LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE XIII — MORT DE STATIRA ET DEUIL D’ALEXANDRE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Alexandre s’est arrêté pour reprendre haleine après avoir franchi l’Euphrate ; il fait halte également sur les bords du Tigre. Ces pauses sont inévitables à la suite de toute marche forcée. La troupe la plus solide n’a-t-elle pas ses traînards, ses éclopés, ses malades ? On conçoit malaisément une aussi longue route parcourue sans bases d’opérations successives : la force de résistance du soldat grec explique seule pareille dérogation aux lois élémentaires de la guerre. Les lieutenants d’Alexandre ne se croyaient plus cependant tenus de taire leurs inquiétudes ; Parménion, entre autres, ne cessait d’engager son jeune roi à considérer quelles pourraient être les conséquences d’une défaite. L’armée venait de laisser derrière elle deux grands fleuves : trahie par la fortune, elle ne les repasserait pas. Il lui faudrait se jeter, comme les Dix-Mille, dans le pays des Carduques et chercher à gagner les ports du Pont-Euxin à travers les montagnes de l’Arménie.

On se fait une idée peu juste, disait à Sainte-Hélène l’empereur Napoléon, de la force d’âme nécessaire pour livrer, avec une pleine méditation de ses conséquences, une de ces grandes batailles d’où vont dépendre le sort d’une armée, d’un pays, la possession d’un trône. Aussi trouve-t-on rarement des généraux empressés adonner bataille. Ils prennent bien leur position, s’établissent, méditent leurs combinaisons, mais là commencent leurs indécisions. Rien de plus difficile et pourtant de plus précieux que de savoir se décider.

Il m’a été conté qu’à la veille de la journée d’Isly, de cette brillante et glorieuse journée qui nous transporte d’un bond en plein moyen âge, une grande émotion régna dans le camp français : l’alarme générale rencontra des interprètes parmi les officiers mêmes qu’on aurait le moins soupçonnés de pouvoir ouvrir leur âme au découragement. Ce furent les plus habiles et les plus expérimentés qui se montrèrent, en cette occasion, les plus ingénieux à peindre la situation sous de sombres couleurs. Semblable phénomène s’est produit dans l’armée de Crimée avant le débarquement d’Old-Fort ; les raisons spécieuses ne manquèrent pas alors pour déconseiller une entreprise qui prenait tous les caractères d’une aventure. La guerre, quand on l’envisage dans son ensemble, peut-elle jamais être autre chose ? Si le fils de Paul Ier, à qui l’empereur Napoléon ne demandait que le sacrifice de l’alliance anglaise, eût consenti à traitera Moscou, l’expédition de Russie n’eût-elle pas été la consécration éclatante de notre ascendant ? Les historiens ne célébreraient-ils pas aujourd’hui à l’envi l’exécution de ce plan gigantesque ? Fortune ! que nous te devons de grâces quand tu nous secondes, et à quelles puériles critiques tu nous livres quand tu nous abandonnes ! Sans doute il est des campagnes dont le succès, par un concours inouï de circonstances, a tout à coup revêtu l’apparence de la précision mathématique ; il n’aurait fallu qu’un grain de sable pour faire dérailler tous ces savants calculs. Les vainqueurs infaillibles n’existent pas ; seulement, quand le destin hésite, il est bon qu’un Condé ou un Alexandre intervienne. La fougue d’un héros peut faire violence au sort ; la profondeur pédantesque des tacticiens se laisse aisément déconcerter par la fortune. Si le général Bonaparte n’eût pas de sa personne entraîné ses soldats sur la chaussée d’Arcole, toutes ses combinaisons s’écroulaient comme un château de cartes sous le feu de l’artillerie autrichienne. Blücher lui-même n’a-t-il pas eu l’insigne et fatal honneur de faire échec au vainqueur de l’Europe ? Qu’opposa cet obscur champion à l’incomparable capitaine dont l’apprentissage s’était fait dans plus de vingt batailles rangées ? Il lui opposa une incroyable, rapidité de mouvement et l’obstination de son courage. Blücher fut, comme Alexandre, un grand général de cavalerie. La cavalerie n’est donc pas pour le commandement en chef une si mauvaise école ; les nécessités mêmes de son service lui donnent l’habitude de l’audace et de l’impétuosité. Les survivants de l’armée de Crimée n’ont oublié, j’en suis sûr, ni le général Morris, ni le général d’Allonville.

Alexandre était impétueux ; il le fut constamment sur le champ de bataille, la vue de l’ennemi l’enivrait. Sous la tente, il mûrissait avec plus de calme ses plans de campagne ; les lieutenants qui l’entouraient, moins bouillants que leur maître, n’ont cependant jamais fait fléchir sa pensée : Alexandre savait mieux qu’eux ce qu’il pouvait demander à ses soldats. Voilà le grand art, le véritable secret des triomphes décisifs ! Tous les états-majors du monde ne remplaceront jamais l’ascendant d’un chef adoré. Tracez des itinéraires sur vos cartes, multipliez les ordres de marche, préparez dans votre froid labeur les concentrations, les mouvements tournants ; tout cela ne vaudra pas à l’heure suprême l’enthousiasme confiant qu’inspire à ses troupes le général sacré par une longue série de victoires. On ne gagne pas les batailles en chambre ; il faut le feu du ciel pour animer nos statues d’argile ; la stratégie aligne les bataillons, l’idolâtrie guerrière leur donne la vie et le mouvement.

Il transpire toujours quelque chose des débats irrésolus des conseils. Une inquiétude sourde régnait dans l’armée grecque ; le moindre incident devait prêter un corps à ces appréhensions. Après une halte de deux jours, les troupes avaient reçu l’ordre de se préparer au départ pour le lendemain, lorsque survint une éclipse de lune. Le 20 septembre de l’année 331 avant Jésus-Christ, suivant les calculs autorisés de M. le lieutenant de vaisseau Baills, de la marine française, l’éclipsé dut commencer à huit heures douze minutes du soir et se terminer à onze heures quarante-six minutes. La disparition de l’astre fut totale, et la lune demeura cachée pendant un peu plus d’une heure. Le flambeau de la nuit ne pouvait se voiler sans raison ; le présage est interprété comme un blâme des dieux parla peur. Une sédition semblait imminente ; toute multitude heureusement passe avec une facilité merveilleuse de la crainte à l’espoir, de l’irritation aveugle à la soumission la plus complète, quand on sait incliner du côté favorable l’instinct superstitieux qui sommeille parfois, mais ne s’éteint jamais tout à fait au cœur de l’homme. L’approche des grandes épreuves a surtout le don de le réveiller. Alexandre fit proclamer par les prêtres égyptiens que ce n’était pas l’astre des Grecs, favoris du soleil, qui pâlissait ; protectrice des Perses, la lune se couvrait d’un manteau funèbre pour leur annoncer la fin de leur puissance. Rassurée par l’explication plausible qui lui est fournie, l’armée ne demande plus qu’à marcher. On abat les tentes et l’on se dirige, avec une foi plus ardente que jamais dans l’heureuse issue du conflit, à travers le district d’Aturia, sur le camp de Darius. Les Grecs laissaient ainsi le Tigre sur leur droite, à leur gauche les montagnes des Gordiens et celles des Carduques. Us étaient en pleine Assyrie, à cent quatre-vingt-quatre kilomètres environ de la ville d’Arbèles, à soixante-quatre des rives du Boumade. Le quatrième jour, les éclaireurs des deux armées se rencontrent ; Alexandre, à la tête de l’agéma et d’une compagnie d’hétaires, pousse vigoureusement un parti de cavalerie ennemie, réussit à l’atteindre, lui tue plusieurs hommes et ramène à son camp de nombreux prisonniers. L’heure critique approche : Darius n’est plus qu’à une journée environ de marche, à vingt-sept kilomètres. Les batailles rangées, ces batailles d’où dépend le destin des empires, ne se livrent pas sans quelque préparation. On se précipite sur l’ennemi qui fuit, on prend le temps d’aiguiser ses armes quand on doit aborder des lignes encore intactes. Alexandre juge nécessaire de donner à ses troupes quatre jours de repos avant de les conduire dans la plaine de Gaugamèle. Bien que son armée soit peu encombrée de bagages, elle en a encore trop pour aller à l’ennemi ; un camp retranché est établi à la hâte, on y laissera les malades et les équipages.

Depuis le départ de Tyr, Alexandre traînait à sa suite la famille de Darius. Il lui semblait qu’il n’y aurait pas de place assez forte, de lieutenant assez sûr pour qu’il osât leur confier la garde de pareils captifs. Pourquoi, sourd aux conseils que lui donnait, avec une véhémence souvent importune, le vieux Parménion, n’acceptait-il pas plutôt la magnifique rançon qu’à diverses reprises Darius lui avait offerte ? Pourquoi ? Parce qu’il était Alexandre. Était-ce en s’enrichissant des dépouilles des Achéménides, en emportant même un lambeau de l’empire, qu’il donnerait la paix, une paix ferme et durable, au monde ? Alexandre était résolu à poser sur son front la tiare droite, parce qu’il n’entrevoyait pas d’autre moyen de rassembler sous le même sceptre des peuples dont l’antagonisme eût éternisé la vieille querelle. Il ne fallait donc pas que Darius, le jour où le sort des armes l’aurait renversé du trône, pût, à défaut d’un fils en âge de ceindre l’épée, trouver un successeur tout prêt dans un gendre. La politique est impitoyable, — c’est son droit ; — mais quand il lui arrive de broyer, en passant, sous son char, quelque innocente et vertueuse existence, on aurait tort de croire qu’elle laisse tout à fait sans remords le cœur de l’homme d’État ou l’âme du conquérant. L’épouse de Darius, Statira, était une princesse d’une rare beauté ; Alexandre jusqu’alors avait fui plutôt que recherché l’occasion de la voir. Je n’ai jamais lu la Morale d’Aristote, j’ai souvent médité en revanche l’éloquent précis que nous en a donné l’érudit traducteur de ce philosophe. Aristote, nous dit M. Barthélemy Saint-Hilaire, se passe de Dieu : il confond le bien et le bonheur... Il ne s’inquiète en rien de la vie future, parce qu’il n’y croit pas, non plus qu’à une âme immortelle... pour lui, le principe qui sent et pense en nous est le même que celui qui nourrit notre corps et qui fait végéter la plante. Faut-il s’étonner qu’imbu d’une telle doctrine, Aristote ne juge un acte bon qu’autant que cet acte est profitable ? Le sage de Stagyre valait peut-être mieux que sa philosophie, — cela se voit souvent ; — à coup sûr, son élève avait des vertus que semblables leçons lui auraient difficilement inspirées. Appelez don du ciel ou grâce efficace, comme il vous plaira, cet heureux penchant de certaines natures qui leur tient lieu des préceptes salutaires et les incline, sans qu’ils aient besoin de se consulter, aux résolutions généreuses, toujours est-il qu’au milieu des enivrements de la jeunesse et de la victoire, Alexandre oublia un instant les exemples d’Achille pour devenir le précurseur du Chevalier sans peur et sans reproche. L’empereur Napoléon s’étonne des éloges donnés à la continence de Scipion ; il ne veut pas qu’on loue le jeune et brillant vainqueur d’avoir su résister à la tentation d’un désir brutal, le triomphe lui paraît trop facile. Aurait-il refusé son admiration à la chevaleresque prudence d’Alexandre ? Scipion se défend aisément, je l’accorde, de l’attrait auquel n’eût probablement point cédé sans rougir le dernier valet de l’armée ; Alexandre prend soin de tenir à l’écart le charme plus périlleux qui pouvait s’infiltrer dans son cœur à la faveur de la pitié et de la sympathie. J’aime à croire que Quinte-Curce n’a rien inventé, qu’il nous a fidèlement transmis ce que des témoins contemporains avaient consigné dans leurs mémoires : si Quinte-Curce s’était permis de glisser un pareil roman au sein de sa longue et vivante histoire, je crois, en vérité, que je n’aurais pas le courage de le lui reprocher, car Virgile, le doux Virgile de Victor Hugo, n’a jamais rien écrit de plus touchant. Les fatigues de la marche avaient été excessives, même pour les princesses qui suivaient les troupes en chariot. On ne fait pas au cœur de l’été, entre le trente-quatrième et le trente-sixième degré de latitude, un millier de kilomètres dans l’espace de quinze jours sans que les constitutions les plus robustes en ressentent quelque atteinte ; comment imaginer que de jeunes princesses habituées à la tranquille et fastueuse existence des palais supporteront impunément cette épreuve ? L’armée grecque était enfin arrivée à portée de l’ennemi ; les troupes harassées commençaient à dresser leurs tentes, quand un eunuque accourt : La reine se meurt, dit-il. — Deficere eam nuntiat et vix spiritum ducere. — Alexandre, à ces mots, se lève ; un autre messager parait : La reine est morte. — Ce n’est pas Bossuet, c’est Quinte-Curce que nous entendons ; je me crois obligé d’en prévenir le lecteur. — Elle est tombée entre les bras de sa belle-mère et de ses jeunes filles, puis tout d’un coup, brusquement, s’est éteinte. Inter socrus et virginum filiarum manus collapsa erat, deinde et exstincta. — Alexandre laisse échapper un long gémissement et vole à la tente de ses royales captives. Un douloureux spectacle l’y attendait : la mère de Darius, Sisygambis, assise sur la terre nue, contemplait d’un œil morne le corps inanimé de la malheureuse princesse. Les deux jeunes filles s’étaient réfugiées dans ses bras, seul asile qui leur fût laissé ; Sisygambis les tenait pressées sur son sein, cherchant à les calmer, refoulant ses larmes pour essuyer les leurs, pendant que, devant elle, son petit-fils Ochus, trop jeune encore pour comprendre l’étendue de la perte qu’il venait de faire, interrogeait d’un sourire inquiet cette immense douleur, et ne soupçonnait pas que le plus malheureux, en ce triste jour, c’était lui. Alexandre ne peut retenir ses sanglots : il venait apporter des consolations ; on est obligé de lui en offrir. La main qui a couché tant de Perses dans la tombe est baignée de pleurs, mais de pleurs moins amers que ceux du vieux Priam. Et maintenant, dit Achille, n’oublions pas le repas du soir ! Niobé elle-même n’a pas négligé ce soin quand six filles florissantes de jeunesse lui furent ravies en un jour. Achille et Niobé à la bonne heure ! mais non pas Alexandre. Il fut impossible d’obtenir du héros qu’il acceptât la moindre nourriture avant que les honneurs funèbres eussent été rendus à la reine. Ce capitaine que tant de soucis devaient assiéger, ce roi qui va jouer sur un coup de dés son trône et, plus que son trône, sa gloire et sa vie, trouve encore le loisir de donner des ordres pour que la coutume des Perses soit religieusement observée dans ses moindres détails. Le pieux appareil qui eût accompagné les dépouilles mortelles de Statira, si les dieux l’eussent ravie à son époux dans Persépolis, ne leur manqua pas au milieu du camp ennemi. Respecter la mort, c’est honorer celui de qui nous tenons la vie, celui qui ne manifeste jamais mieux sa puissance que dans ces terribles moments où il rappelle à lui, sans l’absorber, l’étincelle un moment absente. — Je dis : sans l’absorber, — car je hais d’instinct le mot cruel de madame Roland : Nature, ouvre ton sein ! S’évanouir dans le gouffre est un avenir peu consolant, pour les cœurs même les plus désabusés.

A la faveur de l’émotion générale, un des eunuques prisonniers parvint à s’échapper et réussit à gagner le camp de Darius. Le roi des Perses apprit à la fois et la mort de la reine et la généreuse conduite d’Alexandre. Faut-il croire que, touché de tant de noblesse, il ait alors renouvelé ses propositions de paix, qu’oublieux des excitations impies dont Alexandre pouvait lui montrer la preuve, il ait osé offrira ce conquérant qu’il avait vainement tenté de faire disparaître par le poignard ou par le poison, la main de sa propre fille, de la princesse depuis longtemps promise à Mazée ? Ce serait donc, si les rapports d’Arrien et de Quinte-Curce sont fidèles, la troisième fois que le malheureux monarque aurait fait appel à la modération du vainqueur. Naguère il proposait le fleuve Halys pour limite ; maintenant il se déclare prêt à céder toute la contrée qui s’étend entre l’Hellespont et l’Euphrate. Pour otage, il laissera son fils ; pour rançon de sa mère et de ses deux jeunes filles, il offre trente mille talents d’or. Dix députés ont été chargés de convaincre Alexandre : C’est chose périlleuse, lui disent-ils, qu’un trop grand État ; les navires qui dépassent les dimensions habituelles deviennent difficiles à manœuvrer. L’argument eût peut-être touché un pilote ; j’y aurais, pour ma part, probablement prêté quelque attention. Parménion l’appuya de tout son pouvoir ; il était d’avis de se contenter d’un empire qui aurait pour frontières le Danube en Europe et l’Euphrate en Asie. Quel souverain avait jamais possédé pareille étendue de pays ? Le raisonnement semble juste ; Louis XIV et Napoléon ont dû plus d’une fois l’entendre murmurer à leur oreille. Réfléchissons pourtant ! Les conquêtes n’ont-elles pas leur fatalité ? Les Parthes ont assez troublé les Romains dans la possession de leurs provinces asiatiques pour que nous puissions apprécier aujourd’hui l’immense intérêt qu’avait Alexandre à ne pas admettre un partage qui mettait d’un côté les provinces les plus opulentes, et de l’autre les populations les plus belliqueuses. Alexandre a servi de texte à bien des déclamations ; si vous voulez rester équitable envers sa mémoire, faites-le juger par ses pairs ! Que les deux Chatam et leurs héritiers directs le condamnent, je renonce sur-le-champ à le défendre. S’il fût demeuré paisible dans la Macédoine, nous dit Bossuet, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères. Est-ce pour ce but mesquin que le ciel suscite le génie ? Je ne reconnais pas là, je l’avoue, la hauteur de vues habituelle de l’aigle de Meaux, Le besoin mal dissimulé de faire la leçon à Louis XIV fait oublier à l’illustre orateur que le temps a manqué au fils de Philippe pour achever son œuvre. Ce n’est pas parce qu’il avait été trop puissant qu’Alexandre fut la cause de la perte de tous les siens ; c’est parce qu’il est mort à trente-deux ans. Le fruit de tant de conquêtes n’a pas été seulement l’anarchie ; l’unité du monde ancien et la diffusion de la civilisation grecque n’ont pas laissé d’avoir leur influence sur les rapides et nécessaires progrès du christianisme. Ne blâmons donc pas trop légèrement les héros d’avoir, en messagers fidèles, obéi jusqu’au bout à leur mission. La part de la Providence est bien plus grande encore dans le destin des empires que dans le destin des individus. Le commentateur éminent d’Aristote ne se rencontre-t-il pas ici avec le vicomte de Bonald ?

Alexandre repoussa de nouveau les offres de Darius. Ce monarque qui, à la tête d’une armée de plus d’un million d’hommes, demandait encore à traiter, laissait voir sa faiblesse ou donnait à soupçonner sa perfidie ; il n’eût pas fallu être Alexandre pour s’y tromper. Différer, — dilatar, disent les Espagnols, — a été plus d’une fois la politique de la Porte Ottomane ; ce fut, de tout temps, celle des Asiatiques. Le jeune conquérant avait eu trop de peine jusqu’alors à nourrir ses troupes pour les compromettre dans les vains délais de fausses négociations. La situation commandait aussi bien, en l’année 331 avant Jésus-Christ, une solution prompte sur les rives du Tigre, qu’à la veille du terrible hiver de 1812, sous les murs de Moscou. Alexandre le comprit, et, mieux inspiré que ses lieutenants, il déjoua sur l’heure, par sa réponse hautaine, l’astucieux calcul auquel une ambition vulgaire eût pu se laisser prendre. Darius n’avait plus qu’à se préparer à livrer bataille.