Les campagnes d'Alexandre

LE DRAME MACÉDONIEN

 

PAR LE VICE-AMIRAL JEAN-PIERRE E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE

PARIS 1883

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Préface

I. — Philippe et Alexandre

II. — Une campagne moderne dans l’Asie Mineure. L’armée d’Ibrahim-Pacha et l’armée de Soliman le Grand

III. — L’armée de Darius et les phalanges pauvres

IV. — Combat du Granique

V. — Conquête du littoral et du plateau central de l’Asie Mineure

VI. — Les conseils de Charidème

VII. — La bataille d’Issus

VIII. — Les villes phéniciennes

IX. — L’investissement de Tyr

X. — Les travaux du siège et les sorties des assiégés

XI. — Prise de Tyr et de Gaza. - Occupation de l’Égypte

XII. Passage de l’Euphrate et du Tigre

XIII. — Mort de Statira et deuil d’Alexandre

XIV. — Bataille d’Arbèles.

XV. — Levée de boucliers de Sparte. - Bataille de Mégalopolis.

 

PRÉFACE

Je dois avant tout m’excuser d’avoir osé aborder un sujet qui semblait si peu de ma compétence, et dont l’étendue allait probablement dépasser mes forces. Ce qu’on attendait d’un marin, ce que le marin lui-même s’était promis d’achever, ne pouvait être qu’une histoire maritime ; j’expliquerai de mon mieux comment j’ai été conduit à m’occuper des opérations militaires d’Alexandre.

Près d’un demi-siècle d’études m’avait préparé à chercher dans un passé lointain l’origine et le développement de nos institutions modernes, le pressentiment des progrès que nous avons encore à réaliser. Quand la France voulut fonder un grand établissement naval, elle emprunta la majeure partie de ses règlements à la marine hollandaise et à la marine anglaise ; l’Angleterre et la Hollande tenaient déjà de la monarchie espagnole, qui les avait elle-même reçus de Gênes et de Venise, la plupart des usages inscrits dans le code de leurs vaisseaux ; en remontant jusqu’aux jours où les deux républiques italiennes se disputaient l’empire de la mer, n’allais-je pas surprendre l’art naval à sa source ? Mais Gênes et Venise ont façonné leurs flottes de guerre à l’image des flottes byzantines, et l’empereur Léon fit-il autre chose que leur transmettre un dépôt légué d’âge en âge à Byzance, après avoir passé par les mains de Rome, d’Alexandrie, de Corcyre et d’Athènes ? Tant qu’on n’a point touché les rivages de la Crète et de Tyr, on ne peut se flatter d’avoir vraiment vu naître les procédés de construction, de manœuvre, de tactique, de police, auxquels nous avons si peu ajouté. Comme l’a fort judicieusement remarqué Voltaire, la bataille de Lépante nous fait involontairement songer au combat de Salami ne. Cette vérité m’apparut éclatante, le jour où j’interrogeai de plus près les auteurs contemporains : Hérodote, Eschyle, Thucydide, Aristophane, Xénophon : la marine des anciens devint alors à mes yeux la base indispensable de tout travail d’ensemble sur ce grand métier de la mer, à l’étude duquel j’ai consacré ma vie.

Qu’elles transportent des troupes ou livrent des combats, les flottes de l’antiquité ne sont, il est vrai, au temps même des Romains ou des Ptolémées, que des flottilles : or ne croirait-on pas, à voir nos monstrueux léviathans concentrer dans les flancs d’un navire toute la force d’une ancienne armée navale, que le temps des flottilles est à jamais passé ? Ce serait, à mon avis, une erreur. Il n’est pas impossible que le jour vienne où les bateaux-torpilles se trouveront de taille à interdire aux navires cuirassés l’approche des côtes ou la leur rendront du moins excessivement périlleuse. Ces bateaux n’agiront qu’en masse ; ils suppléeront par le nombre à la fragilité de leur coque, et on les verra se jeter sur le monstre comme une nuée de mouches. N’aperçoit-on pas là une ressource d’une incalculable portée pour les nations pauvres qui seront en même temps des nations hardies ?

Cette marine de l’antiquité, dont nous n’avons encore étudié que la première période, si animée, si brillante, avec les Athéniens, nous la rattacherons sans effort à la marine du moyen âge, à la marine du seizième et du dix-septième siècle ; j’ajouterai même, pour les procédés de tactique, à la marine de l’avenir — non pas que nous ne soyons, en fait de tactique, tout à fait de l’avis du vieux Cambyse, et que nous ne tenions avec lui la science des évolutions pour la moindre partie de la stratégie. — Il n’est pas toutefois sans quelque intérêt de s’enquérir comment, aux temps passés, des réunions de trois cents, de quatre cents navires ont pu manœuvrer.

On a fait une observation bien juste, et cette observation, si je ne me trompe, appartient à M. Thiers : La première chose que l’on voit disparaître dans un Etat qui se désorganise, c’est la marine. La république athénienne nous en offre un frappant exemple. A l’heure où le sage Platon, désabusé, en était réduit, sur ses derniers jours, à demander aux dieux un bon tyran, Athènes ne trouvait plus de rameurs pour ses flottes. On lui a volé ses avirons. Oui ! la mollesse, l’indifférence croissantes ont fait à la ville de Minerve cet irréparable tort. Les citoyens d’Athènes peuvent bien se résoudre encore à équiper des trières, ils ne savent plus se résigner à les monter,

A la première alerte, Athènes nomme des triérarques. — Il est toujours facile d’imposer les riches ; — mais où trouvera-t-on des équipages ? Le peuple décrète l’embarquement des métèques et des affranchis. Aussi quels rameurs pitoyables on rencontre sur les vaisseaux de la république ! La Paralienne elle-même, ce yacht naguère si agile, cette galère sacrée qu’on appelait la massue du peuple, ne marche pas mieux que la première trière venue. La piraterie a revu ses beaux jours ; elle infeste les mers. Les vaisseaux marchands sont impunément assaillis jusque sur les côtes du Péloponnèse ; le blé de l’Hellespont n’arrive plus au Pirée. Quand le peuple commence à sentir la famine, il est mieux disposé à entendre les bons conseils. Les démarques reçoivent l’ordre de dresser et de publier dans chaque tribu la liste des citoyens tenus de faire campagne. Il faut que la flotte parte sans délai et aille rétablir la sécurité des mers, sinon le pauvre Démos va être obligé de se nourrir des herbes les plus viles. Fiez-vous donc pour le recrutement des rameurs à ces magistrats municipaux ! Voyez quels sont les hommes qu’ils osent présenter aux triérarques ! Il n’y a que les capitaines peu soucieux de leur honneur qui se contenteront de pareilles recrues. Ceux qui ont quelques fonds et quelque vergogne aimeront mieux engager leurs biens, s’endetter même que de prendre la mer dans des conditions qui les compromettent. Une haute paye, une bonne prime d’engagement, tel est le seul moyen de se procurer des équipages passables. Voilà nos volontaires embarqués : c’est fort bien ; mais en vertu de quel droit pourra-t-on les retenir à bord, les y ramener, s’ils désertent ? La loi n’a pas de peines contre la violation de ces contrats privés. Et de tous côtés, de Thasos, de Maronée, des riches cités de l’Asie, on sollicite les marins ainsi rassemblés à la désertion. Votre chef, leur dit-on, est ruiné, votre patrie ne pense même pas à vous, et vos alliés manquent du nécessaire. Plus les rameurs sont robustes et bien exercés, plus ils excitent la convoitise des ports où ils relâchent. Les triérarques sont tentés de regretter leur zèle ; s’ils avaient accepté les matelots que leur offraient les démarques, personne ne les leur aurait enviés. Ce sont là des regrets stériles ; la trière se trouve à peu près désarmée ; il est indispensable d’envoyer  chercher à   Lampsaque   des   matelots. Lampsaque, c’est l’île de Saint-Thomas de l’antiquité, un bureau de placement pour tous les bandits de la côte. Cours donc à Lampsaque, mon brave Euctémon ; voici de l’argent, voici des lettres ; amène-moi les meilleurs marins que tu pourras enrôler. Un champ d’oliviers, une vigne y ont encore passé ; le triérarque du moins a le droit de compter sur son équipage. Je ne connais ici d’autre commandant qu’Apollodore, répondra Posidippe au délégué qui invoque d’un ton impérieux les ordres de l’amiral. Apollodore nous paye, c’est Apollodore seul que j’écoute. Il fallait vraiment qu’un procès célèbre vînt nous l’affirmer pour que semblable anarchie ne nous laissât pas incrédules. Aussi la suprématie maritime, qui était autrefois le domaine exclusif d’Athènes, semble-t-elle aujourd’hui à la portée de tous ; il n’est petit tyran, république née d’hier, qui n’y prétende. Un tage de Thessalie armera ses flottes avec des pénestes, sorte d’ilotes qu’on n’a pas besoin de ménager, et la Grèce comptera une puissance maritime de plus ; les Thébains eux-mêmes, qui n’ont jamais figuré qu’à titre d’auxiliaires dans les batailles navales, iront chasser les Athéniens des eaux de l’île de Rhodes et des côtes de la Cilicie. Il n’y a plus de marine ! ou du moins le temps des grandes marines est passé ; en un mois, en deux mois, tout État peut en avoir une.

La marine thébaine ne fut, comme la puissance de Thèbes, qu’un éclair. Une flotte macédonienne eût possédé de plus solides fondements, car c’était de la Macédoine que la Grèce tirait depuis longtemps ses bois de construction ; les flottes de Philippe firent cependant très peu parler d’elles ; l’histoire nous les montre impuissantes à donner au fils d’Amyntas la possession de Byzance. Ne se jugeant pas de force à faire avec ses vaisseaux la grande guerre, Philippe se rejeta sur la guerre de course ; il se servit de ses trières pour arrêter au passage les convois de blé des Athéniens. Alexandre, son fils, eut d’abord le secours de toutes les marines grecques, et plus tard, après ses premiers triomphes, celui de la marine phénicienne. Quand il voulut faire passer ses troupes en Asie, il rassembla cent soixante vaisseaux à l’embouchure du Strymon, et côtoya le rivage jusqu’à Sestos, pendant que sa flotte longeait la terre ; il put ainsi traverser l’Hellespont dans sa partie la plus resserrée ; aucun vaisseau ennemi ne se montra pour contrarier ses desseins. Lorsque, devant Milet, Nicanor lui amena l’escadre macédonienne, il refusa obstinément de la commettre avec la flotte des Perses.

Parménion lui conseillait de livrer une bataille navale, s’offrant à prendre en personne le commandement ; Alexandre lui démontra sans peine à quel point ce calcul était imprudent. Sur mer, lui dit-il, le courage ne suffit pas pour assurer la victoire ; l’habileté des pilotes, la bonne construction des navires, la qualité des rameurs sont des éléments tout aussi importants au moins de succès. Je ne veux pas livrer le sort de la campagne à une bouffée de vent, au caprice incertain des flots. Le moindre échec nous causerait un grand préjudice. Si nous étions battus, toute l’Asie reprendrait à l’instant courage. Ce jeune capitaine avait raison contre le vétéran ; ses arguments auraient mérité d’attirer l’attention du souverain qui fit sortir en 1805 ses vaisseaux de Cadix, bien plus encore que celle du grand roi qui envoya les siens se faire détruire à la Hougue. Du moment qu’Alexandre reconnaissait l’infériorité de ses équipages, sa flotte n’était plus pour lui qu’une occasion  de dépenses et un embarras. Il n’hésita pas à la dissoudre et ne garda qu’un petit nombre de navires destinés à porter ses machines de guerre. Le drame macédonien, pour nous servir d’une expression de Plutarque, n’est donc pas un drame que nous puissions nous permettre, quelle qu’en soit notre envie, de transporter exclusivement sur la scène maritime. Le drame macédonien, c’est, avant tout, le triomphe de la cavalerie. Pourquoi donc alors lui donner place dans un travail qui affiche à bon droit la prétention de se tenir à l’écart des affaires de terre ferme ? Le siège de Tyr, la découverte de l’Inde, le voyage de Néarque, ne peuvent cependant être passés tout à fait sous silence : voilà l’écueil où je vais butter.

Latet anguis in herba.

Je veux m’attacher uniquement à ces épisodes ; une fascination  dont j’essaye en vain de  me défendre m’attire et me ramène sans cesse sur les pas d’Alexandre. Le héros macédonien commence par m’entraîner dans l’Asie Mineure : n’ai-je pas été jadis conduit dans ces parages par le devoir d’accompagner les flottes que l’Egypte et la Porte mettaient au service de leurs armées prêtes à entrer en lutte, une première fois sur le plateau d’Ancyre, quelques années plus tard sur les bords de l’Euphrate ? Alexandre conquiert la Syrie, l’Egypte, la Chaldée, la Médie ; bientôt il prend son vol vers les limites d’un monde inconnu à la Grèce. Est-ce bien le moment de m’arracher au charme de ce grand découvreur ? Quoi qu’il puisse m’en coûter, je suivrai Alexandre aux champs lointains de l’Asie et de la Bactriane. Arrivé là, je vois se dresser tout à coup devant moi deux fantômes gigantesques : l’Hellène envahisseur et le Scythe menaçant ont revêtu des traits qui me sont familiers. Eh quoi ! la question palpitante du jour, la grande question d’Asie, se retrouverait au fond des récits d’Arrien, de Quinte-Curce, de Diodore de Sicile ? Les historiens grecs et romains ne me suffisent plus ; je me laisse aller à compulser les relations des voyageurs modernes, et ma trame s’étend presque à mon insu. L’étonnement d’un homme qui ne savait rien et qui reste en quelque sorte étourdi de la science nouvelle que ses veilles irréfléchies lui ont fait acquérir, expliquera aisément à tous ceux qui cédèrent une fois dans leur vie à la tentation d’écrire le vertige auquel je n’ai pu me soustraire. Aventure semblable n’est-elle pas,

...si parva licet componere magnis,

arrivée à un philosophe illustre, abeille vagabonde que l’on vit déserter l’Hymète sur ses vieux jours ? L’histoire des campagnes d’Alexandre n’a pas été pour mon esprit dévié de sa route naturelle un dessein prémédité ; mon pied a glissé, et le gouffre m’a englouti.

Grâce à Dieu, je viens de toucher le fond, et je remonte enfin à la surface ; laissez-moi me remettre d’une si longue absence ; mon regard étonné n’a pas encore eu le temps de faire le tour de l’horizon. Avant de reprendre le cours de mes études, j’éprouve le besoin de m’assurer que je ne me trouverai pas, nouvel Epiménide, en désaccord formel avec les aspirations du jour. Le but que je poursuis, je l’ai déjà défini bien souvent : je crois que la marine peut devenir le plus sûr instrument de notre renaissance militaire. Que faut-il pour cela ? Que la marine se préoccupe avant tout d’entrer résolument dans le jeu des armées. Le siècle présent, nous redit-on sans cesse, est ami du progrès, et la nouveauté seule a chance de le séduire. Pour être empruntée aux anciens, mon idée, quand je la compare à beaucoup de celles qui ont cours aujourd’hui, ne m’en paraît pas moins excessivement nouvelle. Ce n’est pourtant qu’un germe déposé discrètement dans la terre ; je n’en verrai probablement pas la floraison. N’importe ! je ne voudrais pas avoir à me reprocher d’avoir, faute de quelques coups de bêche donnés à propos, laissé une aussi précieuse semence se flétrir.

Les soldats d’Alexandre n’ont rien accompli que les soldats de Napoléon se seraient refusés à entreprendre, et ce n’est certes pas sans motifs que, dans l’univers entier, on nous appelait alors la grande nation. Quel que soit l’avenir que le sort nous réserve, nous aurons du moins eu l’honneur de ne partager qu’avec Rome et la Grèce ce titre dont ne dispose pas la fortune, car c’est l’admiration involontaire des peuples qui le décerne. Napoléon a eu des Éphestions, des Cratères, des Eumènes ; il ne lui a manqué qu’un Néarque. Pensez-vous donc qu’il fût plus difficile de franchir la Manche dans une nuit ou à la faveur d’une journée de brouillard, que de conduire des triacontores des bouches de l’Indus à l’entrée de l’Euphrate ? Vaincu par les objections chagrines qui l’entouraient, privé par le destin jaloux du concours si précieux de Bruix et de Latouche-Tréville, l’Empereur modifia brusquement son projet : la flottille ne dut plus courir aucun risque, mais la flotte alla s’engloutir dans les eaux sanglantes de Trafalgar. L’audace du premier plan, simple, d’allure antique, exempt de ces combinaisons savantes et par conséquent compliquées qui ne déroutèrent qu’un instant l’infatigable activité de Nelson, nous eût très probablement mieux servis.

Le succès de Néarque m’a remis en mémoire les espérances que m’inspirèrent jadis les flottilles de César et de Germanicus. Des bateaux non pontés, des navires à rames, ont pu, entre les mains d’hoplites et de légionnaires, affronter, il y a dix-huit ou vingt siècles, les mers les plus périlleuses, et une flottille moderne serait fatalement vouée à l’impuissance ! On ne saura bien de quelles opérations une flottille est capable que lorsqu’on aura fait, en créant une école de débarquement, l’étude de ce problème dont la solution domine dans ma pensée toutes les questions secondaires auxquelles nous accordons une attention exagérée et fâcheuse, car nous nous laissons ainsi détourner du seul but sérieux à poursuivre : la défense du sol national.