LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE V. — SYBARIS ET THURIOI.

 

 

I

C'est près de la mer, dans la partie la plus déprimée du bassin dont nous avons esquissé la topographie au chapitre précédent, qu'avait été bâtie Sybaris. Elle occupait le fond de la vallée entre les deux fleuves du Crathis et du Sybaris, qui coulaient alors séparés jusqu'à la mer, au lieu de se réunir comme aujourd'hui. Thurioi, qui succéda à cette ville, fut établie un peu plus haut, sur une colline, mais encore dans le même canton.

Thurioi dura plus longtemps que Sybaris, mais n'atteignit jamais à son éclat ni à sa puissance. La grande cité fondée parles Achéens n'a vécu que deux siècles, avant la catastrophe qui l'effaça de la carte et en fit même périr les ruines. Le degré de développement, de richesse et de prospérité auquel elle était parvenue en une aussi brève existence, constitue un véritable phénomène historique. Pour être compris, il exige qu'avant d'analyser les principaux faits de l'histoire de Sybaris, nous jetions un rapide coup d'œil sur les plus anciennes vicissitudes de l'Italie méridionale, et sur les populations qu'y trouvèrent les colonies grecques au moment de leur établissement.

Longtemps avant la guerre de Troie et plus de 2.000 ans avant notre ère, suivant les traditions indigènes que les Grecs recueillirent et arrangèrent pour les faire cadrer avec celles de leur propre patrie, le sud de la Péninsule italique vit arriver par mer un double courant d'émigration pélasgique, qui fut le premier établissement de population dont le souvenir s'y soit conservé. Peucétios et Oinotros, fils de Lycaon et petit-fils de Pélasgos, conduisaient cette double colonie, que l'on prétend être partie de l'Arcadie. Les compagnons de Peucétios s'établirent dans les pays que les anciens appelaient Apulie et Calabre, car rien de plus singulier que le déplacement qu'à subi dans le moyen âge le nom géographique de Calabre. Pour l'antiquité il ne désignait aucunement la contrée auquel il s'applique aujourd'hui, mais bien la Terre d'Otrante actuelle, d'où le vers de l'épitaphe de Virgile, mort à Brundisium et enterré à Naples :

Mantua me genuit, Calabri rapuere, tonet nunc

Parthenope.

Les Peucétiens, les Dauniens, les Messapiens et les Japyges furent les descendants de cette colonie. Celle d'Oinotios s'établit dans le pays qui fut plus tard le Bruttium, et auquel elle donna le nom essentiellement pélasgique d'Argessa, qui rappelle les nombreuses villes d'Argos et surtout l'Argissa de la Pélasgiotide thessalienne. Que les Pélasges de cette contrée, venus certainement par mer suivant l'habitude de toutes les migrations de la même race, aient eu le Péloponnèse pour point de départ, la chose est géographiquement et historiquement probable. Mais il y a, par contre, de grandes vraisemblances pour que les peuples messapiques aient passé plutôt d'Illyrie en Italie, comme le voulaient d'autres traditions.

Quoiqu'il en soit, les Œnotriens, les seuls dont nous ayons à nous occuper ici, s'étendirent rapidement ; ils envahirent le pays des Chômes, autre population pélasgique qui semble être sortie de l'Illyrie, et se les associèrent intimement ; occupant toutes les montagnes que les Lucaniens tinrent par la suite, ils s'étendirent encore plus au nord, le long du littoral de la Campanie et jusque sur les bords du Tibre. Car, là encore, nous trouvons aux premières origines le souvenir de la colonie de l'Arcadien Evandre et de sa ville de Pallantée, fondée sur la colline qui fut plus tard le Palatin et nommée d'après la ville de Pallantion en Arcadie.

La religion de ces Pélasges établis en Italie devait avoir un étroit rapport avec celle des Pélasges de la Grèce, qui fut le premier substratum de la religion hellénique. Le duc de Luynes, avec la science archéologique  et la profonde pénétration qui le distinguaient, a montré que c'est cette double migration qui introduisit en Apulie le culte d'un dieu des eaux, analogue au Poséidon grec, dont le symbole était aussi le cheval, devenu le type le plus habituel dans la numismatique apulienne, tandis que les Œnotriens adoraient principalement un dieu chthonien, distributeur des richesses du sol et producteur des fleuves qui jaillissent du sein de la terre, dieu dont le taureau était l'emblème et l'animal sacré. C'est cette antique divinité pélasgique qui s'identifia, au contact des Grecs, avec leur Dionysos chthonien et tauromorphe. De là, par suite de cette greffe du dieu hellénique sur un ancien dieu indigène, vint le succès et la diffusion de la religion dionysiaque chez les peuples du midi de l'Italie ; de là aussi l'adoption du type religieux du taureau, quelquefois muni d'une face humaine, dans le monnayage ancien de presque toutes les villes de la Grande-Grèce et de la Campanie, où par une association d'idées presque impossible à dénouer, il est en rapport à la fois avec le culte des dieux des fleuves et avec celui de leur auteur commun, le Dionysos infernal. A ceci se sont amalgamées les légendes sur le passage des bœufs de Géryon, ramenés d'Espagne par Héraclès au travers de l'Italie. D'après Hellanicos, le nom d'Italia, dont la forme indigène était Vitulia ou Vitelia, et qui à l'origine fut longtemps limité à l'extrémité sud de la péninsule, entre le détroit de Messine et l'isthme Scylacien, viendrait d'un des taureaux de Géryon, qui se serait échappé du troupeau et qu'Héraclès aurait poursuivi jusqu'aux environs de Rhêgion. Il y a aussi quelque chose de digne d'attention dans le fait que, deux seulement parmi les villes de la Grande-Grèce, n'ont pas adopté le type monétaire du taureau, et que ce sont précisément les seules localités où la tradition prétendait ensuite que le demi-dieu n'avait pas été accueilli favorablement, Locres et Crotone.

Il est probable que les noms héroïques d'Oinotros et d'Italos, placés aux origines de l'existence et de la civilisation des Œnotriens, conservent le souvenir des appellations de leur dieu national à figure de taureau. L'on a remarqué depuis longtemps l'analogie du nom d'Oinotros avec la conception fondamentale de Dionysos comme dieu du vin. Italos, comme l'ont noté chez les Grecs Hellanicos et Timée de Tauroménion, chez les Romains Varron, est la forme hellénisée d'un nom italique Vitulus, c'est-à-dire d'un nom qui signifiait le veau, le bœuf. Qu'il y ait eu un dieu Vitulus, devenu le héros Italos dans les légendes mises en écrit par les Hellènes, c'est ce dont on ne peut douter quand on rencontre parmi les vieilles divinités italiques une déesse Vitellia ou Vitulia ; car elle est manifestement sa compagne homonyme, comme Fauna est celle de Faunus, Libera celle de Liber. C'est aux Grecs que les Romains ont emprunté la forme du nom géographique Italia ; les peuples sabelliques, pendant ce temps, avaient gardé la vieille forme indigène Vitelio, où l'ancien y initial a été conservé, suivant les lois phonétiques des langues italiennes, tandis qu'il tombait dans la transcription grecque. C'est ce nom Vitelio que les Samnites ont inscrit à côté de la tête de l'Italie personnifiée, sur les monnaies qu'ils frappèrent à l'époque de la Guerre Sociale. Et la tradition de la liaison de cette appellation géographique avec le nom du taureau se maintenait si bien alors, que les confédérés italiotes adoptèrent le taureau comme symbole national, et le représentèrent sur leurs monnaies, terrassant sous ses cornes la louve romaine. C'était une notion universellement admise que le nom de l'Italie voulait dire la terre des bœufs ou la terre du dieu taureau.

Les Œnotriens étaient pasteurs, nous dit Aristote dans sa Politique ; Italos fit d'eux des agriculteurs. En effet, comme le remarque M. D'Arbois de Jubainville, à qui l'on doit des études savantes et ingénieuses sur Les premiers habitants de l'Europe, la légende représente Oinotros partant de l'Arcadie avant l'établissement de l'agriculture dans le pays. Italos personnifie ainsi une phase historique d'une importance capitale, le passage de la population à l'état de cultivateurs sédentaires. Mais pour Thucydide, pour Philistos de Syracuse et pour les différents écrivains que Servius a extraits dans son commentaire sur Virgile, Italos est un roi des Sicèles ou Sicules. Il faut donc lier la révolution qui s'opéra chez les peuples de l'Œnotrie à l'introduction d'un nouvel élément ethnographique. Vers le vingtième siècle avant l'ère chrétienne, les Sicules ou agents armés de la faucille (sicula en latin), rameau de la grande race aryenne des Ligures, occupèrent l'Italie centrale de l'embouchure du Tibre à Ancône, et des bouches du Pô à la frontière de l'Apulie. Ils étendirent leur domination sur les Pélasges Œnotriens, qu'ils initièrent à la culture de la terre ; car ils en avaient apporté avec eux le secret. Au XIVe siècle, nous voyons les Sicules, que les Égyptiens appellent Schakalasch, à l'apogée de leur puissance et possédant une marine, se confédérer avec les autres peuples de la Méditerranée et prendre part aux attaques que ceux-ci dirigent contre l'Égypte sous Menephtah Ier et Ramsès III. Ils joignirent leurs vaisseaux à ceux des T'ekkaro ou Teucriens, des Akaiouasch ou Achéens, des Pelesta ou Pélasges de la Crète, des Tourscha, c'est-à-dire des Tursanes ou Pélasges Tyrrhéniens, des Ouaschascha qui sont peut-être des Ausoniens et des Schardana ou gens de l'île de Sardaigne. Ils avaient refoulé devant eux les Sicanes d'origine ibérique, et les avaient contraints de se réfugier dans l'ile de Thrinacie, qui fut plus tard la Sicile.

Le caractère essentiellement agricole des Sicèles ou Sicules se reflète dans les noms de ceux de leurs princes que l'on fait régner sur les Œnotriens. A Italos succède Morgès, l'homme des gerbes (merges). Vient ensuite Sicélos, l'homme de la faucille, qui porte le nom même du peuple. Comme pour tous les héros placés aux origines des nations, comme pour son prédécesseur Italos, son histoire est un mythe complexe, en partie religieux, en partie historique et mythique. Sicélos est chassé de Rome et vient se réfugier auprès de Morgès ; sa fuite, comme son origine et son nom, l'assimile à Saturne, toujours armé de la faucille. Et en effet, Saturne parait avoir été d'abord le grand dieu national des Sicules. Ce sont eux qui ont établi son culte en Italie ; ce sont eux qui ont donné à leur forteresse du Capitole le nom de Saturnia. Sous leur domination, l'Italie a été désignée sous le nom général de Saturnie, remplaçant celui d'Argessa que lui donnaient les Pélasges Œnotriens. Saturnie est la terre des Sicules, disait un très antique oracle du Zeus de Dodone. D'un autre côté, la fuite de Sicélos est aussi en relation avec un fait historique certain de l'histoire de l'Italie, qui dut se produire vers le XIIe siècle avant l'ère chrétienne, l'expulsion graduelle des Sicules du Latium et de la Campanie par les peuples Ombro-Latins, Opiques ou Ausoniens. La Saturnie devint alors l'Ausonie. Ces peuples, auxquels on a pris l'habitude de donner spécialement le nom, assez mal justifié, d'an-botes, descendaient alors, peut-être sous la pression d'une nouvelle couche d'immigration venant du nord, les Rasènes ou Étrusques, ces peuples descendaient alors des grandes plaines du bassin du Pô, où ils avaient fait une longue station, et où les terramare de l'Émilie nous ont conservé des vestiges incontestables de leur séjour et de leur état de demi-civilisation. Les Sicules, du reste, doivent leur avoir été plus apparentés que ne l'admet l'opinion habituellement répandue. Leur idiome semble avoir appartenu décidément à la famille italique ; les rares mots qui nous ont été conservés sont presque latins, comme gela, gelée (gela), kubiton, coin (cubitus, coude), rogos, amas de grains (rogus, amas de bois), ounkia, once (uncia), litra, livre (libra).

Sicélos, accueilli par Morgés, disaient les historiens grecs de l'Italie méridionale et de la Sicile, se créa un État aux dépens de son hôte. Plus tard, se sentant à l'étroit dans cet état et pressé par les populations voisines, il passa avec la plus grande partie de son peuple dans l'ile qui reçut de lui le nom de Sicile. Les Sicules furent chassés d'Italie par les Opiques et les Œnotriens, disait Antiochos de Syracuse, par les Ombriens et les Pélasges, disait Philistos de la même ville. Les deux manières de s'exprimer sont exactement synonymes, et il faut attacher une valeur de premier ordre au témoignage des deux écrivains syracusains du Ve siècle avant J.-C., qui avaient été à meule de consulter les traditions nationales des Sicules, existant encore à l'état de peuple indépendant au sein des montagnes de la Sicile. Thucydide, leur contemporain, non moins exact dans le choix de ses informations, parle aussi du passage des Sicules du continent dans l'ile de Thrinacie, et le place aux environs de l'an 1034. Il est donc manifeste qu'après que la grande puissance de l'empire des Sicules eut été détruite par l'invasion Opique ou Ausonienne, les Œnotriens reprirent leur indépendance et les refoulèrent dans l'extrémité méridionale de la péninsule, d'où ils gagnèrent la Sicile en franchissant le détroit de Messine. Mais tous ne passèrent pas dans cette nouvelle patrie. Les Sicules gardèrent sur le continent la possession du pays situé au sud de l'isthme Scylacien, de l'Italie au sens spécial et restreint du nom. C'est sur leur territoire que Locres fut fondée, et Thucydide, au Ve siècle, les montre encore s'y maintenant dans les parties les plus inaccessibles des montagnes.

Dans le Xe siècle, la constitution de l'empire des Étrusques vint compromettre gravement la situation des Ombro-Latins dans l'Italie centrale. C'est à leurs dépens que s'étendit le peuple nouveau, dont la suprématie alla toujours croissant jusqu'au commencement du Ve siècle. Mais ce n'est pas avant le VIe que les Étrusques dépassèrent le Latium du côté du sud. Au VIIIe siècle, lorsque la Grèce, saisie d'un mouvement d'expansion extérieure qui ne devait plus se renouveler au même degré, trouva dans le trop plein de sa population les éléments des nombreuses colonies qu'elle envoya de tous les côtés, et dont les plus importantes couvrirent alors le littoral de l'Italie méridionale et de la Sicile, voici à grands traits quelle était la distribution des peuples indigènes dans la péninsule italique. Dans le bassin du Pô, où les Gaulois n'avaient pas encore fait leur apparition, habitaient des Ligures, des Ombriens, des Étrusques et des Vénètes d'origine illyrienne, épaves des nombreuses migrations qui, dans les siècles antérieurs, avaient traversé ces contrées. Dans le nord de la partie péninsulaire, des Étrusques encore et des Ombriens ; dans le massif central de l'Apennin, désigné aujourd'hui par le nom d'Abruzzes, les peuples sabelliques, qui devaient plus tard se répandre jusqu'à la mer Ionienne sous les noms de Samnites, de Lucaniens et de Bruttiens, et se montrer contre les Grecs et contre les Romains de si terribles batailleurs ; sur la côte de l'Adriatique, au pied de ces montagnes, les Liburnes Illyriens. Du Tibre au Silarus, le long de la mer Tyrrhénienne, c'était l'Opique, comme disaient les Grecs. Là habitait la foule des tribus ausoniennes, refoulées par les Etrusques des pays au nord du Tibre. Les plus importantes étaient au nord les Latins, chez qui Rome se fondait à ce moment (754), et dans la Campanie les Osques et les Aurunces, à qui se mêlaient quelques colonies de Dauniens. Dans l'Apulie et la Japygie, du mont Garganus au promontoire Japygien, s'étendait le domaine de la race Japygo-Messapienne, divisée en Peucétiens (Capitanate actuelle), Dauniens (Pouille), Messapiens (versant de la Terre d'Otrante sur l'Adriatique), et Salentins (versant de la même région sur le golfe de Tarente). L'Œnotrie, avec sa population de Pélasges, embrassait ce qui fut plus tard la Lucanie .et le nord du Bruttium, c'est-à-dire les provinces actuelles de Basilicate et de Calabre Citérieure, avec les districts de la Calabre Ultérieure au nord de l'isthme Scylacien. Les Chônes occupaient l'angle nord-est de ce territoire, descendant au sud jusque vers Crotone et s'étendant à l'est, sous le nom de Cramoniens, dans la plaine qui va vers Tarente. Enfin les Sicules, habitant des deux côtés du détroit de Messine, demeuraient les maîtres de l'extrémité la plus méridionale de la péninsule, depuis son dernier étranglement entre les golfes de Santa-Eufemia et de &mil-lace jusqu'au point où elle se termine dans la mer.

C'est au milieu de ces dernières populations que vinrent s'établir les colonies grecques. Sybaris fut une des plus anciennes. Elle avait été précédée seulement par Locres et par Cumes, bien qu'on ne puisse pas admettre historiquement la prétention de la grande cité des Chalcidiens en Campanie, d'avoir été fondée entre 1051 et 1035, et que M. Helbig ait récemment démontré qu'elle ne remontait pas au-delà du VIIIe siècle.

 

II

L'arrivée des colons grecs sur le point de la côte œnotrienne où ils fondèrent Sybaris, eut lieu au commencement de la XVe Olympiade, trente-quatre ans après la fondation de Rome, en 720 av. J.-C. Les émigrants, conduits par Is d'Hélicê, la capitale religieuse de la confédération achéenne, venaient en majeure partie des environs de Bura et d'Aigira en Achaïe. Ce furent eux qui donnèrent aux deux rivières, entre lesquelles ils bâtissaient leur ville, les noms de Crathis et de Sybaris, qui étaient ceux d'un fleuve et d'une source de leur cité natale. M. Ernest Curtius a très ingénieusement conjecturé que la grande émigration qui se produisit en Achaïe vers la fin du VIIIe siècle et se dirigea principalement vers l'Italie, bien que dirigée par des individus de race achéenne, fut un véritable exode de la vieille population ionienne du pays, è laquelle s'étaient superposés par voie de conquête les Achéens, refoulés -par l'invasion dorienne des parties du Péloponnèse qu'ils habitaient du temps des Pélopides. L'éminent érudit berlinois croit même discerner qu'entre les deux principales villes alors fondées par ces émigrants en Œnotrie, Sybaris fut plus ionienne et Crotone plus proprement achéenne. Quoi qu'il en soit, les colons emportèrent avec eux le type particulier d'écriture usité en Achaïe, et le dialecte dorien qu'une infiltration progressive avait fini par faire régner dans cette contrée.

Comme partout ailleurs dans la Grande-Grèce, des traditions vagues et confuses parlent d'établissements helléniques d'une très haute antiquité, qui auraient précédé à Sybaris les colons définitifs. On y fait venir des Rhodiens sous la conduite de Tlépolème, le fondateur des villes de Lindos, d'Ialysos et de Cameiros. Le nom homérique de Tlépolème reporte aux temps de la guerre de Troie. Aussi prétend-on que Philoctète qui vint au secours des Rhodiens contre les indigènes, fut tué dans la bataille et enseveli sur les bords du fleuve Sybaris. Ce récit a bien évidemment pour objet d'expliquer l'origine du culte d'Apollon Halios, le dieu national de Rhodes, qui avait dans la contrée voisine de Sybaris un temple, où l'on prétendait que Philoctète avait dédié les armes d'Héraclès. Un tel culte semble bien indiquer un établissement de Rhodiens, que quelques auteurs fort sérieux de l'antiquité disent avoir été formé sur le Traeis, et non sur le Crathis. Mais historiquement cet établissement, s'il a eu une existence réelle, ne saurait être rapporté qu'à l'époque où les gens de Rhodes fondèrent Géla en Sicile (690) et Salapia sur la côte de l'Apulie. Peut-être aussi un groupe de Rhodiens s'était-il joint aux Achéens pour la fondation de Sybaris.

Je serais disposé à expliquer de la même façon, la légende relative à une colonie de Locriens dans ces lieux, sous la conduite de Sagaris, fils d'Ajax. Il est difficile, en effet, de contester que les Locriens aient eu une part à l'origine de Sybaris, puisqu'ils y avaient transplanté une tradition de leur pays. Il y avait dans le mont Cirphis, sur la frontière de la Phocide et de la Locride, une source Sybaris, comme en Achaïe. On racontait qu'autrefois un monstre gigantesque et féroce, nommé Lamia ou Sybaris, désolait tout le pays voisin. Les habitants, prêts à fuir devant ses ravages, furent arrêtés par l'oracle d'Apollon, qui promit la délivrance si un éphèbe de condition libre était exposé devant le repaire de Sybaris. Alcyonée, fils de Dinomos et de Méganeira, fut désigné par le sort. On le conduisait à la caverne, paré comme une victime, quand Eurybatos, fils d'Euphêmos et descendant du fleuve Axios, touché de la beauté du jeune Alcyonée, prit sa place, lutta avec le monstre, le vainquit et le força à se précipiter du haut des rochers. La source Sybaris jaillit à l'endroit où il expira. Les Locriens, établis à Témésa sur la mer Tyrrhénienne, y localisèrent sous d'autres noms cette fable, apportée par eux de leur pays d'origine. On fit aussi résider à la source du fleuve Sybaris de l'Italie le monstre Sybaris, dont on ne parlait pas en Achaïe ; et c'est sa puissance destructrice que plus tard les colons de Thurioi rappelèrent par la figure de Scylla, dont ils décorèrent le casque de l'Athéné représentée sur leurs monnaies. Plusieurs écrivains antiques disent formellement que c'est par des Locriens que ce mythe de la Locride fut importé à Sybaris.

Le fleuve Crathis eut aussi sa légende fabuleuse et symbolique, d'un caractère singulièrement étrange, qu'Élien nous a transmise. C'est celle des monstrueuses amours du jeune berger Crathis avec la plus belle chèvre de son troupeau. Un bouc jaloux le frappa mortellement pendant son sommeil ; les bergers élevèrent un tombeau à leur compagnon, et donnèrent son nom au fleuve près duquel le fait s'était passé. La chèvre aimée du paire donna le jour à un enfant, dont les jambes étaient celles de sa mère et la figure celle d'un homme ; il fut adoré comme le dieu des forêts et des vallées. Il n'y a pas à hésiter à voir ici un mythe religieux transformé en conte populaire, quand on y compare les fables des amours de Zeus avec la nymphe Aiga (la chèvre), d'où naît Aigipan, ou celle de la séduction de Pénélope par Hermès, qui, sous la forme d'un bouc, la rend mère du dieu Pan.

Je suis d'autant plus disposé à admettre que des Rhodiens et des Locriens durent fournir un contingent aux premiers colons de Sybaris, que si les Achéens en formaient la majorité et en avaient la direction, nous savons d'une manière positive qu'ils n'étaient pas seuls, qu'ils avaient accepté le concours d'autres Grecs. Ainsi il y avait avec eux un certain nombre de Doriens de Trézène. Ce furent ces derniers qui introduisirent à Sybaris le culte de Poséidon, leur dieu national, dont l'image a été placée, avec celle du taureau, sur quelques-unes des monnaies de la ville, et qui, du reste, sous le surnom d'Helicônios était aussi adoré à Hélice d'Achaïe, la ville natale du conducteur de la colonie. Ils étaient assez nombreux pour qu'au bout de quelque temps leurs descendants aient formé dans Sybaris un parti de nature à donner des inquiétudes aux Achéens. A la suite de dissensions intestines, les Sybarites décidèrent de faire sortir de leur ville les Trézéniens et d'en constituer une colonie séparée, qu'ils établirent sur la côte de la mer Tyrrhénienne auprès de l'embouchure du Silaros. Ce fut Poseidonia, que les Lucaniens appelèrent plus tard Pæstum, et dont les ruines grandioses sont habituellement, dans la direction du midi, le terme du voyage des touristes en Italie.

Il faut, du reste, que l'émigration conduite par Is d'Hélice ait été l'une des plus nombreuses qui aient quitté la Grèce, car presque immédiatement après sa fondation Sybaris était une très grande ville, et bientôt elle pouvait faire sortir de son sein des colonies importantes, comme celles de Laos, à l'embouchure du fleuve de même nom[1], et de Scidros, aujourd'hui Sapri, toutes les cieux sur la mer Tyrrhénienne, et de Métaponte sur la mer Ionienne. Il est vrai qu'elle avait adopté un principe tout différent de celui des autres villes grecques, le principe de donner le droit de cité sans difficultés ni formalités à tous ceux qui se présentaient pour le demander. De cette façon Sybaris attirait vers elle un courant continu d'émigrants, qui dut largement contribuer à l'accroissement rapide de sa population. En même temps elle prenait des précautions pour conserver son caractère national et pour empêcher que l'élément achéen, auquel elle tenait à maintenir la supériorité, ne fut noyé sous cet afflux étranger. Lorsque quelque arrivée de nouveaux colons apportait en troupe une proportion trop forte d'un élément autre que celui des Achéens, au lieu de les admettre dans leur cité, les Sybarites les aidaient à établir sur un autre point une ville autonome, mais confédérée avec Sybaris et reconnaissant son hégémonie. C'est ainsi qu'ils envoyèrent les Trézéniens à Poseidonia, après les avoir gardé quelque temps au milieu d'eux.

Grâce à cette politique, Sybaris, tout en ayant fondé à son tour une série de colonies qui, réparties sur le littoral des deux mers, assuraient son empire continental, devint, en un siècle une ville qui comptait, en dehors des esclaves, 300.000 habitants de condition libre, sur lesquels 100.000 citoyens actifs. Son enceinte avait 50 stades de pourtour, c'est-à-dire plus de neuf kilomètres. A ce moment aucune autre ville grecque, si ce n'est Milet, n'avait encore atteint un pareil développement. La Home de Servius Tullius et des Tarquins, déjà la plus vaste cité de l'Italie, ne la surpassait pas notablement en étendue. Quant à la richesse qui accompagnait ce développement de population, un fait est cité par les écrivains anciens pour en donner idée ; dans ses pompes solennelles, Sybaris déployait 5.000 cavaliers revêtus de l'équipement le plus somptueux. Or, dans les cités grecques, comme le cavalier devait fournir et entretenir sa monture et celle de son valet, on n'était admis au service de la cavalerie qu'en justifiant d'un revenu considérable. Qui disait cavalier voulait dire jeune homme riche appartenant à la classe des timuques ou plus imposés. Athènes, dans son plus beau temps, n'en eut que le quart de ce qu'en comptait Sybaris, cent ans après sa fondation.

Des travaux considérables avaient assaini le sol naturellement humide qui servait d'assiette à la ville. Un système de canaux bien conçu procurait un écoulement vers la mer aux eaux de la partie basse de la plaine, aujourd'hui revenue à l'état de maremme où les premiers colons avaient dû le trouver. Ces canaux étaient navigables, et les Sybarites s'en servaient pour transporter par bateaux à la ville ou jusqu'au lieu de leur embarquement sur les navires des marchands étrangers, le vin très estimé qu'ils récoltaient en abondance sur les collines entourant cette région inférieure.

La fertilité du territoire de Sybaris était prodigieuse ; Varron prétend que le blé y produisait au centuple. Athénée dit cependant que tout ce que ce territoire donnait en fait de céréales suffisait à peine à la consommation de la ville. Ceci n'a rien d'étonnant avec sa grandeur, et ce quo réclame l'alimentation de plusieurs centaines de mille âmes. Mais en dehors même des vins, signalés comme l'objet d'un commerce étendu, l'agriculture fournissait à Sybaris un grand nombre d'articles d'exportation, à côté du blé qu'elle consommait. Ses campagnes, par exemple, ne produisaient pas moins d'huile que de vin. Elle livrait au commerce le cuir des nombreux troupeaux de ses riches prairies, la laine des moutons qui paissaient dans les montagnes environnantes, les bois des forêts de ces montagnes et en particulier de la Sila, très-recherchés pour les constructions navales, la poix recueillie sur la même montagne et qui passait pour la meilleure du bassin de la Méditerranée, la cire des abeilles qu'on y élevait en grande quantité. Le sol lui donnait aussi des richesses minérales. Il y avait à Longobuco, dans la vallée du Trionto, des mines d'argent exploitées dès l'antiquité et qui l'était encore en 1558, sous la domination espagnole, à un moment où l'afflux des métaux précieux de l'Amérique avait fait déjà tomber la plupart des exploitations de ce genre en Europe. Ces mines, d'après leur situation géographique, durent appartenir d'abord au territoire de Sybaris, puis passer aux mains des Crotoniates après la chute de la ville. D'autres mines du même métal se trouvaient, comme nous l'avons déjà dit, dans la vallée du Crathis, au lieu qui en avait reçu à l'époque romaine le nom d'Argentanum. Ceci explique l'abondant monnayage d'argent de Sybaris et de Crotone (qui avait aussi d'autres mines tout près d'elle), tandis que les autres villes de la Grande-Grèce, Métaponte par exemple, manquaient assez de métaux pour être obligées fréquemment (les monuments numismatiques nous l'attestent) de sur-frapper des pièces d'argent étrangères, afin de suffire aux besoins de numéraire local de leur circulation intérieure.

 

III

Tout ceci ne suffit pas à expliquer la fortune si extraordinaire et si rapide de Sybaris, et pour les historiens modernes, entre autres pour Heyne qui a consacré plusieurs dissertations aux annales et aux antiquités de cette ville, les causes en restent à l'état de problème. Ce n'était, en effet, une ville ni d'industriels ni de marins. Les témoignages anciens parlent beaucoup de l'importation à Sybaris des plus riches produits des manufactures étrangères ; ils sont absolument muets sur ce qui s'y serait fabriqué pour l'exportation et même pour la consommation intérieure. Il est souvent question des vaisseaux de diverses nations qui venaient y commercer ; mais pas un mot sur une marine marchande sybarite.

La clé de cette énigme historique me paraît être dans ce que nous dit Athénée, d'après des écrivains plus anciens, de l'alliance commerciale étroite, garantie par des traités, qui liait Sybaris, d'un côté avec Milet, la plus grande ville d'industrie et de commerce de l'Ionie et même de tout le monde grec du VIIIe au VIe siècle, de l'autre avec les Étrusques, ou les Tyrrhéniens comme les appelaient les Grecs. A ceci se rattachent encore les nombreuses mentions qui sont faites de l'apport habituel des marchandises milésiennes dans cette ville, et le récit d'Hérodote sur le deuil public des habitants de Milet à la nouvelle de la destruction de Sybaris.

Depuis que s'était fondée la puissance des Étrusques dans l'Italie centrale, le marché de leur pays était considéré comme le plus fructueux de tous par les navigateurs de la Méditerranée. Il y avait là, en effet, une vaste et populeuse contrée, constituée aristocratiquement, avec une noblesse puissante, fastueuse, amoureuse de bien être et de luxe. L'industrie, qui devait plus tard prendre un grand développement en Étrurie, commençait à peine et tentait seulement ses premiers essais. Bijoux, étoffes, vases de métal et de poterie fine, tout ce qui alimentait l'élégance des riches étrusques, était demandé au commerce extérieur, provenait des manufactures de la partie orientale du bassin de la Méditerranée. Quiconque en importait dans cette contrée était assuré de vendre ces articles aux prix les plus élevés, et l'Étrurie fournissait en échange, aux navigateurs qui venaient aborder sur ses côtes, de précieuses marchandises comme fret de retour, à commencer par le cuivre de ses puissantes exploitations minières.

Dans les plus anciennes sépultures étrusques, on trouve en abondance des objets de fabrication incontestablement orientale, apportés par le commerce maritime et présentant les caractères des arts égyptien, assyrien, phénicien, ainsi que les imitations que l'on en faisait dans l'Asie Mineure et dans les îles de l'Archipel. L'art étrusque lui-même, à ses débuts, est entièrement marqué à l'empreinte du goût asiatique, dont l'influence présida à sa formation et fut si profonde qu'elle se maintint par tradition en Étrurie, quand elle s'était déjà effacée partout ailleurs. Pendant longtemps les érudits ont cherché dans ce fait une preuve de l'origine orientale et lydienne des étrusques, laquelle, malgré le joli conte que fait Hérodote à ce sujet, reste à tout le moins bien douteuse. L'application d'une plus sévère méthode dans la constatation et dans l'appréciation des faits a permis à M. Helbig de dissiper toute cette fantasmagorie, qui avait séduit les esprits les plus distingués. L'influence asiatique sur l'art et l'industrie des Étrusques n'a rien à voir avec le problème de l'origine de ce peuple et ne fournit aucun élément pour le résoudre. Il s'agit d'un simple fait d'action des modèles fournis par les objets que le commerce apportait habituellement dans le pays. Après les avoir pendant un certain temps uniquement reçus de l'extérieur, les Étrusques ont voulu à leur tour en faire par eux-mêmes, et naturellement ils ont commencé par les copier. Ils ont cherché à les reproduire en d'autres matières, imitant par exemple dans leurs poteries noires à reliefs la dinanderie de bronze travaillé au repoussé. Mais ces imitations ne se sont produites qu'au plus tôt dans le VIIIe siècle, c'est-à-dire longtemps après l'établissement des Étrusques dans l'Italie centrale, deux siècles après la constitution de leur empire fédératif. Sur ces faits essentiels, la démonstration est aujourd'hui définitive et on peut les considérer comme inébranlablement acquis à la science.

Mais il est un point où je m'écarte du savant secrétaire de l'Institut archéologique allemand de Rome. M. Helbig attribue exclusivement l'introduction des formes de l'art asiatique en Étrurie au commerce des Kenânéens occidentaux, c'est-à-dire des Carthaginois, qui dans le VIIIe siècle reprirent dans la partie ouest de la Méditerranée, l'héritage des navigations de Tyr, leur ancienne métropole, et dont les relations actives avec l'Italie sont attestées par tant de preuves. Je crois comme lui à la grande influence des marchands carthaginois, dont je reconnais sans hésiter les importations dans le somptueux mobilier, bijoux, vases d'argent et d'électrum, ivoires, de certaines tombes de Cæré et de Préneste ; mais je crois également qu'il faut faire ici une large part au premier commerce des Hellènes avec l'Italie, à l'introduction des produits de l'industrie gréco-asiatique de l'Ionie, qui alors ne différaient en rien d'essentiel dans leur style des fabrications proprement asiatiques. L'influence grecque sur la civilisation étrusque dès ses débuts, aussi anciennement que le VIIIe siècle, est prouvée par des faits irrécusables. Ce n'est pas des Phéniciens, mais des Grecs, que les Étrusques ont appris à écrire, emprunté les éléments, de leur alphabet, qui commence à se montrer précisément à cette époque.

Parmi les objets, manifestement importés de l'extérieur et de fabrication orientale, qui ont été découverts dans le célèbre tumulus de la Polledrara à Vulci, il est un petit vase de terre noirâtre, couvert de peintures en couleurs opaques et non cuites avec la terre, dont le style paraît au premier coup d'œil absolument égyptien ou phénicien. Mais si l'on examine avec plus d'attention ces peintures, on s'aperçoit que ce sont les trois épisodes principaux d'une fable purement grecque qu'elles retracent, le combat de Thésée contre le Minotaure, son départ de Crète avec Ariadne et la danse des jeunes Athéniens délivrés dans l'ile de Naxos. En revenant de la Grande-Grèce, je me suis arrêté à Cervetri, l'ancienne Cæré, et j'ai pu y acquérir, pour le Musée du Louvre, deux grands vases du style le plus archaïque, remontant évidemment au VIIIe siècle ou au commencement du VIe, et décorés de peintures en blanc et en jaune sur le fond rouge de la terre. Sur l'un de ces vases on voit d'un côté un homme dans un char, qu'un lion attaque par derrière ; c'est l'imitation directe d'une de ces scènes de chasse qui sont si habituellement représentées dans les œuvres de l'art assyrien ; on en voit de semblables, traitées exactement dans le même style, sur les poteries peintes contemporaines de l'île de Cypre, qui depuis la fin du VIIIe siècle était sous la domination des rois d'Assyrie. De l'autre côté du même vase est peint un combat naval, entre un vaisseau à l'avant terminé en chénisque, que montent des hopliques grecs, et un autre vaisseau, du type le plus étrange, qui imite la forme d'un énorme poisson et sur lequel les combattants sont des archers. Les monnaies anciennes de certaines villes de la Carie nous offrent l'image de la proue de navires pareils à ce dernier. L'épisode qu'a retracé le peintre céramiste est donc un de ces conflits entre Grecs et Cariens, qui se produisaient si fréquemment alors dans la mer Égée. Le second vase nous montre d'un côté deux lions affrontés aux cieux côtés d'un autel, peinture dont l'exécution semble tout à fait asiatique ; l'autre est occupé par deux compositions figurant deux mythes grecs dans un style plutôt gréco-asiatique que proprement asiatique, la naissance d'Athéné et la chasse du sanglier de Calydon. Le même vase porte une inscription étrusque, l'une des plus anciennes qui soient connues. Voilà donc des produits positifs des premières manufactures de céramique peinte de l'Étrurie, et c'est d'après des modèles grecs ou gréco-asiatiques que les formes et les types de l'art oriental y ont été copiés, en même temps que des sujets dont la donnée était hellénique.

L'histoire nous montre d'ailleurs certaines cités grecques tournant de bonne heure leurs navigations vers la mer des Tyrrhéniens et s'efforçant d'établir avec leur pays des relations commerciales régulières et suivies. Vers le VIIIe siècle, les Chalcidiens de l'Eubée, alors à l'apogée d'une puissance qui devait bientôt s'écrouler, organisent des expéditions de marine marchande vers les contrées de l'Occident et fondent comme comptoirs de commerce les deux premières villes grecques de l'Italie et de la Sicile, Naxos et Cumes. A Cumes ils sont sur le sol de la fertile Campanie, Campania felix comme disaient les anciens, et presque à la porte de l'Étrurie, avec laquelle ils trafiquent activement de ce point sans s'exposer aux difficultés que la jalousie des Tyrrhéniens auraient opposées à un établissement sur leurs côtes mêmes. Peu après, afin d'assurer une station à moitié route à leurs navires et de fermer la route à toute concurrence, ils se rendent maitres du détroit de Messine en enlevant Zanclè (plus tard Messine) aux Sicules et en bâtissant Rhêgion sur la côte opposée. Cumes assure sa position en se couvrant des établissements de Dicaiarchia (Pouzzoles) et de Palaipolis (fondue ensuite avec Néapolis ou Naples), comme de postes avancés.

Pour une époque postérieure d'un siècle, Denys d'Halicarnasse, dans ses Antiquités Romaines, raconte que Démarate, de la famille des Bacchiades, qui était la plus puissante à Corinthe, avait amassé de grandes richesses par le commerce qui il faisait avec les villes des Tyrrhéniens, les plus opulentes de l'Italie. Quant Cypsélos s'empara (le la tyrannie, il fut obligé de quitter Corinthe. 11 emporta tout ce qu'il put de ses richesses, se réfugia à Tarquinies, l'une des principales cités des Étrusques et y épousa une femme appartenant il la plus haute aristocratie du pays. Son fils devint plus tard roi de Rome, sous le nom de Tarquin. Pline ajoute que Démarate avait amené avec lui en Étrurie deux artistes, qu'il nomme Eucheir et Eugrammos ; et dans un autre endroit il dit que le peintre Cléophante de Corinthe avait accompagné cette émigration, à. laquelle Tacite attribue l'introduction de l'alphabet grec chez les Étrusques. 1 n'est pas certain que tout ait dans ce récit une réalité historique positive ; mais les trouvailles archéologiques ne permettent pas de doute au sujet de l'existence d'un comptoir corinthien à Agylla, le port de Cæré. Elle est attestée par le grand nombre de vases peints de fabrication corinthienne que l'on a découverts dans la partie ancienne de la nécropole de cette dernière ville, et dont notre Louvre possède une si merveilleuse série, grâce à l'acquisition de la collection Campana.

Dans leur commerce avec l'Étrurie, les Chalcidiens n'étaient que des courtiers. La Grèce propre, au VIIIe siècle, était encore singulièrement rude et presque barbare ; elle se remettait à peine du recul qui avait été pour elle la conséquence de l'invasion des Doriens. Toute la fleur de la civilisation hellénique, alors encore dominée par l'influence orientale dans les choses matérielles, toute l'activité de la production industrielle, étaient concentrées dans les cités de l'Ionie, qui avaient et devaient encore garder quelque temps une avance considérable sur le reste de la race grecque. La Grèce était tributaire de ces cités et recevait d'elles, ou des Phéniciens, tout ce qui exigeait pour être produit un travail un peu raffiné, soit qu'elles le fabriquassent elles-mêmes, soit qu'elles le tirassent des manufactures de l'Asie-Mineure, de la Syrie ou du bassin de l'Euphrate, alors en plein éclat, pour le répandre parmi les Hellènes. Corinthe seule était en mesure de rivaliser avec les villes ioniennes, et se montrait dès lors une ville de grande et habile industrie ; et le savoir-faire de ses ouvriers au VIIIe siècle était attesté par le fameux coffre, orné de bas-reliefs, où l'on disait que Cypsélos avait été caché dans son enfance, mais qui avait été exécuté plus anciennement, vers 740.

Les grandes villes de l'Eubée, Chalcis et Érétrie, au temps de leur éclat, étaient en relations étroites avec l'Ionie et l'Éolie, auxquelles elles avaient emprunté les éléments fondamentaux de leur système monétaire. Ce sont les marchandises de la côte gréco-asiatique, fabrications locales ou articles amenés de l'intérieur de l'Asie, que leurs matelots transportaient à Cumes et en Étrurie. Il est même possible que ce fût sur les vaisseaux chalcidiens que les marchands et les marchandises de Corinthe fissent ce voyage. Car il n'y a aucun texte positif qui parle d'expéditions directes des navires corinthiens jusqu'aux côtes de la Tyrrhénie. Et il est remarquable qu'à son origine le monnayage étrusque procède d'imitations des espèces euboïques et ioniennes — le masque de Gorgone des monnaies de Populonia, par exemple, est une copie de celui des statères d'argent d'Érétrie —, mais que les pièces de Corinthe n'y ont fourni aucun modèle.

Mais les habitants des florissantes cités de l'Ionie étaient marins aussi habiles et aussi hardis que fabricants industrieux. Phocée et Milet, en particulier, brillaient au premier rang dans la carrière des navigations commerciales. Dès le VIIIe siècle, les Milésiens avaient couvert de leurs colonies toutes les côtes du Pont-Euxin et s'étaient assuré le monopole du commerce de cette mer, où aboutissaient les routes de caravanes qui apportaient une foule de marchandises précieuses, l'ambre de la Baltique, les pelleteries du pays des Scythes, l'or de l'Oural, l'acier des Chalybes, le lapis-lazuli de la terre des Saspires. Aussitôt que Psamétik, dans le VIIe siècle, eut ouvert l'Égypte aux Grecs, ce furent aussi les Milésiens qui en accaparèrent presque entièrement le négoce et finirent par y fonder la ville de Naucratis. Il est impossible d'admettre qu'ils n'aient pas cherché un moyen d'atteindre par eux-mêmes les marchés si avantageux de l'Italie, comme ils fréquentaient ceux de la Grèce propre, de vendre directement aux Tyrrhéniens et de s'affranchir du tribut payé à la marine des Chalcidiens dans leurs relations avec l'Occident.

Mais c'était chose difficile et périlleuse, aux VIIIe, VIIe et VIe siècles avant l'ère chrétienne que de naviguer directement d'Asie-Mineure jusqu'en Étrurie. Sans doute on n'était déjà plus au temps où les dangers de Scylla et de Charybde, grossis par l'imagination populaire jusqu'à devenir des fables comme celles que nous lisons dans l'Odyssée, faisaient trembler de terreur les plus intrépides matelots. Mais la traversée n'en était pas moins longue, dangereuse et au-dessus de ce que pouvaient faire la plupart des navires de l'époque, capables seulement d'un cabotage toujours en vue des côtes, où l'on cherchait un abri sitôt que le temps devenait trop mauvais. Surtout le commerce de ces âges avait toutes les allures de la piraterie, à laquelle ne s'attachait alors aucun déshonneur, bien au contraire ; à tel point que nous possédons des traités gravés sur bronze et conclus entre deux villes grecques pour écumer les mers à frais communs. La pratique et même les principes reconnus du droit maritime, étaient la barbarie pure. On admettait généralement comme chose légitime, qu'une cité qui s'était mise en possession du commerce de mer avec un pays étranger en exclut tous concurrents, et que, si ses vaisseaux rencontraient sur leur route ceux d'une autre cité ou d'une autre nation, entreprenant la même navigation, ils leur courussent sus et les coulassent sans merci. Si les Chalcidiens s'étaient saisis des deux rives du détroit de Messine, c'était pour en fermer le passage à tout autre qu'eux, et ceux à qui ils y interceptaient la route ne pouvaient songer doubler la Sicile par le sud, car ils y auraient rencontré les mêmes dangers de la part des Carthaginois établis à Mélite (Malte), Gaulos (le Gozzo) et Cossyra (Pantellaria). Aussi est-ce seulement vers le milieu du VIe siècle que nous voyons d'autres Grecs que les Chalcidiens se mettre à fréquenter la portion occidentale de la Méditerranée, au delà de la Sicile. Ce sont les Phocéens, qui, bien peu avant la ruine de leur ville par les Perses, fondent en quelques années Hyélê ou Vélia, sur la côte ouest de l'Œnotrie, Pisa à l'embouchure de l'Arnus, Alalia dans l'île de Cyrnê (la Corse), Massalie chez les Ligures du midi de la Gaule, et qui vont jusqu'à Tartesse, à l'extrémité méridionale de l'Espagne, où le roi Arganthônios, heureux de voir surgir des concurrents aux Carthaginois, les accueille favorablement. S'ils réussissent si heureusement dans ces expéditions, c'est qu'ils sont favorisés par la bienveillance des anciennes colonies chalcidiennes, dont l'alliance intime avec eux est attestée par l'asile qu'elles donnent aux fugitifs de Phocée, jusqu'à ce qu'il saient trouvé d'autres demeures, après la prise de leur ville par les généraux de Cyrus. En effet, à l'époque où les Phocéens se mirent à fréquenter les routes de l'ouest, les colonies de Chalcis avaient cessé d'être soutenues par leur métropole, désormais déchue de sa première splendeur. L'Eubée était tombée sous la domination d'Athènes, qui n'était pas encore en mesure de prendre l'héritage maritime des Chalcidiens. Zancle, Rhêgion et surtout Cumes se trouvaient ainsi dans un isolement qui aurait pu leur devenir funeste, si d'autres Grecs n'étaient pas venus fréquenter leurs ports, les appuyer et maintenir leurs relations avec le reste de la race hellénique. Et parmi les concurrents qui se présentaient pour ce rôle fructueux, ils donnèrent la préférence à des Ioniens, à cause de la parenté de sang. Mais cette parenté n'aurait pas servi aux Phocéens, si Chalcis et Érétrie avaient été encore puissantes et capables de suffire par elles-mêmes au commerce avec leurs colonies.

Encore n'était-ce là que le premier des obstacles que rencontraient les tentatives de navigation directe jusqu'au littéral tyrrhénien. Si les Chalcidiens veillaient avec un soin jaloux à écarter la concurrence des autres Hellènes dans celte carrière, pour eux-mêmes les expéditions jusqu'à leur colonie de Cumes étaient extrêmement périlleuses ; c'étaient de vraies courses de blockade-runners, qui étaient obligées de revêtir un caractère presque aussi guerrier que commercial. Le vaisseau qui dépassait le détroit de Messine, pour traverser la mer des Tyrrhéniens, devait être prêt à combattre au besoin pour sa sécurité, et n'était rien moins que sûr de pouvoir atteindre son but ou en revenir. Non-seulement il y rencontrait les Carthaginois, ces ennemis nés des Hellènes, mais les Tyrrhéniens eux-mêmes, qui possédaient une nombreuse marine et comme pirates s'étaient fait un nom justement redouté. Carthaginois et Étrusques prétendaient au monopole exclusif des mers situées à l'Occident de la Sicile. Ils avaient souvent des querelles entre eux, surtout pour la possession de la Sardaigne et de la Corse, à laquelle ils aspiraient également. Mais quand il s'agissait des Grecs, de leur interdire l'accès de la mer Tyrrhénienne ou de les en expulser, l'intérêt commun les conduisait immédiatement à unir leurs efforts. Les colons hellènes des lies Éoliennes,  eurent fréquemment à repousser leurs attaques. C'est à leur coalition que se heurtèrent les Phocéens quand ils poussèrent dans l'ouest et surtout quand ils voulurent aller s'y établir en fuyant la domination perse. En 540, la flotte combinée des Carthaginois et des Étrusques battit les Phocéens devant Alalia, leur coula 40 vaisseaux sur 60 et détruisit ensuite la ville, dont elle contraignit les habitants à se retirer à Vélia. Pisa, enlevée aux Hellènes, devint une ville tout Étrusque. C'est à l'alliance des Ligures que Massalie dut d'échapper au même sort, et bientôt elle fut assez forte pour faire reconnaître sa domination sur le golfe du Lion. D'ailleurs les Tyrrhéniens n'avaient pas d'intérêt à aller les y chercher ; sur ce point, ils les laissaient aux prises avec les Carthaginois, sans se mêler dans le débat. Mais ce qui était pour eux un objectif capital, c'était la ruine de Cumes et des villes grecques qui l'entouraient. Ils la poursuivirent avec acharnement. En 474 les deux peuples unis attaquaient la vieille cité chalcidienne par terre et par mer, et étaient au moment de la faire succomber, quand Hiéron vint à son secours avec la flotte syracusaine et remporta l'éclatante victoire navale qui, bientôt suivie de l'occupation du port de Pyrgoi sur la côte étrusque, ouvrit définitivement à tous les Grecs la mer Tyrrhénienne et l'accès maritime de l'Étrurie. Et même après ces succès, il fallut trois quarts de siècle pour achever d'anéantir la piraterie étrusque. Au milieu du Ve siècle, Sophocle dans sa Médée qualifiait encore Scylla de Tyrrhénienne, pour la dépeindre comme une briseuse de navires. C'est seulement après le désastre de l'expédition des Athéniens en Sicile, à laquelle les Étrusques avaient prêté leur concours en haine de Syracuse, que l'ascendant, désormais pour quelques temps sans rival, de la marine syracusaine, les fit renoncer à la navigation, comme marchands et comme flibustiers.

Revenons aux Milésiens du VIIIe et du VIIe siècle. Ils avaient autant de prudence que d'esprit d'entreprise. Ils se préoccupèrent donc de trouver une combinaison qui leur permît d'aller en Italie et de commencer directement avec les Étrusques, sans éveiller leur jalousie sur le chapitre du monopole de la mer Tyrrhénienne, sans se lancer dans les risques de la navigation de cette mer. La fondation de Sybaris leur en fournit l'occasion, et de leur côté les Sybarites comprirent admirablement tout le parti qu'ils pouvaient tirer de la situation exceptionnellement favorable, où ils avaient établi leur ville.

On sait l'incroyable richesse commerciale que Corinthe dut à sa position sur une isthme entre deux mers, qui lui permettait de recevoir à la fois, dans ses deux ports, les vaisseaux venant de l'Orient et ceux venant de l'Occident, et de réexpédier, au moyen d'un simple transbordement, les marchandises arrivées d'une direction dans l'autre direction. Ce transit par l'isthme épargnait les lenteurs et les dangers de la circumnavigation du Péloponnèse, lenteurs et risques qui étaient toujours grands avec une marine dans des conditions encore très imparfaites. Les Phéniciens paraissent avoir apprécié les premiers la valeur de la situation de Corinthe. Ils y eurent certainement un des plus anciens comptoirs qu'ils aient établis dans les contrées helléniques ; c'est ce qu'atteste l'implantation dans cette ville du culte de Melqarth tyrien, transformé, sous le nom de Mélicerte, en un dieu des mers, comme le devenaient toujours dans les pays étrangers les divinités des navigateurs de Kena'an. Plus tard ce furent les Corinthiens eux-mêmes, affranchis de leur tutelle, qui exploitèrent cette situation si propice, et pendant de longs siècles jusqu'à la ruine de leur ville par Mummius, ils furent les grands entrepositaires du trafic entre la mer Égée et la mer Ionienne.

Par leur double alliance, d'un côté avec les Milésiens, de l'autre avec les Étrusques, les Sybarites s'assurèrent, dans le commerce de l'Asie-Mineure avec l'Étrurie, un rôle pareil d'entrepositaires et d'entrepreneurs du transit entre la mer Ionienne et la mer Tyrrhénienne ; et c'est à cela qu'ils durent leur prodigieuse et prompte richesse. Le point qu'ils avaient choisi pour leur établissement, avec une remarquable sûreté de coup d'œil, présente un étranglement très marqué dans le prolongement méridional de la péninsule italienne, presque un isthme resserré entre le golfe de Tarente et l'extrémité est de celui de Policastro ; en même temps, dans cet étranglement, un col de facile accès, celui du Campo Tenese, offrait un excellent passage pour traverser les montagnes qui séparent les bassins des deux mers. En deux journées, en chariot ou bien à dos de bêtes de somme, un ballot de marchandises, débarqué au port de Sybaris sur la mer Ionienne, était rendu au port de Laos sur la mer Tyrrhénienne. C'était une économie considérable de temps et de risques sur le passage par le détroit de Messine. Le rivage auprès de Sybaris, entre l'embouchure des deux fleuves, se creusait pour former une petite baie que les alluvions ont comblée depuis l'antiquité, mais dont on peut encore retrouver en partie l'ancien dessin sur le sol actuel. Il y avait ainsi, non pas un port naturel, chose qui ne se rencontrait sur aucun point du littoral depuis Tarente jusqu'à Messine, mais une bonne rade, abritée contre les vents de nord et de sud, et dont les écrivains anciens vantent la sûreté. C'en était assez pour offrir un lieu de débarquement favorable aux bâtiments venant de Grèce ou d'Ionie, surtout s'ils avaient soin de choisir pour leur voyage la saison d'été. Sur l'autre mer, l'embouchure du fleuve Laos, dont les Sybarites s'étaient empressés de se saisir presque aussitôt après la fondation de leur ville, offrait un mouillage très satisfaisant aux bâtiments qui s'y rendaient de la Campanie ou de la Tyrrhénie.

Dans ces conditions, Sybaris n'avait besoin d'avoir par elle-même ni industrie ni marine, pour tirer d'immenses profits du commerce singulièrement actif que sa situation géographique appelait à elle seule. Les Milésiens abordaient au port du golfe de Tarente et y déposaient leurs marchandises ; les Étrusques faisaient de même à l'autre port. Les Sybarites se chargeaient du transit par terre d'un rivage à l'autre, et leur cité était à la fois l'entrepôt où se concentraient les marchandises de l'Ionie et de l'Étrurie, et le marché où s'en opérait l'échange. De cette façon le trafic acquérait une sécurité qu'il n'aurait pas eue autrement ; il était mis à l'abri des dangers de la piraterie. Hellènes et Tyrrhéniens, chacun restait sur son domaine ; aucune des deux parties n'empiétait sur la mer dont l'autre se réservait la possession exclusive. Entre ce deux domaines jalousement gardés, Hellènes et Tyrrhéniens se rencontraient sur un terrain neutre et intermédiaire, où ils trafiquaient. Sybaris était comme la foire permanente ouverte à leurs opérations. On nous parle des exemptions de droits que les Sybarites accordaient à l'importation des marchandises les plus recherchées de l'Asie-Mineure et de la Tyrrhénie. C'est mal comprendre les choses que de voir là, comme on le fait vulgairement, une simple marque de leur amour pour le luxe. Il faut y chercher une pensée plus intelligente et un habile calcul, celui d'attirer sur leur territoire tout le mouvement commercial de ces contrées, en en faisant un vaste port franc.

 

IV

Aux causes que nous venons d'indiquer pour la rapide et prodigieuse fortune de Sybaris, et dont la recherche nous a conduit à jeter un coup d'œil général sur le commerce entre l'Orient et l'Occident de la Méditerranée, du VIIIe au VIe siècle, il faut joindre l'importance et le développement de l'empire territorial que cette ville avait su se créer.

La colonisation hellénique du VIIIe et du VIIe siècle, dans l'Italie méridionale, eut un caractère particulier que nous ne retrouvons que dans celle de la Cyrénaïque. En général, les Grecs, en implantant leurs colonies le long des côtes des pays barbares, parvenaient à y établir seulement des villes qui n'avaient pour territoire qu'une étroite banlieue. Le pays restait aux indigènes, que les Grecs ne cherchaient même pas à soumettre. Leurs villes étaient de grands comptoirs commerciaux, des factoreries bien plus que des colonies à proprement parler, dans le sens où nous entendons ce terme. Ils ne tentaient guère la colonisation complète que dans des îles ou dans des péninsules restreintes, et dont l'accès du côté du continent était facile à former, comme la Chersonèse de Thrace ou celle de la Chalcidique, sur la côte thraco-macédonienne. C'est qu'en effet la mer était la véritable patrie des Hellènes ; ils ne se sentaient réellement forts qu'en y touchant, qu'en la prenant pour base ; et ils n'osaient pas se risquer loin d'elle, dans l'aventure de conquêtes continentales étendues. Plusieurs siècles devaient s'écouler encore avant que l'hellénisme conçût même la pensée d'une entreprise comme celle d'Alexandre.

La fondation des villes du littoral italien de la mer Ionienne fut, au contraire, partout accompagnée ou bientôt suivie de la création d'un établissement territorial considérable. Non-seulement Sybaris et Tarente se taillèrent au milieu des populations indigènes de la Péninsule, en les soumettant à leurs lois, de véritables empires ; mais Crotone et Locres firent de même, bien que sur une échelle un peu moins étendue. Chacune de ces cités, après avoir, au moyen de nouvelles colonies sorties de son propre sein, ou en acceptant les obligations de métropole à l'égard d'établissements grecs d'origine indépendante mais trop faibles pour se soutenir dans une pleine autonomie, assuré sa domination sur une étendue considérable de la côte où elle était assise — Sybaris du Bradanos au Traeis, Crotone du Traeis au Caicinos, Locres de la Sagra à l'Alex — chacune de ces cités, subjuguant devant elle les habitants des montagnes de l'intérieur, poussa ensuite ses possessions territoriales jusqu'à la mer Tyrrhénienne, dont elle garnit le littoral d'une nouvelle succession de villes purement helléniques. L'obéissance des indigènes fut ainsi garantie par la façon dont ils étaient enserrés entre deux chaînes d'établissements grecs, dont l'office était le même que celui des colonies militaires que plus tard Rome fonda, en imitation de ce qu'avait fait les Grecs de l'Italie méridionale, dans toutes les contrées dont elle faisait la conquête. Le système se complétait par la construction de quelques autres villes grecques dans des positions stratégiques bien choisies de l'intérieur des terres, au milieu des indigènes, telle que fut Pandosia. C'est cette soumission aux cités helléniques de vastes étendues de pays où les indigènes reconnaissaient leurs lois, cette formation de vrais empires dépendant de chacune d'elles, qui valut de très bonne heure à l'Italie méridionale l'appellation de Grande-Grèce, part rapport à la Grèce propre, appellation dont autrement l'origine serait inexplicable et qui n'aurait pas de sens raisonnable.

Cette appellation montre, du reste, combien les populations indigènes, soumises aux Grecs, s'étaient complètement et vite hellénisées. De mœurs et de langue, elles s'étaient faites presque absolument grecques. Ceci semble indiquer chez elles une prédisposition toute particulière à s'assimiler aux Hellènes qui venaient s'établir sur leurs côtes, en subissant l'influence de la supériorité de civilisation de ces nouveaux dominateurs. Ajoutons que la sujétion des indigènes à la suprématie des colons grecs parait s'être produit presque sans lutte, au moins dans toute la contrée où s'établirent les Achéens. Les historiens classiques sont remplis de récits sur les luttes des cités helléniques de l'Italie méridionale entre elles dès le VIIIe siècle, sur les conflits sanglants amenés par la concurrence de leurs ambitions et le désir d'agrandissement qui finissait par les faire se heurter sur les frontières de leurs territoires ; mais aucune tradition ne parle de conflits sérieux entre elles et les habitants qui occupaient antérieurement le pays. Pour Sybaris et Crotone, en particulier, l'histoire est muette au sujet de guerres qu'elles auraient eu à soutenir contre les indigènes à l'époque de leur fondation, et pendant les premiers siècles qui suivirent, tandis qu'elle s'étend sur les luttes acharnées de Tarente avec les Salentins et les Messapiens et qu'elle mentionne même les conflits beaucoup moins graves de Locres et de Rhêgion avec les Sicules des montagnes de leur voisinage

Il est évident qu'il faut ici tenir compte de la nature particulière et de l'origine des populations que les Achéens de la Grande-Grèce eurent la bonne fortune de rencontrer devant eux. C'étaient les Œnotriens, que tout montre comme ayant été un peuple singulièrement doux, pacifique, étranger aux choses de la guerre et incapable d'une sérieuse défense. Ils étaient en outre des Pélasges, c'est-à-dire avaient une étroite affinité de race avec les Hellènes, affinité qui avait déjà produit dans certaines parties de la Grèce, comme l'Attique et l'Arcadie, une fusion complète entre les deux éléments pélasgique et hellénique. Ils prétendaient eux-mêmes être venus du Péloponnèse, et par conséquent ils devaient être disposés à voir, dans les colons qui en arrivaient, de proches parents, presque des frères, qui leur apportaient une culture plus avancée que celle qu'ils avaient due antérieurement à la domination des Sicules. Toutes ces causes réunies firent qu'ils se soumirent de bonne grâce, et pour ainsi dire spontanément, à la suprématie des villes helléniques établies sur leur littoral. C'est presque sans efforts et par un mouvement naturel que celles-ci devinrent en peu de temps les capitales de véritables empires territoriaux. Les tribus œnotriennes reconnaissaient dans les Grecs des protecteurs et des civilisateurs, dont elles se faisaient volontiers les clients, s'agrégeant à leurs cités par le lien d'une sorte de confédération, dont elles leur remettaient la présidence et la direction. Leur situation envers des villes comme Crotone ou Sybaris était environ celle des fédérés de Rome.

Des dominations territoriales que les colonies helléniques s'assurèrent ainsi chez les Œnotriens, dans le cours du VIIe siècle, de beaucoup la plus étendue fut celle de Sybaris. Quatre nations et vingt-cinq villes indigènes, nous dit-on, reconnaissaient son autorité suprême. Il est facile de déterminer l'étendue de cet empire par les villes purement grecques que Sybaris avait établies le long de ses côtes sur l'une et l'autre mer, qui la reconnaissaient pour leur métropole et acceptaient son hégémonie tout en jouissant, dans leur gouvernement intérieur, d'une autonomie complète, allant jusqu'à la plénitude du droit monétaire. Sur le golfe de Tarente, la domination sybarite se prolongeait de l'embouchure du Traeis, au sud, à celle du Bradanos, au nord, assurée par les villes de Sybaris même, Lagaria, Siris et Métaponte ; sur la mer Tyrrhénienne elle allait de l'embouchure du Sabbatos, le Savuto d'aujourd'hui, à celle du Silaros, jalonnant le littoral du sud au nord, par les établissements grecs plus ou moins importants de Lampéteia (San-Lucido), le Port Parthénios (Cetraro), Cerilloi (Cirella Vecchia), Laos (aux embouchures du Laino), Scidros (Sapri), Sciônè (Scalea), Maratheia (Maratea), Pyxus (Policastro), Palinuros (Porto di Palinuro) et Poseidonia. Sa frontière méridionale devait laisser en dehors le massif de la Sila, qui dépendait plutôt de Crotone, mais elle paraît avoir embrassé toute la haute vallée du Crathis, jusqu'au delà de Consentia (Cosenza). La ligne de la frontière qui séparait au nord, entre le Silaros et le Bradanos, le territoire des Œnotriens, dépendant de Sybaris, de ceux des Peucétiens et des Dauniens, pleinement indépendants, demeure inconnue. On voit par ces indications que la portion de l'Œnotrie soumise à l'autorité des Sybarites comprenait la presque totalité des deux provinces actuelles de Basilicate et de Calabre Citérieure, embrassant tout ce qui fut plus tard la Lucanie. Quand les Phocéens vinrent fonder un établissement à Velia, entre Palinuros et Poseidonia, vers le milieu du VIe siècle, les Achéens dépendant de l'hégémonie de Sybaris, virent dans ce fait une usurpation sur leur territoire et firent à la nouvelle colonie une guerre acharnée, que les Poseidoniates continuèrent encore après la ruine de leur métropole. Et l'on est en droit de penser que c'est la chute de Sybaris qui permit à Velia de se maintenir, en surmontant cette résistance.

Ainsi s'expliquent les armées de 300.000 hommes que l'on voit rassembler par Sybaris à certains moments de sa courte histoire. Quand on réfléchit à l'étendue territoriale de la domination de cette ville, elles cessent de paraître fabuleuses. Sybaris et les autres villes grecques dépendant de son autorité n'en pouvaient fournir, malgré le grand nombre de leurs citoyens, qu'une faible partie. Mais elle parvenait à réunir ces foules armées, qui rappelaient celles que traînaient avec eux les potentats asiatiques, au moyen des levées confuses que lui fournissaient ses vassaux à demi barbares.

Quant à l'espace de temps dans lequel Sybaris se forma cet empire, nous avons un élément positif pour sa détermination dans l'histoire de l'établissement de Métaponte. Ainsi que nous l'avons déjà dit, c'est environ 75 ans après avoir été fondée que la citée achéenne put envoyer Leucippos bâtir sa ville auprès des bouches du Bradanos, et qu'après la guerre qui s'ensuivit avec Tarente, ce fleuve fut, par un traité solennel, adopté comme frontière entre l'Œnotrie et la Japygie, que chacune des deux cités rivales revendiquait comme son domaine propre.

 

V

Pour avoir, en cent ans, accompli lés vastes travaux d'assainissement qui permirent à une population, exceptionnellement nombreuse, de vivre sans être décimée par la fièvre sur le terrain bas et marécageux qui servait d'assiette à la ville ; créé les routes à travers les montagnes qui permettaient le transbordement des marchandises d'une mer à l'autre ; fondé tant de colonies florissantes ; étendu la domination de leur cité sur une aussi vaste superficie de territoire ; fait de cette cité le centre et l'entrepôt d'un immense commerce ; pour avoir réalisé d'aussi grandes choses en si peu de temps, il faut que les Sybarites n'aient pas été toujours le peuple perdu de mollesse, efféminé, sans vigueur, dont leur nom suffit à éveiller l'idée. Dans le premier siècle de son existence, Sybaris eut son âge héroïque, sa période d'énergie et d'activité. Mais elle n'eut pas toutes les vertus suffisantes pour supporter tant de prospérité. C'est le développement trop grand, et surtout trop rapide, de sa richesse et de sa puissance qui la perdit, en la faisant tomber dans les dernier excès du luxe, de l'amollissement et de la corruption des mœurs.

Nous avons un fait formel pour dater l'époque où Sybaris en était déjà venue à ce point de luxe et de mollesse qui a fait de la vie de Sybaris une expression proverbiale. C'est l'histoire du mariage de la fille de Cleisthénés, tyran de Sicyone, vers 584 avant l'ère chrétienne, telle qu'elle nous est racontée par Hlérodote. Cleistiténês, désirant avoir un gendre digne de sa puissance et de sa richesse, fit proclamer par le héraut, à la célébration des jeux de la 50e Olympiade, qu'il invitait tous les jeunes gens les plus riches et les plus nobles de la Grèce à se présenter à Sicyone comme prétendants à la main de sa fille Agaristè ; au bout d'un an d'épreuve des différents candidats il devait faire son choix. L'alliance du tyran de Sicyone paraissant extrêmement désirable, il vint des prétendants de toutes les parties de la Grèce pour répondre à cet appel. Ce furent Smindyridés, fils d'Hippocratês, de Sybaris, et Damasos, fils d'Amyris, de Siris, en fait des Grecs d'Italie ; de la Grèce propre l'Étolien Malès, Leocédès d'Argos, descendant du célèbre tyran Pheidon, les Arcadiens Amiantos et Azén, les Athéniens Mégaclès, fils d'Alcméon, et Hippocleidès, fils de Tisandros, enfin Lysanias d'Erétrie' ; de la Thessalies Diactoridès de Crannon ; de l'Épire, Alcon le Molosse ; et de la côte d'Illyrie, Amphimnestos d'Épidanme. Après l'année d'épreuves, Cleisthénés choisit comme le meilleur de ces douze candidats, Mégaclès et le maria à Agaristè ; c'est de cette union quo sortit la famille des Alcméonides, qui devait un jour donner Périclès à Athènes. Le premier écarté avait été le Sybarite Smindyridès, qui avait, nous dit Hérodote, soulevé tout de suite un mépris universel par l'effémination de ses mœurs, le train asiatique de sa maison et l'insolence de son faste. L'historien ne parle pourtant pas de cette suite de mille cuisiniers et engraisseurs de volailles, que plus tard Athénée prête à Smindyridès arrivant à Sicyone, et qui parait quelque peu exagérée.

Ce qui est certain, c'est que les Sybarites usaient de leur richesse pour entretenir un luxe inouï, bien plus conforme aux habitudes de l'Asie qu'à celles de la Grèce. Il n'y avait pas, raconte-t-on, chez eux de bonne maison qui n'eût ses nains et ses petits chiens de Mélitê, achetés à grands frais. L'usage de Sybaris était de faire porter aux enfants, jusqu'à l'âge de puberté, des robes de pourpre et un riche bandeau d'or dans les cheveux. Les citoyens de la ville n'admettaient pas qu'un homme comme il faut pût porter autre chose que ces étoffes de Milet en laine exceptionnellement fine, couvertes de somptueuses broderies, qui passaient alors, dans tout le bassin de la Méditerranée comme le dernier mot du luxe en ce qui touche au vêtement. On nous a conservé la description de la merveille du genre, de ce péplos brodé que le Sybarite Alcisthène avait fait exécuter sur commande par les plus fameux métiers de l'Asie-Mineure, et dont il se montra un jour paré à la grande procession solennelle du temple de Héra Lacinia, près de Crotone. C'était une longue pièce d'étoffe dont les broderies étaient disposées en trois zones : en haut les animaux sacrés des Susiens, en bas ceux des Perses, et dans la bande intermédiaire, la plus haute des trois, une série de divinités, Zeus, Thémis, Athéné, Aphrodite et Héra, placées entre les deux figures d'Alcisthène lui-même et du fleuve Sybaris, sans doute sous les traits d'un homme à tête de taureau[2], qui occupaient les deux extrémités. Un siècle et demi plus tard, Denys de Syracuse, ayant trouvé ce célèbre vêtement dans le butin de la prise de Crotone, où on le conservait, le vendit aux Carthaginois pour 120 talents, c'est-à-dire, en poids seulement, 691.999 francs s'il s'agit de talents attiques, en usage à Syracuse, 1.216.000 francs s'il s'agit de talents Carthaginois, et comme valeur réelle environ 2 millions 767.996 francs dans le premier cas, 4 millions 432.000 francs dans le second. La description du péplos d'Alcisthène de Sybaris a une importance capitale en archéologie. M. de Longpérier a montré avec quel degré d'exactitude elle correspondait au système de décoration des vases peints dits de style oriental ou asiatico-lydien, qui ont été fabriqués dans toutes les parties du monde grec au VIIe et au VIe siècle, et qui offrent des zones superposées d'animaux et de figures, sur un fond semé de fleurs et de rosaces. Ce sont les étoffes brodées de la Lydie et de Milet que les peintres céramistes y ont pris pour modèles et dont ils y ont copié l'ornementation.

Les banquets publics, qui suivaient les sacrifices et qui avaient été originairement destinés à en consommer les viandes, faisaient chez tous les Grecs partie intégrante du culte, et en général on s'étudiait à y donner une grande magnificence. Les Sybarites y portèrent une recherche inconnue ailleurs et en firent un des actes capitaux de la vie de leur cité. Pour y mettre plus de solennité, ils avaient pris l'habitude d'en faire les invitations un an à l'avance, usage que Verrès reprit à Syracuse pendant son gouvernement de Sicile et dont Cicéron lui fait un grand grief. Les Sybarites allèrent même jusqu'à décerner par un vote public, à ceux qui avaient déployé le plus de faste dans les banquets donnés à leurs frais, des couronnes d'or, récompense réservée d'ordinaire aux actions d'éclat ou aux bienfaits éminents envers les cités. Ils firent encore plus, et, chose pour laquelle les écrivains anciens n'ont pas assez de sarcasme et de mépris, ils accordèrent les honneurs de la couronne d'or aux cuisiniers qui avaient fait preuve des plus remarquables talents dans ces occasions solennelles. Sybaris avait aussi inventé en faveur des cuisiniers le système des brevets d'invention. Celui qui avait créé un plat nouveau jouissait, prétend-on, pendant un an du privilège de l'exploiter seul. Parmi les mets les plus raffinés de la cuisine grecque, entre autres parmi les manières d'accommoder le poisson, que les Hellènes regardaient comme le manger le plus délicat, il y en avait un bon nombre dont on attribuait l'invention aux Sybarites. Par exemple, ils passaient pour avoir imaginé les premiers ce condiment si recherché qu'on appelait garon, et qu'on faisait avec des laitances de maquereau confites à la saumure, puis délayées dans du vin doux et de l'huile ; cela devait ressembler quelque peu à l'anchovy's sauce, si appréciée des Anglais. Mais le poisson que les Sybarites prisaient avant tout était l'anguille. On raconte qu'ils avaient accordé exemption d'impôts à ceux qui s'adonnaient à l'élève des anguilles, comme aux chasseurs de profession qui approvisionnaient de gibier le marché de la ville.

Gourmets déterminés, les Sybarites étaient aussi de grands buveurs. Ils furent, dit-on, les premiers des Grecs à manger de la graine de chou tout en buvant après le repas, ce que l'on regardait comme retardant les effets de l'ivresse, Comme ils n'aimaient pas à se gêner, on dit encore qu'ils furent les premiers a tenir des pots de chambre dans les salles de festin, sous les lits où se couchaient les convives, usage dont l'adoption générale chez les hellènes est attesté par de nombreuses peintures de vases.

Ce qui était plus grave, ce qui choquait l'esprit des mœurs grecques dans ce qu'il avait de meilleur, le respect de la femme mariée, c'est que les Sybarites faisaient figurer dans leurs soupers et dans les banquets publics, qui toujours finissaient dans le désordre de l'ivresse, les femmes de condition libre pêle-mêle avec les hommes.

Ce fait à lui seul est l'indice d'une profonde dépravation de mœurs. Elle parait avoir été grande à Sybaris, et l'on en raconte de singulières choses. On dit qu'il y avait dans cette ville, pour les jeunes filles de la meilleure condition, des professeurs féminins attitrés, enseignant par règles l'art d'aimer. Les collecteurs de curiosités piquantes, tels qu'Athénée, prétendent même nous donner ces règles consacrées de séduction et de coquetteries de courtisanes. Nous y lisons, par exemple, que se découvrir jusqu'au dessous du sein est le plus sûr moyen d'ébranler définitivement un admirateur irrésolu. Nous y lisons aussi qu'au défaut d'un mari, le bon ton de Sybaris était de prendre un amant à douze ans accomplis, et que ce choix précoce n'entraînait aucun déshonneur, au contraire. Il est vrai qu'en Crète les mœurs publiques admettaient bien autre chose ; c'était une gloire pour les éphèbes de s'y parer des dons somptueux de leurs trop peu équivoques amis.

Du reste, il ne faudrait pas ajouter une foi implicite à tout ce que l'on narre de la mollesse, du luxe insensé et de la corruption des Sybarites. On prête toujours aux riches, et ç'a été un thème sur lequel on a indéfiniment brodé. En général on ne trouve les anecdotes de ce genre que chez les auteurs qui écrivaient plusieurs siècles après la destruction de Sybaris, alors que la vie sybarite était devenue un lieu commun inépuisable pour les déclamations complaisantes des moralistes et des rhéteurs. Il est même curieux de voir combien de choses toutes simples sont devenues sujets de reproches convenus à l'adresse de l'affaissement moral des gens de Sybaris.

Si vous voulez vivre longtemps en bonne santé, disait un proverbe local, ne voyez jamais ni le lever ni le coucher du soleil. Y a-t-il là, comme on l'y voit généralement, un précepte de mollesse outrée, engageant à donner la plus grande partie de son temps au sommeil ? En aucune façon, et je ne puis y voir qu'un aphorisme d'hygiène fort sage, que quiconque voudra s'arrêter sur l'emplacement de Sybaris fera bien de méditer et d'observer. Il prouve que, malgré tous les travaux exécutés pour l'assainir, le site de la ville, dans un bas-fond humide, était resté fort insalubre ; qu'alors, comme aujourd'hui, les brouillards du matin et le serein du coucher du soleil frappaient ceux qui s'y exposaient de fièvres paludéennes prenant facilement un caractère pernicieux. Et précisément on oppose à plusieurs reprises le danger du climat de Sybaris à la salubrité de celui de Crotone.

Un autre grief qu'on invoque contre la mollesse exagérée des Sybarites, c'est que, les premiers parmi les Grecs, ils avaient donné l'exemple de couvrir leurs rues contre l'ardeur trop grande des rayons solaires, en prolongeant de chaque côté en auvent les toits des maisons. Franchement, ceci parle en faveur de leur intelligence pratique plutôt que de leur corruption. J'en conclus seulement qu'ils comprenaient les conditions de la construction des villes, dans les pays chauds, mieux que les ingénieurs modernes qui s'en vont faire à Alger, à Athènes, à Alexandrie, au Caire, de larges boulevards et de vastes places où le soleil fait rage, de telle façon qu'il est impossible de les traverser à midi en été. On peut même soupçonner qu'ici les gens de Sybaris ont été bien moins des inventeurs que les importateurs d'un vieil usage de l'Orient, qui s'est conservé fidèlement jusqu'à nos jours dans les villes arabes, Il doit en être de même de leur goût pour les bains de vapeur, où ils avaient introduit, dit-on, des raffinements inconnus aux autres Grecs. Quant à leur habitude de se construire à la campagne des grottes artificielles pour y passer au frais les heures chaudes des journées d'été, il y a là une recherche de bien-être qui montre des délicats, mais qui en elle-même est assez innocente. Enfin ce que l'on raconte du soin que les gens de Sybaris avaient pris de reléguer les métiers bruyants dans les faubourgs, afin que leur fracas n'incommodât pas les voisins dans l'intérieur de la ville, et de la défense d'y tenir les coqs, pour qu'ils ne réveillassent pas au milieu de la nuit ceux qui voulaient dormir, ne passe rait pas dans nos cités pour autre chose que pour des règlements de bonne police.

Un Sybarite, au rapport de Timée de Tauroménion, se promenant un jour dans la campagne, vit des travailleurs occupés à fouir la terre. En rentrant en ville il raconta cette chose curieuse, en disant : Vrai, cette vue seule m'a donné un effort. — Ma foi, répondit son interlocuteur, ton récit suffit à me donner un point de côté. L'anecdote est amusante et devait plaire aux Athéniens, pour qui Timée l'écrivait. Mais elle est bien peu vraisemblable. Ce n'était pas chose extraordinaire pour les riches de Sybaris que de voir les travaux des champs, puisqu'ils étaient tous de grands propriétaires ruraux, qui surveillaient l'exploitation de leurs terres, la récolte de leur blé, la confection de leur huile et de leur vin. La seule chose vraie dans cette historiette, c'est qu'en général ils ne cultivaient pas par eux-mêmes et employaient les indigènes comme colons, Timée, d'ailleurs, se contredit lorsqu'il ajoute comme un autre trait de la mollesse sybarite, que les riches propriétaires, lorsqu'ils se rendaient dans leurs fermes, y allaient en voiture. Et je conclus de ce fait qu'ils avaient su établir par tout leur territoire de bonnes routes carrossables, ce qui n'était pas habituel chez les Grecs.

Sybaris n'a jamais développé chez elle l'éducation athlétique, bien qu'elle ait donné des jeux magnifiques. Parmi les vainqueurs d'Olympie, on ne cite qu'un Sybarite, Phi-Iotas, qui remporta le prix du pugilat pour les enfants l'année de la fondation de ce concours, dans la XLIe Olympiade (616). Ce qui a bien la saveur d'un propos sybarite authentique, c'est le mot de ce citoyen de la ville des bords du Crathis, qui, voyant à Crotone les jeunes gens manier eux-mêmes la pioche pour préparer le sol de la palestre, s'écria : Fi donc ! chez nous on laisse ce soin aux esclaves.

Comme le commerce de transit venait les chercher chez eux, et comme ils n'avaient pas à se donner de mouvement pour en encaisser les profits, les Sybarites étaient très casaniers. Ils se moquaient de l'activité inquiète des autres Grecs, qui s'en allaient commercer au loin et qui se condamnaient à la rude vie de marins. Pour eux, ils se faisaient gloire, raconte-t-on, de passer toute leur vie sur les ponts de leur ville et de vieillir sans avoir vu d'autre pays que le leur. Ceci ressemble fort aux habitants de quelques-unes de nos villes de province, où l'on se vante de n'avoir jamais quitté le sol sacré de la Grande Rue.

Ce qui est plus sérieux, c'est la renommée que les Sybarites laissèrent d'être devenus, dans l'orgueil immense excité chez eux par leur richesse et leur puissance, des contempteurs des dieux, des violateurs habituels des lois sacrées. Un oracle, disait-on, leur avait prédit qu'ils jouiraient en paix d'une prospérité sans seconde tant qu'ils ne préféreraient pas les hommes aux dieux. L'imagination populaire se représenta l'anéantissement subit de leur altière cité comme un châtiment céleste. La guerre où ils succombèrent eut de la part des Crotoniates, par suite de circonstances auxquelles nous nous arrêterons tout à l'heure, le caractère d'une sorte de croisade aussi religieuse que politique. On raconta qu'une foule d'avertissements surnaturels et de prodiges leur avait annoncé la catastrophe à laquelle ils couraient, mais que dans leur aveuglement ils n'avaient pas voulu en tenir compte.

Nous avons déjà vu qu'à la suite des sacrilèges qui avaient marqué la prise de Siris, les Métapontins et les Crotoniates, obéissant à l'oracle d'Apollon, s'étaient empressés de détourner le courroux des dieux par des expiations, mais que les Sybarites n'en avaient rien fait. Comme trait caractéristique de leur impiété, on cite celui de l'homme qui, voyant l'esclave qu'il voulait châtier chercher un refuge au tombeau de ses aïeux, osa l'arracher de l'autel qu'il tenait embrassé, pour le faire mettre à mort. On prétend surtout qu'ils attirèrent sur eux la vengeance de Zeus Olympien par leur entreprise contre une des institutions religieuses les plus vénérées de la Grèce. Les Sybarites avaient d'abord attaché un grand prix à prendre part aux jeux olympiques ; ils s'étaient construits à Olympie un trésor particulier, que Pausanias vit encore conservé, comme ceux d'autres villes depuis longtemps détruites, par exemple de Sélinonte. Mais plus tard, enflés d'ambition et de vanité, ils voulurent supplanter et abolir à leur profit ces fêtes panhelléniques. Ils fondèrent à Sybaris des jeux qui se célébraient exactement en même temps, et auxquels ils s'étudièrent à donner bien plus de splendeur ; ils espéraient ainsi détourner d'Olympie et attirer en Italie tous les peuples de la Grèce. Poussant encore plus loin l'audace et l'impiété, ils s'attaquèrent au sanctuaire même de Zeus. Le prétendu Scylax nous apprend qu'un jour ils débarquèrent à l'embouchure de l'Alphée et pillèrent les trésors d'Olympie.

 

VI

Au milieu de cette corruption parvenue à son comble, une réforme morale parut au moment de s'accomplir sous l'influence de Pythagore. Le sage de Samos, en venant en Italie, visita Sybaris et y recruta de nombreux disciples. Un de ses biographes raconte même le prodige qu'il opéra sur le rivage baigné par le Crathis. 11 y rencontra des pêcheurs levant leur filet, leur prédit exactement le nombre de poissons qu'ils allaient tirer de la mer, les acheta et les fit rejeter vivants dans les flots. Mais un prodige plus grand et plus véritable fut accompli par le philosophe. Il sut apaiser pour un temps les discordes des républiques grecques de l'Italie. Son influence salutaire fut éprouvée à Tarente, à Sybaris, à Crotone, à Caulonia, à Rhêgion, et même en Sicile, où plusieurs cités envoyèrent demander ses conseils pour la réforme de leurs lois. Tout indique que c'est sous ses auspices que, vers le même temps, les cités de la Grande-Grèce adoptèrent, en signe d'union, un système uniforme de monnaies. Le duc de Luynes a rendu la démonstration de ce fait presque complète.

Les Achéens, du reste, avaient entre tous les Grecs une propension spéciale pour le système fédératif, dont ceux de la Grèce propre devaient, quelques siècles plus tard, donner le type le plus parfait qu'ait connu le monde hellénique. Les deux grandes villes achéennes de l'Italie, Sybaris et Crotone, étaient en réalité chacune à la tête d'une confédération de villes moins [importantes, qui étaient leurs colonies. Et entre les deux il avait existé à plusieurs reprises une alliance intime, que nous avons vu se manifester lors de la guerre de Siris. Cette alliance s'est même traduite par la fabrication de monnaies qui portent simultanément les noms de Sybaris et de Crotone. Il y avait seulement entre elles une sourde rivalité d'ambition et d'amour-propre. Dans l'alliance, Sybaris, comme la plus grande et la plus puissante des deus cités, prétendait exercer l'hégémonie ; Crotone avait d'abord admis cette prétention, mais à mesure qu'elle grandissait, elle s'y montrait moins disposée. Elle ne supportait plus qu'avec impatience l'insolent orgueil de Sybaris. Quand Pythagore l'eut choisie pour sa résidence, elle prétendit naturellement diriger à son tour la confédération sur laquelle l'influence morale du maitre était à ce moment toute puissante. Un conflit ne pouvait manquer dans ces conditions de surgir à bref délai. Aussi est-ce à Sybaris qu'éclata tout d'abord la réaction ultra-démocratique qui devait bientôt après s'étendre aux autres villes, et dont Pythagore et ses disciples finirent par être les victimes. Mais Sybaris avait tellement comblé la mesure de son arrogance qu'elle ne trouva aucun allié dans son entreprise contre les Pythagoriciens ; les Crotoniates se levèrent en masse contre elle, sans que le parti qui chassa ensuite le philosophe de Samos voulut se déclarer en sa faveur ; et elle périt, victime des haines qu'elle avait soulevées, dans une lutte où elle avait mis tous les torts de son côté.

Le système traditionnel de gouvernement de toutes les cités achéennes, aussi bien en Italie qu'en Grèce, était essentiellement timocratique, sauf à Crotone, et par conséquent rentrait dans ce que les Hellènes appelaient une démocratie bien réglée, par opposition à l'ochlocratie ou gouvernement purement populaire. La noblesse de la naissance n'y donnait aucun droit particulier, mais le cens y constituait différentes classes, toujours ouvertes et accessibles aux gens partis du plus bas, quand ils s'enrichissaient par leur travail. L'inscription dans telle ou telle de ces classes déterminait l'aptitude à siéger au Sénat ou à occuper certaines magistratures. Corrigé par la présence de l'assemblée populaire, à côté du Sénat et des fonctions suprêmes réservées aux seuls hauts censitaires, ce système était le plus parfait et le plus libéral qu'eussent jusqu'alors inventé les Grecs. Athènes n'avait pas encore prouvé par son exemple la possibilité de concilier la démocratie pure et absolument égalitaire avec la liberté. Quand on sortait de la donnée des classes étagées du cens, on tombait inévitablement dans ce qu'on appelait la tyrannie, terme auquel ne s'attachait alors aucune idée de réprobation, et que nous appelons aujourd'hui le césarisme, c'est-à-dire dans le pouvoir viager d'un seul, acclamé par le vote populaire avec la mission de mater le pouvoir des riches. C'est ce qui avait fini par arriver dans beaucoup des cités achéennes d'Italie, entre autres à Sybaris. L'école pythagoricienne, partout où elle acquit l'influence et prit la direction du pouvoir, tendit à rétablir, en les renforçant, les institutions timocratiques, à défaut du système dorien de l'aristocratie, pour lequel le maitre témoignait une propension décidée.

C'est au nom du parti populaire que Cylon et linon devaient, à Crotone, faire proscrire Pythagore et son école. C'est également ce parti qui, un peu plus tôt, souleva Sybaris contre les Pythagoriciens. Une révolution dans le sens de la démocratie à outrance éclata dans cette ville, excitée par les prédications démagogiques de Têlys, homme violent, d'un caractère impérieux et sanguinaire, qui sut confondre les vengeances de la foule avec les siennes propres, et commença par se faire décerner la tyrannie. Un moment son pouvoir parut assez solidement établi pour que Philippe, un opulent Crotoniate qui s'était rangé dans la faction des Cyloniens, ait brigué la main de sa fille.

Têlys, en arrivant à l'autorité suprême, avait banni de Sybaris, avec le concours de l'assemblée populaire, cinq cents des principaux citoyens, appartenant au parti opposé. Ces bannis avaient trouvé un refuge à Crotone. Croyant pouvoir faire tout céder devant la puissance sybarite, le tyran somma les Crotoniates, dans les termes les plus hautains, en les accompagnant de menaces, d'avoir à expulser les réfugiés. La question fut soumise aux délibérations du Sénat, et ce fut Pythagore en personne qui, invoquant le caractère sacré des suppliants et la sainteté du droit d'asile, décida la république de Crotone à braver la colère de Têlys plutôt que de retirer la protection à ses hôtes. Voulant pourtant éviter une rupture et mettre le bon droit entièrement de leur côté, les Crotoniates envoyèrent à Sybaris une ambassade de trente de leurs citoyens les plus distingués, chargés d'expliquer les motifs de leur décision. Les ambassadeurs sybarites, respectés à Crotone, même dans leurs excès, avaient pu insulter impunément Pythagore quand il se faisait le défenseur de l'infortune ; ceux de Crotone furent égorgés à Sybaris sans être même entendus, et Têlys fit jeter leurs corps sans sépulture en dehors de la ville. Un cri d'horreur accueillit à Crotone la nouvelle de cet attentat inouï. Toutes les divisions de parti s'effacèrent devant le désir de la vengeance. Crotone à l'unanimité décréta une guerre d'extermination contre Sybaris ; enflammée par les discours des partisans de Pythagore, elle arma tous ses citoyens et appela à elle les contingents des villes grecques ses fédérées, avec la levée en masse de ses sujets indigènes de la montagne.

Le meurtre d'ambassadeurs, dans les idées des Grecs, n'était pas seulement une odieuse violation du droit des gens, mais un sacrilège. Il venait mettre le comble aux impiétés des Sybarites. Aussi la guerre fut-elle entreprise par les Crotoniates comme une guerre sacrée, et les autres Hellènes répudièrent toute solidarité avec Sybaris. On fut persuadé que les dieux eux-mêmes combattaient contre la ville criminelle, et que Crotone avait mission de venger leur querelle. On raconta que, dans la nuit qui suivit le massacre des ambassadeurs, les archontes de Sybaris avaient vu en songe Hère, la principale divinité de la ville, sortir de son temple, s'avancer au milieu de l'agora et y vomir une bile noire. Le lendemain, une source de sang avait jailli dans le sanctuaire, inondant le pavé, que l'on avait couvert vainement de plaques de bronze pour cacher cette marque miraculeuse de la fureur céleste. Les Sybarites envoyèrent consulter l'oracle de Delphes sur l'issue de la guerre ; mais Apollon ne répondit que par des anathèmes. Il y avait dans la ville un devin fameux, de la race sacrée des Iamides, nommé Callias. Il la quitta avec éclat pour ne pas être englobé dans le châtiment effroyable que les dieux lui révélaient.

Les Sybarites ne tinrent compte d'aucun de ces présages terrifiants. Ils rassemblèrent toutes leurs forces et attendirent les Crotoniates au passage du Traeis, sur la frontière des deux territoires. C'est là que la bataille fut livrée. S'il faut en croire les historiens, 300.000 hommes y figurèrent du côté des Sybarites et 100.000 du côté des Crotoniates ; c'est bien la proportion respective de l'étendue des domaines des deux républiques. Mais les Crotoniates avaient des auxiliaires précieux dans le corps d'émigrants spartiates que commandait Dôrieus, qu'un hasard de navigation venait d'amener sur leurs côtes.

Hérodote raconte comment Anaxandridas, fils de Léon, roi de Sparte, n'ayant pas eu d'enfants, les Éphores craignirent de voir s'éteindre en lui la race d'Eurysthée et l'obligèrent, puisqu'il ne voulait pas répudier sa femme, à en épouser une seconde. Celle-ci fut mère de Cléomène ; mais alors la première femme cessa d'être stérile et donna le jour à Dôrieus, et plus tard à Léonidas et à Cleombrote. Dôrieus, qui se faisait remarquer entre tous les jeunes gens par ses brillantes qualités, avait conçu l'espoir d'arriver au trône de préférence à Cléomène, dont la raison n'était pas saine. Mais à la mort de leur père, les Spartiates élurent Cléomène, selon le droit de primogéniture, et Dôrieus, ne pouvant souffrir de lui rester soumis, demanda et obtint des hommes pour aller fonder une colonie quelque part. Il s'établit près du fleuve Cynips, dans la partie la plus fertile de la Libye. Mais, au bout de trois ans, il fut forcé par les Maces, les Libyens et les Carthaginois d'abandonner cette contrée, et il revint dans le Péloponnèse. Hérodote impute le mauvais succès de cette colonie à la précipitation qui l'avait fait partir sans consulter l'oracle de Delphes, ni accomplir aucun des rites usités :en pareil cas. A son retour, Anticharês conseilla à Dôrieus, d'après l'oracle de Laios, d'aller occuper en Sicile la ville d'Hêracleia Minoa, assurant que le pays d'Éryx tout entier appartenait légitimement aux Héraclides, comme ayant été jadis conquis par leur ancêtre divin. Cette fois, Dôrieus ne manqua pas de consulter la Pythie, qui lui prédit qu'il viendrait à bout de son entreprise. Mais ayant touché à Crotone dans la navigation vers la Sicile, il se laissa entrainer par les sollicitations des Crotoniates à prendre part à leur guerre contre Sybaris, espérant en tirer gloire et profit. Quatre-vingts ans après ces événements, quand Hérodote écrivait son histoire à Thurioi, les Crotoniates, voulant se réserver à eux seuls le mérite de la victoire, niaient que Dôrieus eût combattu avec eux. Mais les descendants des Sybarites l'affirmaient, et l'avis d'Hérodote est qu'ils avaient raison, d'autant plus que les Grecs de Sicile, de leur côté, prétendaient que le désastre qui avait frappé ensuite Dôrieus et son expédition, anéantie par les forces coalisées des Carthaginois et des Ségestains, avait été un châtiment de la façon dont il s'était laissé détourner de la route que lui traçaient les dieux, et cela pour combattre des Grecs quand il avait pour mission de ne tirer l'épée que contre les Barbares.

Quoiqu'il en soit, l'armée de Crotone était commandée par le fameux athlète Milon, un des plus chauds partisans de Pythagore, qui marchait au combat couvert d'une peau de lion et armé d'une massue, à l'imitation d'Hercule. La lutte fut courte et décisive. On prétend que la fastueuse cavalerie des Sybarites, oublieuse des exercices militaires, ne s'occupait plus que de dresser ses chevaux à danser en mesure, au son de la musique, en faisant des voltes et des courbettes, dans les parades où elle se plaisait à déployer son luxe. Milon, quand il la vit prête à charger, fit avancer tout à coup une nombreuse troupe de musiciens, jouant l'air employé habituellement dans ces occasions. Aussitôt les chevaux d'entrer en danse et de bouleverser leurs rangs, en exécutant les voltes auxquelles ils étaient dressés. Une charge vigoureuse de la cavalerie crotoniate surprit la cavalerie sybarite pendant ce désordre, la culbuta sans peine, quoique très supérieure en nombre, et la rejeta sur l'infanterie, qu'elle enfonça et entraîna dans sa déroute. L'immense armée de Sybaris se débanda comme un troupeau ; les levées œnotriennes se hâtèrent de regagner leurs montagnes ; les contingents des villes grecques retournèrent chez eux en meilleur ordre, satisfaits de sortir d'un conflit où ils n'avaient marché qu'à contre-cœur. Les Sybarites, restés seuls, s'enfermèrent dans leurs murailles.

C'est alors qu'une sédition populaire mit fin au pouvoir et à la vie de Têlys. La foule qui s'était associée à tous ses excès, qui avait applaudi au crime du meurtre des ambassadeurs, rendit le tyran de son choix responsable de la défaite. Elle espéra d'ailleurs désarmer la vengeance des Crotoniates en leur sacrifiant des victimes expiatoires. Vain espoir ; elle ne fit que se charger d'un nouveau crime et ajouter à l'horreur qu'inspirait déjà Sybaris. Non-seulement Têlys fut massacré par l'émeute, mais on poursuivit sa famille et ses conseillers jusque dans le temple de Héra, où ils cherchaient un refuge, et on les égorgea sur l'autel même de la déesse. La légende répète ici le prodige qu'un sacrilège pareil est censé avoir amené à la prise de Siris. La statue de Héra détourna la tête de la scène de carnage qui s'accomplissait à ses pieds ; et la source de sang qui s'était ouverte lors de l'assassinat des ambassadeurs Crototoniates, jaillit de nouveau miraculeusement dans le temple.

Pendant que ces événements s'accomplissaient dans Sybaris, les Crotoniates, poursuivant leurs avantages, mettaient le siège devant la ville. Soixante-dix jours après le commencement des hostilités, elle était obligée de se rendre à merci. Crotone, victorieuse, assouvit sa vengeance sur Sybaris avec une fureur implacable. Tous les habitants en furent expulsés et durent se retirer à Laos et à Scidros. La cité vide, on procéda méthodiquement à la destruction de ses remparts et au renversement de tous ses édifices importants. Avec les rites les plus solennels et les plus redoutables que la religion pût employer en pareil cas, on prononça des imprécations terribles, dévouant à la colère des dieux quiconque oserait tenter de relever Sybaris de ses ruines. Enfin, pour achever leur œuvre d'anéantissement, les Crotoniates détournèrent le cours du Crathis, de manière à le faire couler sur l'emplacement de la cité détruite.

Ceci se passait en 510 avant l'ère chrétienne, l'année même où les Tarquins furent chassés de Rome et les Pisistratides expulsés d'Athènes, triple coïncidence historique vraiment singulière, et que tous les écrivains anciens relèvent comme merveilleuse.

La guerre des Crotoniates avait été légitime et avait eu pour point de départ la défense d'une cause juste et sacrée ; la destruction sauvage de la ville eut beau être présentée comme l'accomplissement de l'arrêt des dieux, ce fut un véritable :crime de lèse-humanité, dont la responsabilité doit peser sur Pythagore et les Pythagoriciens, qui, dans toute cette affaire, eurent la direction absolue de la politique de Crotone. Ce fut pis encore, si nous voulons adopter la morale du célèbre mot attribué à Talleyrand ; car ce fut une de ces fautes que rien ne peut plus réparer. On est en droit de dire, sans exagération, que le jour où l'anéantissement de la puissante Sybaris fut résolu dans les conseils des Crotoniates, cette sentence condamna du même coup l'œuvre de la colonisation hellénique de l'Italie méridionale à un échec irrémédiable et lui donna le coup de la mort. En ne le comprenant pas, le philosophe de Samos, et ses disciples montrèrent qu'ils pouvaient avoir de sages idées sur la constitution intérieure des cités, être de bons législateurs, mais qu'ils n'étaient pas des hommes d'État et qu'ils manquaient absolument de l'intelligence de la grande politique.

Les cités de la Grande-Grèce ne pouvaient rester fortes et prospères, maintenir et agrandir leur empire, faire progresser l'hellénisme dans le champ si vaste et si propice que la péninsule italique offrait à leurs efforts, enfin s'y assimiler graduellement les populations indigènes en les conquérant à leur civilisation, elles ne pouvaient, dis-je, accomplir cette mission, qui était la leur et qui avait déjà si bien réussi dans l'Œnotrie, qu'à condition de maintenir entre elles un lien, sinon de confédération, du moins de fraternité panhellénique, et de présenter un front compact et continu aux populations qui se montraient rebelles à l'assimilation et prenaient, comme les Étrusques et les nations Sabelliques, l'attitude d'une hostilité ouverte à l'élément grec. Sybaris était un facteur nécessaire dans une œuvre aussi grande ; elle y avait pris un rôle dont aucune autre cité n'était en mesure d'hériter. Les crimes qu'elle avait commis avec Têlys réclamaient sans aucun doute un châtiment ; il y avait lieu contre elle à une exécution fédérale, qui diminuât son arrogance et la remit dans le courant général de la politique des autres cités. Mais la détruire sans la remplacer, était commettre un acte contraire aux intérêts les plus manifestes de l'hellénisme occidental, et un acte que rien ne justifiait. C'était ouvrir dans l'édifice, jusque là si bien commencé, de la colonisation grecque, une brèche par où l'ennemi ne pouvait manquer de se précipiter pour l'atteindre au cœur même. Les gens de Milet eurent un sentiment bien plus vrai des choses que les Pythagoriciens de Crotone, lorsqu'ils prirent le deuil à la nouvelle de la ruine de Sybaris. C'était une catastrophe funeste pour la civilisation grecque toute entière. Aussi les conséquences ne furent-elles pas longtemps à s'en développer.

La chute de la plus grande des villes grecques eut un immense retentissement dans la péninsule et fut un encouragement pour tout ce qui était ennemi de l'hellénisme. La révolution qu'une aristocratie en grande partie sabine venait d'accomplir en même temps à Rome, aida à en précipiter les suites. M. Mommsen l'a très bien montré, Rome, sous ses derniers rois, était devenue un véritable avant-poste de l'influence hellénique dans l'Italie centrale ; c'est aux Grecs de Cumes qu'elle avait emprunté son écriture, avec beaucoup de ses institutions et de sa civilisation. Saisissant habilement l'occasion d'intervenir dans les troubles de l'expulsion des Tarquins, Porsenna, le puissant lars étrusque de Clusium, la soumit pour un temps à son autorité et lui imposa l'humiliante capitulation qui défendait aux Romains de se servir du fer autrement que pour l'agriculture. Rome abattue, les Étrusques eurent toute liberté pour entreprendre et mener à bonne fin la conquête de la Campanie, qu'ils voulaient arracher à l'action des Grecs. Ils y entraient dans les dernières années du VIe siècle ; en 474 ils faisaient le siège de Cumes ; en 471 ils colonisaient Capoue et y fixaient le chef-lieu de leurs établissements campaniens.

En même temps, les Samnites, qui devaient cinquante ans plus tard leur enlever la Campanie, s'étendaient rapidement dans les montagnes à l'est de Bénévent. C'est là que se prépara, conformément à l'usage traditionnel des nations sabelliques, une de ces émigrations guerrières que de temps à autres elles lançaient en avant sous le nom de printemps sacré, ver sacrum, et qui devenaient le noyau d'un nouveau peuple sur le terrain qu'elles avaient conquis. Ce nouveau peuple fut celui des Lucaniens, qui vers le milieu du Ve siècle, une soixantaine d'années après la ruine de Sybaris, entreprit la conquête de l'Œnotrie.

Les Œnotriens n'avaient plus pour les protéger et pour les réunir dans une défense commune la puissance de la grande cité dont ils avaient pendant deux cents ans reconnu les lois. Crotone était trop loin et ne s'inquiétait pas des affaires de ce pays. Aucune des villes grecques que Sybaris avait autrefois fondées sur les côtes de l'Œnotrie, n'était capable de reprendre la succession de son ancienne métropole. Tout lien était d'ailleurs rompu entre elles depuis la catastrophe de 510 ; elles vivaient dans l'isolement, et leurs préoccupations égoïstes et à courte vue ne s'étendaient plus au delà des limites de leurs petits territoires particuliers. Négligés des Grecs, les Œnotriens avaient en grande partie oublié les mœurs helléniques. Ils étaient retombés dans l'état de morcellement par tribus et par villes rivales, d'où les Sybarites les avaient tirés pour quelque temps. Jamais, d'ailleurs, nous l'avons déjà dit, ils n'avaient su montrer de vigueur et d'aptitudes guerrières. Les Lucaniens n'eurent donc pas de peine à les soumettre, à les absorber et à les refouler. Ils s'emparèrent de leurs montagnes et s'y établirent, descendant bientôt de là pour atteindre la mer Ionienne. La chaîne des villes grecques, qui pendant plusieurs siècles s'était étendue sans interruption sur tout le littoral de cette mer, fut ainsi coupée en deux tronçons, qui s'efforcèrent vainement de se rejoindre. Les Lucaniens tournèrent alors leurs efforts sur les cités helléniques, dont ils poursuivirent la destruction. Depuis ce temps, l'histoire des cités qui avaient paru d'abord destinées à conquérir toute l'Italie, et qui avaient fait de sa partie méridionale une Grande-Grèce n'est plus que celle de leurs luttes incessantes pour sauvegarder leur propre existence contre les Lucaniens et contre les Bruttiens, sortis à leur tour des flancs de la nation lucanienne.

Dans une de ses tragédies, représentée avant 450, Sophocle, en décrivant les côtes de l'Italie, n'y voyait que les Ligures, puis les Tyrrhéniens, en ce moment maîtres de la Campanie, puis après eux, à l'est du Silaros, les Œnotriens. En 432, quand les Tarentins fondèrent Héraclée, les Lucaniens occupaient déjà les montagnes voisines et étaient une menace des plus sérieuses pour les territoires grecs de la côte. Au début du IVe siècle, lors de la composition du Périple mis sous le nom de Scylax, l'Œnotrie toute entière était devenue la Lucanie. Ce sont autant de jalons pour déterminer la chronologie d'une révolution ethnique à laquelle la destruction de Sybaris avait préparé le terrain, et qui amena la ruine des établissements des Grecs dans le midi de l'Italie.

 

VII

Cependant les survivants des Sybarites, retirés à Laos et à Scidros, ne s'y étaient pas fondus avec les autres citoyens. Ils y formaient une colonie à part, qui vivait séparée, et qui se faisait assez mal voir par ses prétentions à la suprématie. Ils rêvaient le rétablissement de leur ancienne ville, et étaient loin d'avoir renoncé à l'espoir de la relever de ses ruines. Hiéron de Syracuse, très préoccupé des intérêts de l'hellénisme en Italie, où il avait sauvé Cumes des attaques des Étrusques, et comprenant quelle faute avait été commise en détruisant Sybaris, leur avait promis de les aider à la refaire et de les protéger dans ce rétablissement, même en combattant s'il le fallait les Crotoniates. Mais diverses circonstances l'empêchèrent de donner suite à ce projet, et les Sybarites, demeurés seuls, échouèrent dans la tentative de retour qu'ils firent en 478 avant notre ère.

Ce fut seulement en 452, cinquante-huit ans après l'anéantissement de l'ancienne Sybaris, que quelques Thessaliens, s'unissant aux fils des exilés, en rebâtirent une nouvelle, à peu de distance du premier emplacement. Cette colonie nous a légué des monnaies d'argent en petit nombre, que leur style ne permet pas de confondre avec celles de la première Sybaris. Elles semblent indiquer que Poseidonia contribua pour une part importante à cet essai de rétablissement de la ville qui avait été jadis sa métropole. Car ces monnaies portent d'un côté le taureau, type des incuses de la grande Sybaris, ruinée en 510, et de l'autre l'image du dieu des mers, exactement copiée sur les espèces monétaires de Poseidonia. La seconde Sybaris fut, du reste, promptement troublée dans son établissement. Au bout de six ans seulement, les Crotoniates, constants dans leur haine et s'appuyant sur la défense qui avait été faite au nom des dieux de relever la ville, chassèrent de vive force les habitants de la nouvelle Sybaris et en démolirent les constructions.

Contraints de céder à la force, les expulsés demandèrent justice aux deux grandes cités qui exerçaient alors la puissance prépondérante dans les affaires de la Grèce, et entre lesquelles la rupture devait éclater bien peu après. Ils envoyèrent des ambassades à Sparte et à Athènes, pour supplier qu'on leur accordât un appui et qu'on les aidât à refaire leur ville. Les Spartiates ne voulurent rien faire pour eux. Les Athéniens, au contraire, virent là l'occasion de prendre pied en Italie et d'y créer un foyer d'où leur influence rayonnerait sur le reste de la contrée. C'était précisément alors un des objectifs principaux de leur politique, qui méditait d'étendre dans l'ouest l'empire maritime d'Athènes, de la même façon qu'il s'était établi sur les villes grecques de l'Asie-Mineure et les iles de l'Archipel. Périclès prit en main la question et décida le peuple à écouter les prières des Sybarites, en leur adjoignant un groupe important de colons, de manière à faire de la nouvelle ville un établissement athénien et une cité assez importante pour devenir, comme une autre Délos, le centre d'une amphictionie italiote dont Athènes aurait l'hégémonie. La colonie fut décrétée, et pour la rendre plus nombreuse, au lieu de ne la composer que de cléruques athéniens, on lui donna un caractère panhellénique. Tous les Grecs qui se présentèrent pour se faire inscrire furent admis au nombre des ri colons ; il en vint de toutes les parties de la Grèce, beaucoup même du Péloponnèse. Ce fut un entraînement général pour prendre part à la nouvelle colonie italienne, qui compta, parmi ses émigrants des hommes considérables et déjà célèbres, comme Hérodote. Le fils de Lyxês, qui avait dû quitter Halicarnasse, sa ville natale, avait passé un certain temps à Athènes quand il partit ainsi pour l'Italie. Il était âgé de quarante et un ans, avait déjà composé les trois premiers livres de son histoire et, par les lectures qu'il en avait faites à Athènes et ailleurs, avait assis solidement sa réputation littéraire. Il y a même des probabilités à ce qu'il eût antérieurement publié, comme un ouvrage à part, la description de l'Égypte, qu'il reprit ensuite pour en faire le second livre de sa grande composition. Devenu l'un des premiers habitants de la ville fondée par les Athéniens, il y passa tout le reste de sa vie, et c'est là qu'il écrivit ses, six derniers livres, dont le neuvième, d'après les ingénieuses recherches de M. Kirchhoff, parait dater de l'année 428 avant J.-C., soixante-sixième année de son âge.

Les préparatifs nécessaires achevés, la colonie mit à la voile en 443, sous la conduite de Xénocrate et du devin Lampon. Elle débarqua à l'embouchure du Crathis, appela à elle les habitants expulsés de la nouvelle Sybaris et avec leur concours se mit à bâtir une ville fortifiée, sans que les Crotoniates osassent s'opposer cette fois aux travaux. Mais pour éviter de tomber sous le coup des anathèmes prononcés contre ceux qui relèveraient Sybaris, les fondateurs de la nouvelle cité l'établirent à un autre emplacement. Le site qu'ils choisirent était peu distant de l'ancien, mais plus élevé et plus salubre, sur les premières collines de la rive droite du Crathis, à l'entrée de la partie haute de la plaine. Une belle source, la fontaine Thuria, jaillissait du flanc de la hauteur ; d'après elle, la ville nouvelle fut nommée Thurioi. La cité fut construite avec magnificence, sur un plan régulier, conformément au système dont l'architecte Hippodamos avait récemment donné l'exemple au Pirée. Elle avait la forme d'un carré long. Quatre grandes et larges rues parallèles, décorées des noms d'autant de divinités, la traversaient dans le sens de la longueur, et trois rues pareilles les coupaient dans le sens de la largeur. L'agora était placée au centre.

C'est, du reste, Hippodamos lui-même qui dirigea la construction de Thurioi. Ce célèbre architecte et ingénieur, natif de Milet, qui s'occupait de théorie politique, de philosophie et de physique autant que de son art, s'était joint aux colons. Il quittait Athènes, où il avait accompli de grands travaux, dégoûté sans cloute du peu de succès qu'y rencontraient ses doctrines oligarchiques, les mêmes que son fils Archeptolemos, demeuré en Attique et devenu citoyen dans le dème d'Agrylè, y soutint plus tard contre Cléon. Hippodamos habita Thurioi depuis la fondation jusqu'en 408, qu'il s'en alla bittir la nouvelle ville de Rhodes ; aussi le qualifie-t-on quelquefois de Thurien. C'est là qu'il subit l'influence de l'école pythagoricienne, et qu'il composa les traités de philosophie naturelle dont Stobée nous a conservé quelques fragments.

La discorde ne tarda pas à se mettre entre les éléments si divers de la population de Thurioi. Les descendants des Sybarites, comme anciens possesseurs du pays, réclamaient la meilleure part du sol et le droit exclusif d'occuper les premières magistratures. L'arrogance héréditaire avec laquelle ils affichaient ces prétentions, inadmissibles pour les autres colons qui étaient les plus nombreux, amena un conflit sanglant. Les Sybarites y eurent le dessous et un décret les bannit de la ville. Ils se retirèrent à l'embouchure du Traeis, où ils fondèrent une troisième Sybaris, qui dura près d'un siècle et finit par être ruinée par les Bruttiens, mais qui semble n'avoir pu vivre qu'en se faisant dans une certaine mesure la cliente de Thurioi. De nouveaux colons remplirent le vide laissé dans cette dernière ville par leur retraite, et les Crotoniates s'empressèrent de nouer une alliance intime avec la cité fondée sous les auspices d'Athènes, du moment qu'elle ne contint plus de Sybarites. Les citoyens de Thurioi furent alors divisés, suivant leur origine, en dix tribus : trois péloponnésiennes, Arcas, Achaïs et Éleia ; trois représentant les pays de la Grèce continentale, Boiôtis, Amphictyonis et Dôris ; enfin quatre ioniennes, Ias, Athênaïs, Euboïs et Nésiôtis.

L'élément athénien ou ami des Athéniens et l'élément péloponnésien d'origine ou de tendances politiques, se balançaient assez exactement dans la population de Thurioi. Lorsqu'éclata la guerre du Péloponnèse, le premier élément voulut entrainer la ville dans la lutte, en la tenant pour liée envers Athènes par les obligations ordinaires d'une colonie à l'égard de sa métropole. Le parti péloponnésien s'y refusa. Pour éviter une guerre civile, on convint de s'en remettre à la décision de l'oracle de Delphes. Celui-ci répondit que les Thuriens devaient se considérer comme les colons d'Apollon, sans reconnaitre de métropole spéciale dans aucune ville de la Grèce. lls se le tinrent pour dit et demeurèrent dans une stricte neutralité, comme les autres Grecs d'Italie. C'était le temps même où venait de finir leur querelle avec les Doriens de Tarente pour la possession de la Siritide, querelle qui s'était terminée par la fondation d'Héraclée par les derniers. Mais quand la flotte athénienne, en route pour l'expédition de Sicile, se présenta dans la rade de l'embouchure du Gratins, le parti attique de Thurioi, fort de son appui, prit la direction des affaires. Les Athéniens furent accueillis fraternellement dans la ville, qui se déclara pour eux, leur fournit des secours et devint une de leurs principales bases de ravitaillement pendant le siège de Syracuse.

Après le désastre qui termina cette imprudente entreprise, c'en fut fait de l'influence athénienne en Italie. Une révolution ayant été à Thurioi la conséquence de cet événement et ayant amené le parti péloponnésien au pouvoir, son premier acte fut d'exiler les partisans les plus considérables et les plus ardents d'Athènes. Dans le nombre fut Lysias, alors âgé de quarante-sept ans ; il avait d'autant plus de mérite à s'être compromis à ce point pour la cause athénienne, que par sa naissance il n'était pas citoyen de l'Attique, mais simple isotèle. Banni de Thurioi, il retourna à Athènes, s'y mêla activement aux luttes politiques et y acquit la réputation bien méritée d'un des plus grands orateurs grecs. C'est évidemment alors que la constitution de Thurioi fut changée. Fondée sous les auspices d'Athènes, elle avait été d'abord une cité démocratique. Ses institutions populaires furent ensuite renversées, nous dit-on, et remplacées par un gouvernement aristocratique à la mode dorienne. C'est ce que Sparte s'étudiait à faire dans toutes les villes qu'elle arrachait à Athènes pour les soumettre à sa propre suprématie.

Le principal auteur de la révolution qui avait proscrit à Thurioi le parti athénien, était un Rhodien nommé Dôrieus, fils de Diagoras. C'était un des chef de la famille noble des Ératides d'Ialysos, qui se rangeaient au nombre des descendants d'Héraclès. La famille tout entière avait été bannie de son pays par l'influence des Athéniens, comme étant à la tête du parti aristocratique à Ialysos. Ses membres avaient cherché asile en différents endroits, et Dôrieus, avec son parent Peisidôros, était venu s'établir à Thurioi. Il en était citoyen quand il remporta le prix du pancrace à Olympie en 432, 428 et 424, c'est-à-dire à trois concours successifs. Sa haine contre 'Athènes était intense, on le conçoit facilement ; et quand il put enfin donner cours à cette haine, son influence parvint non seulement à détacher les Thuriens de l'alliance d'Athènes, mais à leur faire prendre une part active à la guerre en faveur des Péloponnésiens. Dès l'hiver de 412-411, il mettait à la voile avec dix trières de Thurioi, pour rejoindre à Cnide la flotte lacédémonienne. De là il entretint des intelligences avec les cités de l'île de Rhodes, et ses conseils eurent une part considérable à la révolution qui bientôt après y rétablit le gouvernement aristocratique, en leur faisant prendre parti pour Sparte. Dans l'été de la même année, nous trouvons Dôrieus à Milet, appuyant les réclamations de ses équipages auprès de l'amiral spartiate Astyochos, qui lève son bâton sur lui pour le frapper. A ce spectacle, les matelots thuriens, qui étaient tous hommes libres et qui n'avaient pas encore l'habitude de l'insolence lacédémonienne, se mutinent et veulent mettre en pièces Astyochos, lequel n'échappe à la mort qu'en se réfugiant auprès d'un autel. Un nouvel amiral, Mindaros, l'ayant remplacé, Dôrieus fut envoyé à Rhodes avec treize vaisseaux, pour réprimer un mouvement du parti athénien et démocratique. Dans les derniers mois de 411, après la défaite de Mindaros à Cynossèma, il entra dans l'Hellespont pour le rejoindre avec sa division navale thurienne, qui montait alors à quatorze galères. Mais les Athéniens l'ayant attaqué avec vingt vaisseaux avant qu'il n'eut pu. opérer sa jonction, il fut obligé de tirer ses bâtiments à sec auprès de Rhoiteion. Là il se maintint vigoureusement jusqu'à l'arrivée de Mindaros, et le reste de la flotte athénienne étant accourue de son côté, l'action devint générale. Ce fut Alcibiade qui la décida, en survenant inopinément avec des renforts importants pour les Athéniens. Quatre ans après, Dôrieus fut capturé avec deux galères de Thurioi et conduit prisonnier à Athènes. Bien qu'il y fût sous le coup d'une sentence de mort prononcée contre lui par contumace pour haute trahison, les Athéniens, sensibles à. sa stature athlétique, à sa beauté et à la noblesse de son attitude, le remirent en liberté sans lui faire payer de rançon.

Vers le même temps les Thuriens se retirèrent de la lutte, à la suite d'une nouvelle révolution dans leur cité. L'oligarchie, que le parti péloponnésien avait mis en possession du pouvoir, en avait abusé. Les nobles, nous dit Aristote, s'étaient servi de leur autorité pour usurper la plupart des terres au mépris des lois. Le peuple prit bientôt sa revanche. Il fallait à tout instant l'appeler sous les armes pour repousser les attaques des Lucaniens, qui devenaient de jour en jour plus pressants. Un jour l'armée, sortie de la ville, refusa d'obéir à ses officiers aristocratiques : elle s'enferma dans les forteresses, et là se mit en grève, jusqu'à ce que l'on eût fait droit à ses demandes et réparé les griefs populaires. Il fallut céder, rendre les terres usurpées et restituer au peuple une part dans le gouvernement. Il semble que les gens de Thurioi eussent entendu parler des succès que les plébéiens de Rome avaient obtenu dans leurs deux sécessions sur le Mont-Sacré, en 493 et 448. Car ils copièrent exactement leur conduite, et cela avec le même résultat. La grève a été de tous les temps la plus puissante des armes populaires. Après la sécession que nous venons de raconter, les Thuriens en revinrent à une démocratie tempérée, qui admettait les distinctions du cens pour l'aptitude à occuper les magistratures et à siéger au symboulion ou sénat, mais en remettant au suffrage populaire l'élection des magistrats et la votation des lois. Seulement on ne rétablit pas l'ancienne disposition, d'une ombrageuse jalousie, qui a pourtant toute l'approbation d'Aristote et par laquelle il était défendu de recevoir une seconde fois la même magistrature avant un intervalle de cinq ans.

Peut-être est-ce à ce moment que les Thuriens, dont les lois civiles avaient dû être d'abord empruntées à Athènes, adoptèrent, au moins en partie, celles de Charondas, qui jouissaient d'une réputation traditionnelle et étaient en Italie celles que suivait Rhêgion. Un certain nombre d'écrivains, de date relativement récente, prétendent que Charondas fut le législateur de Thurioi. Il y a là un gros anachronisme, que l'on s'étonne de rencontrer sous la plume de Plutarque. Charondas est cité par Aristote comme le plus ancien des législateurs grecs après Zaleucos : il appartient certainement au VIIe siècle et fut par conséquent de 200 ans environ antérieur à la fondation de Thurioi. C'est pour Catane, sa patrie, qu'il rédigea les lois qu'adoptèrent toutes les villes chalcidiennes de la Sicile et de l'Italie, et dont nous ne savons guères autre chose que la renommée de sagesse dont elles jouissaient. Si les Thuriens les adoptèrent, ils cherchèrent à les compléter par des dispositions législatives à eux propres, où ils déployèrent un esprit de grande subtilité. Leurs règles, pour la vente et l'achat des immeubles, sont citées comme un exemple des injustices où peut entraîner l'excès de réglementation et le désir d'enlever toute occasion de procès. Elles n'étaient, du reste, que le développement et comme la glose d'une des prescriptions de Charondas.

Au travers des vicissitudes que je viens d'esquisser, Thurioi, sans approcher de l'antique grandeur de Sybaris, était une ville riche et importante, qui mettait sur pied dans ses guerres 14.000 hoplites et 1.000 cavaliers. Mais en 390 sa puissance reçut un de ces coups dont on ne se relève pas. L'armée des Thuriens, mise tout entière en campagne pour repousser l'attaque des Lucaniens, avec qui Denys de Syracuse venait de faire alliance contre les villes grecques, se laissa attirer par eux dans une embuscade, à ce qu'il semble dans les environs de Lagaria ou de l'actuelle Rocca Imperiale. Les Lucaniens s'étaient promis de ne pas faire de quartier ; aussi 10.000 des Thuriens restèrent-ils sur la place. Le reste se réfugia sur une colline près de la mer, et, apercevant des vaisseaux de guerre auprès de la côte, ils les gagnèrent à la nage, pensant que c'étaient ceux de Rhêgion ou de Crotone. C'était, au con-haire, une flotte syracusaine que Denys envoyait à l'aide des Lucaniens. Mais Leptine, frère de Denys, qui la commandait, accueillit avec humanité les fugitifs, engagea les Lucaniens à recevoir une mine d'argent pour la rançon de chacun des prisonniers, qui étaient au nombre de mille, se porta garant du paiement, et enfin rétablit la paix entre les Lucaniens et les Grecs. Cette conduite valut à Leptine une grande popularité en Italie ; mais elle contraria les vues de Denys, qui espérait, à la faveur de cette guerre, s'emparer de la Grande-Grèce. Aussi retira-t-il à Leptine le commandement de la flotte pour la donner à Théaridês, son autre frère. Et l'année suivante, pendant qu'avec une armée de terre il assiégeait Caulonia, ses forces navales furent dirigées contre Thurioi. La ville, désarmée par son désastre, était hors d'état de lui résister. Mais une tempête de vent du nord repoussa la flotte syracusaine qui venait en prendre possession, et les Thuriens, en commémoration de ce fait attribué à une protection divine, instituèrent des sacrifices annuels en l'honneur de Borée, sauveur de leur liberté. Protégée par Archytas, tant qu'il présida aux affaires de Tarente, la ville de Thurioi finit, après sa mort, par tomber sous le joug des Lucaniens, à une date qui demeure incertaine. Ce fut probablement à la suite de la grande défaite subie par les confédérés grecs auprès de Laque

Pendant que cette cité, qu'Hérodote avait longtemps habitée et où il était mort, qui avait aussi compté Lysias parmi ses citoyens, se débattait ainsi dans les luttes les plus pénibles avec les barbares, un de ses enfants, le poète Alexis, né vers 394, jetait un vif éclat sur le théâtre d'Athènes, où il était revenu s'établir, connue fils d'un ancien citoyen. Il vécut, dit-on, cent six ans et fit représenter 245 pièces, fécondité presque comparable à celle de Calderon ou de Lope de Vega. Placé à la limite de la moyenne et de la nouvelle comédie, il fait la transition de l'une à l'autre. Ménandre, né en Attique en 342, fut son neveu et son élève. Alexis s'était, en rentrant à Athènes, fait réinscrire en tant que citoyen dans le dème d'Oion auprès de Décélie, d'où sortait son père. C'était, en effet, un principe des lois d'Athènes que les cléruques, envoyés aux colonies, ne perdaient pas leurs droits de citoyens dans la métropole et que leurs enfants pouvaient toujours les revendiquer.

Les Grecs de Thurioi furent délivrés du servage des Lucaniens par Alexandre d'Épire, qui voulut même établir sur leur territoire le siège des séances du conseil fédéral des Grecs d'Italie, afin d'en enlever la direction aux Tarentins. Après sa mort, les barbares de la montagne reprirent l'ascendant et recommencèrent à presser les Thuriens, dont ils ravageaient périodiquement le territoire. Cléonyme le Spartiate, après que les Tarentins, qui l'avaient appelé en Italie, eurent secoué le joug de sa tyrannie, s'empara de Thurioi à son retour de Corcyre et en fit son repaire. Ce furent les Romains qui, sur l'appel des habitants, vinrent en 302 l'en chasser. Ils se déclarèrent dès lors les protecteurs des Thuriens, et se firent de ce protectorat un titre pour intervenir dans les affaires de la Grande-Grèce. En 286, les gens de Thurioi ayant fait un nouvel appel au secours de Rome contre les Lacaniens, la guerre fut déclarée à ce peuple sur la rogation du tribun, C. Ælius, à qui la ville décerna en reconnaissance les honneurs d'une couronne d'or et d'une statue. Ce ne fut, du reste, qu'une courte et peu sérieuse campagne, les Lacaniens ayant tout, de suite lâché prise quand ils se virent attaqués par les Romains. La guerre recommença plus sérieuse quatre ans après, en 282. Les Lacaniens étant venus mettre le siège devant Thurioi, sous la conduite de Stenius Statilius, le consul Fabricius marcha contre eux à la tête d'une nombreuse armée, les battit en plusieurs rencontres et les contraignit à la soumission. C'est alors que les Romains établirent à Thurioi une garnison légionnaire et une station navale de dix galères à l'embouchure du Crathis.

Nous avons raconté, en parlant de Tarente, comment ce furent les insolentes provocations de l'escadre romaine qui, deux ans après, en 280, précipitèrent l'explosion de la guerre entre les Tarentins et les Romains, dont le résultat fui d'amener Pyrrhos en Halie. Dès le lendemain du jour où un accès bien légitime de colère patriotique entraîna les Ta mutins à ouvrir les hostilités en attaquant les vaisseaux de Rome, un corps d'hoplites de la cité dorienne débarqua près de Thurioi et en chassa la garnison latine. Les Thuriens se virent ainsi obligé de se joindre aux autres Grecs dans la lutte, et de fournir leur contingent aux armées que commandait le roi d'Épire. Mais quand celui-ci, définitivement vaincu à Bénévent, abandonna la partie et retourna dans son royaume, Thurioi, redevenue libre de suivre ses tendances, revint au plus vite et spontanément à l'alliance romaine.

Elle finit cependant par devenir pesante aux Thuriens, qui aspirèrent à échapper aux liens de soumission qui les enchaînaient, sous le titre de confédération. Aussi en 214, dans la deuxième Guerre Punique, se déclarèrent-ils en faveur d'Hannibal et des Carthaginois, en même temps que toutes les villes voisines des Lucaniens et des Bruttiens. L'année suivante, il est vrai, Hannibal ayant été battu à Bénévent, ils revinrent aux Romains, mais pour repasser aux Carthaginois trois ans après, en 210. Hannibal établit alors dans leur ville, comme colons, les habitants d'Herdonia d'Apulie, qu'il venait de détruire pour empêcher les Romains de s'y fortifier. Trois ans après, le désastre de l'armée de secours carthaginoise au Métaure l'obligeait à s'enfermer dans le Bruttium ; mais les Thuriens ne voulurent pas l'y suivre dans sa retraite, comme les Lacaniens et les gens de Métaponte. Ils revinrent donc encore une fois au parti des Romains, et le grand capitaine de Carthage les en châtia cruellement, en faisant, dans l'année 204, an moment même où Scipion préparait son embarquement pour l'Afrique, un retour offensif sur leur ville. Elle fut livrée au pillage et 3.500 des principaux habitants grecs emmenés captifs à Crotone.

La guerre enfin terminée, Thurioi fut comprise dans les entreprises de colonisation, par lesquelles les Romains voulurent s'assurer, d'une manière définitive, la possession de l'Italie méridionale et y réparer autant que possible l'état de dévastation inouïe dans lequel restait le pays, après tant d'années où il avait servi de champ de bataille aux deux armées. On ramena chez eux les gens d'Herdonia, et aussi ceux des habitants d'Atella de Campanie qu'Hannibal avait également établis à Thurioi ; on rapatria ceux des captifs de cette ville qui survivaient encore. Puis, en l'an 193, une colonie militaire de droit latin y fut installée. Rome changea alors le nom de la ville, en même temps que sa condition. La nouvelle colonie fut appelée Copia, d'après l'abondance et la fertilité de son territoire. Il est, du reste, à remarquer que, lorsque Tite-Live, après avoir relaté en 194 la décision de l'envoi de la colonie in Thurinum agrum, mentionne son établissement en 193, il dit qu'elle fut installée in castro Frentino. Ceci semble indiquer que déjà les Italiotes, sous lesquels Hannibal avait noyé la population grecque, en avaient changé la dénomination et l'avaient appelé Frentinum, au lieu de Thurioi. La loi Plautia-Papiria, en 90, fit de Copia un municipe de citoyens romains. Pendant un siècle et demi, la nouvelle ville fut prospère ; tout le temps qu'elle fut colonie latine, elle jouit d'un droit monétaire restreint à la fabrication de petites pièces divisionnaires de cuivre pour sa circulation intérieure. Quant Sylla, après avoir vaincu Mithridate, revint en Italie combattre les partisans de Marius, c'est à Copia qu'il installa le questeur chargé du monnayage extraordinaire d'or et d'argent qui devait servir à payer ses troupes. Il incitait ainsi à profit l'outillage qui restait encore dans l'atelier monétaire de la ville, lequel n'avait été fermé que depuis peu, depuis la loi Plautia-Papiria. C'est là un des faits d'histoire dont la connaissance est révélée par la seule numismatique. Mais nous possédons encore des échantillons des espèces d'or et d'argent qui furent frappées dans ces conditions, et que le questeur militaire a signées de l'initiale du titre de sa fonction ; elles continuent les types des monnaies locales de Copia.

La ville eut ensuite beaucoup à souffrir dans les guerres serviles et civiles, par suite de sa position stratégique, qui en faisait une des principales places fortes de l'Italie méridionale.

Après avoir échappé au blocus dans lequel le prêteur Clodius Glabes avait cru pouvoir l'enfermer sur le sommet du Vésuve, après avoir battu Publius Varinius et C. Thoranius, saccagé sur sa route Nola. Nuceria, Cora et Métaponte, Spartacus surprit Copia et en fit sa place d'armes (73 av. J.-C.). C'est de là qu'il appela les esclaves des contrées voisines à la révolte, en rassembla une armée de près de cent mille, et se mit en rapport avec les pirates Cilicicns, qui tenaient alors la mer. Spartacus avait installé dans la ville des ateliers d'armes et des arsenaux. Il en resta maitre près de deux ans et ne l'évacua qu'en 71, à l'approche de Crassus, pour se retirer dans l'extrémité méridionale du Bruttium.

En l'an 48, tandis que César et Pompée étaient face à face en Épire, engageant la partie suprême qui allait décider du sort du monde, le préteur M. Cœlius Rufus souleva des émeutes démagogiques à Hume eu proclamant l'abolition des dettes. Expulsé de la ville par l'énergie du consul Servilius et du Sénat césarien, il appela à lui T. Annius Milo, l'ancien homme de coups de main du parti conservateur, que César n'avait pas voulu faire revenir de l'exil auquel le meurtre de Clodius l'avait fait condamner. Une fois réunis, ils tentèrent d'exciter en Campanie un mouvement en faveur de Pompée. Ayant échoué devant Capoue et Casilinum, ils gagnèrent en toute hâte, suivis d'une troupe de gladiateurs et de malfaiteurs tirés des prisons, la Lucanie et l'ancien territoire de Thurioi, où ils espéraient entrainer à leur suite les pâtres des montagnes par l'appât du pillage. Là, tandis que Milo se faisait tuer d'un coup de pierre en essayant de forcer le prêteur Q. Pedius dans Cossa[3], Cœlius se présentait à Copia et tentait de gagner, à prix d'argent, les cavaliers gaulois et espagnols qui y tenaient garnison. Au lieu de l'écouter, ceux-ci l'arrêtèrent et le mirent à mort.

Un peu plus tard, dans sa lutte contre le Triumvirat, Sextus Pompée, maître de la mer, amenant sa flotte dans le golfe de Tarente, surprit Copia et la saccagea de fond en comble. La ville ne se releva jamais complètement ; sous l'Empire elle ne fit que végéter et s'éteignit par degrés. Au VIe siècle, c'était seulement, d'après ce que nous en dit Procope, une bourgade ouverte et sans importance.

C'était cependant le siège d'un évêque, qui portait le titre de Thurianus ou Thuritanus episcopus. Au IIe siècle, la ville avait donné à la religion nouvelle un de ses chefs, le Pape S. Télesphore, martyr et successeur de S. Syste ou Xyste. Monté dans la chaire pontificale en 142, sous Antonin le Pieux, Télesphore l'occupa onze ans et trois mois, et après son martyre il fut déposé, auprès du corps de S. Pierre, dans le cimetière Vatican. On lui attribue des règlements sur le jeûne quadragésimal et l'institution de la messe de minuit chi jour de Noël. Mais ceci est sérieusement contesté. Jean évêque de Thurii, figure au synode romain tenu en 494 sous le Pape Symmarque, et son successeur Théophile au Concile œcuménique de Constantinople en 680 et 681. On ne trouve pas de mention postérieure des évêques de cette ville.

Sa destruction définitive n'a pas laissé de souvenir dans l'histoire. Elle est évidemment bien h l'époque des invasions sarrasines. Cassano avait hérité de sa population et était la seule ville importante du bassin inférieur du Crathis au XIe siècle, lorsque les Arabes la brûlèrent en partie en 1014, et en 1031 s'en rendirent maîtres pour quelque temps. A la suite de ce dernier événement, le catapan byzantin Pothos se hâta d'accourir de Bari avec une armée grecque pour en chasser les Musulmans ; mais il essuya une sanglante défaite dans la plaine en avant de Cassano.

 

VIII

La route qui de Rossano et de Corigliano va rejoindre, entre Tarsia et Spezzano Albanese, la route royale de Naples à Cosenza et à Reggio, traverse le Crati, à 17 kilomètres de son embouchure, sur le seul pont qui existât dans toute cette région avant la construction de celui du chemin de fer au milieu de la maremme, le seul qui encore aujourd'hui y soit accessible aux voitures. Immédiatement au-dessus de ce pont, sur la pive gauche, une hauteur assez élevée porte à son sommet le bourg de Terranova di Sibari, vers lequel la route monte en lacets. Ce bourg, dont on ne commence à trouver la mention certaine qu'au XIVe siècle, compte aujourd'hui 52.000 habitants environ. Si l'on descend la rive droite du fleuve, à 6 kilomètres en avant du pont de Terranova, l'on arrive à un plateau médiocrement élevé, qui s'avance en promontoire au-dessus d'un coude du fleuve et le domine presque à pic : La surface de ce plateau est couverte de ruines de constructions antiques, assez multipliées pour indiquer clairement que l'on est sur l'emplacement d'une ville renversée et ensevelie sous ses propres décombres. Les mêmes ruines, aussi serrées et offrant le même caractère, se retrouvent de l'autre côté du vallon par où le torrent du Mosolito, sorti du massif de la Sila, va se jeter dans le Crati, sur le mamelon où se dresse la Torre della Caccia di Favella della Corte, bâtie dans le moyen âge avec des débris antiques. Dans le vallon elles sont moins nombreuses ; mais on peut les y suivre encore.

Ces ruines informes, où l'on ne distingue le plan d'aucun édifice, sont celles de Thurioi, ou plus exactement de Copia, car on n'y observe à la surface du sol rien qui remonte plus haut que l'époque romaine. Toutes les maçonneries visibles sont en briques, en opus reticulatum et en blocage de béton. Il y fut trouvé jadis une inscription de l'époque impériale, parlant de la construction d'une basilique par deux censeurs municipaux, P. Magius et Q. Minucius. Pour rencontrer les restes de l'époque grecque et surtout de l'âge de la fondation de Thurioi, au Ve siècle avant l'ère chrétienne, il faudrait fouiller à une certaine profondeur, sous la couche romaine. Les anciens, dans les reconstructions successives de leurs villes, procédaient tout autrement que nous. Ils ne déblayaient pas le sol des constructions antérieures, mais au contraire remblayaient celles-ci et bâtissaient par-dessus. Et c'est ainsi que le terrain s'y exhaussait avec une rapidité qui nous surprend aujourd'hui. Mais la Copia romaine occupait le même site que la ville grecque de Thurioi et en avait conservé le plan, puisqu'elle s'enfermait toujours dans son ancienne enceinte, où la diminution du nombre des habitants devait seulement laisser des espaces vides. La disposition de la cité en forme de rectangle, indiquée par les écrivains anciens, est parfaitement claire sur le terrain. Le plus grand développement en était du sud-ouest au nord-est, du commencement du plateau auquel la multiplicité des ruines qui le couvrent a fait donner le nom de Le Muraglie à la tour médiévale dont je parlais tout à l'heure, sur une longueur de 2 kilomètres et demi environ. La largeur, du nord-ouest au sud-est, n'en était pas tout à fait d'un kilomètre. L'agora devait se trouver dans le vallon du Mosolito, entre les deux collines, et tout auprès jaillissait la fontaine Thuria, qui avait donné son nom à la ville. Cette source existe encore, sous le nom de Fontana del Fico, et les paysans du voisinage en ont curé et rétabli les conduits antiques pour leur propre usage, il y a une dizaine d'années. Elle ne tarit jamais en aucune saison, et donne une eau d'une fraîcheur et d'une pureté exquise.

Un ravin, appelé Valle del Marinaro, sépare le groupe oriental des ruines de la ville du plateau de La Caccia di Favella della Corte, appartenant au prince de Piedimonte, qui y a une maison destinée à servir de rendez-vous de chasse. Toute la superficie en est occupée par une vaste nécropole, que recouvre actuellement un bois taillis servant de réserve pour le gibier. Les tombes, en forme de sarcophages, composés de dalles de tuf et recouvertes d'autres dalles posées à plat, y affleurent partout la surface de sol. Les paysans y font souvent des recherches clandestines et en retirent des vases peints à figures rouges, pour la plupart de l'époque da la décadence. De distance en distance, au milieu de ces sépultures, qui sont celles du vulgaire, des tombes de personnages plus importants sont indiquées par des tumulus, quelquefois d'un développement considérable, que dans le langage du pays on appelle timponi quand ils sont de grande proportion, et timparelli quand ils sont plus petits. L'étendue apparente de cette nécropole est de deux kilomètres. Mais la chaîne des tumulus de dimensions diverses est bien autrement prolongée. On en rencontre encore, échelonnés à d'assez grands intervalles, sur une ligne qui se suit dans la direction de l'est-sud-est jusqu'à la Torre di Ferro, jalonnant la rive droite de l'ancien cours du Crathis ; deux, les Timparelli Abbenanti sont sur la rive gauche, au milieu des prairies. A l'est de la Torre di Ferro et de la ligne du chemin de fer, en allant vers la mer, ils se multiplient de nouveau, et l'on en compte trente-huit, tous importants et quelques-uns énormes, qui forment une série continue sur un parcours de 4 kilomètres, dessinant clairement la direction du cours antique du fleuve, qu'ils longeaient, et la courbe du rivage méridional de l'anse qui servait de rade à l'embouchure du Crathis et du Sybaris, aujourd'hui comblée par des atterrissements modernes. L'épaisseur des alluvions formées depuis l'antiquité ne permet plus ici de reconnaître si, comme il est probable, des tombes plus modestes environnent les tumulus ; des excavations permettraient seules de s'en assurer.

Le gouvernement italien a fait exécuter en février et mars 1879, sous la direction intelligente de M. l'ingénieur Cavallari, de Cosenza, des fouilles dans la nécropole de la Caccia di Favella. On a ouvert un certain nombre de tombeaux, qui avaient été déjà violés et on l'on n'a rien découvert de plus ancien que l'époque où fleurissait Thurioi. L'entreprise principale a été l'exploration du plus grand tumulus de la région, cône surbaissé d'une hauteur de 9 m. 50 et d'un diamètre de 28 mètres à sa hase. Eu l'éventrant de part en part jusqu'au sol vierge, ou a constaté que, pour la sépulture du mort auquel ce monument avait été consacré, les Thuriens avaient creusé d'abord une fosse peu profonde sur laquelle avait été disposé le bûcher. Après la crémation, l'on avait laissé intact l'amas de charbon et de cendres qui en était résulté ; les ossements calcinés du défunt y étaient mêlés et par leur position laissaient voir qu'il avait été couché sur le bûcher, la tête du côté de l'occident, paré de bijoux qui ont été retrouvés en partie non altérés par le feu. Un linceul blanc avait été soigneusement étendu sur ces cendres ; au moment de l'ouverture du tombeau il apparut un moment intact, mais tomba bientôt en poussière au contact de l'air. Cette première opération terminée, les ensevelisseurs avaient construit autour des restes du bûcher un sarcophage, long intérieurement de 2 m. 50 et large de mètre, fait en grand blocs de tuf, avec un épais couvercle en dos d'âne, composé de trois morceaux. Dans le sarcophage on n'avait déposé, en fait d'objets, que deux cassettes de bois incrusté d'élégantes palmettes d'un bois plus précieux, qui avaient été placées à la tête et aux pieds du mort ; les fragments ont pu en être préservés. Autour du sarcophage, extérieurement, des vases de terre peinte avaient été rangés ; on n'en a retrouvé que les débris, écrasés par le poids de la masse de terre qu'ils avaient eu à supporter. En effet, c'est par-dessus qu'avait été élevé le tumulus, composé de quinze couches différentes de terres amoncelées successivement. Aux deux tiers de la hauteur et au sommet, deux couches de charbons mêlés de fragments de vases peints brisés, semblaient attester des sacrifices funèbres offerts sur le tumulus pendant sa construction, sacrifices à la suite desquels ont aurait rompu les poteries qui y avaient été employées.

Parmi les bijoux recueillis au milieu des cendres étaient deux petites lames d'or très minces, plusieurs fois enroulées sur elles-mêmes. Soigneusement déployées au Musée de Naples, on a reconnu qu'elles étaient couvertes d'inscriptions grecques tracées en caractères très fins, qui ont été étudiées et déchiffrées par le savant professeur Comparetti, le premier helléniste de l'Italie. L'une de ces inscriptions est une invocation, conçue dans un dialecte singulièrement mêlé de formes attiques et doriques, qui donne peut-être une idée de ce qu'était le parler de la population de Thurioi, composée en même temps d'Athéniens et de Péloponnésiens. Elle s'adresse aux principales divinités de la théogonie de l'orphisme, Phanês, Prôtogonos, Gê ou la Terre, qualifiée de mère universelle (παμμάτωρ), Cybèle, Déméter et Corê. Ce qui rend cette invocation très difficilement intelligible, c'est qu'elle est entrecoupée de ces mots mystérieux et barbares qu'on employait dans les cérémonies magiques et qu'on inscrivait sur les talismans. L'autre inscription n'offre aucune difficulté dans son explication. C'est un adieu au mort, composé de vers de mètres divers, puisés à droite et à gauche dans des hymnes mystiques.

Quand l'âme abandonne la lumière du soleil, elle a affaire à celui dont la pensée est droite et juste, qui observe toutes choses et qui en tient compte. Adieu ! En  souffrant la mort,- tu n'as en réalité rien souffert. D'homme misérable, tu deviens dieu. Tu es comme un chevreau qui se baigne dans le lait. Adieu ! adieu ! toi qui prends la bonne route vers les prairies sacrées et les bocages de Perséphone.

Nous avons ici l'affirmation énergique de la vie future et de la béatitude éternelle des justes, sous la forme symbolique qui lui avait été donnée, au témoignage de toute l'antiquité, dans les mystères d'Éleusis et qui était aussi admise dans les mystères dionysiaques de la Grande-Grèce. Le grand tumulus de La Caccia di Favella recouvrait donc le corps d'un personnage qui avait été initié à ces derniers mystères, pénétrés d'influences orphiques. La forme des lettres employées dans les inscriptions des lames d'or et le style des fragments de vases à figures rouges recueillis dans la fouille, attestent qu'il reçut la sépulture aux alentours de l'an 400 av. J.-C., c'est-à-dire au temps le plus florissant de Thurioi.

Depuis, de nouvelles fouilles dirigées encore par M. l'ingénieur Cavallari, au commencement de 1880, ont amené l'ouverture de trois autres tumulus de la même époque, où l'on a trouvé, toujours à la même place, trois autres lames d'or portant des formules mystiques analogues. Le mémoire, lu à l'Académie des Lincei de Rome, que M. Comparetti a consacré à leur étude, n'a pas encore paru lorsque j'écris ces pages. Nous savons seulement que les mêmes idées eschatologiques s'y trouvent exprimées, dans des termes tout à fait analogues[4]. On avait déjà plus anciennement découvert dans des tombes helléniques, sur d'autres points de la Grande-Grèce, des monuments de la même nature et nous y reviendrons dans un autre chapitre, en essayant de préciser les croyances auxquelles ils se rapportent.

A part les lames d'or, qui ont été envoyées à Naples, tous les objets trouvés dans les excavations forment le noyau d'un petit musée du municipe de Corigliano. La collection, quoique bien restreinte encore, mérite la visite du voyageur archéologue. C'est d'ailleurs à Corigliano que l'on fera bien de descendre pour visiter les sites de Thurioi et de Sybaris. Là, seulement, le touriste peut trouver des voitures à louer et une bonne route qui l'amènera sans difficulté sur le terrain où les antiquités sont visibles. En s'arrêtant à la station de Buffaloria, l'on ne trouverait pas d'autres moyens de transports qu'une misérable charrette, avec laquelle il faudrait se lancer dans les chemins remplis de fondrières de la maremme, et, à moins de se condamner à un énorme détour pour gagner le pont de Terranova, on n'aurait pour traverser le Crati qu'un gué singulièrement large, profond et dangereux, que des buffles vous font passer à grand peine et qui devient absolument impraticable après toutes les pluies.

J'ai parlé d'abord de Thurioi, parce que cette ville seule a laissé des ruines visibles et appréciables, qu'on doit prendre pour point de départ dans l'étude de la topographie de la contrée et dans la recherche de l'emplacement, si contesté jusqu'ici, de Sybaris. Aucun vestige quelconque ne marque cet emplacement. Mais, à mon avis, sa détermination, sur les lieux mêmes, est mathématiquement certaine, et résulte des indices topographiques les plus formels. Si la question a paru obscure, c'est que, jusqu'à ce jour, presque aucun savant n'a pris la peine d'aller l'étudier sur place ; les géographes ont voulu la trancher de loin, d'après des cartes très imparfaites. Les conclusions de mon exploration personnelle sont, du reste, absolument conformes à celles des études de M. l'ingénieur Cavallari, qui, en publiant tout dernièrement un magnifique pan de la contrée au 1/50.000, a donné les moyens de les contrôler à la classe nombreuse des topographes en chambre.

Trois faits, attestés par les plus hautes autorités de l'antiquité, dominent toute la question du site de Sybaris, et ne permettent de le placer que sur un seul point.

La ville de Sybaris était dans le fond de la vallée, entre les deux fleuves Crathis et Sybaris, qui coulaient alors parallèlement, séparés quoique très voisins, jusqu'à la mer, au lieu de se réunir en un seul comme aujourd'hui.

Après sa destruction, les Crotoniates détournèrent le cours du Crathis pour le faire passer sur l'emplacement de la ville, et par là le conduisirent à terminer sa course, jusqu'à la mer, dans le lit qui était originairement celui du Sybaris seul.

Au temps d'Hérodote, l'ancien lit desséché du Crathis était parfaitement visible immédiatement auprès de Thurioi. On l'appelait Crastis, et c'était sur ses bords que se trouvait le temple d'Athéné Crastia, la déesse dont la tête décore les monnaies de la troisième Sybaris et de la ville fondée par les Athéniens.

Bien que vingt-trois siècles se soient écoulés depuis Hérodote, le lit desséché qu'il signale est encore très bien conservé et se suit sur le terrain, où il forme un ravin profond, sur un parcours de 5 kilomètres ½, depuis le pied du plateau des Muraglie, que le fleuve enveloppait originairement de trois côtés, jusqu'au remblai du chemin de fer. Il court directement du sud-ouest au nord-ouest, passant par le vallon du Marinaro et laissant sur sa gauche le mamelon qui porte les ruines de l'extrémité orientale de la ville de Thurioi. On l'appelle encore Crati Vecchio. Ce lit plus droit. avait une pente plus rapide que celui du Crati actuel. Les eaux du fleuve étaient donc moins stagnantes, ce qui diminuait beaucoup l'insalubrité du canton. Au delà du remblai du chemin de fer, le lit originaire du Crathis se perd dans les prairies. Mais la ligne serrée des tumulus appelés Timpe del Marchese, qui en jalonnaient sûrement la rive droite, en marque le tracé jusqu'au grand tumulus du Parco Calzetta, élevé au point même où il se jetait dans le mer.

C'est donc sûrement du bas de l'extrémité nord chi plateau des Muraglie que les Crotoniates, en 510, ouvrirent la saignée destinée à submerger la ville qu'ils venaient de détruire, et à en ensevelir les ruines sous l'accroissement rapide des alluvions du fleuve. Le lit artificiel qu'ils donnèrent ainsi au Crathis, au lieu de suivre la pente naturelle du terrain, se dirige d'abord droit vers le nord, revient ensuite au sud, pour remonter au nord et revenir encore au sud. Ces méandres calculés pour faire passer et repasser les eaux sur un espace de terrain assez restreint, donnent bien l'idée d'un travail conçu pour l'objet que poursuivaient les Crotoniates. Comme ils se replient sur un niveau absolument horizontal, le fleuve y dort paresseusement et y étale ses eaux sur une grande largeur. Il ne reprend un peu de pente qu'au delà du gué appelé Passo dei Buffali, pour aller rejoindre le Coscile, l'ancien fleuve Sybaris.

De ces circonstances topographiques, singulièrement claires sur les lieux, mais dont on peut aussi se rendre compte sur le plan, il résulte que le site de la grande cité achéenne ne peut être cherché qu'entre le point où le Crati abandonne son lit primitif, et celui où il s'unit au Coscile, dans le fond de vallée que bordent au sud les collines de Thurioi, au nord celles de la Serra Pollinara, puis le cours du Coscile, et où le Crati décrit les sinuosités dont je viens de parler. Or ce fond de vallée offre précisément la superficie de raire que réclamait l'établissement d'une ville de l'étendue que les témoignages anciens attribuent à Sybaris. Deux circonstances viennent encore confirmer cette détermination d'emplacement. Il y a quelques années on a retiré du lit même du Crati, sur un des points du parcours que je viens d'indiquer, de grandes dalles de tuf provenant du pavement d'un édifice important ; elles ont été employées dans une construction voisine, du canton appelé Pattursi. Près de là, on remarque aussi dans le lit de la rivière un mur de construction hellénique fort ancienne, qui a été déjà signalé par Keppel Craven et qui doit provenir d'une enceinte fortifiée. Au-dessus de ce point même, sur un étroit promontoire détaché des collines de la Serra Pollinara, une fouille dirigée par M. Cavallari a fait retrouver les restes d'un petit temple, dont il n'a pas pu achever le déblaiement, mais dont les antéfixes de terre cuite portent incontestablement le cachet de l'art archaïque du VIe siècle avant notre ère. C'était une chapelle que les Sybarites avaient élevée à quelqu'un des dieux, dans le voisinage prochain de leur ville.

Nous sommes donc certains de l'endroit où la magnifique et molle Sybaris dort, depuis vingt-quatre siècles, sous l'herbe luxuriante des prairies, couverte de l'épais linceul d'alluvions qui n'en laisse plus apparaître au jour un seul vestige. Malgré cette absence de toute ruine extérieure, c'est à coup sûr qu'on peut y ouvrir le sol pour la chercher. Elle est là, sur cet emplacement si bien délimité, et ne peut être nulle part ailleurs. Seulement les fouilles y demanderaient des frais énormes. C'est par centaines de mille francs qu'il faudrait en établir le devis à l'avance. Il s'agit, en effet, d'aller chercher le sol antique sous 5 ou 6 mètres au moins de limon, bien au-dessous du niveau actuel du sol, dans un terrain où l'on rencontre l'eau à 1m75 de profondeur. Aucun travail n'y est donc possible sans installer des pompes à vapeur fonctionnant constamment pour épuiser les tranchées.

Mais aussi quels merveilleux résultats attendent celui qui aura le courage d'entreprendre cette tâche herculéenne ! Quelles que soient les sommes à dépenser, on peut tenir pour assuré qu'on n'aura pas à les regretter. On parle beaucoup de la science dans le temps actuel, et certainement les pouvoirs publics déploient la plus louable libéralité pour servir ses intérêts et contribuer à ses progrès. Mais chez nous, dans les sphères officielles, on est trop disposé à ne faire profiter de ces dispositions libérales que la chimie, l'astronomie ou l'histoire naturelle. Loin de moi la pensée de me plaindre que l'on fasse trop pour elles. Seulement il serait temps de s'inspirer un peu de l'exemple donné aux assemblées de notre pays par la Chambre des Communes d'Angleterre et le Reichstag de Berlin, dans les larges subventions qu'ils ont accordées sans marchander aux fouilles d'Halicarnasse, d'Éphèse, d'Olympie et de Pergame. L'exhumation des grandes œuvres de l'art antique n'est pas un moindre service rendu à la civilisation que la découverte d'une combinaison chimique inconnue ou d'un nouveau corps simple. On le comprend à l'étranger ; on le comprenait autrefois dans notre pays, mais voilà trop longtemps que la France a cessé de tenir un rang digne d'elle dans la carrière des grandes explorations archéologiques, des fouilles monumentales, où elle a récolté autrefois tant de gloire avec l'expédition d'Egypte, la commission de Morée, les travaux de Champollion et de Botta, et où ses rivaux s'honorent aujourd'hui. On se préoccupe de relever le niveau des études classiques, de leur rendre la vie qu'elles ont perdue. Le premier et le plus sûr moyen de reporter sur elles le goût public est d'intéresser l'honneur national à ces entreprises, qui servent si puissamment l'art et l'érudition, et qui réveillent de leur tombe les splendeurs du passé. Mais il importe de se hâter, si nous voulons nous décider à renouer la chaîne d'une des plus brillantes traditions de notre pays, en rivalisant avec l'exemple des Anglais et des Allemands. Le nombre des localités du monde classique où des fouilles peuvent être vraiment fructueuses n'est pas illimité. Quelques-unes des mines dont l'exploration paraissait devoir être la plus productive, et l'a été dans la réalité, sont déjà épuisées. C'est à peine s'il en reste cinq ou six encore auxquelles personne n'a touché, mais qui ne peuvent demeurer bien longtemps intactes. Craignons qu'un jour prochain ne vienne, où les gouvernants de la France se repentiraient trop tard de leur longue indifférence en voyant qu'ils auraient laissé passer, pour qu'elle ne se retrouve plus, l'occasion d'ajouter un fleuron nouveau à la couronne de notre patrie.

De tous les lieux dont l'exploration archéologique au moyen de fouilles reste encore à faire, celui où elle donnera les résultats les plus sûrs et les plus capitaux, je n'hésite pas à le dire, est Sybaris. La destruction de cette ville a été si brusque qu'elle peut se comparer à celle des villes ensevelies par le Vésuve dans son éruption de l'an 79. La haine des Crotoniates a renversé les édifices de la cité proscrite, mais cette destruction même, ainsi opérée, en a mis les débris à couvert des ravages ordinaires du temps. La précaution prise par les destructeurs pour faire disparaitre en peu d'années les ruines qu'ils avaient faites, sous le limon apporté par le fleuve, a été aussi conservatrice que la pluie de cendres du volcan de la Campanie. Elles ont échappé par là à ce lent anéantissement qui attend toutes les ruines que l'on peut exploiter en guise de carrière. C'est un véritable Pompéi du VIIIe au VIe siècle avant l'ère chrétienne, qui est enfoui sous la maremme où serpente lentement le Crati. Et c'est même trop peu que de dire un Pompéi, car il ne s'agit plus seulement là d'une petite ville de troisième ou quatrième ordre, mais bien de la plus grande et de la plus riche cité de l'époque. Une civilisation tout entière, encore imparfaitement connue, sortira de ces ruines. Ce sera une véritable résurrection. qui la prendra sur le point même où elle avait atteint son plus haut degré de développement, et cela sans aucun mélange des âges postérieurs. Le sol de Sybaris, sous la pioche des excavateurs, rendra le tableau complet de la culture grecque dans les siècles où précisément elle commença à avoir conscience d'elle-même, et à prendre une physionomie propre. Peut-il y avoir quelque chose de plus intéressant pour l'histoire ?

Songeons que les temples de Poseidonia-Pæstum sont un des types les plus justement admirés de l'architecture grecque dans ce qu'elle a de viril et de plus grandiose. Or, ces temples ne sont que ceux d'une ville secondaire, colonie de Sybaris, et le plus beau de tous a été élevé dans le temps où Poseidonia en dépendait et devait en recevoir ses artistes. Que doivent donc être ceux de sa Métropole. Il y a certainement, sous les couches d'alluvion qui recouvrent Sybaris, des temples aussi gigantesques que ceux de Sélinonte, avec des sculptures du même temps, et plus intéressantes encore peut-être, qui gisent renversés, mais sans qu'aucun débris ait pu en être distrait. Voilà ce que des fouilles poursuivies sur une grande échelle dans la vallée du Crati restitueront au jour, ce qui viendra récompenser les efforts et les dépenses de ceux qui les entreprendront. Les obstacles à vaincre sont grands, mais ils ne sont pas insurmontables. Les Anglais ont rencontré les mêmes à Éphèse, et ils en sont venus à bout. Et la Grande-Bretagne ne regrette pas aujourd'hui les sommes énormes que son Parlement a mises à la disposition de M. Wood, pour retrouver le temple d'Artémis Éphésienne.

Les fouilles de la nécropole de Sybaris rencontreront moins de difficultés et demanderont moins de frais. Dans leur genre elles ne seront pas moins importantes, ni moins fructueuses. lei l'on sera sur un terrain plus solide, et la ligne des tumulus détermine sans hésitation possible les points où on la trouvera. On pourrait commencer par là, pour satisfaire l'impatience de ceux qui demandent des résultats immédiats, et encourager ensuite à poursuivre la partie principale de l'entreprise, mais aussi la plus difficile et la plus coûteuse, les fouilles de la ville même. Si j'avais voix au chapitre, si l'on me demandait une direction et des conseils, j'indiquerais comme premier début, pour lequel suffirait une courte campagne d'essai et une dépense relativement minime, l'exploration des grands tumulus les plus voisins de la mer. Ils recèlent indubitablement sous leur masse des sépultures importantes, et il y a de grandes probabilités à ce que ces sépultures soient de l'âge de la splendeur de Sybaris.

 

 

 



[1] On place d'ordinaire, à la suite de Chuvier, Laos à Laino Superiore, sur le haut cours de la rivière Laino, qui est bien le fleuve Laos des anciens. Et en effet on voit à Laino de beaux restes d'une enceinte hellénique. Mais la ville même de Laos ne pouvait pas être à cet endroit, puisque Strabon dit formellement qu'elle se trouvait assise sur la mer. Elle avait donc été bâtie à l'embouchure même du fleuve, où l'on remarque aussi des vestiges d'occupation antique. Quant à Laino Superiore, je n'hésite pas à y reconnaître le Lavinium de la Table de Peutinger, Laminium du Géographe de Ravenne, à la situation duquel cette localité correspond exactement.

Romanelli a mis Laos à Scalea, joli port naturel situé à quelque distance du nord des bouches du Laino ; mais cette identification me parait encore inexacte. Scalea doit avoir succédé à la Sciônê grecque, que ne mentionne aucun écrivain ancien, mais dont le Cabinet de Munich possède une petite monnaie de bronze, pareille comme types et comme fabrication à celles de Laos. Les sources littéraires sont très-incomplètes en ce qui touche à la géographie antique de toute cette partie du littoral de la mer Tyrrhénienne. Ainsi Maratea est sûrement une ville grecque, qui a conservé sans altération son nom antique, bien qu'aucun écrivain ne mentionne ce nom.

[2] C'est le mode de représentation du fleuve Achélôos sur une célèbre monnaie contemporaine de Métaponte.

[3] Cassano prétend montrer dans la Torre di Milone, le lieu même où il fut tué ; mais la détermination de ce lieu ne repose pas sur une tradition réellement ancienne.

[4] Pendant l'impression, je reçois la publication de M. Comparetti. Je puis donc en extraire la traduction du texte des nouvelles lames d'or de Thurioi, dont le début répète toujours les mêmes formules.

Première lame :

Je viens du milieu des hommes purs, ô vous, pure Reine des enfers, Euclès et Eubuleus, et vous tous, dieux bienheureux ! Car je me vante d'appartenir à votre race fortunée. Mais la Parque m'a terrassé, et les autres dieux m'ont abattu de leur foudre et de leur tonnerre. Je me suis envolé du cercle du deuil et de la souffrance : d'un pied rapide j'ai gagné la couronne désirée, et je me suis glissé dans le sein de la Dame reine des enfers. Heureux et bienheureux, tu vas être, ô moi-même, un dieu au lieu d'un mortel. Je suis comme un chevreau qui se baigne dans le lait.

Deuxième et troisième lame (le texte y est identique) :

Je viens du milieu des hommes purs, ô vous, pure Reine des enfers, Euclès et Eubuleus, et vous tous, dieux bienheureux ! Car je me vante d'appartenir à votre race fortunée. Mais j'ai payé la peine de mes manquements à la justice. La Parque m'a terrassé, et les autres dieux m'ont abattu de leur foudre et de leur tonnerre. Et maintenant je viens en suppliant devant la sainte Perséphone, pour qu'elle m'introduise avec bienveillance dans les demeures bienheureuses des hommes pieux.

Nous avons là, bien évidemment, des fragments d'une liturgie.

La même livraison des Notizie degli scavi, publiées par le Ministère de l'Instruction publique du royaume d'Italie, m'apporte une inscription grecque en caractères achéens de l'époque la plus archaïque, découverte depuis mon voyage auprès de la Massaria di Sansone, dans les mines de Métaponte, inscription dont je n'avais pas connaissance en rédigeant le chapitre relatif à cette ville. Elle établit que le temple situé sur ces emplacements était dédié à Apollon Lyceios.