LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE PREMIER. — TARENTE.

 

 

Rien de plus saisissant ni de plus pittoresque que l'arrivée à Tarente et le premier aspect de cette ville. Le voyageur parti de Bari par le chemin de fer, traverse d'abord pendant quelques heures une région assez ennuyeuse de collines peu élevées et en grande partie incultes, qui prolongent la dernière ramification sud-est des Apennins et continuent la chaîne des Murgie di Minervino pour se relever ensuite dans l'ancienne Japygie et venir mourir au cap de Santa-Maria di Leuca, avec l'extrémité de la péninsule italienne. C'est la ligne de partage entre les deux bassins de l'Adriatique et de la mer Ionienne. En arrivant à la station de Castellaneta, la vue change et le golfe de Tarente se découvre tout à coup au regard. On a atteint le sommet des pentes du versant de la mer Ionienne. A ses pieds on voit s'étendre la vaste plaine, en grande partie déserte aujourd'hui, couverte de broussailles et de maquis, qui, bordée par la mer, va de Tarente aux environs de l'ancienne Héraclée, et au milieu de laquelle repose paresseusement le gros bourg fiévreux de Palagiano. C'est dans cette plaine que se déploya la colonisation grecque des citoyens de Tarente et de Métaponte ; antérieurement elle était habitée en partie par les Cramoniens, rameau de la nation pélasgique des Chênes, qui apparaissent dans la plus ancienne histoire de ces contrées étroitement unis aux Œnotriens. Au sud-ouest et à l'est elle est limitée par les montagnes sauvages de la Basilicate, l'ancienne Lucanie, dont les masses sombres se dressent à l'horizon, tandis que plus loin, dans le sud-ouest, on aperçoit à la dernière limite de la vision les premiers sommets de la Calabre. L'aspect du pays, la nature de la végétation, l'intensité de la lumière, tout rappelle la Grèce. Les premiers colons hellènes, en arrivant sur ces côtes, ont dû se croire encore dans leur pays. On entre réellement ici dans une région nouvelle, qui n'est plus l'Italie, bien que s'y rattachant géographiquement ; et qui, au point de vue physique aussi bien que par son histoire, mérite à juste titre le nom qu'on lui a donné de Grande-Grèce. Les flots qui s'étendent à perte de vue au delà de la plaine étincellent au soleil comme une nappe de métal en fusion sous un ciel sans nuages. Les eaux du golfe, par les temps de calme, habituels en été, prennent cette teinte laiteuse propre aux mers de la Grèce et que les Hellènes ont si bien exprimée par le mot de galénê. L'azur du ciel revêt cette couleur tellement intense qu'elle donne l'impression d'une voûte de saphir solide, d'où est née la conception d'un firmament qui a dominé l'astronomie pendant tant de siècles.

A cet endroit on est encore séparé de Tarente par une distance de trente-huit kilomètres. La voie ferrée, d'une construction hardie et qui a nécessité beaucoup de travaux d'art, commence à descendre rapidement en corniche sur le flanc des escarpements, traversant sur des ponts et des viaducs, dont quelques-uns ont plusieurs centaines de mètres de longueur, les profondes déchirures des ravins formant souvent de véritables précipices, par où les torrents descendent des sommets dans la plaine, à sec pendant l'été, mais prenant un développement terrible et une impétuosité furieuse dès qu'arrive la saison des pluies. C'est la même économie du régime des eaux que l'on rencontrera désormais jusqu'au bout de la Calabre, et lorsqu'on a eu l'occasion de voir, au moment où il est gonflé, quelqu'un de ces torrents, de ces flumare, comme disent les Calabrais, ou seulement d'observer les traces des ravages qu'il exerce sur son parcours, on comprend à la fois quelle idée de terreur superstitieuse a conduit toutes les villes grecques de l'Italie méridionale à rendre un culte au cours d'eau voisin de leurs murs, espérant par ce culte apaiser sa puissance dévastatrice et la rendre bienfaisante, et aussi comment elles ont été amenées, dans le langage symbolique de l'art, à représenter ces fleuves torrentiels sous les traits d'un taureau furieux qui laboure le sol de ses cornes. Telle est, en effet, la signification d'un type qui se reproduit partout dans la numismatique grecque de ces contrées.

On passe au pied des villages de Palagianello et de Massafrà, pittoresquement accrochés au flanc des escarpements de rochers calcaires brûlés du soleil et hérissés de nopals. Rien de plus gai à la vue que leurs maisons blanches aux toits plats en terrasses, en partie creusées dans le roc et suspendues à pic à une grande hauteur au-dessus des précipices dont le fond est rempli d'une végétation luxuriante. De grands chênes et des caroubiers s'y marient aux oliviers et émergent des fourrés de lentisques et de myrtes formant des môles impénétrables de verdure. Partout où la culture prend pied dans ses replis de terrain, ce sont des vergers d'orangers, de citronniers et d'amandiers. Çà et là un palmier au tronc grêle et élancé dresse le gracieux panache de son feuillage au-dessus de la végétation environnante. Au delà de Massafrà le chemin de fer atteint le niveau inférieur de la plaine, qu'il traverse en se rapprochant de la mer : Les champs, cultivés par les procédés d'une agriculture qui n'a pas fait un progrès depuis l'antiquité et admet encore le système des jachères triennales, y sont parsemés d'oliviers gigantesques et bien des fois séculaires, qui ont vu passer à leurs pieds de nombreuses générations de laboureurs, immobilisés dans leurs vieilles coutumes, tandis que les révolutions se succédaient et que le monde changeait de face. Sous leur ombrage se sont reposés successivement les chevaliers normands couverts de maille et de gambisons matelassés, les bandes espagnoles de Gonzalve de Cordoue et les soldats de Championnet avec

Leurs habits bleus par la victoire usés.

Aujourd'hui c'est la locomotive qu'ils voient courir sous leurs branches, et s'ils étaient doués de la parole, on les entendrait se demander curieusement ce que c'est que ce monstre fantastique qui se nourrit de feu et que l'homme a dressé à son service. Quelques minutes encore et l'on atteint la gare de Tarente.

Tête de ligne des chemins de fer de la Calabre, cette station est appelée à un développement considérable et à un brillant avenir ; mais, dans l'état actuel, ce n'est encore qu'une gare provisoire, de l'aspect le plus misérable et où règne un complet désordre. Il faut s'y disputer à outrance avec les facchini qui se jettent sur le voyageur comme sur une proie et s'emparent de force de son bagage, se gourmant entre eux pour s'arracher les colis et se mettant dix à porter ce dont un seul homme se chargerait facilement. Ces petits ennuis, que l'on rencontre du reste au même degré dans tout l'ancien royaume de Naples, sont largement payés par le coup de théâtre vraiment éblouissant qui se révèle devant les yeux quand on sort des hangars de la station. Il y a comme un moment de surprise féerique. Un étroit goulet, dont l'aspect rappelle celui de l'Euripe à Chalcis d'Eubée, et sur lequel a été jeté dans le moyen âge un massif pont de pierre à plusieurs arches, fait communiquer le grand golfe extérieur avec le Mare Piccolo, second golfe intérieur qui s'enfonce profondément dans les terres et est fermé, comme un lac, de tous les côtés, sauf ce débouché resserré. De la gare on voit en face de soi, sur l'autre rive du canal, couvrant la langue de terre qui s'avance au milieu des eaux et sépare les deux golfes, la vieille ville de Tarente serrant les unes contre les autres, dans l'étroit espace que lui laissent les eaux, ses hautes maisons blanches étagées autour de la cathédrale de San-Cataldo, qui en occupe le point culminant, et environnées d'une ceinture de remparts auxquels le soleil a donné une teinte d'un brun chaud et doré. A droite du spectateur s'ouvre, aussi loin que peut atteindre le regard, la mer libre du golfe, où les deux îlots de San-Paolo et de San-Pietro, les Chœrades de l'antiquité, chacun portant un phare, couvrent contre le vent et la houle l'ancrage de la, rade. A gauche, le bassin toujours tranquille du Mare Piccolo, étend ses eaux dormantes d'un bleu d'indigo, parsemées des pieux noirs entre lesquels on élève les moules et les huitres, sillonnées constamment par les petits canots des pêcheurs -qui vont relever les coquillages, et environnées de collines d'aspect blanchâtre, aux pentes doucement abaissées et persillées de taches de verdure. Il rappelle étroitement l'étang de Berre, dont la pittoresque et classique beauté est admirée de tous ceux qui vont à Marseille. Tout ce paysage est inondé de lumière, comme baigné dans une atmosphère d'or qui en adoucit encore les contours et en fond harmonieusement les tons. Je m'étonne qu'aucun peintre n'ait encore poussé jusque-là ; dans cette première vue de Tarente, il y a un tableau tout fait, admirablement composé, qu'il suffit de transporter sur la toile tel que le donne la nature.

Franchissons le pont, aux arches duquel sont suspendus de grands filets. On les descend aux heures du reflux, et alors, interceptant le passage des arches, ils capturent en abondante quantité les poissons, venus de la grande mer pour frayer dans les eaux paisibles du Mare Piccolo, qui suivent le mouvement du flot descendant pour en sortir. Car dans cet endroit resserré il se produit, comme à l'Euripe, un effet sensible de marée, un courant alternativement montant et descendant qui change plusieurs fois dans la journée. Nous entrons ainsi dans la ville par la porte de Naples. Ici, il faut bien le reconnaître, la déception est considérable. Nulle part les espérances que fait concevoir au Voyageur ami des arts un nom ancien et célèbre, une histoire glorieuse, ne sont plus complètement trompées qu'à Tarente. Il ne reste plus debout au-dessus du sol une seule ruine des édifices de la cité antique, rien non plus ayant gardé une forme d'art de la Tarente du moyen âge. Sauf quelques tours des anciens remparts, destinées à une .démolition prochaine, tout a été refait ou défiguré dans les derniers siècles, sous l'influence du mauvais goût de la décadence espagnole. La cathédrale a été outrageusement modernisée et c'est à peine si l'on y retrouve encore quelques colonnes anciennes avec de curieux chapiteaux et deux ou trois monuments funéraires du moyen âge. On a, du reste, dépensé un grand luxe et des sommes évidemment considérables à la déshonorer ainsi. En particulier, la chapelle du saint patron, à droite du cœur, étincelle d'or et d'incrustations précieuses. Mais quelle orgie de rococo Mis cette magnificence 1 On frémit rien qu'à s'en souvenir. Il faut, du reste, s'y habituer dans l'Italie méridionale. Au dix-septième et au dix-huitième siècle, on a eu dans ces contrées la manie de mettre à la mode du jour l'intérieur des églises. Il n'y a que bien peu des belles cathédrales normandes de la Pouille qui aient échappé à de semblables outrages ; la reine de toutes, la cathédrale de Trani, été massacrée intérieurement avec un vandalisme dont on ne peut voiries effets sans célère. Heureusement, du moins, que ces sauvages, qui faisaient laid pour faire riche, ont presque partout respecté les extérieurs. Mais ceux de Tarente n'ont pas eu la même modération ; toute l'ancienne église de San-Cataldo, extérieur comme intérieur, a été remaniée par leurs mains ignorantes.

Les délices tarentines, chantées par Tommaso Nicola d'Aquino et Cataldantonio Carducci, les deux poètes locaux, à part la beauté du ciel, la douceur du climat et le charme du paysage environnant, sont difficilement appréciables pour les voyageurs de passage. Ceux-ci, pour reposer leur tête, ne trouvent que d'ignobles et infectes auberges, d'une saleté repoussante, même pour ceux à qui l'amour de l'archéologie vient de faire expérimenter les locande primitives de la Pouille, si favorables pourtant aux études entomologiques suries différentes espèces de parasites qui peuvent tourmenter le sommeil d'un honnête homme. C'est là certainement une des causes qui éloignent jusqu'à présent les touristes d'un lieu qui, pour être dépourvu de monuments, n'en demeure pas moins un des plus beaux que la nature ait faits et un de ceux où les grands souvenirs historiques parlent le plus à l'imagination.

La ville, d'ailleurs, n'est pas, malgré son dénuement absolu d'œuvres d'art, dépourvue de tout pittoresque. Elle a quelque chose de l'aspect d'une ville d'Orient, avec ses rues étroites, bordées de hautes maisons aux parois droites percées de rares fenêtres, assez rapprochées pour que l'on puisse presque se donner la main d'un côté à l'autre de la rue, qu'enjambent de plus de nombreux arcs-boutants jetés en travers pour étayer les constructions les unes sur les autres. Il est heureux que Tarente ne soit pas, comme les villes de la Basilicate et de la Calabre, sujette aux tremblements de terre, car il suffirait d'une secousse pour faire tomber plus de la moitié de la ville comme un château de cartes, en écrasant les habitants sous ses débris. Dans les trois longues rues serpentantes qui vont d'un bout à l'autre de la ville dans le sens de son plus grand développement, et dans les ruelles qui les relient, ruelles si resserrées que deux personnes ont peine à y passer de front, grouille une population singulièrement compacte et remuante comme de vrais Napolitains. Mais cette population est sale, rachitique, malingre ; elle a l'air étiolée faute d'air, et une alimentation malsaine, presque exclusivement composée de poisson, développe chez elle de nombreuses maladies de la peau. Presque tous les enfants ont des cicatrices de scrofules, et chez les adultes l'éléphantiasis est fréquente, tout comme à Damiette, et par suite du même régime.

Depuis le onzième siècle jusqu'à nos jours, la ville de Tarente est demeurée confinée dans l'espace qu'occupait l'acropole de la cité grecque. C'est un rocher allongé du N.-O. au S.-E., à la surface inégale, brusquement relevé du côté de la mer extérieure, à laquelle il présente une falaise à pic, et descendant, par une pente assez rapidement inclinée, vers le Mare Piccolo. Originairement il devait former une île ; mais de bonne heure, et déjà du temps des Grecs, l'ensablement du goulet méridional avait produit un isthme qui reliait cette roche à la terre ferme, assez bas pour que Hannibal ait pu à cet endroit faire passer d'un golfe à l'autre, en les traînant sur des rouleaux à force de bras, les vaisseaux des Tarentins, à qui la garnison romaine, enfermée dans la forteresse, interdisait l'entrée du canal du Nord, seul resté ouvert. Au moyen âge cet isthme a été coupé de nouveau par un large fossé où pénètrent les eaux de la mer, de façon à couvrir la ville contre un coup de main du côté de la terre. Une citadelle, bâtie par Charles-Quint, commande cette coupure due à la main de l'homme, que la route de Brindisi et de Lecce franchit sur un pont en maçonnerie ; et à l'autre extrémité, au débouché du pont jeté sur le canal naturel qui fait communiquer les deux golfes, se dresse un gros donjon carré, vieux de cinq ou six siècles. La ville se trouve ainsi comme emprisonnée entre deux forteresses, de l'abri desquelles elle n'a pas osé sortir tant que la prise d'Alger n'avait pas anéanti le foyer de la piraterie qui ravageait les côtes de l'Italie et y maintenait l'insécurité en permanence. Aujourd'hui tout un quartier nouveau commence à se bâtir sur la terre ferme, au delà de la citadelle, autour d'une grande place plantée d'eucalyptus et décorée du nom de Jardin public, que traverse la route de Lecce. Malheureusement les constructions qu'on y élève ont la tournure la moins élégante, l'aspect le plus banalement bourgeois. D'ailleurs, avec ses rares maisons qui se dressent encore isolées au milieu de l'espace vide, éloignées les unes des autres, ce borgo nuovo remet en mémoire les vers de Thomas Moore :

This embryo city, where fancy sees

Squares in morasses and obelisks in trees.

Au pied du donjon du Nord, une place triangulaire, à l'entrée de la vieille ville, est le lieu où se tient le marché. De là partent les trois rues qui se dirigent au travers de la cité, dans le sens de sa longueur, pour se terminer à l'esplanade de la citadelle et de l'arsenal. La strada Garibaldi est la plus basse et longe le bord du Mare Piccolo, dont la vue lui est interceptée par la ligne des remparts, qui doivent être bientôt renversés pour donner de l'air à ce quartier. C'est la rue des pêcheurs, celle où la vie populaire offre la physionomie la plus pittoresque. Les habitants y ont un type à part et un dialecte propre, pénétré de mots grecs, que les gens des autres quartiers de la ville ne comprennent qu'imparfaitement. La rue centrale, plus tortueuse et qui dans son parcours change plusieurs fois de nom, est celle du commerce et des ouvriers de métier ; on y parle le patois napolitain. Entre les habitants de cette rive et les pêcheurs de la strada Garibaldi règne une haine invétérée, pareille à celle qui existe à Rome entre les quartiers populaires des Monti ou du Trastevere, à Sienne entre les diverses contrade de la ville. C'est ici encore un dernier vestige, désormais bien affaibli, des hostilités intestines qui ont été le fléau de l'Italie pendant de longs siècles. Au moyen âge on s'égorgeait avec fureur de quartier à quartier ; actuellement on se borne à se jalouser et à échanger de temps à autre des injures avec quelques horions sans gravité. Les mœurs s'adoucissent, et les vieilles querelles tendent à s'amortir. Encore quelques années d'exercice de la liberté politique, et elles ne se traduiront plus que dans des rivalités électorales pour l'administration de la commune, de même que les haines de ville à ville, jadis si féroces et que l'on croyait indestructibles, se sont éteintes dans le sentiment de l'unité nationale. La couleur locale y perdra peut-être, mais la vie sera plus douce et meilleure, et la moralité gagnera à ce que la violence cède le pas au respect de la loi.

La troisième des principales rues de Tarente est de création toute récente ; c'est le corso Vittorio-Emmanuele, beau quai qui a remplacé les anciens remparts de mer, démolis depuis la révolution napolitaine, et s'étend tout le long de la crête de la falaise qui regarde le golfe extérieur. Cette partie de la ville a toujours été le quartier de l'aristocratie, dont les palais du dix-septième siècle, à la tournure lourde et ronflante, emphatique et pompeuse, mais qui ne manque pas d'une certaine noblesse avec leurs fenêtres garnies de grands balcons à la mode espagnole, donnent maintenant sur le quai et jouissent de l'incomparable vue que leur dérobaient autrefois les remparts. On aimerait à venir, en fuyant les froids de nos climats septentrionaux et le brouhaha mondain ou demi-mondain des stations hivernales où se pressent les badauds et les désœuvrés de toute l'Europe, passer un hiver dans un de ces palais un peu tristes et délabrés. On serait bien là pour travailler en pal ; car le bruit de quartiers populaires n'a pas envahi jusqu'ici le corso Vittorio-Emmanuele. C'est de ce quai que l'horizon de Tarente est vraiment fait à souhait pour 10 plaisir des yeux, suivant la gracieuse expression de Fénelon. De là le regard peut suivre à volonté toutes les courbes de la côte depuis le cap San-Vito jusqu'à l'embouchure du Bradano, dont les eaux baignent Métaponte. Et tandis que ce magnifique cadre reste toujours le même, à toutes les heures du jour, par tous les accidents de l'atmosphère, le spectacle qu'y déroule la mer varie sans cesse. Aux premières lueurs du matin, la surface de ses eaux s'éclaire de teintes d'un gris argenté d'une finesse à désespérer le pinceau des peintres ; à midi, l'œil peut à peine s'y arrêter, tant est intense la façon dont leur azur répercute les rayons lumineux qui tombent d'aplomb sur elles ; le soir, au moment où le soleil va disparaître dans l'incendie du couchant derrière les montagnes de la Basilicate, la mer semble rouler des flots d'or ; la nuit venue, elle s'argente aux lueurs de la lune ou reflète les milliers d'étoiles qui scintillent au firmament : car à Tarente on commence à jouir de cette douce clarté des nuits sans lune, qui est peut-être la plus délicieuse magie du ciel de la Grèce et que Naples elle-même ne connaît pas encore.

Le gouvernement italien a le projet de faire de Tarente un port militaire de premier ordre, qui corresponde sur la mer Ionienne à ce qu'est la Spezia sur le golfe de Gênes. La chose sera facile : il suffit pour cela d'élargir et d'approfondir la coupure de l'isthme qui relie la vieille ville au continent, de façon à en faire un chenal praticable aux vaisseaux de haut bord. Ce travail accompli, la nature a fait tout le reste. Le Mare Piccolo redeviendra, comme dans l'antiquité, le port le plus beau, le plus vaste et le plus sûr de la Méditerranée orientale, un port où les grands cuirassés pourront venir s'amarrer à quai, et le mouillage actuel, couvert par les îles Chœrades, formera un splendide avant-port capable de contenir à lui seul une flotte entière. Seulement il est probable que l'état des finances du royaume italien retardera longtemps encore l'exécution de ce plan, bien fait pour séduire un peuple qui prétend se porter héritier de la puissance de Venise et de Gênes, mais bien fait aussi pour donner à réfléchir aux nations qui ont, de leur côté, des intérêts maritimes majeurs dans la Méditerranée

En attendant cette transformation qui en ferait une rivale de Toulon et de Malte, Tarente est une ville d'environ 28.000 habitants, résidence d'un archevêque, d'un préfet maritime et d'un sous-préfet civil dépendant de la préfecture de Lecce. Elle n'a pas d'industrie manufacturière, mais elle fait un commerce assez actif. Ses exportations consistent en huile, avoine, blé, récoltés dans les campagnes avoisinantes, et surtout en poissons frais et salés, produits de ses riches pêcheries.

 

II

La principale curiosité de la Tarente actuelle est le Mare Piccolo, avec son industrie si active et si vivante de pêche et de pisciculture. Il forme un lac salé de 28 kilomètres environ de tour, communiquant, comme nous l'avons dit, par un étroit goulet avec la mer extérieure, s'allongeant dans la direction de l'est et partagé en deux bassins par le rapprochement des deux promontoires du Pizzone et de la Punta della Penna. L'étranglement qu'ils produisent est assez resserré pour que, dans l'antiquité, les deux pointes aient été reliées par un pont dont parle Strabon et dont, on voit encore quelques vestiges. Ce pont formait alors le fond du premier bassin, qui constituait le grand port de Tarente. Les eaux du Mare Piccolo ont une profondeur considérable et leur tranquillité attire les poissons qui y viennent par bandes de la grande mer, à l'époque du frai. C'est donc un des lieux le plus poissonneux du monde, et l'on y compte jusqu'à quatre-vingt-treize espèces différentes qui le fréquentent aux diverses époques de l'année, chacune ayant son passage particulier, en quantités suffisantes pour donner lieu à des pêches fructueuses, dont le revenu monte à plusieurs millions.

Mais c'est surtout par la pullulation de la petite faune marine des zoophytes, des crustacés et des mollusques que le Mare Piccolo est remarquable. Tandis que dans le golfe extérieur, le cap San-Vito est le théâtre d'une pêcherie fructueuse de corail rouge, qui se transporte à Naples pour y être travaillé, la langouste et les crabes fourmillent dans le bassin de la mer intérieure, avec une espèce de squille supérieure en grosseur aux plus fortes écrevisses, qui se retrouve aussi à Corfou et à Alexandrie. Quant aux coquillages, les naturalistes du pays ont dressé le catalogue de près de cent cinquante espèces de mollusques et d'échinodermes que l'on y recueille habituellement. Quelques-unes sont fort rares et recherchées des marchands pour leur cruille, comme le nautile et l'argonaute. La plupart sont considérées comme alimentaires par les habitants, qui apprécient surtout, comme particulièrement délicates, avec l'huître, la moule et le clovisse, les solens ou manches de couteau, la modiole lithophage, appelée ici dattilo, les différents murex et les oursins. On mange toutes ces espèces crues, en frutti di mare, sorte de régal dont Tarente est la terre classique par excellence. L'animal de la pinne marine et celui de la coquille de Saint-Jacques, trop gros pour être mangés de cette manière, se font cuire sur les charbons dans leur test. Le petit marché où l'on vend ces coquillages divers au sortir de la mer est un des endroits les plus curieux de la ville, un de ceux qui appellent le plus la visite du voyageur ; on peut y faire un véritable cours de conchyliologie.

Cette faune du Mare Piccolo tient une place considérable dans la numismatique grecque de la Tarente antique. La plupart de ses espèces de poissons, de crustacés, de mollusques et de zoophytes, y figurent à titre de ces petits types accessoires que les magistrats, chargés de la fabrication monétaire, plaçaient dans le champ des pièces comme signature de leur responsabilité personnelle. Nulle part nous ne retrouvons au même degré qu'à Tarente l'habitude de puiser ces emblèmes dans les productions de la mer. C'est que, dans l'antiquité comme de nos jours, les pêcheries du Mare Piccolo étaient une des grosses affaires des Tarentins, l'occupation d'une notable partie du peuple, la source d'une des principales richesses de la cité. Elles l'étaient môme bien plus alors qu'aujourd'hui, car non-seulement les poissons étaient un grand article d'exportation, les coquillages une nourriture hautement appréciée, mais de plus l'antiquité y trouvait la matière de deux industries qui comptaient au premier rang parmi celles de Tarente. C'était d'abord la teinture des laines en pourpre au moyen de la couleur extraite de diverses espèces de murex. La pourpre de Tarente, nous dit Pline, était la plus recherchée et la plus chère après celle de Tyr ; sa couleur était plus rouge que la pourpre phénicienne et surtout que la pourpre de Laconie, la plus violette de toutes. C'était aussi la fabrication des étoffes faites avec les filaments soyeux par lesquels la pinne marine s'attache aux rochers. Avec l'industrie des mousselines tarentines, rivales de celles de Cos, dont on faisait les vêtements transparents, d'air tissu, que nous voyons aux danseuses des peintures d'Herculanum, la fabrication de ces étoffes d'un grand prix, auxquelles on laissait la couleur naturelle de la soie, ou bien que l'on teignait en pourpre, occupait de nombreux métiers dans la Tarente grecque et romaine.

Aujourd'hui la teinture avec la matière colorante du murex est abandonnée depuis des siècles ; on n'en commit même plus les procédés. Quant à la pinne marine, on la pêche encore dans le Mare Piccolo avec le filet spécial que Pline décrit sous le nom de pernilegum et que les marins tarentins appellent pernuetico. Sa soie, singulièrement fine et souple, aux filaments toujours égaux, d'une couleur brune dorée, absolument inaltérable, continue, à Tarente comme à Naples et à Malte, à être employée pour fabriquer des gants, des bourses, des bonnets grecs du tissu le plus moelleux, dont on a pu voir des échantillons aux différentes expositions universelles. Mais la matière première est trop peu abondante pour que cette industrie ait un développement sérieux. Les tissus de pinne marine ne sont qu'une curiosité propre à être vendue aux étrangers de passage, qui occupe seulement un très petit nombre d'ouvrières.

L'ingénieuse activité de l'homme ne pouvait manquer de tirer parti de conditions aussi exceptionnellement propres à la multiplication et à l'éducation des mollusques alimentaires. Depuis l'antiquité grecque, l'élève artificielle des huîtres et des moules fleurit dans le Mare Piccolo de Tarente et a conservé, par une tradition non interrompue pendant tout le moyen fige, ses procédés dont les règlements ont été codifiés au milieu du quinzième siècle dans la Libro Rosso, fondement de la législation des pêcheries tarentines, par le dernier prince de cette ville, Jean-Antoine de Baux des Ursins. On connaît généralement si peu toute cette partie de l'Italie, que Caste lui-même, quand il poursuivit sa grande enquête sur les méthodes de pisciculture encore en usage et possibles à propager, n'eût pas l'idée de venir à Tarente. La grande industrie d'ostréiculture et de mytiliculture de cette ville lui est restée absolument inconnue ; et pourtant il eût pu, sans prendre même la peine de se transporter sur les lieux, se renseigner assez complètement à son égard dans les notes qui accompagnent le poème de Carducci.

La méthode d'élevage des huîtres à Tarente est celle qu'un peu avant la Guerre Sociale, un riche Romain, Sergius Orata, emprunta à la ville voisine de Brindes et implanta dans le lac Lucrin, celle qui s'est perpétuée dans le Fusaro et que Coste a été y chercher pour la naturaliser à son tour dans le bassin d'Arcachon et à l'île de Ré, où elle a si parfaitement réussi. On voit constamment sur le Mare Piccolo des petites barques occupées au transport et à l'immersion des fagots de sarments qui servent à recueillir le naissain.

La question de l'élève des moules est plus intéressante, car ici, ce qui se fait à Tarente vient démentir un préjugé historique très répandu. On croit généralement, d'après Coste et d'Orbigny, que la mytiliculture a été complètement inconnue aux anciens, et que c'est seulement au treizième siècle qu'elle a été inventée sur nos côtes de l'Océan par un patron de barque irlandais, nommé Walton, jeté par un naufrage dans l'Anse de l'Aiguillon auprès de la Rochelle. Walton a été le bienfaiteur d'une partie de notre population maritime en lui enseignant à élever les moules sur un littoral vaseux qui, antérieurement, ne donnait aucun produit. Je ne voudrais donc pas le découronner sans preuves de la gloire d'une invention qui a pu germer dans son esprit d'une manière indépendante. Mais du moins il avait été précédé par les Tarentins, dont les parcs à moules sont déjà mentionnés dans des documents du douzième siècle. Et l'on peut se demander si les hasards de sa carrière de matelot ne l'avaient pas antérieurement conduit à Tarente, ou s'il n'avait pas entendu décrire les pratiques des pêcheurs du Mare Piccolo par quelque croisé revenu en Angleterre, à cette époque où les passages en Terre-Sainte faisaient fréquenter des Occidentaux l'extrémité méridionale de l'Italie bien plus que de nos jours.

En tous cas, bien que combinés d'après le même principe, les bouchots (c'est le terme technique) ont, à Tarente, une disposition notablement différente de celle qui leur est donnée sur notre littoral de la Charente. C'est qu'en effet les conditions de leur établissement sont tout autres. Sur la mer Ionienne ils sont placés dans des eaux limpides, au fond rocheux, dont le niveau ne varie pas d'une manière sensible ; sur l'Océan, dans des anses encombrées d'une vase qui se découvre complètement à chaque retrait de la marée. Les bouchots du Mare Piccolo, établis dans les endroits où l'eau a de deux à trois mètres de profondeur, servent généralement à. deux fins, pour les huîtres en même temps que pour les moules. Leurs groupes de pilotis, disposés sur plusieurs lignes, fixent au fond de la mer le banc artificiel où se développent les huîtres et les fagots qui retiennent leur ponte. En même temps, d'un pieu à l'autre, on dispose en festons complètement immergés, qui s'étagent les uns au-dessus des autres, de gros câbles d'étoupe. C'est sur ces cordes que se fixe le naissain des moules, et bientôt, absolument couvertes de coquillages sur toute leur longueur, elles prennent l'aspect de chapelets noirs d'une dimension gigantesque. A intervalles réguliers, les barques des pêcheurs vont relever les câbles, sur lesquels on recueille toutes les moules parvenues à une croissance suffisante ; après quoi on les replonge dans lamer. Chaque jour, quelques-uns de ces chapelets sont apportés sur le marché, où l'acheteur choisit lui-même ses moules de la grosseur qu'il veut et les fait détacher devant lui après en avoir débattu le prix avec le pécheur. Elles sont d'un goût exquis et d'une qualité parfaitement saine, car jamais la vase ne vient les souiller, et la façon dont on les élève garantit contre toutes les circonstances qui rendent trop souvent ce mollusque empoisonné dans les ports. C'est évidemment la même méthode de culture que devaient employer les Grecs de Cumes, chez qui l'élève des moules dans les lacs salés du Fusaro et de Licola était une source de richesses assez importante pour qu'ils aient fait de la moule le type le plus habituel de leurs monnaies.

Sur les pentes qui descendent vers le Mare Piccolo, de manière à jouir de la vue charmante de ce bassin paisible, cerclé de collines plantées d'oliviers, qu'entrecoupent des vergers remplis d'orangers, de citronniers, de figuiers, d'amandiers et de grenadiers, sont répandues les maisons de plaisance des riches habitants de la Tarente moderne. Il en est de célèbres et où l'on ne manque pas de conduire les étrangers, comme la villa Beaumont-Bonnelli, dont j'ai trouvé les jardins au-dessous de leur réputation, la végétation maigre et mal venant, faute d'un arrosage suffisant. On la rencontre immédiatement au sortir de la ville par la porte de Lecce, et dix minutes après on atteint la villa historique de Santa-Lucia, créée à la fin du siècle dernier par le célèbre archevêque Capece-Latro. C'est certainement une figure intéressante et puissamment originale que celle de ce prélat édifiant par ses mœurs au milieu des désordres du clergé du dix-huitième siècle et pourtant auteur d'un livre contre le célibat des prêtres. Théologien, savant naturaliste et amateur des antiquités, l'archevêque Capece-Latro a été un grand administrateur et un politique hardi, partisan éclairé des idées modernes. Il accepta de siéger au Corps législatif de la République Parthénopéenne après que Championnet eut garanti, contrairement à la politique propagandiste du Directoire, le respect des intérêts de la religion catholique. Mis en accusation pour ce fait à la chute de la République, il disputa intrépidement sa tête aux commissions de bourreaux de la reine Caroline, fit reculer devant le meurtre d'un archevêque ceux qui avaient eu l'infamie de faire pendre, au mépris d'une capitulation régulière, l'amiral Caracciolo à la vergue du vaisseau de Nelson, et finalement acquitté, refusa de sortir de sa prison jusqu'à ce que le roi lui eut adressé des excuses publiques. Plus tard, ministre de l'intérieur de Murat, c'est lui qui dirigea cette admirable administration qui, au travers des difficultés de tout genre, sut marquer son passage d'une manière ineffaçable sur toute l'étendue du royaume de Naples, en préparer la régénération future et faire en sept années plus de bien que le régime qui la remplaça en près d'un demi-siècle. A la rentrée des Bourbons, Capece-Latro fut contraint par force de donner sa démission de son siège archiépiscopal, où on lui interdit de remettre les pieds, et il dut achever sa vie à Naples sous une étroite surveillance. C'est alors qu'il se sépara définitivement de sa chère villa, sur la porte de laquelle il avait écrit : Si Adam hic peccasset, Deus ignovisset. Il la céda au général Florestan Pepe, l'intrépide lieutenant de Murat, le héros de Malo-Iaroslawetz, qui voulait se fixer dans la retraite et à qui la police bourbonienne défendait la résidence de Squillace, sa ville natale. C'est là que le vieux soldat passa toute la fin de sa vie, obstinément étranger aux agitations politiques, ce qui ne le mit pas à l'abri des plus mes qui nes et des plus odieuses tracasseries.

Les locataires actuels de la villa Santa-Lucia ne permettent plus de la visiter. Je n'ai donc pas pu vérifier si ses jardins méritent leur réputation. Mais le site en est délicieux.

En face, sur la rive nord du Mare Piccolo, se trouve le charmant village de Citrezze, lieu favori des parties champêtres du populaire tarentin, qui y va les jours de fête dîner sur l'herbe et danser sous les citronniers. Un repli de la colline rocheuse dessine à cet endroit un cirque d'un peu moins d'un kilomètre de longueur, aux pentes garnies de nopals et d'oliviers, ouvert sur la mer à son extrémité méridionale. Des jardins luxuriants de verdure en occupent le fond. Au milieu de ces jardins sort de terre une source abondante d'eaux limpides comme du cristal, dont le bassin, environné de grands roseaux, rappelle la fontaine Gyané dans le voisinage de Syracuse. Un ruisseau profond, large de trois mètres environ, emporte avec un courant rapide les eaux de cette source, qui ne tarit jamais, même dans les plus grandes sécheresses de l'été, et se jette dans le golfe. Son parcours est de 500 mètres environ ; mais c'est assez pour créer une oasis d'un aspect doux et tranquille, où la beauté des eaux et l'ombrage des arbres touffus créent une sensation de fraîcheur dont le charme sous ce climat ardent, ne saurait se décrire. Sur le bord du ruisseau, une vieille petite chapelle a retenu le nom de Santa-Maria di Galeso. Il n'y a donc pas à en douter, Citrezze occupe l'emplacement de ce village antique d'Ébalie, sur le rivage hospitalier du Galèse, où de si gras pâturages nourrissent les plus blanches toisons, dont le séjour était particulièrement cher à Horace. Ce riant petit coin du monde, dit le poète, est pour moi d'une séduction indicible. Ici l'abeille distille un miel égal à celui de l'Hymette ; ici l'olive est comparable aux olives de Vénafre ; un printemps de six mois, un hiver de six jours ; un coteau, mon voisin, cher à Bacchus, dont la vigne et le vin sont dignes des plantations de Falerne.

Virgile n'aimait pas moins ce ruisseau ravissant, auquel les colons lacédémoniens de Tarente avaient donné d'abord le nom d'Eurotas, en souvenir de leur patrie. C'est sur ses bords qu'il a composé une partie de ses Églogues. Plus tard, il s'en est encore souvenu, et plus que personne il a contribué à faire du Galèse, grâce à un des épisodes les plus exquis des Géorgiques, un de ces noms qu'il suffit de prononcer pour éveiller dans l'imagination tout un monde de poésie.

Non loin des murs de la superbe Tarente, près des lieux où le Galèse, coulant sous une ombre épaisse, arrose de brillantes moissons, j'ai vu, il m'en souvient, un vieillard cilicien possesseur de quelques arpents d'un terrain longtemps abandonné, sol rebelle à la charrue, peu propre aux troupeaux, peu favorable à la vigne. Toutefois, au milieu des broussailles, le vieillard avait planté quelques carrés de légumes, bordés de lis, de verveine et de pavots. Avec ces richesses, il se croyait l'égal des rois ; et quand le soir, assez tard, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu'il n'avait point achetés... Il avait même disposé en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par le temps, des pruniers dont la greffe avait adouci la nature sauvage, et des platanes qui abritaient les buveurs sous leurs rameaux hospitaliers... Le tilleul et le pin lui offraient partout leur ombrage.

 

III

Tarente a dû son nom au fleuve Taras, encore aujourd'hui appelé Tara, qui, après une course de quelques kilomètres, se jette dans le golfe extérieur, à peu de distance à l'ouest du débouché du Mare Piccolo. La forme de ce nom appartient à la langue messapique, laquelle ne nous est connue que par quelques rares inscriptions. La ville elle-même existait avant l'arrivée des colons doriens à la fin du huitième siècle avant Jésus-Christ ; elle appartenait alors aux Salentins, l'une des nations de cette race japygo-messapienne, originaire de l'Illyrie, qui occupait alors en maîtresse le territoire de l'Apulie et de la Japygie, c'est-à-dire des provinces modernes de la Capitanate, de la Pouille et de la Terre d'Otrante.

Les légendes locales plaçaient pourtant dans la contrée de Tarente une très ancienne colonisation crétoise, dont la tradition, malgré les fables mythologiques qui s'y mêlent, n'est peut-être pas sans un certain fondement historique. Ces légendes racontaient donc qu'Icadios, fils d'Apollon, et son frère Iapyx, étaient partis ensemble de l'île de Crète pour se rendre en Italie. Iapyx y arriva heureusement et fut le fondateur de la nation des Japygiens ; Icadios fit naufrage dans sa traversée, mais un dauphin le déposa au pied du Parnasse. Avec Iapyx était venue Saturia, fille de Minos, héroïne éponyme de Saturium, dont le nom s'est conservé dans celui de la Torre di Saturo, un peu au sud-est du cap San-Vito. Aimée de Poseidôn, le dieu des mers, la fille de Minos donna le jour à Taras, fondateur mythique de Tarente.

Les historiens tarentins de la Renaissance et du dix-septième siècle, et encore à leur suite le R. P. de Vincentiis, dominicain, qui a publié, en 1878, un estimable résumé des annales de sa patrie, déterminent gravement la date de Taras en 2019 avant l'ère chrétienne et savent, d'une façon positive, qu'il était, par son père Poseidôn, l'arrière petit-fils de Cham, fils de Noé. Mais la critique ne saurait être d'aussi facile composition, et pour elle Taras, au lieu d'un personnage historique, 'est un héros fabuleux du cycle de l'Apollon crétois. Elle remarque que la principale aventure racontée sur ce héros, celle qui a fourni le type consacré de sa représentation dans la numismatique de Tarente, le dépeint faisant naufrage et sauvé par un dauphin qui le porte sur son dos jusqu'à terre, répétant la narration relative à Icadios, frère de Iapyx. Ce n'est pas tout ; la légende attribue encore la même aventure à Phalanthe, le fondateur historique de la Tarente dorienne, dans sa traversée de Laconie en Italie, et au poète Arion de Méthymne, se rendant de Tarente en Laconie. Il y a là manifestement une de ces aventures que la fable populaire aime à prêter successivement à tous ses grands hommes, historiques ou non, un mythe originairement religieux, où le rôle de sauveur et de conducteur appartient à l'Apollon Delphinien, se manifestant sous la forme de dauphin, qu'il revêt aussi dans le récit d'un des hymnes de la collection homérique pour guider de la Crète au golfe de Crissa le vaisseau de Castalios, lequel vient fonder son sanctuaire de Delphes. Cet Apollon Delphinien, importé à la fois en Italie et en Phocide, ait temps de la thalassocratie crétoise, qui se personnifie sous le nom de Minos, est ensuite identifié à l'Apollon Hyacinthien de la Laconie, dont le culte prend une grande importance dans la Tarente des Doriens.

La fondation de celle-ci appartient à la pleine histoire, bien qu'il s'y soit encore attaché certaines fables. Elle eut lieu en 707 avant Jésus-Christ.

On sait à quel étrange respect pour leur serment les Lacédémoniens durent attribuer la naissance de la nouvelle génération élevée à Sparte pendant l'absence des hommes occupés à la guerre de Messénie ; pareille chose ne pouvait arriver que sous le régime des lois de Lycurgue. Au retour des absents, après de longues années, sur le conseil d'Aracos, on reconnut une condition légale et les droits de citoyens aux Parthéniens, c'est-à-dire aux enfants nés des unions illégitimes qu'avaient contractées les femmes demeurées seules à la maison. Mais la loi ne put pas ici prévaloir sur les sentiments naturels. On eut beau faire, sur une échelle unique dans l'histoire, l'application du fameux axiome de droit qui attribue au mari les enfants nés pendant le mariage, les pères qu'on en avait gratifiés ne poussèrent point l'abnégation jusqu'à les voir d'un bon œil. A mesure qu'ils grandissaient, les Parthéniens ou Epeunactes se sentaient plus isolés dans la cité spartiate, et les tracasseries dont on les poursuivait les obligeaient à se tenir solidaires. Rejetés du sein des familles, flétris de surnoms injurieux, exclus systématiquement de toutes les charges, ils se sentaient constamment sous le coup de la menace d'une nouvelle loi, qui aurait rétracté leur légitimation et les aurait réduits à l'état d'ilotes. Pour échapper à ce sort, ils cherchèrent à s'emparer du pouvoir par la violence et nouèrent une conjuration à la tête de laquelle ils placèrent Phalante, fils d'Aracos, qui se prétendait descendant d'Hêraclês à la huitième génération. La révolte devait éclater à Amycles, aux fêtes d'Hyacinthe, pendant la célébration des jeux. Déjà Phalante s'apprêtait à en donner le signal, en couvrant sa tête d'un bonnet de fourrure, comme il avait été convenu avec les autres conjurés, lorsque le héraut public, élevant la voix, lui défendit, au nom des dieux, d'accomplir le geste fatal. Phalanthe, saisi d'un remords patriotique et religieux, obéit à cet ordre.

L'expulsion des Parthéniens fut décrétée ; restait à choisir le lieu où ils iraient fixer leur résidence. Phalanthe, désireux de ne pas quitter la Grèce, consulta l'oracle de Delphes pour savoir s'il lui serait permis d'occuper avec ses compagnons le territoire entre Corinthe et Sicyone. Apollon le lui refusa, et lui ordonna d'aller s'établir dans le pays fertile de Saturium et de Tarente, ajoutant que la colonie spartiate deviendrait le fléau des Japygiens. Apollon avertit encore Phalanthe qu'il ne par viendrait à fonder sa ville qu'après avoir vu la pluie tomber d'un ciel serein, dopa.

Les Parthéniens obéirent, et firent voile vers les côtes de l'Italie. Les indigènes Salentins accueillirent assez favorablement les nouveaux venus ; mais cette bienveillance se changea vite en hostilité ouverte. Phalanthe avait compris que l'établissement qu'il allait fonder ne pourrait prospérer qu'en lui donnant pour base la merveilleuse position maritime et stratégique de Tarente ; et, de leur côté, les habitants n'étaient pas disposés à céder leur forteresse aux Spartiates. Ceux-ci mirent le siège devant la ville ; il traîna en longueur. Un jour je demande pardon au lecteur pour ce détail réaliste que nous a transmis Pausanias, mais il a bien le cachet des mœurs dites héroïques — un jour Phalanthe, accablé de fatigue et d'ennuis, était couché aux pieds de sa femme Aithra ; la tête du guerrier sur ses genoux, elle fouillait dans sa chevelure pour lui rendre le service intime qu'on voit, sur le pas de toutes les portes, dans les quartiers populaires de la ville, les mères rendre encore à leurs enfants. Aithra, pensant à la misère de leur sort, se mit à pleurer, et ses larmes tombèrent sur le visage de Phalanthe. Celui-ci se releva brusquement, il venait de comprendre le double sens de l'oracle ; les destins étaient accomplis et le succès allait enfin couronner ses efforts. Reprenant ses armes, il rendit courage à ses compagnons. La nuit suivante, les Parthéniens escaladaient par surprise les remparts de Tarente et se rendaient maîtres de la ville, dont les habitants se retirèrent à Brentésion (Brindes).

La colonie lacédémonienne obtint ainsi ce que lui avaient promis les dieux. Plus tard Phalanthe, expulsé de la ville par une sédition, chercha un refuge à Brentésion, parmi ses anciens vaincus, comme Coriolan chez les Volsques ; mais ce ne fut pas pour trahir ses compatriotes. Près de mourir, il invita ses hôtes à broyer ses cendres et à les répandre en secret dans l'agora de Tarente. Car, leur dit-il, l'oracle de Delphes a prédit que vous parviendrez ainsi à recouvrer votre ancienne patrie. Les Brentésiens exécutèrent le conseil de Phalanthe, et, trompés par lui sur les paroles de l'oracle, ils devinrent ainsi sans le savoir les instruments de l'acte qui devait assurer aux Parthéniens la possession perpétuelle de Tarente. Ceux -ci, touchés d'une telle grandeur d'âme, rougirent de leur ingratitude envers leur ancien chef et lui décernèrent les honneurs héroïques. La tromperie de Phalanthe envers ses hôtes de Brentésion nous semble moins admirable ; mais c'était une belle action devant la morale du patriotisme antique. La ruse d'Ulysse, toujours si hautement prisée des Grecs, n'aurait pas inventé mieux.

Les événements des deux premiers siècles de l'histoire de Tarente sont absolument inconnus. Différents d'origine des autres cités de la Grande-Grèce, ayant choisi un autre champ de colonisation, où ils pouvaient se tailler un empire sans se heurter à elles, les Tarentins demeurèrent étrangers aux querelles sanglantes qui se terminèrent par la destruction de Sybaris. Si Pythagore vint à Tarente en quittant Crotone, ce qui n'est même pas certain, il refusa d'y demeurer et alla se fixer à Métaponte, La numismatique des Tarentins prouve pourtant, au milieu du silence des historiens, qu'ils avaient accédé à la ligue commerciale ut monétaire qui, à la fin du sixième siècle avant l'ère chrétienne, se forma sous les auspices de l'école pythagoricienne et groupa momentanément dans des intérêts communs toutes les villes helléniques de l'Italie méridionale, à l'exception de Locres. C'est à cette ligue qu'on dut l'émission des monnaies de poids semblable et de même fabrication aux types et aux noms des différentes cités, dites monnaies incuses, émission à laquelle Tarente prit part aussi bien que Métaponte, Siris, Sybaris, Crotone, Caulonia, Rhêgion, sur la mer Ionienne ; Pyxus, Laos et Poseidonia, sur la mer Tyrrhénienne ; Pandosia dans l'intérieur des terres. L'abondance du monnayage tarentin dès cette époque atteste la richesse de la 'ville et l'étendue de son commerce. Elle ne le cédait sous ce rapport qu'à Sybaris et à Crotone.

Au temps des guerres médiques, on mentionne Aristophilide, roi de Tarente, comme mêlé à l'aventure de Dêmocêdês, médecin favori de Dareios, fils d'Hystaspe. Désireux d'échapper à l'esclavage doré qu'il menait à la cour de Perse, et n'ayant pu obtenir la permission de reprendre sa liberté, Dêmocêdês, natif de Crotone, profita des préparatifs de l'expédition contre la Grèce, qui devait échouer à Marathon, pour persuader à Dareios de l'envoyer en Italie avec quinze nobles Perses, afin d'y nouer, disait-il, des intelligences avec les Grecs de la contrée et de les amener à reconnaître la suzeraineté du Grand Roi. Arrivé à Tarente, il fit arrêter ses compagnons comme espions, et, les laissant ensuite se débrouiller comme ils pourraient, il gagna Crotone au plus vite. Son influence y enflamma tellement les esprits contre les Perses, que, seule de toutes les villes de la Grande-Grèce, Crotone envoya des secours à ses frères de la Grèce propre lors de la grande lutte contre Xerxès. Dans la journée de Salamine, elle était représentée au plus fort du combat par la galère que commandait l'athlète Phayllos. Tarente, au contraire, sentant les envahisseurs encore loin, s'isola dans son égoïsme et ne prit aucune part à ces événements, qui décidèrent du sort de l'hellénisme, non plus qu'aux batailles héroïques dans lesquelles, au même moment, Gélon de Syracuse brisait en Sicile l'effort des Carthaginois, concerté avec celui des Perses.

Depuis sa fondation, du reste, Tarente n'avait grandi, comme la Rome primitive, qu'au milieu des plus dures conditions de la lutte pour l'existence. Si la mer offrait un champ libre à l'activité de ses matelots, sur terre il lui avait fallu soutenir des combats quotidiens contre les indigènes pour se conquérir pied à pied un territoire suffisant. Deux cents ans après Phalanthe, au moment des guerres médiques, les Tarentins avaient étendu leur colonisation et le domaine direct de leur cité sur toute la plaine fertile entre la mer et les montagnes, depuis Saturium à l'est, jusqu'au territoire de Métaponte au sud-ouest ; soumis à leur suprématie les peuplades et les villes des Salentins, sur la mer Ionienne, jusqu'au promontoire Japygien ; enfin fondé sur les deux côtés de ce promontoire les stations maritimes purement grecques de Callipolis et d'Hydronte, les modernes Gallipoli et Otrante, pour commander l'une l'entrée du golfe, l'autre le débouquement de la mer Adriatique. Leur domination était douce. Les indigènes, jouissant d'une grande liberté municipale (taris leurs villes, adoptaient graduellement les mœurs grecques tout en conservant leur langue. Beaucoup d'entre eux s'étaient même fondus dans la cité tarentine. Nous en avons la preuve par la proportion des noms messapiques, qui figurent parmi ceux des magistrats qui ont inscrit leur signature sur les monnaies de Tarente, ou qui sont mentionnés' dans les célèbres Tables d'Héraclée.

Maîtres de ce territoire, les Tarentins devaient être forcément entraînés à des disputes de frontières avec les Messapiens habitant le versant de l'Adriatique, depuis Gnathia jusqu'à Hydronte. Un mouvement irrésistible d'expansion les poussait à franchir l'arête montueuse qui les en séparait, pour étendre aussi leur suprématie de l'autre côté. Le premier choc sérieux eut lieu en 473 et tourna au désavantage des Grecs. Menacés dans leur indépendance, les Messapiens firent appel à l'appui de leurs voisins les Peucétiens, habitants de la Pouille, et avec eux rassemblèrent une armée de vingt mille hommes. De leur côté, les Tarentins mirent en campagne leurs meilleures troupes, auxquelles se joignit un corps auxiliaire de gens de Rhêgion, envoyé par Micythos, le tuteur des fils d'Anaxilos. La bataille dut se livrer non vers Oria, comme on l'a pensé souvent, mais du côté de Mottola ou de Gioja, l'armée tarentine manœuvrant pour isoler la Messapie de ses communications avec les Peucétiens. C'est du moins ce que je crois devoir inférer des circonstances de sa déroute. Après une lutte acharnée, la plus sanglante, dit Hérodote, que les Grecs aient jamais eu à soutenir dans ces contrées, les Messapiens parvinrent à enfoncer l'armée de leurs adversaires et à la couper en deux. La division des Tarentins, rejetée sur sa ville, perdit encore beaucoup de monde dans la courte retraite qu'elle eut à opérer. Celle des Rhêgiens, qui avait lâché pied la première, se sauva toujours courant dans la direction de son pays. Un corps de Messapiens, lui mettant l'épée aux reins, la poursuivit sans lâcher prise, en lui tuant trois mille hommes sur la route, sans que nulle part les habitants, œnotriens ou grecs, stupéfaits de tant d'audace, cherchassent à les arrêter. Cette chasse acharnée se prolongea pendant cent lieues sans trêve, jusqu'à Rhêgion même, où les Messapiens, au dire de Timée de Tauroménion, emportés par la fougue de leur élan, pénétrèrent pêle-mêle avec les débris à la suite desquels ils s'étaient attachés.

Sept ou huit ans après, les Tarentins avaient réparé leurs pertes et reprenaient la lutte, seuls cette fois, mais avec un acharnement qui leur assura le succès. Les Messapiens furent, vaincus dans toutes les rencontres et leurs places tombèrent les unes après les autres devant les envahis-leurs. Les gens de Tarente avaient à venger leur honte et leur désastre ; aussi la guerre fut-elle conduite de leur part avec une fureur sauvage. L'épisode le plus horrible en fut le sac de Carbina, aujourd'hui Carovigno, sur la ligne du chemin de fer de Bari à Brindisi. On y vit des femmes outragées jusque sur les autels des dieux, avec des raffinements qu'on ne saurait redire et qui révèlent une profonde corruption de mœurs. Plus tard on raconta que tous ceux qui avaient pris par aux honteux excès commis à Carbina, poursuivis part la colère divine, avaient eu une fin misérable. C'est en commémoration de leurs succès dans cette guerre, et sur le produit du butin qu'ils y avaient fait, que les Tarentins dédièrent à Delphes des chevaux de bronze et des statues de captives du même métal, œuvres du plus fameux sculpteur de l'époque, Agéadas d'Argos.

Bientôt la lutte recommença ; mais cette fois fut la dernière. Les Tarentins avaient tourné leurs armes contre les Peucétiens, pour les châtier à leur tour de la part qu'ils avaient prise au désastre de 473. Les Messapiens se soulevèrent pour venir au secours de leurs anciens alliés. Peucétiens et Messapiens succombèrent dans une bataille décisive. De nouveau Tarente voulut immortaliser sa victoire en consacrant à Delphes, sur la dîme du butin, une grande œuvre sculpturale. Elle la demanda cette fois à Onatas d'Egine, qui l'exécuta en collaboration avec Calynthos. Pausanias, qui la vit encore en place, nous la décrit. C'était une série de groupes de cavaliers et d'hoplites combattant autour du corps d'Opis, roi des Japygiens ou Messapiens, tué dans la bataille. Au milieu des Tarentins, le sculpteur avait introduit leurs héros protecteurs prenant part à la lutte, Taras et Phalanthe, ce dernier ayant près de lui son dauphin.

Tarente avait décidément vaincu. Désormais toute la péninsule de la Iapygie, sur l'Adriatique, comme sur la mer Ionienne, était soumise à ses lois et rattachée à elle par les liens d'un vasselage qui ne devait plus se rompre qu'avec la chute de la cité dorienne. Mais les guerres de Messapie avaient été tellement meurtrières pour les Tarentins qu'elles entraînèrent un changement complet dans leur constitution. Fondée par des colons venus de Sparte, Tarente avait jusque-là fidèlement imité les institutions politiques de la mère-patrie. Son gouvernement était aristocratique comme celui de Sparte et comportait de même une royauté héréditaire, annulée par le pouvoir des éphores. L'aristocratie presque tout entière ayant péri sur les champs de bataille, ce mécanisme gouvernemental ne pouvait plus fonctionner. On l'abolit et l'on y substitua une constitution démocratique dont Aristote a vanté l'habile et sage organisation. A la place du roi héréditaire il y eut dorénavant, comme chef de la République, un stratège électif et annuel. L'influence démocratique d'Athènes, qui exerçait alors une grande prépondérance dans l'Italie méridionale, et qui, en 448, y fonda la colonie de Thurioi, ne dut pas non plus être étrangère à cette révolution constitutionnelle.

L'établissement de Thurioi, que les Athéniens comptaient bien faire succéder à la puissance de Sybaris comme à son emplacement, et où ils avaient appelé des colons de toutes les parties de la Grèce, au nombre desquels fut Hérodote, devint bientôt pour les Tarentins une source d'inquiétudes. Ils craignirent que cette colonie ionienne, s'alliant aux Achéens de Métaponte, ne créât des liens avec un nouveau peuple qui venait de faire son apparition dans ces contrées et dont le voisinage leur paraissait à juste titre un grand danger. C'était le peuple rude et belliqueux des Lucaniens, rameau de la nation sabellique des Samnites, qui des montagnes de Bénévent s'était graduellement étendu, vers le milieu du cinquième siècle, dans celles auxquelles sa présence valut dès lors le nom de Lucanie, refoulant et subjuguant la paisible population des Œnotriens, antérieurement soumise à Sybaris. De là il menaçait à la fois toutes les cités de la Grande-Grèce et pouvait, par de faciles incursions, ravager les plaines cultivées par les Tarentins. Ceux-ci décidèrent donc d'entreprendre la conquête du territoire de Siris, pour s'interposer entre Thurioi et Métaponte, et pour y créer en même temps une forteresse qui pût tenir les. Lucaniens en bride.

La guerre s'engagea sur terre et sur mer, pour la possession de Siris, entre les Tarentins et les Thuriens, qui donnèrent le commandement de leurs forces à un exilé spartiate, nommé Cléandridas. C'était un capitaine qui jouissait d'une certaine renommée dans son pays et dont le fils, Gylippe, eut une bien autre gloire. En 445, Sparte avait donné Cléandridas pour tuteur au jeune roi Pleistoanax, lorsque celui-ci fit une expédition en Attique à l'effet de secourir les Mégariens, révoltés contre Athènes. Mais la promptitude avec laquelle l'armée lacédémonienne se retira après avoir pénétré seulement jusqu'à Éleusis, fit accuser Cléandridas de s'être laissé acheter par Périclès. Mis en jugement pour ce fait, il avait été condamné à mort, et n'avait échappé au supplice qu'en se joignant aux colons athéniens de Thurioi. Il ne parait pas avoir été heureux dans la guerre contre es Tarentins. Après plusieurs années, elle se termina par un traité qui reconnut à Tarente la possession du territoire de Siris, mais en laissant aux Thuriens la liberté d'y devenir propriétaires et d'y établir des exploitations agricoles. Enclavés ainsi dans les domaines de la cité dorienne, les Métapontins devenaient ses vassaux de fait.

Le premier soin des Tarentins, après ce nouveau succès, fut de transférer la population de Siris du site de son ancienne ville, située au bord de la nier, dans un emplacement plus à l'intérieur des terres, où ils bâtirent, en joignant à cette population une colonie de leurs citoyens, la ville forte d'Héraclée, destinée dans leur propre pensée à devenir le boulevard de la puissance de Tarente à la fois contre les Thuriens et contre les Lucaniens. Ceux-ci ne pouvaient voir d'un œil indifférent une fondation indirectement tournée contre eux. Aussi est-ce alors, dans les environs de l'an 425 avant Jésus-Christ, qu'il faut placer la grande guerre des Tarentins pour la possession d'Héraclée nouvellement fondée, que mentionne Strabon, en nommant par erreur les Messapiens au lieu des Lucaniens comme les antagonistes des Grecs. Tarente la termina à sa gloire et à son avantage, grâce au concours des Dauniens et des Peucétiens de l'Apulie, qui prirent la Lucanie à revers tandis qu'elle l'attaquait de front.

A ce moment éclatait en Grèce la guerre du Péloponnèse. Toutes les sympathies des Tarentins étaient avec les Doriens et Sparte leur métropole. Mais jusqu'à l'expédition des Athéniens en Sicile, ils se maintinrent dans la neutralité, comme les autres cités helléniques de l'Italie méridionale. Ils refusèrent alors l'entrée de leur port à la flotte d'Alcibiade et de Nicias, qui trouva, au contraire, un accueil fraternel de la part de Thurioi ; mais ils ne purent pas empêcher leurs vassaux les Messapiens d'envoyer, comme les gens de Thurioi et de Métaponte, des mercenaires au camp athénien devant Syracuse. Lorsque le Lacédémonien Gylippe marcha au secours de cette dernière ville, Tarente lui fournit les moyens de réparer ses navires endommagés par la tempête, tout en refusant encore de prendre part à la lutte. C'est seulement après le désastre définitif des Athéniens devant Syracuse qu'elle se laissa entraîner dans le mouvement général des Doriens et que l'on vit des galères de Tarente dans les flottes de Sparte.

Au commencement du quatrième siècle, la situation des villes du midi de la Grande-Grèce, jadis si florissante, devint singulièrement critique. D'un côté Denys de Syracuse, enfin vainqueur des Carthaginois, profitant de la haine des Locriens contre les Rhêgiens et les Crotoniates, menaçait leur indépendance et s'efforçait de les soumettre à sa cruelle tyrannie ; de l'autre, la poussée toujours croissante des Lucaniens mettait en question leur existence même. S'avançant vers le sud par les montagnes, les Lucaniens venaient, en s'emparant de Pétélia, d'atteindre le rivage de la mer Ionienne, et de couper la chaîne de colonisation grecque qui jusqu'alors s'était étendue d'une manière non interrompue sur ce littoral. De là ils serraient de près Thurioi, qui semblait au moment de succomber sous leurs attaques, et ils lançaient dans la chaîne de la Sila et de l'Aspromonte actuels ces bandes d'aventuriers pillards qui, en se mêlant aux débris des anciens habitants, Œnotriens et Sicules, devaient bientôt former le noyau d'un peuple nouveau. A ces deux ennemis, les villes grecques, depuis Métaponte et Thurioi jusqu'à Rhêgion, tentèrent de faire face, en nouant une confédération défensive, à laquelle seule Locres refusa d'accéder. Les cités de la ligue se promettaient un appui réciproque, et les intérêts communs étaient administrés par un conseil fédéral qui siégeait à Crotone. Denys attaqua Rhêgion. Repoussé par la flotte des confédérés, il fit un traité d'alliance avec les Lucaniens et les appela à se jeter sur les villes grecques. Ce fut Thurioi qui supporta l'effort de la lutte ; ses alliés vinrent à son secours et, quoique vaincus, imposèrent assez aux Lucaniens par leur fière résistance pour les amener à signer un traité qui maintenait l'indépendance de la ville, au prix de quelques concessions de territoire. Furieux de ce résultat, Denys rassembla la flotte syracusaine avec une grande armée et déclara la guerre aux Grecs d'Italie. La marine de ceux-ci fut entièrement défaite et ils se virent à la merci du tyran de Sicile. Denys parut d'abord les traiter avec ménagement ; il leur garantit leur entière autonomie, à la condition que la confédération fût dissoute, lui se chargeant de les protéger contre leurs ennemis. C'était un moyen de rompre leur faisceau et de venir plus facilement à bout de chacune d'elles, en les prenant isolément à partie. Bientôt Rhêgion, dénué de secours, sentit tout le poids de la colère du tyran ; Caulonia et Hipponion furent rasées, Crotone prise d'assaut après avoir tenté de résister ; Locres elle-même fut récompensée par la plus dure oppression du concours qu'elle avait prêté à Denys.

Tarente se tint à l'abri de ces événements. Tandis qu'il attaquait les villes grecques plus voisines de la Sicile, Denys soignait l'amitié des Tarentins, auxquels il se gardait même d'adresser de trop vives remontrances au sujet du droit d'asile qu'ils exerçaient à l'égard de ses proscrits. A sa mort, son fils Denys le Jeune succéda à son autorité sur Syracuse. Vers le même temps, le philosophe Archytas parvint au pouvoir à Tarente.

Disciple de l'école pythagoricienne, qui se perpétuait en Italie, Archytas fut un de ces hommes qui suffisent à la gloire d'une ville. L'antiquité cite toujours son nom au premier rang parmi ceux des rares philosophes qui parvinrent à appliquer leurs idées dans le gouvernement des peuples, et dont la vertu ne se démentit pas dans l'épreuve du souverain pouvoir. Mathématicien, astronome, créateur en mécanique, ami de Platon et écrivain brillant lui-même, Archytas sut être aussi un homme d'Etat et un habile capitaine Six fois investi de la charge de stratège, ce fut lui qui, pendant une bonne partie de sa vie, mena, comme Périclès à Athènes, sans titre officiel bien défini, par le seul ascendant de son éloquence, de son patriotisme et de sa supériorité intellectuelle, les affaires intérieures et extérieures de sa cité. Au dedans, il améliora les lois et les fit respecter. A la tête des armées, il ne fut, dit-on, jamais vaincu, contint avec une grande activité les entreprises des Lucaniens et réprima les mouvements qu'ils avaient fomentés chez les Messapiens. Il lia Tarente d'une étroite amitié avec Denys le Jeune, des mains de qui il parvint à tirer Platon après sa rupture avec le tyran de Syracuse. Profitant des dispositions plus bienveillantes que celui-ci montrait pour les villes grecques de l'Italie, si cruellement ravagées par son père, Archytas le décida à rendre à la plupart d'entre elles une liberté au moins nominale, et reforma leur confédération. Denys entra même dans la ligue pour celles qu'il détenait encore, comme Locres ; mais il dut accepter que Tarente en prit la présidence et fixât le siège du conseil fédéral à Héraclée, sur le territoire tarentin, hors de la portée des forces de Syracuse. Comme gage d'amitié, il envoya aux Tarentins, pour placer dans le lieu des séances de leur sénat, un énorme candélabre de bronze portant 365 lampes, autant que de jours dans l'année. Plus tard, en retour, quand Denys, après une première expulsion, se rétablit momentanément à Syracuse, Archytas fit, pour sauver sa famille de la vengeance des Locriens révoltés, des efforts énergiques qui demeurèrent inutiles devant l'exaspération d'un peuple longtemps tyrannisé.

Le gouvernement d'Archytas marqua le point culminant de la puissance et de la prospérité de Tarente. Maîtresse exclusive de la péninsule Japygienne, qui lui fournissait d'abondants produits agricoles et des éléments précieux de population pour le recrutement de ses armées, la cité fondée par les Parthéniens de Sparte étendait au loin son action sur les mers et sur le continent italien. Sa vaste marine militaire dominait dans la mer Ionienne et dans tout le bassin de l'Adriatique, où elle maintenait une stricte police. Son industrie était active ; ses vaisseaux marchands parcouraient toutes les mers et s'étaient fait surtout un monopole du cabotage de la côte italienne de l'Adriatique, ainsi que de l'intercourse entre la péninsule, d'une part, l'Épire et l'Illyrie, de l'autre. Sur terre, d'un côté, son hégémonie était désormais reconnue par toutes les cités de la Grande-Grèce jusqu'au détroit de Messine, de l'autre elle n'était pas moins effective sur les villes des Peucétiens et des Dauniens de l'Apulie, que son influence gagnait aux mœurs helléniques. Tous les peuples Apuliens étaient alors pour Tarente des fédérés, qui acceptaient volontiers sa suprématie. Chez les Samnites, elle avait fondé une colonie désignée par le nom d'une tribu de Sparte, les Pitanates. Nous en possédons quelques rares monnaies grecques. Au delà de leurs limites, chez les populations encore barbares du Picenum, l'influence politique et commerciale des Tarentins était profonde. Nous en avons la preuve par ce fait que, lorsque les Picentins, dans le cours du quatrième siècle, commencèrent à monnayer leur æs grave, comme avaient déjà fait les Romains et les Étrusques, c'est sur le pied de la livre tarentine qu'ils le taillèrent. Plus loin encore, en approchant du fond de l'Adriatique, les colonies grecques d'Ancône la Dorienne, récemment fondée par des émigrés de Syracuse fuyant la tyrannie du premier Denys, et d'Hadria aux embouchures du Pô, jadis protégée d'Athènes, invoquaient le patronage de Tarente. Un moment on put croire alors que l'Italie avait trouvé ses maîtres, et que ce ne seraient pas les Romains, qui se relevaient à peine du désastre que leur avaient infligé les Gaulois, et dont la puissance n'avait pas encore pu franchir l'étroit rayon où elle croissait péniblement.

Mais Tarente ne sut pas supporter l'influence dissolvante d'une aussi grande prospérité. Les richesses inouïes que le commerce faisait affluer dans ses mains devinrent sa perte. Elles développèrent chez les Tarentins un goût effréné pour le luxe et la mollesse. La passion du théâtre et des courses de chevaux, les banquets somptueux, en quoi avaient dégénéré les antiques syssities doriennes, la mode des riches vêtements, des étoffes brochées d'or et d'argent, toutes les élégances les plus efféminées et surtout la débauche, à laquelle un riche marché d'esclaves fournissait incessamment des éléments, devinrent les seules préoccupations de ce peuple, oublieux des traditions spartiates. Les vertus militaires, qui l'avaient jusque-là soutenu, se perdirent rapidement dans la corruption et l'amollissement des mœurs.

Aussitôt après la mort d'Archytas, la décadence commence rapide et irrémédiable pour Tarente. Elle garde encore une tutelle sur les autres villes grecques ; son commerce est toujours aussi grand, ses richesses ne diminuent pas encore ; son empire continental ne s'écoule pas en un jour. Mais elle ne sait plus le défendre. Ses citoyens aiment mieux payer des mercenaires que revêtir eux-mêmes la cuirasse et s'imposer les fatigues du métier de soldat. Comme frappée de stérilité, Tarente ne produit plus un capitaine capable de tenir tête aux bandes rudes et aguerries des Lucaniens. Elle doit désormais, pour sauvegarder son existence, recourir au secours funeste des condottieri princiers de Lacédémone ou de l'Épire.

 

IV

En 353 avant l'ère chrétienne, le ramassis de populations diverses qui tenait les montagnes des Calabies actuelles, s'organisant sous des chefs entreprenants, se déclara indépendant à la fois des Grecs et des Lucaniens, en prenant fièrement pour appellation nationale le nom de Bruttiens, c'est-à-dire de gueux, que leurs voisins leur avaient donné comme outrage. Les Lucaniens perdirent à cet événement quelques-uns des districts les plus méridionaux qu'ils occupassent, du côté de Pétélia. Mais leur puissance n'en subit pas une diminution sensible ; car les Bruttiens, dont les tribus dominantes étaient sorties de leur sein, devinrent bientôt pour eux de précieux alliés. Pour les villes grecques, au contraire, la formation de ce nouveau peuple fut un coup des plus graves, et bientôt toutes celles qui étaient limitrophes des Bruttiens se virent attaquées par eux avec fureur. Ils avaient, en effet, déclaré une guerre sans trêve à l'élément hellénique et en poursuivaient l'anéantissement.

Tarente eût dû porter secours à ses confédérés, mais elle-même était pressée par les Lucaniens, qui, descendus de leurs montagnes, ravageaient incessamment son territoire et poussaient leurs incursions jusque sous les murs de la ville. Incapable désormais de l'effort énergique qui l'eût délivrée, elle implora le secours de son ancienne métropole. Sparte se résolut à sauver sa colonie, et avec elle les autres Grecs d'Italie. A cet effet, elle envoya à Tarente une flotte et une armée sous la conduite d'un de ses deux rois, Archidamos, à qui le séjour de la Grèce était devenu presque impossible, par suite de sa complicité avec les Phocidiens dans les événements de la Guerre Sacrée. Le petit corps spartiate s'occupa tout d'abord de dégager le territoire tarentin des barbares et montra dans cette tâche une grande vaillance. Mais Archidamos fut tué à Manduria dans un combat contre des Messapiens révoltés, le jour même où la liberté d'Athènes succombait à Chéronée sous les coups de Philippe de Macédoine, et bientôt après ses soldats, privés de leur chef, furent écrasés dans une embuscade par les Lucaniens. L'expédition du roi de Sparte avait pourtant un peu dégagé Tarente, qui commençait à respirer, malgré la perte d'Héraclée et de son territoire. Elle put rassembler une armée fédérale, à laquelle elle joignit ses propres troupes, pour essayer de porter secours aux villes grecques de la rive orientale de la mer Tyrrhénienne, menacées par les Lucaniens. La bataille se livra près de Laos et le désastre y fut complet. A la suite de cette bataille, les Lucaniens s'emparèrent de Laos et de Poseidonia, à laquelle ils donnèrent le nom de Pæstum, et y réduisirent la population hellénique à un état d'ilotisme. Les Bruttiens se jetèrent sur Crotone et Caulonia, les Lues-Mens vainqueurs pressèrent plus que jamais Tarente, enfin les Apuliens abandonnèrent l'alliance des Tarentins.

Dans ce suprême péril de tous les établissements de la race grecque dans 'Italie méridionale, aussi bien que d'elle-même, Tarente ne vit de ressource qu'un appel aux secours de l'extérieur. Elle s'adressa au roi d'Épire Alexandre le Molosse, fils de Néoptolème. Celui-ci, amoureux de la guerre et impatient d'aventures lointaines comme un véritable capitaine d'Arnautes albanais, répondit avec empressement à l'appel des Grecs italiotes, d'autant plus qu'il y vit l'occasion de se créer un empire en Occident et de rivaliser avec la gloire de son neveu et homonyme, Alexandre de Macédoine, qui à ce moment même frappait ses premiers coups contre la monarchie des Achéménides. Avant même que le roi d'Épire ne fût arrivé dans leur ville, les Tarentins furent à même de s'apercevoir que ce n'était pas un allié désintéressé, mais un maitre dont ils avaient invoqué les armes. En touchant les côtes d'Italie, les ambassadeurs de Tarente, embarqués sur sa flotte, eurent toutes les peines du monde à l'empêcher de prendre de vive force Brentésion, leur vassale fidèle, et d'y installer une garnison épirote. Il en résulta que l'accueil que les Tarentins lui firent fut de la nature de celui que les chefs de la première croisade trouvèrent à la cour de Byzance. On se prodigua de part et d'autres les marques d'amitié, mais en se préparant en dessous à se déjouer réciproquement. Un des premiers actes du roi d'Epire, en arrivant à Tarente, fut celui d'un véritable souverain. Il mit la main sur l'hôtel des monnaies et y battit à son nom des espèces d'or et d'argent, qui sont parvenues jusqu'à nous.

Alexandre attaqua d'abord les Apuliens, à la demande des Tarentins, et leur prit Siponte. Mais après quelques succès, il conclut vite, sous prétexte d'obéir à un oracle, une paix quine rétablit pas l'ancienne suprématie de Tarente sur ce pays. Le roi d'Épire marcha ensuite contre les Lucaniens, en joignant à ses troupes celles des Grecs d'Italie. Une sanglante bataille fut livrée sur le territoire de Thurioi ; les Tarentins s'y comportèrent mollement, et leur conduite ambiguë amena la défaite des Grecs. Dès lors la rupture fut complète entre eux et l'Épirote. Ayant repris Héraclée, Alexandre la déclara indépendante au lieu de la rendre à son ancienne métropole. Il transporta sur le territoire de Thurioi le siège du conseil de la ligue gréco-italique, qui se tenait à Tarente depuis la chute d'Héraclée, et en prit lui-même la présidence pour l'enlever aux Tarentins. Bientôt, ayant remporté une grande victoire sur les Lucaniens renforcés du concours des Bruttiens, il signa des traités d'alliance étroite, en dehors desquels il laissait Tarente, avec les. Achéens de Métaponte, qu'il chargeait d'observer les Tarentins tandis que lui-même allait s'enfoncer dans le pays, avec les Pédicules ou Peucétiens de l'Apulie, enfin avec les Romains, qui désormais maîtres de Capoue, entamaient à ce moment la seconde guerre Samnite et venaient de leur côté de s'acquérir la coopération des Apuliens. Ayant assuré de cette façon la liberté de ses opérations, Alexandre transporta ses troupes par mer jusque dans le golfe de Salerne, en contournant l'extrémité méridionale de l'Italie. Débarquant à l'embouchure du Silaros, il écrasa sous les murs de Pæstum l'armée con-binée des Lucaniens et des Samnites. Après ce premier succès, il s'enfonça dans les montagnes de la Lucanie, en enleva les principales places fortes et obligea les Lucaniens à lui remettre comme otages trois cents de leurs premières familles, qu'il envoya en, Épire. Descendant ensuite dans la vallée du Crathis, le monarque épirote y prit de vive force Consentia, l'actuelle Cosenza. Il se tourna alors contre les Bruttiens, qu'il alla chercher dans l'âpre chaîne de la Sila. C'est à eux qu'il enleva la forteresse d'Acerina[1], aujourd'hui Acri. Mais la fortune cessa de lui sourire et. il fut tué non loin de là, dans un combat auprès de Pandosia ; l'oracle qui lui avait annoncé jadis que l'Achéron lui serait funeste se trouva ainsi réalisé, car un ruisseau de ce nom coulait sous la ville. Son corps fut coupé en deux morceaux, dont l'un porté à Consentia en trophée, devint le signal du soulèvement de cette cité contre la garnison épirote. L'autre partie du cadavre resta dans le camp des Bruttiens, en butte aux plus indignes outrages. Enfin les Grecs de Thurioi, d'autres disent de Métaponte, le rachetèrent à prix d'argent et lui firent des funérailles honorables. Les cendres du roi furent ensuite portées en Épire à sa femme Cléopâtre, sœur d'Alexandre le Grand, qui était par conséquent en même temps sa nièce. Son armée se débanda et fut en grande partie exterminée par les Bruttiens dans les gorges de la montagne. Alexandre le Molosse passa en Italie comme un météore bientôt éteint ; pourtant il avait porté aux Lucaniens des coups dont ils ne se relevèrent pas. Ce furent les Tarentins qui héritèrent du fruit de ses victoires.

Ils y gagnèrent plusieurs années de paix et la reconstitution d'une partie de leur ancienne influence. Mais ce ne fut que pour fort peu de temps. Un nouvel ennemi s'élevait contre eux, plus redoutable que tous ceux auxquels ils avaient eu affaire. La puissance de Rome grandissait rapidement au milieu de ses guerres implacables contre les Samnites ; elle devenait graduellement maîtresse de l'Italie centrale, dont la possession la conduirait bientôt à entreprendre la conquête du midi de la péninsule. Déjà les esprits perspicaces pouvaient prévoir dans l'avenir la dernière lutte où Tarente finirait par succomber.

Afin de prendre les Samnites à revers, les Romains avaient pénétré dans l'Apulie et profité de la chute de l'influence des Tarentins pour y faire prédominer la leur. En 320, les Tarentins crurent pouvoir reprendre leur ancien patronat sur les Apuliens en intervenant dans la guerre. Le consul Papirius assiégeait les Samnites dans Luceria, qui avait fait défection. Tarente envoya des ambassadeurs à son quartier général pour offrir sa médiation, menaçant de prendre immédiatement parti contre ceux qui la rejetteraient. Le consul accueillit cette sommation avec hauteur et n'y répondit qu'en prenant sous les yeux des envoyés tarentins la ville de Luceria, où Rome établit une colonie militaire, qui menaçait Tarente en même temps que le Samnium et assurait la domination romaine en Apulie. Tarente dévora l'affront et ne déclara pas la guerre, pas plus qu'elle n'intervint dans le secours que Sosistrate de Syracuse apporta à Crotone contre les Bruttiens. C'est à la suite de ce dernier événement qu'Agathocle, déjà connu comme un chef militaire expérimenté, lorsqu'il fut forcé de quitter Syracuse pour fuir l'inimitié de Sosistrate, vint à Tarente à titre de capitaine de mercenaires. Il y laissa de si mauvais souvenirs, qu'un peu plus tard, quand, retourné en Sicile, il se fut emparé du souverain pouvoir à Syracuse, les Tarentins montrèrent un grand empressement à joindre vingt de leurs vaisseaux à l'escadrille spartiate qui portait Acrotatos, fils du roi Cléomène, au secours d'Agrigente contre lui. L'expédition échoua par l'incapacité de son chef, et elle paraît avoir dégoûté Tarente des entreprises lointaines, car elle se tint entièrement étrangère aux événements qui marquèrent la tentative d'Agathocle, devenu roi et vainqueur des Carthaginois, pour reprendre les anciens projets de domination de Denys sur l'extrémité méridionale de l'Italie. Les luttes malheureuses du Syracusain avec les Bruttiens, la prise de Crotone par trahison, laissèrent les Tarentins indifférents. Ils se désintéressaient de tout ce qui, dans le sud, dépassait l'horizon de Métaponte et de Thurioi.

Cependant les Romains avançaient à grands pas. Encore une fois, en 308, les Tarentins avaient essayé d'intervenir dans leurs interminables querelles avec les Samnites, qui chaque jour approchaient d'un dénouement fatal à ces derniers, et ils n'y avaient récolté qu'une humiliation pareille à celle qui leur avait été infligée dans l'affaire de Luceria. Comme Papirius douze ans auparavant, Fabius avait fait assister à la reddition d'une armée samnite les ambassadeurs venus de Tarente pour imposer leur médiation. Tandis que Rome achevait, dans une dernière guerre, d'anéantir le Samnium, des incidents surgissaient dans le midi de l'Italie qui allaient enfin lui fournir l'occasion d'y intervenir à son tour, mais en armes.

Les Lucaniens, encouragés sous main par Rome, avaient repris, dans les dernières années du troisième siècle, la guerre contre Tarente. Battus dans plusieurs rencontres, les Tarentins, que les expériences précédentes auraient dû dégoûter de cette pratique funeste, ne virent rien de mieux à faire que d'appeler un capitaine étranger. Archidamos ayant été celui dont ils avaient eu dans le passé le moins à se plaindre, ils voulurent un Lacédémonien comme lui. Ils envoyèrent donc une ambassade à Sparte. Travaillée par des dissensions intestines, cette ville avait alors, prêt à toute occasion, un stock de princes de ses maisons royales en disponibilité, compromis dans des conspirations plus ou moins flagrantes, avides de chercher aventure au dehors et que leurs concitoyens étaient empressés d'éloigner. Ce fut cette fois Cléonyme, frère d'Acrotatos, exclu du trône par son neveu Amos, qui s'offrit aux Tarentins, avec le consentement des éphores. Il forma un corps de 5.000 hoplites lacédémoniens, avec lesquels il s'embarqua pour l'Italie au cap Ténare, sur des vaisseaux de Tarente. La ville avait fait un grand effort : elle avait levé parmi ses citoyens 20.000 hommes de pied et 2.000 chevaux ; la cavalerie de Tarente était célèbre ; ses exercices et les courses dans lesquelles elle entraînait ses montures, tirées pour la plupart de l'Apulie, tiennent une large place dans les types monétaires de la ville. Le trait essentiel qui la distinguait des autres cavaleries grecques consistait en ceci : que chaque homme y menait deux chevaux, et pouvait ainsi changer de monture dans le cours de la chevauchée, quand celle qui le portait était fatiguée. C'est sur le modèle de ces troupes fameuses qu'Alexandre le Grand avait organisé les chevau-légers qui lui rendirent tant de services dans les plaines de l'Asie sous le nom d'escadrons tarentins. D'autres suivirent l'exemple du conquérant macédonien, et par exemple, quand il est question des charges des tarentins, grâce auxquelles Philopoimen remporta la victoire sur Nabis et sur Machanidas, il ne s'agit pas de gens de Tarente, mais de cavaliers montés à la mode tarentine.

A l'armée de citoyens que Tarente mettait sous le commandement de Cléonyme, elle joignit des contingents auxiliaires des autres villes grecques voisines et de nombreuses levées de Messapiens. Le prince spartiate mena vigoureusement la guerre, et au bout de peu de temps les Lucaniens vaincus implorèrent la paix. Cléonynie alors jeta le masque de la gravité spartiate et du zèle pour la liberté hellénique ; comme son frère à Agrigente, il se montra un franc ribaud. Ayant fait entrer ses hoplites lacédémoniens dans la citadelle de Tarente, il suspendit les magistrats républicains de. la ville et y exerça la tyrannie. Métaponte ayant voulu garder ses droits de cité autonome, Cléonyme excita les Lucaniens à se jeter sur son territoire et marcha soi-disant au secours des Métapontins. Ceux-ci, trompés, lui ouvrirent leurs portes. Alors Cléonyme déclara Métaponte ville conquise, et, non content de lui enlever sa liberté, lui imposa, pour se racheter de la destruction, un tribut de 600 talents d'argent et 200 jeunes filles, dont il garda les plus belles pour se faire un harem, et donna les autres en jouet à ses mercenaires. Quelque temps après il passa à Corcyre, dont il s'empara, désireux d'avoir une base d'opérations pour intervenir dans les affaires de la Grèce. Démétrios Poliorcète et Cassandre, qui l'avaient soutenu jusque-là, rompirent avec lui quand ils le virent maître de Corcyre. Tarente et les Italiotes profitèrent de son absence pour secouer le joug qu'il leur avait imposé. Furieux de cette défection, Cléonyme repartit de Corcyre pour l'Italie à la tête d'une armée de mercenaires, avec l'intention de châtier les rebelles et de conquérir tout le pays. Au lieu d'aller droit sur Tarente, il vint d'abord débarquer dans le Bruttium, sur la mer Tyrrhénienne, à Tropaia, qu'il mit à sac et dont il vendit les habitants comme esclaves. Son objectif était, semble-t-il, de gagner l'alliance des Bruttiens et de les entraîner avec lui au pillage des villes grecques. Mais il commit de tels excès, que les Bruttiens, au lieu de se montrer disposés en sa faveur, le forcèrent de se rembarquer. Repassant dans la mer Ionienne, sa flotte, en partie détruite par une tempête, finit par aborder devant Thurioi, dont il s'empara par surprise. La guerre était partout dans le pays et le désordre complet. Lucaniens et Tarentins avaient repris la lutte et se battaient confusément. Cléonyme, embastillé dans Thurioi avec sa grande compagnie, poussait des incursions continuelles sur le territoire des uns et des autres et les pillait également avec une complète impartialité.

Rome, qui avait eu secrètement la main dans tous ces événements pour attiser le désordre, jugea que le moment était venu d'entrer en ligne. Une de ses armées vint jusqu'à Thurioi, dont elle chassa Cléonyme. Celui-ci retourna à Corcyre, qu'il dut abandonner bientôt après pour traîner misérablement une vie d'aventurier sans patrie, où il finit par trouver la mort. En intervenant contre Cléonyme, les Romains avait pris l'attitude qu'ils aimaient à se donner, de protecteurs des villes grecques. En 286 et 282, nouvelle intervention de leur part pour secourir Thurioi contre les Lucaniens. La seconde fois, le consul C. Fabricius Luscinus vint avec une nombreuse armée légionnaire attaquer les lignes du siège que le chef Lucanien Stenius Statilius avait établies devant la place. Une grande bataille fut livrée, où les Romains, dit-on, tuèrent 20.000 hommes aux Lucaniens et leur firent 5.000 prisonniers, chiffres qui paraissent empreints d'une certaine exagération. Quoiqu'il en soit, à la suite de cette journée, la Lucanie fut abattue aux pieds de Rome et le consul put se tourner contre les Bruttiens, qu'il vainquit à leur tour. Aussitôt les villes helléniques des côtes du Bruttium se jetèrent dans les bras des Romains, qu'elles saluèrent comme leurs sauveurs. Locres, Crotone et Rhêgion sollicitèrent et obtinrent de recevoir dans leurs murs des détachements des soldats de la République. Surtout une forte garnison fut établie par Fabricius à Thurioi même. Les Quirites prenaient pied sur la mer Ionienne ; c'était la première étape de la conquête de la Grande-Grèce.

 

V

Les anciens traités de commerce et de navigation, plusieurs fois renouvelés, entre Rome et Tarent e, interdisaient aux Romains de faire dépasser à leurs vaisseaux de guerre le promontoire Lacinien, près de Crotone. L'accès du golfe de Tarente leur était fermé. D'après le droit public des anciens, les navires chargés de la police des eaux territoriales d'un État avaient le droit de couler sans sommation tout bâtiment de guerre étranger rencontré en dedans des limites fixées par des conventions de ce genre, hormis le cas où une tempête le forçait à y chercher un refuge temporaire.

Mais si les Romains forçaient impitoyablement les autres à observer envers eux les traités, ils avaient l'habitude de les enfreindre sans scrupule quand ils y trouvaient leur intérêt. Après quelque temps d'occupation de Thurioi, le sénat décida d'en appuyer la garnison par une division navale de dix galères. Les Tarentins firent à Rome de vaines remontrances ; on n'en tint compte. Bien plus, les navires stationnés à l'embouchure du Crathis reçurent l'ordre de croiser incessamment dans le golfe et d'en usurper la police. C'en était trop, et une rupture devait être bientôt la conséquence de cette outrecuidante violation du droit international.

Un jour il y avait fête à Tarente. Le peuple était au théâtre, assistant à quelqu'une de ces pièces bouffonnes dont il faisait ses délices. Des gradins supérieurs, par-dessus l'architecture de la scène, on voyait librement l'admirable perspective de la mer. Tout d'un coup apparurent les dix galères romaines, en appareil de guerre, venant défiler avec affectation jusque sous les murs de la ville, comme pour la défier. Les Tarentins, à cette vue, sont saisis d'un transport de colère patriotique. Ils sortent du théâtre et courent aux armes. On se précipite vers le port, on met à la mer quelques trirèmes : de hardis volontaires s'y embarquent en toute hâte sous le commandement des premiers capitaines qu'ils rencontrent. Une escadrille tarentine, équipée imparfaitement dans cet élan d'enthousiasme populaire, se met à la poursuite des vaisseaux romains, les rejoint à force de rames, les attaque et leur fait payer chèrement leur insolente provocation. Quatre des galères romaines sont coulées avec le décemvir naval L. Valerius, commandant de l'escadrille, une capturée et menée en triomphe à Tarente, après que son équipage a été passé par les armes ; les cinq autres n'échappent que par une prompte fuite. Le lendemain, sur la proposition de l'orateur Philocharis, un corps d'hoplites tarentins est transporté à Thurioi et force la garnison légionnaire à évacuer la place.

C'était la guerre, et une guerre qui devait être sans merci. Mais, n'en déplaise à la plupart des historiens qui copient ici les déclarations intéressées des Romains, transformant en trahison un acte de légitime défense, le bon droit était du côté des Tarentins, et la façon dont ils avaient bondi sous l'outrage prouvait que toute vertu n'était pas encore morte chez eux. Le sénat de Rome envoya des ambassadeurs à Tarente pour exiger avec hauteur des excuses, des indemnités et l'extradition des auteurs de l'explosion nationale. Le sénat de Tarente répondit avec calme et dignité qu'il ne cherchait pas la lutte, mais qu'il se maintiendrait sur le terrain des traités. La décision en dernier ressort ne lui appartenait pas, du reste, mais devait être à l'assemblée populaire, que l'on convoqua, suivant l'usage, dans le théâtre. C'était le lieu que beaucoup de villes grecques avaient adopté pour les assemblées de ce genre. Les historiens prétendent qu'à l'assemblée, quand ils firent connaître les propositions dont ils étaient chargés, les ambassadeurs furent hués par là foule et que le principal d'entre eux, L. Postumius, s'écria devant ces outrages : Riez maintenant, votre sang lavera cette offense ! La chose est possible de la part d'une population surexcitée, et si elle est vraie, les Tarentins, auraient commis un acte blâmable en manquant de respect au caractère sacré des ambassadeurs. Mais il est bon de remarquer que nous n'avons ici que la version romaine des faits, qui cherche à noircir le peuple de Tarente, et qu'elle n'est pas toujours d'accord avec elle-même sur les circonstances de l'insulte. Et l'on sait combien il est facile de s'arranger de façon à avoir des griefs de ce genre à invoquer pour se dire l'offensé dans une guerre longuement préméditée. J'avoue que cet ivrogne, qui se trouve à point nommé dans un corridor obscur du théâtre pour souiller le vêtement de L. Postumius, m'a toujours paru suspect. Et en dehors de ce fait dégoûtant, tout ce que l'on reproche au peuple tarentin se réduit à avoir ri sur quelques fautes de langage trop grossières que l'orateur romain avait faites en parlant grec. Quoiqu'il en soit, après l'échec de son ambassade, le sénat de Rome déclara solennellement la guerre aux Tarentins.

La cause de Tarente était celle de toute l'Italie méridionale, dont le sort allait se jouer dans la guerre. Aussi la cité spartiate devint-elle l'âme d'une coalition qui réunit Grecs et Italiotes, oublieux de leurs anciennes querelles, dans un effort commun contre l'ambition de Rome. Toutes les villes helléniques de la. Grande-Grèce y entrèrent avec les Bruttiens, les Lucaniens et les derniers débris des vieilles bandes Samnites. Les confédérés se portèrent.au-devant des Romains jusque sur les bords du Liris, le Garigliano de nos jours. Avant la bataille, le sénat, voulant se donner les apparences de la modération, les fit sommer une dernière fois de déposer les armes et de lui donner satisfaction. La sommation ne pouvait être écoutée, et sur le champ de bataille la fortune de Rome l'emporta. Malgré leur énergique résistance, les coalisés essuyèrent une sanglante défaite qui les rejeta sur la Lucanie, où les Romains entrèrent à leur suite.

A cette nouvelle, les Tarentins, avec la mobilité d'impressions qui est le défaut trop ordinaire de la démocratie, passèrent brusquement d'une ardeur confiante à un lâche découragement. Le peuple affolé demanda à grands cris le recours à un appui étranger, à celui de Pyrrhos, roi des Épirotes, ancien allié de Tarente, qui avait la renommée du plus habile général de son temps. En vain tous les hommes de bon sens essayèrent de le détourner d'une semblable résolution, rappelant combien Tarente avait toujours pâti de ces appels aux aventuriers de l'extérieur, et montrant les dangers que le roi d'Épire ferait courir à la liberté en échange d'un appui que son caractère versatile rendrait toujours précaire. On raconte que, lors de l'assemblée où le peuple délibéra sur l'ambassade à envoyer au monarque épirote, un des hommes les plus considérés de la ville, nommé Méton, entra dans l'orchestre du théâtre, couronné de fleurs et accompagné d'une joueuse de flûte. Cette apparition inattendue excita un rire général ; plus Méton était honoré, plus on trouva le fait bizarre, et de toutes parts on lui criait de danser au son de la flûte. C'est bien, Tarentins, répliqua-t-il, amusons-nous maintenant, dansons ; quand Pyrrhos sera venu cela ne nous sera plus possible. Rien n'y fit ; on ne voulut pas écouter les conseils de ceux qui disaient qu'il valait mieux traiter avec Rome, quand on le pouvait encore honorablement, que se donner un tyran étranger. Force fut de céder à l'entraînement populaire, imposé par un vote de majorité. Une ambassade partit pour aller trouver Pyrrhos, en lui promettant que toute l'Italie méridionale, se levant à son approche, placerait sous ses ordres une armée de 350.000 fantassins et de 20.000 chevaux. Malgré les avertissements du Thessalien Cinéas, son ami et son ministre, qui réduisait ces promesses imprudentes à leur juste valeur et faisait ressortir tous les dangers de l'entreprise, le monarque Éacide accepta avec empressement des propositions qui lui semblaient offrir un champ sans limite à son inquiète ambition.

Pendant l'absence des députés envoyés en Épire, le consul L. Æmilius Barbula avait débouché avec son armée sur le territoire de Tarente, en ravageait le territoire et en forçait les milices à se tenir étroitement enfermées dans les remparts. Il renvoyait, d'ailleurs, sans rançon les principaux des prisonniers qu'il faisait, saisissait chaque occasion d'étaler des sentiments de modération et de générosité, enfin s'arrangeait pour nouer des relations avec les chefs du parti aristocratique, sur lequel Rome, comme antérieurement Sparte, avait pour principe de chercher un point d'appui dans les cités grecques, trouvant les aristocrates moins chatouilleux sur les questions d'indépendance nationale que les démocrates. Le sacrifice des personnes de quelques orateurs populaires, leurs adversaires politiques, suffirait, leur faisait-il dire, à désarmer la colère du Sénat, et Tarente obtiendrait la paix à peu de frais. Ces suggestions trouvèrent des oreilles favorables ; une portion du peuple, effrayée de ne pas voir arriver les, secours d'Épire aussi vite qu'on avait espéré d'abord, y inclina bientôt. Quand vint le moment de renouveler les magistrats annuels, Agis, le chef du parti favorable aux Romains, fut élu stratège. On allait traiter, quand l'ambassade revint d'Épire apportant le traité conclu avec Pyrrhas et accompagnée de Cinéas. Ce fut le signal d'une révolution populaire, qui annula l'élection d'Agis et lui substitua un stratège de la faction démocratique, partisan de la guerre à outrance.

Ceci se passait dans l'automne de 281 av. J. C. Quelques jours après, un des généraux du roi d'Épire, Milon, débarquait à Tarente avec une avant-garde de 3.000 hommes et prenait son logement dans l'Acropole. A la nouvelle de ces faits, le consul L. Æmilius jugea prudent de se replier sur la Lucanie pour y prendre ses quartiers d'hiver et voir venir les événements. Il s'en alla chargé de butin, mais suivi de près par Milon, avec ses Épirotes et les milices tarentines. La route que le général romain avait prise offrait un défilé resserré entre la mer et des montagnes de très difficile accès, et ses adversaires comptaient bien l'y écraser. La flotte de Tarente était venue s'embosser tout auprès du rivage, garnie de balistes et de catapultes mises en batterie sur le pont des trirèmes, de manière à couvrir de projectiles la longue colonne qui défilerait à portée de ses coups, tandis que Milon devait l'assaillir en queue. A tout le moins on comptait que l'armée romaine serait obligée de se jeter en désordre dans les montagnes, en abandonnant ses bagages et son butin. Mais quand elle se présenta sous leurs yeux, les capitaines des vaisseaux tarentins s'aperçurent avec effroi que L. Æmilius avait entremêlé à ses troupes les nombreux citoyens emmenés des campagnes de la ville, comme prisonniers ou comme otages, de telle façon qu'il n'y avait moyen de lancer des projectiles sur aucune des divisions romaines sans faire un carnage de Tarentins désarmés. Dans ces conditions, les triérarques n'osèrent faire jouer leurs machines, et grâce au stratagème de son chef, l'armée romaine parvint à se tirer de ce mauvais pas. Ceci n'a pu se passer qu'entre les localités actuelles de Rocca Impériale et Trebisacce, et conséquemment nous apprenons par là que le consul de 281, en vertu de raisons stratégiques que nous ne connaissons pas, avait pris sa ligne de retraite par Héraclée (Policoro), Cossa (Cassano), Muranurn (Murano) et le col du Campo Tenese. Il ne s'arrêta que de l'autre côté des montagnes, et là son commandement lui fut prorogé avec le titre de proconsul. C'est seulement au mois de quintilis ou juillet de l'an 280 qu'il rentra à Rome, pour recevoir les honneurs du triomphe sur les Salentins, à cause du ravage des campagnes de Tarente, et sur les Samnites, qu'il tenait en respect pendant que P. Lœvinus se faisait battre à Héraclée par Pyrrhos.

Au commencement de cette année 280, le roi d'Épire avait pris la mer en personne et avait opéré sa descente en Italie. La saison avait rendu sa traversée très pénible ; la tempête lui avait causé des pertes considérables d'hommes et de matériel. Pourtant il amenait encore à Tarente une armée nombreuse pour les habitudes de l'époque, mais composée d'éléments très mêlés et d'inégale valeur. On y voyait à la fois ses propres phalanges d'Épirotes, avec des fantassins de Macédoine et des cavaliers de Thessalie, que le roi macédonien Ptolémée Céraunos lui avait cédés par un traité ; puis des bandes de mercenaires Etoliens, Acarnaniens et Athamanes. L'armée comptait en tout 20.000 phalangites, 2.000 archers, 500 frondeurs, 3.000 hommes de cavalerie et 20 éléphants. En mettant de côté cette dernière force, c'est avec le même nombre de soldats, à peu de chose près, qu'un demi-siècle auparavant Alexandre avait franchi l'Hellespont et détruit l'empire des Perses. Tarente devint la place d'armes et la base d'opérations du roi d'Épire.

Je ne raconterai pas la guerre de Pyrrhos ; elle est trop connue et le récit s'en trouve dans toutes les histoires romaines. Si je me suis appesanti sur les annales de Tarente aux temps antérieurs, c'est qu'elles ne se trouvent racontées d'une manière complète et suivie dans aucun ouvrage écrit en français. Ici, au contraire, nous nous trouvons en présence d'événements que savent par cœur tous ceux qui ont fait leurs études classiques. D'ailleurs, en continuant notre voyage dans la Grande-Grèce, nous rencontrerons sur la route les lieux qui ont vu s'accomplir plusieurs des principaux épisodes de cette guerre. Remarquons seulement qu'ici encore les récits habituels de l'histoire se montrent profondément injustes pour les vaincus. On s'est plu à travestir la conduite des Tarentins, les Romains pour les déshonorer après leur avoir enlevé leur liberté, Pyrrhos pour rejeter sur ses alliés la responsabilité de ses propres fautes. Dans la réalité, cette conduite fut parfaitement honorable.

A peine ayant fait entrer ses troupes daris Tarente, le roi d'Épire s'était mis à y agir en souverain. Il avait commencé par confisquer la liberté de ceux qu'il était censé venir défendre. Sous prétexte d'organiser les citoyens, il avait supprimé l'autorité de leurs magistrats civils, auxquels il avait substitué ses propres officiers. Sous prétexte de régénérer les Tarentins en les arrachant à leur mollesse, il avait fermé le théâtre, supprimant ainsi les assemblées populaires en même temps que les spectacles. Au lieu de se borner à réformer le luxe des banquets publics, il avait interdit les syssities, cette institution fondamentale de toutes les républiques doriennes, parce qu'elles fournissaient aux citoyens une occasion quotidienne de se concerter et d'échanger leurs idées sur les affaires publiques. En même temps il n'osait pas tenir en bride l'insolence et la brutalité de  ses mercenaires logés chez l'habitant, de peur d'ébranler une fidélité dont il ne se sentait pas assuré. Semblable conduite devait naturellement éveiller une vive opposition. Les mécontents traqués furent contraints de s'exiler pour échapper à la tyrannie, et le parti de la paix avec lés Romains reprit dans l'ombre de nouvelles forces, à la faveur de l'irritation populaire.

Qu'en disent les historiens ? Sous quelle couleur ont-ils pris, depuis l'antiquité, l'habitude de représenter ces faits si naturels Ils racontent que les Tarentins comptaient que Pyrrhos se battrait pour eux et sans eux, et qu'ils furent déçus dans leurs espérances. La meilleure réponse à une accusation aussi injurieuse, qui se perpétue de siècle en siècle, est dans la manière dont ils se battirent. S'ils ne figurèrent pas à la bataille d'Héraclée, où Pyrrhos n'avait voulu employer que ses Épirotes et ses mercenaires, à Celle d'Ausculum, ce fut la phalange tarentine, distinguée au milieu du champ de bataille par ses boucliers blancs, qui remporta le prix de la valeur après les Macédoniens, étonnant les deux armées par sa solidité. Et quand Pyrrhos quitta brusquement l'Italie pour aller chercher fortune en Sicile, ce furent les milices de Tarente qui soutinrent le principal poids de la continuation de la lutte dans le pays des Samnites ; car les garnisons épirotes laissées à Tarente et à Locres, sous le commandement de Milon et d'Alexandre, fils du roi, se bornaient à tenir ces villes sans en sortir, sauf une seule fois pour couvrir Crotone. Bientôt dégoûté des affaires siciliennes, où il avait pourtant remporté de brillants succès, Pyrrhos revint en Italie se faire battre à Bénévent par Curius Dentatus. Le roi d'Épire rentra à Tarente, n'ayant plus avec lui que 8.000 hommes de l'armée de 80.000 qu'il avait fait écraser par les Romains. Après avoir leurré les Tarentins de belles promesses, il partit de nuit pour retourner en Épire, où son inconstance lui fit bientôt chercher de nouvelles aventures dans la Macédoine et le Péloponnèse, tandis que Rome achevait d'abattre ses alliés d'Italie, dont il ne se souciait plus.

Il les laissait, en effet, épuisés d'hommes et d'argent par plusieurs années d'une guerre qui n'avait produit aucun résultat, au lendemain d'un désastre inouï, qu'il avait amené lui-même par un mauvais emploi de ses éléphants. En une campagne, Papirius Cursor et Spurius Carvilius achevèrent d'anéantir ce qui résistait encore dans le Sannium et soumirent les Lucaniens. En 272, dix ans après l'occupation de Thurioi par les Romains, les légions, conduites par Papirius, vinrent camper devant les murs de Tarente. La ville était résolue à se défendre à outrance. Ses murailles étaient solides ; elle y avait donné asile aux débris des troupes confédérées ; la mer libre assurait un ravitaillement indéfini. Tarente pouvait donc nourrir l'espoir d'un retour de fortune en soutenant un siège prolongé, et une armée de secours se formait en Messapie. Mais les intrigues se croisaient dans tous les sens autour de la malheureuse cité, paralysaient la résistance et devaient forcément entraîner sa chute. D'une part, ceux que Pyrrhos avait exilés étaient rentrés en armes sur le territoire tarentin, en prenant le nom de Philoromains, s'étaient saisis d'un château-fort de la campagne et de là entretenaient des correspondances en ville. D'un autre côté, une flotte carthaginoise était venue mouiller dans le port extérieur. Elle affirmait aux Romains qu'elle venait leur prêter le concours stipulé par le traité entre Rome et Carthage, conclu en 279, en établissant un blocus maritime devant la ville ; mais en même temps l'amiral qui la commandait engageait les habitants à se donner à lui, en invoquant la protection et la suzeraineté des Kenânéens occidentaux. Enfin Pyrrhos, en partant, avait laissé Milon occupant la citadelle avec un corps d'Épirotes. Ce fut sa trahison qui trancha cette situation prodigieusement embrouillée. Il venait de recevoir la nouvelle de la mort de son roi, qui avait péri dans une misérable échauffourée de rue à Argos. Se sentant ainsi livré à lui-même, il ne se préoccupa que de ses intérêts personnels, en véritable condottiere. Gagné par l'or du consul, une nuit il introduisit les Romains dans la forteresse, qu'il leur livra avec l'arsenal, tandis que lui-même s'embarquait avec ses soldats pour l'Épire. Tarente vaincue n'avait plus qu'à se soumettre. Rome lui laissa ses lois avec une liberté nominale, sous le titre de cité fédérée. Mais elle dut payer une énorme contribution de guerre, livrer ses armes et ses vaisseaux, raser elle-même ses remparts et recevoir une légion en garnison permanente dans son acropole.

Tarente vaincue, que ne pouvait-on pas oser ? Cette phrase des historiens latins est pour l'indépendance tarentine la plus belle oraison funèbre ; elle la lave de toutes les accusations de faiblesse et montre ce que c'était dans l'opinion romaine que d'avoir abattu une telle rivale. L'abondance du butin fait à Tarente fut telle que le cours des métaux précieux changea brusquement à Rome. C'est à la suite de cet événement que le Sénat se décida à faire pour la première fois frapper une monnaie d'argent, chose à laquelle il s'était jusqu'alors refusé. Une limitation des droits de souveraineté intérieure, qu'avaient jusqu'alors gardé les cités fédérées, fut la première conséquence d'une semblable décision, qui impliquait toute une révolution politique et économique. En adoptant le monnayage de l'argent, Rome se le réserva pour toute l'Italie comme un privilège exclusif, et interdit à ses soi-disant confédérés la fabrication des espèces de ce métal, qu'ils avaient jusqu'alors émises librement. Les villes revêtues de ce titre n'eurent plus la faculté de faire que de la petite monnaie d'appoint en cuivre. Tarente dut donc renoncer, à la frappe de ces beaux nomes ou didrachmes d'argent, de si excellente qualité, qui chaque année sortaient en grande quantité de son hôtel des monnaies, et auxquels le commerce accordait un cours de faveur sur tous les marchés de l'Italie et des côtes de l'Adriatique.

Léonidas de Tarente, un des plus charmants poètes de l'Anthologie, émigré en Grèce à la suite des événements que je viens de raconter, faisait écrire sur son tombeau : Je gis bien loin de la terre italienne et de Tarente, ma patrie, et cela m'est plus dur que la mort. Parmi les captifs emmenés de la ville se trouvait un enfant avec sa mère. Il grandit dans l'esclavage, adopta l'usage de la langue latine, en gardant le génie naturel de la race grecque. Quand il eut l'âge d'homme, son maitre l'affranchit, en voyant ses rares facultés. Ce fut Livius Andronicus, qui dota Rome de la poésie dramatique, jusqu'ici inconnue à sa rudesse dédaigneuse des arts. Peu après, le créateur de l'épopée latine, Ennius, naquit sur l'ancien territoire tarentin, à Rudiæ dans la Messapie, aujourd'hui Rugge, près de Lecce. Les vaincus civilisaient leurs vainqueurs.

 

VI

En se soumettant à Rome, Tarente avait été rangée dans la classe des fédérés maritimes, qui étaient dispensés de contribuer au recrutement des légions, mais devaient fournir à la république suzeraine des vaisseaux et des matelots. Mais on l'avait dépouillée de sa belle flotte, et il résulte d'un passage de Polybe qu'on ne lui avait permis de reconstruire, pour les tenir à la disposition de Rome, que des bâtiments de guerre d'un très faible échantillon. La première Guerre Punique, qui survint bientôt après, apporta quelque soulagement dans sa condition. Obligée d'improviser de grandes flottes pour tenir tête aux Carthaginois sur mer, la cité reine eut besoin des habiles marins des villes de la Grande-Grèce. Elle invita donc Tarente à armer de nouveau des trirèmes et des quinquérèmes, et les galères tarentines combattirent avec honneur dans plusieurs circonstances de ce genre. La lutte contre Carthage avait été acceptée comme nationale par tous les Grecs de l'Italie, et les Tarentins n'avaient pas oublié qu'au moment le plus critique de la guerre de Pyrrhos, les Phéniciens d'Afrique, toujours prêts à la destruction des cités maritimes des Hellènes, avaient fait contre eux un traité d'alliance offensive et défensive avec Rome, ni qu'une flotte carthaginoise avait joué un rôle plus que louche dans les derniers moments d'agonie de leur indépendance.

Il en fut autrement dans la deuxième Guerre Punique. Les intérêts commerciaux de la ville avaient reçu un coup des plus sensibles par le développement que les Romains s'étudiaient à donner au port de Brundisium, terme de la Voie Appienne, depuis qu'une colonie de droit latin y avait été établie en 244, avant même que la première guerre contre Carthage ne fût terminée. D'ailleurs, une fois que Rome n'avait plus eu besoin des services des Tarentins, elle avait recommencé à les traiter durement et surtout avec insolence, et ceux-ci dévoraient les affronts en silence, frémissant au souvenir de leur liberté perdue. Après la bataille de Cannes, il se trouva beaucoup de Tarentins parmi les prisonniers de l'armée romaine. Hannibal les mit tous en liberté et les renvoya chez eux comblés de dons, en les chargeant de dire qu'il rendrait l'indépendance à Tarente si elle voulait se déclarer pour lui. L'année suivante, après avoir échoué dans ses tentatives pour prendre par surprise Néapolis et Cumes, Hannibal, qui avait absolument besoin d'un port pour communiquer avec Carthage et en recevoir des secours, se présenta devant Tarente, dont les remparts avaient été relevés pendant la première guerre punique. Il campa plusieurs jours au Galèse, espérant que la ville lui ouvrirait ses portes. Mais l'alliance avec les Carthaginois était pour des Grecs quelque chose de tellement contre nature, que les Tarentins ne purent encore s'y résoudre. Il fallut pour les jeter dans les bras d'Hannibal un acte d'odieuse cruauté des Romains.

Ceux-ci, depuis le commencement de la guerre, s'étaient fait donner des otages qui leur répondissent de la fidélité des villes grecques ; on les gardait à Rome dans l'Atrium Libertatis. Dans le nombre étaient treize jeunes gens des premières familles de Tarente. Ceux-ci, en 212, à l'instigation d'un de leur compatriote, nommé Philéas, parvinrent un jour à s'évader ; mais on les reprit à Tarracina, on les ramena à Rome, et après les avoir battus de verges sur le Comitium on les précipita de la Roche Tarpéienne. Ce fut un cri d'horreur chez les Tarentins quand ils apprirent cette féroce exécution. Résolus à en tirer vengeance, ils appelèrent, à l'insu des Romains, le grand capitaine carthaginois. A un jour convenu, quand Hannibal eut rétabli son camp sur le Galèse, les gens de Tarente se jetèrent sur la garde romaine des portes et introduisirent dans la ville les troupes de Carthage. Tout ce que l'on put rencontrer de Romains clans la cité fut mis à mort. Mais le préteur M. Livius eut le temps de se jeter dans la citadelle avec la plus grande partie des soldats légionnaires.

L'occupation de Tarente relevait la situation d'Hannibal au moment où elle paraissait désespérée. Thurioi et Métaponte suivirent immédiatement l'exemple de leur grande voisine et se déclarèrent aussi pour les Carthaginois. C'était un renouvellement de la guerre, qui menaçait de s'éterniser quand on avait pu croire qu'elle allait finir. Hannibal, du reste, tint fidèlement sa parole aux Tarentins et leur rendit tous les droits de la plus complète autonomie. Pour marquer la reprise de son indépendance, la ville se hâta de frapper de la monnaie d'argent et même d'or, comme elle l'avait fait à une époque antérieure. C'était là, dans les idées du droit public des anciens, la plus haute affirmation d'une souveraineté pleinement indépendante ; Rome interdisait à tous ses alliés la fabrication des espèces d'or, même hors de l'Italie, et voyait dans l'exercice de ce droit le défi le plus ouvert à sa suprématie. Que le monnayage d'or de Tarente ait recommencé momentanément lors de l'occupation de la ville par les Carthaginois, c'est ce qu'établit ion fait curieux des antiquités de notre pays, qui a été constaté dernièrement par un numismatiste aussi savant que modeste, M. Ernest Muret. Un des peuples du nord-ouest de la Gaule, les Ambiani, c'est-à-dire les gens d'Amiens, se mit, dans les environs de l'an 200 avant notre ère, à frapper des espèces d'or, et il le fit en copiant, très exactement au début, des monnaies de Tarente de même métal. Comment les statères tarentins ont-ils pu parvenir jusque sur les bords de la Somme vers ce moment, et cela en quantité assez abondante pour y servir de prototype à la fabrication monétaire indigène ? C'est ce qui ne peut absolument s'expliquer que par le retour dans ses foyers d'une troupe de ces mercenaires gaulois, qui formaient une grande partie de l'armée d'Hannibal, troupe qui aura reçu le payement de ses services à Tarente, en monnaies nouvellement frappées de la ville. On sait que les mercenaires de l'antiquité stipulaient toujours le payement de leur solde en espèces d'or. Et l'abondance des recrues fournies par la Gaule à l'armée carthaginoise, dans la seconde Guerre Punique, a exercé à ce moment une action considérable sur le monnayage gaulois. Ainsi, c'est alors que les Arvernes se mirent à copier l'or de Carthage, au lieu des statères de Philippe de Macédoine, qu'ils avaient imités jusque-là.

Cependant la citadelle de Tarente n'avait pas suivi le sort de la ville. Elle était tellement forte qu'il eût fallu un siège long et difficile pour s'en emparer. Hannibal ne voulut pas y immobiliser son armée. Il se contenta de la masquer et de la bloquer, espérant l'amener à composition quand elle se verrait dans l'impossibilité de recevoir aucun secours. A cet effet, il fit construire, malgré les sorties continuelles par lesquelles M. Livius cherchait à troubler les travailleurs, une puissante ligne de fortifications qui couvraient la ville contre la forteresse ; et c'est alors que, voulant utiliser les vaisseaux des Tarentins que la garnison romaine de l'acropole empêchait de sortir du port intérieur, il eut l'idée hardie de les faire transporter dans le grand golfe, en passant par-dessus l'isthme peu élevé qui reliait la roche de la citadelle au continent. L'opération réussit, et la flotte tarentine, désormais mouillée dans le port extérieur, prit part au blocus de la forteresse, en même temps qu'elle détachait des navires pour le service des convois de l'armée punique. Si le sénat de Carthage avait voulu, il pouvait faire passer librement à Hannibal tous les renforts dont il avait besoin et le mettre en mesure de menacer de nouveau Rome elle-même. Mais rien ne fut fait ; la faction ennemie des Barcides continua à faire passer ses haines avant les intérêts nationaux les plus urgents.

Les choses restèrent en cet état à Tarente pendant près de trois ans. La ville était le point principal de ravitaillement d'Hannibal, et, pendant ce temps, M. Livius se maintenait dans l'acropole. Une espèce de trêve tacite avait fini par s'établir sur ce point entre les belligérants ; elle n'était interrompue que lorsqu'une flotte romaine se présentait dans le golfe pour tenter d'introduire un convoi de vivres dans la citadelle. Une fois, P. Aquilins et M. Ogulnius, saisissant habilement le moment propice, parvinrent à déjouer la surveillance des Tarentins et à faire entrer par mer un renfort de mille hommes avec des approvisionnements abondants. Une autre fois, l'amiral de Tarente, Damocrate, détruisit la flotte commandée par Décius Quinctius, qui périt dans le combat. Enfin, en 209, après que la reprise de Capoue eut définitivement rejeté Hannibal et les Carthaginois loin de Rome, le vieux Fabius entreprit, pour couronner sa glorieuse carrière, de recouvrer Tatente.

Le fameux temporisateur, dont la prudence calculée avait

62 LA OBANDE-GRÈCE

sauvé la République au moment de son suprême danger, se montra dans cette occasion aussi rapide de mouvements que son adversaire, aussi audacieux qu'un jeune homme. 11 fallait d'abord éloigner de la ville le général carthaginois. Le corps d'armée stationné à Rhêgion reçut l'ordre de l'attirer de son côté en ravageant le Bruttium. A peine Hannibal était-il parti pour courir au secours de ses alliés, Fa bius débarquait au sud de Saturium, emportait Manduria où il faisait quatre mille prisonniers, et se présentait devant Tarente, endormie dans une confiance trompeuse et presque dégarnie de troupes. Des intelligences avaient été pratiquées à l'avance avec un corps de Bruttiens qui faisait partie de la garnison. Ceux-ci se firent confier la garde d'une des portes extérieures du côté du continent, et, de nuit, l'ouvrirent à Fabius, pendant que Damocrate, avec les troupes tarentines, se portait vers la citadelle pour repousser une grande sortie de M. Livius. Les Romains étaient déjà dans la place avec des forces immensément supérieures, quand on s'aperçut de la trahison. Un combat de rues s'engagea, dans lequel une grande partie de la ville fut incendiée, et où les trois capitaines des Tarentins, Nicon, Damocrate et Philémène, périrent vaillamment, les armes à la main, avec le Carthaginois Carthalon. Les citoyens de Tarente se défendaient avec l'énergie du désespoir, et il fallut emporter quartier à quartier, maison à. maison. Bans cette suprême bataille, où Tarente se montra à la hauteur de Sagonte, le carnage fut horrible de part et d'autre, car on se battait sans merci. Enfin, quand les derniers défenseurs armés de la liberté tarentine eurent succombé, Fabius, implacable, livra la malheureuse cité à la fureur de sa soldatesque. Rien n'échappa au sac et aux outrages ; les vierges sacrées du temple d'Athênê, électrisées par l'exemple de la vaillante Lysée, se précipitèrent du sommet de l'édifice, préférant la mort au déshonneur. La part du butin mise en réserve pour le trésor public monta à 3.000 talents d'argent, en poids près de 14 millions de notre monnaie, et comme valeur réelle au moins cinq ou six fois davantage. Pendant ce temps, Hannibal, averti devant Caulonia du débarquement de Fabius, faisait force de marche pour secourir Tarente. Il n'en était plus qu'à quarante stades ou dix kilomètres environ, quand il apprit par des fugitifs échappés au désastre que la ville avait été prise dans la nuit. Rien n'était plus à tenter de ce côté, et il se replia sur Métaponte.

Après le pillage vinrent les châtiments réguliers. Tarente fut traitée presque aussi cruellement que Capoue. Tous ceux de ses sénateurs qui n'avaient pas trouvé la mort dans le combat, et que leurs opinions désignaient à la haine des Romains, furent battus de verges et décapités. On vendit comme esclaves trente mille citoyens ; plusieurs milliers d'autres furent envoyés en exil après avoir eu leurs biens confisqués, ou transportés en Étrurie. On rasa les fortifications de la ville, dont une grande partie demeura déserte et en ruines. Les plus importantes statues des temples furent emportées à Rome, entre autres l'Hercule de Lysippe, et la Victoire, d'un auteur inconnu, dont César devait faire ensuite le plus bel ornement de la Curia Julia. Les objets des trésors de ces temples eurent aussi le même sort, avec les tableaux de prix qui y étaient dédiés. Cependant, on dut laisser en place, faute de moyens suffisants de transport, le Zeus colossal de Lysippe, haut de quarante coudées. En outre, Fabius, par un sentiment de superstition, ordonna à ses soldats de ne toucher à aucune des images sculpturales qui représentaient les Olympiens dans une attitude menaçante : Laissons aux Tarentins, dit-il, les dieux irrités.

 

VII

Tarente était, à la suite de ces exécutions et du massacre qui les avait précédées, réduite au tiers de son ancienne population. Il n'y avait plus à craindre qu'elle se relevât. La rentrée des bannis du parti romain y fit succéder une terreur à une autre, les vengeances personnelles aux condamnations militaires. Enfin, après plusieurs mois de suspension de toutes les lois, Fabius jugea que l'expiation était suffisante pour le crime de s'être révolté contre Rome. Sur sa proposition, le Sénat romain rendit à Tarente les conditions de cité fédérée, mais en y fixant la résidence d'un préteur, qui tenait la citadelle avec une forte garnison. Et pour surcroît de précaution, l'on s'arrangea pendant de longues années pour tenir loin de la ville tous les jeunes gens en état de porter les armes, sous prétexte de service militaire comme auxiliaires. En outre, tout droit monétaire était enlevé à Tarente, même celui de frapper du cuivre pour la circulation locale.

En 123 avant Jésus-Christ, parmi les colonies de citoyens décrétées sur la rogation de Caïus Gracchus, une fut envoyée à Tarente sous le nom de Colonia Neptunia. Elle ne se confondit pas avec la ville grecque, qui garda sa position de fédérée, et elle parait avoir occupé un quartier à part et fortifié, contigu au port ; car elle était rangée dans la classe des colonies maritimes. Tarente ne semble avoir pris aucune part à. la Guerre Sociale, où la plupart des autres villes de l'Italie méridionale se laissèrent entraîner, et où Héraclée, sa voisine, eut beaucoup à souffrir. En 90, ses habitants reçurent en masse, par suite de la loi Julia, le droit de cité romaine, et elle fut constituée en municipe. Elle n'en conserva pas moins ses mœurs et sa langue, et, au temps d'Auguste, Strabon remarquait encore qu'elle, Néapolis et Rhêgion étaient les trois seules villes de l'Italie qui fussent restées purement grecques.

Lors de la Guerre Servile, Tarente tint à distance les hordes de Spartacus et échappa au sort de sa voisine Métaponte. Comme toutes les villes qui avaient eu beaucoup à souffrir de l'oppression de la nobilitas et du gouvernement sénatorial, elle embrassa avec ardeur la parti de César contre Pompée, et le dictateur l'en récompensa en augmentant l'importance de la station navale dont elle était le siège. En 36, elle vit dans ses murs la dernière entrevue d'Octave et de Marc-Antoine, avant que le premier n'entrât en campagne contre Sextus Pompée, et le second contre les Parthes, leur réconciliation momentanée, ménagée par les soins d'Octavie, et le renouvellement du triumvirat pour cinq ans.

Sous l'Empire, Tarente n'a pas d'histoire. Néron y envoya une colonie de vétérans. Mais elle se dispersa presque aussitôt, ceux qui en faisaient partie ayant préféré vendre les terres qu'on leur avait attribuées, plutôt que de se donner la peine de les cultiver. Tout ce que nous avons à constater, c'est que si Tarente était encore une ville grecque au temps d'Auguste, elle se latinisa rapidement pendant l'ère impériale. Toute l'épigraphie de la ville est alors purement latine. Cette épigraphie, d'ailleurs, est jusqu'ici fort pauvre, si on la débarrasse des monuments forgés à plaisir ; car l'industrie coupable des faussaires modernes s'est ici donné carrière avec un singulier développement. Tarente n'a donné jusqu'ici à la science qu'une seule inscription intéressante pour l'histoire. C'est un piédestal honorifique érigé à L. Junius Moderatus Columella, le célèbre écrivain agronome. Il fournit quelques indications pour la biographie de ce personnage du Ier siècle de l'ère chrétienne, que l'on ne connaît que par ses écrits. Sa naissance espagnole, soupçonnée des critiques, y est confirmée par ce fait qu'on le donne comme appartenant à la tribu Galeria, celle dans laquelle étaient inscrits les citoyens des villes d'Espagne. Nous y voyons aussi que ce fut à titre de tribun de la VIe légion Ferrata, qui tenait alors garnison dans cette province, qu'il fit le séjour en Syrie auquel se rapportent plusieurs passages de ses livres. La localité peu éloignée de Ginosa, qui dépendait du territoire tarentin, a vu sortir, en revanche, de son sol un document assez intéressant pour la connaissance de la vie municipale sous le Bas-Empire, C'est une tablette de bronze qui se conserve au Musée National de Naples, et qui porte l'extrait de la délibération par laquelle, en 395 après J.-C., la municipalité du bourg de Genusia, sur la proposition de ses deux questeurs, adopta pour patron un personnage du nom de Flavius Successus Hornatus (sic). Cette tablette, y est-il dit, lui sera présentée par les principaux notables et dédiée auprès des Pénates de sa maison.

Lors des invasions barbares, Tarente suivit les fortunes du reste de l'Italie, et passa comme toute la Péninsule, après la déposition du dernier Empereur d'Occident, aux mains d'Odoacre, puis de Théodoric. Lorsque Bélisaire vint en Italie par l'ordre de Justinien, elle fut une des premières villes qui lui ouvrirent leurs portes. Elle était en pleine décadence et presque dépeuplée. Bélisaire chargea Jean, son lieutenant, de la fortifier et d'y établir de nouveaux colons. Mais Totila, quand il reprit l'offensive dans le midi de l'Italie, l'enleva par surprise, avant même le rappel de Bélisaire, et en fit sa principale place de sûreté. C'est là qu'il déposa son trésor et ses insignes royaux. Après la défaite de Totila par Narsès, Ragnaris, gouverneur goth de la ville, la vendit à prix d'argent aux Byzantins. Et à dater de ce moment, pendant plusieurs siècles, elle appartint à l'empire d'Orient, comme toute l'extrémité méridionale de l'Italie.

Lorsque, sous Justin II, l'exarque Flavius Longinus organisa le gouvernement de l'Italie byzantine, Tarente devint, comme Naples, Sorrente, Amalfi, Gaëte, le siège d'un duc relevant directement de l'exarchat de Ravenne. Cette ville ne fut pas touchée dans l'expédition que bientôt après Autharis, roi des Lombards, poussa dans les provinces les plus méridionales, à la suite de la prise de Bénévent, et qui le conduisit jusqu'à Reggio. C'est à Tarente que débarqua, en 663, l'empereur Constant II, lors de son imprudente et malheureuse expédition contre les Lombards. Lorsqu'après avoir échoué devant Bénévent il se retira par Rome et Naples, Romuald, duc de Bénévent, fils du roi Grimoald, s'attacha à sa poursuite, et le battit une dernière fois auprès de Reggio, d'où l'empereur passa en Sicile et se fixa à Syracuse, n'osant pas retourner à Constantinople. Romuald se retourna alors contre la terre d'Otrante et la Pouille, prit sans grande résistance Tarente, Otrante et Bari, et les mit à sac. L'église de Saint-Pierre, à Bénévent, fut bâtie avec le butin de cette expédition. Mais la Pouille seule resta annexée au duché lombard de Bénévent ; le pays de Tarente et la Calabre, après le passage de l'armée d'invasion, retournèrent à l'obéissance des empereurs. Lorsqu'Astolphe, en 752, prit Ravenne et détruisit l'exarchat, la Calabre adjointe au Thème militaire de Sicile, gouverné par le stratigos résidant à Syracuse ; et il est probable qu'a ce moment Tarente, et les quelques places fortes qui restaient au César d'Orient dans la péninsule japygienne, se virent également rattachées à la même autorité.

Le VIII6 siècle tout entier fut, d'ailleurs, une époque de paix complète et de grande prospérité pour les provinces italiennes qui demeuraient comprises dans l'empire byzantin. On y parle seulement du poids de l'impôt de capitation, de la rigueur avec laquelle on le percevait et des agitations religieuses soulevées parla question du culte des images. Tout cela est bien peu de chose et n'empêche pas le contraste qui régnait alors entre l'état paisible des possessions byzantines et celui du reste de l'Italie. Le IXe et le Xe siècle, au contraire, devinrent pour ces contrées un temps d'horribles souffrances et de dévastations, dont le littoral de la mer Ionienne ne s'est jamais relevé, par suite des incessantes incursions des Sarrazins.

C'est en 813 que les premiers corsaires musulmans, partis des ports de l'Afrique, firent leur apparition sur les côtes de l'Italie méridionale. La date a été très heureusement déterminée par M. Amati. Mais le danger devint surtout formidable et permanent lorsqu'Euphêmios, gouverneur de la Sicile, eut appelé pour le soutenir dans sa révolte contre l'empereur les troupes des Aghlabites de Kairoân, qui débarquèrent en 827 à Mazara et en 831, par la prise de Palerme, devinrent définitivement maîtres de toute la moitié occidentale de l'île, qu'ils devaient en moins d'un siècle conquérir intégralement par les soumissions successives d'Enna, en 858, de Syracuse en 870 et de Taormine en 900.

Jusqu'en 838, les ravages des musulmans sur le littoral italien se bornèrent à des courses rapides et isolées de piraterie. Cette année eut lieu la première entreprise sérieuse. A l'instigation des Napolitains, qui entretenaient avec eux des relations d'amitié, les Arabes de Sicile s'emparèrent à l'improviste de Brindisi, que détenait Sicard, duc lombard de Bénévent, le battirent lui-même à plate couture dans le voisinage et se retirèrent après avoir incendié la ville. L'année suivante ils revinrent, cette fois d'eux-mêmes, profitant des discordes intestines soulevées parmi les Lombards par la succession de Sicard et de la sécession de Capoue et de Salerne, qui venaient de se séparer de la principauté de Bénévent. L'amiral de Sicile, dont les chroniqueurs chrétiens transforment le titre de sâheb-el-istoûl, maître de la flotte, en un nom propre Saba, s'empara de Tarente, d'où il pouvait commander le débouché de l'Adriatique. Deux ans après, en 840, le patrice Théodose, amiral de l'empereur Théophile, se présenta devant la ville avec une nombreuse flotte grecque et perdit dans le golfe une grande bataille navale contre la flotte musulmane. Les soixante galères vénitiennes, que le doge Pierre Tradonico avait envoyées sur l'appel de son suzerain l'empereur de Constantinople, y périrent avec leurs équipages. Aussi, profitant de ce succès, les vaisseaux arabes allèrent-ils porter le ravage dans les eaux de l'Adriatique, jusqu'aux embouchures du Pô. En 842, ce fut au tour des musulmans de Crète, encore plus intrépides corsaires que ceux de Sicile, de faire pendant toute une année de Tarente le quartier général d'une de leurs bandes, commandée par un certain Abou-l-Fâr ou Abou-l-Fares, dont les chroniqueurs font Apolofar. Mais ils quittèrent bientôt la ville pour passer au service de Siconulfe, prince de Salerne, tandis que Radelgis, prince de Bénévent, appelait les musulmans de Sicile à titre d'auxiliaires à Bari, où ils s'établirent en maîtres et se maintinrent jusqu'en 870.

Louis II, roi d'Italie, ayant été appelé pour pacifier les affaires du midi de l'Italie, vint en 851 à Bénévent avec Gui, duc de Spolète, et établit un accord entre Siconulfe et Radelgis. Ce dernier livra à Louis les auxiliaires arabes sur lesquels il s'était jusqu'alors appuyé, et qui avaient fini par devenir la terreur de la contrée ; et quand on les eut désarmés, on les massacra en trahison. A cette nouvelle, Abbâs-ibn-Fadhl, émir de Sicile, jura de faire peser une terrible vengeance sur les chrétiens d'Italie. Ayant rassemblé un formidable armement, il s'empara de Tarente en 852 et renforça puissamment la colonie musulmane de Bari, qui devint le chef-lieu des possessions sarrazines en terre ferme. Son chef, Mofareg-ibn-Sâlem, était un capitaine aussi vaillant et aussi féroce que rusé. En quelques années il sut, aux dépens des Byzantins et des Lombards, se tailler une vaste principauté, qui comprenait vingt-quatre villes fortes, dont Tarente, c'est-à-dire la presque totalité de la Pouille, toute la Terre d'Otrante et une partie de la Calabre. Alors, exalté d'orgueil, il prit le titre de Sultan, rompit avec les Aghlabites d'Afrique et de Sicile, et déclara ne plus vouloir obéir qu'au Khalife Abbasside de Bagdad, ce qui équivalait à une déclaration de pleine indépendance.

Ce fut là ce qui le perdit, car ni le Khalife d'Afrique, ni l'émir de Sicile ne voulurent plus lui donner de secours quand éclata sur sa tête l'orage attiré par ses dévastations. Appelé par les cris de la Campanie mise à sac par les musulmans de la Poulie, Louis II, qui depuis quelques années était devenu empereur d'Occident, vint avec une nombreuse armée allemande, que renforcèrent les contingents de tous ses vassaux italiens, puis, établissant son quartier général d'abord à Bénévent et ensuite à Venosa, entreprit en 866 contre le sultan de Bari une guerre qui dura cinq ans. Basile le Macédonien, monté sur le trône de Constantinople en 867, conclut aussitôt après son avènement une alliance avec l'empereur d'Occident pour la libération de l'Italie, et coopéra à son entreprise en envoyant une flotte de cent galères grecques, sous le commandement de Nicétas Oryphas, et en mettant en mouvement la marine de Venise. En 867, les Vénitiens, sous la conduite du doge Orso Partecipazio, décoré du titre de protospathaire, reprenaient Tarente et y restauraient l'autorité de l'empereur grec. Mais, dès l'année suivante, la ville redevenait musulmane ; l'empereur Louis Il la faisait assiéger en vain, après être parvenu, en 871, à s'emparer de Bari, qu'il réunit à son empire malgré les réclamations de Basile.

A peine l'empereur Louis avait-il pris la route du nord que, sur l'appel des colonies musulmanes de Calabre, qui ne s'étaient pas associées à l'orgueilleuse sécession du sultan de Bari, une armée de 30.000 hommes, envoyée directement par le Khalife de Kairoân, débarquait à Tarente sous le commandement d'un certain Abd-Allah, nommé wâli d'Italie. Après quelques succès, cette armée vint mettre, dans l'automne de 871, le siège devant Salerne. Mais elle y fut exterminée par les milices italiennes des duchés de Spolète, Capoue, Salerne et Bénévent, sans coopération des Allemands. Malgré ce grave échec, la puissance musulmane, qui avait désormais son foyer principal sur le continent italien à Tarente, était redevenue en 875 aussi menaçante que jamais pour l'état de Bénévent et pour tous ses voisins. Le nouvel empereur d'Occident, Charles le Chauve, n'était pas en mesure de secourir le midi de la péninsule ; ce fut Basile, restaurateur de la puissance militaire de Byzance, qui assuma la tâche de cette protection, dans laquelle il trouvait l'occasion de reconstituer l'ancienne autorité de ses prédécesseurs.

En 878, le stratigos Grégoire débarquait à Otrante avec une armée grecque. Bari se donnait spontanément à lui et bientôt il avait recouvré une grande partie de la Pouille. Les désastres essuyés par les armes chrétiennes en Sicile, dans l'année 878, compromirent un moment ses conquêtes et en arrêtèrent les progrès. Mais en 880 la double destination de la flotte musulmane de Crète dans le golfe de Corinthe par Nicêtas Oryphas et de celle d'Afrique et de Sicile à l'entrée du golfe de Lépante par l'intrépide amiral Mardaïte ou Maronite Nasar, changea la face des choses, en en, levant aux Arabes l'empire de la mer. Dans l'automne de cette année même, Nasar mit à la voile vers la Calabre, en emportant sur ses vaisseaux une armée dont les généraux étaient le protovestiaire Procope et Léon Apostypès. Au cap de Stilo, il détruisit une nouvelle flotte musulmane et acheva d'anéantir la marine sicilienne en en brûlant une dernière division en vue de Reggio. Après ces exploits, il débarqua les troupes qu'il amenait et alla faire, avant de rentrer en Grèce, une démonstration devant Palerme même.

Nasar parti, la division se mit entre les deux généraux de l'armée byzantine. Léon laissa volontairement écraser en Calabre Procope, qui périt dans le combat. Pour lui, il prit Tarente au commencement de 881 et en emmena tous les habitants en esclavage, sans faire de distinction entre musulmans et chrétiens. Ce succès ne le mit pas à couvert de l'indignation de Basile contre la manière dont il avait abandonné son collègue. Léon fut rappelé et remplacé par Stéphanos Maxentios, qui arriva avec de nombreux renforts de l'armée de Cappadoce. Mais le nouveau général se montra tout à fait incapable, et en 885 l'empereur dut lui substituer dans son commandement le meilleur de ses capitaines, Nicéphore Phocas, le grand-père du personnage de même nom qui ceignit un peu plus tard la couronne impériale. Nicéphore amenait avec lui en Italie les légions du Thème d'Anatolie et les débris des Pauliciens de Téphrique, incorporés dans les armées impériales. En quelques mois, il enleva toutes les places où les musulmans avaient établi des colonies en Calabre. La libération du pays achevée, on en réorganisa l'administration et on fit des provinces réunies de nouveau à l'empire deux Thèmes militaires. La Pouille et tout le pays au nord de la Sila formèrent celui de Longobardie, la contrée au sud de la Sila, jusqu'au détroit de Messine, celui de Calabre, auquel fut adjointe Taormine, la dernière place forte que les Grecs possédassent encore en Sicile. Enfin l'empereur Basile, dans la dernière année de sa vie, envoya comme colons à Tarente 3.000 des esclaves que Daniélis lui avait légués avec ses vastes propriétés du Péloponnèse, et auxquels il avait rendu la liberté.

A un kilomètre au sud de la ville actuelle de Tarente, sur le bord de la mer extérieure, un emplacement jadis compris dans la cité grecque et dépourvu de toute ruine apparente au-dessus du sol, porte encore aujourd'hui le nom de Castel-Saraceno. Les écrivains tarentins des derniers siècles prétendent que là était dans l'antiquité le temple de Poseidôn, que l'empereur Romain Lécapène y fit succéder une forteresse, et qu'elle devint un château des Sarrazins. Mais tout ceci n'est qu'un pur roman, sans aucun fondement sérieux. Le seul fait réel c'est que, quelques années après l'usurpation de Romain, les musulmans, qui avaient repris sous le règne de Léon le Philosophe leur ascendant militaire, perdu sous Basile, se jetèrent avec une fureur inouïe sur toute l'Italie méridionale, et en particulier sur la péninsule japygienne, et parurent vouloir y exterminer la population chrétienne. En 925, l'armée guidée par Abou-Ahmed Djafar ibn-Obéid, après avoir dévasté toute la Calabre depuis les environs de Reggio, terminait sa campagne à Oria, qu'elle détruisait de fond en comble ; deux ans après, en 927, ce fut le tour de Tarente. Les habitants en furent passés au fil de l'épée ou transportés comme esclaves en Afrique. La ville resta pendant quarante ans un monceau de ruines désertes.

C'est seulement en 967 ou 968 que l'empereur Nicéphore Phocas résolut de rebâtir Tarente, ne voulant pas qu'un emplacement aussi favorable demeurât abandonné et que les musulmans s'en fissent une place forte, ni qu'il tombât aux mains d'Othon Ier, l'empereur d'Allemagne, qui menaçait alors les possessions grecques d'Italie. Un des plus hauts personnages de la cour impériale, le magistros Nicéphore, envoyé dans le pays, choisit pour l'emplacement de la nouvelle ville la roche de l'ancienne acropole, dont il élargit l'assiette par de vastes remblais. Le terrain nouveau, artificiellement créé à cette époque, se reconnaît facilement encore aujourd'hui ; il comprend tout le quartier entre la rue centrale et le Mare Piccolo, avec la place du marché près de la porte de Naples. Le remblai est presque complètement composé de débris arrachés aux ruines de la ville antique, qui servirent alors de carrière ; on s'explique ainsi leur entière destruction. C'est aussi Nicéphore qui fit construire pour la première fois le pont à sept arches sur le goulet du Mare Piccolo et l'aqueduc de près de 40 kilomètres qui amène des montagnes dans la ville les belles eaux de la source de Vallenza. Le pont a été depuis bien des fois remanié ; mais la partie inférieure de ses piles présente encore tous les caractères de la construction byzantine. La nouvelle cité fut peuplée d'habitants des campagnes voisines et de colons amenés de Grèce.

Au printemps de 982, Tarente fut encore assiégée et prise par Othon II, quand il tenta sa grande expédition de Calabre. Mais l'effroyable défaite que l'empereur éprouva bientôt après dans le voisinage de Stilo eut pour résultat immédiat le rétablissement de l'autorité byzantine dans toutes les provinces qu'il avait occupées. C'est alors qu'on réorganisa l'administration de l'Italie grecque, substituant aux deux Thèmes de Longobardie un seul gouvernement, dirige par un Catapan dont la résidence fut fixée à Bari.

Tarente, à la suite de sa reconstruction par Nicéphore Phocas, était de nouveau une ville entièrement grecque, où le grec était le langage prédominant. Aussi fut-elle une des dernières à demeurer fidèle aux empereurs de Constantinople, lors de la conquête du pays par les Normands. En 1040, Drogon, ayant battu les impériaux à Montepeloso sur l'Ofanto, marcha contre cette ville, mais il fut repoussé à Mottola dans un combat où périt le général grec Michel Cheirophatês. L'année suivante, le protospathaire Georges Maniacês, envoyé en Italie par Constantin Monomaque, fit de Tarente sa base d'opérations et bientôt battit ses adversaires entre Monopoli et Matera. Puis, lorsqu'en 1042 il se fut révolté contre son maitre et eut assumé le titre d'empereur, les Normands vinrent l'assiéger dans Tarente ; mais ce fut avec succès qu'il repoussa toutes les attaques des fils de Tancrède de Hauteville. Après quoi il s'embarqua pour aller se faire tuer misérablement en Orient. En 1063 seulement, Robert Guiscard parvint à s'emparer de Tarente.

Elle était donc encore aux impériaux lorsque, vers 1050, l'archevêque Drogon, successeur de l'Étienne qui avait été tué dans les rangs des Grecs, à la bataille de Montepeloso, bâtit la cathédrale sur son emplacement actuel, après la découverte du corps de saint Cataldus. On voit encore, dans la nef de l'édifice qui a succédé à celui de Drogon, quelques beaux chapiteaux de colonnes en marbre blanc, d'un travail purement byzantin, qui proviennent de la construction primitive et sont décorés de l'aigle impériale. Saint Cataldus est le patron de Tarente, et un patron des plus vénérés ; il est bien peu d'habitants de la ville qui ne comptent parmi leurs noms de baptême celui de Cataldo. Mais de ce saint on ne sait qu'une chose positive, c'est qu'il était natif d'Irlande. Sa date même est tellement douteuse qu'elle flotte incertaine dans un espace de 600 ans. La tradition dominante dans l'église de Tarente le met au quatrième siècle, et les Bollandistes, au contraire, le reportent au dixième, supposant que son apostolat eut lieu dans le pays déchristianisé par les Sarrasins. D'après sa légende, qui est malheureusement toute fabuleuse, Cataldus aurait été dans son pays natal disciple de saint Patrice ; venu en Italie sur un ordre d'en haut, il aurait converti Tarente, encore en majorité païenne, et aurait ouvert la série régulière de ses archevêques. En tout cas, son origine irlandaise bien établie ne permet pas de le placer avant la seconde moitié du cinquième siècle, et il est remarquable que ce soit précisément en 493 que nous trouvions la première trace de l'existence d'une église tarentine complètement organisée ; c'est une lettre du pape saint Gélase à l'archevêque et au clergé de la ville. Tarente paraît avoir été une terre longtemps rebelle à la prédication du christianisme. Les prétentions de son église à une évangélisation par saint Pierre lui-même, assisté de saint Marc, lesquels auraient consacré Amasien archevêque en l'an 45, doivent être reléguées dans le domaine des fables. Pourtant Tarente eut déjà ses chrétiens et ses martyrs, Matthæus et Primus, au temps des persécutions ; mais on ne sait ni leur date, ni les circonstances de leur passion. Dans les dernières années du quatrième siècle, elle fut le berceau de la vierge Sophronie, dont saint Jérôme cite le nom comme exemple d'une vie passée dans la solitude et dans la prière.

 

VIII

A la mort de Robert Guiscard, la compétition entre ses deux fils, Roger et Bohémond, mit en péril l'existence de la domination nouvellement fondée des Normands. Ce fut le pape Urbain Il qui fut choisi comme médiateur entre les frères ennemis ; il maintint Roger, quoique le cadet, en possession du duché de Pouille et de Calabre, et constitua la Terre d'Otrante en principauté séparée pour Bohémond, avec Tarente pour capitale. L'accord n'aurait probablement pas subsisté longtemps, si la première croisade n'était pas venue ouvrir une carrière nouvelle à l'inquiète et ambitieuse activité de Bohémond. Les exploits en Orient, qui le firent prince d'Antioche, n'appartiennent pas à l'histoire de sa principauté italienne, où il ne revint qu'en passant après ses deux captivités, pour lever des hommes et de l'argent. La seconde fois, en 1110, il mourut et fut enterré hors de ses États personnels, à Canosa, dans la Pouille, où son mausolée subsiste encore. C'est un véritable turbeh funéraire, d'une donnée tout orientale, attenant ii la cathédrale. La forme en est celle d'un cube surmonté d'une pyramide dont la pointe se dérobe sous une étroite coupole, portée par un tambour élevé et octogonal. La construction est tout entière en marbre, dont l'éclatante blancheur fait ressortir la sombre patine de deux portes de bronze, aux compartiments encadrés d'imitations d'inscriptions coufiques. Ces portes très remarquables, dont le style est un mélange d'arabe et de byzantin, sont l'œuvre d'un artiste amalfitain du commencement du douzième siècle, nommé Roger, qui y a mis sa signature. Elles portent une longue inscription latine d'une tournure singulièrement fière et pompeuse, au milieu des antithèses où se plaisait le goût du temps. En voici la traduction. Elle commence par des distiques élégiaques et se termine en vers léonins.

Pourquoi le monde retentit de ce qu'a été la grandeur de Bohémond, la Grèce l'atteste et la Syrie le raconte. Il a vaincu celle-là ; il a protégé celle-ci contre l'ennemi. Aussi les Grecs rient maintenant et la Syrie se désespère. Que cette joie de la Grèce et ces larmes de la Syrie soient pour toi, Bohémond, de justes motifs de salut !

Bohémond a vaincu les richesses des rois et les forces des puissants, et il a justement mérité son nom[2]. Car ce nom a retenti comme un tonnerre quand le monde succombait devant lui. Je ne puis l'appeler homme et je ne veux pas le dire dieu.

Celui qui toute sa vie a cherché la mort pour le Christ, a mérité par là que la vie éternelle lui fût donnée après son trépas. Que la clémence du Christ lui accorde donc la grâce, après avoir été sur la terre son athlète fidèle, de continuer à le servir comme chevalier dans le ciel !

Toi qui entres, regarde ces portes, lis ce qui y est écrit et prie pour que Bohémond reçoive une place dans les cieux.

En visitant Canosa, j'ai été révolté du délabrement du mausolée du prince d'Antioche et de la scandaleuse exhibition qu'on y fait de ses restes. Pour quelques sous, le sacristain de la cathédrale soulève une dalle brisée du pavement et vous montre dans un trou humide, sous une sorte de treillage en fer, cinq ou six ossements, parmi lesquels deux tibias de taille gigantesque. C'est tout ce qui subsiste du héros de la croisade.

Expende Hannibalem. Quot libras in duce summo

Invenie ?

Bohémond Ier eut pour successeur, dans ses domaines d'Italie et de Syrie, son fils Bohémond II. Celui-ci ayant été tué en 1131 près d'Antioche, Roger, premier roi de Sicile, s'empara de la principauté de Tarente au préjudice de Constance, fille du prince mort et fiancée à Raimond d'Aquitaine ; il la donna à son fils, Guillaume le Mauvais.

A l'avènement de celui-ci à la couronne, en 1154, Tarente fut un moment saisie par Tancrède, fils de Roger, duc de Pouille, qui se posait en compétiteur de Guillaume, avec l'appui de l'empereur Manuel Paléologue. Mais le roi de Sicile s'étant présenté devant la ville avec une armée, les habitants lui ouvrirent leurs portes en chassant les barons révoltés. Il donna alors l'investiture de la principauté à son fils Guillaume II, lequel plus tard, devenu roi à son tour, la céda, en 1177, à son frère cadet Henri. Celui-ci étant mort avant Guillaume, le roi, dans la dernière année de sa vie, donna la principauté à Tancrède, rappelé de la Grèce où il s'était réfugié à la suite de sa révolte. Celui-ci, un an après, usurpa la couronne sur Constance et son mari Henri VI de Souabe. Guillaume, fils de Tancrède, fut prince de Tarente pendant le règne de son père, et l'empereur Henri VI lui reconnut ce titre quand il prit possession du royaume de Sicile. Mais bientôt, l'ayant appelé à Palerme pour y recevoir son hommage, il le fit saisir par trahison. aveugler et mutiler de la façon la plus cruelle, et il réunit la principauté à la couronne. Les choses restèrent en cet état sous le règne de Frédéric II, qui séjourna quelque temps à Tarente, quand il revint de Jérusalem, et s'y fit construire un palais au point culminant de la ville, nommé Rocca Imperiale, où est aujourd'hui l'église des Dominicains. Par son testament, il reconstituait la principauté de Tarente en faveur de son fils naturel Manfred ; mais celui-ci préféra se faire roi, en usurpant la couronne sur Conrad.

C'est seulement en 1301 que la principauté fut rétablie comme apanage de Philippe, second fils de Charles II d'Anjou, et elle resta à sa descendance directe jusqu'en 1364. Le tombeau de Philippe, prince de Tarente et d'Achaïe, n'est pas à Tarente, dans la cathédrale de San-Cataldo, comme le disent les Guides de Murray et de Baedeker, qui induisent ici le voyageur à une recherche infructueuse ; c'est à Naples qu'il se trouve, dans l'église de San-Domenico Maggiore. Lorsque Louis, roi de Hongrie, tenta la conquête du royaume napolitain pour venger la mort de son frère André, assassiné à Averse par ordre de sa femme, la reine Jeanne Ire, Tarente fut une des rares villes qui résistèrent au premier élan des envahisseurs. Vaillamment défendue par Matteo Boccarello et Geoffroi Larcher, elle repoussa toutes les attaques des Hongrois et donna le temps à la reine de ramener à Naples les troupes qu'elle avait été chercher en Provence. Jeanne avait alors épousé Louis de Tarente, frère cadet du prince Robert, qui prétendait à la couronne de Constantinople.

Le dernier des princes de Tarente de la maison d'Anjou, Philippe II, étant mort en 4364, sa souveraineté passa par héritage à son neveu, Jacques de Baux, fils de François, duc d'Andria. Mais l'année suivante, la reine Jeanne l'en dépouilla par les armes pour donner la principauté à son quatrième mari, Othon de Brunswick. Jacques revint avec Charles de Duras, désigné comme roi par le pape Urbain VI, et les Tarentins l'accueillirent avec empressement. Mais quand il mourut, en 1383, peu après avoir pris le titre nominal d'empereur de Constantinople et despote de Romanie, le roi Charles refusa l'investiture à son neveu et héritier naturel, Raimond de Baux des Ursins, fils du comte de Nola, et remit Othon de Brunswick en possession de la principauté. Il en fut bientôt puni, car Othon appela à Tarente Louis d'Anjou, son compétiteur et l'y proclama roi. En 1399, Ladislas, fils de Charles de Duras, aidé de Raimond de Baux, termina la guerre par une bataille contre Louis Il d'Anjou, livrée sous les murs de Tarente, auprès du Galèse. La ville se souleva aussitôt contre la garnison angevine et proclama prince Raimond, ce que l'ingrat Ladislas vit d'un fort mauvais œil. Aussi à peine Raimond était-il mort, en 1406, qu'il vint assiéger Tarente pour l'enlever à l'enfant encore en bas âge, Jean-Antoine, qui succédait à son père sous la tutelle de sa mère la princesse Marie d'Anguien, fille du comte de Lecce. Les Tarentins se défendirent avec acharnement, et après que le siège eut traîné en longueur, il se termina par un accommodement. Ladislas épousa la princesse douairière et celle-ci fit reconnaître la possession de la principauté à son fils. Parvenu à l'âge d'homme, Jean-Antoine de Baux des Ursins, dernier prince de Tarente, eut une part prépondérante dans les événements qui suivirent l'extinction de la dynastie des Angevins. Il contribua plus que personne à l'expulsion de René d'Anjou et à l'avènement d'Alphonse d'Aragon. Jean-Antoine poursuivait contre les Angevins la vengeance de l'attaque sans provocation qu'en 1434 la reine Jeanne avait fait diriger contre lui par Louis d'Anjou, pour le dépouiller de ses États. Mais ensuite, persécuté par la haine de Ferdinand Ier, il passa dans le parti de la maison d'Anjou et soutint l'entreprise du duc Jean, fils aîné du roi René, auquel il fit gagner la bataille du Sarno. Après la retraite de Jean, en 1463, il fut assassiné par ses domestiques à Altamura. La principauté fit retour à la couronne ; elle comprenait alors, outre la terre d'Otrante, le pays de Bari jusqu'à Ruvo, Minervino, une grande partie de la Basilicate et le territoire de Rossano.

Dix-sept ans après, en 1480, Tarente trembla un moment de voir recommencer les épreuves qu'elle avait subies au IXe et au Xe siècle. Le 28 juillet, cent vaisseaux turcs apparaissaient à l'improviste devant Otrante. Une armée d'Osmanlis, commandée par le grand-vizir en personne, débarqua sans opposition et emporta la ville d'assaut, après quatorze jours de siège. La flotte vénitienne avait suivi de loin celle des Turcs. Elle vit prendre Otrante, puis retourna à Corfou, sans avoir donné secours aux assiégés. Les Musulmans couronnèrent leur victoire par d'horribles cruautés. Le commandant de la garnison napolitaine fut scié entre deux planches ; l'archevêque et son clergé périrent dans des supplices raffinés. La population de la ville était de 22.000 habitants ; 12.000 furent massacrés, puis les vainqueurs choisirent dans le reste, pour être mis à la chaîne, ceux qu'on pouvait vendre à bon prix. Après ce premier succès, le sultan fit annoncer qu'en étendant ses conquêtes en Italie, il accorderait aux peuples la liberté de conscience, une exception d'impôts pendant dix années, et que les massacres commis à Otrante seraient punis. Quinze cents soldats chrétiens passèrent dans les rangs des Turcs. Ces événements désastreux jetèrent l'épouvante dans toute l'Italie. Tarente, qui se sentait la première menacée, mit à la hâte ses fortifications en état de défense et coupa par un fossé l'isthme qui la reliait au continent. Heureusement, une attaque du schah de Perse obligea Mohammed II à rappeler la plus grande partie de ses troupes pour les opposer aux Persans, ce qui sauva l'Italie.

Cependant le pape Sixte IV, plus effrayé que personne et croyant déjà voir le croissant sur les clochers de Rome, avait réclamé partout de prompts secours et parlé même de se retirer en France, si les puissances chrétiennes ne le sortaient de péril. Seul, Mathias Corvin, roi de Hongrie, répondit à cet appel. Il envoya à Rome 4.700 fantassins et plusieurs escadrons de cavalerie. Mais le royaume de Naples se défendit lui-même et sut se débarrasser des envahisseurs. Alphonse, duo de Calabre, fils du roi Ferdinand, rappelé de Sienne, marcha contre les Turcs. Une garnison de 7.000 hommes, laissée à Otrante sous les ordres d'un pacha, promenait la dévastation dans tout le pays environnant. Alphonse la renferma dans la ville et en commença le siège. Au printemps de 1481, le grand-vizir, de retour à Avlona en Épire, y rassemblait une force de 25.000 hommes qu'il se disposait à conduire en Italie, quand la mort de Mohammed II, et la guerre qui éclata entre ses deux fils, détournèrent ce nouvel orage. Otrante, n'étant pas secourue, capitula le 10 août 1481, après être restée un an au pouvoir des infidèles. Plusieurs escadrons turcs passèrent au service du roi de Naples ; les autres sortirent de la ville avec les honneurs de la guerre et la promesse d'être renvoyés en Orient. Les milices tarentines avaient pris une part honorable à cette rescousse d'Otrante,

Lors de l'expédition de Charles VIII à Naples, la noblesse de Tarente voulut rester fidèle au roi Ferdinand, mais le peuple se souleva à l'approcha du corps français envoyé pour prendre possession de la ville, et lui en ouvrit les portes. Après la retraite du roi de France, l'abandon des garnisons qu'il avait laissées derrière lui, la perte des châteaux de Naples, la capitulation d'Atella et la mort de Montpensier, elle fut la dernière à tenir pour Charles. Georges de Silly y soutint un long siège, encouragé par la population, qui ne voulait à aucun prix retourner sous la domination de la dynastie aragounaise. Comme chacun prévoyait que les Français, laissés sans secours, seraient à la fin obligés de capituler, le vœu presque unanime des habitants était de se donner aux Vénitiens, afin de trouver à l'abri du drapeau de Saint-Marc la paix, la sécurité et de grands avantages pour leur commerce. Le 2 octobre 4496, l'étendard vénitien fut arboré sur les murs de Tarente. Dès le même jour, les magistrats offrirent la ville à la République, en déclarant, qu'en cas de refus, plutôt que de se rattacher au royaume, les Tarentins ouvriraient leurs portes aux Turcs. Le Sénat de Venise hésita d'abord. Refuser un port de cette importance, c'était perdre une occasion qui ne se représenterait plus : l'accepter, c'était manquer à des engagements solennels et s'attirer les plus justes reproches de la part des autres membres de la ligue formée contre la France. Pour accorder ses scrupules avec ses désirs d'ambition, la Seigneurie envoya à Tarente un secrétaire chargé d'offrir, très secrètement, une grosse somme au commandant français, au moyen de quoi cet officier livrerait la citadelle aux troupes vénitiennes. Cet agent devait en même temps engager, par quelques paroles de conciliation, le peuple à se soumettre au roi Ferdinand, qui promettait une amnistie générale et même quelque réduction des charges publiques. Mais si les Tarentins persistaient dans leur résolution, l'envoyé du Sénat était autorité à prendre possession de la ville au nom de  son gouvernement. Le 9 décembre, le commandant français consentait à rendre la forteresse aux Vénitiens, moyennant 12.000 ducats et un sauf-conduit qui lui permettait de rentrer en France avec sa garnison.

Cependant les Tarentins, voyant la chose tourner en longueur, s'étaient dégoûtés de la domination vénitienne. Des pourparlers eurent lieu avec les Turcs et en même temps avec le nouveau roi, Frédéric, qui venait de succéder à Ferdinand et qui conservait un parti peu nombreux dans la ville. Le prince fit si bien, que le 4 février 1497 il recouvra Tarente, le jour môme où un officier turc se présentait pour en prendre possession au nom du sultan.

Quatre ans après, Frédéric était dépouillé de ses États par la coalition de Louis XII et de Ferdinand le Catholique ; lui-même était emmené prisonnier en France, où il mourut à Tours. Son fils Ferdinand, duc de Calabre, s'enferma dans Tarente, où Gonzalve de Cordoue vint l'assiéger et le contraignit à se rendre, en renouvelant l'entreprise d'Hannibal et en faisant traîner par terre des galères dans le Mare Piccolo, de manière à attaquer les remparts de mer de la ville de l'un et de l'autre côté. Gonzalve avait accordé à Ferdinand, par une convention formelle, le droit de se retirer librement ; mais quand il le vit en son pouvoir, il viola sa parole et le fit conduire prisonnier en Espagne, pour éviter, disait-il, qu'il ne tombât aux mains des Français. C'est la nièce de ce Ferdinand, Charlotte d'Aragon, dont le mariage avec François de La Trémoille, vicomte de Thouars, mort en 1541, porta dans cette famille française le titre de prince de Tarente. Car, par une fortune bizarre, la ville fondée jadis par les Parthéniens de Sparte, a fourni à notre pays deux titres nobiliaires : l'un princier, appartenant à la maison de La Trémoille ; l'autre ducal, créé par Napoléon pour le maréchal Macdonald.

Après la rupture entre Français et Espagnols, tandis que Gonzalve de Cordoue s'enfermait dans Barletta, en attendant de pouvoir prendre l'offensive, Louis d'Armagnac, duc de Nemours, se présenta devant Tarente, espérant qu'elle se déclarerait pour le parti français ; mais cette tentative fut déçue. Celle que Lautrec dirigea en 1527, de son camp devant Naples, contre la ville dont Charles-Quint venait de rebâtir la citadelle, fut également infructueuse. Sous Philippe II, Tarente fut le point de rassemblement d'une partie de la flotte avec laquelle Don Juan d'Autriche gagna la victoire de Lépante. Aussi, par représailles, les Turcs vinrent assiéger la ville en 1594 ; mais elle fut dégagée par Carlos d'Avalos, marquis de Pescara. Lors de la révolution de Naples de 1647, Tarente eut aussi son Masaniello. Ce fut un ancien soldat, nommé Giovan Donato Altamura, qui, acclamé capitaine du peuple, tint la ville en son pouvoir pendant plusieurs mois et finit par être pendu par les Espagnols.

A partir de cette date, l'histoire de Tarente n'offre plus rien de saillant. La ville suit les vicissitudes du reste du royaume napolitain : Sa vie est celle d'une petite cité de province, et les épisodes qu'elle peut offrir n'ont plus qu'un intérêt tout municipal.

 

IX

En allant pour la seconde fois à Tarente, au mois d'octobre de l'année dernière, mon objet était naturellement d'étudier sur les lieux la topographie de la ville antique, et les rares vestiges qui en subsistent.

Il y a quatorze ans, au lieu appelé Le Fornaci, au sortir de la porte de Lecce, j'avais vu, sur une étendue de près d'une centaine de mètres, le long du rivage de la mer extérieure, des restes encore importants d'habitations privées de l'époque romaine, construites en appareil réticulé où se mêlaient quelques pans de mur de construction hellénique. Ces ruines méritaient d'être conservées ; on y voyait un certain nombre de salles basses, donnant sur la mer, dont la plupart avaient dû servir originairement de magasins, tandis que d'autres offraient les traces de décorations luxueuses, des revêtements de marbre à demi arrachés, des pavés de mosaïque ornementale subsistant en partie. Tout cela a été démoli pour fournir des matériaux à la construction du Borgo Nuovo. Les ouvriers y sont encore au travail et achèvent de faire disparaître les derniers pans de murailles.

Les fouilles que l'on creuse pour les fondations des maisons de ce Borgo Nuovo bouleversent complètement le sol de la région où se trouvait l'agora de la Tarente antique. Il est fort à regretter que le gouvernement italien n'ait pas fait surveiller ces travaux depuis le commencement par un ingénieur. Un relevé des arasements de constructions anciennes qui ont été successivement mises au jour et détruites, si on l'avait fait soigneusement à mesure qu'elles étaient rendues à la lumière, aurait donné un plan presque complet d'une des parties les plus intéressantes de la cité des Parthéniens. Tout au moins serait-il indispensable de ne plus continuer la même négligence ; beaucoup de choses qu'il eût été précieux de noter et de connaître ont disparu sans laisser de traces ; mais d'autres se découvrent encore chaque jour, que plus tard on ne pourra pas reconstituer. Les études qui sont possibles aujourd'hui ne le seront plus dans quelque temps, et l'on regrettera alors d'avoir laissé échapper l'occasion qui se présentait.

On trouve beaucoup d'antiquités dans ces travaux ; en en exhume encore plus dans la nécropole de Murivetere ; mais les trouvailles ne sont pas suivies d'une façon régulière et attentive. Les objets exhumés se dispersent, se détruisent, ou sont envoyés à Naples sans certificat authentique de provenance. Comme la mode est actuellement parmi les amateurs aux antiquités données comme venant de la Grèce propre, Je commerce napolitain, peu scrupuleux de sa nature, tend à prendre l'habitude de présenter comme de cette origine les belles pièces d'art hellénique qui lui arrivent de l'Italie méridionale, source aujourd'hui démodée. Les marchands athéniens, quand ils viennent maintenant à Paris ou à Londres, ont soin de passer par Naples et par Rome pour s'y approvisionner d'objets qu'ils céderont ensuite à grand prix aux collectionneurs, comme découverts à Athènes ou à Corinthe. Je vois à Tarente une délicieuse figurine de bronze, du travail grec le plus fin du commencement du cinquième siècle, représentant un jeune héros cuirassé ; elle avait été trouvée depuis peu, et l'on me dit qu'elle était déjà vendue à un célèbre négociant romain d'antiquités et d'objets d'art. Quelques semaines après, en arrivant à Rome, un de mes premiers soins est d'aller voir ce négociant. Après m'avoir montré différentes antiquités, il ouvre précieusement un étui et me dit : Voyez la merveille que je viens de recevoir d'Athènes, trouvaille attique incontestable. C'était la statuette de Tarente. Avis aux amateurs et surtout aux savants qui pourraient être tentés de raisonner sur des provenances de ce genre[3]. Celles que l'on attribue à la Grèce doivent être désormais soumises à la plus sérieuse vérification, et n'être acceptées que sur des témoignages vraiment dignes de foi.

Il n'y a à Tarente ni musée ni collection particulière, excepté de médailles, à part les deux petites séries d'objets anciens formées par MM. P. Leuzzi et L. Lo Iucco. Le seul cabinet d'antiquités un peu important qui existât autrefois dans la ville, celui du chanoine Ceci, qu'allaient visiter tous les étrangers de passage, est aujourd'hui dispersé par suite de la mort de son possesseur. Tout ce qui avait quelque valeur a été vendu pièce à pièce par les héritiers. Ce qui reste, et que j'ai examiné, consiste principalement en faux grotesques, que quelque industriel du crû fabriquait pour le bon chanoine. Il y a là certains vases à figures rouges, peints à l'huile, avec des éléphants, en souvenir de Pyrrhos, qui sont vraiment bien amusants.

Cependant j'ai pu me procurer à Tarente quelques beaux fragments de terres cuites, qu'à mon retour j'ai fait entrer au Musée du Louvre, et qui ouvrent une série nouvelle dans cette classe d'antiquités. Ils consistent dans une antéfixe décorée d'un masque de Pan, dont le modelé est remarquable par sa fermeté et sa précision ; en tètes et en débris de statuettes de dimensions considérables, les unes et les autres profondément retouchées à l'ébauchoir après être sorties du moule. Ces fragments présentent tous les caractères de la plastique grecque du quatrième et du troisième siècle. Il y a surtout une tête qui rappelle de la façon la plus étroite le magnifique profil de Dionysos barbu placé sur les monnaies de Naxos de Sicile à l'époque culminante de l'art, et qui supporte sans désavantage ce périlleux parallèle. Les coroplastes tarentins, dans les fragments dont je parle, témoignent d'une manière propre, et, chose très rare en Italie, au lieu de suivre avec une servilité plus ou moins adroite les types sortis des mains des modeleurs de l'Attique ou de la Béotie, ils savent créer des compositions et des types dont ils sont les inventeurs. C'est là ce qui distingue absolument les terres cuites de Tarente de celles de l'Apulie et de la Campanie, lesquelles ne sont que trop souvent de simples surmoulés des terres cuites de la Grèce propre. La plupart des têtes que j'ai recueillies et d'autres analogues, aussi sûrement tarentines, que j'ai retrouvées depuis à Paris, dans les collections du Cabinet des médailles, où elles étaient parvenues sans qu'on en connût l'origine, ont été exécutées isolément, pour être suspendues comme offrandes votives. Il est une particularité qui leur est commune à toutes, c'est le développement singulièrement ample et quelque peu théâtral de la coiffure, les grandes couronnes ornées de grosses fleurs en rosace qui surmontent les cheveux des têtes viriles aussi bien que de celles des femmes. Nous reconnaissons ici l'empreinte de la recherche d'une magnificence quelque peu exagérée, de la profusion d'un luxe pompeux qui était un des caractères du goût tarentin, surtout après Archytas. C'est un goût de même nature que nous voyons déployé dans la couronne d'or grecque et votive du musée de Munich, laquelle a été découverte à Armento, dans la Basilicate, et, d'après cette provenance, doit être considérée comme une œuvre tarentine.

Cette couronne de Munich et les admirables bijoux trouvés à Tarente, que possède le Musée National de Naples, montrent suffisamment ce qu'étaient le style et l'habileté des orfèvres grecs de cette ville. Ses médailles sont depuis longtemps admirées comme offrant quelques-uns des spécimens les plus parfaits de l'art monétaire chez les Grecs, art qui florissait avec un éclat tout particulier dans les cités helléniques de l'Italie méridionale et de la Sicile, qui y était même plus développé que dans la Grèce proprement dite. On n'a pas de semblables graveurs de monnaies sans être arrivé à un haut degré de perfection dans la sculpture. C'est à un Tarentin, Léonidas, qu'est due l'épigramme sur la fameuse Vache de Myron, la pièce la plus exquise dans sa brièveté qu'une œuvre de l'art ait inspiré à la poésie grecque :

Non, Myron ne m'a pas sculptée, il ment ; mais, tandis que j'étais à paître, m'ayant chassée du troupeau, il m'a attachée sur ce socle de pierre.

Nombreux sont les chefs-d'œuvre que les écrivains antiques signalent comme ayant été commandés par les Tarentins aux plus grands maitres des écoles doriennes de sculpture, soit pour orner leur ville, comme l'Europe sur le Taureau de Pythagoras de Rhégion, contemporain des Guerres Médiques, l'Hercule et le Jupiter de Lysippe, soit pour les dédier dans les grands sanctuaires de la Grèce, comme les groupes d'Agéladas d'Argos et d'Onatas d'Égine, à Delphes, l'Hercule de Nicodamos l'Arcadien (fin du cinquième siècle), à Olympie Tout cela atteste combien le sentiment du grand art était développé chez ce peuple. Pourtant l'histoire n'a conservé le nom d'aucun sculpteur de Tarente, tandis qu'elle nous a transmis ceux d'un grand nombre de musiciens, de poètes dramatiques et de philosophes natifs de cette ville. Mais, dans le silence des sources littéraires, les monuments nous permettent dès à présent d'entrevoir l'existence d'une école tarentine dans les arts plastiques, école imbue d'esprit dorien et dont l'influence a été très considérable sur les peuples italiotes. A cette école je n'hésite pas à attribuer trois morceaux merveilleux de sculpture, qui représentent trois époques différentes de son développement[4].

C'est d'abord une jambe de bronze trouvée à Tarente même et possédée par un des amateurs les plus distingués de Paris, M. Eugène Piot ; elle a figuré à l'Exposition des Alsaciens-Lorrains et dans les galeries historiques du Palais du Trocadéro en 1878. C'est une œuvre du premier quart du cinquième siècle, le fragment de la statue, de grandeur naturelle, d'un homme armé, peut-être d'un hoplitodrome. Le modelé en est fin, nerveux, bien enveloppé, tout à fait dans le sentiment des statues d'Égine, dont ce bronze supporterait parfaitement le voisinage. Le masque de Gorgone, dont le haut de la cnémide est orné, trahit le désir, curieux à cette époque, d'embellir cette tête, représentée presque toujours alors comme hideuse et grimaçante,

Le second morceau représente l'art du milieu du cinquième siècle, parvenu à sa suprême perfection, empreint d'une grandeur qui plus tard ne sera plus égalée, l'art du temps où Polyclète florissait à Argos et Phidias à Athènes. C'est le prétendu buste de Platon du musée de Naples, découvert à Herculanum, dans cette Villa des Papyrus que M. Comparetti, dans un ingénieux mémoire, vient de nous révéler comme celle de Calpurnius Piso Cæsonianus, le beau-père de César. Quand on examine attentivement l'original, comme je l'ai fait encore tout récemment, il est facile de reconnaître que c'est le débris d'une statue de bronze mise en pièces, que l'on a ensuite coupé pour pouvoir le monter en buste, dans l'antiquité, comme un fragment précieux, une œuvre de maître. Il y a longtemps que l'on a reconnu que ce n'était en aucune façon un Platon, mais la tête d'un dieu. L'opinion la plus généralement admise parmi les archéologues y voit un Bacchus du type barbu ; mais je ne saurais la partager. Pour moi, c'est un Poseidon, exactement tel que nous le voyons dans un certain nombre de peintures de vases à figures rouges de style sévère ; l'agencement de la coiffure est ici tout à fait caractéristique. Maintenant la statue dont provient ce buste représentait certainement le dieu assis, tendant ses bras à un personnage de plus petite taille que lui, placé à la gauche de ses genoux, vers lequel il tournait la tête en la penchant avec une expression vraiment divine de tendresse grave et pénétrée. Or, c'est là précisément l'attitude de Poseidon dans un groupe reproduit sur le revers d'une admirable monnaie d'or de Tarente ; le personnage auquel le dieu y tend les bras est son fils Taras, encore enfant. Je ne crois pas possible de douter, quand on place l'un à côté de l'autre le buste et la monnaie, que celui-là ne soit le débris du groupe qu'a copié le graveur de celle-ci. Ce groupe devait être placé dans quelqu'un des édifices de la Tarente grecque, peut-être dans le temple de Poseidon, qui était le principal de la ville. Il aura été brisé par la soldatesque dans le sac ordonné par Fabius ou dans quelque accident de transport à Rome, mais on en aura recueilli et conservé la tête, d'abord comme un trophée, plus tard comme un objet d'art de la plus haute valeur.

En troisième lieu, comme type de la sculpture de Tarente et de la région voisine de la seconde moitié du quatrième siècle, je place une figurine de bronze appartenant à M. Gréau, de Troyes, qui a été justement admirée au Palais du Trocadéro. Une simple statuette, dans ses petites dimensions, peut être quelquefois une grande œuvre d'art ; et c'est ici le cas. Trouvé entre Tarente et Métaponte, le bronze de M. Gréau est expliqué par la numismatique de cette dernière ville ; il en représente le fondateur, Leucippos, tel que sa tête est figurée sur les monnaies métapontines. C'est un guerrier debout, un capitaine qui commande à ses troupes. Sa poitrine large et bombée est recouverte d'une cuirasse de métal, dont les deux pièces, reliées par des agrafes latérales et par deux bretelles placées sur les épaules, épousent le modelé du corps. Des bandelettes de cuir formant lambrequins protègent le haut des bras et les cuisses ; des cnémides recouvrent les jambes, et sur la tète est posé le casque percé de deux trous pour les yeux, aulopis, qu'au moment du combat on rabattait sur la figure et qu'en temps ordinaire on portait levé, de manière à laisser la face à découvert. La pose du personnage est naturelle en même temps que digne et noble. Le modelé est large et simple ; la tète surtout, levée et en mouvement, est d'un superbe caractère. L'ombre du casque et les épaisseurs sommairement massées de la barbe concentrent l'attention sur la partie expressive du visage, sur les yeux profonds et pleins de pensées, le nez ferme et droit, les joues comme martelées par les fatigues subies et la bouche entr'ouverte sous une moustache fièrement tordue. Quand on voit une photographie de ce bronze, il faut un certain effort pour se rappeler que c'est une statuette de moins de 25 centimètres, et non pas une statue.

Pour ce qui est de la peinture céramique, à laquelle appartient toujours une place importante dans l'art des cités grecques, Tarente se révèle à nous comme ayant été, dès le sixième siècle, un centre considérable de fabrication qui expédiait ses produits au loin dans l'Italie. Parmi les vases à figures noires sur fond rouge qui ont été découverts dans les nécropoles de l'Étrurie, il est une classe particulière qui se distingue à son style et à la forme des lettres grecques dans les inscriptions explicatives qui y accompagnent les personnages ; c'est ce que Gustave Kramer a appelé les vases doriens, sans chercher à déterminer avec plus de précision leur origine. Mais le type d'écriture des inscriptions de ces vases est celui qui était en usage à Sparte, que Tarente avait emprunté à sa métropole, et qui n'était employé dans aucune autre ville de l'Italie. Nous avons donc positivement des vases tarentins de vieux style constituant un type à part dans la céramique grecque d'ancienne époque, comme les vases corinthiens (si multipliés à Tarquinies et à Cæré), les vases de Cumes, ceux de Locres, et les vases des villes achéennes de la Grande-Grèce.

Je n'ai pu voir à Tarente même, ni dans les musées de l'Europe, avec une provenance tarentine certaine, rien qui représentât la fabrication céramographique de cette ville à la plus belle époque, au temps des peintures rouges de grand style sur fond noir. Les caractères propres à la poterie peinte de Tarente pendant cette période sont encore inconnus pour moi. Il me semble pourtant qu'on pourrait arriver à les retrouver en étudiant les vases de style grandiose qui se rencontrent dans les tombes des villes apuliennes, comme Canosa et Ruvo ; car leur provenance tarentine est très probable. Tout ce que j'ai pu voir de vases peints authentiques dans différentes mains à Tarente, appartient à la classe bien connue des poteries apuliennes de l'âge des compositions compliquées et des décorations surchargées, ainsi que de celui de la pleine décadence. Ceci a confirmé pour moi ce que je soupçonnais depuis longtemps déjà, c'est que les vases de l'Apulie et de la Basilicate sont en réalité des vases tarentins. Je ne veux pas dire par là qu'il n'ait pas existé alors, dans la seconde moitié du quatrième siècle et dans le troisième, des centres de fabrication locale en dehors de Tarente. Il est certain, dans tous les cas, qu'il y en avait un à Ruvo, où l'on a découvert des fours de potier, et près d'un de ces fours l'outillage d'un peintre de vases, le broyon à couleurs, le pot de noir et celui de rouge, le tout actuellement conservé dans la célèbre collection Jeta, à Ruvo même. Mais c'était Tarente qui donnait la mode aux Apuliens et aux Lucaniens ; c'est de cette ville que sortaient les potiers grecs qui allaient s'établir au milieu des populations indigènes, soumises à son influence civilisatrice.

D'autres circonstances témoignent encore de l'exactitude de cette hypothèse. La paléographie des inscriptions des vases apuliens est purement tarentine, employant un caractère, un signe d'aspiration que les Tarentins avaient gardé et auquel les autres Grecs avaient renoncé depuis qu'ils avaient adopté, à l'exemple des Athéniens, l'Η et l'Ω. Ce n'est pas un goût particulier aux Apuliens qui y a fait appliquer un style fastueux, d'une exubérante richesse, car les sujets dans lesquels il se déploie, empruntés pour la plupart aux poètes tragiques de la Grèce ou aux conceptions des mystères helléniques, n'ont pas été choisis par des Italiotes, mais par des Grecs, dans le sens de la mode littéraire et religieuse qui régnait alors chez eux ; ce goût est celui du luxe pompeux des Tarentins, qui a frappé tous les anciens. Il faut encore reconnaître une coutume, signalée par les sources littéraires comme un héritage emprunté par Tarente à la mollesse luxueuse de Sybaris, dans ces vêtements couverts de broderies compliquées, constellés de bractées de métal estampé, dont nous y voyons tous les personnages importants revêtus. On a remarqué que les représentations de sujets comiques sont particulières aux vases de l'Apulie et de la Basilicate. Mais ces représentations n'ont pas le même caractère que les scènes empruntées à la comédie athénienne ou sicilienne sur d'autres classes de monuments. Elles ont un accent plus trivial et plus grotesque, qui correspond exactement à ce qu'on nous dit des phlyaques de Tarente, farces d'un genre burlesque qui faisaient les délices des Tarentins et qu'avait inventées un d'entre eux, le poète Rhinthon. Et parmi ces sujets corniques on peut en noter qui sont directement en rapport avec les traditions de la cité. Telle est la peinture bien connue du recueil de Tischbein, qui représente un phlyax coiffé d'un bonnet épais et chevauchant sur un grand poisson. Ici le doute n'est pas possible, l'acteur burlesque joue le rôle de Phalanthe, porté sur le dauphin qui le sauve du naufrage et coiffé de son fameux bonnet de fourrure.

Les peintures de vases apuliens et tarentins appartenant à cette classe ont un véritable intérêt pour l'histoire littéraire, en ce qu'elles nous font connaître quels étaient les sujets habituels des grosses farces qui constituaient le genre spécial du théâtre de Tarente. Ce sont généralement les histoires mythologiques des dieux et des héros qui s'y montrent travesties aussi irrévérencieusement qu'elles peuvent l'être dans les opérettes de Meilhac et Halévy. Ce qui n'empêchait pas, du reste, la comédie de faire partie du culte, à Tarente comme dans les autres cités grecques ; mais les dieux aimaient la plaisanterie, comme a dit Platon. Nous y voyons ainsi, transformés en scènes de bouffons et ridiculisés : le combat d'Arès-Enyalios contre Hephaistos-Daidalos, quand le premier veut délivrer sa mère Hêra, que le second a enchaînée sur l'ordre de Zeus ; les amours du maître de l'Olympe avec Alcmène, servis par Hermès ; ceux d'Althaia avec Dionysos, à qui son esclave Xanthias tient la chandelle ; Apollon Pythien, transformé en charlatan qui vient d'établir ses tréteaux à Delphes et entreprend de guérir de sa cécité Cheiron, dont le corps de Centaure est formé par deux hommes ; Héraclès revenant auprès d'Eurysthée et lui apportant deux Cercopes enfermées dans des cages ; le brigand Procruste, transformé en Diasyros, celui qui étend en tirant, et torturant avec Gymnasos, son valet, un malheureux patient sur son fameux lit, taudis que Canchas, le ricaneur, assiste à la scène et s'esclaffe de rire. Beaucoup de ces farces mythologiques doivent avoir été des parodies des pièces sérieuses du théâtre d'Athènes, des tragédies des grands maîtres. Ainsi une peinture de vase offre en ce genre une parodie incontestable d'une des scènes de l'Antigone de Sophocle. Parmi les farces de Rinthon dont on connaît les titres, il y avait un Amphitryon ; c'est bien évidemment la pièce où a été puisée la peinture des amours de Zeus et d'Alcmène.

Les observations que nous venons de faire amènent à conclure que l'événement qui causa l'abandon de la fabrication des vases peints dans les régions de l'Apulie et de la Lucanie, fut la ruine de Tarente dans la seconde Guerre Punique. Nous avons vu de quelle façon cette grande cité avait été alors traitée par les Romains. Ce fut un de ces désastres dont on ne se relève pas et qui font époque dans l'histoire de la civilisation d'une contrée. Le centre lumineux, d'où les artistes grecs rayonnaient sur les provinces voisines, fut brusquement éteint, et le résultat naturel dut en être la chute des industries qui florissaient à Tarente, comme celle de la poterie peinte. Si un peu plus tard, ainsi que l'ont soupçonné Gerhard et M. le baron de Witte, le sénatus-consulte qui interdit, sous les peines les plus sévères, la célébration des Bacchanales grecques, exerça quelque influence sur l'extinction finale de cette industrie, qui ne traitait plus dans les derniers temps que des sujets relatifs aux Bacchanales, ce ne put être que pour achever ce qui était déjà aux trois quarts accompli.

 

X

Puisque nous en sommes venus à parler des vases peints jusqu'à présent qualifiés d'apuliens et de lucaniens, et de leur origine essentiellement tarentine, arrêtons-nous à relever un petit fait de mœurs assez curieux qu'ils révèlent, et sur lequel leur témoignage s'accorde avec celui des monuments numismatiques. C'est que les Tarentins ont été les seuls des Grecs à avoir habituellement dans leurs maisons le chat à l'état d'animal domestique.

Dès le temps de la XIIe dynastie, c'est-à-dire près de 3.000 ans avant notre ère, les Égyptiens possédaient le chat, qu'ils paraissent avoir revu vers cette époque tout domestiqué des pays du Nil supérieur. Ils l'adoptèrent à la fois comme animal sacré et comme compagnon familier de la maison, et depuis lors l'habitude d'élever des chats domestiques fut un des traits essentiels des usages égyptiens. Mais elle resta très longtemps exclusivement propre à ce pays. Le chat domestique n'est pas une seule fois mentionné dans la Bible, et l'on ignore s'il a jamais eu un nom en hébreu. Chez les Babyloniens et les Assyriens, nous ne trouvons ni dans les textes, ni sur les monuments figurés aucune trace de son existence. Ce n'est pas, non plus, un des animaux que les Aryas possédaient déjà dans l'état de domesticité, à la période primitive où ils ne s'étaient pas encore séparés en plusieurs rameaux. L'adoption générale du chat dans la civilisation du monde classique et sa diffusion en Occident n'ont même eu lieu que fort tard, ainsi que nous allons le montrer.

Il faut d'ailleurs remarquer que le chat de l'antique Égypte, tel qu'on le connaît par les représentations monumentales et par ses momies, diffère spécifiquement de notre chat le plus communément répandu, du chat de gouttières. Si ce dernier descend certainement du chat sauvage de nos forêts (Felis catus, L.), Rüppel a établi que la souche originaire du chat domestique des anciens Égyptiens était son Felis maniculata, espèce qui se rencontre encore à l'état sauvage dans la Haute-Nubie ou Soudan égyptien. Il est vrai que certaines de nos variétés de chats, entre autres le chat d'Espagne, dont l'origine se rattache dans la péninsule ibérique aux invasions arabes, paraissent provenir d'une hybridation des deux espèces que nous venons de distinguer. Il y a donc eu dans les contrées de l'Europe, à la fois introduction de l'ancien chat égyptien et domestication du Felis catus, qui, à l'état sauvage, est indigène de nos bois, que les habitants des villages lacustres de la Suisse y chassaient déjà et mangeaient comme gibier. De là dérive, comme conséquence forcée, si le chat comme animal domestique est récent en Europe, que l'introduction de l'espèce étrangère a eu lieu d'abord, et que l'espèce indigène n'a commencé à être ensuite domestiquée qu'à son exemple. Il en fut de même chez les Sémites, et l'écrivain arabe Kazwini distingue encore, comme deux animaux tout à fait différents, le chat domestique, d'origine étrangère, et le chat sauvage de l'Asie occidentale, qui est le même que le nôtre.

A part les monuments d'origine tarentine, que je vais signaler, l'image du chat ne se rencontre dans aucune œuvre de l'art hellénique. En effet, pour tous les écrivains grecs de la belle époque, le chat, aioluros — c'est-à-dire étymologiquement l'animal qui dresse sa queue en panache, — aioluros, n'est dans leur pays qu'un animal sauvage habitant les forêts, tel que le décrit Aristote ; ils ne le connaissent à l'état domestique qu'en Égypte, où Hérodote signale son caractère sacré. Ils le regardaient, d'ailleurs, exclusivement comme une bête malfaisante, que l'on devait chercher à détruire et qui n'était bonne que pour sa peau. Un comique mettait en scène un Grec et un Égyptien ; le Grec, comparant les mœurs des deux peuples, disait : Si vous voyez souffrir un chat, votre cœur s'émeut ; pour moi, c'est un plaisir de le tuer et de l'écorcher. C'était la fouine que les Grecs élevaient dans leurs maisons pour détruire les rats et qui y demeurait toujours dans un état plus qu'à demi-indépendant. Les témoignages des écrivains helléniques sont formels à cet égard, et il suffit de renvoyer à ce qu'en ont dit Dureau de La Malle, dans les Annales des sciences naturelles de 1829, et M. le professeur Rolleston, dans le Journal of anatomy and physiology de Cambridge, en 1868. La fouine à plastron blanc, ainsi domestiquée, était appelée gag nom qu'elle a conversé chez les Grecs modernes, par qui elle est nommée galia ou kalia ; la martre à plastron jaune, que l'on considérait comme n'étant pas susceptible d'éducation, en était distinguée sous les noms de galê agria ou iktis, ce dernier encore aujourd'hui conservé dans les Cyclades sous la forme iktidhi. Ce sont seulement les écrivains byzantins du moyen âge, comme Moschopoulos, qui, après que le chat eut complètement supplanté la fouine dans le rôle de protecteur des maisons contre les rats et les souris, appliquèrent au chat le nom de galê ; dans toute l'époque antique il n'y a pas de doute possible sur le sens réel de ce mot.

Tandis que la Grèce se refusait à adopter le chat et lui préférait la fouine, qu'elle avait commencé à élever avant de connaître l'animal égyptien, les Étrusques, par le commerce maritime qu'ils faisaient eux-mêmes et par celui que les Kénânéens occidentaux ou Carthaginois entretenaient avec leur pays, recevaient des chats en même temps que de nombreux produits manufacturés de l'industrie de l'Égypte. C'était pour eux une bête précieuse, dont la possession était recherchée comme un luxe distingué. Les peintures murales de plusieurs tombeaux de Cœré et de Tarquinies montrent des chats vivant dans les maisons des riches lucumons, courant sous les tables et les lits des salles de festin avec d'autres animaux domestiques, quelquefois tenant une souris dans leur gueule. Cette dernière circonstance montre que les Étrusques avaient su apprécier les mérites du chat comme chasseur de rats. C'est, du reste, toujours le chat égyptien, parfaitement caractérisé, et non pas le chat indigène, que l'on voit chez eux.

Les Tarentins avaient fait comme les Étrusques, et même ils admettaient le chat dans leur familiarité encore plus intime. Il n'y aurait rien à conclure à cet égard de la monnaie de Tarente où la figure de cet animal est placée comme petit type accessoire, symbole personnel d'un magistrat responsable ; ce pourrait être un chat sauvage aussi bien qu'un chat domestique. Mais d'autres monuments, qui n'ont pas été jusqu'à présent signalés et que j'ai eu l'occasion d'étudier dans mon voyage, sont tout à fait positifs. Dans une maison privée de Tarente, j'ai vu un petit vase d'assez bonne époque, de la forme de l'aryballos, où est peint un éphèbe enveloppé d'un ample manteau, appuyé sur un bâton et portant sous son bras un coq de combat. Un chat se dresse contre la jambe en levant la tête et en cherchant à atteindre le coq. Ceci se rapproche d'une façon frappante du type des beaux nomes d'argent, de l'époque la plus parfaite de l'art, où la figure d'un jeune homme assis, qui fait pendant sur l'autre face au Taras monté sur le dauphin, et dans lequel on voit généralement la personnification du dêmos de Tarente, tient de sa main droite un oiseau qu'un chat s'efforce d'attraper, en se dressant le long de sa jambe. Dans la merveilleuse collection de M. Jatta, à Ruvo, deux vases (ceux qui portent les n° 1016 et 1555) montrent dans leurs peintures, parmi des scènes familières, l'un une jeune femme jouant avec un chat qu'elle tient dans ses bras, l'autre également une femme qui s'amuse à présenter à un chat qu'elle tient un miroir, pour qu'il y voie sa propre image réfléchie et jouir des manœuvres que lui inspirera son étonnement. En présence de ces exemples, il n'est pas possible de douter que les Tarentins n'aient eu un goût particulier pour les chats, n'en aient fait venir d'Égypte, comme ailleurs on faisait venir des petits chiens de Mélitê, et n'en aient élevé habituellement dans leurs maisons à un état de familiarité complète.

Mais ce qui est tout à fait singulier, c'est qu'avec l'exemple des Étrusques et des Tarentins, les Romains aient attendu fort tard pour adopter le chat comme animal domestique, même comme preneur de rats et de souris. Dans les textes littéraires, jusqu'à la fin du Ier siècle de notre ère, c'est la mustela, identique à la galê des Grecs, que l'on voit élevée dans les maisons romaines pour le même objet, comme le prouvent les témoignages de Plaute et de Pline. Le mot feles ou felis a d'abord désigné cet animal. Varron ne lui donne pas d'autre sens, et Columelle et Phèdre emploient également ce mot pour désigner la fouine. Dès la fin de la République, cependant, il fut aussi appliqué au chat, que les Romains commençaient alors à connaitre, par suite de l'analogie de l'emploi qu'on en faisait, Cicéron se sert du mot felis en parlant des chats divinisés de l'Égypte. Chez Pline, felis désigne aussi le chat ; mais il ne mentionne cet animal que parmi les espèces sauvages, bien qu'il ait eu l'occasion de le voir déjà chasser les rats dans les maisons, et qu'il décrive très exactement sa manière de procéder en pareil cas. On en avait, en effet, quelques-uns comme des animaux rares, qu'on faisait venir d'Orient. Une mosaïque de Pompéi représente un chat qui a saisi un pigeon et va le dévorer. C'est un beau chat de Perse ou d'Angora, variété qui ne se rattache pas à l'espèce d'Égypte, mais à celle que les Aryo-Indiens naturalisèrent de bonne heure, quoique cependant après leur établissement sur les bords de l'Indus et du Gange. A la même variété appartient le chat dont nous voyons l'éducation retracée dans un bas-relief romain du Musée du Capitole. Pour lui apprendre à danser en mesure, en se tenant debout sur ses pattes de derrière, on tient deux volailles suspendues à une corde au-dessus de lui ; il se dresse pour s'efforcer de les atteindre, et une femme règle ses mouvements en jouant de la lyre.

Dans les environs de l'époque d'Auguste, Babrios fait intervenir le chat domestique parmi ses Fables ; mais la critique y a reconnu de nombreux indices d'origine syrienne. Au IIe siècle de notre ère, Élien remarque que le chat est susceptible de s'attacher aux personnes qui le soignent et aux maisons où on le traite bien ; seulement il ne parait le connaître encore dans cette condition de domesticité qu'en Égypte. Fabretti, dans son recueil d'inscriptions, cite une pierre funéraire de Rome, de la fin du IIe siècle ou du IIIe, où était sculptée la figure d'un chat marchant, par allusion au nom de la défunte Calpurnia Felicula. Le cognomen de Felicula, la petite chatte, fait seulement son apparition dans l'épigraphie vers la même époque. Enfin c'est au ive siècle que le chat parait devenir d'un usage général et habituel dans le monde romain, comme animal domestique, en même temps que se montre le véritable nom qui a toujours désigné spécialement et exclusivement cette espèce, catus. On le rencontre pour la première fois chez l'agronome Palladius et dans une épigramme de l'Anthologie latine.

Le savant Pictet a établi, avec son érudition et son autorité habituelles, que les noms du chat dans toutes les langues européennes n'appartiennent pas au vieux fonds du langage aryen, qu'ils sont de date récente et qu'ils tirent tous leur origine du latin catus, passé aussi sous la forme κάτος dans le grec byzantin. C'est donc par les Romains que le chat domestique fut répandu en Occident, quand eux-mêmes l'eurent adopté à l'époque où les usages orientaux s'implantaient de plus en plus dans l'Empire. Mais l'éminent philologue de Genève a été encore plus loin, et a fait voir que le mot talus portait en lui-même le certificat d'origine de la contrée d'où les Romains avaient alors tiré l'emploi du chat à l'état de domesticité, comme tant d'autres habitudes syriennes. Catus dérive en effet du syriaque qatô, arabe qitt.

Enfin le mot qatô est lui-même en syriaque un mot tiré d'une source étrangère, qui ne se rattache pas à uri,e racine sémitique. Ici encore Pictet, en reconstituant l'histoire du mot, donne un précieux fil conducteur pour suivre la transmission de l'animal de peuple en peuple. Il prouve, en effet, qu'il provient primitivement des langues africaines et dérive du type qui a fourni l'affadeh (du Bornou) gâda, le nouba kadiska et le barabra kaddiska. On doit remarquer ici que l'égyptien semble former une interruption dans cette chaîne de transmission de noms. Car les mots qui désignent le chat dans l'idiome antique, mau, et dans le copte, schau, n'ont aucune parenté avec ceux que nous venons de citer. Mais en voyant que c'est avec les langues des populations au sud de l'Égypte qu'est apparenté le nom arabe du chat, déjà universellement répandu dans la péninsule arabique avant l'islamisme, n'est-on pas induit à supposer que le nom et l'animal durent s'introduire à la fois chez les Arabes par les contrées méridionales, par le Yémen, dont les relations ont toujours été si intimes et si fréquentes avec la côte africaine voisiné ? Le chat domestique, que les Sémites des temps bibliques n'avaient pas emprunté à l'Egypte, aurait été ainsi porté plus tard des pays du Haut-Nil et de l'Abyssinie en Arabie, et de là en Syrie, d'où il passa ensuite à Rome et dans l'Europe occidentale.

Cette digression incidentelle, qui a eu pour point de départ l'intention de signaler un trait particulier des mœurs tarentines à l'époque hellénique, sur lequel l'attention n'avait pas été appelée jusqu'ici, m'a entraîné un peu loin. J'espère pourtant que le lecteur consentira à me la pardonner, j'ai hâte de rentrer plus strictement dans mon sujet.

 

XI

Pour ce qui est de la topographie de l'ancienne Tarente, on ne peut plus en reconstituer que les traits généraux et essentiels, sans entrer bien avant dans les détails. La cité proprement dite s'étendait d'une mer à l'autre le long de la route actuelle de Lecce, sur la pointe au' sud-est de la citadelle. Elle formait un triangle d'un périmètre d'environ 11 kilomètres. Sa base était formée par la muraille fortifiée qui couvrait la ville du côté de terre. La ligne de cette muraille peut encore se suivre, marquée qu'elle est par les fragments importants, d'une construction hellénique, en grands blocs bien taillés, qui en subsistent aux points dits Collepazzo sur le Mare Piccolo, Montegranaro sur le golfe extérieur et Murivetere entre deux. C'est à Collepazzo qu'était située la porte Téménide, la principale de la ville, celle par où entra Hannibal et en avant de laquelle était un tombeau d'Hyacinthe, en imitation de celui qu'on montrait à Amycles, près de Sparte. De cette porte partaient deux grandes rues divergentes, la rue Basse (Batheia) qui longeait le port ou le rivage du Mare Piccolo, au pied des falaises, et la rue Large (Plateia) qui menait droit à l'agora. A l'autre extrémité du front des murailles, vers Montegranaro, était la porte Rhinopyle, d'où la rue Salutaire (Soteira) gagnait l'agora, suivant en corniche le bord de la grande mer ; c'était pour la Tarente antique ce qu'est le corso Vittorio-Emmanuele pour l'actuelle. L'agora, je l'ai déjà dit, était où se construit maintenant le Borgo Nuovo. Au centre s'élevait le Zeus de bronze de Lysippe, qui ne le cédait pour la grandeur qu'au Colosse de Rhodes. Sur l'agora donnaient le Pœcile, portique décoré de grandes peintures murales retraçant les principales scènes de la vie de Phalanthe et de la fondation de la ville, et le Musée, édifice magnifique consacré aux concours de musique et aux banquets publics, où les Tarentins aimaient à apporter tant de recherches. Le gymnase et les thermes d'Héraclès, qui y étaient adjacents, se trouvaient à gauche en allant vers la porte Téménide, c'est-à-dire au sommet de la falaise qui domine le Mare Piccolo, vers l'emplacement du jardin de M. Troilo et de la villa Beaumont-Bonnelli. Près de là le couvent de Sant' Antonio, bâti sur un massif antique, marque le site d'un temple important, mais dont on ne saurait déterminer l'attribution ; et au lieu dit Le Carceri, on voit des vestiges d'un cirque romain. La forme de l'hémicycle du théâtre est encore nettement dessinée dans le sol, auprès de l'église de San-Francesco di Paola. C'en est assez pour éveiller puissamment dans l'esprit le souvenir de la scène si dramatique que ce lieu vit s'accomplir et qui décida du sort de Tarente. Malheureusement les quelques arasements qui sortent du sol sont d'un appareil réticulé qui n'a rien de grec ; le théâtre de Tarente avait été reconstruit sous les Romains, et il ne reste aucun débris de celui du temps des Grecs.

L'église de San-Francesco di Paola elle-même occupe le site d'un temple antique ; car c'est autour de cette église que l'on trouve habituellement les terres cuites dont j'ai parlé tout à l'heure, et qui sont sûrement votives. Il n'y a pas moins d'ex-voto dédiés par la dévotion des Tarentins le long des parois intérieures de l'église actuelle, qu'il ne devait y en avoir dans le temple antique. Si le peuple de ces contrées adresse maintenant ses hommages aux saints du paradis au lieu de les présenter aux dieux de l'Olympe, il n'en est pas moins resté foncièrement païen. Ses usages religieux sont encore ceux de l'antiquité. Dans toutes les églises de la Calabre nous retrouverons, comme dans le reste de l'ancien royaume de Naples, cette profusion d'ex-voto bizarres : têtes, bras, jambes et autres parties du corps grossièrement exécutées en cire, de grandeur naturelle, plaçant matériellement sous les yeux du saint la représentation du membre dont on lui demande guérison ; petits tableaux sur bois, d'une barbarie naïve, retraçant l'accident où l'on a pensé devoir le salut à l'intercession du même saint. Parmi ceux qui se trouvent dans l'église de San-Francesco di Paola, il en est un qui frappa mon attention par la singularité inattendue de son sujet. Au pied du quai du corso Vittorio-Emmanuele, sur lequel s'est rassemblée une grande foule levant les bras en l'air pour exprimer l'étonnement, une énorme baleine est échouée ; le cétacé se débat dans les convulsions de l'agonie, environné de nombreuses barques où des pêcheurs viennent le harponner ou tirer sur lui des coups de fusil ; une de ces barques, montée par deux hommes, est lancée en l'air d'un coup de queue de l'animal, c'est celle des auteurs du vœu. En effet, le 9 février 1877, une baleine de l'espèce appelée nord-caper (Balæna glacialis), spéciale à l'Océan Glacial Arctique, après s'être égarée bien loin des régions qu'habitent ses congénères et être entrée dans la Méditerranée par le détroit de Gibraltar, venait se faire capturer sous les murs de la ville par les pêcheurs de Tarente, stupéfaits de pareille aubaine. C'était une femelle, âgée seulement de trois ou quatre ans, mais déjà longue de dix mètres et pesant cent quatre-vingts quintaux métriques. Le squelette en est conservé au musée zoologique de l'université de Naples. Semblable fait était déjà arrivé en 1762.

Le long de toute la ligne des murailles de terre s'étendait la nécropole, dont les traces sont surtout manifestes auprès de Murivetere, mais où l'on n'a jamais poursuivi de fouilles régulières. Le nom de la ferme del Tesoro, située sur ce point, semble conserver le souvenir d'importantes trouvailles d'objets précieux, qui y auraient eu lieu jadis. On y a récemment constaté l'existence de sépultures anciennement violées, disposées en chambres souterraines et assez vastes, auxquelles des degrés donnent accès. Les tombeaux plus vulgaires consistent en sarcophages faits de dalles plates de tuf ou de grandes tuiles. Ils se rencontrent aussi bien en dedans qu'en dehors de l'enceinte, conformément à ce que disent les écrivains anciens, que les Tarentins suivaient l'usage spartiate, tout à fait exceptionnel dans les mœurs grecques, d'admettre la sépulture des morts à l'intérieur de leur ville. Un autre groupe de tombeaux a été rencontré dans le voisinage de l'agora, touchant à l'isthme qui reliait à la cité le rocher de la forteresse.

Un peu au delà de Collepazzo, en dehors de la muraille d'enceinte hellénique, au lieu nommé Fontanella, sur le Mare Piccolo, on observe d'énormes amas des coquillages qui servaient à la fabrication de la pourpre. Des amas semblables marquent l'emplacement des anciennes teintureries de pourpre auprès de Tyr de Phénicie et de Gythion de Laconie. J'ai visité les uns et les autres, je les ai examinés avec soin et j'ai pu constater qu'à Tyr on employait exclusivement le Murex trunculus des naturalistes ; en Laconie, Murex brandaris. Dans les amoncellements de Tarente, on rencontre en proportion égale les deux espèces, l'une et l'autre indigène du Mare Piccolo, et toujours la coquille, comme à Tyr et à Gythion, présente au même endroit, sur une de ses circonvolutions, une coupure pro--duite par un coup de meule donné pour mettre à découvert la poche à couleur de l'animal. Il est donc manifeste que les Tarentins combinaient celles que donnaient les deux espèces, employées isolément en Phénicie et en Laconie ; c'est à cela probablement qu'était dû le ton particulier de leur pourpre. Quelques restes des bâtiments où étaient installées les teintureries subsistent auprès des amas de coquilles, et le visiteur peut encore y observer des fragments d'enduits portant les traces indélébiles de la couleur qu'on y mettait en œuvre.

Mais c'est une idée tout à fait erronée que celle qui a généralement cours, et qui réduit l'ancienne Tarente à la portion principale située au sud-est de la citadelle. Ceci peut être vrai pour la ville romaine qui, même de ce côté, n'occupait plus qu'une partie du site de la ville grecque, car Strabon observe que, de son temps, il y avait un vaste espace désert entre les quartiers habités et la ligne des anciens remparts. Mais, à l'époque de la splendeur de la Tarente hellénique, il y avait sur l'autre pointe, au nord-ouest, au delà de l'entrée du Mare Piccolo, là où passe la route de Naples, au moins un faubourg, un proasteion, presque aussi étendu que la cité elle-même et protégé par une muraille fortifiée. Un fragment de ces murs, appartenant au meilleur âge de la construction hellénique, reste debout à une distance d'environ deux kilomètres au nord de la station du chemin de fer. Sans atteindre aux dimensions de Syracuse, Tarente, ainsi divisée en trois parties, était dans son beau temps une des plus grandes parmi les villes grecques. Elle dépassait l'étendue d'Athènes.

 

XII

Comment quitter Tarente, sans parler de la tarentule ?

C'est une grosse araignée du genre Lycosa, longue de 3 à 4 centimètres, qui a des analogues dans tous les pays méridionaux, mais dont l'espèce ainsi spécialement désignée est propre à l'Italie et à l'Espagne. En Italie, on la rencontre depuis l'extrémité sud jusqu'à Rome sur une mer et jusqu'à Bologne sur l'autre ; mais elle est surtout multipliée dans les provinces de la Pouille et de la Terre d'Otrante. Tout son corps est fortement velu, la partie postérieure d'un noir bleu, marquetée de dessins réguliers ; les pattes très longues tachées de noir et de blanc. Comme toutes les araignées du même genre, la tarentule a huit yeux de grandeurs inégales ; les deux plus petites pairos sont placées sur le même rang, tout au bord de la ligne frontale, tandis que les deux plus grandes sont placées derrière celles-là. De leurs quatre paires de jambes, la troisième est la plus courte.

Engourdie pendant la plus grande partie de l'année, la tarentule ne se montre que dans les fortes chaleurs de l'été. Elle fait alors une chasse active aux sauterelles et aux autres insectes, qu'elle attrape facilement, grâce à la rapidité de sa course. Elle se bâtit un abri dans la terre, quelquefois à un pied de profondeur. L'entrée en est en zigzag, puis se redresse pour reprendre de nouveaux crochets ; les parois intérieures de la petite chambre à laquelle donne accès ce couloir sinueux, sont tapissées d'une toile que tisse l'animal. C'est là qu'il garde ses provisions, dépose ses œufs et élève ses petits une fois éclos. La femelle, plus forte que le mâle, montre une grande énergie dans la défense de sa progéniture, qu'elle porte sur son dos quand elle sort de son habitation.

Les mœurs curieuses de la tarentule, soigneusement décrites par Valetta et Baglivi, n'auraient pas suffi à répandre le nom de cet animal en dehors du cercle restreint des entomologistes de profession. Les fables propagées à une certaine époque sur la morsure de la tarentule lui ont valu, au contraire, une célébrité universelle. On attribua, en effet, à cette morsure une épidémie nerveuse des plus singulières, qui sévit pendant 300 ans dans l'Italie méridionale et particulièrement dans la Pouille et dans la Terre d'Otrante. La tarentule appartient donc nécessairement à l'histoire de Tarente.

Il est certain que la morsure des grosses araignées est venimeuse, qu'elle détermine une enflure assez forte et douloureuse, qui peut quelquefois amener la fièvre. C'est, en particulier, le cas pour la morsure de la malmignatte (Latrodectes malmignatus), très répandue en Corse et en Espagne. Mais précisément l'expérience a aujourd'hui démontré que, parmi les araignées de même taille, les diverses tarentules sont au nombre des plus inoffensives pour l'homme, que leur morsure ne saurait déterminer un accès de fièvre. Aussi dans les différents pays où l'on en rencontre des variétés, dans le midi de la France, en Grèce, en Syrie et en Égypte, dans le Turkestan, elles ne sont aucunement redoutées des habitants ; les enfants s'amusent à les pourchasser dans leurs trous, sans qu'il n'en résulte jamais d'accident. Il en a été pendant très longtemps de même pour celle de l'Italie méridionale ; ni dans l'antiquité, ni dans le premier moyen âge, personne n'eut l'idée d'en parler comme d'un animal dangereux. Il commence bien à être question vers le XIe et le XIIe siècle de tarantole, dont la morsure est mortelle, celles par exemple que les chroniqueurs occidentaux, postérieurs d'une centaine d'années aux événements, prétendent avoir décimé lés Lorrains de la première armée amenée par l'empereur Louis II contre le sultan de Bari. Seulement, à cette époque, le mot ne désigne pas une espèce d'araignée, mais le gecko, très multiplié dans la Pouille, la Terre d'Otrante et la Calabre, le lézard en qui les poètes grecs voyaient le jeune Ascabalos métamorphosé par la colère de Déméter, et à qui la superstition populaire a de tout temps attribuée des propriétés venimeuses singulièrement exagérées. C'est exclusivement .au gecko que s'est appliqué d'abord le nom de tarantola, par lequel il est encore qualifié dans une partie de l'Italie.

Mais dans le courant du quatorzième siècle, en même temps que la danse de Saint-Guy, qui a tant d'analogie avec ce que l'on a raconté du tarentisme, se manifestait à l'état d'épidémie dans d'autres parties de l'Europe, on commença à observer, dans la Pouille et dans la Terre d'Otrante, des accidents étranges, qui se produisaient surtout à l'époque des jours caniculaires et devenaient de plus en plus fréquents. Les malades étaient presque toujours des femmes et des jeunes filles à l'âge critique ; car on n'eût d'exemple que dans la seule localité de Mesagne, de l'épidémie sévissant autant sur les hommes que sur les femmes. Le mal s'annonçait par un état d'assoupissement invincible, qui ne s'interrompait que pour faire place à des accès de frénésie bondissante et dansante. Dans ces accès, les tarentolati, comme on les appela, étaient réjouis, attirés et comme calmés par la vue d'objets brillants, l'éclat des armes nues et la vivacité de certaines couleurs. On en voyait se jeter avec transport sur les étoffes rouges et vertes, les embrasser avec passion, pleurer d'attendrissement en les serrant contre leur poitrine. Au contraire, le noir et le bleu leur inspiraient une aversion extrême, leur donnaient des paroxysmes de rage ; ils se précipitaient sur les gens habillés d'étoffes de ces couleurs et cherchaient à les mettre en pièces. Tous marquaient aussi l'attrait le plus vif pour l'eau ; ils cherchaient à s'en arroser, à s'y plonger ; la vue de la mer ou des lacs exerçait surtout sur eux une attraction irrésistible. Après la frénésie, le malade retombait dans son assoupissement d'où il ne sortait que pour un nouvel accès. La mort, disait-on, terminait fréquemment ces crises ; lorsqu'elles n'avaient pas une issue funeste, elles allaient en s'atténuant et finissaient par disparaître après la fin de la canicule, mais pour reprendre chaque année à la même époque. En d'autres temps, avec une médecine plus avancée et plus scientifique, on ne se fût pas mépris sur la nature hystérique de cette maladie bizarre, qui, restreinte d'abord à un petit nombre d'individus, allait en se multipliant et prenait les proportions d'une véritable épidémie. C'était la choréomanie, affection bizarre mais aujourd'hui bien connue des médecins et facilement contagieuse par sympathie, Dans le XIVe siècle, sous différents noms, elle s'étendit à presque toute l'Europe. En 1785 on la vit reparaître à l'état épidémique chez les jumpers du Monmouthshire, qui croyaient par leurs danses furieuses honorer Dieu, à l'imitation de David devant l'Arche. Encore aujourd'hui elle est au fond des exercices insensés derviches tourneurs et hurleurs dans les pays musulmans. Mais au quatorzième siècle, on n'avait aucune idée des maladies nerveuses et de la singularité multiforme de leurs manifestations. On chercha une cause à ces accidents, qui devenaient plus fréquents à mesure qu'on en parlait et qu'on s'en effrayait davantage ; et on crut trouver cette cause dans la morsure de la tarentule, sans doute parce que les accès du mal se produisaient à la saison où cette grosse araignée se rencontre courant dans les champs.

On s'imagina que la musique procurait un soulagement aux tarantolati, que surtout, en les provoquant à la danse, elle finissait par faire évaporer en sueur la plus grande malignité du prétendu venin de la tarentule, de telle façon qu'elle abrégeait les crises et amenait une issue favorable. Seulement cette médication ne produisait jamais un effet définitif, et il fallait en recommencer l'emploi chaque année. Sur ces principes, on organisa tout un système de traitement qui fut désormais consacré. La patiente vêtue de blanc, couronnée de fleurs et de rubans, une épée nue à la main, était conduite dans un jardin ou sur cette terrasse par ses parents et ses amis. Un orchestre de musiciens, composé principalement de flûtes et de tambourins, l'y attendait. On essayait de différents airs pour l'appeler à la danse : le savant P. Athanase Kircher, dans son livre De arte magnetica, publié à Rome en 1654, a noté les plus habituellement en usage pour cet objet. Il y en avait toujours quelqu'un qui finissait par mettre la malade en danse. Les musiciens alors accéléraient graduellement la mesure, de façon à mener habilement l'air de la Tarentelle, dont le rythme entraînant était considéré comme d'un effet souverain et qui y a dû son nom. Aussi longtemps que sa respiration et ses forces le lui permettaient, la tarantolata suivait l'orchestre avec frénésie, ne quittant un danseur que pour en prendre un autre, et s'interrompant par intervalles pour baigner son visage dans l'eau froide. Enfin lorsque, épuisée, elle voulait indiquer la remise de la fête au lendemain, elle versait sur elle un seau d'eau tout entier et s'inondait de la tête aux pieds. Incontinent ses compagnes s'empressaient de la déshabiller et de la porter dans un lit, où elle tombait dans un sommeil de plomb.

Avec ce qui était en réalité une maladie nerveuse, susceptible de se communiquer par la force de l'imitation et par l'ébranlement de l'imagination, semblable cure ne pouvait que propager le mal. Tous les gens qui croyaient avoir été victimes d'une piqûre venimeuse, tous ceux qu'un insecte quelconque avait inquiétés, recouraient au traitement que nous venons de décrire, et quand la danse avait duré quelque temps, on voyait toujours une partie des assistants, saisie d'une espèce de vertige, prise de la frénésie de la malade, se livrer, avec une fureur inconsciente, au même exercice. Il s'ensuivit bientôt une contagion générale, une passion maladive, effrénée. L'épidémie de la Pouille et de la Terre d'Otrante, au lieu de s'arrêter, se répandit de proche en proche, gagna le reste de l'Italie méridionale et s'empara de tous : hommes et femmes, jeunes et vieux, personnages de tous les rangs, crurent avoir été piqués ou craignirent de l'être en voyant ceux qui s'imaginaient l'avoir été, et grossirent le nombre des tarantolati.

Cette rage nerveuse se répandit tellement que la cure des gens soi-disant mordus de la tarentule devint une fête réglée, un divertissement périodique, attendu avec impatience par le peuple. Des troupes de musiciens, aux mois de juillet et d'août, parcouraient les provinces napolitaines, s'arrêtaient dans chaque ville, dans chaque bourgade, et entreprenaient en grand la guérison des malades. Ces fêtes prétendues médicales, périodiquement renouvelées, avaient fini par recevoir le nom de Carnavaletto delle donne, parce que les femmes s'y montraient les plus ardentes. Elles négligeaient les intérêts de leurs ménages, et dépensaient dans ces étranges divertissements toutes leurs économies. Souvent la danse furieuse dégénérait en véritable orgie, où toute pudeur était oubliée. D'autres fois l'excitation nerveuse exalter jusqu'à la folie, se tournait en rage sanglante, et le bal finissait par des meurtres ou des suicides. Beaucoup de malheureuses couraient, tout en dansant, se précipiter dans les fontaines, dans les puits, où elles se noyaient.

La frénésie du tarentisme dura trois siècles. Elle était encore dans toute sa violence en 1599, lorsque Ferrante Imperatore publia le curieux livre où il décrit en grands détails, avec une foi absolue à l'opinion populaire, les merveilleux effets du venin die la tarentule et les moyens employés pour les combattre. Au dix-septième siècle, elle était en pleine décroissance, et elle avait cessé de se manifester au commencement du dix-huitième, lorsque les naturalistes se mirent à étudier scientifiquement l'araignée tarentule. Les observations, en établissant sa parfaite innocuité, achevèrent de dissiper les préjugés populaires. Il n'y a plus aujourd'hui de tarantolati, et personne ne craint cet animal jadis si redouté, dans les endroits mêmes où il est le plus multiplié. Le tarentisme n'est actuellement, à Tarente et dans ses environs, qu'une étrange légende du passé. Il a complètement disparu, en laissant seulement derrière lui un joyeux air de danse, cher au peuple napolitain, et un proverbe dans notre langue.

 

 

 



[1] Telle est la leçon que portent tous les manuscrits de Tite-Live (VIII, 24, 4). C'est tout à fait à tort que les éditeurs modernes ont voulu la corriger en Terina.

[2] Pour faire comprendre ici le jeu de mots du poète, il est nécessaire de rapporter dans leur texte original les deux premiers vers de l'inscription :

Unde boat mundus quanti fuerit Boamundus,

Grecia testatur, Syria denumerat.

[3] Un bas-relief archaïque de marbre, représentant Hercule qui décroche ses flèches, est conservé à Paris, dans la collection d'un savant amateur hellène, comme trouvé à Corinthe. On s'en est servi pour déterminer les caractères de l'ancienne école corinthienne de sculpture. Or, ce bas-relief provient du cabinet de Moustapha-Fazyl-Pacha, qui l'avait acheté à Naples chez le marchand Barone. La prétendue provenance de Corinthe est donc un pur roman, avec lequel on a surpris la bonne foi du possesseur actuel. Ceci n'empêche pas, du reste, le bas-relief d'être de travail grec et fort intéressant.

[4] Je ne parle pas ici d'une statuette d'Apollon en bronze, trouvée à Tarente, du style le plus archaïque, remontant certainement au VIIe siècle, que possède à Paris ; M. Constantin Carapanos. C'est un morceau très intéressant pour l'archéologie, mais d'un art singulièrement grossier encore et d'une technique rudimentaire.