TANDIS que Tancrède conquérait et subjuguait toute la Cilicie par la force de son bras, lorsque la grande armée fut arrivée à Marésie, ainsi que je l’ai déjà dit, Baudouin, qui n’était venu la rejoindre que pour voir son frère et s’assurer de sa convalescence, se sentit bientôt dévoré d’un feu nouveau : animé par les succès de Tancrède, et jaloux d’une gloire qu’on célébrait de toutes parts, il convoqua ses compagnons et leur proposa de partir une seconde fois, pour tenter de nouvelles aventures. Mais ceux qu’il sollicitait si vivement avaient appris la conduite qu’il avait tenue avec Tancrède sous les murs de Tarse, dans son orgueilleuse confiance en la supériorité de ses forces, et ils craignaient de s’engager avec lui dans une autre entreprise ; car il était devenu l’objet d’une haine à peu près générale, en juste punition de cette faute ; et si le respect que l’on portait au duc ne l’eût empêché, Boémond et les siens n’eussent point laissé impunie l’injure qu’il avait faite à Tancrède. Il trouva donc peu de gens disposés à s’associer à lui. Son frère, serviteur fidèle de Dieu, le réprimanda sévèrement ; Baudouin alors, reconnaissant en toute humilité combien il était coupable, promit de donner à l’illustre guerrier une satisfaction proportionnée à l’offense, et, comme cette faute était venue de suggestions étrangères, plus encore que d’un mouvement qui lui fût propre, car une semblable conduite était peu dans les habitudes de son caractère, il obtint enfin indulgence, et se réconcilia avec tout le monde ; c’était d’ailleurs un homme recommandable en tout point, et dès ce moment on n’entendit jamais dire rien de semblable sur son compte. Il avait pour intime ami un certain noble Arménien, nommé Pancrace, qui, échappé des prisons de l’empereur, l’avait rejoint à Nicée, s’était lié avec lui et ne l’avait pas quitté depuis cette époque : Pancrace était habile au maniement des armes ; mais on le disait plein de ruse et de perversité. Cet homme insistait vivement auprès de Baudouin, et le sollicitait sans relâche de prendre avec lui quelques troupes et de parcourir le pays, assurant qu’il serait facile de le ‘soumettre avec un petit nombre de guerriers. Enfin, Baudouin ayant rassemblé deux cents cavaliers, et un assez fort détachement de fantassins, qu’il mit sous la conduite de Pancrace, ils s’acheminèrent vers le nord et entrèrent dans un pays très riche. Il était habité par des Chrétiens, serviteurs du vrai Dieu ; mais le petit nombre d’infidèles qui occupaient les places fortes leur interdisaient le maniement des armes, et les traitaient au gré de leurs caprices. Cependant, comme les Chrétiens avaient en horreur la domination des infidèles, dès que Baudouin entra dans leur pays, ils lui livrèrent les places, et en peu de jours il occupa toute la contrée, jusqu’au grand fleuve de l’Euphrate. Son nom devint bientôt si redoutable à tous les ennemis dont il était environné, qu’ils abandonnaient volontairement les places même les mieux fortifiées, et prenaient la fuite, sans que personne les poursuivit. En même temps, les fidèles qui avaient si bien accueilli Baudouin se rassuraient par sa présence et prenaient confiance en leurs forces, si bien qu’on pouvait dire d’eux ce que dit le prophète : Qu’un seul en battait mille, et que deux en faisaient fuir dix mille[1]. Et ce n’était pas seulement le peuple qui se dévouait ainsi à Baudouin ; les princes Chrétiens qui habitaient dans ces contrées se confédérèrent aussi avec lui, et coopérèrent au succès de ses entreprises, en lui fournissant des forces, et en lui rendant hommage. Au bout de quelques jours, la renommée de Baudouin se
répandit de tous côtés, célébrant le nom et les œuvres de cet homme
magnifique, exaltant sa valeur, sa foi, et la force de son âme. Ces nouvelles
parvinrent aux citoyens d’Édesse, et bientôt toute la ville retentit du bruit
de ses exploits ; on n’y parla plus que de cet illustre prince, sorti de
l’armée des Chrétiens pour venir arracher ses fières à la servitude et leur
rendre Cette ville était à cette époque gouvernée par un certain
Grec, accablé d’années, n’ayant point d’enfants, et qui y avait été envoyé en
qualité de gouverneur, à l’époque où toute la province était sous la
domination de Constantinople[3]. Les Turcs étant survenus
avant que le terme assigné à la durée de son gouvernement fût expiré, il
s’était vu forcé de demeurer dans la ville, et avait continué d’y exercer son
autorité, soit parce qu’il lui avait été impossible de retourner chez lui,
soit parce que le peuple ne l’avait point forcé à se démettre de
l’administration. C’était cependant un chef inutile, incapable de défendre
ses sujets et d’assurer leur repos. Tous les citoyens se réunirent donc avec
empressement, et du consentement de ce gouverneur, pour envoyer des députés
au seigneur Baudouin, et le supplier de venir leur apporter quelque
soulagement à leurs maux. Baudouin, informé des désirs du peuple et des principaux
citoyens, se rendit à leurs voeux, après avoir tenu conseil avec les siens ;
il fit ses préparatifs de départ et traversa l’Euphrate, accompagné de
quatre-vingts cavaliers seulement, laissant sur l’autre rive tout le reste de
sa troupe, pour veiller à la garde des places fortes et des villes dont il
s’était emparé. Les Turcs qui habitaient en deçà de l’Euphrate, instruits de
sa prochaine arrivée, se disposèrent à lui tendre des embûches. Pour échapper
à leurs entreprises, Baudouin dirigea sa marche vers une ville fortifiée, qui
se trouvait sur son chemin, et qui était gouvernée par un Arménien ; il y
arriva sans accident, et celui-ci l’accueillit et lui donna l’hospitalité
avec bonté. Il y demeura en repos pendant deux fours, n’osant poursuivre sa
route. Les Turcs qui pendant ce temps s’étaient tenus en embuscade, fatigués
d’une trop longue attente, arrivèrent en force et vinrent subitement déployer
leurs étendards sous les murailles de la ville, après avoir enlevé dans les
pâturages voisins tout ce qu’ils y trouvèrent. Les nôtres étaient en trop
petit nombre pour oser tenter une sortie, et demeurèrent étroitement enfermés
dans Cependant le gouverneur, qui lui-même l’avait fait inviter à venir, voyant la faveur publique et tous les témoignages de reconnaissance se porter vers le nouveau venu, commença à éprouver en secret des sentiments de jalousie, et voulut se rétracter des termes de la convention qu’il avait proposée d’abord. En engageant Baudouin à se rendre à Édesse, le gouverneur avait décrété que tant que lui-même demeurerait en vie, Baudouin serait admis à participer par moitié à tons les revenus, tributs et impôts qui appartenaient à la ville, et qu’après sa mort il en jouirait à lui seul et entièrement ; mais bientôt ayant changé d’avis, il se restreignit à offrir à Baudouin, s’il voulait se charger de défendre la ville et ses habitants de l’agression des Turcs, et les garantir de tout acte de violence, de lui allouer annuellement, pour prix clé ses travaux, une récompense honnête, qui serait déterminée d’après l’avis d’hommes équitables. Baudouin rejeta avec mépris des propositions qui devaient l’assimiler à un soldat recevant une paye journalière, et se disposa à repartir. Mais les citoyens, dès qu’ils eurent connaissance de sa résolution, se hâtèrent d’aller trouver le gouverneur et l’invitèrent avec les plus vives instances à ne point souffrir le départ d’un prince si grand et si nécessaire à l’affranchissement de la ville, l’engageant en même temps de la manière la plus pressante à observer fidèlement les premières conventions, afin que les habitants pussent entrer en jouissance du repos qu’ils avaient espéré. Le gouverneur voyant que le peuple et les principaux citoyens exprimaient à l’envi les mêmes vœux, et jugeant qu’il pourrait être dangereux pour lui de s’opposer plus longtemps aux sentiments d’affection que Baudouin leur inspirait, et aux demandes qu’ils faisaient en sa faveur, se résolut, bien malgré lui et en conservant toujours sa méfiance, à donner enfin son consentement : il chercha à couvrir ses premiers délais d’un prétexte quelconque, adopta Baudouin pour fils en présence de tous les citoyens, le combla de présents, lui conféra solennellement le droit déprendre une égale part à tous les revenus publics, tant que lui-même vivrait, et celui de lui succéder pleinement, à son décès. Le peuple se réjouit beaucoup de ces arrangements, et mit tout son espoir en Baudouin. Depuis ce moment, les citoyens comptant toujours sur la protection de leur nouveau seigneur, réclamèrent beaucoup plus librement que de coutume contre les vexations que le gouverneur leur avait fait endurer, et ils formèrent même le projet d’en tirer vengeance, dès qu’ils trouveraient un moment et une occasion favorables, ainsi qu’on put s’en convaincre par les événements qui eurent lieu dans la suite. Il y avait auprès d’Édesse une ville très ancienne et extrêmement forte, nommée Samosate. Elle était gouvernée par un infidèle, Turc de naissance, appelé Baldouk, vaillant guerrier, mais homme rusé et méchant. Il ne cessait de tourmenter de toutes manières les citoyens d’Édesse, en exigeait de fréquents tributs, établissait des impôts sur leurs champs, les soumettait à toutes sortes de corvées, et pour exercer plus sûrement toutes ces vexations, il se faisait donner des enfants en otages, les traitait avec la plus grande inhumanité et s’en faisait servir comme par de vils esclaves. Fatigués de tant de persécutions, les citoyens d’Édesse se jetèrent aux pieds de Baudouin, et, en pleurant, le supplièrent d’une commune voix de daigner les mettre à l’abri de toute ces indignités et de prendre les moyens les plus convenables pour faire rendre les enfants qu’on retenait en captivité. Baudouin résolut d’accueillir favorablement cette première demande et de s’assurer ainsi l’affection et la bienveillance du peuple. En conséquence il convoqua les citoyens, leur fit distribuer des armes, sortit de la ville avec une forte troupe, et se rendit sous les murs de Samosate. Pendant quelques jours il livra de fréquents assauts et attaqua la place avec beaucoup de vigueur ; mais les Turcs qui y étaient renfermés et qui avaient toute confiance en la solidité de leurs fortifications, résistaient aussi très vaillamment : Baudouin, voyant que son entreprise n’avançait pas, laissa un détachement de soixante et dix soldats dans une position voisine de la place et un peu fortifiée, en les chargeant de ne laisser aucun repos aux assiégés et de se tenir constamment en embuscade, et lui-même retourna à Édesse. Cependant les citoyens de cette ville, voyant que Baudouin
était plein de vaillance et que toutes choses prospéraient entre ses mains,
jugèrent qu’il était injuste qu’un homme complétement inutile fût l’égal en
pouvoir et en richesses de celui qui, par ses bons services, en délivrant la
ville et en lui rendant la tranquillité, avait seul mérité de posséder les
trésors et de disposer de tout à son gré. Ils firent donc venir Constantin,
homme noble et puissant, qui habitait dans les montagnes voisines, où il occupait
des places très fortes[4], et résolurent,
après avoir tenu conseil avec lui, de mettre à mort leur gouverneur et de
reconnaître à sa place le seigneur Baudouin, pour chef et unique prince de Les habitants se réunirent donc avec empressement, et se
rappelant les maux qu’ils avaient soufferts, espérant que leur nouvel hôte
leur donnerait plus de moyens d’obtenir enfin une liberté depuis longtemps désirée,
ils prirent secrètement les armes, allèrent assiéger vivement la tour dans
laquelle résidait le gouverneur et firent les plus grands efforts Lotir Cependant Baldouk, le gouverneur de Samosate, voyant que l’autorité de Baudouin s’étendait de jour eu jour et qu’il était parvenu à soumettre tout le pays, lui offrit de lui vendre la ville qu’il occupait au prix de dix mille pièces d’or. Baudouin hésita beaucoup d’abord ; mais enfin, jugeant que la ville était extrêmement fortifiée et qu’il lui serait très difficile de s’en emparer, il donna la somme demandée, et reçut à son grand honneur la ville et les otages qui y étaient détenus. Cet événement lui concilia entièrement l’affection des habitants d’Édesse ; dès ce moment ils le considérèrent non seulement comme leur seigneur, mais aussi comme leur père, et se montrèrent disposés à combattre jusqu’à la mort pour sa gloire et son salut. Il y avait encore dans la même province, et dans le voisinage d’Édesse, sine autre ville nommé Sororgia[5], remplie d’une nombreuse population d’infidèles et gouvernée par un satrape Turc, de nom Balak. Cet homme persécutait également les habitants d’Édesse et leur suscitait toutes sortes de vexations. Ces derniers donc s’adressèrent encore à leur nouveau seigneur, et n’eurent pas de peine à obtenir qu’il marchât avec une armée, pour aller mettre le siège devant cette place. Baudouin ayant établi son camp autour des murailles et disposé toutes ses machines de guerre en nombre suffisant, poussa les opérations du siége avec vigueur. Les citoyens de la ville voyant leur ennemi déployer une si grande énergie, peu confiants en leurs propres forces, et déjà saisis de crainte, lui envoyèrent une députation et obtinrent la paix, sous la condition de rendre la place, et avec promesse qu’ils auraient tous la vie sauve. Dès que la ville fut occupée, Baudouin y laissa les troupes nécessaires pour fermer une garnison, chargea l’un des chefs du soin de ses affaires, imposa un tribut annuel aux citoyens et retourna à Édesse, comblé de gloire. L’occupation de cette place rétablit une entière liberté de communication depuis Antioche, jusqu’à Édesse. Elle se trouvait plage au milieu de la route, entre Édesse et l’Euphrate, et interceptait auparavant le passage. Après avoir ainsi rapporté les actions du seigneur Baudouin, et ses exploits au-delà de l’Euphrate et dans les environs d’Édesse, je reprends le récit des événements qui se passaient à la grande armée. Elle avait traversé des montagnes escarpées, des vallées
profondes, et était arrivée à Marésie, comme je l’ai déjà dit. Cette ville
était entièrement habitée par des Chrétiens, et il n’y avait qu’un petit
nombre d’infidèles, qui occupaient la citadelle et gouvernaient la population
au gré de leurs caprices. Ceux-ci, cependant, apprenant l’arrivée des nôtres,
s’échappèrent secrètement et laissèrent les Chrétiens seuls dans Bientôt la nouvelle de ces événements se répandit dans tout le pays, et parvint à Antioche ; ses habitants se disposèrent à prendre les armes pour marcher à la destruction de ceux qui s’étaient avancés jusqu’à Artasie, et s’en étaient emparés en massacrant tous les citoyens. On choisit donc parmi les troupes réunies à Antioche pour la défense die cette place, environ dix mille hommes, qui se mirent aussitôt en marche. Lorsqu’ils furent arrivés dans les environs d’Artasie, ils envoyèrent en avant une trentaine d’hommes de cavalerie légère, montés sur des chevaux très agiles, et tout le corps s’arrêta et se retira dans un lieu caché pour se tenir en embuscade. Ces hommes d’avant-garde, envoyés en coureurs pour tâcher de se faire poursuivre imprudemment par les nôtres, arrivèrent sous les murs de la place, et se répandirent librement dans la campagne, comme pour faire du butin et l’enlever. Nos soldats cependant, qui étaient enfermés dans la ville, ne pouvant supporter longtemps cet excès d’insolence et ces excursions audacieuses, volent aux armes à l’envi, et, poursuivant l’ennemi avec trop d’ardeur, ils tombent bientôt au milieu même de l’embuscade qu’on leur avait préparée : les ennemis en sortent en foule, et cherchent à couper la retraite aux nôtres, afin qu’ils ne puissent retourner à la ville et se mettre en état de défense, ainsi que leurs compagnons, contre des forces plus considérables qui se disposent à s’avancer. Cependant, avec l’aide du Seigneur, nos soldats repoussèrent vigoureusement ceux qui les attaquaient, et rentrèrent à Artasie, sains et saufs, et sans avoir perdu personne de leur troupe. Les ennemis reconnurent alors que ce ne serait pas une oeuvre facile de s’emparer de vive force de la place, et ils se déterminèrent à l’envelopper et à entreprendre un siège régulier. Ils l’attaquèrent vivement pendant une journée entière, et de leur côté les assiégés résistèrent avec vigueur. Bientôt ils apprirent qu’une armée plus considérable s’avançait vers eux, et cédant à de sages conseils, jugeant qu’il pourrait être trop dangereux d’attendre son arrivée, ils reprirent la route d’Antioche, en ayant soin de garnir de troupes le passage d’un pont qui était entre les deux villes. Le comte de Flandre et ceux qui étaient avec lui se maintinrent donc dans la place que le Seigneur leur avait livrée, jusqu’au moment où ils furent rejoints par la grande armée. Dans cet intervalle, un jeune homme de belle espérance, Goscelon, que je viens de nommer, fils du seigneur Conon, comte de Montaigu, tomba dangereusement malade et mourut. Il fut enseveli dans ce lieu avec les honneurs qui lui étaient dus. A peine les Turcs venus d’Antioche avaient-ils quitté les
environs d’Artasie, c’était le matin au point du jour, qu’on apprit d’un autre
côté que la grande armée venait d’entrer sur le territoire de cette même
ville, et qu’elle avait dressé son camp à peu de distance. Les chefs, pleins d’une
tendre sollicitude pour ceux de leurs frères qui, selon les rapports qu’on
leur faisait, étaient assiégés dans cette place, tinrent un conseil commun,
et envoyèrent à leur secours quinze cents cavaliers cuirassés, leur
prescrivant, si le siège était levé, et s’il leur était possible de pénétrer
dans la place, d’inviter de leur part le comte de Flandre et les autres
nobles qui l’avaient suivi à venir se réunir à l’armée, après avoir eu soin
de laisser à Artasie une garnison suffisante pour Comme il y avait un fleuve sur la route, et sur ce fleuve
un pont qu’on disait extrêmement fortifié, craignant que l’armée ne
rencontrât quelque obstacle à ce passage, on chargea Robert, conte de Normandie,
de marcher en avant avec sa troupe, pour aller reconnaître l’état des lieux,
et, s’il prévoyait qu’il pût y avoir quelque difficulté, d’en instruire
aussitôt les princes, qui le suivaient avec toutes leurs forces. En tête du
corps commandé par Robert, on voyait marcher, en qualité de chefs de légions,
et portant les bannières déployées, deux hommes nobles et illustres, habiles
dans le maniement des armes, le seigneur Évrard de Puysaie et Roger de
Barneville. Le comte marchant ainsi, en avant de forces plus considérables,
arriva auprès du pont avec ses cohortes. Le pont était en pierre, très solide,
et défendu à ses deux extrémités par des tours très fortes et très bien
construites. Elles étaient occupées par cent hommes d’armes, forts et vaillants,
habiles à manier l’arc et à lancer les flèches, et qu’on avait chargés de
protéger les rives du fleuve et de défendre l’accès des gués. De plus on
avait envoyé d’Antioche sept cents cavaliers, qui s’étaient établis sur la
rive opposée et avaient occupé tous les gués pour s’opposer au passage de nos
troupes. Le fleuve sur lequel ce pont était placé se nomme l’Oronte, et plus vulgairement
le Fer ; il va de là passer à Antioche, et descend ensuite vers Le comte de Normandie arrivé avec son corps d’armée aux
abords de ce pont, ceux qui occupaient les tours et les cavaliers qui
gardaient la rive opposée lui refusèrent le passage : bientôt on engagea un
rude combat, les nôtres faisant les plus grands efforts pour enlever la
position, et les ennemis de leur côté cherchant à les repousser des abords du
pont et de tous les gués, et faisant pleuvoir sur eux des prèles de flèches. Tandis
que l’on combattait des deux parts avec la plus grande vigueur, la grande
armée s’avançait. Les princes, instruits que le comte avait engagé la
bataille avec toute sa troupe, pressent leur marche pour porter secours à
leurs compagnons, et chasser l’ennemi du passage qui leur est refusé. Dès que
toutes les légions sont arrivées, les trompettes et les hérauts appellent
tous les soldats aux armes ; ils se précipitent sur le pont, s’en emparent de
vive force et mettent leurs ennemis en fuite. Ceux qui n’avaient pu combattre
sur le même point, vu l’étroite dimension du pont, n’étaient cependant pas
demeurés oisifs ; et, traversant la rivière aux gués qu’ils venaient de
reconnaître ; ils s’étaient élancés sur l’autre rive, et l’occupaient après
en avoir ex-pulsé les ennemis. Toute l’armée se transporta alors de l’autre
côté ; on fit également, passer les chariots, les grosses voitures, tous les
bagages, et l’on dressa le camp au milieu de riches et verts pâturages, à six
milles de distance clé Antioche, ville noble et illustre, occupa après Rome le troisième, ou plutôt le second rang en dignité, quoiqu’il se soit élevé à ce sujet de très graves discussions : elle fut le centre et la reine de toutes les provinces qui sont situées en Orient. Dans les temps anciens, elle se nommait Reblata : Sédécias, roi de Juda, y fut conduit ainsi que ses fils, en présence de Nabuchodonosor, roi des Babyloniens, qui fit massacrer les fils à la vue même de leur père, et fit ensuite crever les yeux à celui-ci. Après la mort d’Alexandre-le-Macédonien, Antiochos qui avait obtenu cette partie de son héritage, la fit garnir de tours et de murailles très fortes, la remit en bon état, voulut qu’elle port à son nom, qu’elle devint la capitale de son royaume, y établit sa résidence habituelle, et ordonna que ses successeurs y demeureraient à perpétuité. Le prince des apôtres y fonda un siége sacerdotal, et fut le premier à y occuper la dignité d’évêque. Un homme vénérable, Théophile, qui était le plus puissant citoyen de cette ville, lui consacra unie basilique dans sa propre habitation. Luc, qui était aussi originaire d’Antioche, lui dédia son Évangile, ainsi que ses Actes des apôtres ; il y posséda de plus le même rang que le bienheureux Pierre, et fait le septième dans l’ordre des évêques de cette église. Ce fut encore à Antioche que se tint la première assemblée des fidèles, dans laquelle ils adoptèrent le nom de Chrétiens. Avant cette époque, ceux qui suivaient la doctrine du Christ étaient appelés Nazaréens : plus tard, prenant le nom, du Christ leur maître, ils se firent air peler Chrétiens, en vertu de l’autorité de ce synode. Comme la ville avait reçu volontairement et sans aucune difficulté l’apôtre qui était allé y prêcher, et s’était convertie toute entière à la foi chrétienne, comme elle avait été la première à déterminer et à proclamer ce nom, qui, semblable à une précieuse essence ; a répandu de toutes parts son parfum, Antioche reçut aussi un nom nouveau, et fut appelé Théopolis (ville de Dieu). Ainsi, celle qui avait porté d’abord le nom d’un homme impie et méchant, fut désignée comme la résidence et la cité même de celui qui l’avait appelle à professer sa foi, et reçut du Seigneur une récompense cligne de ses services ; ainsi encore, après avoir été dans l’origine : la maîtresse des erreurs, après avoir commandé à toutes les provinces qui se groupaient autour de son centre, elle entra dans les voies du Seigneur, se signala par la régularité de sa conduite et de ses mœurs, et continua à avoir pour suffragantes toutes les contrées qui l’entouraient. Le patriarche de cette ville agréable à Dieu exerce, dit-on, sa juridiction sur vingt provinces. Quatorze d’entre elles ont chacune leur métropole et leurs suffragantes ; les six autres sont réunies sous deux primats, qui sont vulgairement appelés Catholiques, dont l’un est celui d’Anien[7], et l’autre celui de Hirénopolis ou Bagdad, ayant aussi chacun leurs suffragants. Toutes ces provinces sont comprises sous la dénomination de province de l’Orient, ainsi qu’il a été dit dans le synode de Constantinople : Que les évêques de l’Orient s’occupent seulement des affaires de l’Orient, et que les honneurs de la préséance continuent d’appartenir à l’église d’Antioche, ainsi qu’ils ont été déterminés par le règlement du synode de Nicée. Antioche est située dans la province nommée Cœlésyrie, qui
fait partie, comme on sait, de Separat Aonios Actœis Phocis ab arvis, Terra ferax, dum terra fuit ; sed tempore in
illo Pars maris, et latus subitarum campus
aquarum Mans ibi verticibus petit arduus astra duobus, Nomine Parnasus, superatque cacumine nubes[8]. La montagne dont je parle ici est appelée Mont-Cassius, au dire de Solin, qui s’exprime en ces termes dans le quarante-et-unième chapitre de son ouvrage, intitulé : Polyhistor : A côté de Séleucie est le Mont-Cassius., voisin d’Antioche. Du sommet de cette montagne, à la quatrième veille de la nuit, on voit le globe du soleil, et si l’on se retourne tandis que ses rayons dissipent l’obscurité, on voit d’un côté la nuit et de l’autre le jour. Afin que le lecteur ne se méprenne pas sur le sens équivoque de ce mot de Séleucie, il est bon de le prévenir qu’il y a deux villes qui portent le même nom ; la première métropole de l’Isaurie, est à plus de quinze journées de marche d’Antioche ; la seconde, qui n’est pas à dix milles de cette dernière, est située vers l’embouchure du fleuve Oronte, au lieu qui s’appelle maintenant le port Saint-Siméon. La fontaine dont j’ai déjà parlé est appelée fontaine de Daphné ou de Castalie : on dit qu’il y avait eu tout prés un temple dédié à Apollon, oit les païens étaient fréquemment attirés par la superstition, pour consulter les oracles et leur demander des réponses sur les questions ambiguës qu’on leur proposait. Julien l’Apostat, après avoir déserté le Christ et la vraie foi, s’étant arrêté pendant quelque temps dans les environs d’Antioche lors de son expédition contre les Perses, allait fréquemment visiter ces lieux pour interroger Apollon sur l’issue de son entreprise. Théodoret raconte a cette occasion, dans le trente et unième chapitre de son Historia ecclésiastique : Julien étant allé interroger le Python de Daphné sur les victoires qu’il espérait remporter contre les Perses, le Python se plaignit à lui et l’accusa du voisinage du corps de Babylas, le martyr[9], et que Julien ordonna qu’on enlevât ce corps. On retrouve le même fait rapporté plus clairement dans le dixième chapitre de l’Histoire ecclésiastique : Julien, y est-il dit, donna encore une autre preuve de folie et de légèreté. Comme il faisait un sacrifice à Apollon, dans le bois de Daphné, sur le territoire d’Antioche, auprès de la fontaine de Castalie, et ne recevait aucune réponse à ses questions, il demanda aux prêtres du démon quelle était la cause de ce silence ; ils lui dirent alors que le sépulcre de Babylas, le martyr, était près de ce lieu, et que c’était à cause de cela qu’on ne faisait pas de réponse. Quoique cette fontaine soit appelée Castalie, il ne faut pas cependant la confondre avec cette autre fontaine de Castalie, autrement appelée fontaine de Pégase, fontaine Caballine et Aganippe. Cette dernière est également située dans l’Aonie, d’après le témoignage de Solin, qui dit : Il y a, près de Thèbes, le mont Hélicon, le bois de Cythéron, le fleuve Ismène, les fontaines d’Aréthuse et d’Hypodie, de Salmacé et de Dircé, et avant toutes les autres celles d’Aganippe et l’Hippocrène. Comme Cadmus, le premier inventeur des lettres, avait poussé l’une de ses expéditions dans ce pays, cherchant un lieu où il pût former un établissement, l’imagination des poètes s’échauffa sur ce sujet et poussa la licence jusqu’à dire que la fontaine avait jailli sous les pieds d’un cheval ailé, et que Cadmus, saisi d’inspiration en en buvant, avait en même temps inventé les lettres. L’autre montagne, située au nord, et vulgairement appelée
Montagne Noire, présente l’aspect de la fertilité : elle est couverte de
nombreuses sources et de ruisseaux ; ses belles forêts et ses pâturages
offrent toutes sortes d’avantages à ceux qui l’habitent. On dit qu’il y avait
anciennement un grand nombre de monastères occupés par des religieux ; à
présent même on y trouve encore beaucoup de lieux respectables pour les
hommes qui craignent Dieu. La vallée est coupée par lé fleuve dont j’ai déjà
parlé et qui roule ses ondes jusqu’à Cette belle ville citait alors sous l’autorité d’un Turc, nommé Accien[10] : il avait été d’abord au service de ce grand et puissant soudan des Perses, Belfetoth[11], dont j’ai déjà parlé, qui s’était emparé à main armée de toutes ces provinces et les avait réunies à son empire. Après avoir ainsi subjugué les pays et les nations, il voulut retourner dans ses États et distribua toutes ses conquêtes à ses neveux et à ses serviteurs, afin que, conservant le souvenir de tant de bienfaits, ils lui demeurassent constamment fidèles. Soliman, son neveu, reçut en partage Nicée et les provinces adjacentes. Un autre de ses neveux, nommé Ducac[12], eut la ville de Damas avec ses suffragantes et toute la contrée environnante. Chacun d’eux prit en même temps le nom et fût revêtu de la dignité de soudan ; Soliman, parce que ses États étant limitrophes des Grecs, il avait sans relâche des querelles et des guerres à soutenir contre l’empire de Constantinople ; Ducac, parce que Belfetoth redoutait les entreprises et les forces considérables des Égyptiens, et que son neveu était presque toujours exposé à de graves contestations et même à des guerres violentes contre eux. Un autre des serviteurs du soudan des Perses, qui se nommait Assangur[13], et qui fut père de Sanguin et aïeul de Noraddin[14], eut en partage la fameuse ville d’Alep. Quant à Accien, Belfetoth lui donna, avec la même libéralité, la ville d’Antioche et un territoire assez borné ; car le calife d’Égypte occupait toutes les contrées qui s’étendent jusqu’à Laodicée de Syrie. Lorsqu’il apprit l’approche de la grande armée des fidèles, Accien envoya de tous côtés des messagers, et expédia des lettres et des députés pour solliciter de vive voix et par écrit tous les princes de l’Orient, et principalement le calife de Bagdad et le soudan des Perses, plus considérable et plus puissant que tous les autres. Il ne lui fut pas difficile d’en obtenir tout ce qu’il leur fit demander. Depuis longtemps, ces princes étaient prévenus de l’arrivée de nos armées ; Soliman, gui lui-même avait éprouvé déjà leur force et leur courage, avait pu en rendre bon témoignage et en faire un récit fidèle. Les deux soudans adressèrent donc aux princes d’instantes prières, et implorèrent leur secours en versant d’abondantes larmes : l’un animé du désir de venger ses injures, l’autre dans l’espoir de mettre ses États à l’abri de l’attaque des Chrétiens, et de repousser les violences dont il se voyait menacé. On leur promit de leur envoyer des troupes et les secours qu’ils sollicitaient avec tant d’ardeur ; et la suite des événements prouva que les princes de l’Orient s’étaient fidèlement acquittés de leur parole. Cependant Accien, rempli d’inquiétude à mesure que nos troupes avançaient, rassembla avec la plus grande activité des forces dans les provinces adjacentes et dans toutes les villes frontières de ses États. La crainte qu’il avait d’être assiégé augmentait de jour en jour, et il amassait à la hâté des armes, des vivres et des provisions de tout genre ; il ex-citait les citoyens, par ses instances réitérées, à faire conduire à la ville tons les matériaux propres à la construction des diverses machines, du fer, de l’acier, enfin tout ce qui pouvait être utile dans une pareille nécessité. Animés du même zèle pour le salut de l’État et de leur cité, les citoyens s’empressaient à l’envi et avec la plus grande diligence, et faisaient tous leurs efforts pour qu’il ne leur manquât à l’avenir aucune des choses qui font la force et la confiance d’une ville assiégée ; ils parcouraient tout le pays, enlevaient dans les faubourgs et dans les environs les grains, le vin, l’huile, toutes les provisions nécessaires à la vie, et les faisaient transporter à la ville ; en même temps ils chassaient devant eux de nombreux troupeaux de gros et de menu bétail, voulant, à force de précautions, se mettre en défense contre l’ennemi qui marchait sur eux, et y employant les plus grands efforts. Ils recevaient en outre beaucoup d’hommes nobles et considérables qui se réunissaient à eux de tous les points des pays que parcouraient nos armées, fuyant l’arrivée de leurs ennemis, et qui, sans être appelés par personne, dans le seul espoir de se sauver, venaient chercher un asile dans une ville que sa position naturelle et ses retranchements semblaient devoir rendre inexpugnable. La population d’Antioche se trouva ainsi fort augmentée, et l’on dit qu’il y avait alors dans la place six à sept mille hommes de cavalerie formés tant par les citoyens que par les auxiliaires arrivés de tous côtes, et au moins quinze ou vingt mille hommes d’infanterie bien équipés et bien disposés à marcher au combat. Lorsqu’ils furent arrivés prés d’Antioche, et avant de se
porter tout à fait, sous les murailles, nos princes se rassemblèrent avec
empressement pour délibérer eu commun sur ce qu’ils avaient à faire en cette
occurrence. Quelques-uns, craignant les approches de l’hiver, désiraient que
l’on retardât les opérations du siège jusqu’au commencement du printemps ;
ils insistaient particulièrement, pour appuyer leur opinion, sur ce que
l’armée était divisée, répandue dans les villes et les places fortes, et
qu’il serait difficile de réunir toutes les forces avant les premiers jours
de la belle saison ; ils disaient, en outre, que l’empereur de Constantinople
enverrait de fortes armées à leur secours, qu’il arriverait aussi de nouveaux
corps d’au-delà des Alpes, et qu’il était convenable d’attendre la réunion de
tous ces auxiliaires pour obtenir plus facilement la victoire ; que, pendant
ce temps, l’armée pourrait se diviser en plusieurs corps, choisir les lieux
les plus riches pour y prendre ses quartiers d’hiver, et qu’enfin, au retour
du printemps, les soldats ayant réparé leurs forces, les chevaux s’étant bien
rétablis dans de gras pâturages ; on pourrait reprendre les travaux de la
campagne avec plus de vigueur et de succès. D’autres, au contraire,
déclaraient qu’il était beaucoup plus convenable de commencer aussitôt les
opérations du siége, et d’investir la place, afin que les ennemis ne pussent
profiter des délais qu’on leur accorderait pour se fortifier de plus en plus,
et surtout pour attirer à eux un plus grand nombre de troupes, et rassembler
tous ceux qu’ils avaient appelés à leur secours. A la suite d’une longue
délibération, on adopta l’avis de ceux qui voulaient se mettre tout de suite
à l’œuvre, jugeaient que tout retard serait dangereux, et s’opposaient à
toute disjonction des forces alors rassemblées. On résolut donc d’un commun
accord de se rapprocher, et d’entreprendre aussitôt l’investissement de la
place ; en conséquence, l’armée leva son camp, et alla s’établir sous les
murailles d’Antioche le 18 du mois d’octobre. Notre armée comptait alors, à
ce qu’on dit, plus de trois cent mille hommes en état de tirer le glaive,
sans parler des femmes et des enfants. Malgré cette force considérable, il
fut cependant impossible de prendre position sur tout le pourtour de Vers la partie de la ville qui est située dans la plaine,
il y avait cinq portes qui débouchaient sur Comme il y avait dans tous les environs de la ville une grande quantité de vergers, nos troupes enlevèrent tous les bois qu’elles trouvèrent pour se faire des barrières autour du camp, et pour attacher les chevaux à des pieux fortement liés les uns aux autres. Les assiégés, placés derrière les ouvertures pratiquées le long de leurs tours ou de leurs remparts, suivaient des yeux les opérations de nos armées ; ils admiraient les armes resplendissantes de nos soldats, les travaux auxquels ils se livraient avec ardeur, leur manière de s’établir, la position de leur camp, et surtout cette multitude immense de guerriers dont le nombre et les forces excitaient leur sollicitude. Comparant alors les temps présents aux temps passés, les angoisses qu’ils éprouvaient à l’état de paix et de tranquillité dont ils avaient joui auparavant, craignant à la fois pour leurs femmes et leurs enfants, pour leurs lares paternels et pour leur liberté, ce bien le plus précieux de l’homme, ils estimaient heureux ceux qu’une mort bienfaisante avait soustraits à tant de périls, ceux qu’un brusque trépas avait mis à l’abri des calamités dont eux-mêmes se trouvaient environnés. Dans cet état d’anxiété, ils attendaient de jour en jour les assauts qui devaient amener leur ruine, car ils se croyaient à peu près assurés qu’une telle entreprise, conduite avec tant d’ardeur et de si grandes forces, ne pouvait se terminer que par la destruction de leur ville et l’anéantissement de leur liberté. Cependant les assiégeants avaient pris l’habitude de
sortir de leur camp, de traverser le fleuve et de s’avancer quelquefois assez
loin ; forcés qu’ils étaient d’aller chercher dans la campagne des fourrages
pour leurs chevaux, et pour eux-mêmes les provisions dont ils avaient besoin.
Ils sortaient ainsi et rentraient souvent dans le camp sains et saufs, et
sans avoir rencontré aucun obstacle, car les ennemis se tenaient encore à
l’abri de leurs murailles, et n’osaient entreprendre aucune sortie. Nos
soldats en vinrent enfin à prendre l’habitude de passer de l’autre côté du
fleuve plusieurs fois en un jour, passage qui ne s’effectuait pas cependant
sans difficulté, car il n’y avait pas moyen de traverser en guéant, et l’on
ne pouvait aborder à la rive opposée qu’à Indépendamment des attaques et des périls auxquels nos troupes se trouvaient exposées du côté du pont de pierre et de la porte qui y touchait, de nouveaux dangers se présentaient également sur un autre point beaucoup plus élevé, vers la troisième porte, à partir de la porte du pont, à celle qui s’appelle encore aujourd’hui porte du Chien. Il y avait près de celle-ci, comme je l’ai déjà dit, un pont en pierre, et pan marais qui se prolongeait sous les murailles même de la ville, et qui était formé tant parla fontaine située à la porte de Saint-Paul, dite porte de l’Orient, que par plusieurs autres sources et ruisseaux qui venaient y verser toutes leurs eaux. Les assiégés, en passant par ce pont, venaient au milieu de la nuit faire de fréquentes irruptions sur le camp du comte de Toulouse, établi en face de la porte du Chien, et y dans le jour même, il arrivait quelquefois qu’ils livraient des espèces d’assauts à l’improviste. Ils faisaient ouvrir la porte, lançaient une grêle de flèches, qui ne manquaient pas de blesser et de tuer beaucoup de soldats ; puis, sachant bien que les nôtres ne pouvaient les poursuivre qu’en se jetant sur le pont, ils se précipitaient sur eux, et, après avoir tué tout ce qu’ils rencontraient, ils revenaient à leur poste par le même pont, et rentraient ainsi dans la ville, sans éprouver aucun dommage. Il résultait de ces fréquentes attaques, que le comte de Toulouse, l’évêque du Puy, et tous les autres nobles qui occupaient cette partie du camp avaient beaucoup plus à souffrir, et faisaient des pertes plus considérables, surtout en chevaux et en mulets, que les légions des autres princes. Le comte et le respectable évêque ne pouvaient voir de
sang-froid que leurs compagnons eussent. à supporter de si grands dommages ;
ils convoquèrent en conséquence toutes leurs troupes, ordonnèrent de
rassembler tous les marteaux, tous les instruments de fer que l’on pourrait
trouver, et de travailler d’un commun accord à la démolition du pont. Un
jour, des hommes d’armes, revêtus de leurs casques et de leurs boucliers, se
rassemblèrent auprès du pont, et se mirent à l’ouvrage avec beaucoup
d’ardeur, pour chercher à le renverser : mais le pont, construit avec
solidité, résistait à toutes les attaques du fer ; et, pendant ce temps, les
citoyens faisaient pleuvoir une grêle de flèches et de pierres, qui
dérangeaient fart les assaillants, et les forcèrent enfin à renoncer à leur
entreprise, puisque aussi bien ils n’avaient fait aucun progrès. Les assiégeants
changèrent alors d’avis, et résolurent de faire construire une machine ‘en
prenant des matériaux dans les environs, et de la dresser contre le pont,
afin de pouvoir y introduire des hommes armés, qui seraient exclusivement
occupés à repousser sans cesse les irruptions des citoyens. On fit
transporter aussitôt tous les matériaux dont on pouvait avoir besoin, on
appela des ouvriers ; en peu de jours la machine fut complètement terminée,
et construite avec beaucoup de soin dans toutes ses parties ; on la traîna,
non sans peine et sans de grands dangers pour ceux qui s’y employaient,
jusques en face du pont ; on la dressa comme une tour élevée, et le comte
fait chargé de veiller particulièrement à sa sarde. Les assiégés voyant une
machine placée aussi près de leurs murailles, se mirent promptement en devoir
de l’attaquer, et dirigeant aussitôt contre elle d’énormes instruments qui
lançaient des projectiles de toute espèce, ils redoublèrent d’efforts pour Nos princes, n’ayant pu réussir par ce moyen à se défendre des attaques qui leur venaient du côté de cette porte, firent avancer le jour suivant trois machines à projectiles, qu’ils voulaient faire jouer constamment, pour chercher à renverser les murailles mêmes et la porte, et s’opposer en outre aux sorties des assiégés. En effet, tant que les machines pouvaient travailler, nul des citoyens n’osait faire ouvrir la porte et se présenter en avant ; mais aussitôt qu’on suspendait ce genre d’attaque, ils sortaient de nouveau, recommençaient leurs irruptions, et faisaient beaucoup de mal dans le camp voisin. Lorsqu’ils virent qu’ils ne parvenaient pas mieux à se défendre, les nôtres imaginèrent, sur la proposition de quelques-uns d’entre eux, de faire traîner sur le pont et jusqu’à la porte même de la ville, des rochers d’une énorme dimension, que cent bras pouvaient à peine faire rouler, et des chênes d’une faute taille ; nulle cavaliers bien cuirassés employèrent leurs forces à ce travail, et furent en même temps protégés par toute l’adnée : ils les assemblèrent en monceaux devant la porte, en sorte qu’il devenait inutile aux assiégés de la faire ouvrir, et que ceux qui s’y présentaient trouvaient devant eux un obstacle insurmontable. Cette invention ingénieuse arrêta de ce côté l’impétuosité des assiégés, et mit le camp des nôtres à l’abri de leurs soudaines irruptions. Un autre jour, des hommes de notre armée se rassemblèrent
au nombre de trois cents, tant fantassins que cavaliers, traversèrent le pont
en bois récemment construit, pour aller fourrager dans la .campagne, et se
dispersèrent, selon leur coutume, de tous tâtés, pour chercher tout ce dont
ils avaient besoin. Cet usage s’était établi et était même devenu fort
habituel, tant parce que la nécessité les pressait souvent de sortir du camp,
que parce qu’il leur était arrivé très fréquemment d’y rentrer sains et saufs
et sans accident, tout en rapportant beaucoup de butin ; en conséquence, ils
se laissaient aller sans précaution à leur ardeur ordinaire, espérant
toujours le même succès, et ne sachant prévoir aucun revers, comme il n’en
arrive que trop souvent dans les chances variées de On apprit bientôt ce désastre dans le camp ; des milliers de guerriers coururent aux armes, franchirent le fleuve et rencontrèrent les ennemis qui s’en retournaient, chargés de dépouilles et fiers de leur victoire ; ils les attaquent avec ardeur, les poursuivent vivement jusqu’au pont de la ville, et en font un massacre considérable. Dans le même temps, les assiégés voyant leurs frères tomber de toutes parts, couverts de blessures ou périssant sous les coups de l’ennemi, prennent compassion de leurs maux, ouvrent leur porte, s’élancent en plus grand nombre et avec plus d’ardeur que jamais, passent le pont de pierre, volent au secours de leurs compagnons, et attaquent nos troupes avec violence ; celles-ci résistent d’abord au premier choc ; mais bientôt, accablées par la multitude des assaillants, elles prennent la fuite, l’ennemi les poursuit sans relâche jusqu’au pont de bateaux, et dans ce désordre un grand nombre de nos soldats périssent sous le glaive, et beaucoup d’autres sont noyés dans le fleuve. Les cavaliers, de leur côté, se pressent aussi sur le pont, fuyant avec vitesse les ennemis qui les poursuivent ; ils se précipitent dans le fleuve avec leurs chevaux, chargés de leurs cuirasses, de leurs casques et de leurs boucliers, s’enfoncent, périssent étouffés par la violence des tourbillons et ne reparaissent plus. Ainsi notre armée avait à supporter des assauts non moins redoutables que ceux qu’elle livrait aux habitants ; indépendamment des irruptions des assiégés, à qui nos troupes ne pouvaient soustraire la connaissance des sorties qu’elles faisaient dans la campagne, elles se trouvaient encore exposées aux attaques, des ennemis extérieurs, qui, cachés dans les montagnes et dans les forêts, se, tenaient sans cesse en embuscade et battaient très souvent nos soldats, de telle sorte qu’ils n’osaient presque plus sortir de leur camp, ni se répandre au loin pour aller chercher des vivres. Enfin le camp des assiégeants n’était pas même pour eux un refuge assuré, car ils avaient lieu de craindre l’arrivée et les attaques imprévues d’une immense multitude d’ennemis, qui, disait-on, se réunissaient de différents côtés pour marcher au secours de la ville ; en sorte que, dans un tel état de choses, l’homme le plus sage eût pu hésiter à décider quelle était la condition la moins dangereuse et la meilleure, de celle des assiégeants ou de celle des habitants de la ville, qui semblaient supporter les fatigues d’un siège. Il serait trop long et trop contraire au but que je me suis proposé de rapporter en détail tous les faits, tous les événements divers qui marquèrent chaque journée, au milieu de tant de pénibles travaux et pendant un temps si long : ainsi omettant toutes les particularités, je me bornerai à raconter les résultats généraux. Tandis que les succès de la guerre étaient fort variés et que l’on se trouvait déjà arrivé au troisième mois du siège, les vivres commencèrent à manquer dans le camp et nos troupes eurent beaucoup à souffrir de cette disette. Dans le principe on avait en en grande abondance toutes les choses nécessaires ; les chevaux avaient plus de fourrage qu’ils ne pouvaient en consommer, et les soldats, croyant comme des imprudents que cet état de prospérité durerait toujours, ne s’étaient gênés en aucune occasion ; enfin ils, avaient si bien abusé de leur opulence qu’ils se trouvèrent avoir prodigué en peu de jours des approvisionnements qui, ménagés avec soin, eussent suffi pour un temps beaucoup plus long. Dans le camp on n’observait aucune règle, on ne suivait aucun principe d’économie, cette conseillère des hommes sages : partout régnaient un luxe et une profusion sans exemple, et cette prodigalité ne s’étendait pas seulement à tout ce qui concernait la nourriture des hommes ; on ne prenait non plus aucun soin des fourrages destinés aux bêtes de somme et aux chevaux ; peu à peu l’armée arriva à un tel degré de dénuement que la famine ne tarda pas à se déclarer, et que tout le peuple se vit menacé de périr, faute de vivres. Les soldats se réunissaient en détachements et s’engageaient par serment à partager entre eux, par portions égales et de bonne foi, tout ce qu’ils pourraient recueillir dans leurs expéditions ; puis ils partaient par bandes de trois ou quatre cents hommes et battaient tout le pays, cherchant à se procurer des vivres, de quelque manière que ce fût. Dans l’origine et avant que les assiégés eussent tenté de faire dés sorties ou de se poster en embuscade, ceux des nôtres qui allaient faire de semblables expéditions parcouraient les environs, y trouvaient en grande quantité des aliments de toute espèce, un riche butin, et rapportaient au camp les dépouilles de leurs ennemis, en sorte qu’il y avait eu d’abord surabondance de toutes sortes de provisions. Mais bientôt les lieux environnants furent épuisés ; les Turcs qui avaient été frappés de terreur, reprirent courage, et en retrouvant leurs forces, ils se mirent en devoir de défendre leurs propriétés ; alors nos soldats s’en revenaient souvent les mains vides, plus souvent encore ils étaient tués en grand nombre, quelquefois même il n’en restait pas un seul qui pût venir porter au camp la nouvelle de ces désastres. La misère et la famine augmentaient de jour en jour : à peine avait-on pour deux sous du pain en quantité suffisante pour la nourriture d’un seul homme, à un seul repas par jour. Un boeuf ou une génisse, qu’on avait dans le commencement pour cinq sols, coûtaient alors deux marcs ; à peine avait-on, au prix de cinq ou six sous, un agneau ou un petit chevreau qu’on avait coutume d’acheter pour trois ou quatre deniers. Huit sous étaient presque insuffisants pour se procurer la nourriture nécessaire à un cheval pendant une nuit, en sorte .que l’armée qui, en arrivant à Antioche, y avait conduit plus de soixante-dix mille chevaux, n’en avait que deux mille tout au plus en ce moment ; tout le reste était mort de faim ou de froid, et ceux qui demeuraient encore dépérissaient de jour en jour, succombant aux mêmes maux. Dans le camp les tentes et les pavillons tombaient de pourriture, et les hommes qui avaient conservé des vivres, exposés à toutes les intempéries d’une saison rigoureuse, périssaient sans pouvoir se mettre à couvert. Les inondations et les pluies continuelles dégradaient toutes les provisions de bouche, faisaient pourrir les vêtements, et il n’y avait pas moyen de trouver une place sur laquelle on pût reposer sa tête à sec et mettre à l’abri les effets que l’on possédait. En même temps une maladie contagieuse faisait de tels ravages dans l’armée que déjà l’on ne savait plus où ensevelir les corps et que les offices des morts n’étaient plus célébrés pour les funérailles. Ceux qui semblaient encore conserver quelque vigueur, empressés d’échapper aux périls qui les menaçaient, se hâtaient de se rendre dans les environs d’Édesse auprès du seigneur Baudouin, ou en Cilicie auprès des gouverneurs des villes, ou enfin en tout autre lieu, dans quelqu’une des places qui étaient tombées au pouvoir de leurs frères. En un mot, le départ des uns, les maladies et la famine qui faisaient périr les autres, le glaive de l’ennemi qui continuait de détruire un grand nombre de pèlerins, avaient réduit l’armée à peu près à la moitié de la force qu’elle avait en arrivant sous les murs de la ville. Cependant les princes dévoués à Dieu, voyant l’affliction
et les maux de leurs peuples, émus d’une tendre compassion, et le coeur brisé
de douleur, se rassemblèrent, comme ils le faisaient fréquemment, et
délibérèrent en commun sur le choix des mesures les plus convenables pour
porter remède à de si grandes calamités. On exposa dans le conseil diverses
opinions, et enfin l’on s’arrêta à reconnaître que le parti le plus sage
serait d’expédier une partie de l’armée avec quelques uns des chefs, qui se
porteraient sur le territoire de l’ennemi et iraient y enlever de vive force
des vivres et du butin, tandis que le reste de l’armée demeurerait dans le
camp, pour défendre les positions avec le plus grand soin. En conséquence
Boémond et le comte de Flandre furent chargés de conduire l’expédition, et le
comte de Toulouse demeura avec l’évêque du Puy pour veiller à la garde du
camp. Le comte de Normandie était absent et le duc de Lorraine, Godefroi, gravement
malade, ne pouvait même sortir de son lit. Les deux chefs prirent avec eux un
nombre suffisant de soldats, tant fantassins que cavaliers, tels du moins que
l’état déplorable de l’armée permettait de les trouver, et ils se mirent en
marche pour se porter sur les terres ennemies. Aussitôt que les habitants
d’Antioche apprirent le départ de Boémond et du comte de Flandre, l’absence
du comte de Normandie, et la maladie du duc de Lorraine, ils ne manquèrent
pas de saisir une occasion aussi favorable, et redoublant d’audace, ils
résolurent dans un conseil commun de tenter une invasion dans notre camp,
pour mettre à profit la dispersion des principaux chefs de notre armée.
L’immense multitude des habitants fut sur-le-champ convoquée et se rassembla
à la porte du pont : les uns débouchèrent par le pont, les autres passèrent a
un gué qui se trouvait un peu en dessous, et tous à l’envi s’empressèrent de
traverser, pour aller commencer l’attaque. Le comte marcha à leur rencontre à
la tête de quelques compagnies de cavalerie, et à peine deux hommes
étaient-ils tombés morts, toute la troupe des assiégés s’ébranla et fut
poussée jusque sous Pendant ce temps Boémond et le comte de Flandre qui s’étaient portés avec leurs cohortes sur le territoire ennemi, pour y chercher quelque soulagement à leurs maux et à ceux de leurs frères, trouvèrent en effet, dans quelques circonstances plus heureuses, l’espoir de mettre fin à leur misère et de rapporter quelque consolation dans le camp. Ils prirent d’abord sur les ennemis une ferme remplie de toutes sortes de provisions, et Boémond expédia de tous côtés des détachements qu’il chargea de parcourir le pays, de venir lui rendre compte de l’état où ils l’auraient trouvé et de rapporter tout le butin qu’il leur serait possible de faire. Quelques uns de ces pèlerins, en retournant auprès de lui, l’informèrent qu’il y avait dans les environs une forte troupe de Turcs ; Boémond fit aussitôt marcher le comte de Flandre avec une escorte nombreuse, et se disposa lui-même à conduire sur ses pas des forces plus considérables, pour être à portée de le secourir, s’il était nécessaire. Le comte ; plein de courage et d’ardeur, marcha, vivement à l’ennemi, et ne revint auprès de Boémond qu’après avoir chassé les Turcs et leur avoir tué une centaine d’hommes. Tandis qu’il allait rejoindre son corps d’armée après avoir remporté cette victoire, d’autres éclaireurs viennent lui annoncer l’approche d’un corps de troupes beaucoup plus fort que le premier ; Boémond détache aussitôt de son armée quelques bataillons qu’il adjoint à ceux que commandait le comte de Flandre, il le fait marcher en avant et lui-même le suit de près avec tout ce qui lui reste, pour soutenir au besoin son attaque. Grâce à la miséricorde divine ; qui marchait devant nos troupes, les ennemis se trouvèrent resserrés, et comme pris dans un défilé où leurs arcs et leurs flèches étaient pour eux des armes inutiles ; il fallut en venir à combattre de près, et le glaive à la main ; mais ils n’étaient point accoutumés à ce genre de combat et ne tardèrent pas à prendre la fuite ; nos troupes les poursuivirent avec ardeur sur un espace de deux milles, et leur tuèrent beaucoup de monde. Vainqueurs de nouveau, nos soldats leur enlevèrent leurs chevaux, leurs mulets, toutes leurs dépouilles, et firent un riche butin de toutes les provisions que les Turcs avaient ramassées dans le pays, ils rentrèrent alors dans le camp sans rencontrer aucun obstacle. L’armée se réjouit de leur retour et y trouva quelque soulagement à de longues souffrances ; cependant le butin qu’ils avaient rapporté n’était pas assez considérable pour suffire longtemps aux besoins d’une si grande réunion d’hommes, et au bout de quelques jours, on se trouva presque réduit aux mêmes extrémités. Cependant un bruit sinistre, venu du côté de la Romanie, se répandit dans l’armée, jetant partout le trouble et la douleur, et mettant le comble aux maux qui l’affligeaient dé toutes parts. On rapporta, et il était vrai en effet, qu’un homme noble et puissant, nommé Suénon, fils du roi des Danois, recommandable et illustre à la fois par sa naissance, sa beauté et ses vertus, animé du vif désir d’entreprendre le pèlerinage, et conduisant à sa suite quinze cents jeunes hommes bien armés, ses compatriotes, s’était mis en route pour voler au secours des nôtres et se réunir à Antioche au camp des assiégeants. D’abord il n’avait pu sortir du royaume de son père que longtemps après le départ des autres expéditions ; il avait hâté sa marche autant que possible pour rejoindre nos légions, mais le premier retard qu’il essuya par suite de quelques circonstances particulières l’empêcha d’atteindre au but qu’il s’était proposé. II partit donc à la tête de ses troupes, sans pouvoir rencontrer aucun des princes qui le devançaient ; il suivit cependant la même route, et arriva à Constantinople, où l’empereur le reçut et le traita avec assez de bienveillance. Il se rendit de là à Nicée, sans éprouver aucun accident, et descendit ensuite dans la Romaine, en pressant sa marche, et toujours à la tête de son corps. Il avait dressé son camp entre les deux villes de Finimine et de Thermes[15], et ne s’y gardait pas avec toutes les précautions qui eussent été nécessaires, lorsqu’au milieu de la nuit une immense multitude de Turcs vint l’attaquer à l’improviste : leur approche avait donné l’éveil aux Danois, mais déjà il était trop tard ; ils coururent cependant aux armes, et avant d’avoir le temps de se remettre en bon ordre de bataille pour recevoir de pied ferme leurs ennemis, ils se trouvèrent écrasés par la supériorité du nombre ; ils résistèrent cependant avec vigueur aussi longtemps qu’il leur fut possible, vendirent cher la victoire s et finirent par succomber tous, après des prodiges de valeur. Dans le même temps Tanin, ce délégué de l’empereur, dont j’ai déjà parlé, qui avait été adjoint à nos armées pour les guider dans leur marche, et qui jusqu’à ce jour les avait constamment suivies, cédant à sa timidité naturelle en voyant les malheurs qui les, accablaient, et craignant qu’il ne fût impossible aux princes de poursuivre leur entreprise, et qu’un jour ou l’autre leurs légions ne succombassent toutes sous les efforts de leurs ennemis, se rendit à l’assemblée des princes, et leur adressa des représentations très vives : il chercha à les engager à lever le siège d’Antioche, à transférer leurs troupes dans les villes et les places fortes situées sur la frontière, où l’on pourrait trouver en plus grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie, et de là harceler sans relâche les habitants d’Antioche jusqu’au retour du printemps, époque à laquelle on verrait arriver, ajoutait-il, l’armée que l’empereur son maître faisait lever chez toutes les nations, à de grandes distances de son empire, et qu’il devait envoyer à leur secours. Il dit encore que comme il avait résolu, dès le principe, de s’associer à tous les travaux clé l’armée, et de prendre pari : à sa mauvaise fortune aussi bien qu’à ses prospérités, il voulait en ce moment entreprendre une nouvelle démarche dans l’intérêt du bien commun et de l’utilité générale ; qu’en conséquence il avait formé le dessein de se rendre en toute hâte à Constantinople, pour presser les préparatifs et le départ de l’expédition impériale, et qu’en même temps, sur toute la longueur de la route qu’il allait parcourir, il aurait soin de faire diriger vers l’armée tous les secours et les vivres dont elle avait tant besoin. Nos princes connaissaient depuis longtemps l’esprit de ruse et : de fourberie qui animait cet homme ; cependant, lorsqu’il eut parlé, nul ne fit aucune observation, et personne n’entreprit de mettre la moindre opposition à ses projets : Afin de couvrir sa fraude de quelque apparence trompeuse, il laissa dans le camp ses tentes et la plupart de ceux qui l’avaient suivi, soit qu’il négligeât de pourvoir à leur sûreté, soit qu’il leur eut secrètement ordonné de suivre ses pas à un jour déterminé, et de le rejoindre en un lieu convenu d’avance. Il partit donc comme s’il comptait revenir peu de temps après, et ne reparut jamais à l’armée : homme infidèle et méchant, cligne d’être livré à la mort éternelle ! L’exemple qu’il donna par cette conduite fut extrêmement pernicieux : à partir de ce jour, tous ceux qui purent trouver moyen de s’échapper du camp prirent la fuite en secret, oubliant tous leurs serments et la profession de foi que, dans l’ardeur de leurs voeux, ils avaient faite en public au début de l’expédition. La disette augmentait de jour en jour, et les princes cherchaient vainement des remèdes efficaces à de si grands maux. Ils sortaient alternativement deux à deux, à la tête de troupes nombreuses, battaient tout le pays environnant, et rentraient souvent dans le camp après avoir vaincu les ennemis, mais en même temps ils ne rapportaient ni butin, ni vivres suffisants pour l’entretien de l’armée. Les ennemis, sachant bien que ces expéditions ne sortaient du camp que pour aller piller dé tous côtés et rapporter des dépouilles à leurs frères, conduisaient dans des montagnes inaccessibles et dans les lieux les plus cachés leur gros et leur menu bétail et tous les autres animaux qu’ils pouvaient avoir à leur disposition ; en sorte que nos soldats ne pouvaient les atteindre dans leur retraite, on même, s’ils y arrivaient, il ne leur était pas facile d’emmener ce qu’ils venaient de prendre. De jour en jour la disette développait le fléau des maladies contagieuses, et les périls de l’armée allaient sans cesse croissant. Les seigneurs et tous ceux qui avaient plus de jugement et d’expérience, reconnaissant que les péchés des hommes leur attiraient tous ces maux, et que les fléaux dont le Senneur justement irrité frappait un peuple endurci n’étaient que trop mérités, se réunirent de nouveau, et, le coeur rempli de la crainte de Dieu, ils délibérèrent dans leur anxiété, cherchant les moyens de laver leurs péchés par une prompte repentance, et d’apaiser l’indignation du Seigneur, en expiant convenablement les fautes passées, et s’en préservant pour l’avenir. En conséquence et en vertu des ordres et de l’autorité de l’évêque du Puy, qui remplissait les fonctions de légat du Siège apostolique, ainsi que clés autres pontifes agréables à Dieu, du consentement et même sur les instances expresses de tous les princes laïques et de toute l’armée, on prescrivit un jeûne de trois jours, afin que, les corps étant abattus, les âmes pussent s’élever à la prière avec plus de force. Cette cérémonie accomplie en toute dévotion, les chefs ordonnèrent encore que l’on éloignât du camp les femmes légères et corruptrices ; ils interdirent, sous peine de mort, l’adultère et tout genre de libertinage, et proscrivirent également les repas extraordinaires, les excès d’ivrognerie, les funestes jeux de hasard, les serments indiscrets, les fraudes de poids et de mesure, les fourberies de toute espèce, le larcin et le pillage. A ces décrets, qui reçurent une nouvelle force du consentement universel, on ajouta encore la nomination de quelques juges qui furent chargés de connaître de toutes les transgressions, et reçurent une autorité pleine et entière pour informer et sévir contre les coupables. Il se trouva sans doute dans la suite des hommes qui violèrent les lois qu’on venait clé publier ; les juges les accusèrent, ils furent convaincus avec solennité, et on leur appliqua, selon la sévérité de ces lois, les peines qu’elles avaient réglées pour chacune de ces fautes, afin que de tels exemples eussent pour effet de détourner les antres de pareils excès. Appelé par la grâce surabondante du Seigneur d recueillir les fruits d’une meilleure vie, le peuple vit que la colère divine s’apaisait en partie. Bientôt, en effet, Godefroi, qui était en quelque sorte la seule colonne auprès de laquelle l’arillée entière prît trouver un appui, commença à se rétablir de la cruelle maladie dont il avait souffert si longtemps, à la suite de la blessure que lui avait faite l’ours auprès d’Antioche de Pisidie ; et toute l’armée trouva dans sa convalescence de justes motifs de se consoler de son affliction. Cependant la renommée avait répandu dans tout l’Orient la
nouvelle de l’arrivée des immenses armées chrétiennes : on disait de toutes
parts, et ce bruit avait même pénétré jusque dans les royaumes du Vers cette époque le plus puissant des princes infidèles, tant par ses richesses que par le nombre de ses troupes, le calife d’Égypte avait envoyé des députés à notre armée, et voici quels étaient les motifs de cette ambassade. Depuis très longtemps de graves inimitiés régnaient entre les Orientaux et les Égyptiens : cette haine invétérée provenait de la différence de leurs superstitions et des dogmes contradictoires qu’ils avaient adoptés, et elle s’était perpétuée sans relâche et avec une animosité inflexible. Leurs royaumes étaient fréquemment exposés à de mutuelles agressions, chacun cherchait à étendre ses frontières et à empiéter tour à tour sur celles du voisin, ainsi que je l’ai déjà rapporté dans le premier livre de cette histoire. A diverses époques, et selon les chances variées de la guerre, chacun d’eux avait alternativement obtenu une grande supériorité sur son ennemi, et il en était résulté que tout ce qui servait à l’avantage des uns était regardé comme tournant au détriment des autres. A cette époque le prince d’Égypte possédait tout le pays qui s’étend depuis les frontières d’Égypte jusqu’à Laodicée de Syrie, dans un espace de trente journées de marche. J’ai déjà dit aussi que, peu de temps avant l’arrivée de notre expédition, le soudan des Perses s’était emparé d’Antioche, ville située sur les frontières du territoire des Égyptiens et de tout le pays qui se prolonge de là jusqu’à l’Hellespont. Le prince d’Egypte redoutait les entreprises et les empiétements des l’erses et des Turcs, et dans cette crainte il se réjouissait extrêmement d’apprendre que Soliman avait perdu Nicée, qu’il avait été fort maltraité ainsi que ses troupes, et qu’enfin nos armées avaient mis le siège devant Antioche ; ce qu’il voyait perdre aux Turcs il le regardait comme gagné pour lui ; et les maux qu’ils souffraient étaient à ses yeux un gage de tranquillité pour lui comme pour ses sujets. Craignant que nos armées ne renonçassent à leur entreprise et ne cédassent enfin à la fatigue de leurs longs travaux, il envoya à nos princes des débutés choisis parmi ses serviteurs les plus dévoués, leur enjoignant de solliciter la continuation du siège, de promettre des secours de toute espèce, de se concilier la bienveillance et l’affection de nos princes, et de conclure avec eux des traités d’alliance et de bonne amitié. Fidèles aux ordres de leur maître, les députés, sortis de leurs vaisseaux, se rendirent au camp des Chrétiens et s’appliquèrent avec le plus grand zèle à s’acquitter complétement de leur mission. Nos princes les accueillirent avec assez, de bienveillance et de politesse, et les admirent fréquemment à des conférences dans lesquelles ils eurent à exposer tout ce qu’ils avaient été chargés de dire. Cependant, et tout en admirant la douceur de nos chefs, les forces qu’ils commandaient, les armes de nos soldats, leur patience à supporter tant de travaux, les députés ne pouvaient se défendre d’un sentiment de méfiance contre cette immense multitude d’étrangers, comme s’ils eussent eu dans l’âme le pressentiment de ce qui devait arriver plus tard ; car dans la suite leur prince même était destiné à éprouver pour son compte le traitement qu’il cherchait traîtreusement à susciter contre ses ennemis. Lorsque la ville d’Antioche eut été prise et eut recouvré ses anciennes libertés avec la pleine jouissance de la foi chrétienne, tout le pays qui s’étend depuis cette ville jusqu’à la rivière d’Ægypte[16], voisine de Gaza, sur un espace de quinze journées de marche, tel que le peuple fidèle le possède encore aujourd’hui, fut arraché de force à la violente domination de l’Égyptien, grâce à l’intervention du Dieu tout-puissant. |
[1] Deutéronome, chap. 32, v. 30.
[2] Personne n’ignore que cette prétendue lettre est dénuée de toute authenticité.
[3] Il s’appelait Théodore.
[4] C’était un prince arménien.
[5]
Aujourd’hui Seroug, au
[6] L’ancienne Chalcis, aujourd’hui Kinnesrin ou Vieil-Alep, un peu au sud d’Alep.
[7] Anikagaë, c’est-à-dire la ville d’Ani, jadis célèbre par un château fort où l’on gardait les trésors des rois d’Arménie.
[8] Les champs de l’Aonie sont séparés des champs Actéens par la Phocide, pays fertile tant qu’il appartint à la terre ferme, mais qui, à cette époque, était occupé par la mer dont les eaux s’étaient subitement répandues sur une vaste surface. On y voit une montagne escarpée, nommée le Parnasse, qui pousse ses deux cimes jusques aux astres, et dont le sommet s’élève au-dessus des nuages.
[9] Évêque d’Antioche, martyrisé en l’an 251.
[10] Ou Baghisian, petit-fils de Malek-Schab ; le nom de ce prince a été défiguré par les historiens latins qui l’appellent Cassien, Gratien, Accien, Darsien. Abulféda le nomme Baghisian, mais dans les autres historiens orientaux il porte le nom d’Akhy-Syan, frère du Noir : d’où a dû venir par corruption celui d’Accien.
[11] Alp-Arslan.
[12] Dékak, premier sultan de Damas, qui régna de l’an 1095 à l’an 1103.
[13] Ak-Sangar-Casim-Eddoulet était sultan de Mossoul ; ce fut son fils Emadeddin-Zenghi, auquel les historiens Latins donnent le nom de Sanguin, qui, vers l’an 1129, joignit la principauté d’Alep à celle de Mossoul.
[14] Noureddhin-Mahmoud qui régna de l’an 1145 à l’an 1173.
[15] Probablement dans l’ancienne Galatie, où était une ville de Thermæ, aujourd’hui Aias.
[16] Rien n’est plus incertain que la question de savoir quelle est la rivière désignée sous le nom d’Ægyptus ; elle est déjà mentionnée dans la Genèse connue formant la limite méridionale de la terre promise. Dieu dit à Abraham : Je donnerai ce pays à votre race depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate. (Genèse, ch. 16, v. 18.) La plupart des savants ont pensé que ce nom désignait le Nil, d’autres, notamment Bachiène, dans sa Description historique et géographique de la Palestine ancienne et moderne (tom. I, part. I, § 80 ), croient qu’il s’agit d’une petite rivière qui se jette dans la mer près de la ville de Rhinocolura, et qui portait le nom d’Ægyptus, parce qu’elle coule en effet sur la frontière d’Égypte. Cette dernière opinion paraît d’accord avec le texte de Guillaume de Tyr, qui donne à l’Ægyptus le nom de rivus, et le place non loin de Gaza.