LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE IV. — DE SIRIS À SYBARIS.

 

 

I

Au-delà du Sinno, la plaine cesse. Les montagnes se rapprochent de la mer et viennent y baigner leur pied. Le chemin de fer et l'ancienne route de voitures courent resserrés entre les dernières pentes et le rivage, franchissant de nombreux torrents qui se précipitent dans des ravins d'une pente très rapide. Les plus importants sont le Fiume di Ferro, le Saracino et le Raganello, dont nous discuterons tout à l'heure les noms antiques.

Sur ce trajet fortement accidenté, les localités habitées commencent à se montrer toutes dans les conditions où on les rencontrera désormais jusqu'à l'extrémité de la Calabre, à quelque distance de la côte et juchées sur des sommets rocheux isolés, de l'accès le plus difficile, dans les contreforts des montagnes. C'est déjà le cas de toutes les bourgades que desservent les stations entre le Sinno et la plaine de Sybaris, séparés par un intervalle d'environ 50 kilomètres. La gare est toujours, ici comme sur le reste de la ligne des Calabres, isolée en bas au bord de la mer, et il faut un trajet considérable, et surtout une ascension prolongée pour gagner de là le bourg qui lui a donné son nom. Cette situation inaccessible des villages, disent les Guides du voyageur, remonte à une haute antiquité ; ils occupent probablement l'emplacement des acropoles des premiers colons grecs. Malgré la créance dont jouit une telle opinion, elle est radicalement fausse. Aussi la topographie des villes de la Grande Grèce, qui a eu jusqu'ici pour base cette manière de voir, doit-elle être révisée presque sur tous les points.

Les géographes n'ont pas accordé assez d'attention au fait général du déplacement des centres de population dans toutes ces contrées au commencement du moyen âge. Les villes grecques s'étaient établies sur le rivage même de la mer ou à très peu de distance, dans des conditions choisies en vue du trafic maritime, mais peu favorables à la défense. Pendant les siècles où les Sarrazins furent maîtres de la Sicile et où leurs corsaires ravagèrent périodiquement les côtes de l'Italie méridionale, ces positions devinrent intenables, exposées qu'elles étaient aux dévastations de tout genre. Les habitants les abandonnèrent et se retirèrent à un certain nombre de kilomètres de la mer, généralement neuf ou dix, laissant la côte absolument déserte. Crotone seule échappa à cet abandon, parce que la colline escarpée, dominant immédiatement le port, sur laquelle était bâtie son acropole, permettait l'établissement d'une forteresse suffisamment forte. Mais tout ce qui restait d'habitants à Copia (originairement Thurioi) se retira à Cassano ou à Tarsia, ceux de Locres à Gerace. De la même façon, sur la côte de la mer Tyrrhénienne, la population de Medma émigra à Rosarno, celle de \relia à Vallo et celle de Paistum à Capaccio. Sur ce dernier versant, une des bien rares cités d'origine grecque qui aient gardé leur ancienne position est Vibo Valentia, l'Hippônion des Hellènes, probablement parce qu'elle était la plus avancée dans l'intérieur des terres de toutes celles qu'avaient fondées les colons. En effet, c'est à Monteleone ou du moins tout à côté, que l'on peut observer les ruines romaines de Vibo Valentia, et les restes des murs d'appareil polygonal d'Hippônion. Le site occupé par San Pietro di Bivona, sur le rivage, où beaucoup de géographes ont placé la ville antique, n'était sûrement que celui de son port.

Maintenant, depuis que la sécurité est revenue sur les côtes, grâce à la suppression de la piraterie barbaresque, un mouvement exactement opposé est en train de se produire. Le premier pas en a consisté à se remettre à planter et à cultiver les points les plus fertiles du littoral, en continuant à habiter exclusivement l'intérieur. Puis, dans les dernières années, on a construit le chemin de fer, qui longe presque constamment le rivage de la mer Ionienne. Aujourd'hui les habitants descendent graduellement des villes bâties dans le moyen âge sur les hauteurs, lesquelles d'ici à vingt ans, à l'exception de Catanzaro, de Squillace et d'un petit nombre d'autres, seront redevenues complètement désertes. Ils viennent s'établir autour des stations de la voie ferrée, auprès du site des anciennes cités, dont les localités nouvelles reprennent les anciens noms. C'est quelque chose d'analogue à ce qui s'est passé sur tant de points de la Grèce depuis l'indépendance.

Ce mouvement, qui se manifeste surtout dans la Calabre méridionale, ne fait pas encore sentir son effet dans le district que l'on traverse immédiatement au delà du Sinno. Les misérables bourgs qu'on y rencontre, et dont aucun n'atteint 2.000 âmes, s'y maintiennent encore sur leurs pointes de rocher, sans tendre à descendre en bas, où ne les appelle pas une plaine féconde. La misère sauvage de la Basilicate continue à régner ici.

Au moment de franchir la limite de cette province pour entrer dans celle de la Calabre Citérieure, la localité de Bollita, distante de la voie ferrée d'environ 9 kilomètres, présente de nombreuses ruines romaines en maçonnerie de briques et en opus reticulatum. C'était, d'après ces ruines, un bourg de quelque importance, presque une ville, à l'époque impériale ; mais on ignore absolument quelle en était l'appellation. En 1828, un paysan découvrit à Bollita, dans un tombeau près du château appartenant au duc Crivelli, seigneur de cette localité comme de Rocca Imperiale, des lames de plomb couvertes de longues inscriptions en caractères grecs ; mais au lieu de les conserver, on les fondit pour en faire des balles de fusil, sans avoir eu du moins la précaution de prendre copie des inscriptions.

Nous passons maintenant au pied de Rocca Imperiale, qui a dû son nain à un château de Frédéric II. Ce prince épris des arts et des lettres, qu'il cultivait lui-même, cet homme de la Renaissance venu deux siècles trop tôt, était en même temps un chasseur passionné. Dans le beau royaume qu'il avait reçu en héritage des Normands, ce ne sont pas les sites enchanteurs du golfe de Naples qui le charmaient. Les premiers gradins de l'Apennin, inclinés vers l'Adriatique sur la frontière de la Pouille et de la Basilicate, l'attiraient bien davantage par l'épaisseur des forêts et l'abondance du gibier. Aussi, en dehors du palais de Foggia et de la forteresse de Lucera, où il aimait à vivre au milieu de ses fidèles musulmans, il dispersa partout ses châteaux dans les montagnes de ces contrées. Apricena, à l'entrée du Gargano, Castel di Lagopesole et Ascoli sur les pentes du Vultur, Castel del Monte dans les Murgie di Minervino, furent autant, de demeures magnifiques édifiées au milieu des districts où la chasse lui offrait le plus d'attrait. C'est pour la même raison qu'il aimait à venir aussi dans la Calabre, où il se bâtit également des châteaux à Monteleone, à Nicastro et à ltocca Imperiale.

Viennent ensuite Monte-Giordano, Roseto, bourg à partir duquel la vue commence à devenir merveilleuse, avec les escarpements du Monte Pollino à droite, la mer à gauche, et en face de soi l'ouverture de la grande vallée du Crati, fermée au fond du tableau par le massif imposant de la Sila, puis Amendolara, Trebisacce et Cerchiara. Amendolara a succédé à la station Ad vicesimum de l'Itinéraire d'Antonin, située à 24 milles d'Héraclée et à 20 de Thurioi. C'est à Amendolara que naquit un des personnages les plus originaux parmi les humanistes qui, dans le XVe siècle, se dévouèrent avec passion à la résurrection de l'antiquité. On ne le connaît que sous les noms antiques de Pomponius Lætus, dont il s'affubla par amour de la Rome antique et sous lesquels il se rendit célèbre dans les lettres ; mais on sait cependant que c'était un bâtard de la grande maison napolitaine de San-Severino et qu'il avait reçu au baptême le nom de Giulio. Écrivain d'une latinité singulièrement pure, il vint de bonne heure à Rome, et c'est là qu'il fournit presque toute sa carrière de professeur et de savant. Ses ouvrages sur l'histoire et les antiquités de Rome, ses éditions de Varron, de Pline le Jeune, de Salluste, ses commentaires sur Quintilien, Columelle et Virgile témoignent d'une science profonde et très remarquable pour l'époque. Il avait établi à Rome une Académie à l'imitation de celle que Marsile ricin avait instituée à Florence. Mais en 1468, sous le pontificat de Paul II, tous les membres de cette Académie, Pomponius Lætus en tête, se virent accusés de conspiration peur le renversement du Pape, l'abolition de la religion chrétienne et le rétablissement du paganisme. La mort de Paul II vint mettre fin aux poursuites, et lors de son avènement, en 1471, Sixte IV, tout en maintenant l'interdiction de reconstituer l'Académie, rendit au savant calabrais sa chaire au Collége de Rome, et il l'occupa paisiblement jusqu'en 1497, bien vu non-seulement de Sixte IV, mais aussi de son successeur Innocent VIII. Les historiens se sont généralement montrés incrédules au sujet des accusations auxquelles Paul II avait prêté l'oreille, et qui représentaient les humanistes de l'Académie romaine comme ayant poussé l'idolâtrie de l'antiquité jusqu'à vouloir faire revivre sa religion et installer le culte restauré des Olympiens sur les ruines du christianisme. Mais ce scepticisme a dû céder devant les inscriptions que M. de Rossi a trouvé tracées au charbon sur les parois de quelques chambres des Catacombes de Rome. Elles attestent, en effet, les réunions mystérieuses que les nouveaux païens tenaient, pour célébrer leurs rites loin des regards profanes, dans les anciens cimetières souterrains des fidèles des premiers siècles, alors complètement oubliés, ignorés de tous et que le hasard seul avait pu faire découvrir à quelqu'un d'entre eux. On y trouve les principaux linéaments de la hiérarchie sacerdotale secrète qu'ils avaient organisée à l'instar de la Curie papale, et dans laquelle Pomponius Lætus ne se parait pas moins que du titre de Souverain Pontife. Était-ce là un simple jeu de grands enfants, qu'il eût été plus sage de mépriser, quelque chose comme le fameux sacrifice du bouc chez Jodelle ? Je serais disposé à le croire, et rien ne prouve que l'on eût été jusqu'à une conspiration formelle. Mais il n'y en avait pas moins quelque chose de fondé dans les accusations que l'on porta contre les humanistes romains.

 

II

Le Fiume Freddo descend du mont Saracino, près d'Oriolo, pour se jeter dans la mer au sud d'Amendolara ; le Saracino prend sa source à côté d'Alessandria, au pied du Monte Pollino et débouche dans le golfe de Tarente tout auprès de Trebisacce. C'est entre ces deux cours d'eau seuls que l'on peut hésiter pour y appliquer le nom antique de Cylistaros, et il y a plus de probabilité pour reconnaître le fleuve ainsi appelé dans le Saracino.

Le nom de Cylistaros, qui désigne par son étymologie un torrent roulant impétueusement ses eaux, était expliqué par une légende mythologique, racontant qu'un énorme dragon en avait disputé le passage à Héraclès et que, percé par les flèches du demi-dieu, son cadavre avait été roulé dans le fleuve. Toute cette région était remplie des traditions fabuleuses du passage du fils d'Alcmène ramenant les troupeaux de Géryon. A Pandosia, près d'Héraclée, on montrait l'empreinte gigantesque laissée par son pied sur les rochers.

La légende du Cylistaros était une variante, localisée en Italie, du combat d'Héraclès contre le fleuve Achélôos dont nous avons vu le culte établi à Métaponte. Strabon nous apprend qu'on donnait aux fleuves la forme d'un serpent, pour indiquer les replis tortueux de leur cours. Les Grecs se servaient du verbe έρπειν ramper, pour exprimer l'écoulement d'un cours d'eau. L'Oronte de Syrie reçut à une certaine époque le nom de Dracon. Procope développe l'origine de l'attribution de ce nom aux fleuves, en parlant d'une rivière de Bithynie qui était ainsi appelée. Près de la ville, dit-il, coule un fleuve que les habitants appelaient Dracon à raison de sa forme, car il déroule ses ondulations en tous sens, revient sur lui-même et précipite ses flots tantôt à droite, tantôt à gauche, et force ainsi ceux qui passent par cette route à le traverser plusieurs fois. Par une image inverse, Virgile compare le serpent à un fleuve et dit qu'il se contourne in morem fluminis. Sur deux médailles de Nicomédie, le fleuve Dracon est représenté par un serpent. Achélôos, dans sa lutte avec Héraclès, prend entre autres formes celle du même animal, d'un dragon enroulé, comme dit Sophocle. Le dragon qui gardait le jardin des Hespérides portait le même nom que deux rivières, l'une du Péloponnèse et l'autre de la Cyrénaïque, Ladon, et fut placé au ciel comme le Nil et l'Éridan céleste. Ce dragon Ladon représente donc un fleuve qui coulait dans le jardin merveilleux.

Peu de parties de la symbolique ancienne ont eu autant de vitalité que celle-ci, qui, dans les superstitions populaires, a survécu presque partout à l'établissement du christianisme : Encore aujourd'hui les paysans de la Grèce croient à l'existence d'un esprit des fleuves, to stoicheion toû potamoù, qui se manifeste le plus souvent sous la forme d'un dragon, et de la Grèce cette superstition a passé chez les Dalmates. Telle est l'origine de l'appellation d'eaux du dragon, dhraconeria, fréquemment attribuée aux sources dans les contrées helléniques. L'ancienne fontaine Pirène, à Corinthe, porte ce nom, auquel se rattachent toujours des traditions merveilleuses. Dans la plaine de Marathon, les dhraconeria sont les eaux salées qui sortent de l'ancienne caverne de Pan mentionnée par Pausanias, dans le fond de laquelle les paysans racontent qu'habite, au fond d'un petit étang, un dhracos terrible, gardant des chèvres d'or dont il ne laisse personne approcher. Ce récit populaire est précieux en ce qu'il attribue au dragon des fontaines la physionomie d'un véritable Pluton antique, gardien des trésors renfermés dans le sein de la terre. On donne à Malte presque le même nom, Dragonara, à une source qui sort avec fracas dans la grotte appelée Schark-el-Hamien. Le peuple attribue ce bruit à la présence d'un dragon. Il y a aussi, dans les environs de Naples, une fontaine Dragonara sur le côté du cap Misène qui fait face à l'ile de Procida, dont la population, comme on sait, est tout entière d'origine grecque. Tout cela est une pure croyance antique. A Thèbes, le serpent que combat Cadmos est le gardien de la fontaine Dircè. A Delphes, tout auprès de l'oracle que défendait Python, sont les deux sources Cassotis et Castalie, avec lesquelles le monstre combattu par Apollon est évidemment dans un étroit rapport. Aussi trouvons-nous des légendes analogues partout où s'est répandu le polythéisme gréco-romain. On voit sculptés, dans l'église Saint-Laurent à Grenoble, deux énormes serpents à tête humaine, avec cette inscription :

Le serpent et le dragon

Mettront Grenoble en savon.

Ceci fait allusion à l'emplacement de la ville près du confluent de l'Isère et du Drac. Presque partout en Occident, au moyen âge, les eaux étaient censées habitées par certains esprits appelés dracs. Gervais de Tilbury dit qu'ils attirent les jeunes gens et les femmes, croyance encore aujourd'hui répandue dans le Quercy. Les Provençaux s'imaginaient jadis que les dracs habitaient dans les eaux du Rhône et se nourrissaient de chair humaine. Dans un des contes populaires toscans, publiés par M. Angelo de Gubernatis, les trois fils du roi vont chercher l'eau qui danse, laquelle est placée sous la garde d'un serpent qui dévore quiconque approche. Ce serpent ne dort que de midi ou de minuit à deux heures, et dort avec les yeux ouverts. Ceci rappelle ce que la superstition des habitants du voisinage de Jérusalem raconte de la source intermittente de Siloam. Ils croient qu'un dragon y est caché sous terre, et que les eaux ne coulent que pendant son sommeil.

Auprès de l'embouchure du Cylistaros s'élevait la petite ville de Lagaria, très ancienne d'origine et qui prétendait devoir sa fondation première aux Phocidiens revenus du siège de Troie sous la conduite d'Epeios. C'est Trebisacce qui parait en occuper l'emplacement. Le vin de Lagaria était excellent et léger. Les médecins romains, au temps où écrivait Strabon, on prescrivaient l'usage aux malades comme on prescrit aujourd'hui celui du vin de Bordeaux.

Au delà de Trehisacce, les montagnes commencent à s'éloigner de nouveau de la mer. On entre dans le bassin du fleuve Crati, le Crathis de l'antiquité, dans la plaine où reposait mollement la luxueuse Sybaris. Le Caldanello, qui sort auprès de Cerchiara d'une grotte au pied du mont Silaro, est un courant d'eaux chaudes et sulfureuses. Cerchiara, qui parait avoir été une localité antique, comme la plupart de celles de la même contrée, a été identifié par Gabrielle Barrie, et les autres érudits calabrais des suie et xvne siècles à l'Arponion que Diodore de Sicile mentionne comme une des premières villes dont les Bruttiens se rendirent maitres. Mais rien au monde ne justifie cette identification. Le texte de Diodore semble placer Arponion entre Térina et Thurioi, ce qui induirait à le chercher avec bien plus de vraisemblance dans Aprigliano, au-dessus de Cosenza.

Les mêmes érudits appliquent au Caldanello le nom antique de Ciris, d'après les vers de Lycophron qui font s'établir Épeios près du Ciris et des eaux du Cylistaros. Peut-être ce passage désigne-t-il les deux établissements dont la fondation était attribuée au fabricateur du cheval de Troie, Métaponte et Lagaria. Il faudrait dans ce cas entendre le Ciris du poète comme étant le même que l'Aciris, lequel n'est pas très éloigné de Métaponte. Cependant il serait impropre de désigner cette ville comme située sur l'Aciris, le fleuve d'Héraclée. On peut donc soutenir, avec au moins autant de vraisemblance, que c'est Lagaria seule que l'auteur de l'Alexandra a eu en vue, et que le Ciris et le Cylistaros étaient les deux cours d'eau entre lesquels cette petite cité se trouvait placée. Dans cette interprétation, le second étant le Saracino, le premier serait nécessairement le Fiume di Ferro. Mais en aucun cas il n'est et ne peut être le Ciris.

Autre énigme géographique posée, dans la même région ; par les obscurités voulues et l'érudition prétentieuse du poète alexandrin. Lycophron fait prédire par Cassandre que beaucoup de fugitifs Troyens, aux environs de Siris et de Leutarnia, habiteront la plaine où l'infortuné Calchas, le Sisyphe du problème des innombrables pépins de figue, frappé à la tête d'un coup de poing, a un tombeau, et le fertile territoire du pays des Chéries que le Siris arrose de ses eaux rapides. Barrio et ceux qui le suivent aveuglément en ont conclu qu'il y avait dans ces parages une ville de Leutarnia, qu'ils placent à Albidona, entre Amendolara et Trebisacce ; Mazocchi que Siris portait également le nom de Leutarnia. On connaît positivement Une source et un canton de Leuternia sur l'extrémité du promontoire de la Japygie, autour de Leuca, aujourd'hui Santa-Maria di Leuca. A côté de cette petite ville, dit Strabon, se trouve une source remarquable par l'odeur fétide qui s'exhale de ses eaux. Suivant les mythographes, ceux des Géants qui auraient survécu au désastre de Phlegra, en Campanie, autrement dit les Géants Phlégréens, auraient, pour échapper à la poursuite d'Héraclès, cherché un asile en ce lieu et l'y auraient trouvé, la terre elle-même s'étant ouverte pour les recevoir dans son sein ; mais de la partie séreuse de leur sang se serait formé le courant qui alimente cette source, en même temps que de leur nom toute cette côte aurait été appelée Leuternia. Ne serait-ce pas à ce canton que le poète ferait allusion ? La chose est très possible, mais on peut y objecter qu'il est bien éloigné de Siris. Le texte de Lycophron semble plutôt avoir trait à une localisation du nom de Leutarnia, et par suite de la tradition qui y était attachée, sur un point du littoral voisin de Siris. Mais dans ce cas il faudrait chercher, pour y appliquer cette légende, une fontaine aux eaux infectes, que l'on pût, dire aussi produite par le sang des Géants. Or, la seule qui soit dans ces conditions, mais qui les remplit très bien, est la source du Caldanello.

Lycophron transporte aussi en Italie, dans les vers que nous venons dé traduire, une anecdote dont on place d'ordinaire le théâtre dans le bois sacré d'Apollon Clarien, auprès de Colophon en Ionie. Un oracle avait prédit à Calchas qu'il mourrait le jour où il aurait trouvé un devin plus clairvoyant que lui. Après la prise de Troie, il se rencontra avec Mopsos, fils d'Apollon. Une dispute s'engagea entre eux sur leur degré de clairvoyance. Calchas fut battu par Mopsos sur les deux questions posées par ce dernier, deviner le nombre des pépins des fruits que portait un figuier et le nombre de petits qu'une truie allait mettre bas, ainsi que la proportion des mêles et des femelles sur ces petits. Il en mourut de dépit. Mais beaucoup de traditions, au lieu de placer la mort de Calchas en Asie-Mineure, le font aller en Italie, où il avait un oracle célèbre dans une caverne du mont Garganus, celle même qui est aujourd'hui le siège du célèbre pèlerinage de Saint-Michel à Monte-Sant-Angelo. D'un autre côté, en variant un peu la légende, quelques-uns racontaient qu'Héraclès, ramenant par l'Italie les bœufs de Géryon, avait rencontré Mopsos, venu dans ce pays. Voulant tourner en dérision la science du devin, fils d'Apollon, le fils de Zeus et d'Alcmène lui avait posé le problème des pépins de figue, et Mopsos lui ayant répondu sans hésiter, Héraclès, irrité de ce qu'il appelait son outrecuidance, l'avait assommé d'un coup de poing.

Après la station de Cerchiara l'on traverse le Raganello, rivière qui descend du Monte Pollino. C'est manifestement l'Acalandros de Strabon, qui appartenait au territoire de Thurioi et sur les bords duquel Alexandre le Molosse entoura d'une enceinte fortifiée l'emplacement qu'il destinait aux assemblées du conseil fédéral des Grecs italiotes, enlevées par lui à Héraclée pour les soustraire à l'influence de Tarente. Au delà, la station de Buffaloria di Cassano, point d'embranchement de la ligne ferrée qui conduit à Cosenza, est située vers le centre de la plaine où se succédèrent Sybaris et Thurioi. C'est là que nous descendons pour visiter des lieux dont la renommée est immortelle après vingt-quatre siècles de destruction.

 

III

Je ne crois pas qu'il existe nulle part au monde rien de plus beau que les champs où fut Sybaris. Tout y est réuni à la fois, la riante verdure des environs de Naples, la grandeur des plus majestueux paysages alpestres, le soleil et la mer de la Grèce. Pour ma part, après avoir parcouru presque tous les rivages de la Méditerranée, je ne trouve à y comparer que certains sites du Liban.

Que l'on se figure un immense cirque de montagnes, dont l'ouverture sur la mer a 30 kilomètres d'étendue et dont la profondeur dépasse 40 kilomètres. Au nord, le Monte Pollino, abrupt et dénudé, dresse presque sans contreforts ses escarpements sauvages, à l'aspect dévasté, que couronne un sommet à pic, haut de 2.200 mètres, où la neige se maintient jusqu'au milieu de juin et reparait souvent dès octobre. A l'ouest, fermant le fond du tableau pour celui qui tourne le dos à la mer, court la chaîne, à la crête dentelée, de l'Apennin calabrais. Ses pentes forment plusieurs gradins en grande partie boisés, qu'entrecoupent de profondes et étroites vallées. Le côté sud du demi-cercle est formé par la grande montagne de la Sila, qui se prolonge d'ouest en est, s'avançant au loin dans la mer, de façon à former le bras méridional du golfe de Tarente, parallèle à la Terre d'Otrante, l'antique Japygie. D'épaisses forêts de hêtres, de chênes et de châtaigniers couvrent d'une forte verdure les flancs de cette montagne, et au-dessus les sapins et les mélèzes étendent, sur les croupes larges et mamelonnées qui la surmontent, un manteau d'une majesté sinistre, qui se détache en noir avec une singulière vigueur sur l'azur étincelant du ciel. Tandis que presque toutes les chaînes qui environnent la Méditerranée se sont déboisées dans le cours des siècles, les montagnes des Calabres ont généralement conservé leurs forêts, comme celles de l'Albanie, et ce privilège exceptionnel est pour beaucoup dans la beauté et l'originalité de leur aspect.

Grâce à l'altitude, la végétation des parties hautes des montagnes est celle de l'Europe septentrionale ; on y retrouve toutes les essences forestières de nos pays. Sur les pentes inférieures, c'est la végétation du midi qui se développe avec une abondance et une vigueur tropicales. De robustes oliviers, des chênes verts, des lauriers, des orangers, des figuiers mêlés aux mûriers et aux amandiers, se pressent sur les rochers pittoresques qui enserrent la plaine inégale occupant tout le fond du bassin. Deux fleuves arrosent cette plaine. Le plus important est le Crati, l'ancien Crathis, qui, tantôt précipitant ses eaux jaunâtres sur des pentes rapides avec la violence d'un torrent, tantôt se traînant avec peine sur des terrains plats où il s'étale, descend d'une large et profonde vallée, très habitée et très cultivée, dirigée du sud au nord entre l'arête de l'Apennin et la Sula, puis tourne à l'est pour rejoindre la mer, en entrant dans le vaste hémicycle de Sybaris. L'autre, d'un cours beaucoup moins développé, est le Coscile, le fleuve Sybaris de l'antiquité, qui rassemble toutes les eaux torrentueuses descendant par les différents ravins du massif du Monte Pollino. La chaîne des collines qui partent des contreforts de l'Apennin et viennent se terminer en s'abaissant vers Tarsia et Spezzano Albanese, forme comme un cap divisant la haute plaine en deux parties, les vallées des deux fleuves. Toute cette partie supérieure de la plaine ne mérite, du reste, un semblable nom que par rapport aux chaînes sourcilleuses qui l'entourent. Il ne faut pas se la représenter comme offrant une surface unie. C'est, au contraire, une succession d'ondulations, qui vont en se relevant h mesure qu'on approche des montagnes, et où des vallons verdoyants alternent avec les plateaux cultivés en céréales et en coton, que parsèment des oliviers séculaires. A quelque distance en avant des hauteurs de la Serra Pollinara, formant la dernière extrémité du dos d'âne qui les sépare, les deux rivières du Crati et du Coscile se réunissent en un seul fleuve, qui va se perdre quelques kilomètres plus bas dans la mer, en traversant la vaste maremme qui occupe toute la région voisine du rivage. Ici cessent les habitations humaines. Tandis que les parties onduleuses et élevées de la plaine montraient des bourgs populeux et de nombreuses massarie, partout répandues dans les champs, ces grandes et luxuriantes prairies, que l'on ne fauche jamais, sont désertes. On n'y voit que de nombreux troupeaux qui paissent solitaires et presque sauvages, des taureaux blancs enfoncés jusqu'au ventre dans une herbe d'une incroyable épaisseur, et des buffles qui recherchent de préférence les endroits fangeux, les flaques d'eau dormante et les canaux où ils aiment à se plonger pour échapper aux ardeurs du soleil. C'est que la fièvre règne en maîtresse dans ces fonds marécageux, dans ces magnifiques prairies trop abondamment arrosées. Au temps de la prospérité de Sybaris et de Thurioi, des soins intelligents, pris pour régler le régime des eaux et en faciliter l'écoulement vers la mer, avaient assaini ces terrains, les avaient rendus habitables et les avaient transformés en campagnes d'une miraculeuse fertilité. Des siècles d'abandon ont détruit ces travaux et leurs résultats. Les embouchures des cours d'eau se sont obstruées et les ont fait refluer sur la plaine ; les alluvions fangeuses ont empiété sur la mer ; la maremme s'est recréée et rapidement étendue. Ses exhalaisons répandent aujourd'hui la mort et repoussent les habitants des lieux où vivait jadis une population nombreuse et florissante.

Tel est, dans ses grands traits, le spectacle merveilleux que déploie devant les regards le bassin en forme de cirque, dans lequel le Crati et le Coscile roulent leurs eaux vers la mer. Eût-on adopté pour devise le Nil admirari d'Horace, on ne saurait demeurer insensible devant cette grandiose et féconde nature ; il y a là de quoi forcer l'admiration même des plus froids. La magie des souvenirs historiques vient encore ajouter à cette impression. Comme l'a très bien dit le duc de Luynes, en qui s'unissaient si heureusement l'artiste et l'historien, le voyageur instruit contemple avec émotion ce mélange de richesse et de misère, cette combinaison de la vie féodale sur les monts parsemés de forteresses du moyen âge, avec la grandeur antique anéantie dans la plaine, et l'échange singulier qui place aujourd'hui la civilisation dans la région autrefois occupée par des pasteurs sauvages, en restituant ces mêmes pasteurs à la campagne de Sybaris. En effet, tout le versant des montagnes, qui descend en amphithéâtre sur le pourtour de cette plaine, est parsemé de petites villes dont l'apparence florissante contraste avec la désolation que l'on n'a cessé de rencontrer depuis Tarente jusqu'ici, et qui règne encore dans la maremme voisine de la mer.

Il n'est pas, du reste, jusqu'aux bœufs blancs de cette maremme qui n'éveillent à l'esprit des souvenirs de l'antiquité. Ce sont les descendants directs des riches troupeaux des anciens Sybarites, et ils en ont conservé tons les traits de race. Leurs formes puissantes, leur large fanon se trouvent exactement représentés sur les monnaies de Sybaris, dont le type est un taureau. Leur couleur rappelle le dire de tant d'écrivains antiques que les eaux du Crathis rendaient absolument blanche la robe des animaux qui vivaient sur ses bords et blondissait les cheveux de ceux qui s'y baignaient ; ce qui prouve, soit dit en passant, que les blonds prédominaient dans la population de Sybaris et du pays environnant. Ou les eaux du Crati ont perdu depuis l'antiquité cette dernière vertu, ou bien ses riverains actuels ont une sainte horreur du bain ; car il n'est par possible de voir cheveux plus noirs que les leurs, excepté chez les descendants des colonies albanaises. Les anciens ajoutaient que les eaux du Sybaris avaient, de leur côté, la vertu de rendre les chevaux ombrageux, et qu'il fallait se garder d'y abreuver ces animaux. Je ne sache pas que l'on dise aujourd'hui dans le pays rien de pareil du Coscile.

Du côté du nord, à 15 kilomètres de la station de Buffaloria, au pied des escarpements abrupts et grisâtres du Monte Pollino, qui la dominent à une immense hauteur, voici Cassano, qui étage ses maisons blanches, aux toits plats et à l'aspect riant, sur les flancs d'une hauteur dénudée que surmontent les ruines d'un ancien château royal, sous Frédéric II et les Angevins, puis possédé par les princes de Bisignano, de la maison de, Sanseverino, et par les ducs de Serra, d'origine génoise. De ce château, la vue est magnifique ; elle embrasse la plaine et la mer, et plonge au sud, entre l'Apennin et la Sula, jusqu'au fond de la vallée du Crati, bien par delà Cosenza. Cassano compte aujourd'hui près de 9.000 habitants, tous actifs et travailleurs, et des sources sulfureuses y attirent dans la saison quelques baigneurs des pays environnants. Resserrée par un grand rocher aux formes tourmentées, qui l'empêche de s'étendre à l'aise sur la pente de la montagne, elle se précipite dans la plaine et s'y avance en pointe, au milieu de vergers d'orangers d'une fraîcheur délicieuse. Cette ville possède un évêché, établi au IXe siècle par les Normands ; le plus ancien connu de ses évêques est Saxo, qui intervint, en 1096, comme témoin dans une donation faite par le grand comte Roger de Sicile en faveur de l'église de Squillace.

Cassano représente l'ancienne Cossa, ville des Pélasges Œnotriens, colonisée ensuite par les Sybarites, où T. Annius Milo, le gendre de Sylla, l'adversaire de Clodius et le client de Cicéron, termina dans un combat obscur sa carrière d'aventurier, en essayant de relever la bannière des Pompéiens dans le midi de l'Italie. Cossa n'était pas, du reste, située précisément sur le même emplacement que la ville moderne. On en voit les ruines assez étendues, consistant en maçonneries romaines, à quelques kilomètres plus bas dans la vallée, assez près de la station de Buffaloria, et certains les ont prises â. tort pour celles de Sybaris, opinion qui ne pourrait se soutenir un seul instant. La ville s'est probablement transportée sur la hauteur, dans un site de meilleure défense. après sa double destruction par les Sarrazins, en 1014 et 1031. Cependant il serait possible que le Castellum Carissanum ou plutôt Cassanum, que Pline indique comme le lieu précis de la mort d'Annius Milo, ait été un petit château fort, originairement distinct de Cossa et occupant l'emplacement du château de Cassano, et que le besoin d'en chercher la protection ait déjà attiré les habitants de la ville d'en bas autour de ses remparts au temps des invasions barbares, époque où le nom de Cassianum, qu'on lit déjà dans Paul Diacre, commence à se substituer à celui de Cossa.

Plus loin à l'est et plus haut dans la montagne est Castrovillari, qui groupe ses maisons et ses 8.000 âmes de population dans une enceinte du moyen âge encore assez bien conservée, malgré les ravages du tremblement de terre de 1638, et que la tradition locale prétend du temps des Normands. Cette ville joue un rôle dans l'histoire de la rébellion de Guillaume de Grentemesnil contre le duc Roger de Pouille, en 1094. C'est là que le grand comte Roger vint secourir son neveu, à la tête d'une armée qui comptait dans ses rangs plusieurs milliers de musulmans de Sicile. Castrovillari est, d'ailleurs, l'Abystron des Grecs, l'Aprustum des Romains, dont on faisait remonter l'origine jusqu'aux plus anciennes époques des populations ausoniennes ou œnotriennes. Plus haut encore, comme accrochée aux pentes presque verticales du Monte Pollino et dominant la source principale du Coscile, Murano a succédé à l'antique Muranum, avec son faubourg inférieur de Summuranum, parfaitement bien nommé de la gigantesque muraille de rochers au pied de laquelle on l'avait bâti. Murano possède un château de l'époque des Normands, et on y compte 9.000 âmes de population. La route royale de Naples à Reggio, magnifique création des ingénieurs de Murat, après avoir franchi la côte de l'Apennin par l'aride plateau du Campo Tenese, qui s'étend entre les deux sommets du Monte Caspo et du Monte Pollino, et qui vit, en 1806, la déroute des troupes napolitaines battues par le général Régnier, descend en lacets le long des escarpements à pic jusqu'à Murano, puis de là par la gorge supérieure du Coscile sur Castrovillari. De ce point elle descend encore jusqu'à la partie haute de la plaine, qu'elle traverse pour gagner Cosenza en longeant la rive gauche du Crati. C'est l'ancien itinéraire de la Via Popilia, que suivit Alaric après le sac de Rome, se dirigeant vers la Sicile, qu'il voulait piller à son tour, lorsque la mort le surprit à Consentia.

 

IV

La plupart des localités habitées garnissant le fond du cirque de montagnes qui entoure la plaine de Sybaris, sur les pentes de l'Apennin, d'où descendent les affluents du Coscile et du Crati, depuis Castrovillari jusqu'à Montalto, occupent l'emplacement d'antiques bourgades des Pélasges Œnotriens, hellénisées sous la domination de Sybaris et plus tard occupées par les Bruttiens. A Sant'Agata l'on a découvert, il y a trente ans, une hache de bronze ou plus exactement de laiton, d'orichalque comme disaient les anciens, portant une dédicace grecque composée de deux vers, qui sont tracés avec la forme d'alphabet qui était en usage dans les citées achéennes au VIe siècle avant l'ère chrétienne. Cette inscription dit : Je suis consacrée à Hêra de la plaine ; c'est Thyniscos, chef des Vériens, qui m'a dédiée comme produit d'une dîme. Nous avons là le nom de la peuplade œnotrienne soumise à Sybaris qui occupait l'actuelle Sant'Agata, et la désignation géographique d'Éron ou Véron, qui en résulte, est peut-être à rapprocher de celle d'Érimon, enregistrée par Étienne de Byzance, d'après Hécatée, comme le nom d'une ville des Œnotriens.

Les seuls autres endroits de ce district, dont on puisse déterminer avec quelque chance de certitude les appellations antiques, sont Fagnano, Lattarico, San-Marco Argentaro et Montalto, répondant à Uffugum, Hetriculum, Argentanum et Sipheum, que Tite-Live énumère dans son XXXe livre comme de petites villes fortifiées du voisinage de Consentia. Barrio s'est complu à répartir, d'après son simple caprice, entre les localités environnantes, les noms d'un certain nombre des villes œnotriennes dont le géographe Étienne de Byzance a extrait les mentions de la Description de la terre, par Hécatée de Milet, écrivain des dernières années du VIe siècle et du commencement du VIIe. Il met ainsi Artémision à Sant'Agata (qui, nous venons de le voir, portait un autre nom), Erimon à Regina, Ninaia à San-Donato. Il n'y a aucune raison plausible en faveur d'aucune de ces identifications. Les noms de villes œnotriennes tirés d'Hécatée appartiennent aux parties les plus diverses d'un vaste territoire, et ce serait folie de vouloir, avec le géographe calabrais du XVIe siècle, les accumuler dans le bassin du Crathis. Sans doute il y en a quelques-uns de ce canton, comme Cossa, Menecina (Mendicina), Ixias (probablement Carolei) ; mais d'autres appartiennent au versant est de la Sila, telles qu'Arinthè (sur l'Arenzano) et Siberenê (Santa-Severina) ; Cytérion est Cutrù, dans le voisinage de Crotone, Crotalla doit être cherchée tout auprès de Catanzaro ; enfin la mention de Malanios, qui est sûrement Magliano, près de Capaccio, montre que parmi ces villes il en est aussi de la partie septentrionale de l'Œnotrie, qui devint plus tard la Lucanie. Comment donc prétendre déterminer la situation de celles des villes de la même liste dont on ne connaît que les noms, sans aucune autre indication, quand de plus ces noms ne présentent aucune analogie avec des appellations modernes, comme c'est le cas pour Artémision, Drys, Érimon et Ninaia ? Remarquons, d'ailleurs, quelle est la pauvreté des renseignements que nous possédons sur la géographie antique de la Grande-Grèce, même en nous bornant aux villes de quelque importance et en ne descendant pas jusqu'aux localités de troisième et de quatrième ordre. Vingt-cinq villes grecques dépendaient de Sybaris, et dans le territoire sur lequel s'étendait la suprématie de cette cité, c'est à peine si nous en connaissons dix par leurs noms. Des cités qui, à l'époque de la fabrication des pièces d'argent dites incuses, ont eu un développement suffisant pour battre monnaie, il en est trois dont on ne trouve aucune mention chez les écrivains et dont nous ne pouvons même pas compléter les appellations, écrites en abrégé sur leurs espèces. Qu'est-ce, en effet, que la ville de Viis... ou Fiis...., évidemment située sur le golfe de Salerne, qui tantôt se montre en union monétaire avec Poseidonia, tantôt bat monnaie à son nom seul ?-Que sont-ce que les deux villes de Pal... et de Mol... dont les deux noms, ainsi écourtés, sont inscrits ensemble sur une incuse au type du sanglier dont l'unique exemplaire, jusqu'à présent connu, trouvé en Lucanie, fait partie des collections du Cabinet de France ? Les numismatis tes italiens ont attribué cette dernière pièce à Palinuros et Molpa. Passe encore pour la première attribution, car le port du cap Palinuros (aujourd'hui Porto Palinuro) devait être accompagné d'une ville ; mais avant de proposer la seconde il aurait fallu, ce qu'on n'a pas fait, produire une preuve quelconque de ce qu'il y avait une ville de Molpa. Pour induire son existence il ne suffit pas du fleuve Melpês, actuellement Melpa. Ce qu'on a de mieux à faire en pareil cas est d'avouer franchement que l'on ne sait pas. C'est plus scientifique que de s'amuser à des identifications de fantaisie. Et dans cette même série des incuses un autre problème encore absolument obscur, est celui de la situation de la ville d'Asie., dont nous avons des pièces, avec un type qui révèle avec certitude une colonie de Sybaris.

Les appellations modernes de beaucoup des localités de la région qui nous occupe en ce moment attestent une origine byzantine, soit par les noms de saints de l'Eglise orientale que portent quelques-unes d'entre elles, comme San Basilio et San Sosti, ce dernier endroit est même Haghios Sostis dans les chartes gréco-normandes, soit par des formes de la grécité des bas temps, telles que Luropoli, Policastrello, Laura. L'usage du grec, réintroduit en Calabre sous la domination des empereurs de Constantinople, s'est maintenu fort tard dans ce canton. Il y prévalait encore au XIIe et au XIIIe siècle. Nous en avons pour preuve les deux contrats de mariage en grec, conservés aux Archives de Naples, qui ont été publiés par un érudit hellène, M. Spyridion Zambellis. L'un a été écrit en mai 1196, sous le règne de l'empereur Henri VI, à Circlarion (Cerchiara) par l'archiprêtre et notaire de la ville, Léon, en présence du juge royal Tirso di File (Θύρσος τοΰ Φιλέ), pour le mariage de Pietro Lucifero (Πέτρος Λουκήφερος), appartenant peut-être à la famille noble des Lucifero de Crotone, avec Alessandria, fille de feu maître Goffredo Zangari (μαΐστος Ίωσφρές Τζαγγάρις), de Casianon (Cassano). L'autre a été écrit en 1242, sous Frédéric II, par Solomos, notaire royal de Castrovillari, en présence de Bonifazio, juge royal de la même ville, et contient l'énumération des immeubles constitués en dot par Gualterio della Pergola (Γουαλτέριος τής Περγούλης), à sa fille Saracena, lors de ses noces avec Guglielmo Ardecallo (Γουλιέλμος Άρδεκάλλος). Les contractants, comme on le voit, portent des noms italiens, et pourtant le grec est la langue dont ils se servent ; une partie des terres et des hameaux mentionnés dans les indications de bornage ont des appellations purement grecques, telles que Loutir, Haghios Iôannis ho Coryphydhathos et Aaghios Philippes ho Anaplioros. Au commencement du XVIe siècle, on parlait encore grec dans plusieurs bourgades de ces environs, et celle de La Rota Greca en a conservé jusqu'à nos jours la trace dans son nom.

San Marco Argentaro, ville épiscopale depuis la fin du XIe siècle, ne compte pas actuellement 3.000 habitants et vit principalement de l'élève des porcs. Elle doit son surnom, comme son appellation antique d'Argentanum, à des filons de minerai argentifère, qui se rencontrent dans son voisinage et qui ont été exploités du temps de l'antiquité. Cette localité, aujourd'hui si obscure, a joué un moment un rôle dans l'histoire ; c'est un des berceaux de la domination des Normands.

Lorsqu'en 1047 le sixième des fils de Tancrède de Hauteville, Robert Guiscard ou Viscart, quittant le manoir paternel des envions de Coutances, vint rejoindre ses frères à Melfi, il en fut assez mal reçu. On lui dit rudement qu'on n'avait pas de terre à lui donner, et qu'il tâchât d'en acquérir par lui-même. Rassemblant alors une poignée d'aventuriers comme lui, il s'en alla chercher fortune dans la partie de la Calabre qu'on appelait alors Vallis Grate ou Vallegratania, c'est-à-dire dans la vallée du Crati. Là il trouva dans la hauteur de San-Marco une position inoccupée et propice à ses projets. Il l'appareilla de laigname, dit L'hystoire de li Normant, autrement dit il la fortifia de simples palissades, faute de mieux, et s'y établit avec ses compagnons. La création de ces réduits palissadés, comme premiers postes d'une conquête, était, du reste, une tradition des usages des anciens Vikings scandinaves, dans les expéditions aventureuses de leur période païenne. Le Danevirk du Jutland et le Hague-Dike, dans notre département de la Manche, en sont des types fameux et conçus sur une très grande échelle. Quand Roger commença ses entreprises sur la Calabre méridionale, il débuta par se créer au Val delle Saline, près du Capo delle Armi, un établissement pareil à celui que son frère Robert avait eu d'abord à San-Marco.

Robert, dit la chronique traduite en français du latin d'Amatus, moine du Mont-Cassin, Robert regarda et vit terre moult large, et riches citez, et villes espessez et pleins de moult de bestes. Et regarda en Loing tant cornent pot regarder, et pensa que faisoit lo poure, prit voie de larron. Chevalier sont petit, poureté est de la cose de vivre, li faillirent les deniers à la bourse. Et conne ce fust cose que toutes choses lui failloient, fort tant solement qu'il avoit abundance de char ; cornent li filz de Israël vesquirent en lo desert, ensi vivoit Robert en lo mont ; ceaux menjoient la char à mesure ; cestui se o une savour toutes manières de char ; et lo boire d'estui Robert etoit l'aigue de la pure fontaine. C'est ainsi que commença ce redoutable conquérant, qui après avoir définitivement fondé un empire durable dans le midi de l'Italie, devait mourir, trente-huit ans après, au moment où il semblait qu'il allait ceindre la couronne impériale de Constantinople et où il s'intitulait déjà si pompeusement, dans l'inscription de la façade de la cathédrale de Salerne, dux rex imperator maximes triumphator.

Robert alla demander des secours à son frère liumfroi, comte des Normands de la Pouille ; mais il n'obtint rien. Alors il reprit plus ouvertement que jamais sa vie de brigandages. Et prenoit li buef por arer, dit encore L'ystoire de li Normant, et li jument qui faisoient bons pollistre, gras pors et peccoires ; et autresi prenoit Robert li home liquel se rachatarent de pain et de vin ; et toutes voies de toutes ces coses non se sacioit Robert. Enfin il parvint à nouer amitié avec Pierre, châtelain de Bisignano, riche d'or et de bestes et de dras préciouz. Robert fist covenance avec cestui, lo prist pour père, et Pierre l'avoit pris pour filz. Ayant ainsi capté la confiance de ce riche voisin, le rusé normand l'invita à une entrevue amicale, et là le saisissant par trahison, l'emmena prisonnier à San-Marco. Puis Robert va agenoillié, et ploia les bras, et requist miséricorde, et confessa qu'ilavoit fait péchié ; més la richesce de Pierre et la pouvreté soe lui avoit fait constraindre à ce faire ; més tu es père, més que tu me es père covient que aide à lo filz poure. Cesti comanda la loi de lo roy, ceste cose, que lo père qui est riche en toutes chozes aidier à la pouvreté de so filz. Bref, il ne relâcha Pierre de Bisignano qu'après lui avoir fait payer une rançon de 20.000 sous d'or, avec laquelle il se hâta de faire construire à San Marco un château des plus forts, dont le gros donjon, haut de cent pieds, subsiste encore aujourd'hui.

Le tour parut si charmant aux Normands que c'est alors qu'ils décernèrent à Robert le surnom de Viscart ou rusé, et que Girard de Bonne-Herberge lui donna aussitôt en mariage sa sœur Alberade et se joignit à lui avec deux-cents chevaliers. Robert put ainsi commencer à devenir de brigand conquérant ; les deux choses se ressemblent fort. Il cessa de piller le pays, et en peu de temps il se rendit maitre de la plus grande partie de la vallée du Crati. Comme il était désormais en mesure de bien payer ses compagnons et de les faire bien vivre, beaucoup de gens du pays se rangèrent sous ses enseignes ; et c'est ainsi qu'il forma ce corps de Calabrais, absolument dévoué à sa personne, avec lequel il contribua si puissamment à décider le sort de la bataille de Civitella. Cet événement, qui assura la situation des Normands en Italie et où Robert n'avait pas hésité à porter à son frère Humfroi le secours que celui-ci lui avait toujours refusé, grandit prodigieusement sa renommée parmi ses compatriotes. C'est alors qu'il se crut assez fort pour pouvoir répudier Alberade et contracter une alliance plus brillante avec Sigelgaita, fille de Guaymar, prince de Salerne. Mais au lieu de le récompenser, Humfroi, toujours jaloux de lui, le fit arrêter par trahison et jeter en prison l'année suivante, en 1054.

Robert n'y resta pas longtemps, du reste, car les Normands forcèrent Humfroi à lui rendre la liberté, à le reconnaître, sous sa suzeraineté, seigneur de tout ce qu'il pourrait acquérir en Calabre, et à lui fournir des troupes pour l'aider dans cette conquête. Robert prit de vive force les places fermées qui lui avaient résisté jusqu'alors, Malvito, Bisignano, Cosenza et Martorano, et se rendit maitre de tout ce qui forme aujourd'hui la province de Calabre Citérieure. Il gardait toujours sa résidence à San Marco, qui restait sa place d'armes principale, et ce furent là ses États jusqu'en 4057, qu'il succéda à Humfroi dans le comté de Pouille, au préjudice de ses neveux et pupilles. Disposant alors de toutes les forces des Normands, il s'occupa d'abord d'achever la conquête des provinces calabraises, et après avoir réduit Reggio, en 1060, il prit le titre de duc de Pouille et de Calabre, de l'aveu du Pape Nicolas II.

En 1098, quand le grand comte Roger entreprit la conquête de Capoue, révoltée contre son prince, Richard, de la maison normande d'Averse, c'est à San-Marco qu'il rassembla son armée. Les musulmans de Sicile y tenaient une très grande place. Car les princes normands n'avaient aucun scrupule à employer en pays chrétiens, comme milices, leurs sujets arabes et non chrétiens. Et les Papes, qui firent du même fait un tel grief contre Frédéric II, qui le dénoncèrent alors à l'indignation de toute la chrétienté, n'y trouvaient à ce moment rien à redire. Quand Robert Guiscard vint dégager dans Rome Grégoire VII, en brûlant une partie de la ville, celui-ci n'éprouva aucun scandale à voir qu'une fraction de ses libérateurs étaient des soldats musulmans. Mais dans aucune occasion l'on n'en mit une aussi grande masse en campagne que lors de la conquête de Capoue. Le comte loger fit alors marcher sous sa bannière des tribus entières, accompagnées de leurs troupeaux comme pour une émigration. Geoffroi Malaterra fait un tableau très vivant du cantonnement de ces Arabes soumis à un prince chrétien, autour de San Marco, avec leurs petites tentes brunes en toile goudronnée, et les bandes de bœufs, de moutons et de chèvres qui paissaient aux environs.

Un peu plus au sud que Sari Marco, et toujours sur le penchant de l'Apennin, les deux villages de San Sisto et de San Vincenzo, dépendant de la petite ville de Montalto, rappellent un des plus horribles épisodes de la sanglante histoire des persécutions qui étouffèrent les tentatives d'établissement de la Réforme en Italie au XVIe siècle. Ces villages étaient alors riches et industrieux. Sur l'autre versant des mêmes montagnes, à une assez grande élévation, en vue de la mer Tyrrhénienne, la petite cité de La Guardia dei Lombardi (aujourd'hui simplement Guardia), abritait dans ses murs une colonie d'étrangers, originaires de la Lombardie et des hautes vallées des Alpes, qui était venue là, sous le règne de Frédéric II, et dont les descendants gardaient encore entre eux leur parler national au temps où le P. Marafioti écrivait ses Cronache di Calabria, dans les premières années du XVIIe siècle. Cette population professait les doctrines vaudoises, qu'elle avait apportées de son pays d'origine, et l'on dit même que c'était devant la persécution qu'elle avait fui jusqu'en Calabre. Pendant deux cents ans personne ne songea à inquiéter, pour leurs opinions religieuses, ces paisibles disciples de Pierre Valdo, qui vivaient en parfaite intelligence avec leurs voisins. De mœurs sévères et pures, ils avaient vu bientôt leurs familles se multiplier, et leurs essaims s'étaient répandus en grand nombre à Vaccarizzo, à Montalto et dans les villages qui en dépendaient. Vers le milieu du XVIe siècle, le retentissement de la Réforme étant venu jusqu'à eux, ils renouèrent des relations avec leurs coreligionnaires, les Vaudois du Piémont, et entrèrent aussi en rapports avec Genève. Calvin leur envoya deux ministres, qui réveillèrent leur zèle et firent passer parmi eux un souffle de propagande. En quelques années ils firent de nombreux prosélytes dans leur voisinage et gagnèrent particulièrement à leurs doctrines les habitants des localités appartenant à la province de Basilicate, qui, non loin de là, se trouvaient dans les montagnes à la source du fleuve Laino. Les autorités ecclésiastiques s'en inquiétèrent, et en 1561 le pape Pie V envoya chez les Vaudois de la Calabre une mission de Jésuites, qui n'obtinrent aucun succès. Alors il appela sur ce foyer d'hérésie les châtiments du bras séculier et sollicita l'intervention du vice-roi espagnol de Naples. C'était alors don Parafan de Rivera, duc d'Alcalà, politique habile mais dur, comme tous les Espagnols, et d'autant plus ardent à faire preuve de zèle catholique pour la répression de l'hérésie, qu'il mettait plus de raideur à défendre les droits temporels de son maître contre les prétentions de la Cour de Rome.

Le duc d'Alcalà résolut d'extirper la doctrine hétérodoxe par les mêmes moyens d'extermination que, seize ans auparavant, le Président d'Oppède avait employés contre les Vaudois de Mérindol et de Cabrières. Un juge de la Vicaria de Naples, Annibale Moles, muni de pleins pouvoirs, fut envoyé avec des troupes afin de procéder rigoureusement contre les hérétiques, avec l'aide de Scipione Spinelli, seigneur de La Guardia, qui se montrait plus acharné que personne à cette poursuite. Sachant qu'ils n'avaient aucune miséricorde à attendre, les gens de La Guardia s'enfermèrent dans leurs remparts et s'y défendirent héroïquement, sous la conduite d'un Vaudois piémontais, Lodovico Pasquale. Il fallut faire un siége en règle, et après une résistance prolongée la ville ne succomba que par trahison. Quant aux habitants des villages ouverts, à ceux qui vivaient au milieu des catholiques, ils s'étaient pour la plupart réfugiés à l'approche des persécuteurs dans les parties inaccessibles des montagnes ; on les y traqua comme des bêtes fauves, et beaucoup furent massacrés par les soldats chargés de les poursuivre. L'impitoyable Moles siégeait sans désemparer à La Guardia et à Montalto, pour juger les prisonniers qu'on lui amenait. Ceux qui n'abjurèrent pas devant la menace des bourreaux ou dans les épreuves de la torture, montèrent par centaines sur le bûcher. Pasquale, pris vivant, fut envoyé chargé de chaînes à Rome comme un présent du duc d'Alcalà au Pape, et une sentence de l'inquisition l'y fit brûler. Puis, quand on fut las de tuer, les survivants des malheureux Vaudois de la Calabre furent envoyés sur les galères. Quant aux femmes et aux enfants, on les vendit publiquement comme esclaves. Le duc d'Alcalà et le roi Philippe II se targuèrent d'avoir anéanti dans le royaume l'hérésie vaudoise avec ses sectateurs ; le vice-roi se servit même de cette effroyable exécution comme d'un argument pour montrer qu'il n'y avait pas de nécessité d'établir l'Inquisition dans le pays, comme le voulaient le Pape et le Roi. Il savait, en effet, que l'opinion napolitaine s'y refusait si énergiquement que passer outre eut produit infailliblement une révolte pareille à celle des Pays-Bas. Ses bourreaux, du reste, n'avaient pas réussi aussi complètement qu'il le croyait. Les doctrines hérétiques, malgré l'abjuration extérieure, se perpétuèrent secrètement dans quelques familles, et après trois siècles on les a vu reparaître au jour, quand l'annexion des provinces napolitaines au royaume d'Italie les dota du bienfait de la liberté des cultes. Il y a actuellement à Naples une église vaudoise.

 

V

Si maintenant, pour compléter le circuit de l'amphithéâtre des montagnes qui entourent le bassin de Sybaris et de Thurioi, nous suivons les dernières pentes du flanc septentrional de la Sila, depuis le Crati jusqu'au Trionto, l'ancien Traeis, nous y rencontrons plusieurs villes prospères, habitées par des agriculteurs et des forestiers. C'est d'abord Bisignano, puis San Demetrio Corone. Bisignano, qui a fourni l'un des titres princiers les plus connus de l'aristocratie napolitaine, s'appelait Besidiæ dans l'antiquité, et plus tard, au premier moyen âge, Bisunianurn. Son évêché apparaît déjà constitué en 743, lors du synode tenu à Rome par le Pape St Zacharie. Bientôt après, il fut de ceux que les empereurs iconoclastes enlevèrent à l'obédience de Rome pour les rattacher au Patriarcat de Constantinople. En 1020, dans les dernières années de la domination byzantine sur ces contrées, Bisignano fut assiégée et prise par un chef d'insurgés de la Pouille, nommé Rayca, qui avait pris pour auxiliaires une bande de Sarrazins, sous les ordres d'un kaki nommé Djâfar.

Vient ensuite, près de la mer, s'étageant sur le penchant d'une colline que six kilomètres seulement en séparent, et juste à l'extrémité sud-est de la plaine de Sybaris, Corigliano, qui compte près de 11.000 habitants et que domine un puissant château du moyen âge, construction massive flanquée de grosses tours rondes. Un bel aqueduc, à deux rangs d'arches, franchissant un ravin derrière la ville, y amène les eaux des montagnes. Des vergers bien arrosés l'environnent, et produisent en abondance pour l'exportation des oranges, des citrons, des amandes et des figues que l'on fait sécher. Corigliano ne date que du commencement du XIIIe siècle, époque où s'y réunirent les habitants de deux petites villes voisines, Viscano et Torilliana, qui furent alors détruites, on ignore dans quelles circonstances. C'est à la dynastie angevine que cette localité dut sa prospérité, et elle acquit surtout de l'importance au XVe siècle, lors de la destruction des deux bourgs de Crepacore et de Labonia, dont elle recueillit la population. Elle prit même à ce moment des armes, qu'elle a depuis conservées, et qui certainement ont du être à l'origine le blason parlant de Crepacore, un cœur brisé.

Enfin plus à l'est est Rossano, l'ancien Roscianum, ville de 15.000 âmes, qui tient une place exceptionnelle dans les souvenirs religieux du pays à l'époque de la domination byzantine, et qui du XIVe au XVIe siècle fut la capitale d'une principauté indépendante, unie au duché de Bari. Nous y reviendrons un peu plus loin, en continuant notre voyage le long de la côte, par le pied oriental du massif de la Sila.

Toutes ces villes, comme en général celles qui sont situées sur les flancs de ce groupe de montagnes, excepté sur son versant ouest, tirent un certain revenu du commerce de la manne. Cette matière douceâtre et purgative, que les Grecs ont connue, mais dont l'emploi a é té surtout popularisé par les médecins italiens du moyen âge, est un des produits pharmaceutiques pour lesquels l'Europe est tributaire de la Calabre ; tout ce qui s'en consomme encore actuellement, provient de ce pays et de la Sicile. Les Calabrais, d'ailleurs, en même temps qu'ils l'exportent, en font pour eux-mêmes un usage alimentaire, surtout à l'époque des grandes chaleurs de l'été, où ils recherchent par hygiène un régime rafraîchissant. Le frêne à feuilles rondes, qui donne la manne, abonde dans la zone inférieure des forêts de la Sula, au-dessous de la région des hêtres et des chênes. En outre, ne se contentant pas de ceux qui poussent spontanément à l'état sauvage, les habitants en font des plantations dans les terrains les plus propices à une riche production du suc qu'ils en retirent, c'est-à-dire sur les pentes exposées au levant. L'arbre peut être mis en exploitation régulière à l'âge de dix ans, et sa production continue pendant trente ou quarante années, mais en diminuant fortement pendant les dernières. Voici comment on procède à sa récolte. On entoure le pied du frêne d'un lit épais de ses feuilles, étendues sur le sol, puis on pratique dans l'écorce des incisions, d'où suinte un suc visqueux, dont la plus grande part coule jusqu'à terre, tandis qu'une autre partie reste sur les branches dont il est sorti. Ce suc concrété est la manne, qui quelquefois transsude naturellement sur le tronc et sur les rameaux, sans qu'il y ait besoin d'en provoquer l'écoulement en entamant l'écorce. On répète tous les deux jours les incisions, depuis le milieu de juin jusqu'à la fin de juillet. La manne coule depuis midi jusqu'au soir, sous la forme d'un liquide incolore et transparent, qui se trouble et s'épaissit peu à peu. Un ne la ramasse que le matin, lorsque le frais de la nuit l'a séchée en lui donnant de la consistance. S'il survient du brouillard ou de la pluie, la récolte de la journée est perdue. Le suc qui demeure attaché sur le tronc et sur les branches, se conservant plus pur, donne la qualité supérieure, celle qu'on appelle dans le commerce manne en larmes ; la manne en sorte, plus grossière et moins recherchée, est celle qu'on recueille sur le lit de feuilles étendu à terre pour la recevoir dans sa chute ; enfin quand elle est mal concrétionnée, quand elle a gardé une consistance visqueuse et s'est mêlée de matières étrangères, c'est la manne grasse, qui constitue la dernière qualité, presque sans valeur. On voit dans le livre du P. Marafioti que de son temps les habitants de ces districts joignaient à la récolte de la manne, celle de la résine des térébinthes (Pistacia terebinthus), qui pullulent ici avec les lentisques, et, sans arriver à être de grands arbres comme en Syrie et en Asie-Mineure, atteignent au même développement d'arbustes de haute taille que dans les îles de l'Archipel. On avait recours à des incisions sur les tiges et les rameaux de la plante, pour amener l'écoulement abondant de cette résine, comme on le pratique encore actuellement à Chio. C'étaient les Vénitiens, qui achetaient alors tout ce qu'en produisaient les Calabres, comme ce qu'on en recueillait dans l'Archipel. La matière se répandait dans le commerce sous le nom de térébenthine de Venise, appellation que l'on emploie aujourd'hui pour désigner la térébenthine tirée des mélèzes, que les Vénitiens commencèrent de bonne heure à mêler à celle des térébinthes. Cette dernière a été depuis longtemps supplantée dans les usages pharmaceutiques et industriels par les produits analogues que fournissent les conifères, et la récolte en a complètement cessé en Calabre ; on ne la fait plus qu'à Chio, parallèlement à celle du mastic et dans les mêmes villages, les masticochôria, d'où l'expression de térébenthine de Chio, maintenant consacrée dans le commerce.

La partie haute de la plaine arrosée par le Crati et le Cescile, sans être aussi peuplée que les pentes des montagnes, l'est encore suffisamment. J'ai déjà dit que les métairies éparses dans la campagne y sont assez nombreuses ; on y compte aussi un certain nombre de villages.et deux bourgs de quelque importance, que traverse la route royale de Cosenza. Le plus considérable est Spezzano Albanese, de 4.000 habitants, sur le point culminant des collines qui séparent les deux rivières. Ainsi que son nom l'indique, c'est une colonie d'Albanais, qui suivent le rite grec. Leur type ethnique est encore très bien conservé ; ils tranchent sur la population petite et brune qui les entoure, par leur haute taille, le blond de leurs cheveux et de leurs grosses moustaches, leurs yeux d'un bleu clair, leur visage busqué, leurs traits grands et rudes et comme taillés à coups 4e serpe. Ils parlent encore entre eux un dialecte schkype, qui est celui de la Toskharie ou Albanie centrale ; mais l'usage tend à. s'en effacer graduellement, sous la pression de l'italien qui les environne de tous les côtés. Les colonies d'Albanais sont nombreuses dans la province de Calabre Citérieure, comme dans la Pouille. Elles y datent du moment où leur pays natal, après une longue et glorieuse résistance, tomba définitivement sous le joug des Turcs, dans la seconde moitié du Ave siècle. Le grand Georges Castriote, connu sous le nom de Skanderbeg, qu'il avait adopté dans le temps de sa jeunesse où il avait été obligé de feindre l'islamisme, entretint pendant toute la durée de son pouvoir d'étroites relations avec le royaume de Naples, dont une courte distance sépare les côtes de celles de l'Albanie. C'est par là qu'il communiquait avec l'Europe chrétienne et en tirait des secours. Sa fille Irène avait épousé un grand seigneur napolitain de la Calabre, le prince de Bisignano. Lui-même, en 1462, trouva le temps, au milieu de ses luttes incessamment renouvelées contre Mohammed II, de passer en Italie pour soutenir contre Jean d'Anjou la cause du roi Ferdinand Ier, d'Aragon, lequel en récompense le créa duc de San-Pietro. Lorsque sa mort, en 1467, eut enlevé tout espoir de maintenir l'indépendance chrétienne de l'Albanie, son fils, nommé comme lui Georges Castriote, émigra dans les états du roi de Naples avec 30.000 Albanais, qui ne voulaient pas accepter la domination des infidèles Osmanlis. Ferdinand les accueillit avec empressement et leur assigna des terres. Naturellement la province où ils furent le plus attirés fut celle où se trouvaient les domaines du gendre de leur prince. Irène Castriote, devenue princesse de Bisignano, dut aimer à s'entourer des anciens soldats de son père. Nous en trouvons encore, dans les alentours de Bisignano, à San Demetrio Corolle, où ils ont un séminaire, fondé en 1791, dans lequel on forme leurs prêtres du rite grec-uni, qui pour la plupart ne peuvent lire l'office grec qu'écrit en lettres latines, à Santa Sofia d'Epiro, comme à Cività, près de Cassano, qui dépendait aussi de la principauté de Bisignano.

Le mouvement d'émigration albanaise, vers le royaume de Naples, se continua un certain temps, alimenté à la fois par le désir de se soustraire à l'oppression musulmane et par l'attrait que la vie de condottieri, en Italie, offrait au goût d'aventures et de combats des Arnautes. On sait quel rôle les estradiots épirotes jouent dans tous les récits de nos guerres d'Italie, sous Charles VIII, Louis XII et François Ier. La vie du plus remarquable de leurs capitaines, Mercourios Boua, dont le monument funéraire se voit dans la cathédrale de Trévise, vie écrite en vers grecs par son secrétaire, Coronaios de Zante, a été publiée il y a quelques années, à Athènes, par M. Constantin Satins, d'après un manuscrit de la Bibliothèque royale de Turin. Elle nous fait suivre pas à pas une de ces existences aventureuses qui semblent un roman de cape et d'épée, où l'élément picaresque ne manque pas non plus. Boua quitte de bonne heure l'Épire, sa patrie ; il prend part aux guerres d'Italie, tantôt dans un camp, tantôt dans un autre, recherchant moins la solde et le butin qu'un aliment à son activité inquiète. Ses compagnons d'armes et lui ne savent que se jeter dans le combat. Venise les soumet parfois à une discipline ; elle en fait alors une cavalerie légère, qu'elle lance pour engager l'action ou pour la terminer. Ce qui domine en eux, c'est l'ardeur, l'impétuosité, ce courage qui ne regarde à rien et que les Turcs définissent par le terme de déli, c'est -à-dire fou. Ils ont décidé plus d'une fois de victoires importantes. On peut répéter à leur sujet ce que Plutarque disait de Pyrrhos : le repos leur est inconnu ; ne faire de mal à personne, ou n'en point subir, leur est insupportable. Dans le récit que Boua lui-même, retiré à Venise dans sa vieillesse, a dicté au scribe Zantiote, qui peinait à le mettre en méchants vers, nous avons une histoire de l'Europe depuis 1495 jusqu'en 1520, racontée comme pouvait le faire un soldat d'aventure albanais. Ce chef de bandes avait vu de près Charles VIII et Louis XII, il avait assisté aux conseils de Jules II, à ceux du Sénat de Venise ; il peint à sa manière ces personnages et ces assemblées. Comme l'a fort bien dit M. Albert Dumont, peu d'œuvres littéraires ont au même point cette étrange naïveté ; c'est là un poème unique, où il faut chercher non-seulement le tableau des mœurs épirotes, au début des temps modernes, mais surtout un exemple des sentiments très simples qu'éprouvent les rudes intelligences en face de la civilisation, des pensées indécises, des réflexions incomplètes qui les agitent, et qu'elles essaient en vain d'exprimer. Et l'on est en droit d'être surpris que personne n'ait encore cherché à tirer sérieusement parti d'un document si précieux pour l'histoire des premières années du XVIe siècle.

Tarsia, située au-dessus du Crati, près de l'endroit où change la direction de son cours, est un bourg moins important que Spezzano ; on n'y compte que 2.000 habitants. Son nom antique était Caprasia. C'est une station des itinéraires romains.