LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE IV — COMBAT DU GRANIQUE.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Je ne prétends raconter l’histoire d’Alexandre qu’à ceux qui la savent déjà ; je n’aurai donc pas besoin de m’appesantir sur les opérations militaires du grand conquérant ; je ferai mieux de réserver mon ardeur pour ses découvertes. Alexandre fut le précurseur de Vasco de Gaina et de Christophe Colomb ; c’est surtout à ce titre qu’il m’appartient. La Grèce, avant l’expédition qui mit fin à l’Empire des Perses, était, sous le rapport de la géographie, fort en arrière des Carthaginois, des Phéniciens, des Égyptiens même : sa navigation et sa politique s’agitaient dans un cercle borné ; avec Alexandre, elle est entrée en possession du monde :

Fluctibus ignotis insultavere carinæ.

Nous partirons, il est vrai, des bords du Strymon, mais ce sera, — j’en prends l’engagement, — pour arriver le plus rapidement possible aux bouches de l’Indus.

Vers le milieu du printemps de l’année 334 avant Jésus-Christ, Alexandre confie le gouvernement de la Macédoine à Antipater ; il lui laisse en même temps 12.000 hommes de pied et 1.500 chevaux. L’armée à la tète de laquelle il se propose d’envahir l’Asie ne compte dans ses rangs que 30.000 fantassins et 5.000 cavaliers. Jeunes soldats et vieux officiers ! Beaucoup de généraux ont plus de soixante ans ; ils ont fait toutes les guerres de Philippe ; les Gètes et les Illyriens pourraient dire si leur ardeur a faibli. Cette armée emporte avec elle trente jours de vivres. C’est beaucoup pour une armée grecque, mais nulle province n’est plus riche que la Macédoine en subsistances et en hommes. Si la mer appartenait encore aux descendants de Cimon et de Thémistocle, c’est par mer que cette troupe eût gagné les côtes de la Troade ; la flotte d’Alexandre ne se sent pas de force à braver la flotte phénicienne ; il lui faut demeurer appuyée au rivage, côtoyer l’armée qu’elle a charge de nourrir et qui la protégera au besoin de ses traits. Dans cette grande levée de boucliers de la Grèce, Athènes n’a pu fournir que vingt trières. Des vaisseaux de transport, on en aura autant et plus qu’on n’en désire, car le commerce de l’Hellespont n’a pas cessé d’être florissant ; des vaisseaux de guerre, la Grèce a perdu l’habitude d’en construire. La suprématie maritime a passé aux Perses. Les Perses sont parvenus à mettre quatre cents galères en mer ; la Grèce et la Macédoine, en réunissant leurs efforts, ont eu peine à en équiper cent soixante. C’est dans ces conditions qu’Alexandre entreprend d’arracher le sceptre à Darius.

La flotte macédonienne s’est rassemblée sur la côte de la Chalcidique, dans le lac Cercinite ; elle y est aussi en sûreté que le seraient nos vaisseaux réunis dans l’étang de Berre. Le lac Cercinite, — Yakinos aujourd’hui, — a cinq ou six lieues de long du nord au sud, deux ou trois de l’ouest à l’est. La flotte le traverse et s’abandonne au cours du Strymon. Elle a passé sous les murs d’Amphipolis, que le fleuve environne sur trois faces ; bientôt elle débouche dans le port d’Éion. Garde un peu de souffle pour le moment où les vaisseaux se lanceront en pleine mer, vaillant fifre dont l’histoire nous a transmis le nom avec ceux de tant de héros qui seront rois un jour ! Timothée, c’est ta flûte qui a mis la flotte en branle, c’est ta flûte aussi qui doit lui ouvrir le chemin de l’Hellespont. Le port d’Éion est maintenant enseveli au milieu des marais ; on reconnaît aisément l’emplacement qu’il a occupé. Peut-être quelque jour le golfe de Contessa, au fond duquel débouche le noir courant du fleuve, rendra-t-il aux explorations patientes de nos érudits et les quais qui bordaient jadis les deux rives du Strymon et l’autel de Neptune où furent offertes les dernières victimes.

La flotte est en route. Alexandre ne s’est pas embarqué ; il a reçu devant Amphipolis les adieux suprêmes d’Olympias, mère héroïque qu’il ne doit plus revoir. Roulant déjà dans sa jeune et blonde tête la conquête du monde, il suit avec son armée la route qui mène aujourd’hui le Turc indolent de Salonique à Constantinople. Le mont Pangée a vu passer l’armée de Xerxès et revenir l’armée d’Agésilas ; il regarde avec la même indifférence du haut de ses 2.000 mètres défiler à ses pieds la phalange macédonienne. La montagne a aussi ses combats à soutenir : contre la foudre qui ébrèche ses sommets, contre le torrent qui use ses arêtes ; elle n’a rien à craindre ni à espérer de nos luttes. De coteau en coteau Alexandre arrive à la plaine de Philippes, plaine encore sans nom dans l’histoire, où viendront s’asseoir, avant que trois siècles se soient écoulés, le camp de Brutus et le camp d’Octave. L’armée atteint les bords du Nestus et la vallée profonde qui sépare le mont Pangée du Rhodope. C’est là que commence la Thrace et qu’en face de Thasos se termine la Macédoine. Abdère, sur le bord de la mer, Maronée, sur le promontoire élevé qu’elle couronne, sont successivement dépassées ; l’Hèbre, qui porte aujourd’hui des barques de cinquante tonneaux jusqu’à Andrinople, est franchi à la hauteur de Dorisque. Alexandre n’a pas d’équipage de pont ; les fleuves qu’il ne peut passer à gué ou dans des barques, il les traverse, comme ce Rhodien dont parle Xénophon voulait traverser le Tigre, sur des claies soutenues par des outres remplies d’air ou de paille. Laissons le héros poursuivre sa route du lac Stentoris au golfe d’Énos ; il n’a pas un instant jusqu’ici perdu de vue sa flotte. Chaque soir, quand il prend un nouveau bivouac, il la retrouve, fidèle au rendez-vous, à portée de la plage. Vingt jours après leur départ d’Amphipolis, flotte et armée se rejoignent à Sestos. Si elles ont toutes deux suivi, sans se quitter, les longs replis du golfe de Saros, — et je ne vois pas trop, à vrai dire, comment elles auraient pu s’épargner ce détour, — elles ont dû faire au moins 23 kilomètres ½ par étape. Les marches des anciens ne sont pas pour nous un moindre sujet d’étonnement que leurs exploits. Le voyageur qui aurait simplement parcouru en douze ans autant de pays qu’en visita dans ce court laps de temps Alexandre, mériterait de nos jours d’être présenté à toutes les sociétés de géographie.

Parménion connaissait le chemin de l’Asie ; ce fut lui qui, le premier, prit terre à la pointe d’Abydos ; cent soixante trières et un grand nombre de navires de charge l’y transportèrent avec le gros des troupes. Alexandre partit d’Éléonte, — le château d’Europe, — et se fit débarquer au cap Sigée. Il n’eût point voulu passer si près du tombeau d’Achille sans lui aller demander conseil. Quels indignes accents cependant cette évocation généreuse l’exposait à entendre ! Achille mort ne vaut pas un goujat vivant est un triste aphorisme ; je ne voudrais pas le donner pour encouragement à qui s’apprête à braver la mitraille ou à se jeter dans les eaux du Granique. Quand ils n’ont rien de mieux à nous dire, les mânes des héros font bien de rester muets.

Le Granique descend d’un cours impétueux des flancs du mont Ida ; il va se perdre dans la baie de Cyzique, non loin des villes grecques de Parium et de Priapus, où nous avons déjà, au temps de la guerre du Péloponnèse, rencontré Alcibiade[1]. On était au mois de juin ; les journées étaient longues et le ciel en feu. L’armée des Perses, avec ses vingt mille mercenaires grecs et sa cavalerie nombreuse, se montrait rangée sur la rive droite du torrent. Elle défendit bravement le passage contre l’élan de la cavalerie thessalienne ; les lances en bois de cornouiller n’eurent pas sans quelque peine raison de ses javelots. Alexandre pourtant ne combat plus qu’avec un tronçon. Donne-moi ta lance, crie-t-il à son écuyer. — Cherchez-en une autre, lui répond Ares ; la mienne aussi est brisée. Démarate le Corinthien, à ces mots, accourt ; sa lance est intacte, il en arme la main d’Alexandre ; il était temps : le gendre de Darius, Mithridate, arrivait en ce moment au galop, conduisant comme un coin au milieu de la mêlée tout un escadron. Alexandre lui épargne la moitié du chemin, et d’un coup vigoureux porté en plein visage le jette à bas de sa selle. Ce n’est pas malheureusement un seul adversaire qu’il s’agit de vaincre ; le héros de toutes parts se voit entouré. Rosacés lui décharge sur la tête un coup de cimeterre ; le casque est entamé, le tranchant du fer n’a pu qu’effleurer les cheveux. Toute la noblesse perse s’acharne après le roi ; Spithridate a déjà le bras levé et va frapper Alexandre par derrière ; Clitus le Noir prévient le satrape. L’épée de Clitus a porté un coup si terrible que le bras de Spithridate, détaché près de l’épaule, tombe à terre ; il tombe avec l’arme que les doigts crispés serrent convulsivement. Le roi, pendant ce temps, est atteint d’un trait au défaut de la cuirasse et voit son cheval blessé se dérober sous lui ; mais il a pu prendre pied sur l’autre rive du Granique. La bataille est gagnée, et la victoire se change bientôt en tuerie.

 

 

 



[1] Marine des anciens (la Revanche des Perses). E. Plon et Cie, éditeurs, Paris.