CEPENDANT les habitants et le gouverneur d’Antioche n’étaient
pas sans de vives inquiétudes sur leur situation, en voyant le courage et la
patience de notre armée et sa persévérance à poursuivre son entreprise au
milieu de toutes sortes de calamités, malgré l’horreur de la disette et les
rigueurs de A l’entrée de la nuit, ainsi qu’il avait été convenu, les
chefs sortirent donc de leurs retranchements à la tête de sept cents
cavaliers tout au plus, et, traversant le pont, ils se rendirent au lieu
placé entre le lac, dont j’ai déjà parlé, et le fleuve Oronte, sur un terrain
d’un mille d’étendue environ, et ils y passèrent Dans la ville cependant les assiégés avaient attendu toute
la nuit les secours qui leur étaient promis et n’avaient cessé de presser de
leurs vœux le retour du soleil : ils espéraient que leurs alliés se
précipiteraient du dehors sur notre camp et qu’eux-mêmes pourraient en même
temps faire une nouvelle sortie et accabler nos troupes en les prenant ainsi
à l’improviste de deux côtés différents. Au point du jour ils commencèrent à
ressentir quelque inquiétude de ne voir arriver aucun renfort : bientôt ils
apprirent par leurs éclaireurs que nos princes s’étaient avancés à. la
rencontre des Turcs. Alors, se rassemblant de tous côtés et sortant avec
empressement de leurs postes, les assiégés, durant toute cette journée,
livrèrent de rudes combats à nos troupes et les soutinrent jusqu’au moment où
les sentinelles, qu’ils avaient placées sur les points les plus élevés,
vinrent les avertir du retour de notre cavalerie ; ils rentrèrent alors dans
la ville, et, se portant sur les tours, sur les remparts, sur toutes les
hauteurs d’où la vue pouvait s’étendre au loin, ils voient arriver des
troupes, et sont d’abord incertains sils doivent les considérer comme des
amis ou des ennemis. Enfin, lorsque nos soldats furent plus avancés, les
habitants les reconnurent à leurs armes, et, les voyant marcher en
vainqueurs, chargés de butin et de dépouilles, ils reconnurent que leurs plus
douces espérances étaient déçues, et s’abandonnèrent aux lamentations et à A cette époque les princes jugèrent convenable de faire
construire un camp retranché sur la colline qui dominait l’emplacement occupé
par les tentes et l’armée du seigneur Boémond, afin que, si les Turcs voulaient
tenter du dehors quelque nouvelle invasion dans notre camp, ils
rencontrassent là un premier obstacle qui servirait de boulevard à notre
aimée. Lorsque cette redoute eut été construite et confiée à une bonne garde,
notre armée se trouva parfaitement en sûreté, et les murailles même
extérieures lui servaient de lignes de circonvallation. A l’orient : elle
avait le nouveau point de défense qu’on venait de faire construire, au Cependant, et dans le courant du cinquième mois d a siégé, quelques vaisseaux Génois, transportant des pèlerins et des vivres, se présentèrent en mer, et vinrent aborder près de l’embouchure de l’Oronte, Ils expédièrent alors plusieurs messagers à nos princes pour annoncer leur arrivée, et faire dire qu’ils attendaient qu’on leur envoyât quelques forces pour protéger leur marche jusqu’au camp. Les ennemis, de leur côté, sachant que ceux qui faisaient partie de notre expédition se rendaient souvent sur les bords de la nier, et que les nouveaux débarqués désiraient vivement pouvoir se mettre en route pour arriver sous les murs de la ville, firent occuper tous les chemins, toutes les avenues, et, se tenant en embuscade, leurs détachements surprenaient les passants à l’improviste, et en massacraient un grand nombre, en sorte qu’il n’Y avait plus moyen de communiquer de notre camp à la nier sans de fortes escortes. Les princes avaient résolu dans le même temps de faire construire une redoute à la tête d’un des ponts, sur un point où était un certain oratoire consacré aux actes de superstition des Turcs, afin de gêner leurs mouvements et leurs sorties de ce côté. Mais comme, en ce moment, il y avait un grand nombre de gens de l’armée qui s’étaient rendus sur les bords de la mer, et voulaient revenir au camp après avoir terminé leurs affaires, on désigna, parmi les princes, Boémond, le comte de Toulouse, Évrard de Puysaie et le comte Garnier de Gray, pour accompagner les ambassadeurs du calife d’Égypte qui désiraient également aller s’embarquer, et pour ramener ensuite tant les nouveaux arrivés que tous ceux de nos pèlerins qui étaient allés les visiter. Les habitants d’Antioche, en apprenant que ces chefs venaient de partir, envoyèrent un corps de quatre mille soldats bien équipés, avec ordre de se placer en embuscade, et de les attaquer vigoureusement à leur retour, s’ils trouvaient l’occasion de les surprendre. Le quatrième jour, en effet, nos princes, étant en marche pour rentrer dans le camp, et traînant à leur suite une multitude de gens sans armes et de bêtes de somme chargées de vivres et de bagages de toute espèce, furent attaqués à l’improviste, et dans un défilé assez étroit, par les Turcs qui s’élancèrent subitement de leur embuscade. Le comte de Toulouse marchait en avant, et le seigneur Boémond protégeait les derrières du convoi. Quoiqu’ils fussent pleins de vigueur et dignes d’estime en tout point, il leur était impossible cependant de gouverner à leur gré une populace aussi imprudente, et de donner des forces et du courage à ceux à qui la nature en avait refusé. Ils résistèrent longtemps, autant pour leur honneur que pour repousser le danger qui menaçait leur escorte ; mais enfin, voyant que tout retard ne ferait qu’aggraver leur péril, et qu’il était absolument inutile de combattre davantage, ils pourvurent à leur sûreté personnelle, et, abandonnant un combat trop inégal, ils se huèrent de pousser leur marche vers le camp, entraînant après eux tous ceux qui étaient en état de les suivre. Le peuple, de son côté, laissant sur la place les bagages et les chariots, se réfugia dans les forêts, sur les montagnes, et tous ceux qui ne purent se sauver succombèrent sous le fer de l’ennemi : on en tua beaucoup. J’ai eu des relations fort diverses sur le nombre de ceux qui périrent dans cette rencontre ; l’opinion la plus commune me porte cependant à croire qu’il y eut trois cents personnes tuées de tout fige et de tout sexe. La nouvelle de ce désastre se répandit bientôt dans le
camp, et l’on dit d’abord que tous ceux qui venaient de quitter les rivages
de la mer avaient péri en route, attaqués à l’improviste par l’ennemi. En
même temps nul ne, donnait aucune nouvelle positive sur les princes, et l’on
ne savait s’ils étaient morts ou sauvés. Godefroi, toujours rempli d’ardeur,
prompt à courir aux armes, et dévoué aux enfants de Dieu comme à ses propres
enfants, convoque aussitôt les princes et toutes les légions’, et fait
prendre les armes dans tout le camp ; puis il expédie de tous côtés des
hérauts qui prescrivent à tout le monde de se rallier, sous peine de mort
contre quiconque osera se soustraire à un devoir si impérieux, pour voler à la
vengeance des Chrétiens. Point de retard, toutes les légions se lèvent en
masse comme un seul homme ; elles forment un seul corps, traversent le pont
de bateaux ; puis le duc les range ‘en bataille, fait avancer les princes qui
doivent les commander, le comte Robert de Normandie, le comte de Flandre,
Hugues-le-Grand, Eustache son frère ; il assigne à chacun le corps qu’il doit
commander, le poste qu’il occupera ; puis, leur inspirant son courage, leur
rappelant leur valeur, il les anime au combat, leur fait part de ses projets,
comme à des hommes prudents et expérimentés, et leur adresse ce discours : S’il est vrai, ainsi qu’on nous l’annonce, que Dieu ; en
punition de nos péchés, ait permis le triomphe des ennemis de la foi et du
nom de Christ sur nos seigneurs et nos frères, que nous reste-t-il à faire,
hommes illustres, si ce n’est de mourir avec eux, ou de venger les injures
qui viennent d’être faites à Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Croyez moi, ni la
vie, ni le salut ne sauraient être préférables à la mort ou à quelque
souffrance que ce soit, si le sang de tant de princes a pu être impunément
répandu sur la terre, si un tel massacre du peuple de Dieu n’est promptement
vengé. Il me semble que les ennemis, enorgueillis en ce moment de leur
victoire, doivent se conduire avec imprudence, et que, fiers de leurs forces
et de leur valeur, ils n’hésiteront point à revenir dans la ville par les
chemins que nous occupons, rapportant leur butin et leurs riches dépouilles :
car, d’ordinaire, la prospérité aveugle ceux auxquels elle vient de sourire,
comme aussi les malheureux et les affligés deviennent plus prudents et plus
habiles. Quant à nous, si, d’ailleurs, vous partagez notre opinion, nous
sommes tout préparés ; défendant une cause juste, confiants en celui pour qui
nous allons combattre, nous avons la ferme espérance d’obtenir Tandis qu’on formait les rangs et qu’on déployait les bannières
en attendant l’arrivée des Turcs, nos éclaireurs accourent en toute bâte pour
annoncer leur approche, et poussant mille cris jusqu’au ciel, ils encouragent
leurs frères à s’armer et à marcher à la rencontre de l’ennemi. Lorsqu’il se
fut avancé jusqu’au point où les nôtres avaient cru devoir l’attendre, s’excitant
les uns les autres, invoquant les secours d’en haut, brandissant leurs
lances, et rappelant leur antique valeur, les Chrétiens se précipitent de
concert, et serrent de près leurs adversaires. Es les attaquent avec leur
vigueur accoutumée, animés par le souvenir de la défaite ; ils les pressent,
sans leur donner un instant de relâche ; enfin, ils triomphent de leur
valeur. La peur a pénétré dans les rangs opposés : les Turcs lâchent les
rênes à leurs coursiers, prennent la fuite, et se précipitent à, l’envi vers
le pont de Accien cependant, après avoir envoyé de nouvelles troupes
au combat, avait fait fermer les portes de la ville pour animer le courage de
ses soldats, et les forcer à vaincre, dans l’impossibilité de se réfugier
derrière les remparts ; mais, tandis qu’il croyait assurer ainsi le succès,
il causait inconsidérément la ruine de tous les siens. Ne pouvant soutenir
plus longtemps le choc de nos troupes, et résister à leur vive poursuite, ils
n’avaient d’autre ressource que de fuir en toute hâte. Trompés dans leur
espoir, ils tombaient et périssaient de tous côtés, tandis qu’ils eussent pu
par ce moyen échapper en grand nombre à Sur les tours et sur les remparts, les matrones suivies de leurs filles et de leurs jeunes enfants, les vieillards et le peuple qui ne combat point, voyant le massacre de leurs compagnons, déploraient leur triste fin, poussant de profonds gémissements et versant des larmes en abondance : Heureux les temps qui sont passés ! s’écriaient-ils. Non moins heureux ceux qu’une mort bienfaisante a préservés des calamités qui nous enveloppent ! Toutes les mères fécondes, nous les avons autrefois appelées heureuses ; maintenant, changeant de langage, nous appelons heureuses les femmes stériles, bien plus heureuses que celles qui sont mères ! Pendant ce temps, Accien, voyant que tout son peuple
succombe, et que ceux qui demeurent encore exposés au glaive de l’ennemi ne
tarderont pas de subir le même sort, ordonne que l’on ouvre en toute hâte les
portes de la ville, et que l’on assure un dernier asile aux malheureux
fuyards. Ceux-ci, dés que la porte est ouverte, se précipitent sur le pont
dans Je plus grand désordre, poursuivis toujours parleurs ennemis, et, s’élançant
lés uns sur les autres dans le mouvement de terreur qui les pousse, un grand
nombre d’entre eux tombent dans le fleuve. Le duc de Lorraine, qui s’était montré
avec vigueur durant tout le combat, donna vers le soir, et sur les abords du
pont, une nouvelle preuve de la force par laquelle il se distinguait entre
tous les autres, et le souvenir de cette action, qui le signala aux yeux de
toute l’armée, mérite bien d’être à jamais conservé. Après avoir abattu avec
sa vigueur ordinaire les têtes de plusieurs cavaliers cuirassés, sans jamais
les frapper cieux fois, il poursuivit avec ardeur un autre cavalier, qui
fuyait et qui était aussi bien cuirassé, et le coupa en deux, de telle sorte
que la partie supérieure de son corps tomba par terre, et que la partie
inférieure demeura sur le cheval, qui dans sa fuite rapide l’emporta jusque
dans Le lendemain, le jour étant revenu, les princes se rassemblèrent
de nouveau, pour rendre grâces au Dieu tout-puissant de la victoire qu’il
leur avait accordée, et pour délibérer sur ce qu’ils avaient à faire. Ils
jugèrent convenable de reprendre le projet qu’on avait formé précédemment, et
de faire élever un ouvrage vers la tête du pont, afin de gêner les sorties
des assiégés de ce côté, et aussi pour donner aux soldats du camp les moyens
de se répandre dans la plaine avec plus de sûreté. Je crois avoir dit qu’il y
avait sur ce point une espèce d’oratoire consacré aux superstitions des Turcs
: ils avaient fait aussi de ce lieu un cimetière pour leurs morts. Pendant la
nuit qui suivit le combat, et une bonne partie de la journée suivante, ils y
transportèrent et y ensevelirent les corps de ceux qui avaient succombé dans cette
affaire. Aussitôt que le peuple du camp Chrétien eut acquis la certitude de
ce fait, il alla s’y établir de vive force, et l’appât des dépouilles qu’on
avait enfouies dans la terre, en même temps que les corps, amena la violation
des tombeaux : les cadavres furent déterrés, et on enleva du sein des monuments
funèbres, l’or, l’argent, et les vêtements précieux qui y étaient renfermés.
Ce fut aussi par ce moyen que ceux qui hésitaient à évaluer le nombre des
morts que l’ennemi avait perdus, en se fondant sur ce que le combat n’avait
été terminé qu’à la nuit close, purent vérifier le fait avec exactitude, et
eurent sujet de se réjouir du succès de Cependant ceux des Croisés qui s’étaient retirés dans les cavernes, sur les montagnes, dans les bois, après avoir échappa sur la route à l’attaque imprévue des Turcs, rentrèrent dans le camp, dès qu’ils eurent appris la victoire de leurs compagnons ; un grand nombre de soldats qu’on avait crus morts dans cette première échauffourée, revinrent sains et saufs avec l’aide du Seigneur. Après avoir rassemblé ainsi tous ceux qui s’étaient dispersés de divers côtés, on se mit à tracer un camp nouveau prés de la tête du pont : les pierres qu’on avait déterrées en détruisant les monuments destinés aux sépultures des Turcs, servirent à la construction d’un mur solide, que le peuple éleva rapidement, en y travaillant avec ardeur ; et, dès qu’il fut achevé, on creusa tout autour un fossé profond. Les princes mirent ensuite en délibération auquel d’entre eux ils confieraient la défense du nouveau camp ; comme aucun d’eux n’était fort disposé à se charger d’une aussi grande entreprise, chacun alléguait différents motifs pour s’en excuser. Le comte de Toulouse, homme agréable à Dieu, s’offrit alors spontanément et consentit à prendre sur lui le soin de cette nouvelle fortification. Ce fut pour lui le moyen de se remettre complètement en faveur auprès de tous ceux qui faisaient partie des diverses expéditions : pendant l’année qui venait de s’écouler, il semblait avoir grandement démérité. Durant tout l’été précédent, et de même pendant tout l’hiver, une certaine maladie qu’il avait essuyée l’avait tenu presque constamment de côté ; il était devenu à peu près inutile à l’armée, et tandis que tous les autres princes se consacraient de toutes leurs forces, et avec un zèle infatigable, au soin de toutes les troupes, lui seul paraissait négliger les affaires ; nul n’éprouvait les effets de sa munificence, il ne se montrait obligeant et affable pour personne, et cette conduite était d’autant plus singulière qu’on disait généralement que sa position et ses richesses le mettaient en état de faire beaucoup plus que tous les autres. Afin donc de se disculper à la fois du reproche de paresse et d’avarice, il se chargea avec empressement de la défense du camp : l’ou assure même qu’il donna en outre cinq cents marcs d’argent bien pesé à l’évêque du Puy et à quelques autres nobles, pour remplacer les chevaux perdus dans la dernière bataille. Cet acte de générosité rendit la confiance et le courage à ses hommes, qui trouvèrent ainsi une indemnité aux pertes qu’ils avaient essuyés, et ils en devinrent plus intrépides à combattre contre les ennemis ; les sentiments de haine qu’on avait conçus contre le comte s’adoucirent peu à peu, et tous en vinrent enfin, à l’appeler, le père et le soutien de l’armée. Le comte plaça cinq cents hommes vigoureux dans le nouvel
ouvrage qui venait d’être construit ; la porte du pont se trouva ainsi comme
assiégée, les habitants de la ville ne purent tenter de sorties de ce côté qu’en
s’exposant aux plus grands dangers, et par suite, tous ceux qui étaient dans
le camp Chrétien eurent la facilité de se répandre beaucoup plus librement dans
En dessous, et à quatre milles environ de la ville, entre
les rives élu fleuve et les montagnes, était un lieu de retraite que l’abondance
de riches pâturages et la beauté dit site rendaient également agréable. Les
habitants d’Antioche y avaient envoyé presque tons leurs chevaux, après que
ceux-ci eurent consommé les fourrages qui étaient dans La ville se trouvant ainsi enveloppée de tous côtés, et les citoyens ayant plus de peine à sortir pour vaquer à leurs affaires du dehors, et beaucoup plus encore pour rentrer, ils ne tardèrent pas à éprouver des difficultés de toutes espèce et à souffrir toutes sortes d’embarras. Les vivres commençaient à leur manquer et la disette leur faisait beaucoup de mal : les chevaux qu’ils avaient conservés, réduits à de plus minces rations, s’affaiblirent peu à peu et se refusèrent enfin à tout service. Dans le mène temps, au contraire, tous ceux d’entre les nôtres que leurs affaires appelaient sur les bords de la mer ou dans les lieux environnants, sortaient du camp et s’y rendaient avec beaucoup plus de facilite ; dans le camp on était en bonne partie soulagé de cette cruelle disette qui pendant tout l’hiver avait tant affligé l’armée. Les froids rigoureux avaient fini ; avec le retour du printemps la mer s’était apaisée ; la flotte qui était dans le port pouvait aller et venir avec glus de sûreté ; à mesure que la température s’adoucissait, et que le soleil prenait plus de force, les communications devenaient beaucoup plus faciles, les routes plus praticables et tous ceux que le soin de leurs affaires particulières poussait à sortir du camp, circulaient plus librement dans toutes les directions. D’autres, qui s’étaient réfugiés dans les villes voisines et auprès de quelques chefs de corps, pour échapper aux calamités qu’éprouvait l’armée, profitant du retour de la belle saison, venaient successivement se réunir aux nôtres, réparaient leurs armes, reprenaient de jour en jour de nouvelles forces et se préparaient ainsi à de nouveaux combats. Cependant Baudouin, le frère du duc, nageant au milieu des richesses dont le Seigneur l’avait combla dans sa libéralité, le cœur ému d’une vive et pieuse compassion en apprenant les malheurs et les souffrances de l’armée, résolut de soulager tant de misères, et envoya de l’or, de l’argent, des soieries, de beaux chevaux, présents superbes et considérables, par lesquels il accrut la fortune particulière de chacun des princes. D’autres encore, parmi le peuple, reçurent également des témoignages de sa générosité et de si munificence : il s’attira ainsi une bienveillance générale, et tous éprouvèrent pour lui un vif sentiment d’affection. En outre et pour ne point demeurer en arrière envers son seigneur et son frère aîné, il voulut lui faire part des revenus des terres qu’il possédait en deçà de l’Euphrate, dans les environs de la ville de Turbessel[1] et des lieux voisins ; ces revenus consistaient principalement en froment, en orge, en vin et en huile, et il assigna à son frère sur leur produit une somme de cinquante mille pièces d’or. Un puissant satrape des Arméniens, ami de Baudouin et nommé Nichossus, voulant faire honneur à son allié, envoya aussi au duc des députés chargés de lui présenter de sa part une tente d’un fort beau travail et d’une vaste capacité. Pancrace, s’étant mis en embuscade sur la route, fit enlever cette tente des mains des serviteurs qui étaient chargés de la porter au camp des Chrétiens, et aussitôt il l’envoya à Boémond ; comme un présent venant de lui. Le duc informé de cet événement, dont la vérité lui fut en outre confirmée par les serviteurs que Nichossus lui avait adressés, prit avec lui le comte de Flandre, avec lequel il s’était intimement lié pendant cette expédition, alla trouver Boémond et lui demanda de restituer le présent qu’il n’avait reçu qu’à son détriment et par suite d’une, violence exercée sur les messagers. Boémond allégua d’abord le titre que lui conférait la générosité du noble Arménien Pancrace, et se déclara légitime possesseur de ce qu’on lui demandait. Enfin, cédant aux instances des princes, qui le supplièrent vivement : d’éviter toute querelle entre les chefs, et toute occasion de tumulte parmi le peuple, il rendit ce qui lui avait été offert comme un cadeau, et la bonne intelligence fut bientôt rétablie entre les deux prétendants. Je ne saurais assez m’étonner à ce sujet qu’un homme aussi remarquable que l’était le duc par la modération de son caractère, aussi distingué par la dignité de ses mœurs, eut mis tant d’obstination à redemander iule chose aussi insignifiante et de si peu d’importance ; je ne puis parvenir même à expliquer cette circonstance qu’en reconnaissant combien il est vrai de dire que rien n’est parfait en tout point, que le bon Homère sommeille quelquefois, et qu’il est permis de succomber au sommeil dans une si longue course, car c’est une des lois de notre condition humaine que nous ne nous sentions que trop souvent détournés de la route dut bien. Cependant on répandait de tous côtés le bruit que le plus puissant des princes de l’Orient, le prince des Perses, cédant aux instances des habitants d’Antioche et aux sollicitations réitérées de ses propres sujets, avait publié un édit pour ordonner une grande levée de troupes dans tout son Empire, et qu’il avait désigné des chefs chargés de conduire en Syrie cette immense multitude de Turcs, au secours des assiégés. Cette nouvelle arriva d’abord du dehors, et prit chaque jour plus de consistance ; bientôt enfin elle fut complètement confirmée par ceux des fidèles qui sortaient de la ville, et venaient chercher un asile dans le camp de leurs frères. Elle excitait de jour en jour plus de rumeur ; on en vint à dire que les Turcs s’avançaient, à grands pas et qu’ils étaient déjà tout prés de la ville ; une terreur soudaine s’empara de notre armée. Le comte de Chartres, Étienne, homme puissant et illustre, que les princes avaient fait en quelque sorte le chef de leur conseil, pour prix de sa sagesse et de sa prudence éclairée, feignit tout à coup d’être malade, prit congé de ses mères, emmena avec lui ses., domestiques, toute son escorte, toutes les provisions qu’il avait en grande abondance, et s’achemina vers la mer, disant qu’il allait s’établir à Alexandrette, non loin du port, à l’entrée de la Cilicie, qu’il y demeurerait jusqu’au rétablissement de sa santé, et qu’après avoir recouvré ses forces, il viendrait rejoindre ses compagnons. Il partit suivi de tous ceux qui avaient marché jusques alors avec lui ; au nombre d’environ quatre mille hommes ; il arriva sur les bords de la mer, se retira dans Alexandrette et attendit les événements. Son dessein était, si l’armée des Chrétiens obtenait par la guerre les succès qu’il espérait pour elle, d’aller la rejoindre, confine s’il s’était guéri de sa prétendue maladie : dans le cas contraire, il aurait tenté de retourner dans sa patrie sur les vaisseaux qu’il faisait préparer à cette intention ; en se couvrant d’un opprobre éternel et au prix de toute sa considération. Cet événement, qui le marquait pour toujours du sceau de l’infamie, consterna les princes : ils prirent compassion de cet homme illustre qui venait de souiller par une si grande faute la gloire de sa race et l’honneur de son nom, et en même temps ils délibérèrent avec anxiété sur les moyens de prévenir les effets de ce premier malheur et d’empêcher que ceux qui demeuraient encore dans le camp ne cédassent à la tentation de suivre un si pernicieux exemple. Ils résolurent, dans un conseil tenu à cet effet, d’envoyer de tous côtés des hérauts et de faire publier une défense absolue de s’éloigner de l’armée ; on déclara que quiconque tenterait de s’échapper en secret, et sans en avoir obtenu la permission des princes, quelles que fussent d’ailleurs sa condition, ses fonctions ou les dignités qui l’élevassent au-dessus des autres, serait considéré comme sacrilège ou homicide, condamné à une éternelle infamie et passible enfin da dernier supplice. Dès ce moment, soit amour du devoir, soit crainte du châtiment, nul n’entreprit de sortir du camp de près, ni de loin, sans en avoir obtenu la permission à l’avance ; tous, semblables à des moines, se montrèrent à l’envi soumis aux ordres de leurs princes et obéirent sans la moindre résistance. Antioche, cette ville agréable à Dieu, qui avait accueilli
la doctrine du Christ au temps même et par les prédications du prince des
apôtres, ainsi que je l’ai déjà dit, avait porté le joug léger du Seigneur,
depuis cette époque et jusqu’à ce jour, avec autant de fidélité que de
dévouement. Tandis que tout l’Orient était ébranlé, que les successeurs de
Mahomet, portant en tous lieux leurs superstitions impies et leurs dogmes
pervers, subjuguaient avec violence toutes les provinces, Antioche rejeta
avec mépris leur doctrine impie, et se défendit, aussi longtemps qu’il lui
fut possible, de la domination des incrédules. Déjà les hérésies des
séducteurs, répandues de toutes parts, avaient occupé les vastes contrées qui
s’étendent depuis le golfe Persique jusqu’à l’Hellespont, depuis l’Inde jusqu’aux
Espagnes ; au milieu de ces nations perverties, Antioche était demeurée
presque seule, donnant l’exemple de la fidélité soigneusement conservée à son
antique foi, et défendant sa liberté avec vigueur. Au temps auquel se
rapporte cette histoire, à peine quatorze ans s’étaient-ils écoulés depuis
que les nobles citoyens de cette ville, accablés enfin par les tempêtes que
les ennemis leur suscitaient sans relâche, fatigués des longs sièges qu’ils
avaient eus à supporter, et réduits à l’impossibilité de résister plus longtemps,
avaient enfin résigné, entre les mains de leurs ennemis, la cité qui vit
naître le nom de la doctrine et la foi du Christ. Aussi, lorsque les armées
de l’Occident arrivèrent devant ses murs, la grande majorité de ses habitants
étaient chrétiens, mais en même temps ils ne possédaient aucune espèce de
pouvoir. Ils se livraient au commerce et à la pratique de tous les arts
mécaniques ; les Turcs et les infidèles avaient seuls le droit de combattre
et d’occuper toutes les dignités : les fidèles ne pouvaient porter les armes,
ni se mêler en rien de tout ce qui se rapportait aux affaires militaires ;
ils étaient devenus bien plus suspects encore du moment où leur prince avait
appris les premières nouvelles de l’arrivée des princes Chrétiens en Orient,
et lorsque ceux-ci vinrent mettre le siège devant Antioche, on alla,jusqu’à
interdire aux fidèles qui y habitaient de sortir de leurs maisons et de
paraître en public, hors des heures déterminées. Il y avait dans cette ville
des familles très nobles, dont l’antique dignité avait été consacrée par les
actes de leurs illustres aïeux : l’une de ces tribus, distinguée par la
noblesse de sa race, était appelée de Beni-Zerra,
ce qui veut dire dans la langue des Latins, les
fils du faiseur de cuirasses. Ils se nommaient ainsi, soit en
souvenir du chef de leur famille qui avait exercé cette profession, soit
parce qu’eux-mêmes continuaient à Il y avait dans cette tribu deux frères, dont l’aîné, chef
de la tribu et de la race, se nommait Émir-Feir[2]. C’était un homme
puissant, qui vivait dans une grande intimité avec le prince, exerçait dans
son palais les l’onctions de secrétaire, et était encore revêtu de plusieurs
autres dignités. Il avait de l’adresse et (le l’habileté : ayant, appris que
le seigneur Boémond était un prince illustre et. magnifique, et qu’il prenait
la part la plus active à tout ce qui se passait au dehors, il avait su se
concilier sa bienveillance par l’intermédiaire de fidèles messagers, dès que
la ville avait été investie par nos armées ; durant tout le cours du siégé,
il n’avait cessé de lui donner des preuves de sa fidélité et de son
dévouement, et il ne se passait presque pas de jour sans qu’il lui rendît
compte de l’état intérieur de la ville et des projets d’Accien. En homme
prudent et discret, il avait grand soin de tenir secrètes les relations qu’il
entretenait avec Boémond, pour n’exposer à aucun danger ni lui, ni les siens.
Boémond, de son côté, ne parlait à personne de ses liaisons avec cet homme de
bien, et tenait son secret profondément renfermé dans son cœur : tous deux
enfin étaient si fidèles l’un à l’autre que leurs domestiques, ceux qui vivaient
avec eux sous le même toit, ne pouvaient même avoir le plus léger soupçon de
leur intelligence et des messages qu’ils s’expédiaient fréquemment. Depuis
sept mois qu’ils entretenaient ces relations dans le plus grand mystère, ils
s’étaient fort souvent occupés ensemble des moyens de rendre à la ville
chrétienne l’usage de sa liberté ; Boémond lui rappelait fréquemment cet objet
important de leur correspondance, lorsqu’un jour Émir-Feir lui envoya par son
fils, confident de leurs secrets, un message conçu, dit-on, en ces termes : Vous savez, le meilleur des hommes, vous qui m’êtes plus
cher que la vie, avec quelle sincérité de cœur je vous suis attaché depuis
que nous nous sommes liés l’un à l’autre par la grâce du Seigneur : je me
souviens très bien aussi que dés le premier moment je vous ai toujours trouvé
ferme dans votre langage, ainsi qu’il convient à un homme de bien. Aussi de
jour en jour vous avez pénétré plus avant dans mon cœur, et vous m’êtes
devenu beaucoup plus cher. J’ai toujours médité avec la plus grande
sollicitude sur les choses dont vous m’avez si souvent entretenu, et je les
ai mûrement examinées. S’il m’était possible de rendre à ma patrie ses antiques
libertés ; d’en expulser les chiens immondes qui l’oppriment sous leur
cruelle domination, et d’ouvrir ses portes au peuple serviteur de Dieu, je suis
bien assuré que les récompenses éternelles ne me manqueraient pas, et que je
serais admis à participer avec les âmes des saints à une béatitude ; sans fin.
D’un autre côté, s’il arrivait qu’après avoir entrepris une œuvre si
difficile, il me fût impossible de la mener à bien, il est certain, et nul ne
peut en douter, que ma maison et l’illustre nom de ma famille seraient
complètement détruits, en sorte qu’il n’en resterait plus ni trace, ni
souvenir. Et, comme d’ordinaire l’espoir des récompenses est le plus puissant
mobile pour pousser les mortels à de semblables entreprises, si vous pouviez
obtenir de vos collègues que la ville qui vous serait livrée par mes soins
vous fût acquise directement et en toute propriété, je nie disposerais, en
dépit de toutes les difficultés, à entreprendre cette œuvre pour l’amour de vous,
à qui je souhaite toutes sortes de biens, autant qu’à nos propres enfants, et
m’y préparerais avec l’aide du Seigneur qui nous a unis par un lien commun ;
je vous livrerais sans obstacle cette tour très fortifiée, comme vous le
voyez, qui est entièrement en mon pouvoir, et qui offrirait à tous les vôtres
un accès assuré dans Dès qu’il eut reçu cette lettre, Boémond mit tous ses soins à sonder en particulier chacun des princes de l’armée, désirant connaître les pensées renfermées dans le fond de leur cœur, et cherchant à savoir quelles dispositions ils voudraient faire s’ils venaient à s’empirer de la ville, en même temps, cependant, il cachait soigneusement ses desseins, et ne s’en ouvrait qu’à ceux dont il se croyait bien assure d’obtenir un entier assentiment à tous ses projets. Ayant découvert ainsi qu’il y avait peu de moyens de réussir auprès de quelques-uns d’entre eux, il suspendit ses démarches pour attendre un moment plus opportun. Le duc Godefroi cependant, le comte de Normandie, le comte de Flandre, et Hugues-le-Grand avaient acquiescé à ses propositions, et lui avaient promis leur assentiment et leur concours : confidents du secret qu’ils approuvaient, admirant la sagesse de cet homme illustre, ils conservaient religieusement un mystère qu’il importait de lie dévoiler à personne. Le comte de Toulouse seul n’était pas de l’avis de ses collègues. Il en résulta des retards extrêmement dangereux : d’un côté l’homme avec qui Boémond calait lié lie voulait pas se livrer à une si grande entreprise, ni s’exposer à tant de périls, au profit de tous les princes, et d’un autre côté aussi Boémond lui-même mettait une grande importance à cette affaire, bien moins dans l’intérêt général que dans l’espoir d’y trouver de grands avantages personnels ; il continua cependant d’entretenir ses relations avec Émir-Feir, de lui envoyer des présents et des témoignages d’affection, de demeurer fidèle aux lois de l’amitié ; et tous deux s’adressaient fréquemment des messages, pour resserrer de jour en jour les liens par lesquels ils s’étaient si étroitement unis. Cependant les députés qu’Accien et les habitants d’Antioche avaient envoyés en Perse pour solliciter du secours revinrent dans leur ville, après avoir réussi dans leur mission et obtenu les promesses de l’assistance qu’ils recherchaient. Le prince magnifique des Perses, rempli de compassion pour les maux que souffraient les habitants d’Antioche, et voulant en même temps s’opposer aux progrès de nos armées, de peur qu’elles n’en vinssent à occuper de vive force quelque portion de ses États, envoya en Syrie de nombreuses troupes de Perses, de Turcs et de Kurdes, et leur donna pour chef celui de ses intimes confidents dont la bravoure, le dévouement et l’habileté lui inspiraient la plus grande confiance. Des centurions, des quinquagénaires et d’autres officiers inférieurs furent chargés de marcher sous sa conduite et de lui obéir en tout point. Il lui donna en marne temps des lettres, ayant force de loi, adressées à tous les gouverneurs des contrées soumises à son empire, par lesquelles il prescrivait à tous les peuples, à toutes les nations, à toutes les tribus parlant des langues diverses, de marcher sans délai à la suite de son fils chéri, Corbogath[3], qu’il avait élu, en récompense de ses mérites, pour commander ses armées ; de se soumettre à son pouvoir, et de lui obéir en tout ce qu’il jugerait devoir ordonner, en vertu du libre exercice de sa volonté. En exécution des ordres de son maître, Corbogath s’étant mis à la tête des légions, et ayant rallié sur toute sa route celles qui venaient le rejoindre, entra en Mésopotamie à la tête de deux cent mille hommes, et fit dresser son camp dans les environs d’Édesse. Il apprit alors par divers rapports que l’un des princes Francs contre lesquels il dirigeait son expédition occupait cette ville et toute la province adjacente, et il résolut d’assiéger la place et de s’en emparer de vive force avant de passer l’Euphrate. Baudouin, informé à l’avance de son arrivée, avait rempli la ville de vivres, d’armes, de guerriers vigoureux recrutés de toutes parts, en sorte qu’il était peu troublé des menaces de son ennemi, et de la terreur qu’il cherchait à répandre. Corbogath cependant expédia des hérauts dans toute son armée, pour donner l’ordre d’investir la place et de l’attaquer de tous côtés avec la plus grande vigueur ; Irais les assiégés résistaient aussi très vaillamment, et le siégé n’avançait pas. Les hommes qui avaient le plus d’expérience se réunirent donc autour de leur prince, et parvinrent, à force d’instances, à lui persuader de renoncer à cette entreprise secondaire, de suivre l’objet principal de son expédition, de passer l’Euphrate, et de se rende en toute hâte sous les murs d’Antioche, pour en faire lever le siège, lai représentant qu’une fois qu’il aurait obtenu la victoire, un jour lui suffirait à son retour pour s’emparer de la ville d’Édesse et de la personne même de Baudouin. Après avoir demeuré pendant trois semaines à prodiguer inutilement son temps et ses peines, il ordonna à ses légions de traverser le fleuve, et : lui-même marchant sui, leurs traces, il pressa de toutes ses forces sa marche sur Antioche. Le séjour qu’il fit devant Édesse fut cause que Baudouin ne put rejoindre la grande armée pour assister aux derniers événements du siège, mais en mémo temps ce fat ce qui assura le salut de notre armée. En effet, si Corbogath avait suivi la route directe, et était arrivé à Antioche ait temps que le correspondant de Boémond avait indique, et avant que nos troupes fussent entrées dans cette place, celles-ci se seraient trouvées exposées aux plus grands dangers : même après avoir occupé la ville, à l’aide de Dieu, elles eurent beaucoup de peine à résister à cette formidable expédition. La renommée avait devancé la marche de ces nombreuses
armées : le camp des Chrétiens en était tout préoccupé, et l’on tenait même
pour certain, d’après les rapports de beaucoup de Grecs, qu’elles étaient
arrivées dans le voisinage. Les princes, remplis de sollicitude, envoyèrent
de divers côtés des hommes expérimentés, dont la fidélité et le zèle ne
pouvaient être révoqués en doute, et les chargèrent de rechercher l’exacte
vérité avec autant de soin que de promptitude, et de ne prendre des
informations qu’auprès de gens auxquels on pût s’en rapporter entièrement. On
donna ces missions à des nobles pleins de force et d’audace, Drogon de
Néelle, Clairambault de Vandeuil, Gérard de Cherisi, Renaud, comte de Toul,
et quelques autres dont les noms nous sont échappés. Ils se dirigèrent (le
divers côtés, suivis de leurs escortes, et parcoururent tout le pays dans le
plus grand détail ; ils envoyèrent même des éclaireurs fort en avant, et
acquirent ainsi la certitude qu’il arrivait de tolites parts des troupes qui
venaient se réunir en une seule armée, comme on voit les eaux affluer de tous
les côtés dans les fleuves qui se rendent à Les princes se réunirent en cette occasion, dont semblait dépendre tout le sort de leur expédition, et, pleins de sentiments d’humilité et de contrition, ils délibérèrent en commun sur ce qu’il y avait à foiré en des circonstances aussi urgentes ; quelques uns proposèrent que tous ceux qui étaient occupés au siège sortissent du camp pour se rendre à une distance de deux on trois milles, marcher ainsi à la rencontre des arrivants et tenter la fortune, après avoir invoqué le secours du ciel, en livrant bataille à ce prince superbe, trop enorgueilli par ses forces. D’autres pensaient qu’il serait plus sage de laisser dans le camp une partie de l’armée, qui serait chargée de contenir les assiégés derrière leurs murailles, dans le cas où ils voudraient essayer d’aller se réunir aux Turcs, tandis que la portion la plus considérable et en même temps la plus aguerrie se porterait en avant à deux ou trois milles de distance, conformément à l’avis déjà proposé, et, si le Seigneur tout-puissant l’avait ainsi décidé, tenterait, en implorant son secours, de combattre les ennemis. Tandis qu’on discutait avec chaleur ces diverses propositions, chacun donnant son avis à son gré, Boémond conduisit à l’écart les princes les plus considérables, le duc Godefroi, Robert, comte de Flandre, Robert, comte de Normandie, Raimond, comte de Toulouse, laissant de côté la foule des autres chefs, et réunissant ceux qu’il voulait persuader dans un lieu entièrement isolé, il leur adressa le discours suivant : Je vois, mes frères très chéris,
compagnons de notre servitude envers le ciel, que vous êtes horriblement
tourmentés de l’arrivée de ce prince, qu’on dit n’être pas éloigné de nous :
dans la délibération que nous venons d’entendre, chacun a adopté des avis
divers, suivant les motifs et les intentions qui l’ont guidé ; et cependant,
dans aucune de ces propositions, on n’a saisi le véritable point de la question,
celui d’oit dépend toute l’affaire. En effet, soit u que nous marchions tous,
comme le veulent quelques uns de nous, soit qu’une partie de l’armée demeure
dans le camp, il semble que nous aurons perdu tout à fait et fort inutilement
le prix de tous nos travaux, de tous nos efforts, et enfin tout le temps que
nous avons employé ici. Si toute l’armée sort du camp, le siége se trouvera
levé, nos projets seront déjoués, et les assiégés recouvreront leur liberté
entière, soit en allant se réunir à nos ennemis, soit en introduisant dans
leur ville des cohortes auxiliaires. D’un autre côté, si vous laissez dans le
camp une portion de nos légions, le même résultat me paraît encore
inévitable. Comment cette portion de votre armée pourra-t-elle contenir les assiégés
derrière leurs murailles en présence des renforts qui leur arrivent, lorsque
nous tous, en réunissant toutes nos forces, nous avons eu grand’peine à les
empêcher de sortir au moment même où ils ne comptaient sur aucun secours
extérieur ? Ainsi il me paraît évident qu’il arrivera l’une de ces deux choses
: ou les assiégés, se réunissant à leurs auxiliaires et les renforçant
beaucoup, se précipiteront sur nous avec de grands avantages, ou bien, introduisant
de nouvelles troupes dans la ville, ils l’approvisionneront amplement en
vivres et en armes ; en sorte que, quand même nous devrions, avec l’aide du
Seigneur, triompher de nos ennemis du dehors, il ne nous resterait plus aucun
espoir de nous emparer de Ce discours réjouit infiniment les princes, et ils consentirent avec empressement à la demande de Boémond, excepté cependant le comte de Toulouse qui persista opiniâtrement à déclarer qu’il ne voulait céder ses droits à personne. Les autres promirent à Boémond de lui concéder à perpétuité la ville et toutes ses dépendances, pour en jouir et transmettre son droit à titre héréditaire ; en même temps ils s’engagèrent tous, en lui présentant la main, à ne révéler à personne le secret qu’il venait de leur confier, et ils le supplièrent avec les plus vives instances de s’occuper, le plus activement qu’il le pourrait, de l’accomplissement de ses projets et d’éviter tout délai en des circonstances si périlleuses. L’assemblée se sépara : Boémond, plein d’ardeur et incapable de supporter le moindre retard, expédia à son ami son messager accoutumé, lui annonça qu’il avait obtenu des princes tout ce qu’il en désirait, et, l’interpellant d’accomplir ses engagements, il lui fit demander de se préparer pour la nuit suivante à l’exécution de ses projets, avec l’aide du Seigneur. Cette nouvelle enflamma Émir-Feir d’un nouveau courage. Un autre événement, qui s’était passé peu auparavant, avait beaucoup contribué aussi à redoubler son ardeur pour le succès de cette entreprise. Tandis qu’il était fort assidûment occupé des affaires de son ministère, de celles de son maître, le prince Accien, et de beaucoup d’autres choses encore qu’il avait à suivre dans la ville, on raconte que, dans un moment très pressant il envoya son fils, jeune encore, à sa maison pour je ne sais quel motif. Lejeune homme, en y arrivant, surprit chez sa mère un Turc, l’un des principaux habitants de la ville, dans une entrevue tout à fait criminelle : pénétré de douleur et d’effroi, il retourna en toute hâte auprès de son père, et lui rapporta le crime abominable dont il venait d’être témoin. Émir-Feir, rempli d’une juste indignation, et enflammé de colère comme il convient à un époux outragé, s’écria alors : Il ne suffit donc pas à ces chiens immondes de nous accabler sous le poids d’une injuste servitude, d’affaiblir chaque jour nos patrimoines par leurs exactions ; il faut encore qu’ils violent les lois du mariage, qu’ils méconnaissent tous les droits conjugaux ! Certes, si je vis, je saurai bien, avec l’aide du Seigneur, mettre un terme à tant d’insolence et leur donner la juste rétribution de leurs œuvres. Il dissimula avec soin son ressentiment ; mais son fils, qui possédait son secret et que le déshonneur de sa mère avait profondément offensé, lui servit à communiquer avec Boémond. Il l’envoya à ce dernier, en l’invitant à faire avec le plus grand soin tous les préparatifs nécessaires pour le succès de son entreprise, et lui annonçant que de son côte il n’y mettrait aucun retard, et qu’il serait prêt dès la nuit suivante à accomplir ses promesses. Il lui fit demander de prendre ses mesures pour qu’à la neuvième heure tous les princes eussent à sortir de leur camp chacun avec ses troupes, comme pour marcher à la rencontre de l’ennemi, et qu’ensuite ils revinssent dans le plus grand silence vers la première veille, afin qu’ils pussent être prêts vers le milieu de la nuit à se conduire d’après les avis qu’il leur donnerait. Boémond, après s’être entretenu avec le jeune homme, le conduisit en secret auprès des princes auxquels il s’était confié, et leur fit part des propositions qui lui étaient communiquées. Les princes, admirant avec étonnement l’adresse et li fidélité de celui qui envoyait le message, approuvèrent tout ce qu’on leur disait et consentirent à suivre le projet. Vers le même temps il arriva à Antioche un de ces événements
qui surviennent fort souvent au milieu des circonstances les plus difficiles.
Les citoyens, et plus particulièrement ceux qui étaient chargés du
gouvernement de la ville, commencèrent à éprouver quelque pressentiment d’une
trahison secrète qui aurait pour objet de livrer la place aux ennemis ; et,
quoiqu’on n’eût aucun indice certain qui dut, confirmer cette opinion, le
bruit s’en répandit cependant de tous côtés et devint bientôt général. Les
principaux habitants se réunirent avec empressement, et allèrent trouver le
prince pour tenir conseil avec lui à ce sujet : les craintes que l’on
ressentait paraissaient assez vraisemblables, et il y avait de fortes
présomptions qui pouvaient servir à les justifier. La ville, comme je l’ai
dit, était remplie de fidèles, et, quoiqu’ils fussent complètement innocents
en cette occasion, on ne laissait pas de les tenir pour suspects : parmi eux
le noble Émir-Feir était également l’objet des soupçons des principaux
citoyens ; Accien seul comptait entièrement sur sa bonne foi et sa sincérité.
Comme ils se trouvaient donc rassemblés citez le prince pour délibérer avec
sollicitude sur les craintes qui les agitaient, parmi les noms de ceux qui
paraissaient suspects on vint à prononcer le nom d’Émir-Feir, et l’on se crut
d’autant plus fondé à demander raison des préventions qu’il inspirait, qu’il
était lui-même renommé pour son habileté et distingué entre tous les fidèles
par son crédit et sa puissance. Le prince, persuadé en partie par ces
représentations, ordonna qu’on fit venir Émir-Feir devant lui : il arriva en
effet, et l’on continua en sa présence à discuter les mêmes questions, afin
de connaître son opinion et de juger, d’après la tournure de ses réponses, si
l’on était fondé ou non à se méfier de lui. Émir-Feir, qui avait l’esprit très
prompt et très adroit, reconnut sur-le-champ que cette discussion avait pour
principal objet de vérifier des soupçons qu’on avait conçus contre lui, et l’on
rapporte que, dans cette situation, pour mieux cacher ses desseins et
paraître complètement innocent, il adressa à l’assemblée le discours suivant
: Hommes vénérables, princes et grands de cette
cité, vous êtes animés d’une sollicitude tout à fait louable et telle qu’il
convient à des hommes véritablement prudents. Il est sage, en effet, de
craindre tout ce qui peut arriver, et des précautions surabondantes ne
sauraient nuire dans une affaire capitale. Ce n’est donc point par un mouvement
de légèreté que vous éprouvez cette vive sollicitude pour votre liberté, votre
salut et celui de vos femmes et de vos enfants. Il est toutefois, si vous
voulez approuver mon opinion, une voie prompte et sûre par laquelle vous pourrez
trouver le remède efficace pour guérir et provenir même le mal que vous
redoutez. Cette détestable entreprise, qui vous paraît devoir exciter vos justes
craintes, ne pourrait être effectuée que par ceux qui sont proposés aux tours
et aux murailles, ou à la garde des portes. Que si vous vous méfiez de la sincérité
de ces gardiens, faites les changer plus souvent de place, afin que, ne
demeurant pas trop longtemps en un même lieu, ils ne puissent contracter avec
l’ennemi des relations trop dangereuses. Une affaire de cette importance ne s’engage
pas facilement ; il y faut beaucoup de temps, et il n’est pas au pouvoir d’un
simple particulier de l’entreprendre à lui seul, sans avoir entraîné dans ses
projets, parmi les hommes les plus considérables de la cité, quelques
complices qui n’auront pu résister aux présents et à Il dit, et parut avoir donné par ce discours des gages de
son innocence ; les soupçons que l’on avait conçus contre lui furent en
partie dissipés ; ses paroles réussirent auprès de tous, et l’avis qu’il
proposait fut jugé le meilleur ; on l’aurait même mis à exécution
sur-le-champ, si la nuit n’eût été prés d’arriver, en sorte qu’il était tout
à fait impossible de prescrire un tel changement, dans la situation présente
de Lui, cependant, sachant que bientôt les choses auraient à subir le plus grand de tous les changements, alla tout disposer pour l’accomplissement de ses desseins, avant que de nouveaux obstacles vinssent encore les traverser. Dés le moment que nos armées étaient arrivées sous les
murs d’Antioche, et en avaient commencé l’investissement, les habitants de
cette ville avaient tenu pour suspects les Grecs, les Syriens, les Arméniens
et tous ceux de leurs concitoyens, à quelque nation qu’ils appartinssent, qui
professaient la foi chrétienne. En conséquence ils avaient expulsé, comme ne
servant qu’a encombrer, tous les faibles, tous ceux qui n’avaient qu’avec
peine les vivres nécessaires, et qui ne pouvaient suffire à leur entretien et
à celui de leurs familles, ne gardant ainsi dans la ville que les riches,
ceux qui avaient de grands patrimoines, et à qui il était facile d’approvisionner
leurs maisons de toutes sortes de denrées. Ceux-ci cependant étaient accablés
de tant de charges ordinaires et extraordinaires, qu’on pouvait dire qu’il
valait mieux être du nombre de ceux qu’on avait expulsés, que de ceux à qui l’on
prétendait avoir accordé, par grâce spéciale, la permission de demeurer. On
leur imposait très fréquemment, de fortes amendes en argent ; on leur
extorquait avec violence tout ce qu’ils pouvaient posséder, et de plus on les
enlevait de leurs domiciles pour les forcer à remplir les services les plus
vils, les charges les plus onéreuses. S’il y avait des machines à élever, des
poutres d’une énorme dimension à transporter, on leur enjoignait sur-le-champ
de s’y employer. Les uns étaient contraints à porter les pierres, le ciment
et tous les matériaux nécessaires aux constructions ; les autres avaient
ordre de fournir aux machines les pierres et les quartiers de roc qu’elles étaient
destinées à lancer hors des murs ; d’autres encore servaient auprès des
câbles avec lesquels on faisait voler au loin toutes sortes de projectiles,
et tous étaient contraints de suivre aveuglément les caprices de leurs chefs,
sans pouvoir obtenir la moindre remise, ou quelques moments de repos. Puis,
lorsqu’ils avaient fidèlement et religieusement accompli tout ce qu’on leur
prescrivait, ils recevaient, pour prix de leurs efforts, des souilles, des
coups et toutes sortes d’indignes traitements. Une oppression si tyrannique n’avait
pas même suffi à ces chiens immondes : pour mettre le comble à leurs inouïes
méchancetés, huit jours avant la réunion où l’on avait commencé à témoigner
des craintes et des soupçons contre Émir-Feir, ils avaient tenu une assemblée
secrète, dans laquelle ils résolurent de massacrer, à l’improviste et au
milieu de la nuit, tous les fidèles qui habitaient dans Vers la neuvième heure du soir des hérauts furent envoyés de toutes parts dans le camp des assiégeants, pour donner l’ordre à toute la cavalerie de prendre les armes et de se préparer à suivre les chefs, sans le moindre retard. Le peuple ignorait complètement ce mystère, qui même n’avait été révélé qu’à un petit hombre des plus grands seigneurs. Tous les cavaliers étant donc sortis du camp, en conformité des sages avis d’Émir-Feir, et chacun suivant les bannières de son prince, on feignit de partir pour une expédition, afin d’attendre le moment où la nuit aurait étendu sur la terre ses, voiles épais, et à la faveur de l’obscurité, on rentra alors au camp, dans le plus grand silence. Émir-Feir, cet homme de Dieu, qui rendait en ce moment un si important service à nos armées, avait un frère utérin, dont les dispositions et les sentiments étaient complètement différents : comme il ne comptait nullement sur sa fidélité, il ne lui avait point communiqué son secret, et le tenant pour suspect, il s’était constamment caché de lui, dans toutes les démarches qu’il avait faites. Ce même jour, et tandis que notre cavalerie sortait du camp, vers la neuvième heure, les deux frères se promenaient ensemble sur les remparts ; ils regardaient dans notre camp, à travers les ouvertures, et voyaient les mouvements de nos troupes qui se mettaient en marche pour sortir. L’aîné désirait vivement connaître les pensées de son frère cadet, et savoir quelles étaient ses dispositions présentes. Il lui adressa donc la parole en ces termes : Mon frère, j’ai vraiment compassion de ce peuple a qui se montre fidèle à la croyance que nous professons et pour qui l’on prépare à l’improviste une si cruelle fin. Il ignore ce que le jour de demain lui réserve. Il sort en toute confiance et semble ne rien craindre, comme si toutes choses étaient pour lui en sûreté. Certes, s’il savait les embûches qu’on lui tend et la ruine qui le menace de si près, il prendrait sans doute d’autres précautions. Son frère lui répondit alors : Votre sollicitude est insensée, et cette compassion que vous éprouvez est un sentiment tout à fait aveugle. Plût à Dieu qu’ils eussent tous succombé déjà sous les glaives des Turcs ! Depuis le jour qu’ils sont arrivés dans ce pays, notre condition n’a fait qu’empirer : il est presque impossible qu’il nous arrive par eux autant de bien qu’il nous est déjà survenu de mal à leur occasion. A ces paroles, Émir-Feir qui avait déjà mis en question s’il ne communiquerait pas ses desseins à son frère, s’éloigna de lui comme d’une peste, l’âme remplie d’horreur et l’accablant d’exécration dans le fond de son cœur ; et bientôt, pour ne pas trouver en lui un obstacle à l’œuvre qu’il avait entreprise pour le Christ, il songea aux moyens de lui donner la mort, préférant le salut général oies fidèles aux sentiments de la fraternité. Pendant ce temps Boémond, respirant à peine et plein d’angoisse, de peur qu’au moment d’accomplir ses projets, le moindre délai ne devint funeste à leur exécution, visitait successivement tous les princes, les invitait par les plus vives instances à se tenir tout prêts, et lui-même portait à la main une échelle Bite avec art en corde de chanvre, dont l’extrémité Inférieure était garnie de crochets ferrés, tandis que la partie supérieure devait être fortement attachée sur les revêtements des remparts. On était au milieu de la nuit ; un calme profond régnait dans la ville ; les citoyens puisaient de nouvelles forces dans le sommeil, et y trouvaient un soulagement à leurs veilles et à leurs longues fatigues. Boémond envoie alors à son ami un fidèle interprète qui lui était entièrement dévoué, avec ordre d’aller en toute hâte lui demander s’il veut que son maître s’avance à la tête de sa troupe. Le messager arrive au pied des remparts, et trouve Émir-Feir veillant, à l’abri d’une des ouvertures ; il lui répète les paroles de son seigneur, et l’autre lui répond aussitôt : Assieds-toi, et, tais-toi, jusqu’à ce que le prépose aux veilles, qui s’avance avec une escorte nombreuse et des lampes éclatantes, ait passé au-delà de ce poste. En effet, indépendamment des gardiens qui- étaient chargés de veiller à la sûreté de chaque tour, il y avait encore à. Antioche un magistrat supérieur, qui, trois ou quatre fois pendant la nuit, faisait tout le tour des remparts avec une nombreuse escorte, et précédé de torches ardentes, afin de réprimander ou de punir, selon qu’ils l’auraient mérité, ceux qu’il rencontrerait succombant au sommeil ou négligents dans leur service. Celui qui était chargé de cette surveillance ayant passé à la tour d’Émir-Feir, et l’ayant trouvé occupé à veiller, donna des éloges à son activité, et poursuivit son chemin. Émir-Feir, croyant alors que le moment favorable était arrivé, appela l’interprète qui était au pied des remparts, et lui dit : Cours vite, et va dire à ton maître qu’il se hâte d’arriver avec une troupe d’hommes choisis. Le messager retourna aussitôt auprès de Boémond qui était tout prêt : il fit avertir tous les autres princes qui avaient fait aussi leurs dispositions, et chacun se mettant à la tête des siens, en un clin d’œil ils arrivèrent tous ensemble, et comme un seul homme, au pied de la tour qu’ils avaient reconnue, marchant dans le plus grand silence, et ne faisant pas le moindre bruit. Pendant ce temps, Émir-Feir était rentré dans la tour, et voyant son frère endormi, sachant qu’il avait des pensées toutes différentes, et craignant qu’il ne fût un obstacle à l’exécution de ses desseins, au moment même où ils étaient sur le point d’être accomplis, pieux et criminel à la fois, il le transperça de son épée. Puis retournant sur les remparts, il découvrit par l’une des ouvertures que ceux qu’il avait fait appeler venaient d’arriver ; il leur donna le signal de reconnaissance, le reçut de même, et fit descendre aussitôt une corde pour attacher et remonter l’échelle. Lorsqu’elle lui fut parvenue et qu’on l’eut solidement fixée par les deux bouts, il ne se trouva personne qui osât tenter de monter et de se confier le premier à cette nouvelle épreuve, soit à la voix de son chef, soit sur les invitations de Boémond. Ce seigneur alors s’avança avec intrépidité, et monta lui-même. Il franchit rapidement tous les échelons, et sa main atteignit au revêtement du rempart. Émir-Feir, posté derrière la muraille, la saisit avec force, et, comme il savait que c’était Boémond qui montait, on rapporte qu’il lui dit en ce moment : Vive cette main ! En même temps, et afin de se mieux assurer de sa confiance et de celle de tous les fidèles, il conduisit Boémond dans la tour, à la place même où il venait de percer son frère utérin qui n’avait pas voulu donner son assentiment à cette œuvre sainte, et le lui fit voir privé de vie, tout couvert de son propre sang. Boémond l’embrassa alors, louant sa constance et la sincérité de sa foi ; puis revenant star le rempart, et avançant la tête en dehors de l’ouverture, d’une voix étonnée, il invita ses collègues à monter. Ceux-ci cependant hésitaient encore ; tout ce qu’on leur élisait du haut des remparts leur semblait suspect et à double sens, et nul n’osait encore se hasarder. Boémond, ayant reconnu cette méprise, descendit de nouveau par l’échelle, et rassura tous les siens, en leur donnant ainsi une preuve évidente qu’il ne lui était rien arrivé. Ils montèrent alors à l’envi les uns des autres, et garnirent en un instant toute la hauteur du rempart ; ils occupèrent aussitôt la tour et même quelques-unes des tours les plus voisines. J’ai entendu dire que, parmi ceux qui montèrent les premiers, on distinguait le comte de Flandre et le seigneur Tancrède, qui gouvernaient tous les autres par leurs avis. Les autres princes, voyant que ceux qui venaient de monter
se trouvaient en assez grand nombre et étaient assez bien commandés pour
pouvoir s’emparer d’une ou de plusieurs portes et les leur ouvrir,
retournèrent au camp en toute hâte, à J’effet de disposer toutes leurs
troupes, et de se tenir prêts à entrer dans la ville, aussitôt qu’on leur
ferait les signaux convenus. Ceux qui étaient montés sur les remparts,
recevant du ciel une force nouvelle, et marchant sous la conduite d’Émir-Feir,
s’emparèrent successivement de dix tours placées dans le même quartier, à la
suite l’une de l’autre, après avoir tué les gardes qui les occupaient, et
cependant le calme le plus parfait régnait encore dans la ville, et l’on n’entendait
encore aucun bruit. Il y avait de ce côté des remparts une porte bâtarde,
vers laquelle les nôtres descendirent ; ils brisèrent les barreaux et les
serrures qui la fermaient, et ouvrirent ainsi un passage à ceux qui les
attendaient en dehors : ceux-ci se précipitèrent en foule et accrurent
considérablement le cortége ; ils se rendirent de là à la porte du pont, se
jetèrent avec impétuosité sur les gardiens qui y étaient préposes, les
massacrèrent, et ouvrirent ainsi cette porte en Déjà toute notre armée avait pénétré dans la ville et s’était librement emparée des portes, des tours et des remparts ; déjà les bannières et les enseignes des princes flottaient aux yeux de tous sur les points les plus élevés, et attestaient la victoire des Chrétiens. Le carnage et le deuil se répandaient de toutes parts ; on entendait de tous côtés les cris et les lamentations des femmes ; les chefs de famille étaient tués et toute leur famille succombait après eux ; on enfonçait les portes des maisons, on enlevait les meubles, tout ce qu’on y trouvait était la proie des premiers arrivants ; les vainqueurs se précipitaient dans des lieux jusqu’alors inaccessibles ; échauffés par le carnage, entraînés par la soif du pillage, ils n’épargnaient ni le sexe, ni le rang, ni l’âge, tout leur était indifférent. Dans leur emportement, ils demandent à ceux qu’ils rencontrent au milieu des rues, et sur les places publiques, où sont les demeures des plus puissants et des plus riches ; ils y courent en foule, massacrent les domestiques, pénètrent dans les asiles les plus secrets, percent de leurs glaives les enfants des nobles, les mères de famille, s’emparent dans les maisons de la vaisselle, de l’or, de l’argent, des vêtements précieux, et se distribuent ensuite ces riches dépouilles par égales portions. On dit qu’en ce jour il périt dans Antioche plus de dix mille habitants, et que toutes les rues étaient jonchées de cadavres tombés au hasard et privés de sépulture. Accien, dès qu’il eut reconnu que la ville était livrée à ses ennemis, qu’ils avaient occupé toutes les portes, les tours et les remparts, voyant en même temps que le peuple qui avait échappé au carnage se retirait en foule dans la citadelle, et craignant que l’armée chrétienne ne l’y poursuivît et ne l’investît également, sortit seul et sans escorte par une porte secrète et prit la fuite, l’esprit égaré, mais cherchant cependant à pourvoir à sa sûreté personnelle. Accablé par sa douleur, il errait seul dans la campagne, sans but et sans guide, lorsqu’il fut rencontré par hasard par quelques Arméniens qui le reconnurent aussitôt et s’avancèrent d’abord vers lui pour lui rendre les honneurs accoutumés. Il les laissa approcher comme un homme qui a perdu l’usage de la raison ; en le voyant dans cet état et seul, ils jugèrent sans peine que la ville avait succombé, et aussitôt s’élançant sur lui et le jetant par terre avec violence, ils s’armèrent de son propre glaive, lui coupèrent la tête, et étant entrés dans la ville, ils vinrent l’offrir à nos princes, en présence de tout le peuple. Il y avait aussi dans la ville quelques nobles qui étaient venus de divers lieux éloignés porter aux assiégés le secours de leurs bras et de leur courage. Aussitôt que la place fut occupée par nos troupes, ces hommes, qui connaissaient peu les localités, ne sachant que faire, et voulant cependant pourvoir à leur sûreté, résolurent d’aller se renfermer dans la citadelle la plus élevée. Ils s’y rendaient en toute bâte lorsqu’ils rencontrèrent par hasard des soldats de nos armées au dessus d’eux. Se trouvant pris ainsi dans un étroit défile, ne pouvant ai monter ni descendre à cause de la pente rapide de la montagne, poussés en même temps par les nôtres qui étaient élevés au dessus d’eux, ils furent précipités, au nombre de trois cents, avec leurs armes et leurs chevaux qui servaient à les distinguer de tous les autres, et tombèrent brisés en mille morceaux, ne laissant presque aucune trace de leur existence. Les gens de la ville ou des environs qui connaissaient mieux le pays, dès qu’ils surent que la ville était occupée par nos troupes, sortirent au point du jour, suivant les bandes de fuyards qui profitèrent du premier moment où les portes étaient encore ; ouvertes pour se réfugier dans les montagnes. Nos soldats les poursuivirent avec ardeur, en atteignirent un grand nombre qu’ils chargèrent de chaînes et ramenèrent à la ville ; d’autres parvinrent à se sauver, grâce à la rapidité de leurs chevaux, et se retirèrent sur les hauteurs. Vers la cinquième heure du jour, ceux de nos soldats qui étaient allés à leur poursuite rentrèrent dans la ville, et ceux qui s’étaient dispersés dans les divers quartiers se rassemblèrent aussi. On fit alors d’exactes recherches, et on s’assura qu’il n’existait plus aucun approvisionnement de vivres, chose peu étonnante après un siège obstiné de neuf mois. En revanche, on trouva une si grande quantité d’or, d’argent, de pierres précieuses, de vases magnifiques, de tapis et d’ouvrages en soie, que des hommes qui mendiaient naguère pressés par la faim, devinrent riches tout à coup et nagèrent dans l’abondance. On trouva à peine dans la ville cinq cents chevaux propres au combat ; encore étaient-ils tous maigres et exténués par la fatigue et le défaut de nourriture. La cité d’Antioche fut prise l’an de Notre Seigneur 1098, le troisième jour du mois de juin. |