ON sait que Jérusalem, la cité sainte et agréable à Dieu,
est située au milieu de montagnes très élevées. Les traditions antiques nous
apprennent qu’elle était dans le pays de la tribu de Benjamin. Elle était
bornée à l’occident par la tribu de Siméon, le pays des Philistins et Jérusalem, métropole de la Judée, est située dans un lien
presque entièrement dépourvu de ruisseaux, de fontaines, de bois et de pâturages.
Selon les historiens les plus anciens et, les traditions des peuples
orientaux, elle fut d’abord appelée Salem et ensuite Jébus. Plus tard, David,
après en avoir expulsé Jébusée, qui y habitait et avait régné sept ans à Ébron,
agrandit la ville et y fixa le siège de son royaume, elle fut alors appelée
Jérusalem. C’est ce qu’on trouve expliqué dans le passage suivant des
Paralipomènes : David, accompagné de tout Israël,
marcha ensuite vers Jérusalem, nommée autrement Jébus, dont les Jébuséens s’étaient
rendus maîtres ; eux qui demeuraient dans Jébus dirent alors à David : vous n’entrerez
point ici. Néanmoins David prit, la forteresse de Sion, et qui depuis fut appelée
la cité de David. Et il fit publier que quiconque battrait le premier les
Jébuséens serait fait chef et général de l’armée. Ainsi Joab, fils de Sarvia,
monta le premier à l’assaut et fut fait général. David prit son logement dans
la citadelle, et c’est ce qui la fit appeler la ville de David. Il fit
ensuite bâtir tout autour de la ville, depuis Mello et d’un bout jusqu’à l’autre
; et Joab fit réparer du reste de la ville[8]. Après David, et
sous le règne de son fils Salomon elle frit appelée Hiérosolyme, c’est-à-dire
la Jérusalem de Salomon. Les deux excellents écrivains et illustres
historiographes, Hégésippe et Josèphe, rapportent qu’en punition des péchés
des Juifs, et la quarante-deuxième année après la passion du Seigneur, Titus,
fils de Vespasien, empereur magnifique des Romains, fit le siége devant
Jérusalem, la prit d’assaut, et, après l’avoir prise, la renversa de fond en
comble, selon ce qu’avait dit le Seigneur : Qu’il
n’y demeurerait pas pierre sur pierre[9]. Dans la suite,
Ælius-Adrien, quatrième empereur romain après Titus, la releva et l’appela de
son nom Ælia, ainsi qu’on le voit dans les règlements du concile de Nicée : Que l’évêque d’Ælia soit honoré de tous, etc.
Dans le principe elle était située sar des revers extrêmement rapides,
faisant face partie à l’orient et partie au Jérusalem est plus petite que les plus grandes villes et
plus grande que les villes ordinaires ; sa forme est un carré long, et de
trois tâtés elle est enfermée et défendue Par des vallées extrêmement
profondes. À l’orient est la vallée de Josaphat, dont le prophète Joël fait
mention en ces termes : Lorsque j’aurai fait
revenir les captifs de Juda et de Jérusalem, j’assemblerai tous les peuples et
je les amènerai dans la vallée de Josaphat ; j’entrerai en jugement avec eux
touchant Israël mon peuple et mon héritage[10]. Au fond de
cette vallée a été construite une noble église en l’honneur de la mère de
Dieu ; on croit qu’elle y est ensevelie, et aujourd’hui encore on montre le
glorieux sépulcre à tous ceux qui viennent visiter ces lieux. Dans les mois d’hiver
le torrent de Cédron, enflé par les pluies, roule ses eaux au pied de cette
église. Le bienheureux Jean l’évangéliste en a parlé en disant : Jésus s’en alla avec ses disciples au-delà du torrent de
Cédron, où il y avait un jardin[11]. Du côté du Jérusalem est située sur deux montagnes, ainsi que David
le rappelle, en disant : Ses fondements sont posés
sur les saintes montagnes[14]. Les remparts
qui entourent la ville renferment presque entièrement les points les plus élevés
de ces montagnes, séparées par une étroite vallée, qui coupe aussi la ville
en deux parties. L’une de ces montagnes, qui se trouve à l’occident, est
appelée Sion, et a souvent donné son nom à la ville même, comme on peut le
voir par ces paroles de David : Le Seigneur aime
les portes de Sion plus que toutes les tentes de Jacob[15]. L’autre
montagne, située à l’orient, est appelée Moriah : il y est fait mention dans
le second livre des Paralipomènes, en ces termes : Salomon commença donc à bâtir le temple du seigneur à Jérusalem sur la
montagne de Moriah, qui avait été montrée à son père David, et au lieu même
que David avait disposé dans l’aire d’Oman le Jébuséen[16]. C’est à l’occident,
presque sur le point le plus élavé, qu’est construite 1.’églisc ; dite de
Sion, du nom de la montagne, non loin de cette tour de David, ouvrage extrêmement
solide, qui sert comme de citadelle à Jérusalem, garni de tours, de murailles
et de remparts, et qui domine toute Sur l’autre montagne qui est située à l’orient, et du côté
du revers qui fait face au J’ai dit, au commencement de cette histoire, que cet édifice fut élevé par les ordres d’Omar, fils de Catab, troisième successeur à l’Empire et aux erreurs de l’imposteur Mahomet. Ce fait est attesté d’une manière évidente par les inscriptions monumentales que l’on y trouve encore tant au dedans qu’au dehors. Voici maintenant une description du temple même. Un plateau, ayant en longueur et en largeur une étendue
telle que le trait d’un arc peut à peine porter d’une extrémité à l’autre, et
formé de quatre côtés parfaitement égaux, est environné d’une muraille solide
et de moyenne hauteur. Du côté de l’occident on arrive à ce plateau par deux
portes, dont l’une s’appelle le pays où est situé la cité servante de Dieu est appelé Judée et aussi première Palestine. Le premier de ces noms lui fut donné après que les dix tribus se furent séparées de Roboam, fils de Salomon, pour suivre Jéroboam, fils de Nabath. Les deux tribus de Benjamin et de Juda restèrent seilles fidèles à Roboam, et le pays étui formait le territoire de ces deux tribus fut appelé Judée, du nom de l’une d’elles. Aussi lit-on dans l’Évangile : Retourne dans la terre de Juda. Dès lors Roboam et ses successeurs furent nommés rois de Juda, tandis qu’on désignait sous le titre de rois d’Israël ou de Samarie, les rois qui gouvernaient les dix autres tribus. On dit que le nom de Palestine est dérivé de celui de Philistine, ou pays des Philistins. On dit encore qu’il y a trois Palestines : la première qui est la Judée proprement dite, avec Jérusalem pour métropole ; la seconde à pour métropole Césarée, ville maritime ; la troisième avait d’abord pour métropole Bethséan ont Scythopolis, mais cette dignité a été maintenant transférée à l’église de Nazareth. Quoi qu’il en soit de l’origine réelle ou imaginaire de ces dénominations, il est certain que la Judée fait partie de la Terre-Promise et de la Syrie, ainsi qu’on le trouve attesté par cette homélie, dans laquelle il est dit : Il est d’usage chez les Syriens et principalement dans le pays de Palestine, qui fait partie de la Syrie, et où le Seigneur daigna apparaître aux hommes en chair et en os, de mêler des paraboles dans presque tous les discours. La Judée est située connue au centre de la Terre-Promise, conformément à la délimitation que Josué en a tracée, en disant : Vos limites seront depuis le désert et le Liban jusqu’au grand fleuve d’Euphrate ; tout le pays des Héthéens jusqu’à la grande mer qui regarde le soleil couchant[18]. Le lieu même sur lequel est bâtie la ville de Jérusalem
est aride et dépourvu d’eau ; on n’y trouve ni ruisseaux, ni fontaines, ni
rivières, et les habitants en sont réduits à ne se servir que des eaux
pluviales. Pendant les mois d’hiver, ils rassemblent les eaux du ciel dans
des citernes qui sont en très grand nombre dans la ville, et les conservent
ensuite pour s’en servir pendant tout le cours de l’année. Aussi, j’ai lieu d’être
fort étonné que Solin ait dit que la Judée était fort célèbre par ses eaux.
On trouve dans son Polyhistor : La Judée
est célèbre par ses eaux, mais elles ne sont pas de la même nature que les
autres. Je ne puis même m’expliquer cette assertion qu’en pensant
ou que cet écrivain n’a pas dit la vérité, ou que ce sol antique a changé complètement
de face depuis cette époque. Il est juste cependant de dire qu’Ézéchias, roi
de Juda, cet ami fidèle du Seigneur, lorsqu’il apprit la prochaine arrivée de
Sennachérib, fils de Salmanazar, roi des Assyriens, fit boucher les fontaines
qui étaient hors de En dehors de la ville et à deux ou trois milles de distance, il y a quelques fontaines ; mais elles sont peu nombreuses, et ne fournissent d’ailleurs qu’une très petite quantité d’eau. Cependant vers la porte méridionale, au point où se réunissent les deux vallées dont j’ai déjà parlé, et à un mille tout au plus de la ville, il y a une fontaine très fameuse, dite Siloé. Le Seigneur y envoya un homme qui était aveugle dés sa naissance, afin qu’il se lavât et recouvrât la vue[22]. La source est peu abondante, et jaillit dans le fond de la vallée ; elle donne des eaux qui n’ont point de goût et ne coulent pas toujours ; on assure que c’est une fontaine intermittente, et qui ne donne de l’eau que de trois en trois jours. Les habitants de Jérusalem, dès qu’ils avaient été
informés de l’approche de notre armée, avaient fait bouclier les fontaines et
les citernes qui étaient en dehors et jusqu’à cinq ou six milles de distance
de la ville, afin que notre peuple ne pût résister à la soif, et se trouvât
forcé par là de lever le siée. Aussi les Croisés éprouvèrent-ils de cruelles
souffrances durant tout le cours du siége, comme on le verra par la suite de
ce récit. Les assiégés, pendant ce temps, indépendamment des eaux pluviales
qu’ils avaient en grande abondance, recevaient encore du dehors les eaux des
sources qu’ils faisaient arriver par des conduits et des aqueducs, et qui se jetaient
dans deux piscines très vastes, situées auprès de l’enceinte du temple, à l’extérieur
par rapport à celle-ci, et à .l’intérieur par rapport aux murailles de [1099] Les légions des Croisés dressèrent leur camp en face de Jérusalem le sept juin de l’an de grâce mille quatre-vingt-dix-neuf. On dit qu’il y arriva environ quarante mille personnes des deux sexes, ainsi que d’âge et de condition divers, dont tout au plus vingt mille hommes de pied, bien équipés, et quinze cents chevaliers, le reste étant composé de gens du peuple dénués d’armes, de malades, ou d’autres individus faibles et incapables de service. Dans le même temps, il y avait dans la ville, à ce qu’on disait, quarante mille hommes vigoureux et très bien armés. Une multitude immense était accourue des bourgs et lieux circonvoisins, tant pour éviter l’approche de l’armée chrétienne et pourvoir à spi propre sûreté, que pour défendre la cité royale des périls qui la menaçaient, et pour la renforcer en hommes de guerre et en approvisionnements de toute espèce. Aussitôt que les princes furent arrivés, ils consultèrent
tous ceux qui avaient une connaissance exacte des localités, pour reconnaître
les moyens les plus surs et les plus faciles de s’emparer de Lorsque les Croisés eurent établi leur camp ainsi que je
viens de le dire, la portion de la ville qui n’était point assiégée s’étendait
depuis la porte du septentrion, vulgairement appelée porte de Saint-Étienne,
jusqu’à la tour angulaire, qui domine la vallée de Josaphat, depuis cette
tour jusqu’à l’autre angle de la ville du même côté, dont la vue porte sur le
revers qui tombe dans la même vallée au Le cinquième jouir après que notre armée fut arrivée sous
les murs de Jérusalem, les chefs firent publier dans tout le camp, par leurs
hérauts, que chacun, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, eût à préparer
ses armes pour commencer les travaux du siège, et ces ordres furent aussitôt
exécutés. Tous se levèrent donc à l’envi et s’élancèrent avec la plus grande
vigueur sur tous les points qu’ils pouvaient attaquer ; l’assaut fut dirigé
avec beaucoup de zèle et une grande bravoure ; les ouvrages avancés furent
détruits, et les assiégés, contraints de se replier derrière leurs remparts,
furent saisis de frayeur et parurent désespérer de l’efficacité de leur
résistance. Il est même hors de doute que, si ce jour-là les Croisés eussent
eu des échelles ou des machines qui leur eussent facilité l’occupation des
remparts, ils seraient parvenus, dans l’ardeur extraordinaire qui les
transportait, à s’emparer entièrement de Les princes recherchèrent alors avec la plus vive sollicitude les lieux où il leur serait possible de trouver les bois dont ils avaient besoin, car il n’y avait aucun moyen d’avoir les matériaux convenables dans toute la contrée environnante. Un fidèle, habitant du pays, et Syrien d’origine, conduisit heureusement quelques uns des princes dans des vallons enfoncés, situés à six ou sept milles de la ville, et l’on y trouva des arbres qui n’étaient pas complètement propres à l’usage qu’on voulait en faire, mais parmi lesquels cependant on en voyait un assez bon nombre de grande et belle venue. On fit appeler aussitôt des ouvriers et des bûcherons, autant qu’on jugea devoir en commander pour ce travail, et les arbres abattus furent chargés sur des chariots, et transportés au camp par des chameaux. On rassembla alors des artisans et tous ceux qui avaient quelque connaissance de ces sortes de métiers, et tous se mirent à l’ouvrage avec un zèle infatigable ; ils employèrent la hache, la cognée et beaucoup d’autres instruments propres à façonner le bois, et construisirent successivement des tours mobiles, des balistes, des pierriers, des béliers et d’autres machines pour servir à ruiner sous les murailles. Les ouvriers qui n’avaient pas par eux-mêmes assez de ressources pour travailler gratis, recevaient une paie qu’on prélevait sur les offrandes que faisait le peuple dans sa dévotion. Aucun des princes, en effet, n’avait plus assez de richesses pour fournir des salaires à ceux qu’il fallait employer, si ce n’est cependant le comte de Toulouse, qui était toujours plus abondamment pourvu que tous les autres. Aussi faisait-il acquitter sur son propre trésor toutes les dépenses des hommes qu’il occupait, sans avoir besoin de recourir au peuple ; et il y avait en outre beaucoup de nobles qui, après avoir perdu tous leurs approvisionnements de voyage, recevaient de lui une solde. Tandis que les plus considérables parmi les chefs étaient ainsi occupés des choses les plus importantes, d’autres nobles et des hommes distingués sortaient du camp, la bannière déployée, et conduisaient le peuple dans les lieux cachés, dans les taillis que les gens du pays leur indiquaient ; ils faisaient ramasser des broussailles et de l’osier, que les chevaux, les ânes et d’autres bêtes de somme transportaient ensuite dans le camp et dont on se servait pour tresser des claies et pour concourir à de plus grands travaux. De toutes parts on se livrait à ces divers ouvrages avec un zèle extrême ; ou ne voyait pas dans le camp un seul homme inoccupé, ou qui se permît de s’engourdir dans l’oisiveté ; chacun faisait quelque chose, et nul ne cherchait à établir une distinction sur les divers genres de travaux qui pouvaient convenir à des conditions diverses. Tout ce qui pouvait être de quelque utilité faisait, à qui due ce fût, une occupation honorable. Le riche et le pauvre mettaient également la main à l’œuvre, on ne connaissait plus aucune inégalité de rang, et partout on trouvait le même zèle, la même assiduité au travail. Celui qui avait plus de mérite montrait plus d’ardeur et produisait plus de choses ; celui qui en avait moins ne laissait pas d’être admis et employé à un ouvrage quelconque. Tous enfin regardaient comme nulles les souffrances qu’ils avaient endurées pendant leur voyage, s’il leur était permis de recueillir le fruit de tant de travaux et d’entrer dans cette ville pour laquelle ils avaient supporté tant de -eaux ; tout ce qu’on pouvait leur demander, dans ce but, leur paraissait léger et facile, pourvu qu’ils pussent croire que c’était un moyen de concourir à l’accomplissement de leurs vœux. Cependant l’armée commençait à souffrir horriblement de Tandis que tous ceux qui faisaient partie de l’arme chrétienne travaillaient avec ardeur à construire des machines, il tresser des claies, il fabriquer des échelles de cordes, et s’adonnaient ainsi sans relâche à leurs diverses occupations ; de leur côté, les habitants de Jérusalem ne déployaient pas moins d’activité pour repousser l’adresse par l’adresse, et cherchaient, avec une égale ardeur, tous les moyens imaginables de résister avec succès. Comme ils possédaient une grande quantité de bois et de beaux arbres, qu’ils avaient fait couper et transporter, par précaution, dans la ville avant l’arrivée des Chrétiens, ils faisaient construire aussi des machines pareilles à celles des nôtres, et faites même avec de meilleurs matériaux. Ils mettaient trous leurs soins à ne demeurer en arrière de leurs ennemis dans les travaux de ce genre, ni pour l’art, ni pour la solidité des constructions. Des hommes placés par eux sur les tours et sur les remparts y demeuraient constamment comme en sentinelles et observaient avec la plus grande attention tout ce qui se faisait dans le camp des Chrétiens, principalement ce qui se rapportait aux diverses espèces de construction, puis ils allaient en rendre compte aux principaux habitants de la ville, afin de pouvoir répondre à tourtes les entreprises de l’ennemi par des travaux du même genre, et se montrer de dignes rivaux, habiles à tout imiter. Il ne leur était pas difficile de réussir. Ils avaient dans la ville beaucoup plus d’ouvriers, d’instruments de fabrication, de fer, d’acier, de cordes, et enfin de tous les autres approvisionnements nécessaires que n’en possédaient les assiégeants ; et non seulement les citoyens étaient obligés, en vertu d’un édit, à s’employer à tous ces travaux ; mais en outre les fidèles, qui habitaient avec eux et se trouvaient réduits à une condition tout à fait servile et déplorable, étaient aussi soumis en ces circonstances à des corvées extraordinaires, et l’on en exigeait toutes sortes de servies fâcheux. Non seulement on les exténuait en leur imposant des travaux extrêmement forcés ; niais, de plus, on les chargeait de fers, on les jetait dans les prisons, dans la crainte qu’ils ne voulussent favoriser les entreprises des Croisés et leur faire connaître l’état et les secrets de la ville ; aussi nul fidèle n’osait monter sur les murailles ni paraître en public ; si ce n’est, cependant, lorsqu’on les tirait comme des bêtes de somme, chargés des objets qu’il fallait transporter d’un lieu à l’autre, car c’était là le travail auquel on les employait habituellement ; en même temps, tous ceux qui avaient quelques connaissances pratiques d’un métier étaient contraints à l’exercer pour les besoins publics. Sur la moindre calomnie d’un délateur, on envoyait les fidèles au supplice. On les forçait aussi à donner l’hospitalité aux étrangers accourus de tous les bourgs et de toutes les villes des environs pour chercher un refuge à Jérusalem, et à leur fournir ce dont ils avaient besoin ; et, tandis que le peu qu’ils possédaient ne suffisait pas pour entretenir misérablement eux et les gens de leur maison et de leur famille, on leur imposait encore de force l’obligation de partager avec des hommes venus du dehors, en sorte qu’eux-mêmes devenaient bientôt les plus indigents. Aussitôt qu’on avait besoin de quelque chose pour les travaux publics, on commençait par aller visiter les maisons des fidèles, on enfonçait les portes, et, si l’on y trouvait ce qui était nécessaire, on l’enlevait de vive force à celui qui y demeurait. Si un accident quelconque empêchait ceux que l’on avait convoqués sur un lien ou en un moment déterminé, de nuit ou de jour, de se rendre sans retard et sur le premier avertissement, on allait les enlever ignominieusement chez eux, on les traînait en dehors par la barbe ou par les cheveux ; enfin leur condition était tellement misérable qu’elle eût dû arracher des larmes à leurs plus grands ennemis, et ces malheurs de tout genre, ces fatigues et ces travaux excessifs n’avaient ni trêve ni fin. Excédés de tarit de souffrances, ils étaient parvenus au comble de leurs maux, en sorte qu’ils souhaitaient ardemment de mourir dans le sein du Seigneur, plutôt que de vivre en ce monde d’une telle vie. Leur misérable existence ne différait que trop du calme de la mort, car on ne leur donnait pas même, une fois le jour, le loisir convenable pour réparer leurs forces par la nourriture, et souvent encore, dans la nuit, on ne leur accordait qu’un temps insuffisant pour le repos. Tout ce qui arrivait de fâcheux dans la ville leur était constamment imputé ; ils ne pouvaient sortir de leur propre maison, se montrer en public, ni rentrer chez eux sans exciter les soupçons, et les calomnies d’un individu quelconque suffisaient pour leur attirer des accusations. Tandis que ces choses se passaient à Jérusalem et dans le
camp des assiégeants, les princes reçurent un messager qui vint leur annoncer
l’arrivée des vaisseaux génois dans le port de Joppé, et leur demander d’y
envoyer quelques troupes qui pussent escorter et ramener ceux qui étaient à
bard. Solin, dans le trente-neuvième chapitre de son livre De Memorabilibus
mundi, a parlé dans les termes suivants de la ville de Joppé : Joppé est la ville la plus ancienne du monde entier,
puisqu’elle fut fondée avant l’inondation générale de Après que les princes eurent tenu conseil pour délibérer sur la demande des Génois, le confite de Toulouse, qui était le plus riche de tous, fit partir aussitôt un noble de sa suite, nommé Galdemar, surnommé Carpinelle, à la tête de trente cavaliers et de cinquante hommes à pied. Mais, lorsqu’ils se furent mis en route, les princes reconnurent qu’ils ne pourraient suffire à remplir une telle mission, et demandèrent au comte d’expédier un nouveau renfort. Il se rendit à leurs vœux, et chargea deux hommes illustres, Raimond Pelet et Guillaume de Sabran, de prendre avec eux cinquante cavaliers et d’aller se réunir à ceux qui marchaient en avant. Galdemar, qui était parti le premier, arriva dans la Plaine située entre Lydda et Ramla, et y rencontra un corps d’ennemis fort de six cents hommes. Ceux-ci s’élancèrent aussitôt sur lui et lui tuèrent quatre cavaliers et un plus grand nombre de fantassins. Tandis que ces derniers cherchaient à faire bonne résistance et s’encourageaient les uns les autres à combattre vaillamment, quoiqu’ils fussent fort inférieurs en nombre, les deux nobles, qui avaient marché sur leurs traces le plus rapidement possible, arrivèrent : sur le lieu du combat avant que les rangs fassent rompus et prirent part à la mêlée ; tous se réunirent avec ardeur, et, animés d’un courage tout divin, ils chargèrent l’ennemi, lui tuèrent deux cents hommes, et mirent tout le reste en fuite. Cette affaire coûta la vie à deux nobles, Gilbert de Trèves et Achard de Montmerle ; leur mort causa de grands regrets dans le camp des Croisés. Après avoir obtenu de Dieu cette victoire, les deux détachements
poursuivirent leur marche vers Joppé, et y arrivèrent sains et saufs : les
matelots les accueillirent avec de vives démonstrations de joie, et tous se
divertirent à l’envi par des témoignages réciproques d’affection et par d’agréables
entretiens. Comme ils s’arrêtèrent un peu pour attendre que ceux qui étaient
arrivés sur les vaisseaux eussent disposé leurs bagages et tout préparé pour
leur départ, la flotte des Égyptiens, qui se tenait cachée à Ascalon pour
attendre une occasion favorable de les attaquer, arriva subitement devant
Joppé au milieu de Lorsque tout fut disposé pour le départ, les soldats d’escorte marchèrent en avant, conformément à leur mission, et tout le convoi se mit en route pour Jérusalem. Les légions qui étaient demeurées dans le camp les reçurent avec des transports de joie, et leur arrivée fut en effet pour tous un grand sujet de consolation. Ceux qui composaient cette expédition étaient des hommes sages et qui avaient, comme tous les marins, une grande connaissance de l’art des constructions ; ils étaient fort habiles à couper le bois, à l’aplanir, à assembler les poutres, et à dresser les machines. Ils apportèrent en outre des moyens de secours de diverses espèces, qui devaient être fort utiles aux assiégeants, en sorte qu’avec leur aide on put faire désormais et très facilement toutes sortes d’ouvrages dans lesquels on avait presque désespéré de réussir avant leur arrivée, ou qui du moins auraient présenté de grandes difficultés. Cependant tous ceux qui étaient demeurés au camp avaient
fidèlement persévéré dans leurs efforts, et, continuant à travailler avec le
plus grand zèle à la confection de leurs machines, ils avaient poussé leur entreprise
fort avant. Le duc de Lorraine et les comtes de Flandre et de Normandie
choisirent un homme noble et illustre, le seigneur Gaston de Béarn, et lui
confièrent la surveillance générale des travaux, avec mission d’employer tous
ses soins à la direction des ouvriers, afin d’éviter toute négligence.
Pendant ce temps ils sortaient eux-mêmes très souvent à la tête de forts détachements,
conduisant le peuple à leur suite pour faire couper des bois et les faire
transporter ensuite au camp pour les divers ouvrages dont on avait besoin.
Les uns coupaient et entassaient ensuite des branches d’arbrisseaux ou de
petits arbres et des liens d’osier pour faire tresser des claies destinées à
servir d’enveloppe extérieure aux machines. Les autres cherchaient les cadavres
des animaux tués ou morts par suite de la sécheresse et du défaut de boisson,
prenaient tous ceux qu’ils trouvaient, sains ou malades indifféremment, et les
dépouillaient de leur peau pour en revêtir les claies qui devaient être mises
sur les machines, et pour les défendre par ce moyen du danger des feux que l’ennemi
pourrait lancer. Tandis que du côté du nord de la ville les travaux se
poussaient avec activité par les soins du duc de Lorraine et des cieux
comtes, d’un autre côté et sur toute la ligne qui s’étendait depuis la tour
angulaire jusqu’à la porte occidentale, située sous la citadelle de David,
Tancrède et les autres nobles qui avaient dressé leurs tentes avec lui
déployaient la même sollicitude et pressaient leurs ouvrages avec une égale
ardeur. Au, Déjà l’armée entière travaillait depuis quatre semaines avec un zèle infatigable, et les ouvrages étaient terminés dans tout le camp. Les princes tinrent alors conseil et déterminèrent un jour pour livrer l’assaut. Mais comme il s’était élevé de graves querelles entre le comte de Toulouse et le seigneur Tancrède, et quelques autres nobles, à la suite de certains témoignages d’inimitié, les évêques, les princes et le peuple s’accordèrent pour désirer que la paix fût d’abord rétablie entre eux, afin que tous ensemble pussent implorer les secours divins dans toute la sincérité de leurs cœurs. Au jour fixé, un décret rendu public dans l’armée ordonna des prières générales. Les évêques et tout le clergé, revêtus de leurs ornements sacerdotaux, et des robes des lévites, portant la croix et les images protectrices des saints, marchant en avant pieds nus et avec une grande dévotion, conduisirent les Croisas sur la montagne des Oliviers. Là, le vénérable Pierre l’ermite et Arnoul, ami du comte de Normandie, et homme lettre, prêchèrent publiquement devant le peuple, et l’exhortèrent, autant qu’il fut en leur pouvoir, à persévérer avec courage dans son entreprise. La montagne des Oliviers est située à un mille environ de
Jérusalem, du côté de l’orient, et en est séparée par la vallée de Josaphat.
On lit dans les actes des Apôtres, qu’elle est
éloignée de Jérusalem de l’espace du chemin qu’on peut faire le jour du
sabbat[24]. Ce fut là que
notre Sauveur fut enlevé au ciel, à la vue de ses disciples, et qu’un nuage
le déroba à leurs yeux. Lorsque tout le cortège des fidèles fut arrivé en ce
dieu, ils implorèrent les secours d’en haut, avec un esprit d’humilité et de
contrition, poussant des gémissements et versant des larmes : les princes se
réconcilièrent les uns avec les autres, et tout le peuple ainsi réuni par des
liens de charité et d’amour, ils descendirent de la montagne et dirigèrent
leurs pas vers l’église du mont de Sion, qui est située tout près de la
ville, du côté du Pendant ce temps, les assiégés rangés sur leurs tours et sur leurs remparts, s’étonnaient de cette longue marche, et lançaient des traits avec leurs arcs et leurs frondes sur les bataillons des Croisés ; quelques-uns de ceux-ci, qui s’avançaient sans précaution, en furent atteints et blessés. En même temps, ils avaient planté des croix sur leurs murailles, à la vue des Croisés, et, pour leur faire l’affront le plus sanglant, ils crachaient sur ces croix, et se permettaient toutes sortes d’actes irrévérents ; puis, ils se répandaient en invectives, et proféraient d’horribles blasphèmes contre Notre-Seigneur Jésus-Christ, et contre la doctrine du salut. Le peuple cependant, accomplissant son vœu en toute dévotion, arriva auprès de l’église, enflammé d’une juste colère, telle que doit l’inspirer l’horreur du sacrilège. On renouvela les prières, on annonça à l’armée le jour où l’on livrerait un assaut général, et chacun se rendit ensuite dans son camp, en suivant l’enceinte extérieure. On ordonna de terminer en toute hâte ce qui pouvait demeurer à faire encore pour tous les ouvrages que l’on avait entrepris, afin que l’on ne rencontrât aucune imperfection, aucun obstacle au moment où l’on commencerait les travaux du siège. Le jour fixé pour la première attaque approchait. La
veille au soir, le duc de Lorraine et les deux comtes de Normandie et de
Flandre, reconnurent que vers le côté de la ville qu’ils étaient chargés d’assiéger,
les ennemis s’étaient extrêmement fortifiés en machines, en armes et en vaillants
guerriers, sans doute parce qu’ils pensaient avoir plus de sujet de craindre
de ce côté : jugeant avec une admirable prévoyance que ces immenses
préparatifs de défense pourraient bien opposer des obstacles insurmontables à
leur attaque du lendemain ; ils entreprirent aussitôt un travail
véritablement étonnant : les machines et, la tour mobile qu’ils avaient fait
construire n’étaient pas encore complètement assemblées ; ils les firent
transporter pièce par pièce sur le terrain qui s’étend entre la porte de
Saint-Étienne et la tour angulaire située au nord, et qui domine la vallée de
Josaphat, et allèrent en même temps établir leur camp sur ce point. Ils
jugèrent avec raison fille comme, la ville n’avait pas été menacée de ce
côté, les assiégés auraient mis beaucoup moins de soin à en assurer Durant la même nuit, et sur tous les autres points où les divers chefs avaient dressé leurs tentes dans l’ordre que j’ai déjà rapporté, les Croisés travaillèrent avec la même ardeur, et dressèrent aussi leurs machines. Le comte de Toulouse fit également appliquer contre les murailles, entre l’église de la montagne de Sion et la ville, une seconde tour ou fort mobile, qu’il avait fait construire avec le plus grand soin. Les autres princes qui occupaient le terrain au dessous de la tour angulaire, dite aujourd’hui tour de Tancrède, animés d’une égale ardeur, firent aussi dresser contre les murailles une tour en bois extrêmement lourde, presque aussi élevée et aussi solide que les autres. Ces trois machines devaient opérer de la même manière, et étaient construites à peu près selon les mêmes procédés ; chacune d’elles était de forme quadrangulaire ; le côté qui faisait face aux murailles était revêtu d’une double couverture : il y avait un moyen particulier de déployer la première de ces couvertures ; et de l’appuyer contre la muraille, de façon à en faire un pont qui facilitât aux assiégeants l’accès des remparts. Même après cette manœuvre, la machine ne restait point dégarnie de ce côté, et se trouvait défendue suffisamment par la seconde couverture, aussi bien que sur les trois autres faces. Dès que le jour eut paru, tous les Croisés, revêtus de leurs armes, s’avancèrent, conformément aux ordres qu’ils avaient reçus pour commencer l’attaque, animés d’un seul et même esprit, et chacun d’eux résolu à périr pour le Christ, ou à conquérir la liberté de la cité chrétienne. Au milieu d’un peuple si nombreux, on ne voyait pas un vieillard, pas un homme faible ou jeune encore, que le zèle de sa cause et la ferveur de sa dévotion n’entraînât au combat ; les femmes mêmes, oubliant leur sexe et leur faiblesse ordinaire, se mêlaient aux travaux des hommes, et se hasardaient au maniement des armes, sans vouloir consulter leurs forces. Tous, s’avançant d’un commun accord pour engager le combat, s’appliquèrent d’abord à rapprocher des murailles les machines qu’ils avaient disposées, afin de pouvoir attaquer plus facilement et avec plus d’avantage ceux qui leur étaient opposés sur les tours et les remparts. Les assiégés cependant, résolus de leur côté à résister de toutes leurs forces à leurs adversaires, lançaient une quantité innombrable de flèches, de traits et de pierres de diverses dimensions qu’ils jetaient avec les mains, ou qui partaient de leurs machines, et tombaient dans les rangs avec un horrible fracas, faisant ainsi, tous leurs efforts pour défendre l’approche de leurs murs. Les nôtres, à leur tour, protégés par leurs boucliers, et portant en avant les claies qu’ils avaient tressées, lançaient une grande quantité de traits avec leurs tares on leurs balistes, faisaient rouler dans les airs des pierres grosses comme le poing, et s’avançaient avec intrépidité vers les murailles, ne laissant aucun moment de repos aux assiégés, et cherchant à abattre leur courage. Enfermés dans leurs machines, les uns s’efforçaient avec de longs crochets à faire marcher la tour mobile ; d’autres dirigeaient d’énormes masses de rochers contre les murailles pour les ébranler à force de- coups, et parvenir ainsi à les renverser : d’autres encore, avec de plus petits instruments qu’on nommait manganes, lançaient de plus petites pierres contre ceux qui garnissaient les remparts, pour arrêter l’activité de leurs efforts contre les assaillants. Cependant ceux qui travaillaient à porter le camp en avant ne pouvaient parvenir à l’exécution de leurs desseins, à cause d’un fossé large et profond qui se trouvait au dessous des remparts, et qui empêchait les machines d’aborder ; ceux qui lançaient toutes sortes de projectiles ne réussissaient pas non plus à les ébranler, et les travaux des uns et des autres n’avaient que peu de résultats. Les assiégés avaient suspendu au haut de leurs remparts des sacs remplis de paille, des cordes, des tapis, des matelas garnis de soie, qui portaient un peu en avant des murailles, appuyant sur d’énormes poutres, en sorte que ces objets mobiles et élastiques en même temps défendaient les murs de la violence des chocs qu’on dirigeait sur eux, et rendaient à peu près inutiles les efforts des assiégeants. Ils avaient en outre dressé, au dedans des remparts, des machines en plus grand nombre que n’en avaient les Croisés, et s’en servaient pour lancer une grande quantité de flèches et de pierres qui interrompaient toutes les attaques. Ainsi, de toutes parts, on combattait avec la plus grande ardeur, et tous faisaient à l’envi des efforts extraordinaires. Cette horrible mêlée, dont A est difficile même de se faire une idée exacte, dura depuis le matin jusqu’au soir. Une grêle de traits et de flèches pleuvait sans relâche sur les deux armées ; les pierres et les rochers lancés dans les airs s’entrechoquaient fréquemment, et répandaient la mort dans les rangs opposés avec une variété infinie d’accidents. Les mêmes fatigues ; les mêmes dangers se rencontraient également et dans le camp du duc de Lorraine, et dans celui du comte de Toulouse, et dans celui où commandaient les autres princes. Sur chacun de ces trois points d’attaque, les Croisés combattirent avec le même zèle et la même ardeur. Leurs plus grands efforts avaient pour objet de combler les fossés à force de les remplir de décombres, de pierres et de terre, afin de pouvoir se faire un chemin, et pousser leurs machines en avant ; et, de leur côté, les assiégés s’appliquaient principalement à faire échouer cette tentative, et ne négligeaient rien pour y parvenir. Ils travaillaient avec la plus grande activité à repousser tous ceux qui s’avançaient vers les fossés, lançaient en même temps sur les machines des torches enflammées, des traits trempés dans le soufre, dans l’huile, enduits de poix résine, et toutes sortes de matières propres à entretenir la flamme, afin de détruire par le feu ces instruments d’attaque. Leurs machines, établies derrière les remparts, lançaient en autre contre les tours mobiles des Croisés une quantité de projectiles dirigés avec tant d’habileté qu’elles en étaient ébranlées sur leurs bases ; leurs flancs résistaient avec peine à tant de chocs ; et ceux qui étaient montés sur la partie supérieure pour livrer l’assaut, en étaient tout étourdis, et se voyaient sans cesse exposés à être renversés par terre. Pendant ce temps, les soldats se précipitaient pour éteindre le feu, et versaient de l’eau en abondance sur leurs machines. La nuit vint mettre un terme à cette lutte opiniâtre et
pleine de dangers, et la laissa même sans résultat certain. Il semblait qu’elle
dût apporter quelque soulagement à tant de fatigues, mais les esprits
demeuraient agités des plus vives sollicitudes, qui éloignaient toute
possibilité de sommeil : on continua a travailler avec la même ardeur. Les
Croisés, en proie à toutes sortes d’angoisses, échauffés par le désir d’accomplis
leurs vœux, attendaient avidement le retour de la lumière du jour pour
recommencer le combat et tenter de nouveau la fortune, espérant que le
Seigneur leur accorderait de meilleures chances et leur livrerait enfin La nuit touchait à sa fin et les premières lueurs de l’aurore
annonçaient la prochaine arrivée du jour. Aussitôt le peuple chrétien se
précipite au combat avec une nouvelle ardeur. Chacun retourne à son poste, et
reprend l’ouvrage qu’on lui avait assigné Cependant, plus les assiégés voient croître l’ardeur des
nôtres, et plus ils cherchent de leur côté à résister efficacement par les
mêmes moyens, opposant la force à la force, et la ruse à Au milieu d’une telle mêlée, le carnage était grand des deux cotés, et des hommes de toute condition et de tout rang tombaient incessamment, atteints à l’improviste par toutes sortes d’accidents désastreux. Les uns, frappés par quelque projectile lancé d’une machine étaient brisés en mille morceaux. Les autres, malgré les cuirasses et les boucliers qui les protégeaient, tombaient subitement sous la multitude des traits qui les écrasaient ; d’autres, atteints par les pierres qu’on lançait à la main ou avec la fronde, périssaient sur place, ou se retiraient les membres fracassés, se trouvant ainsi hors de combat pour plusieurs jours, et souvent même pour le reste de leur vie. Tant et de si grands périls ne pouvaient cependant détourner personne de l’œuvre qu’on avait entreprise, ni affaiblir en rien l’ardeur qui portait chacun des combattants à en venir aux mains avec les ennemis ; il eût été difficile en cette rencontre de décider lequel des deux peuples combattait avec le plus d’acharnement. Je ne crois pas devoir passer sous silence un événement qui arriva, dit-on, ce même jour, et qui mérite bien d’être consigné dans cette histoire. Parmi les machines que les Croisés faisaient jouer contre les assiégés, il y en avait une qui lançait contre les murailles des rochers d’un poids énorme, avec une violence et un fracas épouvantables, en sorte qu’elle faisait beaucoup de mal à ceux qui occupaient les remparts. Voyant que tous les efforts qu’ils dirigeaient contre cette machine demeuraient absolument infructueux, les assiégés firent venir deux magiciennes, et leur ordonnèrent de jeter un sort sur cet instrument, et de le rendre inutile en chantant des chansons magiques. Tandis que ces femmes étaient sur la muraille, opérant leurs prestiges et prononçant les paroles qui devaient favoriser leurs enchantements, une meule lancée de cette même machine vint les frapper inopinément, ainsi que trois jeunes filles qui les avaient accompagnées, les brisa en mille pièces et les précipita, sans vie, du haut des remparts. On applaudit avec des transports de joie dans tout le camp des Croisés, et les assiégés, au contraire, furent saisis d’une profonde douleur. Cependant le combat s’était prolongé jusqu’à la septième heure du jour et la victoire demeurait encore incertaine entre les deux partis. Déjà les nôtres désespéraient du suces, et, vaincus par l’excès de la fatigue, ils commençaient à attaquer avec moins de vigueur. Déjà ils formaient le projet de retirer un peu en arrière leur tour mobile, près de se briser sous les coups dont on l’accablait, et toutes leurs autres machines que les feux dont elles étaient sans cesse atteintes faisaient déjà fumer de tous côtés. Ils voulaient remettre au lendemain la suite de leurs travaux ; le peuple perdait courage, et ne comptait plus sur l’efficacité de ses efforts, se retirait peu à peu ; pendant ce temps les assiégés l’insultaient avec plus d’insolence que de coutume et le provoquaient à persévérer dams ses attaques, quand tout à coup la faveur divine se manifesta d’une manière bien nécessaire dans une situation, si désespérée, et vint apporter quelque consolation aux fidèles, eu leur faisant entrevoir l’accomplissement de leurs vœux. On vit sur la montagne des Oliviers un soldat, qui
cependant, ne reparut plus ensuite dans le camp, brandissant un bouclier
resplendissant et donnant un signal à nos légions pour les rappeler au combat
et. les inviter à recommencer leurs attaques. Ce miracle remplit de joie le
duc Godefroi et son frère Eustache. Ils s’étaient placés tous deux sur le
sommet de la tour, pour se trouver les premiers à l’assaut et veiller de plus
prés à la défense de leur machine ; aussitôt, poussant de grands cris, ils se
mirent à rappeler le peuple et les principaux chefs crie leur corps d’armée.
Tous, marchant sous la conduite de la miséricorde divine, reviennent avec
joie sur leurs pas et montrent à l’envi les uns des autres une si grande
ardeur, qu’il semble qu’ils vont recommencer le combat avec des forces toutes
nouvelles. Ceux qui se retiraient naguère, succombant à la fatigue ou frappés
de blessures, ont retrouvé tout leur courage, viennent se présenter volontairement,
comme si leur vigueur était redoublée, et demandent à attaquer avec plus d’ardeur
qu’ils n’en ont jamais manifesté. Les princes et tous ceux qui étaient
considérés comme les chefs et les soutiens de l’armée, marchent à leur tête,
et leur exemple rancune encore le courage de tout le peuple. Les femmes
mêmes, pour ne point se soustraire à tant de travaux, parcourent les rangs,
tenant des vases dans les mains, portant des boissons aux hommes, tandis qu’ils
combattent avec le plus d’intrépidité, et les encourageant à la bataille, par
des paroles pleines de puissance. La joie était si grande dans tout le camp
que tous paraissaient désormais assurés de Tandis que ces grands événements se passaient du côté du
nord, le comte de Toulouse et ceux qui étaient avec lui vers la partie
méridionale de la ville, animés d’un même zèle, poussaient leur attaque avec
une égale impétuosité :ils étaient enfin parvenus à combler le fossé, après
trois jours d’un travail consécutif ; leurs bras vigoureux avaient enfin
dirigé -une autre tour mobile jusqu’aux abords des murailles, en sorte que
les assiégés qui occupaient les tours des remparts et les Croisés qui s’étaient
établis dans leurs machines se trouvaient presque assez rapprochés pour
pouvoir se frapper les uns les autres de leurs lances. Ainsi sur tous les
points, le peuple chrétien déployait la même ardeur et agissait avec une
égale activité ; son zèle était d’autant plus animé en cet instant que c’était
le jour même qu’avait désigné en confidence un fidèle serviteur du Christ,
qui habitait sur la montagne des Oliviers ; il avait promis que la cité
sainte serait prise dans le courant de cette journée. On avait vu également
flans le camp du comte de Toulouse le signal qui avait apparu sur la même
montagne et le bouclier resplendissant qu’avait agité le soldat, et ce
spectacle avait enflammé tous les courages, en donnant à tous les combattants
l’espoir assuré de Les légions du duc de Lorraine et des comtes de Flandre et de Normandie, marchant sous la protection du Seigneur, étaient parvenues à lasser leurs ennemis, et comme ils résistaient déjà avec moins de vigueur, les Croisés avaient détruit les ouvrages avancés, comblé les fossés et s’étaient établis sans autre obstacle au pied même des remparts : déjà les assiégés n’osaient plus les inquiéter que de loin en loin, à la faveur des lucarnes dont ils s’abritaient. Ceux des soldats chrétiens qui étaient enfermés dans la tour mobile reçurent du duc l’ordre de mettre le feu à un matelas plein de foin, et à des sacs remplis de paille, et bientôt le souffle du vent,du nord porta une épaisse fumée du côté de la ville : A mesure qu’elle augmentait, ceux dont c’était le devoir de défendre les murailles, ne pouvant plus ouvrir ni la bouche ni les yeux, hébétés et perdant toute présence d’esprit au milieu de ces noirs tourbillons, se virent bientôt forcés de quitter le poste qu’ils occupaient. Dès que le duc se fut assuré de leur retraite, il ordonna en toute hâte d’apporter les poutres qu’on avait prises sur les ennemis, en fit appliquer l’une des extrémités sur la machine, l’autre sur les remparts, et fit aussitôt après abaisser la partie mobile de sa tour : elle fût appuyée sans retard sur les deux poutres et présenta ainsi la surface d’un pont, devenu par ce moyen suffisamment solide. Les instruments que les ennemis avaient voulu employer pour leur défense, se trouvèrent dès lors dirigés contre eux-mêmes. Après avoir ainsi présidé à l’établissement de son pont, l’illustre Godefroi y passa le premier et entra le premier dans la ville, suivi de son frère Eustache, et encourageant tous les autres à marcher sur ses traces. Après eux s’avancèrent deux hommes nobles, Ludolf et Gislebert, frères de mère, guerriers dignes d’être à jamais célèbres, et qui étaient nés dans la ville de Tournai : ils furent suivis par un nombreux détachement de cavaliers et de fantassins, autant que la machine avait pu en contenir, et que le pont leur permettait de passer. Les ennemis, aussitôt qu’ils, virent les murailles occupées par les Croisés et le due à la tête de ses soldats, se retirèrent de leurs tours et de leurs remparts, et allèrent se réfugier dans les défilés des rues. En même temps les Croisés, voyant le duc et la plupart des nobles maîtres des tours, sans se donner le temps d’entrer dans la machine et de passer par le même chemin, dressent à l’envi contre les murailles toutes les échelles dont ils peuvent disposer ; ils en avaient un grand nombre, car on avait publié dans tout le camp un ordre portant que tous les cavaliers eussent à en faire une, de deux à deux ; et tous en ce moment, obéissant avec empressement à l’appel de Godefroi, s’élancent sur les remparts et se réunissent à ceux qui y étaient déjà arrivés. Immédiatement à la suite du duc de Lorraine, on avait vu marcher successivement le comte de Flandre et le duc clé Normandie, le valeureux Tancrède, homme illustre et recommandable en tout point ; Hugues l’ancien, comte de Saint-Paul, Baudouin du Bourg, Gaston de Béziers, Girard de Roussillon, Thomas de Féii, Conan le Breton, Raimbaud, comte d’Orange, Louis de Mouson, Conon de Montaigu et Lambert son fils, et plusieurs autres dont les noms nous sont échappés. Aussitôt que le due les vit tous arrivés sains et saufs, il envoya quelques uns d’entre eux à la porte du nord, dite aujourd’hui porte de Saint-Étienne, avec une bonne escorte, leur donnant l’ordre de l’ouvrir et de faire entrer le peuple qui attendait en dehors. Ils y allèrent en effet en toute hâte, ouvrirent la porte, et la foule des assiégeants se précipita pêle-mêle et sans ordre. C’était le sixième jour de la semaine et la neuvième heure du jour. Il semble que ce moment .fut choisi par Dieu même, puisqu’à pareil jour et à pareille heure que le Seigneur avait souffert dans la même ville pour le salut du monde, le peuple fidèle, combattant pour la gloire du Sauveur, voyait s’accomplir heureusement l’œuvre de ses espérances. Le même jour le premier homme avait été formé ; le même jour le second homme avait été livré à la mort pour le salut du premier. Aussi était-il convenable, que ceux qui se portaient ses disciples et les membres de son corps triomphassent en son nom de ses ennemis. Cependant le duc et tous ceux qui étaient entrés avec lui s’étant réunis, couverts de leurs casques et de leurs boucliers, parcouraient les rues et les places, le glaive nu, frappant indistinctement tous les ennemis qui s’offraient à leurs coups, et n’épargnant ni l’âge ni le rang. On voyait tomber de tous côtés de nouvelles victimes, les têtes détachées des corps s’amoncelaient çà et là, et déjà l’on rie pouvait passer dans les rues qu’à travers des monceaux de cadavres. Les princes étaient presque arrivés vers le milieu de la ville, poursuivant le massacre sans interruption, et le peuple, toujours disposé au carnage, se précipitait en foule sur leurs pas, altéré du sang des infidèles. Pendant ce temps le comte de Toulouse et les princes qui
combattaient avec lui auprès de la montagne de Sion, ignoraient encore cette
victoire et la prise de Dès qu’ils furent parvenus sur les remparts, ils allèrent
ouvrir la porte du La plus grande partie du peuple s’était réfugiée sous les portiques du temple, soit parce que ce lieu se trouvait placé presque à l’écart, soit parce qu’il était défendu par une muraille, et par des tours et des portes solides. Mais il cherchait en vain un asile, et un point de refuge. Tancrède y courut aussitôt, suivi de la plus grande partie de l’armée : il pénétra de vive force dans le temple, et après de nouvelles scènes de carnage, on dit qu’il emporta une immense quantité d’or, d’argent et de pierreries ; dans la suite cependant, et lorsque le premier tumulte fut apaisé, on croit qu’il rendit intégralement tout ce qu’il avait enlevé. Les autres princes, après avoir mis à mort dans les divers quartiers de la ville tous ceux qu’ils rencontraient sous leurs pas, ayant appris qu’une grande partie du peuple s’était réfugiée derrière les remparts du temple, y coururent tous ensemble, conduisant à leur suite une immense multitude de cavaliers et de fantassins, frappant de leurs glaives tous ceux qui se présentaient, ne faisant grâce à personne, et inondant la place du sang des infidèles ; ils accomplissaient ainsi les justes décrets de Dieu, afin que ceux qui avaient profané le sanctuaire du Seigneur par leurs actes superstitieux, le rendant dès lors étranger au peuple fidèle, le purifiassent à leur tour par leur propre sang, et subissent la mort dans ce lieu même en expiation de leurs crimes. On ne pouvait voir cependant sans horreur cette multitude de morts, ces membres épars jonchant la terre de tous côtés, et ces flots de sang inondant la surface du sol. Et ce n’était pas seulement ce spectacle de corps privés de vie et dispersés çà et là en mille pièces qui inspirait un sentiment d’effroi ; la vue même des vainqueurs couverts de sang de la tête aux pieds était également un objet d’épouvante, et le signal de nouveaux dangers. On dit qu’il périt dams l’enceinte même du temple, environ dix mille ennemis, sans compter tous ceux qui avaient été tués de tous côtés, dont les cadavres jonchaient les rues et les places publiques, et dont le nombre ne fut pas moins considérable. Tous ceux des Croisés qui n’étaient pas auprès du temple parcouraient la ville pendant ce temps, cherchant dans toutes les rues détournées, dans tous les passages écartés, les malheureux qui se cachaient pour échapper à la mort, les traînant ensuite en public comme de vils bestiaux, et les immolant à leur fureur. D’autres se formant par petits détachements, entraient dans les maisons, enlevaient le père de famille ; les femmes, les enfants, et tous les serviteurs, les perçaient de leur glaive, ou les précipitaient de quelque point élevé, en sorte que les malheureux en tombant sur la terre se brisaient en mille morceaux ; pendant ce temps, chacun s’emparait, à titre de propriété perpétuelle, de la maison dans laquelle il était entré de vive force et de tout ce qu’il y trouvait ; car, avant même qu’ils se fussent emparés de la ville, les Croisés étaient convenus entre eux qu’aussitôt qu’ils s’en seraient rendus maîtres, tout ce que chacun pourrait prendre pour son compte lui serait acquis, et qu’il le posséderait à jamais et sans trouble en toute propriété. Ils se répandaient donc avec activité dans tous les quartiers de la ville, massacraient sur leur chemin tous les citoyens, visitaient tous les tours et les détours, pénétraient de vive force dans les recoins, dans les lieux de retraite les plus cachés, et suspendaient à l’entrée des maisons leur bouclier, ou toute autre espèce d’armes, comme pour donner avis à ceux qui viendraient après eux, qu’ils eussent à ne pas s’arrêter devant un lieu déjà tombé au pouvoir de quelque croisé. Cependant la ville étant entièrement occupée, et les ennemis dispersés ou mis à mort, après que le premier tumulte fût un peu apaisé, les princes se réunirent sans déposer leurs armes, et donnèrent les ordres convenables pour pourvoir d’abord à la sûreté générale ; ils placèrent des gardes à chaque tour, et désignèrent des hommes honnêtes et sûrs pour veiller à l’entrée de toutes les portes, jusqu’à ce qu’ils eussent pu se réunir en conseil pour délibérer et arrêter d’un commun accord leur résolution sur le choix de celui d’entre eux qui serait chargé de commander dans la ville, de prendre soin des affaires publiques, et de décider toutes choses par le libre exercice de ses volontés ; car on redoutait encore avec juste raison les entreprises des ennemis répandus dans tout le pays, et l’on avait toujours lieu de craindre qu’ils ne dirigeassent contre la ville quelque attaque imprévue. Après ces premières dispositions les princes déposèrent leurs armes, changèrent de vêtements, purifièrent leurs mains, et, marchant pieds nus, le cœur rempli d’humilité et clé contrition, ils se mirent en devoir de visiter les lieux vénérables que le Sauveur du monde voulut illustrer et sanctifier par sa présence : tous s’avancèrent avec la plus grande dévotion, poussant des gémissements, versant des larmes, embrassant tous les objets de leurs pieux hommages et élevant vers le ciel leurs profonds soupirs. Ils visitèrent particulièrement l’église de la passion et de la résurrection du Seigneur. Le clergé et tout le peuple fidèle qui, pendant tant d’années, avaient porté le joug cruel d’une injuste servitude, rendant grâce au Rédempteur de la liberté qu’ils recouvraient et portant les croix et les images protectrices des saints, allèrent à la rencontre des princes et les introduisirent dans l’église en chantant des hymnes et des cantiques sacrés. C’était le spectacle le plus agréable, et qui inspirait une félicité toute céleste, clé voir avec quelle dévotion, avec quelle pieuse ferveur et quel empressement le peuple fidèle s’approchait des lieux saints. Les transports d’une joie divine remplissaient lame de tous ceux qui venaient embrasser ces lieux, pleins du souvenir des dons célestes du Seigneur. On ne voyait de toutes parts due des larmes, on n’entendait que des soupirs, non de ceux qu’arrachent à l’homme la douleur et l’anxiété de l’aine, mais tels qu’une fervente dévotion et les pures joies intérieures les excitent dans le cœur des mortels Pli présence. du Seigneur offert en holocauste. Dans l’église même, aussi bien que dans tous les quartiers de la ville, le peuple, rendant grâces à l’Éternel, poussait des cris de réjouissance qui semblaient s’élever jusqu’aux cieux, en sorte qu’on pouvait leur appliquer ces paroles du roi prophète : Les cris d’allégresse et du salut se font entendre dans les tentes des justes[25]. Tous, embrasés de pieuses pensées, se livraient dans toute la ville à des œuvres de miséricorde. Ceux-ci confessaient devant le Seigneur les actions qu’ils déploraient et faisaient vœu de n’en plus commettre de semblables ; ceux-là répandaient tout ce qu’ils possédaient avec la plus grande libéralité et le donnaient aux vieillards infirmes et indigents, estimant que c’était pour eux le comble de la richesse et une faveur suffisante que celle qui leur avait été accordée parle ciel Cie voir enfin ce jour bienheureux ; d’autres, fléchissant les genoux, suffoqués par leurs soupirs et leurs profonds sanglots, parcouraient tous les saints lieux, inondant la terre de leurs larmes, comme celui dont il a été dit : Mes yeux ont répandu des ruisseaux de larmes[26]. Enfin il serait difficile de dire à quel degré était exaltée la sainte dévotion du peuple fidèle. Tous cherchaient à l’envi à se surpasser les uns les autres, tous s’adonnaient exclusivement à des œuvres de piété, se souvenant des bienfaits du ciel et ayant sans cesse sous les yeux cette grâce toute divine qui avait daigné les récompenser à la suite de leurs longues fatigues. Quel cœur, eût-il été de fer ou du diamant le plus dur, ne se fût senti amolli au moment où il lui était enfin permis de recueillir le digne fruit d’un tel pèlerinage, et de recevoir le prix de ses fatigues. Ceux dont l’âme était plus élevée y trouvaient le gage et comme les arrhes de ces rétributions de la vie future par lesquelles le Seigneur a promis de récompenser les saints ; ils croyaient fermement que cette concession des biens présents les devait confirmer dans leur espérance des biens futurs, et que, par leur pèlerinage vers la Jérusalem d’ici-bas, ils arriveraient à la Jérusalem dans laquelle on entre en participation avec le Seigneur. Pendant le même temps les évêques et les prêtres, consommant le sacrifice dans les églises, priaient pour le peuple et rendaient grâce à Dieu des bienfaits qu’il en avait reçus. Le même jour beaucoup de gens virent dans la ville sainte le seigneur Adhémar, évêque du Puy, homme plein de vertus et dont la mémoire est immortelle, et qui, comme je l’ai rapporté, était mort à Antioche : plusieurs hommes vénérables et dignes de foi affirmèrent alors et soutinrent constamment l’avoir vu, aussi de leurs yeux mortels monter le premier sur les murailles de la ville et exciter tous les fidèles à y pénétrer ; dans la suite il apparut aussi d’une manière manifeste à un grand nombre de Chrétiens tandis qu’ils visitaient les saints lieux. Plusieurs autres encore, en l’honneur desquels on avait célébré les offices des morts pendant le cours du voyage et qui s’étaient pieusement endormis dans le sein du Christ, se montrèrent à beaucoup de Croisés dans la même ville, entrant avec eux et s’approchant des lieux saints. Ainsi il devenait évident que, quoiqu’ils se fussent retirés de la vie temporelle, appelés à l’éternelle béatitude, ils n’avaient point été frustrés dans leurs vœux, qu’ils obtenaient pleinement ce qu’ils avaient recherché avec une si pieuse ardeur, et tous trouvaient dans ces faits une grande preuve de leur future résurrection. Et comme, lors de la résurrection cru Seigneur, beaucoup de saints, ensevelis dans le sommeil, s’étaient relevés et avaient apparu à beaucoup de gens dans la cité sainte, de même, au moment où les fidèles délivraient le lieu de la sainte résurrection des superstitions des Gentils, il était digne d’un si grand événement que les anciens miracles fussent renouvelés et due l’on crût voir ressusciter en esprit ceux qui s’étaient si religieusement consacrés au service du Seigneur, ressuscitant lui-même une seconde fois. Ainsi, et de beaucoup d’antres manières encore, se manifestait dans la cité sainte, en présence du peuple de Dieu, cette surabondance de la grâce céleste, opérant par des voies miraculeuses, mais qui ne causaient plus d’étonnement. Le peuple chrétien se sentait animé de tels transports d’une douce joie qu’il oubliait tous ses travaux, les fatigues infinies qu’il avait eu à souffrir, et s’estimait heureux puisqu’il lui était accordé de prendre part à ces dons divins. Toute la ville retentissait de chants sacrés qui s’élevaient au Seigneur, et célébrait cette solennité comme si elle en eût reçu l’ordre de Dieu même : on voyait s’accomplir littéralement cet oracle du prophète : Réjouissez-vous avec Jérusalem, soyez dans l’allégresse avec elle, vous tous qui l’aimez[27]. Cependant les fidèles, habitants de Jérusalem, qui quatre ou cinq années auparavant y avaient vu le vénérable Pierre l’ermite, reconnaissant alors dans la même ville celui auquel le patriarche et d’autres citoyens considérables, tant du clergé que du peuple, avaient remis des lettres pour invoquer les secours des princes des royaumes de l’Occident, fléchissaient le genou devant lui et lui présentaient leurs respects en toute humilité. Ils rappelaient dans leur mémoire les circonstances de son premier voyage, se souvenaient de sa bonté familière et de l’amitié par laquelle il avait daigné se lier avec eux ; ils lui rendaient grâce d’avoir accompli sa mission avec tant de zèle et de fidélité et dans le seul objet de s’acquitter d’une œuvre de piété ; avant tout ils louaient le Seigneur, qui déploie sa gloire par les bras de ses serviteurs, qui avait dirigé les voies de cet homme bien au-delà de ce que ses frères pouvaient en espérer, qui lui avait donné le pouvoir efficace de la parole et la force de convertir sans difficulté les nations et les royaumes, et de les animer à supporter tant et de si longues fatigues, pour l’amour du nom du Christ. Ainsi furent pleinement confirmées ces paroles du Seigneur, qui a dit lui-même : Ma parole qui sort de ma bouche ne retournera point à moi sans fruit ; mais elle fera tout ce que je veux, et elle produira l’effet pour lequel je l’ai envoyée[28]. Soit en particulier, soit en public, tous les fidèles de Jérusalem s’efforçaient de rendre à Pierre l’ermite les plus grands honneurs, et attribuaient à lui seul, après Dieu, le bonheur d’avoir échappé à la dure servitude sous laquelle ils gémissaient depuis tarit d’années, et de voir la cité sainte recouvrant son antique liberté. Quant au patriarche, j’ai déjà dit qu’il avait fait voile vers l’île de Chypre, pour aller racheter à grand prix le salut de ses concitoyens, et le bien-être de l’État. Il allait s’adressant à tous les fidèles qu’il rencontrait dans ce pays, leur demandant l’aumône pour acquitter les. tributs et les impôts extraordinaires dont on avait surchargé ses frères, de peur que, s’ils n’étaient point payés, les exacteurs n’en vinssent à renverser les églises, ou à faire périr le peuple sous le glaive, ainsi qu’ils avaient coutume de le faire dans les temps antérieurs. Le patriarche ignorait donc complètement tout ce qui se passait dans les environs de Jérusalem, et il craignait d’y retourner, comme s’il eût dût y retrouver les mêmes périls : cependant, dans cet intervalle, le Seigneur lui avait assuré des moyens de repos, bien au-delà des espérances qu’il pouvait concevoir. Après avoir terminé leurs prières et visité les lieux saints avec toute la ferveur de leur dévotion, les princes, voulant prévenir l’infection de l’air par les cadavres répandus de toutes parts, crurent devoir prendre soin, avant tout, de faire nettoyer la ville et l’enceinte même du temple. Les citoyens qui étaient échappés à la mort et qu’on avait chargés de fers, reçurent ordre d’y travailler ; mais comme il parut impossible qu’ils pussent suffire seuls à une aussi grande affaire, on proposa aux pauvres de l’armée de recevoir une solde journalière et de s’employer sans retard à la même opération. Les princes, après avoir fait cet arrangement, allèrent se loger dans les maisons que leurs serviteurs leur avaient fait préparer dans cet intervalle. Ils trouvèrent la ville remplie de toutes sortes de commodités et de richesses, et tous, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, commencèrent à vivre dans l’abondance. Toutes les maisons dont les Croisés avaient pris possession de vive force étaient remplies d’or et d’argent, de pierreries et de vêtements précieux, de grains, de vin et d’huile, et l’on y trouvait aussi de l’eau, dont la disette s’était fait sentir si cruellement aux Chrétiens durant tout le temps du siège. Aussi ceux qui s’étaient approprié ces maisons avaient non seulement de quoi suffire à tous leurs besoins, niais pouvaient encore fournir les secours de la charité à leurs frères indigents. Dès le second et le troisième jour de l’occupation de Jérusalem, on vit abonder sur le marché public des marchandises et des denrées de toute espèce ; les pèlerins les achetaient à de bonnes conditions, et le menu peuple même avait en grande quantité tout ce qui lui était nécessaire. Tous, solennisant ces heureuses journées et se livrant à la joie, ne s’occupaient qu’à réparer leurs forces par le repos et une bonne nourriture ; ils en avaient grand besoin ; en en jouissant ils admiraient la générosité et la bonté de Dieu, et conservaient prisent à leur pensée le souvenir des bienfaits dont le Seigneur daignait les combler. Afin de mieux perpétuer la mémoire d’un si grand événement, les princes arrêtèrent d’un commun accord une résolution, qui fut en outre sanctionnée par les vœux et, l’approbation de tous les fidèles. Ils décidèrent que ce jour serait à jamais solennisé et célébré entre les autres jours célèbres ; qu’on rapporterait, à la louange et à la gloire du nom chrétien, tout ce que les prophètes avaient annoncé à l’occasion de cet événement, dans leur prévoyance de l’avenir, et qu’en poutre ce jour serait consacré à intercéder éternellement auprès du Seigneur pour les âmes de ceux dont les louables efforts, dignes de la bienveillance de tout chrétien, avaient enfui obtenu la liberté de la ville agréable à Dieu, berceau de l’antique foi. Pendant ce temps ceux des assiégés qui s’étaient retirés dans la citadelle de David, pour échapper au fer de leurs ennemis, ayant reconnu que les Croisés s’étaient emparés de toute la ville, et qu’eux-mêmes ne pourraient soutenir un siège, adressèrent des propositions au coopte de Toulouse qui s’était logé dans le quartier le plus voisin de la citadelle, et en obtinrent la permission de sortir librement de la ville avec leurs femmes, leurs enfants, et tout ce qu’ils avaient pu emporter, et de se rendre en sûreté à Ascalon ; à ces conditions, ils lui remirent le fort. Vers le même temps, ceux qui avaient été chargés du soin
de nettoyer la ville s’y employèrent avec un zèle extrême ; ils firent brûler
une partie des cadavres, et en ensevelirent d’antres aussi bien que le permit
l’urgence de
[1099] La cité de Jérusalem fut prise l’an de grâce 1099, le quinzième jour de juillet, le sixième jour de la semaine et vers la neuvième heure du jour, trois ans après que le peuple fidèle eut entrepris ce long et difficile pèlerinage. Le pape Urbain II occupait alors le siège de la sainte Église romaine ; l’empire des Romains était gouverné par Henri IV ; le seigneur Philippe régnait en France, et l’empereur Alexis portait le sceptre chez les Grecs. Au devant des armées chrétiennes avait marché la miséricorde du Seigneur, auquel soient honneur et gloire aux siècles des siècles ! amen ! |
[1] Macchabées, l. 1, chap. 2, v. 1.
[2] Rois, l. 1, chap. 21, v. 3-6.
[3] Actes des Apôtres, chah, 9, v. 32-35.
[4] Actes des Apôtres, chap. 9, v. 36-42.
[5] Actes des Apôtres, chap. 10, v. 1 et suiv.
[6] Genèse, chap. 13, v. 10.
[7] Genèse, chap. 34, v. 25.
[8] Paralipomènes, l. 1, chap. 11, v. 4-8.
[9] Évangile selon S. Matthieu, chap. 24, v. 2.
[10] Josué, chap. 3, v. 1-2.
[11] Évangile selon S. Jean, chap. 18, v. 1.
[12] Josué, chap. 15, v. 8.
[13] Paralipomènes, l. 2, chap. 28, v. 3.
[14] Psaumes, 86, v. 1.
[15] Psaumes, 86, v. 1.
[16] Paralipomènes, l. 2, chap. 3, v. 1.
[17] Actes des Apôtres, chap. 3, v. 4 et suiv.
[18] Josué, chap. I, v. 4.
[19] Paralipomènes, l. 2, chap. 32, v. 2-4.
[20] Paralipomènes, l. 2, chap. 32, v. 30.
[21] Rois, I, 3, chap. I, v. 33, 34.
[22] Évangile selon S. Jean, chap. 9, v.7.
[23] Évangile selon S. Jean, chap. 5, v, 2-9.
[24] Actes des Apôtres, chap. I, v. 12.
[25] Psaumes, 117, v. 15.
[26] Psaumes, 118, v. 136.
[27] Isaïe, chap. 66, v. 10.
[28] Isaïe, chap. 55, v. 11.