LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

PAR FRANÇOIS LENORMANT

PROFESSEUR D'ARCHÉOLOGIE PRÈS LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE

PARIS - A. LÉVY – 1881.

 

 

PRÉFACE.

CHAPITRE PREMIER. — TARENTE.

CHAPITRE II. — MÉTAPONTE.

CHAPITRE III. — HÉRACLÉE ET SIRIS.

CHAPITRE IV. — DE SIRIS À SYBARIS.

CHAPITRE V. — SYBARIS ET THURIOI.

CHAPITRE VI. — ROSSANO.

CHAPITRE VII. — LES VILLES DE PHILOCTÈTE.

CHAPITRE VIII. — LA VALLÉE DU NÉAITHOS.

 

PRÉFACE

 

A M. LE COMMANDEUR FIORELLI

SÉNATEUR DU ROYAUME D'ITALIE, DIRECTEUR-GÉNÉRAL DES MUSÉES ET FOUILLES D'ANTIQUITÉS DU ROYAUME

 

MON CHER ET ILLUSTRE AMI,

C'est une véritable dette que je paie en vous dédiant ce livre. Il est, en effet, le fruit d'un voyage dont la réussite a été principalement due à votre amicale intervention. Sans les facilités officielles que vous m'avez procurées, sans la façon dont vous aviez bien voulu à l'avance m'aplanir tous les obstacles, sans l'accueil empressé et cordial que vos recommandations m'ont fait trouver partout, je n'aurais jamais pu, même avec les moyens nouveaux de communication que fournissent les chemins de fer, entreprendre et surtout réaliser, dans l'espace de temps singulièrement limité dont je disposais, une exploration archéologique des ruines et des sites des anciennes cités de la Grande-Grèce. Vous m'aviez si bien préparé les voies que j'ai pu ne pas perdre un seul moment sur toute la route. En un petit nombre de jours, depuis Tarente jusqu'à Reggio, il m'a été possible de tout voir, de ne pas laisser inexploré un seul des points du littoral de la mer Ionienne intéressants par leur occupation dans l'antiquité ou dans le moyen âgé. J'ai été en mesure de m'y faire par moi-même et sur le terrain une opinion au sujet de toutes les questions de topographie et d'histoire qui se soulèvent à l'occasion des cités fameuses et florissantes dont cette contrée était autrefois jalonnée. Je ne connais rien de plus instructif que cette vue des lieux qui ont été le théâtre d'une grande histoire ; aucune érudition de livre ne saurait la remplacer. Quelque rapide qu'ait été mon voyage dans la Grande-Grèce, je crois avoir pu y glaner un certain nombre de faits nouveaux, qui ne seront pas sans profit pour la science, et surtout j'en ai beaucoup tiré pour mon instruction personnelle ; car il m'a semblé que bien des problèmes de nos études y devenaient pour moi plus clairs, que je les comprenais mieux et que je pourrais aussi les rendre plus intelligibles aux autres.

C'était, du reste, une sorte de voyage de découvertes qu'une telle exploration ; car vous savez mieux que personne combien peu de savants ont jusqu'ici parcouru la Grande-Grèce, infiniment moins visitée et moins connue aujourd'hui que la Grèce propre ou que l'Asie-Mineure. Il n'y a pas longtemps, en effet, qu'une tournée dans cette portion de l'Italie était une sorte d'expédition aventureuse, qui pouvait offrir de sérieux dangers. La création des chemins de fer, d'une part, et de l'autre l'énergie du gouvernement italien dans la répression du brigandage, ont désormais complètement changé les conditions du voyage. C'est avec une entière sécurité, et sans autre inconvénient à braver que de bien mauvais gites dans certains endroits, que j'ai parcouru d'outre en outre, et cela non pas seul, mais en compagnie d'une femme et d'une jeune fille, cette Calabre dont le nom jouit encore d'une si redoutable réputation que les touristes n'osent guère s'y aventurer.

Je serais heureux si mon livre donnait à quelques-uns l'envie de faire comme moi, s'il pouvait contribuer à multiplier le nombre des voyageurs dans une des plus admirablement pittoresques et des plus intéressantes contrées de l'Europe méridionale. J'aurais voulu le faire plus court, le borner à une sorte de journal de voyage, où j'aurais seulement noté mes impressions et mes observations. Mais peu à peu je me suis senti presque forcément entraîné à faire davantage. L'histoire des cités grecques de l'Italie méridionale n'a été jusqu'ici traitée nulle part à. un point de vue d'ensemble et avec un développement suffisant. Et pourtant elle est un chapitre essentiel, quoique beaucoup trop négligé, de l'histoire générale de l'hellénisme. Quant à celle des mêmes contrées pendant les six siècles de la domination byzantine, c'est comme une terre inconnue ; personne ne s'en est sérieusement occupé, et il règne même à cet égard, chez les meilleurs esprits, des préjugés aussi faux qu'invétérés, qu'il importe de dissiper. Il y a là encore tout un côté des origines de la civilisation de l'Italie du moyen âge qui reste à mettre en lumière, et dont la connaissance modifiera bien des idées reçues. C'est cette double histoire que je me suis laissé aller à faire, autant du moins que j'en étais capable, en la mêlant à la description du pays et à l'exposé de mes observations archéologiques personnelles. E ne m'a pas fallu, non plus, longtemps de lecture sur le terrain du texte des écrivains antiques qui ont parlé de la Grande-Grèce et de ses villes, pour arriver à la conviction que la géographie historique et comparative de ce pays devait être entièrement révisée, et qu'en se laissant trop souvent guider par les assertions suspectes et les fantaisies arbitraires des érudits calabrais de la Renaissance, tels que Barrio et Marafioti, la science a accepté une quantité d'erreurs tout à fait fâcheuses, dont il n'est que temps de faire sévère justice. J'ai donc été aussi conduit à reprendre ab ovo presque toutes les questions de topographie et de géographie antique de la Grande-Grèce, et à en proposer dans bien des cas des solutions nouvelles. Y ai-je réussi? Les maîtres compétents en jugeront, et vous êtes un des mieux à même de le faire.

Description des lieux et de l'aspect du pays, histoire, mythologie, archéologie monumentale, topographie et géographie, il y a un peu de tout pêle-mêle dans ce livre, comme l'amène naturellement la succession des localités que j'y passe en revue. C'est une sorte de bigarrure, qui ne comportait pas de sa nature même d'autre plan suivi que l'ordre géographique, mais que sa variété rendra, je l'espère, abordable sans fatigue à toutes les classes de lecteurs. Je m'y adresse au grand public et non pas seulement aux gens spéciaux. Je voudrais qu'il pût être emporté comme une sorte de guide par ceux qui feront à l'avenir le voyage de la Grande-Grèce. Ceci étant, j'ai cru devoir m'y interdire tout développement d'appareil extérieur d'érudition pour l'indication des sources historiques et archéologiques. A l'égard de la majorité des lecteurs simplement curieux et lettrés, un étalage d'indications de ce genre eût été pour beaucoup une sorte d'épouvantail, pour d'autres un petit charlatanisme dont il m'a semblé que je pouvais me dispenser. Je m'imagine avoir donné assez souvent, dans d'autres travaux, la preuve de ce que je suis un érudit exact et consciencieux, qui n'avance pas les choses sans autorités et sans raisons décisives, pour avoir le droit d'agir ainsi dans un ouvrage qui n'est pas proprement et exclusivement scientifique. Mes sources, d'ailleurs, en dehors de l'exploration personnelle des lieux, ne sont pas inédites. Ce sont des écrivains qui se trouvent à la portée de tous, qu'un érudit doit sans cesse lire et relire, s'il veut se pénétrer de la connaissance de l'antiquité. Du reste, sans m'être attaché à donner des références minutieuses, en évitant même soigneusement tout appareil de notes, je crois avoir indiqué suffisamment mes sources, toutes les fois que cela était nécessaire, pour que ceux qui en auront le désir et qui y trouveront intérêt puissent encore les vérifier sans grand embarras.

Aussi suis-je persuadé que malgré la forme littéraire et populaire, bien plus qu'érudite de ce livre, tous les savants compétents s'apercevront vite en le lisant que c'est une œuvre de science sérieuse et consciencieuse, en laquelle ils peuvent avoir confiance, qui a réclamé des recherches approfondies et qui est bien le produit d'une étude originale. Eux seuls pourront même apprécier tout ce qu'il a demandé d'un travail dont je me suis étudié ensuite à y effacer la trace. Je m'en rapporte à eux pour reconnaître ce que cet ouvrage renferme de neuf et y rendre justice. Cependant je tiens à signaler ici, à leur attention, deux points auxquels j'attache une importance toute spéciale.

Le premier est l'usage considérable que j'ai fait des monuments monétaires comme moyens d'instruction historique. L'histoire néglige trop souvent l'admirable et singulièrement certaine source de renseignements qui est à sa portée dans la numismatique et qui, comme richesse, l'emporte de beaucoup sur l'épigraphie, bien plus exploitée aujourd'hui. C'est en marchant qu'on démontre mieux le mouvement ; et précisément le sujet que j'avais entrepris de traiter ici me fournissait l'occasion d'une démonstration de ce genre, de l'utilité de la numismatique pour l'éclaircissement de l'histoire. En effet, sur les annales des cités grecques de l'Italie méridionale, les témoignages littéraires sont extrêmement maigres et incomplets ; les inscriptions font presque absolument défaut ; on n'en a pour l'époque grecque ni de Tarente, ni d'Héraclée, ni de Sybaris et de Thurioi, ni de Crotone, ni de Caulonia. C'est l'étude seule des monnaies qui révèle près de la moitié des faits, et des plus importants, que l'historien doit enregistrer.

Le second point, sur l'importance et la nouveauté duquel je veux insister, et que, je crois, mon livre contribuera à mettre en lumière, est la nouvelle hellénisation de l'Italie méridionale sous la domination des empereurs de Constantinople, du VIIIe au XIe siècle, après que toute trace de l'ancienne grécité du pays avait disparu et qu'il était devenu pour plusieurs siècles entièrement latin, sous le régime des empereurs romains. De Tarente à Reggio il se reforma alors une nouvelle Grèce italienne, complètement hellénique de langue, de mœurs, de religion et de sentiment national, et elle persista même un certain temps sous les rois Normands. C'est là un fait absolument méconnu pendant très longtemps, que l'on n'a commencé que depuis bien peu à discerner. Je crois en avoir rassemblé des preuves nombreuses et décisives, et avoir peut-être réussi, mieux qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, à en déterminer les causes, ainsi que la date où il se produisit. Il a, du reste, à mon avis, pour l'histoire générale un intérêt majeur, car il révèle dans l'hellénisme byzantin, si injustement décrié, une puissance de vie, d'expansion extérieure et d'assimilation qui réfute mieux que toute autre chose les préjugés répandus à son égard. C'est pour cela que j'y appelle l'attention, comme sur un des résultats lei plus saillants de mes études.