LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE VIII — LES VILLES PHÉNICIENNES.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La monarchie des Perses était fort ébranlée déjà quand Alexandre traversa l’Hellespont. On y comptait des rois à demi indépendants et des satrapes qui aspiraient à le devenir tout à fait. La bataille d’Issus porta le dernier coup aux fidélités douteuses ; les mercenaires grecs eux-mêmes songèrent à se tailler des royaumes dans cet empire qu’ils n’avaient pu défendre. Amyntas, fils d’Antiochus, Thymodès, fils de Mentor, Aristodème de Phères, Bianor d’Acarnanie, échappés au massacre avec huit mille hommes, se réunissent au port de Tripoli sur la côte phénicienne. Là se trouvait à sec une partie de la flotte revenue de Lesbos. On met à flot le nombre de bâtiments dont on a besoin, on brûle le reste, et les huit mille hommes passent dans l’île de Chypre. Ce n’est qu’un canal de trente lieues à traverser. De Chypre la troupe d’aventuriers reprend bientôt la mer ; elle franchit cette fois la distance qui sépare la rade d’Amathonte du delta égyptien, — 190 milles. — En quelques jours, elle s’est rendue maîtresse de la terre des Pharaons. Les conquêtes trop faciles sont souvent des conquêtes éphémères j pour conserver l’Egypte, il eût fallu ne pas commencer par la piller. Les désordres auxquels se livrèrent les soldats d’Amyntas — c’était Amyntas que les mercenaires avaient choisi pour chef, — irritèrent les habitants. Battus sous les murs de Memphis, les Egyptiens ne se tinrent pas pour soumis ; ils se réfugièrent dans l’enceinte fortifiée de la ville. A l’abri de ces hautes murailles, ils purent attendre patiemment une occasion propice de prendre leur revanche. L’occasion ne leur manqua pas. Les mercenaires, au lieu de presser par tous les moyens possibles le siège de Memphis, préféraient dévaster et ruiner la campagne. Une sortie soudaine les surprit dispersés. La mort retrouva ce jour-là ceux qu’elle avait épargnés à Issus. Amyntas lui-même, qu’une population crédule avait accepté dès l’abord comme le remplaçant de l’ancien gouverneur, de Sabacès, tombé le 29 novembre sous les coups des Macédoniens en protégeant la retraite de Darius, Amyntas périt avec la majeure partie de ses compagnons : bande avide et féroce que le moyen âge était destiné à voir revivre dans les soldats de la grande compagnie catalane.

La tentative d’Amyntas eût suffi pour faire comprendre au roi de Macédoine le danger de laisser l’empire de Darius s’en aller en lambeaux. Il importait surtout de se saisir promptement du pouvoir dans ces provinces où l’autorité de ; Perses n’avait jamais été bien assise, car les difficultés de la conquête ne pouvaient que s’aggraver si on laissait à quelque domination étrangère le temps d’y organiser la résistance. Déjà Parménion, détaché en avant, s’était emparé des trésors que Darius avait dirigés sur Damas ; Ménon Cerdimas, un autre lieutenant, s’apprêtait, avec la cavalerie des alliés, à occuper la Cœlé-Syrie, — la Syrie Creuse, celle qui se prolonge entre les chaînes du Liban et de l’Anti-Liban ; — Alexandre se réserva les opérations du littoral. C’était là que se trouvaient échelonnés, sur un espace de quarante-trois- lieues marines, les petits rois de la plage, gouvernant, à la façon des doges, autant de républiques marchandes : Arados, Byblos et Sidon, Tyr enfin, bien déchue de sa grandeur passée, mais puissante encore. Tous ces princes, suivant l’exemple qui leur était donné par les rois de Chypre, avaient rallié la flotte d’Autophradatès avec leurs vaisseaux ; pendant qu’ils tenaient la mer dans l’archipel grec, la cote de Phénicie restait abandonnée à des régents. Straton, le fils du roi des Aradiens, sans attendre les ordres de son père, se soumet le premier ; il vient poser sur la tête d’Alexandre une couronne d’or. Ce serviteur empressé de la fortune ne livre pas seulement au vainqueur d’Issus l’île d’Arados, les villes de Marathos et de Mariamné sur le continent ; il lui remet en outre les vaisseaux qu’Autophradatès a envoyés prendre leurs quartiers d’hiver en Asie. Byblos et Sidon ne se montrent pas de composition moins facile. C’est à Sidon, s’il en faut croire Quinte-Curce, qu’Alexandre eut la singulière fantaisie de faire monter sur le trône un jardinier : il recommanda seulement qu’avant de l’investir du pouvoir suprême, on le conduisît au bain : Ablue corpus illuvie œternitgue sordibus squalidum. Ce jardinier était, il est vrai, de sang royal ; on ne l’en trouva pas moins occupé à sarcler les mauvaises herbes de son jardin. Je pardonne à tous mes ennemis, mais pas au liseron. Il n’y a pas d’horticulteur sérieux qui, à son lit de mort, n’en dise autant. Supportais-tu patiemment l’indigence ? demanda au souverain improvisé le jeune conquérant. Plaise aux dieux, répondit Abdolonyme, —je n’ai pas eu besoin de le nommer : qui pourrait ignorer cette histoire de collège ? — plaise aux dieux que je sache supporter aussi bien la royauté ! Qu’eût pu dire de mieux Aristote ? Il faut s’entendre cependant : si Abdolonyme a voulu exprimer la crainte de demeurer au-dessous de sa tâche, je l’approuve ; il ne messied pas aux pasteurs de peuples de s’exagérer la gravité des obligations qu’ils contractent. Si le jardinier, au contraire, n’a fait que laisser percer l’appréhension secrète de trouver le fardeau trop lourd et l’oreiller trop dur, qu’on le renvoie bien vite à sa bêche I Ne nous y trompons point du reste ; nous nous trouvons ici en présence d’un étrange abus de mots. Entre Abdolonyme et les oints du Seigneur il existe un abîme. Il n’y avait pas de rois, à proprement parler, sur la côte phénicienne ; on y rencontrait tout au plus des gouverneurs, des commissaires des classes ou des syndics des gens de mer. Les beys de Tripoli, de Tunis, de Bougie, de Tlemcen ont eu, au seizième siècle, dans l’empire des sultans, une bien autre importance, et ce n’est certes pas dans les jardins d’Alger que Soliman eût jamais songé à chercher un successeur à l’héroïque Barberousse.

Suivant toujours la côte, Alexandre arrive sous les murs de Tyr. Les Tyriens ne sont pas moins disposés que leurs voisins de Sidon à se ranger sous la loi du vainqueur ; ils ne demandent qu’une chose : c’est qu’aucun Macédonien n’entre dans leur ville. Comment ! pas même le roi de Macédoine, pas même le descendant de l’Hercule Argien, impatient d’aller sacrifier à l’Hercule de Tyr ! Si le roi Azelmicus ne faisait pas voile, en ce moment, avec Autophradatès, on pourrait discuter, accueillir peut-être ce pieux désir ; une ville dont le souverain bat la mer est tenue de fermer ses portes au soldat étranger, car ce soldat serait bien capable de ne pas les rouvrir à la première sommation du prince. Le refus des Tyriens constitue une offense ; le siège de Tyr est à l’instant résolu. Assiéger une place et la prendre sont deux choses ; en pareil cas, il y a souvent loin de la coupe aux lèvres. Le siège de Milet et le siège d’Halicarnasse avaient été déjà deux opérations de longue haleine ; nous verrons bientôt Alexandre montrer que sa ténacité pouvait au besoin le servir aussi bien que son courage. Le siège de Tyr rappelle, à s’y méprendre, celui de Motye[1]. Le cardinal de Richelieu suivit, prétend-on, les opérations dirigées contre la Rochelle, un Quinte-Curce à la main ; Alexandre doit avoir eu à sa disposition le journal de siège du vieux Denys.

Il n’est rien que les hommes respectent à l’égal de la durée. La fragilité de leur existence, la rapidité de leur passage sur cette terre les a de tout temps portés à s’incliner devant les lointaines origines. A ce titre, les cités n’ont-elles pas leur noblesse comme les vieilles familles ? Tyr était une ville noble s’il en fut au monde, car elle existait déjà, riche et florissante, que les habitants de la Grèce se nourrissaient encore de glands doux. Quinze siècles avant Jésus-Christ, les Tyriens possédaient : sur le continent, une place forte ; sur l’îlot voisin, un arsenal maritime ; sur un second îlot, un temple justement célèbre, le temple d’Hercule ou de Melkarth. En l’année 1209 avant notre ère, les fugitifs de Sidon vinrent doubler la population de Tyr. Si le prophète Ézéchiel, annonçant à la cité arrogante et superbe ses malheurs futurs, n’y eût joint le tableau de la grandeur dont elle allait déchoir, nous n’aurions aujourd’hui qu’une idée imparfaite du degré d’opulence auquel pouvait atteindre, dans l’antiquité, une place de commerce. Tyr s’était réjouie du sac de Jérusalem ; le prophète lui prédit que ses murs aussi tomberont bientôt, assaillis par les tours de bois et par les chaussées de terre, ébranlés à la base par les béliers. Ce rocher, où les pécheurs font, de nos jours, sécher leurs filets, a été jadis le marché du monde. Les flottes y rapportaient des contrées les plus reculées des richesses immenses : des ports de la Libye, du fer, de l’étain et du plomb ; de la Grèce, des esclaves et des chevaux. L’Éthiopie fournissait l’ébène et l’ivoire ; la Syrie, les pierres précieuses, la pourpre, les étoffes de lin et de soie ; la Judée, le froment, le baume, le miel, l’huile et les résines. Du territoire de Damas venaient les laines et les vins ; de l’Arabie, les bestiaux ; de Saba, l’or et les parfums. L’Afrique, l’Asie et l’Europe contribuaient à l’envi au luxe d’une cité assez riche pour garnir d’ivoire les bancs de ses rameurs et dont chaque armateur vivait entouré de la splendeur d’un prince. Pendant près de six siècles, cette prospérité merveilleuse connut à peine quelques passagères éclipses. En l’année 715, le roi d’Assyrie vint frapper sans succès aux portes de Tyr ; cent quarante et un ans plus tard, le roi de Babylone, Nabuchodonosor, les enfonça. Le siège dura cependant quatorze ans. Plus d’un guerrier y perdit les cheveux et revint les épaules courbées. Alexandre mena les choses plus rondement ; l’art d’attaquer les places avait fait en Sicile, et par contrecoup en Grèce, d’incontestables progrès.

De Sidon à Tyr on compte environ sept lieues. Tyr était située dans une plaine bornée d’un côté par la mer, de l’autre par l’Anti-Liban. Les anciens ont représenté cette ville sous la forme d’une jeune fille portée par les flots. Les pieds touchent le rivage ; la tête et les bras s’étendent sur la mer. Les débris qui nous restent répondent encore à la gracieuse image.

Sur une péninsule triangulaire qui se détache de la côte, s’élevait la cité continentale, — la vieille Tyr ; — sur les deux îlots qu’Hiram, au onzième siècle avant notre ère, réunit par une chaussée, était bâtie la ville maritime, qui embrassa dès lors l’emplacement consacré au culte de Melkarth. L’écroulement des grands empires est généralement un soulagement pour les petits Etats ; Tyr se serait peut-être difficilement relevée de sa ruine, si la domination des Perses n’eût succédé à celle des Chaldéens. Cyrus fut pour la communauté marchande qu’avait asservie Nabuchodoaosor un libérateur suscité par la Providence. La constitution autonome qu’elle conservait au temps d’Alexandre, Tyr la devait au petit-fils d’Astyage. Tyr demeurait, il est vrai, vassale, mais on sait quel relâchement les troubles et la faiblesse de l’empire avaient peu à peu apporté dans ce lien. Avec un contingent de vaisseaux, et probablement aussi avec un tribut, toutes les obligations de la cité phénicienne envers le monarque qui la couvrait en retour de sa protection se trouvaient remplies. Les villes hanséatiques et les cités flamandes ont, durant la majeure partie du moyen âge, grandi et prospéré sous une dépendance plus onéreuse.

 

 

 



[1] Marine des anciens (la Revanche des Perses et les tyrans de Sicile). E. Plon et Cie, éditeurs, Paris.