LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE XV — LEVÉE DE BOUCLIERS DE SPARTE. - BATAILLE DE MÉGALOPOLIS.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Il était peut-être plus facile, en ce moment, d’achever la conquête de l’Asie que de retenir la Grèce dans la soumission. Comment ! après Arbèles ! après tant de places fortes prises d’assaut ! après la Syrie et la riche Égypte subjuguées, il se trouvait encore en Grèce des mécontents pour protester contre les arrêts si éclatants du destin ! Les triomphes répétés d’Alexandre avaient eu un résultat sur lequel les Grecs de Sparte et d’Athènes eux-mêmes ne comptaient pas ; ils venaient de rejeter sur les plages du Péloponnèse cette écume de mercenaires sans aveu, sans patrie, qui, ne pouvant plus servir la cause de Darius, ne demandaient pas mieux que de se ranger sous les drapeaux d’Agis. Revenu d’Halicarnasse avec le dernier subside que Darius avait pu lui faire passer, l’infatigable roi de Sparte s’était d’abord porté dans l’île de Crète ; il y obtint de faciles succès. Lorsque la flotte phénicienne, conduite par Amphotère, parut dans la mer Egée, Agis jugea prudent de se replier sur le Péloponnèse. Jusqu’au printemps de l’année 330 avant Jésus-Christ, il se contenta d’entretenir en Laconie, en Arcadie, en Béotie, et jusque dans Athènes, une sourde agitation. L’annonce de la victoire d’Arbèles faillit faire tomber les armes de ses mains ; dans toutes les cités grecques, le parti macédonien reprit rapidement le dessus. On n’avait pas oublié d’ailleurs le tyrannique usage que Sparte faisait jadis de son ascendant ; ce n’était pas sous les auspices des pâtres de l’Eurotas que la Grèce eût voulu secouer le joug d’Alexandre. Rendre le pouvoir à l’oligarchie n’avait rien de séduisant pour la démocratie athénienne, et, il ne fallait pas se le dissimuler, Sparte triomphante, c’était partout le retour des bannis, partout le rétablissement des harmostes. Entre Alexandre et les héritiers de Lysandre il était permis d’hésiter. Athènes ne bougeait donc pas : Démade et Phocion contenaient par leurs sages conseils la multitude ; Démosthène se taisait, car sa haine contre la Macédoine ne l’aveuglait pas à ce point qu’il ne sût pressentir l’issue d’un soulèvement qui manquerait de l’enthousiasme tout-puissant des anciens jours. La leçon de Chéronée l’avait rendu circonspect.

Tout à coup le bruit se répand que le gouverneur macédonien de la Thrace, Ménon, s’est mis d’accord avec le vieux parti national qui n’a pas cessé d’agiter cette province. L’ambitieux lieutenant caresse-t-il le rêve de poser sur son front la couronne, ou n’obéit-il qu’à une animosité secrète contre Antipater ? Alexandre a fait choix sans doute du plus habile, du plus ferme de ses officiers, pour lui confier le soin d’exercer pendant son absence l’autorité royale en Macédoine ; mais la dureté de ce caractère énergique rend l’obéissance difficile à ceux qui se croyaient de taille à rester les égaux d’un ancien compagnon d’armes. Ménon vient donc de lever l’étendard de la révolte. Antipater a compris le danger de cette défection ; impatient d’étouffer le mal à sa source, il vole en Thrace avec toutes les troupes qui se trouvent sous sa main. La Grèce sentdu même coup s’alléger le poids qui comprimait sa poitrine. L’explosion est soudaine, et, chose honteuse à dire, ce n’est plus la prudence qui retient Athènes, c’est l’impossibilité d’équiper une flotte sans distraire pour cette dépense l’argent destiné aux théories : les fêtes d’abord, l’indépendance de la Grèce, si la chose est possible, ensuite ! D’autres villes restent neutres, mais en petit nombre : en Achaïe, Pellène ; en Arcadie, Mégalopolis. La neutralité de Mégalopolis se montre même hostile. Ce boulevard élevé par Epaminondas contre la suprématie lacédémonienne a toujours été l’obstacle où sont venues échouer les revendications de Sparte. Antipater a pris soin, en s’éloignant, d’y laisser une garnison. Les Eléens, les Achéens, les Arcadiens ont, en revanche, répondu avec empressement à l’appel d’Agis. Le fils d’Archidamus se voit bientôt à la tête d’une armée de vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux, — grosse armée pour la Grèce et avec laquelle il semble qu’on puisse tout tenter. Un premier avantage remporté sur les Macédoniens, non loin du mont Corax et du Pinde, dans les défilés de l’Étolie, contribue encore à monter les têtes ; Agis se croit déjà sûr du succès. Se rabattant vivement sur l’Arcadie, il va mettre le siège devant Mégalopolis. La place est investie ; pour peu que l’armée de secours se fasse attendre, la reddition de cette clef du Péloponnèse est certaine. Dans ces graves conjonctures, Antipater fit preuve de plus de sang-froid que Parménion n’en avait montré aux champs d’Arbèles. Il expédia sans doute de nombreux courriers à son maître ; il ne songea pas du moins à presser le retour d’Alexandre en Europe. A quoi bon d’ailleurs trahir ainsi un trouble dont le roi de Macédoine se fût plus tard raillé ? Les instances d’Antipater, en pareil cas, ne devaient-elles pas demeurer superflues ? Le vainqueur d’Issus et d’Arbèles ne pouvait avoir pour les avis d’un lieutenant qui tenait de lui seul une autorité révocable la déférence qu’avait eue le roi Agésilas pour les ordres des éphores. Antipater se prépara donc à faire face de son mieux aux difficultés de la situation. La question de Thrace se viderait plus tard ; l’essentiel était de réprimer sur-le-champ le mouvement de la Grèce. Ménon consent à traiter, Antipater accorde sans marchander le prix que le dangereux rebelle veut mettre à sa soumission. L’armée macédonienne est ensuite ramenée à marches forcées sur le théâtre où l’appellent de plus grands débats ; Antipater la grossit en route de tous les contingents des villes alliées qui n’ont pas encore pris parti pour Sparte. Rentré en Macédoine, il fond sur l’Arcadie à la tête de quarante mille hommes.

Depuis près de trois mois Agis tenait la campagne. Peut-être à la première annonce du retour d’Antipater eût-il dû se résigner à lever le siège de Mégalopolis ; les gorges du Taygète lui auraient offert un terrain plus favorable à la lutte inégale qu’il allait être forcé d’accepter. Agis paraît avoir compté sur la force de sa position. On n’assiégeait pas alors les villes sans les entourer d’une ligne de circonvallation. Appuyé sur ces retranchements, maître des hauteurs, le roi de Sparte ne s’effraya pas outre mesure de la supériorité numérique de l’ennemi. Au lieu de décamper lorsqu’il en était encore temps, il prit le parti d’attendre l’attaque d’Antipater dans ses lignes. Les premiers assauts des Macédoniens furent vigoureusement repoussés ; Antipater se vit contraint de faire donner ses réserves. L’armée de Lacédémone commençait à perdre du terrain, quand Agis accourt avec la cohorte royale. Tout plie devant ces soldats, les plus braves de la Grèce. L’ennemi découragé redescend précipitamment les pentes qu’il a gravies ; il entraîne à sa suite un vainqueur que le succès enivre ; les conditions du combat vont changer. Arrêtés dans leur fuite par les renforts qu’Antipater leur envoie, les Macédoniens peu à peu se rallient ; des masses considérables se déploient dans la plaine. Pour éviter le danger de voir sa troupe trop faible enveloppée, Agis est obligé de battre lentement en retraite. On l’aperçut longtemps au milieu de la cohorte, la dominant de sa haute taille, resplendissant dans sa superbe armure, se faisant surtout distinguer par la vigueur des coups qu’il portait. A tous ces signes, jadis on reconnaissait un roi ; la plupart des traits étaient dirigés contre lui. Agis recevait les uns sur son bouclier, évitait les antres en se baissant soudain, en inclinant adroitement son corps à droite ou à gauche. Un coup de lance lui traversa enfin les deux cuisses. Le sang jaillit de la double blessure avec abondance ; Agis pâlit et s’affaisse. Ses écuyers le relèvent et l’emportent évanoui dans le camp. Privés de leur chef, les Lacédémoniens ne se débandent pas ; ils jonchent le terrain de leurs morts et de leurs blessés, mais ils parviennent enfin à regagner la hauteur. Là ils prennent racine dans le roc, et ceux qui sont frappés tombent, sans regarder en arrière, à leur poste. Les Macédoniens arrivaient en foule, portés par cet élan qui accompagne toujours des troupes victorieuses ; les premiers rangs étaient en vain abattus, d’autres soldats venaient à l’instant prendre leur place. Des flots de sang arrosent le pied des retranchements ; jamais la Grèce, nous assure Quinte-Curce, ne vit de combat plus acharné. Le soleil de juin brûlait les combattants : les hoplites succombaient sous le poids de leurs armures, et de leurs bras lassés ne portaient plus que des coups sans vigueur. En pareille occurrence, c’est le nombre inévitablement qui triomphe. Il fallut reculer et abandonner le bord du plateau ; les Macédoniens inondèrent l’étroit espace que l’héroïque phalange défendait depuis le matin. Au bruit du tumulte, Agis se soulève à demi défaillant sur sa couche. Il se fait déposera terre et essaye de s’affermir sur ses jambes qui fléchissent ; une fois de plus ses forces trahissent son courage. Il tombe sur les genoux. Alors, le casque en tête, le bouclier appuyé au sol, la pique en arrêt, il appelle l’ennemi, le défie, et, au milieu de la grêle de traits dont il devient le but, se plaint que, parmi tant de guerriers, aucun n’ose l’attaquer de plus près. Un javelot lui perce enfin la poitrine ; le héros trouve encore la force d’arracher le fer de sa blessure ; sa tête se penche sur son bouclier, et il expire en couvrant ses armes de son corps. Admirable héroïsme que notre propre histoire a rendu vraisemblable ! Les mères de Sparte ne sont pas les seules qui aient eu la consolation de pouvoir porter un deuil éternel avec fierté.

Il y a certainement dans la constitution de Sparte certains côtés qui ne me plaisent guère ; je la loue néanmoins d’avoir fait converger toutes ses dispositions vers le seul intérêt sérieux : la défense de l’indépendance nationale. Quand on a longtemps parcouru le monde, on sait ce qu’a d’amer la situation d’un peuple humilié, d’un peuple contraint à vivre sous la surveillance étrangère. Tout plutôt que ce sort fatal ! Entre Athènes et Sparte, s’il m’eût fallu choisir, je n’aurais pas balancé ; la cité où il fait bon vivre, c’est celle où, pendant six cents ans, les femmes n’ont pas vu la fumée des bivouacs ennemis. Sans doute on ne rencontrait pas à Sparte de ces citoyens opulents qui mesuraient au boisseau l’argent qu’ils tenaient de leur père ; on y restait pauvre, alors même qu’on avait fait le voyage d’Égypte. Pauvre et sobre, tel fut le caractère de la nation. Sparte avait oublié toutes ses vertus qu’il lui restait, comme dernier apanage, des vertus militaires. A l’heure même de la décadence, c’était encore parmi les Spartiates que les peuples qui voulaient relever leur fortune venaient chercher des généraux ; il suffit d’un capitaine de Sparte, de Xanthippe, pour donner aux Carthaginois vaincus et envahis l’avantage sur les Romains. J’aimais surtout ces bons rois de Lacédémone presque aussi débonnaires, dès qu’ils avaient déposé les armes, que le roi d’Ithaque. Ils logeaient ensemble, dans une demeure commune, passant les soirées à s’entretenir des histoires de leur jeunesse, de leurs chasses, de leurs chevaux, de leurs amours ; car il y avait aussi des amours dans la ville de Lycurgue ; il y en avait même beaucoup trop. Sparte était un gymnase, et la gymnastique appliquée aux deux sexes tournait souvent au détriment des bonnes mœurs ; la race seule n’y perdait pas. S’il eût condamné les femmes à rester chez elles pour filer de la laine, Lycurgue eût craint qu’elles ne donnassent pas le jour à une assez vigoureuse lignée, et ce qu’il lui fallait avant tout, c’étaient des enfants robustes, des enfants qu’on pût laisser courir pieds nus dans la montagne et qui portassent le même vêtement toute l’année. La jeunesse avait pour divertissements des luttes et des simulacres de combats ; une éducation dure, souvent même brutale, l’habituait de bonne heure à la soumission et l’endurcissait à la souffrance. Toutes ces précautions du législateur ne tendaient guère à faire un peuple aimable ; en revanche, elles assuraient au pays un peuple de soldats.

Mais que pouvait-on bien faire, me demandera-t-on, de deux rois dans cette république ? Ce qu’il y a de plus rare au monde : de bons généraux en chef. Vous rappelez-vous combien tout fut facile pour Condé et pour Alexandre, laborieux pour Denys, ardu pour Agathocle ? Quand on se présente aux troupes avec le cortège d’une longue suite d’aïeux, on peut commander jeune les armées de la république, et si l’on a soin d’entourer, comme le fit Lycurgue, le jeune roi de bons polémarques qui vivent sous sa tente et puissent l’assister au besoin de leurs conseils, l’ardeur de la jeunesse et l’expérience de l’âge mûr formeront, j’ai tout lieu de le croire, un excellent assemblage.

Lorsqu’eut lieu, en l’année 379 avant notre ère, la première expédition contre les Thébains, Agésilas s’excusa d’y prendre part. Il déclara qu’il avait dépassé l’âge de l’adolescence depuis plus de quarante ans, et prouva que la loi qui faisait entrer dans l’armée territoriale, à cette époque de la vie, les autres citoyens, devait s’appliquer également aux rois. Sage disposition qui n’empêcha pas le vainqueur de Coronée de rendre à sa patrie seize ans plus tard, et bien qu’il eut été atteint d’une phlébite aiguë, les plus signalés services. Ce fut Agésilas en effet qui, après avoir dans une première campagne arrêté court l’invasion, eut l’immortel honneur de terminer la carrière d’Épaminondas et de mettre un frein aux triomphes des Thébains dans les champs de Mantinée. Il est donc permis de conclure de cette existence si bien remplie jusqu’à son dernier jour que les rois, alors même qu’ils sont, comme le lion de la fable, devenus vieux, ne laissent pas que d’avoir encore un utile emploi au sein d’une république. La mort même d’Agis servit à jeter un lustre impérissable sur la défaite. Les rois qui cherchent la mort sur le champ de bataille, quels que soient leur désespoir et leur héroïsme, ne sont pas, il est vrai, assurés delà trouver toujours. Le sort dans sa rigueur a parfois de ces injustices suprêmes, mais l’histoire, quand elle se respecte, se montre plus juste que le sort.

Ce combat de Mégalopolis fut une rude journée : les plaines de l’Asie n’en avaient pas vu de semblable. Cinq mille trois cents Lacédémoniens demeurèrent couchés sur le champ de bataille ; trois mille cinq cents Macédoniens payèrent de leur vie la victoire. La gloire d’Antipater pouvait faire envie à son maître ; du même coup, Sparte était abattue et la Grèce était pacifiée. Antipater cependant affecta de n’avoir marché contre Agis qu’au nom de la Grèce. Assuré de son ascendant, il convoqua les Grecs en assemblée générale et les chargea de prononcer sur le sort des vaincus. D’un avis unanime, de celui même des Lacédémoniens, qui ne demandèrent pas d’autre grâce, on décida qu’il fallait s’en rapporter au jugement d’Alexandre. C’était incliner tacitement pour la clémence, car personne en Grèce n’ignorait qu’on n’avait jamais fait en vain appel à l’âme généreuse du roi de Macédoine. Quinte-Curce nous montre Antipater inquiet de son triomphe, appréhendant en secret la jalousie qu’il allait inspirer, craignant d’avoir trop fait pour un simple lieutenant. Le vainqueur d’Issus et d’Arbèles fut jaloux, ne le mettons pas en doute ; si grande qu’elle puisse être, l’âme humaine a toujours de ces petitesses. Mais combien le dépit d’Alexandre le rendait injuste envers sa propre gloire ! Qui se souvient aujourd’hui du combat de Mégalopolis, ou qui s’en souvient pour honorer le nom d’Antipater ? Le combat meurtrier n’a laissé derrière lui qu’un nom immortel ; ce nom, c’est celui du vaincu, c’est le nom du roi de Sparte. Pour commander l’admiration du monde, il ne suffit pas, en effet, de gagner des batailles, il faut se montrer grand par ses conceptions ou par son héroïsme. Alexandre et Agis ne sont sans doute pas au même niveau ; le moindre d’entre eux est cependant bien au-dessus d’Antipater.

Je demande d’ailleurs la permission de soumettre à une plus minutieuse analyse la jalousie regrettable d’Alexandre. Le capitaine était fondé à concevoir quelque ombrage d’un succès qui pouvait rabaisser ses propres triomphes ; le roi dut se déclarer bien servi. Des troubles prenant en Grèce une sérieuse consistance le ramenaient forcément en Europe, l’attachaient tout au moins aux rivages de l’Asie. Alexandre avait bien pressenti ce danger, et sa prévoyance ne fit pas plus défaut à Antipater que l’activité d’Antipater ne fit défaut au roi. Les (lottes, les subsides arrivèrent à temps pour aider le gouverneur de la Macédoine à comprimer la rébellion. Du sein de ses grands projets, Alexandre n’avait jamais cessé d’avoir l’œil sur la Grèce. Il se méfiait peut-être en secret d’Antipater, mais il avait laissé près de ce lieutenant suspect Olympias ; les Macédoniens étaient trop attachés au sang de leurs rois pour que l’ambition même la moins scrupuleuse pût se flatter jamais de prévaloir contre le prestige d’une race remontant à Hercule et d’un nom que la victoire venait de porter à l’extrémité du monde. Alexandre vivant, Antipater était donc peu à craindre. La grande habileté du général Malet fut d’avoir compris que, pour soulever les Français, il fallait leur annoncer que Napoléon était mort.

Qui sait si, dans ces temps de doute universel, quelqu’un ne songera pas à me reprocher mon penchant à l’idolâtrie ? Tout ce que j’essayerai de dire pour ma défense, c’est que mon idolâtrie n’est pas banale ; elle ne s’est jamais adressée qu’aux demi-dieux. Le propre du demi-dieu, c’est de ne pas séjourner trop longtemps sur la terre ; l’objet de notre culte doit avoir disparu dans un nuage, avoir été ravi à notre admiration, quand il était encore paré de toutes les grâces d’une éternelle jeunesse. Napoléon atteignit un âge plus avancé qu’Alexandre, mais l’île de Sainte-Hélène l’avait déjà retranché du nombre des humains. De là il apparut, pendant quelques années encore, aux vétérans dont les yeux ne se détournaient jamais de son île, à demi noyé dans cette brume indécise qui enveloppait jadis aux sommets de l’Olympe les divinités de la Grèce. Puis l’image tout à coup s’effaça ; elle s’effaça pour revivre dans les chants des poètes. Notre Alexandre a retardé d’un siècle la déchéance fatale de la poésie ; les poètes seraient bien ingrats s’ils l’oubliaient.

Voltaire a très judicieusement défini les bornes que ne doit pas dépasser le scepticisme historique. Je ne veux, dit-il, ni un pyrrhonisme outré, ni une crédulité ridicule. Ce dont je voudrais, pour ma part, avant tout me défendre, c’est d’une tendance puérile à prendre le contre-pied de ce qu’on est généralement convenu d’admettre ; on ne me demandera pas cependant, je l’espère, de pousser le scrupule jusqu’à faire violence à une conviction mûrie et sincère ; on aura seulement le droit d’exiger que cette conviction paradoxale, je la justifie : j’essayerai. L’Alexandre dont je viens de raconter les premières campagnes est encore l’Alexandre que tout le monde admire ; celui que je me propose de suivre dans le Farsistan, dans l’Afghanistan, dans les Indes, ne sera plus, aux yeux de la majorité des critiques, qu’un Alexandre gâté par la fortune. Selon mon humble jugement, au contraire, c’est à cette heure seulement que le grand homme commence ; jusque-là nous n’avions eu qu’un héros.