ardeur à démolir la muraille, afin de pouvoir renverser La femme de Soliman qui, jusque-là, avait supporté avec courage les malheurs du siège, effrayée de la chute de la tour, fit préparer des navires et sortit de la ville en secret avec ses domestiques et ses esclaves, dans l’intention de chercher un refuge en des lieux plus tranquilles. Mais les nôtres, qui occupaient le lac, chargés d’intercepter toute communication avec les assiégés, veillant fidèlement à leur mission et épiant tous les passages, découvrirent bientôt les fugitifs, s’emparèrent de leurs bâtiments, conduisirent en présence êtes princes leur captive, suivie de ses cieux fils encore en bas âge, et les princes donnèrent ordre aussitôt qu’elle fût étroitement gardée, ainsi que tous les autres prisonniers. Cependant les assiégés consternés, en voyant la brèche par
laquelle leurs ennemis s’étaient enfin ouvert un passage, et en apprenant la captivité
d’une femme si illustre, désespérant de pouvoir se défendre désormais,
envoyèrent des députés à nos princes et firent demander une trêve pour traiter
de la reddition de Cependant ceux de leurs frères que Soliman avait réduits
en captivité lorsqu’il détruisit l’armée de Pierre l’ermite au camp de
Civitot, et tous ceux que les habitants de Nicée avaient pris pendant le
siége, furent rendus à la liberté et notre armée les reçut tous avant de
vouloir entendre à aucune proposition de traité pour la reddition de L’empereur, rempli de joie en recevant ces nouvelles, fit partir aussitôt, avec des forces considérables, ceux d’entre ses domestiques dont la fidélité et le talent lui inspiraient le plus de confiance ; il les chargea de recevoir et de fortifier la ville en son nom, de retenir également tous les prisonniers, toutes les matières d’or et d’argent, enfin tous les objets et bagage s qu’ils trouveraient, et en même temps il envoya à chacun des princes de riches présents, cherchant à gagner leurs bonnes grâces par les lettres qu’il leur écrivit et par les instructions qu’il donna à ses députés pour leur être transmises de vive voix, leur faisant rendre mille actions de grâces en reconnaissance d’un si grand service et de l’accroissement que l’Empire venait de recevoir par leurs succès. Cependant le peuple pèlerin et tous les simples guerriers qui, durant tout le cours du siège, avaient travaillé avec d’autant plus d’ardeur qu’ils espéraient s’enrichir des dépouilles des citoyens captifs et se dédommager des dépenses et des pertes énormes qu’ils avaient faites, en recueillant tout ce qui serait trouvé dans l’enceinte de la ville, voyant qu’on ne leur accordait point des récompenses proportionnées à leurs fatigues, et que l’empereur s’attribuait, au profit de son fisc, lotit ce qui devait leur revenir en vertu des traités, se montrèrent fort irrités de ces procédés, au point qu’ils parurent se repentir d’avoir prodigué à cette entreprise tant de fatigues et d’argent, puisque, selon eux, ils n’en retiraient aucun avantage. Les princes affirmaient aussi que l’empereur avait Méchamment méconnu la teneur même de leurs conventions. On disait que, dans la clause des traités qu’ils avaient conclus avec ce souverain, il y avait un article qui stipulait expressément que, s’il arrivait que l’on a prît, avec l’aide de Dieu, quelqu’une des villes qui avaient appartenu auparavant à l’Empire sur toute la longueur de la route jusqu’en Syrie, la ville serait rendue à l’empereur avec tout le territoire adjacent, u et que le butin, les dépouilles et enfin tous les objets quelconques qu’on y trouverait, seraient cédés sans discussion aux Croisés en récompense de leurs « travaux et en indemnité de toutes leurs dépenses. Quoiqu’il eût été assez facile et très profitable aux nôtres de chasser de la ville les serviteurs de l’empereur et de les renvoyer à leur maître les mains vides, quoiqu’ils eussent été tout à fait fondés à le faire, car il est injuste de garder la foi à ceux qui cherchent à agir contre le texte de leurs traités, cependant, ayant toujours devant les yeux la crainte du Seigneur et se hâtant d’accomplir de plus grandes choses, les chefs résolurent d’un commun accord de dissimuler leur ressentiment et s’appliquèrent à calmer leur peuple irrité, cherchant à l’adoucir par de bons conseils et l’encourageant il poursuivre sans retard le but de son entreprise. Les Grecs cependant qui avaient reçu leur mission de l’empereur entrèrent dans la ville, reçurent les armes des citoyens, conclurent le traite ; de reddition, et, marchant ensuite vers le camp des assiégeants, ils se présentèrent devant nos princes, les supplièrent de l’aire grâce de la vie aux assiégés et leur annoncèrent qu’ils avaient rétabli leur ville sous l’autorité de leur maître et leurs personnes sous sa protection. Dès que la ville eut été occupée et qu’on y eut, établi
une quantité suffisante de troupes pour veiller à sa sûreté, on fit conduire
à Constantinople la femme de Soliman avec ses deux fils et tous les
prisonniers de guerre : l’empereur les reçut avec clémence, les fit même
traiter généreusement, et, peu de Jours abris, il leur rendit Ce siège ainsi terminé, l’armée, d’après les ordres des princes, fit tous ses préparatifs de départ ; on reforma les bagages et elle se remit en route le 29 juin. Les troupes marchèrent toutes ensemble pendant deux jours, et le soir du second jour elles arrivèrent auprès d’un pont et dressèrent leur camp pour profiter du voisinage de l’eau. Le lendemain matin elles se remirent en route avant le point du jour ; il faisait encore assez obscur ; elles passèrent le pont, et, soit hasard, soit intention, les princes se séparèrent les uns des autres, chacun restant à la tête des siens. Boémond, le comte de Normandie, Étienne, comte de Blois, Tancrède et Hugues comte de Saint-Paul, ayant pris à gauche et marchant ensemble toute cette journée, arrivèrent le soir dans la vallée dite de Gorgone : vers les neuf heures ils dressèrent leur camp sur les bords d’une rivière rapide, au milieu de bons pâturages. Ils y passèrent la nuit fort tranquillement, n’étant cependant pas exempts d’inquiétude, et ayant eu soin de placer des sentinelles en cercle autour de leur camp. Les autres, pendant ce temps, avaient pris à droite en sortant du pont et suivi leur route tolite la journée ; le soir ils arrivèrent à une distance de deux milles tout au plus du camp des autres princes, et firent dresser leurs tentes dans de belles prairies, ayant aussi des eaux à leur disposition. Soliman cependant, irrité de l’échec qu’il avait reçu et animé de plus en plus au souvenir de cette belle ville, de sa femme et de ses enfants que les nôtres lai avaient fait perdre en même temps, aspirait avec ardeur à la vengeance et cherchait les moyens de tendre des embûches à notre armée. Il avait rassemblé de nouveaux essaims de soldats, s’était mis à la poursuite de cette partie de notre armée qui s’était dirigée vers la gauche et la suivait à marches à peu près égales ; les éclaireurs dont il se servait lui rendaient compte fréquemment de l’état de nos troupes, et il épiait impatiemment une occasion favorable pour les attaquer avec avantage. Dés qu’il apprit que les corps s’étaient divisés et qu’il marchait sur celui qui paraissait le moins considérable, il jugea le moment propice et descendit des montagnes suivi de l’immense multitude des siens. L’aurore annonçait à peine le lever prochain du soleil, les ombres de la nuit se retiraient devant le premier crépuscule, lorsque tout à coup ceux de nos gens qui avaient été placés en sentinelles pour reconnaître au besoin les embuscades de l’ennemi et donner l’éveil à nos troupes, voient arriver des soldats, et faisant retentir les airs du son des clairons, se rallient en toute hâte au corps d’armée et annoncent l’approche des Turcs. Le bruit des clairons, les cris des hérauts retentissent bientôt dans tout le camp, les légions courent aux armes, et les chevaliers se préparent pour le combat. C’était le matin du 1er juillet. Tout le peuple se range en ordre de bataille, les quinquagénaires et les centurions se mettent chacun à la tête de leurs cohortes, les chefs se placent aux ailes des bataillons d’infanterie ; afin de pouvoir marcher sans obstacle au combat, on place de côté, à une certaine distance, les bagages et les équipes, la multitude invalide des vieillards, des femmes, des faibles, et pour les mettre en sûreté on les entoure d’un rempart de chariots. En même temps on expédie des exprès la portion de l’armée dont on s’était imprudemment séparé, pour lui donner avis du danger et l’inviter à opérer sa jonction en toute hâte. Toutes choses ainsi bien disposées et selon les règles de l’art militaire dans le camp de Boémond, vers la deuxième heure du jour, Soliman arrive traînant à sa suite ses innombrables bataillons de Trucs, et, ce qu’il y avait de plus étonnant aux yeux des nôtres dans cette multitude de gens armés qui s’élevait, à ce qu’on dit, à plus de deux cent mille hommes, on n’en voyait pas un qui ne fût à cheval. Quant aux nôtres, ainsi que, je l’ai déjà dit, leurs légions étaient composées pêle-mêle de fantassins et de cavaliers. A l’approche de l’armée turque, il s’éleva un si grand
bruit, qu’on ne pouvait plus, dans le camp des nôtres, entendre aucune voix.
Le cliquetis des armes, le fracas des chevaux, le retentissement des
trompettes, le son horrible du tambour, enfin les hurlements redoublés de ces
guerriers qui semblaient s’élever jusqu’aux cieux, répandirent une vive
terreur parmi nos légions, dont les soldats, pour la plupart, étalent fort
peu accoutumés à un pareil spectacle. Les escadrons des Turcs, se précipitant
aussitôt sur notre armée, lancèrent une si grande quantité de traits qu’on
aurait dit une grêle tombant du milieu des airs ; à peine une première nuée
était-elle tombée en décrivant un arc de cercle, qu’elle était suivie d’une
seconde non moins épaisse ; et cens : clin n’avaient pas té atteints d’abord,
ne pouvaient guère éviter de l’être un moment après. Ce genre de combat était
complètements ignoré de nos soldats ; ils pouvaient d’autant moins le
soutenir avec égalité, qu’ils n’en avaient aucune habitude, et qu’à tout
montent ils voyaient tomber leurs chevaux salis pouvoir se défendre ;
eux-mêmes, frappés à l’improviste de blessures souvent mortelles, auxquelles
il leur était impossible d’échapper, cherchaient à repousser leurs ennemis en
se précipitant sur eux, et les frappant du glaive et de Tandis que l’armée des fidèles était ainsi éprouvée, et que Boémond lui-même avait épuisé toutes ses forces, on voit arriver les illustres et puissants seigneurs, le duc Godefroi, le comte Raymond, Hugues-le-Grand, Baudouin et Eustache, frères du duc, et d’autres princes dévoués à Dieu, conduisant à leur suite une armée de quarante mille cavaliers bien cuirassés, qu’ils avaient détachés de leur camp pour arriver plus promptement au secours de leurs frères, laissant derrière eux les essaims nombreux de leur infanterie, ainsi que les bagages de toute espèce. Dès qu’ils sont arrivés auprès du seigneur Boémond, tous ceux qui semblaient prias de succomber retrouvent à la fois leur courage et leurs forces, et retournent au combat. Ardents à venger les affronts qu’ils viennent de recevoir et à faire payer cher leur première défaite, ils se précipitent avec vigueur sur l’ennemi, le pressent vivement de leur glaive, et renversent de toutes parts ceux qui naguères leur inspiraient un sentiment d’horreur, comme s’ils eussent été d’une nature supérieure, et qui maintenant semblent aussi ne pouvoir plus résister. En même temps l’évêque du Puy et tous ceux qui sont consacrés au même ministère, excitent le peuple, exhortent les princes à ne pas se décourager, mais plutôt, se confiant à la victoire qui doit leur être accordée par le ciel même, à venger dans le sang le sang de leurs frères morts et à ne pas souffrir que les ennemis de la foi et du nom du Christ se glorifient plus longtemps du massacre des fidèles. Par ces paroles et d’autres semblables, les hommes de Dieu animaient le peuple au combat, et faisaient tous leurs efforts pour inspirer à l’armée un nouveau courage, une nouvelle vigueur : aussi les nôtres, se précipitant avec plus de violence que de coutume et serrant de près les escadrons ennemis, parviennent enfin à rompre leurs rangs, et les mettent en fuite en en faisant un horrible massacre. Les fuyards sont poursuivis vivement, et chassas à trois ou quatre milles du lien même où ils avaient établi leur camp, au milieu d’une riche vallée ; les nôtres, marchant sur leurs traces avec ardeur, profitent de leur confusion, les font succomber sous leurs coups, les dispersent de tous côtés, et après en avoir tué un grand nombre, ils reprennent aussi ceux de leurs fières qu’on avait faits d’abord prisonniers, et les ramènent au camp de leurs ennemis. Ils y trouvèrent d’immenses amas d’or et d’argent, et une grande quantité de vivres de toute espèce, du gros et du menu bétail, des troupeaux d’ânes, de bêtes clé somme, et des chameaux tels qu’ils n’en avaient jamais vus, beaucoup de chevaux, des pavillons et des tentes de diverses couleurs et de formes inconnues. Chargés des plus riches dépouilles et d’un immense butin, ils enlèvent tous ces trésors, poussent devant eux tout ce qu’ils ont pris, et rentrent enfin dans leur camp. On dit qu’en ce jour il périt parmi les ennemis environ trois mille hommes tous puissants et illustres, et tenant un rang considérable au milieu des leurs. De notre côté on perdit quatre mille personnes du peuple et des classes inférieures de l’un et de l’autre sexe, et les récits de nos pères affirment que parmi les hommes plus distingués, il n’en périt que deux dans cette journée. On combattit depuis la seconde jusqu’à la huitième heure du jour avec des chances variées, le premier jour de juillet, mais toujours, de notre côté, avec des forces extrêmement inégales, et fort inférieures à celles de l’ennemi. Ceux que Soliman avait conduits au combat formaient, à ce qu’on assure, une armée de plus de cent cinquante mille hommes, en ne comptant même que les cavaliers armés. Parmi ceux des nôtres, au contraire, qui assistèrent et prirent part à cette rude affaire[7], il n’y eut jamais au-delà de cinquante mille cavaliers tout au plus. Après avoir obtenu du ciel cette victoire, et afin de donner quelque repos aux blessés pour aider à leur guérison, on rappela toutes les armées, et elles demeurèrent pendant trois jours dans un pays agréable, couvert de riches p tarages : les malades se guérirent ; on s’occupa aussi des chevaux avec sollicitude, et l’on vécut dans une grande abondance de vivres, en con - sommant tout ce que les ennemis avaient traîné à leur suite et abandonné cri fuyant.. 1Vos princes les plus considérables se conduisirent très bien dans cette périlleuse rencontre : parmi les hommes clé moyenne distinction, quelques-uns, tels que Baudouin da Bourg, Thomas de Feii, Rainaud de Beauvais, Galon de Calmon, Gaston de Béarn, Gérard de Chérisi, s’acquirent une éternelle gloire. A partir de ce jour, il fut décidé, de l’avis unanime du conseil, due, dès que tous les corps de troupes seraient réunis, ils ne se sépareraient plus, et marcheraient toujours ensemble, de manière là pouvoir mettre toujours en commun et leurs malheurs et leurs prospérités. Après cette halte de trois jours si nécessaire au repos
(les hommes et des chevaux, les trompettes donnèrent de nouveau le signal du
départ, et tous se préparèrent à se remettre en route. Après avoir traversé
toute la Bithynie, ils entrèrent dans Au milieu de tant et de si cruelles souffrances, le Père de miséricorde, le Dieu clé toute consolation, secourut enfin les malheureux : on trouva un fleuve si ardemment désiré et si longtemps cherché vainement. Dès qu’ils arrivent sur les bords, tous, poussés par la violence du besoin, se précipitent à l’envi dans les eaux, et voyant leurs vœux accomplis, se livrent sans mesure à un excès contraire ; ils rencontrent bientôt un plus gave péril : un grand nombre de ceux qui avaient échappé au danger de la soif, ne mettant désormais aucun frein à leur avidité, comme il n’arrive que trop souvent en pareil cas, trouvèrent, au milieu même de cette abondance des eaux, la mort dont on les eût pu croire délivrés, et il en arriva tout autant à une grande quantité d’animaux. Enfin, arrachés par le secours de la Providence à de si grands périls, ils arrivèrent dans une contrée assez abondante et fertile, que des ruisseaux, de belles forêts et de riches pâturages embellissaient encore, et ils dressèrent leur camp au milieu des prairies, auprès d’Antiochette, qui, comme on sait, est la métropole de la Pisidie. Dès qu’ils y furent arrivés, quelques-uns des princes se séparèrent volontairement de l’armée, et emmenèrent avec eux les troupes qu’ils avaient conduites. Le premier de tous fut le seigneur Baudouin, fière du duc, qui fut suivi de Pierre, comte de Stenay, de Renaud, comte de Toul, de son frère Baudouin du Bourg, de Guillebert de Monclar, de sept cents cavaliers et de quelques compagnies d’infanterie. Après lui, le seigneur Tancrède partit aussi, emmenant Richard, prince de Salerne, Robert de Hanse, quelques autres nobles, cinq cents cavaliers, et, de plus, quelques fantassins. Tous ces guerriers avaient un seul et même but dans leur expédition : ils voulaient aller sonder les routes, reconnaître les contrées environnantes, tenter d’abord la fortune a eux seuls, pour pouvoir ensuite venir rendre compte, aux princes qui les avaient envoyés à la découverte, des diverses choses qu’ils auraient vues, et des événements qui leur seraient survenus, selon les temps et les lieus divers, afin que l’armée pût marcher avec plus de sûreté, et sans courir de graves dangers. Lorsqu’ils sortirent de leur camp, ils suivirent d’abord la voie royale, traversèrent deux villes voisines l’une de l’autre, Iconium[8] et Héraclée, et prirent ensuite ù droite, dirigeant rapidement leur marche vers les rivages de la mer. Le duc cependant et les autres princes qui étaient restés
au camp, séduits par la beauté des lieux qu ils habitaient, et par le
voisinage des forêts, voulant se donner quelques délassements agréables à la
suite de tant de fatigues, et se distraire un peu des soucis rongeurs dont
ils étaient habituellement préoccupés, s’enfoncèrent à l’envi dans l’épaisseur
des bois pour y chercher les plaisirs de Dans le même temps, un autre homme illustre et magnifique,
le comte de Toulouse, Raymond, frappé d’une maladie grave, était également
transporté sur une litière ; il en vint même à ce point qu’on le déposa sur
la terre comme s’il allait mourir et qu’il lui restât à peine un souffle de
vie. Le vénérable Guillaume, évêque d’Orange, vint auprès de lui et célébra
même les offices dus aux âmes des fidèles, comme s’il était déjà mort. Les
nombreuses légions de ces illustres guerriers, se voyant sur le point d’être
pour toujours privées de leur sage direction, désespéraient presque de l’accomplissement
de leur entreprise et de leur vœu ; et pleins d’inquiétude en les voyant dans
cette malheureuse situation, tous, animés d’un seul esprit, versaient d’abondantes
larmes, et suppliaient le Seigneur de leur rendre la vie et L’armée traversa donc la Pisidie, et, étant entrée dans la Lycaonie, elle arriva à Iconium, métropole de ce pays. La ville était déserte, et l’armée eut à souffrir beaucoup du manque de subsistances. Lorsque les Turcs, en effet, apprenaient l’arrivée de nos troupes, ils n’osaient sur aucun point entreprendre de leur résister. Ils dépouillaient leurs villes, dévastaient tout le pays environnant, et se réfugiaient avec leurs femmes, leurs enfants, leur gros et menu bétail et toutes leurs provisions, dans des montagnes inaccessibles, espérant par cette conduite que nos soldats, pour échapper à cette disette absolue, se hâteraient de quitter leur pays. Ils ne se trompaient pas en effet dans leur calcul : nos armées, fuyant le plus promptement possible des pays abandonnés, Où elles ne trouvaient pas même les premiers aliments, se hâtaient de poursuivre leur route. Elles traversèrent Héraclée[9] et arrivèrent ensuite à Marésie[10], où elles dressèrent leur camp, et s’arrêtèrent pendant trois jours. Là, la femme du seigneur Baudouin, frère dit duc, que son mari avait recommandée en partant à ceux avec qui il la laissait, succomba à la suite d’une longue et douloureuse maladie, et s’endormit d’une bonne mort dans le sein du Seigneur. C’était une dame noble, anglaise d’origine, et recommandable par sa conduite et ses mœurs. Elle se nommait Gutuère. Ses frères la firent ensevelir dans le même lieu avec les honneurs convenables. Pendant ce temps, le seigneur Tancrède, homme digne d’éloges
en tout point, ayant suivi des routes plus raccourcies, arriva le premier en
Cilicie, et mit aussitôt le siége devant la ville de Tarse, métropole de
cette province, avec tous ceux qui l’avaient accompagné dans son expédition.
La Cilicie est l’une des provinces de l’Orient, et, selon le témoignage des anciens,
nous appelons Orient tout le diocèse d’Antioche. La Cilicie est bornée
à l’orient par la Cœlésyrie, à l’occident par l’Isaurie, au nord par la
chaîne du mont Taurus, au Tancrède, après avoir passé quelques jours devant Tarse avec ses troupes, persévérant dans son entreprise, obtint enfin des habitants, tant par menaces que par de bonnes paroles, qu’ils consentissent à laisser arborer sa bannière sur la tour la plus élevée de la ville, en témoignage de leur intention de se rendre prochainement, et sous la condition en même temps que, jusqu’à l’arrivée du seigneur Boémond et d’une armée plus considérable, il ne les attaquerait ni ne les forcerait à quitter leurs domiciles et leurs héritages : à ce prix ils s’engagèrent à livrer leur ville sans aucune difficulté dès que Boémond serait arrivé, et Tancrède trouva bonnes et accepta leurs propositions. Cette ville, comme le reste du pays, était principalement habitée par des chrétiens arméniens et grecs ; mais le petit nombre de ceux qui n’étaient lias chrétiens se trouvant en possession exclusive du droit de milice et dé la défense des points fortifiés, tenaient tout le peuple des fidèles sous une dure oppression ; il leur était interdit de combattre, mais ils pouvaient faire le commerce et s’adonnaient à l’agriculture. Cependant le seigneur Baudouin, frère du duc, après avoir
suivi des chemins détournés avec tous ceux qui l’accompagnaient, et souffert
dé grandes privations par le manque de subsistances, arriva enfile sur le
sommet d’une montagne, à la suite de plusieurs marches et contremarches. Du
haut de cette élévation il voyait toute la Cilicie et l’œil découvrait toutes
les villes de ce pays jusqu’à Le lendemain le seigneur Baudouin et ceux qui l’avaient
suivi, voyant la bannière de Tancrède flotter sur la plus haute tour de la
ville, agités des tourments de l’envie, s’indignèrent qu’en présence d’un
corps de troupes plus fort et plus nombreux, Tancrède osât faire arborer ses
étendards sur Cependant, après le départ de Tancrède, Baudouin, demeuré sous les murs de Tarse, adressa de fréquentes sommations aux habitants, et, joignant les menaces aux avertissements, il leur ordonna de lui ouvrir les portes et de lui accorder l’entrée de la ville pour lui et ses troupes ; car il pensait qu’il était indigne de lui d’attendre dans l’oisiveté l’arrivée de toute l’armée et de demeurer jusque-là sans occupation utile. Les habitants de Tarse, se souvenant que Tancrède ii avait pu résister à Baudouin, et craignant qu’il n’attaquât la place et ne réussit à s’en emparer, s’ils différaient d’obtempérer à ses sommations, faisant de nécessité vertu, et peu confiants en leurs propres forces, lui ouvrirent leurs portes et lui permirent d’entrer avec tous ceux qu’il avait à sa suite. Ils lui assignèrent deux tours qu’il dut occuper en attendant, et tout le reste de sa troupe fut lobé indistinctement dans la ville, dans les maisons des fidèles qui y habitaient. Les Turcs, qui continuèrent à gouverner, se réservèrent la possession des autres tours. Quoiqu’ils fussent plus nombreux et occupassent tranquillement la plupart des points fortifiés de la place, comme ils se méfiaient beaucoup du voisinage de leurs nouveaux hôtes, et n’avaient aucun espoir de secours, ils attendaient avec impatience une occasion favorable de sortir en secret de la ville avec leurs femmes, leurs enfants et toutes leurs provisions. U arriva cette même nuit que trois cents hommes détachés de l’expédition de Boémond, et marchant sur les traces de Tancrède, se présentèrent sous les murs de Tarse, et ne purent obtenir la permission d’y entrer, par suite des ordres que donna Baudouin. Fatigués d’une longue marche, privés de toutes les choses nécessaires à la vie, ils demandaient avec les plus vives instances l’hospitalité ; et la faculté d’acheter des vivres. Bans la place, tous les hommes d’une condition inférieure, pleins de compassion pour les maux de leurs frères, joignaient leurs supplications à celles qui venaient du dehors ; mais ils ne purent rien obtenir, et l’on persista à leur refuser l’entrée, parce qu’on élisait qu’ils étaient de l’expédition de Boémond, et qu’ils marchaient au secours de Tancrède. Cependant le peuple chrétien enferme dans la ville, et qui n’était pas dénué des sentiments d’une tendre fraternité, ne pouvant sortir, se porta sur les murailles et envoya aux arrivants du pain qu’on descendit dans des corbeilles avec des cordes et plusieurs outres de vin, afin qu’ils eussent du moins de quoi se nourrir et passer la nuit au lieu où ils s’étaient rendus. Ils firent donc leur établissement auprès de la porte de la ville, aussi bien qu’il leur fut possible, et se reposèrent, puisqu’ils ne pouvaient obtenir de meilleurs gîtes. Cette même nuit, lorsque ceux des nôtres qui étaient dans la place, aussi bien que ceux qui demeuraient en dehors, se furent livrés au sommeil, jouissant d’ici calme profond à l’aide d’un silence trompeur, les Turcs et tous les autres infidèles qui habitaient aussi dans la ville ouvrent tout doucement les portes, et sortent sans faire le moindre bruit, emmenant avec eux leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves des cieux sexes et toutes leurs provisions, Ils ne pouvaient s’accommoder du voisinage des gens qu’ils avaient reçus ; cette cohabitation les tenait dans un état continuel de méfiance ; ils avaient la faculté de sortir, puisqu’ils disposaient entièrement d’une ou cieux des portes ; mais afin de ne laisser à leurs ennemis qu’une victoire ensanglantée, ayant fait marcher en avant tous leurs bagages et toutes leurs provisions, à la porte même de la ville ils massacrèrent presque tous les chrétiens qu’ils y trouvèrent accablés sous le poids du sommeil. Le lendemain, au moment où le jour commençait à paraître, ceux des nôtres qui habitaient dans la ville, la trouvèrent déserte en se réveillant ; étonnés de cette fuite de leurs ennemis, opérée si clandestinement, ils parcourent les remparts et toutes les avenues, cherchant de tous côtés pour reconnaître quelque trace de leur passage ; et tandis qu’ils examinent ainsi et regardent partout, ils découvrent le déplorable événement qui a signalé le départ des turcs et le massacre des serviteurs du Christ. Saisis de consternation et de douleur, les fidèles se répandent en longs gémissements. Bientôt ils se séparent les uns des autres ; les gens de la classe inférieure prennent les armes contre Baudouin et les hommes plus considérables, leur imputant la mort de tous leurs frères, puisqu’ils ont refusé à ces compagnons de voyage les faveurs de l’hospitalité, qu’il est juste d’accorder généreusement à tous les indigents. Se livrant à sa première impulsion, le peuple, dans un sentiment de juste indignation, se précipite sur ses chefs, et si ceux-ci ne s’étaient réfugiés promptement dans les tours supérieures, il eût sans cloute compensé le massacre qui s’était fait à la porte de la ville, par la mort d’un nombre à peu près égal de ses principaux officiers. Enfin Baudouin, voyant que le rassemblement grossissait, et que là division excitée dans le principe par de justes motifs, devenait plus sérieuse de moment en moment, chercha avec anxiété les moyens les plus convenables pour apaiser le tumulte et s’excuser auprès du peuple. Il obtint un moment de répit, demanda qu’on fit silence, et s’appuyant sur ses armes, tandis que les groupes des gens de pied s’étaient un peu calmés, il commença par chercher à se justifier, se déclara complètement innocent des malheurs survenus, et protesta avec force qu’en refusant aux arrivants l’entrée de la ville, il n’avait eu d’autre intention que celle de tenir la parole qu’il avait donnée aux habitants de n’admettre aucun étranger jusqu’à l’arrivée du duc. En même temps, et grâce à l’intervention de quelques-uns des nobles qui cherchèrent à ramener les esprits par des paroles flatteuses, bien nécessaires en un pareil moment et en un tel lieu, les soldats commencèrent à se calmer, et le menu peuple même en vint à une conciliation. Le tumulte complètements apaisé, les troupes demeurèrent
quelques jours à Tarse, jouissant de la plus parfaite tranquillité. On
découvrit alors en mer une flotte qui était à peine à trois milles de la ville
; tous, fantassins et cavaliers, coururent aussitôt à sa rencontre, et se
rendirent vers les bords de La troupe s’étant mise en route, et suivant toujours la
voie royale, arriva à Mamistra, que peu auparavant Tancrède avait occupée de
vive force, ainsi que je l’ai déjà dit. Comme les arrivants prévoyaient bien
qu’ils ne seraient point reçus dans la ville, ils s’établirent sur un terrain
vacant, situé à quelque distance. Tancrède apprenant duc Baudouin avait
dressé son camp tout près de lui, irrité à l’excès, et se souvenant encore
des affronts qu’il avait si injustement reçus, frémit en lui-même, et,
entraîné par sa colère, il appelle aux armes toute sa troupe, et se dispose à
tirer une vengeance éclatante de toutes les insultes qu’on lui a fait
endurer. D’abord il envoie en avant quelques archers, avec ordre de percer de
leurs flèches les chevaux dispersés çà et là dans les pâturages, ou de les
ramener dans la ville ; lui-même, à la tête de cinq cents cavaliers bien
cuirassés, se précipite dans le camp, et renverse tout ce qui se présente
devant lui, avant que les soldats aient eu le temps de prendre les armes.
Ceux-ci cependant parviennent à se remettre ; déjà ils sont prêts à résister
; le combat s’engage alors avec ardeur, des deux côtés on se presse
vigoureusement ; les nouveaux adversaires ne se traitent plus que comme de
cruels ennemis ; un grand nombre d’entre eux succombent, et l’on fait aussi
dans chaque parti quelques prisonniers. Cependant la troupe de Tancrède,
inférieure en nombre comme en forces, ne peut soutenir longtemps un combat trop
inégal, et prend la fuite pour rentrer dans De là le seigneur Baudouin, cédant à la demande expresse de ses compagnons, se remit en marche avec toute sa troupe, pour rejoindre la grande armée, qui était arrivée à Marésie, comme je l’ai déjà dit. Il avait appris les graves dangers auxquels son frère le dite n’avait échappé qu’avec peine, auprès d’Antioche de Pisidie, et plein de sollicitude pour sa santé, il désirait s’assurer le plus promptement possible de son état actuel. Tancrède ayant pris avec lui tous ceux que la flotte avait débarqués, et qui lui firent un renfort considérable, parcourut toute la Cilicie, attaquant, occupant, incendiant toutes les places qu’il rencontrait, et misant passer au fil de l’épée tous leurs habitants. Arrivé devant une ville, nommée Alexandrette, qui se défendit vigoureusement, il parvint cependant à s’en emparer, et termina ainsi la conquête de tout ce pays. Les satrapes, tant des Arméniens que des Turcs qui habitaient dans les montagnes, avant appris que Tancrède, en guerrier plein de force et accompagné d’une nombreuse armée, avait subjugué toute la province, craignant pour eux-mêmes qu’il ne pénétrât dans leurs montagnes, pour renverser leurs villes et réduire leur population en captivité, lui envoyèrent à l’envi des députations, cherchant à se concilier sa bienveillance et lui proposant des traités d’amitié ; pour réussir plus sûrement dans leurs desseins, ils lui envoyèrent en même temps de superbes et nombreux présents en or, en argent, en chevaux, en mulets, en ouvrages de soie, espérant par ces libéralités détourner la colère de ce prince redoutable. En effet, il prospérait toujours et réussissait dans toutes ses entreprises ; le Seigneur était avec lui et dirigeait toutes ses œuvres, comme celles d’un fidèle serviteur. |
[1] En 325.
[2] En 787.
[3] Ou Iconoclastes.
[4] Schah.
[5] Alp-Arslan que, dans le livre 1er, Guillaume de Tyr a appelé Belpheth.
[6] Il l’appelle ailleurs Gui de Garlande.
[7] Elle porte le nom de bataille de Dorylée.
[8] Konich ou Caramanie.
[9] Aujourd’hui Erekli.
[10] Aujourd’hui Marash ; quelques géographes pensent que c’est l’ancienne Germanicie.
[11]
Ou Anazarhe,
[12]
Adana, Adene ou Ædenæ, capitale du pachalik de ce nom, qui faisait partie, dans
le moyen âge, du royaume de
[13] Mopsueste, nommée Messissa par les Arabes, sur le fleuve du Gihan ou Dscheihan, le Piramus des Anciens, à trois lieues environ de la mer.