LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LITTORAL DE LA MER IONIENNE. — TOME PREMIER.

 

CHAPITRE VII. — LES VILLES DE PHILOCTÈTE.

 

 

I

Après avoir dépassé Rossano, l'on atteint rapidement le fleuve ou plutôt le torrent du Trionto, l'antique Træis, sur les bords duquel se livra la grande bataille qui décida du sort de Sybaris. La formation du nom moderne de Trionto atteste l'existence d'une forme latine Træntus (inconnue aux sources littéraires) à côté de la forme grecque Træis. Dans la nomenclature géographique des contrées pélasgiques de l'Italie méridionale, aussi bien du territoire des Œnotriens que des tribus Japygo-Messapiques, les noms masculins en -as, -os ou eis, faisant au génitif -oihi, -eihi, sont très multipliés. Les Grecs les ont conservés en général très exactement au nominatif, mais ils les ont faits de la classe des noms en -s, génitif -ntos. Quant aux Latins, ils leur ont donné la désinence en -enum, si fréquente dans la nomenclature géographique des pays sabelliques et latins de l'Italie centrale. C'est ainsi que nous avons : Taras=Tarentum ; Ozas=Uxentum ; Salas=Salentum ; Hydrœis (contracté par les Grecs en Hydrus)=Hydruntum ; Sipœis (Sipus) Sipontum ; Pyxoeis (Pyxus)=Buxentum ; Malœis=Maluentum —transformé ensuite en Beneventum pour éviter une consonance de mauvaise augure —. En vertu de cette loi on retrouve avec certitude les vieilles formes indigènes Vratœis, Krymœis et Foreis sous les noms latins des villes de Lucanie et d'Apulie Fratuentum, Grumentum et Forentum, Kazœis sous celui du fleuve de Casuentus. Mais je ne crois pas que l'on doive, avec M. Mommsen, rattacher à la même origine les noms qui se présentent sous la forme latine Neretum, Veretum, Soletum. Ils se rattachent à une autre formation, celle du nom qui est en latin Valetium et Valesium (aujourd'hui Valesio ou Baleso) et dont les monuments numismatiques nous donnent le type indigène Valeth. Une seule fois les Grecs ont, avant les Latins, introduit les consonnes nt dans la désinence d'un des noms de la classe dont nous parlons ; c'est quand de Metabos ils ont fait Metaponton, pour lui donner une étymologie dans leur idiome.

C'est vers l'embouchure du Træis et l'emplacement où la tradition mettait l'établissement légendaire des Rhodiens de Tlépolème, que les restes des anciens Sybarites. chassés au bout de quelques années de Thurioi par les colons athéniens et péloponnésiens, ainsi que nous l'avons raconté tout à l'heure, bâtirent une ville du nom de leur ancienne patrie, la troisième Sybaris, celle que Strabon appelle Sybaris-sur-Træis. Bien qu'elle ne tienne aucune place dans l'histoire, cette ville eut une existence moins éphémère qu'on n'est généralement porté à l'admettre. Elle ne fut détruite que par les Bruthens, c'est-à-dire après 353, ce qui lui donne tout près d'un siècle de durée. Elle eut même alors un certain degré de prospérité, qu'atteste sa numismatique. C'est, en effet, à cette troisième Sybaris seule qu'il est possible d'attribuer les petites monnaies d'argent, appartenant sûrement à la fin du Ve siècle avant J.-C. ou au commencement du IVe d'après leur style d'art et la paléographie de leurs légendes, où les types sont imités de ceux des espèces contemporaines de Thurioi, mais où est inscrit le nom de Sybaris. Toutes portent au droit la tête d'Athênê Crastia, au casque ceint d'une couronne d'olivier, la déesse dont le temple s'élevait sur les bords du Crastis ou ancien lit desséché du Crathis. Pour le revers, sur quelques-unes il est servilement copié des pièces de Thurioi ; c'est de même le taureau labourant la terre de ses cornes, avec à l'exergue la figure du poisson rémora, que les Grecs appelaient echenêis. Sur d'autres on a repris l'image du taureau debout, retournant la tête, qui était le type des monnaies incuses de l'ancienne Sybaris.

La cinquième idylle de Théocrite, piquante et querelleuse, animée d'un inimitable accent rustique et railleur, mais malheureusement remplie de grossièretés qui choquent à juste titre notre sentiment de la morale, a pour interlocuteurs Comatas, chevrier au service d'Eumaras de Sybaris, et Lacon, pasteur des moutons de Sybartas de Thurioi. Le poète la place donc à l'époque où deux villes de ces noms existaient simultanément, c'est-à-dire au temps de la troisième Sybaris, de même qu'il a pris pour époque de sa quatrième idylle, dont la scène est auprès de Crotone, le temps du fameux athlète Milon. Les deux bergers mis en action se rencontrent en menant leurs troupeaux à la lisière des bois, entre les villes qu'habitent leurs deux maitres et non loin du Crathis, c'est-à-dire dans les environs de Rossano. Et c'est un bûcheron de la forêt voisine, Morson, qu'ils prennent pour juge de leur querelle et de leurs chants amœbées.

Le Trionto, qui part de la montagne appelée Li Tartari, au-dessus de Longobuco, n'a qu'un cours de quelques lieues. Vers le milieu de ce cours, il reçoit un affluent qui l'égale presque en volume. C'est l'Arenzano, qui doit évidemment son nom à la ville antique d'Arinthê ou Arianthê, qu'Hécatée de Milet et Hérodien enregistraient parmi les cités des Œnotriens, et que les écrivains calabrais de la Renaissance, Barrio et Marafioti, ont placée par pur caprice, sans aucune raison plausible, à Mottafellone, entre San-Sosti et San-Marco Argentaro. Arinthê était située, nous dit Étienne de Byzance d'après Hécatée, entre deux cours d'eaux voisins, c'est-à-dire sur la rive gauche de l'Arenzano. Il est donc très probable que son site était celui qu'occupe aujourd'hui Bocchigliero, bourg de 3.000 âmes environ, où l'on fait de fréquentes trouvailles d'antiquités.

Le Trionto une fois franchi, on entre dans une des parties les plus resserrées clos longs défilés de Labula. Les derniers escarpements de l'extrémité de la Serra di Ripa-rosa, détachée en avant, de la Sula, viennent toucher jusqu'à la mer, ne laissant entre leur pied et le rivage qu'un étroit passage à la route et au chemin de fer, qui se côtoient en se serrant l'un contre l'autre. Le paysage est sauvage et désolé. Il présente cette nature d'aspect sinistre que Salvator Rosa, après avoir erré dans les montagnes de la Calabre, s'est plu à reproduire dans ses tableaux. La Torre di Santa Tula s'élève solitaire et à demi-ruinée sur la plage, à l'embouchure d'un torrent qui se précipite presque à pic des montagnes et demeure à sec en été. Les bourgs misérables de Crosia et de Calopezzati couronnent des rochers sur le flanc des hauteurs. Calopezzati porte un nom romaïque qui semble indiquer une colonie péloponnésienne du moyen âge, et en effet cette localité fut fondée seulement au commencement du XIVe siècle, sous le roi Robert le Sage, alors que son frère Philippe de Tarente était prince d'Achaïe. Un peu plus haut dans la montagne, d'autres localités portent aussi des noms grecs dont la forme linguistique appartient aussi à la grécité du moyen âge, comme Caloveto et Cropolati ou Cropalati, altération manifeste de Couropalatis. Crosia, au contraire, doit remonter à l'antiquité. Le nom qu'elle porte encore offre toutes les apparences d'une vieille dénomination indigène et préhellénique, de la même famille que celle de Brundisium (Brentésion), Genusia, Canusium, Venusia. Cette désinence correspond dans les pays Japygo-Messapiens à celle des noms latins et ombriens en -eria, comme Falerii, Crustumeria, Luceria, Cameria, Amelia, et l'appellation du ruisseau Galesus correspond évidemment au latin Galerius. Les dialectes pélasgiques du midi de la péninsule ne connaissaient pas plus que l'osque le changement de la sifflante en r, général dans les autres idiomes italiques. Le seul exemple connu de la ferme messapique exacte des noms que nous venons d'indiquer est celui d'Alizias, correspondant à la forme Aletium ou Alesium des écrivains de l'époque romaine.

Un peu au delà de Calopezzati, le terrain s'élargit et après quelques petites stations isolées au milieu du désert, qui desservent les localités situées forts loin dans la montagne, comme Pietrapaola et Campana, on arrive à Cariati. C'est une petite ville, presque un gros village, qui possède cependant un évêque. Au XIe siècle c'était une forteresse de première importance, dont la prise par Robert Guiscard, en 1059, fut un des épisodes décisifs de la conquête de la Calabre. La situation de Cariati, à très peu de distance de la mer, a attiré sur cette ville les plus cruelles dévastations de la part des Barbaresques. Dans le cours du XVIe siècle, elle a été brûlée plusieurs fois par les Turcs ; particulièrement en 1595 il n'en resta pas une maison debout après le passage de la flotte que commandait le fameux renégat calabrais Scipion Cicala, devenu kapitan-pacha sous le nom de Sinan-Pacha Djighalizadé. C'est donc une localité toute moderne de reconstruction, sans vertiges anciens, même du moyen âge. Les géographes et les historiens de l'antiquité n'en mentionnent pas le nom. Pourtant ce nom a une physionomie manifestement antique, et dans toutes les listes ecclésiastiques Cariatis figure comme un des plus anciens sièges épiscopaux de la contrée. A la fin du Ve siècle, du temps de Théodoric, son évêque figure au Concile tenu à Rome par le pape Symmaque, au sujet de l'Hénotique de Zénon. Cent ans plus tard, une lettre de St Grégoire le Grand, recommandant les intérêts de l'église de Cariatis à l'archevêque de Rhégium, son métropolitain, dépeint la ville comme presque entièrement dépeuplée à la suite des guerres des Impériaux contre les Goths. L'évêché de Cariati dépendit après cela du siège archiépiscopal de Santa-Severina, puis un moment de celui de Rossano, pour revenir ensuite à la métropole de Santa-Severina, à laquelle il est encore aujourd'hui rattaché.

On peut soupçonner que Cariati a succédé à la mystérieuse et extrêmement antique Chônê, capitale du peuple pélasgique des Chônes, que Strabon place dans ces environs et dont on n'a pas encore déterminé la situation précise. Les Chônes, nous dit Aristote, étaient les plus civilisés des Œnotriens et ils possédaient des cités de quelque importance. En effet, nous les avons déjà rencontrés comme premiers fondateurs de Métaponte et de Siris. Leur territoire s'étendait jusque dans les montagnes qui séparèrent ensuite Sybaris de Crotone. Il importe, dans les renseignements fournis par les écrivains de l'antiquité, de distinguer soigneusement, ce que n'ont pas fait toujours les modernes et ce qui a introduit d'assez grandes confusions, l'expression de Chônia, qui désigne le territoire des Chônes, de celle de Chônê, qui est le nom d'une ville, leur capitale. Cette ville, au temps de Strabon, n'était déjà plus qu'un souvenir. Mais on se demande si, en lui succédant, Cariatis a occupé exactement le même emplacement. Car la situation de Terravecchia, dans le voisinage et sur une hauteur escarpée, correspond mieux à ce qu'était d'ordinaire l'assiette choisie pour une acropole pélasgique.

Au delà de Cariati, la nature redevient riante et gracieuse. Les pentes des montagnes sont couvertes d'une riche végétation. Longeant toujours le bord de la mer, la voie ferrée traverse des vignes et de grandes plantations d'oliviers et de figuiers. On franchit le torrent de Fiumenica, l'ancien fleuve Hylias, qui du temps de la prospérité de Thurioi formait la frontière entre son territoire et celui de Crotone. A l'embouchure de ce fleuve, où est aujourd'hui la Torre Fiumenica, s'élevait le bourg romain de Paternum, une des stations des Itinéraires. Siège d'un évêché des premiers siècles chrétiens, Paternum parait avoir été détruit d'assez bonne heure ; on n'en trouve plus la mention dans les listes épiscopales du VIIIe siècle. Ici s'élève, du reste, une question encore fort obscure de géographie ancienne. Dans les actes du Concile de Constantinople, tenu en 680 et 681, Abundantius, désigné à plusieurs reprises comme episcopus Paternensis, signe ensuite du titre d'episcopus Temsanæ provinciæ Bruttiorum. Le même titre d'episcopus Temsanæ est porté par un évêque du nom d'Hilarius, au synode de Rome tenu sous le pape Symmaque, en 503, et par un autre du nom de Sergius à celui de 649, sous le pape Martin lei. Si on n'avait pas ces deux dernières mentions, on n'hésiterait pas à penser qu'il s'agit d'évêques de la célèbre et très ancienne ville de Témésa ou Tempsa, sur le littoral de la mer Tyrrhénienne, colonie romaine en 195 av. J.-C., et encore florissante au temps de l'Empire. Mais le double titre d'Abundantius dans les actes du Concile de Constantinople rend le problème beaucoup plus compliqué, d'autant plus qu'il n'y a pas à expliquer ici, comme l'a fait Corcia, episcopus Paternensis par la localité de Paterno entre Disignano et Tessano, dans la plus haute partie de la vallée du Crati, au-dessus du Cosenza. Cette localité a toujours été trop peu importante pour pouvoir fournir un titre épiscopal, et d'ailleurs elle ne devait évidemment pas, d'après sa situation, être comprise dans le même diocèse que Témésa.

Je crois donc beaucoup plus probable l'opinion de ceux qui, à la suite de Sertorio Quattromani, érudit calabrais du XIe siècle, pensent que dans ce cas Temsa est un autre nom de Paternum, ou l'appellation d'une localité très voisine, d'après laquelle était quelquefois désigné le même siège épiscopal. La Table de Peutinger enregistre deux villes différentes de Témésa, qui, d'après ses indications, paraissent situées sur les deux versants est et ouest du Bruttium. Enfin Ovide, dans le XVe livre de ses Métamorphoses, si le texte n'est pas altéré en cet endroit, semble bien placer une Témésa entre Thurioi et Crotone :

............... Ventisque faventibus æquor

Navigat Ionium, Lacedæmouiunique Tarentutu,

Præterit, et Sybarin, Salentinumque Neætbum,

Thuriuosque sinus, Ternesenque et Japygis arva.

Vixque pererratis, quæ spectant littore, terris,

Invenit Aesarei fatalia fluminis ora.

Mais en tous cas, s'il a existé une Témésa sur le versant de la mer Ionienne, elle ne pouvait se trouver qu'à Torre Fiumenica ou auprès de Cirô, car elle était, d'après les expressions mêmes d'Ovide, sur le littoral ou tout au moins en vue de la mer. C'est donc tout à fait à tort que depuis la Renaissance, une partie des géographes et des historiens indigènes de la Calabre ont voulu chercher cette ville dans l'intérieur des terres, à Longobuco, confondant les mines d'argent de cette dernière localité avec les fameuses mines de cuivre de Témésa, qui, d'ailleurs, appartenaient à celle de la mer Tyrrhénienne et non à celle de la mer Ionienne. Pourtant, en se fondant sur cette absurde et insoutenable théorie, la commune de Longobuco a pris pour armes, depuis le XVIe siècle, le type des prétendues monnaies antiques de Témésa, forgées avec celles de Siberènè par Prosper Parisi ; et sur son sceau municipal, ainsi que siffla façade de sa principale église, elle a gravé l'inscription Longoburgus olim Temesen. C'est une chose vraiment inouïe que la quantité de fausses restitutions de ce genre qui sont venues envahir et troubler la topographie des Calabres, qui sont nées depuis la Renaissance d'erreurs érudites et que les écrivains locaux invoquent maintenant comme des preuves sérieuses justifiant les opinions erronées.

Après le torrent, de Fiumenica, on laisse sur sa gauche les deux caps appelés Punta Fiumenica et Punta dell'Alice, l'ancien cap Crimisa ; sur sa droite, perchés à une assez grande hauteur à l'extrémité des deux ramifications des montagnes appelées Cozzo del Calimaco ou del Gigante, le bourg de Crucoli et la petite ville, florissante et animée de Ciré, sous laquelle un vignoble étendu produit le vin le plus estimé de la Calabre. Ce vin de Ciré est chaud et généreux ; même dans l'état actuel, fabriqué par les procédés les plus imparfaits, il est d'une qualité très remarquable, se conserve parfaitement et s'améliore en vieillissant. Il mériterait que l'on s'occupât sérieusement d'en perfectionner la vinification ; avec plus de soins et des méthodes meilleures, il acquerrait vite une réputation européenne, et au lieu d'être comme aujourd'hui seulement recherché dans le reste de la Calabre, il deviendrait l'objet d'une exportation étendue.

Ciré date seulement du IXe siècle et a hérité à cette époque du siège épiscopal de Paternum. C'est là que se retirèrent, dans une position d'accès difficile et défendue par la nature, les habitants de cette ville et des localités voisines, fuyant les insultes auxquelles ils étaient en butte de la part des Sarrazins dans le voisinage de la mer. La plus ancienne forme du nom de Cirô, dont la prononciation locale est encore aujourd'hui plutôt Zirô, la plus ancienne forme de ce nom dans les documents écrits, latins ou italiens du moyen âge, est Ypsicro ou Ipsigro, qui révèle une appellation originairement grecque. Et en effet, les diplômes grecs des époques byzantine et normande nomment ce lieu Psychron, c'est-à-dire froid. C'est, du reste, une ville qui ne tient aucune place dans l'histoire. Son titre d'honneur est d'avoir été la patrie de l'astronome et médecin Luigi Gigli — et non Lilio, comme on l'appelle généralement à tort, d'après son nom latinisé d'Aloysius Lilius —, l'auteur de la réforme du calendrier Grégorien. On ne sait rien de sa vie, si ce n'est qu'il était fixé à Rome où il exerçait la médecine, et que ce fut lui qui, travaillant sur ce problème de la correction devenue nécessaire du calendrier Julien, dont les astronomes du XVIe siècle se préoccupaient vivement, eut l'idée d'appliquer les épactes au cycle de dix-neuf ans et, y ajoutant un jour à la fin de chaque cycle, parvint à une équation approximative des années solaire et lunaire. Mais, mort en 1376, il ne jouit pas du fruit de ses travaux et de la renommée qu'ils lui méritaient. Ce fut son frère, Antonio Gigli qui présenta, après sa mort, son projet au pape Grégoire XIII. Celui-ci l'adjoignit à la commission chargée de l'examen des mémoires présentés sur la question du calendrier par les différents mathématiciens. Celui de Gigli obtint la préférence d'un avis unanime ; et le pape s'étant assuré du consentement des souverains, donna, en 1582, la fameuse bulle qui abrogea l'ancien calendrier et lui substitua le nouveau.

 

II

Le district le plus méridional du pays des Chênes, entre le Træis et le Néaithos, est célèbre dans le cycle des légendes relatives aux colonies que les Grecs auraient établies en Italie à la suite de la guerre de Troie. C'est là que l'on fait aborder Philoctète.

Strabon dit que l'ancien compagnon d'Hercule, à son retour d'Ilion, fut chassé de Mélibée de Thessalie, sa ville natale, par des factions hostiles. Le scholiaste de Thucydide prétend que ce fut lui-même qui, atteint d'une maladie honteuse, prit le parti de se bannir volontairement pour se cacher. Enfin le scholiaste de Lycophron suit une tradition différente, d'après laquelle Philoctète aurait fait voile avec plusieurs autres chefs, en partant de Troie, jusqu'à la hauteur du cap Mimas, mais que là un coup de vent aurait séparé ses vaisseaux du reste de la flotte et les aurait portés en Italie. Quoiqu'il en soit de ces divergences de la légende, toutes les versions s'en accordaient sur le point du continent italien, où le héros était censé s'être établi, et sur les villes dont on lui attribuait la fondation. Strabon nomme comme telles Pétélia et Crimisa ; d'autres y ajoutent Macalla et Chôné. Quelques-uns altèrent en Malaca ou Malachia le nom de Macalla, pour y trouver une allusion à la maladie, pareille à celle qu'Hérodote attribue aux Scythes qui avaient pillé le temple de Dercéto à Ascalon, dont on prétend que Philoctète avait été atteint. Nous avons vu un peu plus haut que l'on racontait qu'il avait prêté le secours de ses armes aux Rhodiens, fondateurs d'une Sybaris primitive sur les bords du Træis, dans leur lutte contre les indigènes, et qu'il y avait péri. On montrait à Macalla son tombeau, accompagné d'un temple où on lui rendait les honneurs héroïques. A peu de distance de la ville, à la pointe du cap Crimisa, se trouvait le temple d'Apollon l'alios, le dieu national de Rhodes, qui prétendait posséder les flèches et le carquois d'hercule, consacrés par Philoctète auprès de la statue du dieu. Crimisa et Macalla, dès le temps de Strabon, avaient cessé d'exister ; c'est ce qui explique comment, Pétélia étant restée la seule ville de quelque importance de cette région, Silius Italicus la représente comme celle qui possédait les armes d'Hercule. Mais le pseudo-Aristote, dans son traité Des récits merveilleux, prétend que de bonne heure les Crotoniates les avaient enlevées pour les déposer dans le temple d'Apollon situé dans leur propre ville.

L'emplacement du temple d'Apollon Halios est certain, puisque tous les témoignages s'accordent à dire qu'il était l'extrémité du cap, c'est-à-dire vers le point où s'élève aujourd'hui la Torre dell'Alice. Les ruines de Macalla, s'il en subsiste encore quelque chose, devront donc être cherchées tout auprès de là, vers la naissance du promontoire touchant au rivage. Et dans tous les cas cette ville ne pouvait en aucune façon être à 8 kilomètres plus au sud, à Melissa, où on la place habituellement. Quant aux ruines de Crimisa, peu apparentes mais certaines, un érudit calabrais du plus sérieux mérite, M. Marincola-Pistoja, directeur du Musée provincial de Catanzaro, les a retrouvées en bas des hauteurs de Ciré, du côté du sud, à quelques kilomètres de la mer et près du fleuve appelé également Cri-misa, le torrent Lipuda d'aujourd'hui.

C'est évidemment le fleuve Crimisa qui donna son nom à la ville et au cap homonymes. Nous retrouvons, en effet, en Sicile un fleuve Crimisos, à côté de Ségeste. C'est du dieu de ce fleuve, revêtu de la forme d'un chien, et d'une femme Troyenne, que l'on faisait naître Égestos, le héros éponyme et fondateur de la ville, légende à laquelle se rapporte la figure d'un chien qui est le type constant dans la numismatique autonome de Ségeste. En effet, les Élymes qui gardèrent, au moins jusqu'au Ve siècle avant l'ère chrétienne, une existence nationale indépendante sur le territoire de cette cité, passaient généralement pour une tribu d'origine Troyenne ou Teucrienne. Il est remarquable que dans la région de la Grande-Grèce où coulait le fleuve Crimisa nous trouvons aussi la vague tradition d'un établissement de Troyens. Nous avons déjà parlé de cette tradition à propos de Siris, dont on faisait la principale ville des Troyens de l'Œnotrie. Nous avons également signalé à Métaponte celle des captives Troyennes, qui incendient les vaisseaux de leurs maîtres pour les empêcher de retourner en Grèce. Il importe d'autant plus de la rappeler ici qu'on la retrouve dans toute cette région, localisée dans un endroit du nom de Sêtaion, sur le territoire de Sybaris, par Étienne de Byzance et le scoliaste de Lycophron, à l'embouchure du fleuve Naithos par Strabon. N'y a-t-il pas dans toutes ces légendes l'écho de la migration antique d'une peuplade de Teucriens, venant, non pas évidemment de Troie, mais des pays au nord de la Grèce où habitait un rameau de ce peuple ? peut-être de la tribu même qui finit par se fixer en Sicile sur les bords du fleuve Crimisos. Ce qui est certain, c'est que Strabon établit un lien entre la fondation de Ségeste et celle de Crimisa, prétendant qu'une partie des compagnons de Philoctète alla jusqu'en Sicile se joindre aux Troyens dans l'établissement de la ville bâtie sur le Crimisos.

Quoiqu'il en soit, du reste, d'une conjecture que nous n'émettons que sous la forme la plus dubitative, lorsque l'on voit ranger Chônê au nombre des villes fondées par Philoctète, il est bien difficile de ne pas penser que toutes les petites cités qui élevaient cette prétention avaient été en réalité à l'origine des villes du peuple pélasgiques des Chônes, et qu'elles existaient longtemps avant la grande colonisation grecque du VIIIe et du VIIe siècle av. J. C. Hellénisés ensuite au contact de Sybaris et de Crotone, ayant reçu parmi eux des essaims des colons Achéens, les habitants indigènes de ces villes, pour se faire recevoir sur un pied d'égalité avec les nouveaux venus, auront revendiqué, eux aussi, la gloire d'être de sang grec et auront justifié cette prétention par les récits sur l'établissement de Philoctète. En tous cas, Pétélia, Crimisa, Macalla et Chônê, au VIe siècle avant l'ère chrétienne, étaient devenues des villes toutes helléniques de langue, de mœurs et d'institutions, et elles dépendaient politiquement de la grande cité de Crotone, alors que celle-ci portait son territoire jusqu'au Træis.

 

III

C'est après Cirô que l'on trouve le grand torrent Lipuda, qui, je viens de le dire, est la Crimisa de l'antiquité. Au mois d'octobre 1879, lorsque j'ai fait mon voyage, un accident grave venait de se produire sur ce point de la ligne du chemin de fer. Le torrent, démesurément grossi par de subites pluies d'orage, avait emporté le pont qui le traverse, et cela au moment même où passait un train de marchandises, qui avait été entraîné dans les débris. Le chauffeur de la locomotive avait péri dans cet accident. La circulation directe sur la ligne des Calabres se trouvait donc interrompue. Le train parti de Tarente amenait les voyageurs au lieu du sinistre, et là il fallait procéder à un transbordement à pied jusqu'à l'autre côté de la coupure, où l'on retrouvait un train venu de Reggio. Je ne parlerais pas de cette circonstance, qui peut cependant donner une idée de ce qu'est la fureur irrésistible des fiumare de la Calabre lorsqu'elles grossissent brusquement, si je n'y avais pas dû de jouir d'un spectacle des plus pittoresques.

C'est en effet vers minuit que nous arrivâmes au bord du Lipuda. Chacun sommeillait dans le train lorsqu'il s'arrêta et que les employés vinrent ouvrir les portières. Aussitôt tout le monde de descendre, avec ses sacs de nuit et ses petits paquets, tandis que de vigoureux portefaix prenaient les malles sur leur dos. A Naples ou même à Tarente, t'eussent été des cris sans fin, un tumulte effroyable, une bagarre à ne s'y pas reconnaître. Ici tout se passait avec gravité et dans un silence à faire croire que l'on était servi par des fantômes. Le ciel était couvert et la nuit profonde. Au milieu des ténèbres on apercevait dans le fond du ravin de grands feux ; c'étaient les bivacs des ouvriers occupés à réparer la voie. Une longue chaîne de paysans calabrais à la mine farouche, à l'aspect de véritable brigands, avec leurs manteaux noirs et leur chapeau pointu posé sur le coin de l'oreille, tenant de grandes torches allumées, descendait en ondulant jusque dans le lit du torrent et remontait sur l'autre rive au milieu des oliviers et des figuiers ; elle jalonnait le chemin qu'avaient à parcourir les voyageurs. On eut dit de loin un serpent de feu se déroulant dans l'obscurité de la vallée, au-dessus de laquelle on devinait plutôt qu'on n'entrevoyait les grandes masses noires des montagnes. C'était une scène absolument fantastique ; avec un peu d'imagination l'on eût pu se croire sur la route du Brocken dans la nuit de Walpurgis. A la lueur rouge et fumeuse des torches on dévalait des pentes rapides et raboteuses, on traversait le lit, rempli de quartiers de roches et en grande partie à sec, où le torrent faisait rage quelques jours auparavant, on passait sur des planches vacillantes ce qu'il avait encore d'eau, puis on grimpait péniblement au travers des plantations où les troncs noueux et tordus des oliviers séculaires, vaguement éclairés par le reflet des flambeaux, prenaient des apparences de spectres grisâtres et semblaient vous regarder en ricanant.

Mes deux jeunes compagnes étaient ravies de l'originalité et de la couleur locale de ce petit épisode, qui leur semblait fait exprès pour le pittoresque du voyage. Elles auraient été désolées qu'il ne se rencontrât pas sur l'itinéraire, et le trouvaient bien préférable au prosaïsme du trajet opéré sans encombre dans un bon wagon. Tout à coup nous entendons auprès de nous une voix étranglée par l'émotion murmurer : I am afraid. Nous nous retournons. C'étaient deux vieilles Anglaises — où ne rencontre-t-on pas de vieilles Anglaises ? — qui faisaient toutes seules le voyage de Tarente à Reggio. Isolées au milieu de ce spectacle étrange, en présence de ces hommes à l'aspect sombre et dur, qui leur avaient paru des brigands prêts à les dévaliser, elles avaient été tout à coup prises de peur. Leur tête s'était empiétement perdue ; tremblantes comme la feuille, elles n'osaient plus avancer ni reculer. Nous les rassurons de notre mieux, les emmenons avec nous et les faisons, une fois le train de Reggio rejoint, monter dans le même compartiment. Mais je ne suis pas sûr que nous n'ayons pas dû figurer le lendemain sur les notes de leur carnet comme d'intrépides libérateurs, qui les auront sauvées d'un grand danger. Combien d'histoires de brigands ne sont pas autre chose, si l'on vient au fait et au prendre ! J'ai vu en Grèce bon nombre de touristes naïfs persuadés que tout pâtre armé qu'ils rencontraient dans les montagnes était un klephte de la plus redoutable espèce, de même que j'ai connu à Rome une femme de diplomate qui s'obstinait à appeler buffles tous les bœufs qu'elle apercevait dans la campagne. Il n'en couste rien, disait Fœnesthe, pour appeler les chouses par noms honoravles.

Malgré leur apparence rébarbative, leurs mines de brigands de Salvator Rosa, les Calabrais qui faisaient le transbordement du chemin de fer au torrênt de Lipuda étaient d'honnêtes et paisibles paysans, les plus braves gens du monde. En remontant en chemin de fer, je voulus donner la pièce à celui qui avait porté ma malle. Non, Monsieur, me répondit-il ; la Compagnie me paie et je ne dois point recevoir d'argent des voyageurs. Allez voir si jamais vous recevrez pareille réponse d'un Napolitain ? Ailleurs en Italie je ne l'ai eue que des anciens soldats, tous tirés des provinces du nord, dont M. Fiorelli a composé l'excellent personnel de ses gardiens des fouilles. Ceux-là aussi savent refuser le pourboire. Pas d'argent, la consigne le défend ; mais si vous voulez me faire un cadeau, ayez l'amabilité de me donner un cigare, me répondait un de ces gardiens qui m'avait accompagné toute une journée dans Pompéi avec un tact de discrétion parfaite.

 

IV

Strongoli, petite ville d'aspect assez misérable, avec 7.000 habitants, possède un évêque et a fourni un titre princier, qui appartient à la famille Pignatelli. Elle a succédé à l'antique Pétélia, mais elle n'en occupe pas l'emplacement d'une manière aussi exacte que la presque totalité des géographes se le sont imaginés.

Strongoli, qu'au Xe siècle la chronique d'Arnulfe appelle Petelium, en y transportant le nom de la ville antique à laquelle elle avait succédé, tient sur la hauteur le site et a conservé l'appellation du château fort de Strongylos, dont la reconstruction par ordre de l'empereur Justinien est relatée par Procope. Un diplôme grec de1 228, conservé aux archives de Naples, l'appelle Strongyliton, tandis qu'un autre, de 1220, en altère le nom en Trongilos. Pétélia se trouvait à quelque distance plus lias et plus près de la mer. Son site exact est celui des deux contrade de Brausa et de Pianetta. La première est actuellement toute en culture, mais les champs y sont parsemés de débris antiques et l'on y voit un beau fragment de la chaussée, pavée en grands blocs de pierre irréguliers, de l'embranchement secondaire de la Voie Appienne qui conduisait d'Equus Tuticus d'Apulie à Rhégium, en suivant le bord de la mer Ionienne à partir d'Héraclée. C'est cette route que les géographes italiens appellent d'ordinaire Via Trajana, appellation qui devrait disparaître absolument, car elle ne repose que sur une inscription grossièrement fausse, inventée par le trop célèbre Pirro Ligorio. Les restes de maçonneries romaines sont très multipliés dans la contrada de Pianetta. Sur ces derniers terrains on a découvert en 1842 des Thermes romains. On y a reconnu l'emplacement d'un temple, et des excavations fortuites, en 1848, y on fait retrouver une portion de la stips votive, consistant en plusieurs centaines de monnaies romaines de divers métaux, enfermées dans des vases, et en un grand dépôt de figurines de terre-cuite. Ce dépôt a été malheureusement en majorité dispersé ; cependant quelques spécimens des statuettes se conservent encore à Strongoli, dans la collection du feu comte Ignazio Giunti, jusqu'à présent demeurée entre les mains de ses héritiers. Cette collection, assez nombreuse et toute fournie par les ruines de Pétélia, est d'un véritable intérêt local. On n'a jamais creusé la terre sur le territoire de Pianetta sans y faire des trouvailles d'antiquités. En janvier et février 1880, la commission des antiquités de la province de Calabre Ultérieure Seconde y a exécuté des fouilles qui ont produit beaucoup de petits objets destinés au Musée provincial de Catanzaro, mais n'ont donné aucun résultat scientifique saillant. Un faubourg ou proasteion, descendant vers la mer et s'étendant jusqu'au port, parait avoir existé dans la Contrada Tronga.

Ces ruines de Pétélia ont fourni plusieurs inscriptions du plus grand intérêt. Une, entre autres, nous reporte au VIe siècle avant notre ère. C'est une tablette de bronze qui contient l'acte d'une donation testamentaire d'une femme à une autre, faite en forme solennelle en présence des magistrats. Il est rédigé en dialecte dorique et tracé avec le type de l'alphabet grec qui était alors propre aux Achéens, Le contrat est le plus ancien du même genre que nous ait légué la société hellénique. Sa rédaction offre une brièveté et une simplicité tout à fait primitives.

Dieu. Fortune.

Saôtis donne à Sicainia sa maison et tous ses autres biens.

Démiurge : Paragoras.

Proxènes : Mincon, Harmoxidantos, Agatharchos, Ouatas, Épicuros.

Il n'est pas possible d'employer moins de paroles pour énoncer l'objet du contrat ; on y sent l'empreinte d'un état de civilisation où écrire était encore une chose qui ne se faisait que péniblement, et où par conséquent on tenait à rendre les textes aussi courts que l'on pouvait. Cependant, malgré sa brièveté, l'inscription fournit des renseignements précieux sur la constitution intérieure de Pétélia, du temps où elle était devenue complètement grecque et dépendait de Crotone. Nous y apprenons, en effet, qu'elle était des cités qui, comme Argos et celles de la Thessalie, donnaient à leur premier magistrat le titre de Démiurge ; puis que les Proxènes, dont l'office principal était ailleurs de donner l'hospitalité aux étrangers, y assistaient comme témoins officiels aux donations et testaments.

Dans une sépulture hellénique de la même ville, mais d'époque postérieure, ouverte fortuitement par des paysans, on trouva une petite laine d'or analogue à celles du grand tumulus de Thurioi, qui fut acquise par le célèbre archéologue anglais James Millingen et déchiffrée par Franz, l'épigraphiste berlinois, continuateur du monumental Corpus inscriptionum græcarum de Bœckh. Elle porte, comme celles dont nous la rapprochons tout naturellement, une inscription en caractères très fins, qui est encore une petite pièce de vers sur la vie d'outre-tombe, inspirée par les croyances eschatologiques des mystères.

Tu trouveras, à la gauche de la demeure d'Hadès, un lac auprès duquel se dresse un cyprès blanc. Évite de t'approcher de cette source. Mais tu en trouveras plus loin une seconde, qui sort du lac de Mnémosyne et verse une onde fraiche. Des gardiens sont auprès. Dis-leur : C'est un enfant de la Terre et du Ciel étoilé qui entre. Je viens en suppliant, vous le savez, ô race céleste, avec une soif dont je meurs. Donnez-moi donc au plus tôt de l'eau fraiche qui coule du lac de Mnémosyne, afin que j'en boive et que j'apaise l'ardeur de la soif divine. Et ceux-ci ensuite [te feront] régner parmi les héros.

La condition dépendante dans laquelle se trouvait Pétélia, par rapport à Crotone, a fait que nous ne possédons de cette ville aucune monnaie d'époque ancienne et qu'on ne trouve, non plus, aucune mention d'elle pendant toute la période florissante des cités de la Grande-Grèce, avant qu'elles ne devinssent en butte aux entreprises hostiles des Lucaniens. Son nom figure pour la première fois vers le commencement du VIe siècle, quand les Lucaniens étendirent leur domination vers le sud et s'emparèrent du massif de la Sila. L'occupation de Pétélia était la conséquence naturelle de cette conquête ; elle les faisait prendre pied sur la mer et isolait Thurioi, dont ils poursuivaient la soumission, en coupant toute communication entre cette ville et Crotone. lis tirent donc de Pétélia la métropole de leurs établissements dans cette région et la transformèrent en une forteresse de premier ordre, en garnissant son enceinte de tours puissantes. Quelques érudits, comprenant mal le passage de Strabon qui qualifie Pétélia comme ayant été un moment une métropole lucanienne, ont supposé tout à fait gratuitement l'existence d'une seconde ville homonyme dans la Lucanie propre, qu'ils ont placée à différents endroits de la province de Basilicate. Les faussaires se sont, comme toujours, mêlés de la partie et ont forgé une série de prétendues inscriptions latines desquelles il serait résulté qu'il y aurait eu une ville de Pétélia entre Pæstum et Velia. On trouve ces inscriptions dans l'ouvrage d'Antonini sur la Lucanie, et il n'est pas sûr que ce ne soit pas lui-même qui en ait été l'auteur. M. Mommsen n'a pas eu de peine à montrer qu'elles étaient supposées.

De la domination des Lucaniens, Pétélia passa sous celle des Bruttiens, quand ils se constituèrent en nation indépendante. C'est pendant le temps de cette domination qu'ont été frappées les plus anciennes pièces de cuivre portant le nom de la ville, qui appartiennent au système monétaire grec. Ce monnayage atteste que Pétélia jouissait alors d'un certain degré d'autonomie dans son régime intérieur, mais d'une autonomie restreinte, puisqu'en matière monétaire la confédération suzeraine ne lui a jamais permis de frapper autre chose que le métal le plus vulgaire, se réservant le droit d'émission des espèces d'argent. On pourrait aussi conjecturer, comme l'a fait M. Marincola-Pistoja, que le monnayage autonome de Pétélia ne commença qu'après la guerre de Pyrrhos, quand die eut été reçue parmi les fédérés de Rome. Le dévouement qu'elle montra aux Romains dans la deuxième Guerre Punique, est de nature à faire penser qu'en entrant dans leur alliance elle avait reçu d'eux quelque bienfait signalé, sans doute son affranchissement du joug de ses voisins barbares.

Dans l'automne de l'an 216 av. J. C., à la suite de la bataille de Cannes, toutes les villes de la Lucanie et du Bruttium rompirent l'alliance romaine, en se déclarant pour les Carthaginois. Seule, Pétélia ne suivit pas ce mouvement. Ses voisins la menacèrent et demandèrent à Hannibal un détachement de son armée pour la contraindre à faire comme eux. En présence du danger suspendu sur leurs têtes, les Petélins envoyèrent des ambassadeurs à Reine pour demander un secours. L'émotion fut grande quand on vit cette fidélité, et les larmes dont les, envoyés accompagnaient leurs supplications. Mais iles nécessités politiques et militaires parlaient plus haut que l'émotion. Après une longue et grave délibération, le Sénat fut contraint de répondre aux gens de Pétélia que l'état des forces de la République, après le désastre qu'elle venait d'éprouver, ne laissait pas un soldat disponible pour secourir des alliés aussi lointains qu'eux. Rome n'oublierait jamais ; qu'ils lui étaient restés fidèles dans le moment suprême et comptait plus tard retrouver leur alliance, quand elle aurait rétabli ses affaires ; mais pour le moment elle les déliait de tout serment et les laissait libres de choisir le parti qu'ils trouveraient le plus avantageux. Lorsque les envoyés revinrent dans la ville avec cette réponse décourageante, le Sénat des Pétélins s'assembla pour décider la conduite à suivre. Quelques membres ouvrirent l'avis de céder aux circonstances et de se joindre aux autres Bruttiens ; mais la grande majorité repoussa ce conseil et résolut de tenir quand même pour le parti des Romains. Le peuple acclama cette résolution avec enthousiasme. On mit les fortifications en état de défense avec le plus d'activité possible et on prépara tout pour soutenir un siège, dont l'issue pourtant ne pouvait guère être douteuse. Bientôt, en effet, on vit arriver Himilcon avec une division carthaginoise. Se joignant aux Bruttiens, il dressa des machines pour battre les remparts de la ville et mena l'attaque avec une grande vigueur. Les habitants de Pétélia se défendirent avec encore plus d'énergie, les femmes partageant les dangers de leurs maris et combattant à leurs côtés. Par d'incessantes sorties ils tinrent l'ennemi à distance des murailles, lui tuèrent beaucoup de monde et brillèrent ses machines. Hannibal, apprenant les difficultés que rencontrait son lieutenant, vint en personne devant la ville pour se rendre compte de la situation, et là décida de convertir le siège en un blocus, dont il remit la direction à Hannon.

Après plusieurs mois de blocus, les Pétélins commençant à manquer de vivres, firent sortir de la ville les femmes, les enfants et les vieillards, en un mot toutes les bouches inutiles. Au lieu de les laisser passer, les Carthaginois, dont l'humanité n'était pas précisément le trait dominant, les massacrèrent en vue des remparts, sous les yeux des défenseurs de la cité, dont cet horrible spectacle n'ébranla pas la résolution. Après avoir consommé leurs dernières provisions et s'être nourris des animaux les plus immondes, ils en vinrent à chercher à se soutenir en mangeant des cuirs, de l'herbe et des écorces d'arbres. Ils multipliaient en même temps les sorties désespérées, où ils semblaient surtout chercher la mort ; mais déjà, dans ces sorties, une portion de ceux qui y prenaient part tombaient épuisés sur le sol après un dernier effort, au lieu de pouvoir suivre le mouvement de la retraite. Enfin, réduits à un très petit nombre d'hommes, tellement épuisés par la faim et par la fatigue qu'ils ne pouvaient plus se tenir debout, les derniers survivants durent se décider à rendre aux Carthaginois non pas Pétélia, mais son sépulcre, suivant la belle expression de Valère Maxime.

La défense de Pétélia contre les Carthaginois et les Bruttiens avait duré onze mois entiers. Le jugement unanime de l'antiquité l'a tenue pour une des plus héroïques et des plus glorieuses que l'on eût jamais vu. Silius Italicus la met sur le même rang que celle de Sagonte :

Fumabat versis incensa Petelia tectis,

Infelix fidei miseræque secundo Sagunto.

La ville ainsi prise, Ilannibal la commit à la garde des Bruttiens. Elle devint une de ses places de sûreté dans le midi de l'Italie. En 208, tandis que les consuls Marcellus et Quinctius Crispinus étaient campés en face d'Hannibal entre Bantia et Venosa, sur la frontière de l'Apulie et de la Lucanie, ils envoyèrent au préteur L. Cincius l'ordre de venir de Sicile avec la flotte attaquer Locres, et au corps d'armée qui était rentré l'année précédente à Tarente, celui d'envoyer à son aide une forte division par terre, en suivant la route du littoral de la mer Ionienne. Hannibal, averti, envoya un fort détachement qui dressa aux Romains une embuscade au bas de Pétélia. Les troupes parties de Tarente, croyant les Carthaginois bien loin, s'avançaient sans prendre la précaution de s'éclairer. Elles donnèrent tête baissée dans l'embuscade, où elles perdirent 2.000 morts et 2,200 prisonniers. Le reste se dispersa et regagna Tarente dans le plus complet désordre. Trois ans après, en 205, le consul T. Sempronius Tuditanus reprit Pétélia de vive force et en chassa la garnison bruttienne. Mais dans la guerre de postes et de chicanes qui se faisait alors entre Hannibal et les Romains dans l'extrémité méridionale de la péninsule, aucun des deux partis ne pouvait s'affaiblir par les détachements nécessaires pour garder tous les points qu'il enlevait à l'autre. C'était donc une suite de retours offensifs, qui alternativement remettaient en question ce qui avait été obtenu de l'un ou de l'autre côté. Cette situation semblait devoir s'éterniser sans résultat définitif, si l'entreprise audacieuse de Scipion en Afrique n'était pas venue obliger Carthage, menacée sur son propre sol, à rappeler d'Italie son grand capitaine. A la nouvelle des premières victoires de Scipion sur le continent africain, ce qui restait de population à Pétélia, retombée depuis quelque temps sous le joug punique, envoya secrètement à Rome pour protester de son dévouement et rappeler les promesses que le Sénat leur avait faites naguères. Hannibal, ayant eu vent de ce fait, se porta sur la ville et, sans écouter les dénégations des habitants, fit tuer par ses cavaliers Numides un certain nombre des principaux. Désarmant ensuite les citoyens de condition libre, il arma les esclaves et les déclara propriétaires des biens de leurs anciens maîtres, qui furent chassés de la ville. Sur ces entrefaites arriva Asdrubal, chargé de le ramener sans plus de délai à Carthage. Il lui fallut se résigner â quitter l'Italie. Quand son armée fut embarquée, attendant le vent favorable pour mettre à la voile, après le massacre des mercenaires italiens qui avaient refusé de le suivre, les exilés de Pétélia, joints à d'autres hommes du voisinage, non moins exaspérés qu'eux de colère et de désir de vengeance par tout ce qu'ils avaient souffert de la part des Carthaginois, se jetèrent sur les derniers postes laissés sur la plage où ils devaient rester jusqu'au dernier moment, et les passèrent au fil de l'épée en vue des vaisseaux.

Rome avait une dette d'honneur envers Pétélia. Elle tint à la payer. Aussitôt la guerre finie, on rechercha soigneusement tout ce qui survivait des anciens habitants de cette ville, et on n'en retrouva que 800. Ils furent réinstallés dans leur cité restaurée, et remis en possession de leurs biens. On leur distribua ceux des familles anéanties et on leur donna de grosses indemnités au nom de la République pour ce qu'ils avaient souffert. Leur ville fut déclarée libre et fédérée, aux conditions les plus favorables. Elle rentra en possession de son droit de monnayage, et c'est à ce moment qu'il faut placer l'émission des pièces de cuivre au nom de Pétélia, qui appartiennent au système romain de l'as du poids d'une once, tel qu'il avait été établi par la loi Flaminia. En 89, comme toutes les villes voisines, elle dut, en vertu de la célèbre loi Plautia-Papiria, échanger cette condition contre celle de municipe de citoyens romains, qui fut classé, les inscriptions nous l'attestent, dans la tribu Cornelia.

Pétélia eut de nouveau beaucoup à souffrir dans la Guerre Servile. Quand les esclaves révoltés que conduisait Spartacus eurent refusé de le suivre dans la direction des Alpes, préférant le pillage de l'Italie à la liberté qu'ils étaient assurés de trouver en se retirant dans la Gaule, l'esclave thrace, en qui venait de se révéler un général, comprit, avec son instinct naturel de la guerre, qu'il n'avait plus qu'une seule chance de soutenir la lutte avec avantage. C'était de prendre pour base d'opération le Bruttium. Là, en effet, il trouvait un peuple belliqueux, jadis renommé dans les combats, tout entier réduit en servitude, qui devait se lever en masse à sa voix et lui fournir par milliers des soldats capables de se mesurer avec les légions. Nous avons déjà vu qu'il avait pendant quelque temps pris Copia pour sa place d'armes. De là il ravageait toutes les villes voisines, et Pétélia n'échappa point à ce sort. L'approche de Crassus le décida ensuite à chercher un réduit plus sûr dans ce que Plutarque appelle la péninsule de Rhêgion, c'est-à-dire dans les montagnes de la région au sud de l'isthme Scylacien. C'est là que le général romain essaya de l'enfermer, en barrant l'isthme par un fossé bordé d'une muraille allant d'une mer à l'autre. Mais avant que les travaux ne fussent terminés, Spartacus, profitant d'une nuit neigeuse et d'un vent d'hiver qui glaçait les grand-gardes romaines et les avait fait se relâcher de leur vigilance, combla le fossé sur un point et, y faisant passer son armée se mit en route dans la direction de Rome, qu'il espérait trouver mal défendue. Crassus s'élança à sa poursuite et profita de la faute qu'il avait commise de diviser ses forces en plusieurs corps, suivant des chemins différents pour pouvoir subsister plus facilement. Il battit dans la Lucanie plusieurs divisions séparées de l'armée servile et anéantit celle des Gaulois que commandaient Gannicus et Castus. Sur 12.300 hommes que les esclaves révoltés laissèrent morts sur le champ de bataille dans cette rencontre, deux seulement avaient été frappés par derrière ; tous les autres avaient péri en braves gens, combattant de pied ferme.

Après cet échec, Spartacus se retira sur les hauteurs de Pétélia. Il y attendit le questeur de Crassus, Tremellius Scrofa, et le battit à plate couture. S'il s'était maintenu dans cette position presque inexpugnable, il avait de grandes chances de faire éprouver le même sort à Crassus lui-même. Mais le succès qu'ils venaient de remporter avait donné aux esclaves une confiance exagérée qui les perdit. Refusant d'obéir aux conseils de temporisation de leur chef, ils le contraignirent à les conduire au-devant de Crassus, qui était encore en Lucanie, et à engager, contre lui une bataille décisive. Elle fut livrée sur la Via Popilia, dans les montagnes auprès de la source du fleuve Silarus.

Spartacus y fit personnellement des prodiges de valeur. Avant l'attaque, il avait tué devant son armée le cheval qu'on lui amenait, en disant que, vainqueur, il aurait les nombreux et beaux chevaux de l'ennemi, et que, vaincu, il n'en aurait plus besoin. Poussant droit au travers des rangs des légions à la recherche de Crassus, qu'il voulait atteindre pour combattre seul à seul avec lui, il tua de sa main deux centurions ; mais enfin, abandonné des siens, qui cette fois se battirent mollement, il fut environné d'ennemis et tomba percé de coups. Ainsi mourut en héros cet homme, si supérieur aux hordes de ribauds indisciplinés qu'il conduisait. Les grandes qualités d'une race royale s'étaient réveillées chez lui sous la casaque de l'esclave ; victime d'un sort indigne de lui, il eût mérité un plus noble théâtre et un meilleur succès.

Au temps où écrivait Strabon, Pétélia était la seule ville du canton littoral entre Copia et Crotone qui gardât quelque vie. Plusieurs inscriptions qui ont été découvertes dans ses ruines et se conservent à Strongoli, sont les monuments de son existence municipale à l'époque des empereurs. Elles sont latines et montrent que le grec avait fini par tomber en désuétude dans cette ville, comme dans tout le pays environnant. Il ne devait y reparaître que sous les Byzantins. L'une de ces inscriptions est la dédicace d'une statue de Trajan, faite par un personnage à qui les décurions de Pétélia avaient décerné le bisellium ou siège d'honneur, et qui à cette occasion avait fait une distribution d'argent au peuple de la ville. Deux autres se rapportent à un individu nommé M. Meconius Leo, qui après avoir été quatuorvir ordinaire et quatuorvir quinquennal chargé du cens, c'est-à-dire un des principaux administrateurs de la ville, avait fini par recevoir le titre de patron du municipe. Par son testament, dont un extrait est gravé sur le piédestal qui portait sa statue, il avait légué à la République des Pétélins un capital de 10.000 ses terces en numéraire, un fond de terre et une vigne, pour que les revenus en fussent payés régulièrement au Collège des prêtres Augustales. La vigne devait rester plantée en cépages aminéens, variété particulièrement estimée qui avait été importée de Thessalie dans l'Italie méridionale ; et les biens légués aux autres héritiers du testateur étaient grevés de l'obligation de fournir les échalas nécessaires à cette vigne. Son vin était destiné aux banquets de la corporation, dans les deux salles à manger que Meconius Leo lui avait fait construire de son vivant ; et la première annuité des rentes du capital devait être affectée à l'acquisition de candélabres avec des lampes à deux becs, pour l'ornement de ces triclinia. Le monument, d'après sa rédaction même, est nécessairement postérieur au règne de Marc-Aurèle, qui interdit les legs directs aux Collèges d'Augustales et ordonna de les faire aux villes, à-charge pour celles-ci d'en servir les revenus aux Collèges, conformément aux volontés des testateurs.

Au IIIe siècle de notre ère, Pétélia donna à l'Église le pape Saint Antéros, qui fut martyrisé en 235, au début du règne de Maximin, après un pontificat de quarante jours seulement. Il est un de ceux dont M. de Rossi a retrouvé l'épitaphe, en grec, dans la crypte pontificale du cimetière de Saint-Calliste. Cette épigraphe lui donne les deux titres d'évêque et de martyr. Son nom semble indiquer qu'il était d'origine servile, probablement un affranchi, comme Calliste lui-même.

Les écrivains calabrais des derniers siècles prétendent que la destruction de Pétélia par une flotte de Vandales, partie de Carthage sous le règne de Genséric, serait mentionnée dans un passage de l'historien Aurélius Victor. Mais c'est là une de ces fausses citations dont ils ont été prodigues, comptant probablement que leurs lecteurs ne prendraient pas la peine de remonter aux sources. Le passage en question ne se trouve dans aucun des ouvrages connus d'Aurélius Victor, et d'ailleurs il eût été vraiment bien extraordinaire qu'un auteur du IVe siècle mentionnât un événement qui se serait accompli cent ans après lui. Car Aurélius Victor fut consul en 369 et Genséric prit Carthage en 439, pilla Rome en 455 et régna jusqu'en 477. Ce qui est seulement certain, c'est que Pétélia n'existait déjà plus lors des guerres de Bélisaire et de Narsès contre les Ostrogoths. Elle avait été dès lors remplacée par le château de Strongylos.

 

V

Nous avons cité tout à l'heure le texte de l'inscription grecque tracée sur une lame d'or découverte dans un tombeau de Pétélia. Il est bon d'y revenir, car ce petit monument, joint aux analogues que l'on a tirés en 1879 et 1880 des tumulus de Thurioi, et dont nous avons traduit plus haut les inscriptions, nous amènera nécessairement à toucher une question dont il est impossible de ne pas parler, et même avec quelque développement, dans un livre sur la Grande-Grèce. C'est celle des célèbres mystères dionysiaques de cette contrée.

Il est, en effet, impossible de ne pas rattacher au développement des mystères dans les cités helléniques de l'Italie méridionale cet usage qui se révèle à nous dans deux d'entre elles vers le IVe siècle, de placer dans les tombes riches et luxueuses, auprès de la tête du mort, comme une sorte de tessère d'initiation, une feuille d'or portant des vers empruntés à des hymnes sacrés d'un caractère mystique, qui contiennent une affirmation de la vie future et l'expression de la façon dont on y concevait la béatitude éternelle réservée aux initiés. Et l'on doit attacher d'autant pus d'importance à ce fait qu'il coïncide avec un autre, non moins significatif. C'est que les représentations des enfers, empreintes d'un caractère mystique non moins évident, sont exclusivement propres aux grands vases peints de l'Apulie, du IVe siècle avant notre ère, dont nous avons constaté plus haut l'origine fondamentalement tarentine. Les peintures céramiques auxquelles je fais allusion, bien connues des archéologues, sont la traduction dans le langage de l'art des mêmes idées que nous trouvons développées en vers sur les lames d'or de Thurioi et de Pétélia, et doivent être manifestement rapportées au même ensemble d'institutions religieuses.

La croyance à l'autre vie tenait, en effet, une place plus ou moins considérable, mais toujours une place importante dans les mystères grecs. L'ensemble des rites qui constituaient ces cérémonies fermées aux profanes, purifications, expiations, sacrifices, véritable communion, révélations faites sous forme de spectacles sacrés et de paroles mystérieuses, avaient pour objet de rapprocher l'homme des dieux, de le mettre, malgré son infériorité et son imperfection, en communication avec eux, enfin de le rendre participant de grâces spéciales, efficaces et inamissibles. Partout les grâces et les mérites acquis par l'admission aux mystères étaient tenus pour applicables à l'existence d'outre-tombe. En purifiant l'initié, en le mettant en possession d'une part de la science divine et en établissant un lien surnaturel entre lui et les dieux, les initiations devaient lui assurer un sort meilleur dans l'empire des morts, lui garantir l'entrée dans une vie divine de bonheur sans fin, après le terme de l'existence passagère de la vie mortelle et terrestre. Mais plus que partout ailleurs le point de vue eschatologique était développé dans les mystères dionysiaques, puisque le point de départ de cette mystique avait été la conception du dieu du vin et de la puissance végétative comme le dieu des enfers, qui règne sur les morts et préside à la vie future.

Par la nature même de sa conception primordiale, et encore toute naturaliste, Dionysos était appelé à devenir un des grands dieux des mystères. Ses fêtes les plus antiques, au berceau même de son culte, telles que les Triétériques du Cithéron et du Parnasse ou les Aioleiai d'Orchomène, avaient un caractère secret par l'exclusion des hommes ; l'inspiration divine qui était censée communiquée à ceux qui y prenaient part, les rites purificatoires qui les accompagnaient, tout tendait à en faire de véritables initiations. C'est ainsi que les représente Euripide dans ses Bacchantes, et il en fait des mystères cachés aux profanes, aussi complètement soumis à la loi du secret que ceux d'Éleusis et de Samothrace. L'illustre Gerhard a donc eu raison de voir dans ces fêtes nocturnes de la Béotie et de la Phocide, opposées aux fêtes dionysiaques purement agraires de l'Attique, le point de départ, le substratum du culte mystique de Dionysos et de la physionomie nouvelle qu'y prit ce dieu.

Le trait essentiel qui marqua la transformation, d'où sortit le nouveau Dionysos des mystères, fut son assimilation à Hadès ; il devint alors le dieu Chthonios par excellence, le monarque des trépassés. Bien des côtés de sa physionomie primitive préparaient cette transformation, qui remonte à une date ancienne. Dieu mourant périodiquement pour ressusciter avec le printemps, ou qui, par une forme euphémique de le même idée, descendait aux enfers pour en ressortir vainqueur, il était appelé à être envisagé comme un dieu des morts. Maitre et auteur de la vie végétative, il devait tendre à se confondre avec Hadès, le Zeus Chthonios que le laboureur d'Hésiode invoque avec Déméter, le dieu souterrain qui reçoit, qui absorbe tout, Polydectès, Polydegmon, mais aussi qui rend tout en faisant sortir les productions de son sein, le Pluton ou Pluteus, source des richesses, qui a pour attributs la corne d'abondance et la fourche à deux dents de l'agriculteur, qui donne enfin lui-même la vie comme il la retire, φερέσβιος Άϊδωνεύς.

C'est l'association de Dionysos à la Déméter chthonienne qui fit d'abord de Dionysos à son tour un dieu chthonien, et par suite infernal. Le caractère nouveau qui en résultait se prononça davantage à mesure que se répandaient en Grèce les légendes de Zagreus crétois et du Sabazios thraco-phrygien, chez qui le côté funèbre était très accentué. Le Dionysos crétois, à la légende duquel les Orphiques donnèrent une si haute importance dans leur système particulier de théologie et de mythologie, est pour Eschyle le Zeus des morts, celui qui reçoit tous les hommes dans son empire, l'époux de Gê, la terre personnifiée ; son nom de Zagreus, le grand chasseur, fut entendu comme s'appliquant à la chasse dans laquelle le dieu de la mort pousse devant lui et frappe ceux qu'il destine à son empire. Il fut donc quelquefois employé comme un simple surnom du Dionysos infernal, et l'on donna le même caractère aux épithètes du dieu qui se rapportait originairement aux rites sanglants du culte béotien primitif en le qualifiant comme sauvage et féroce, Agriônios, Omêstês. Le nom d'Isodaitês, celui qui donne par la mort une même issue à tous les hommes, devint aussi une qualification du même Dionysos. C'est également aux ténèbres du monde inférieur que l'on finit par rapporter l'épithète de Nyctélios, qui avait d'abord trait aux fêtes nocturnes. Quant à ses titres de Basileus, Hégémon, Cathêgêmôn, on les appliquait à la royauté des morts, comme synonymes de ceux d'Agêsilaos et Agésandros, qui appartenaient à Pluton.

Ce ne sont pas là, du' reste, les seuls parmi les surnoms du Dionysos de la religion vulgaire qui revêtirent un caractère mystique, et prirent un sens nouveau par suite de la transformation du dieu de Thèbes et de Naxos en dieu des enfers. Une idée funèbre exprimée sous une forme euphémique, celle du dieu qui délivre les âmes par la mort, s'attache aux appellations de Saotês ou Sôter ; c'est-à-dire sauveur, d'Eleutherios, Eleuthereus, Lysios, c'est à-dire le libérateur, qui dans beaucoup de localités devinrent étroitement liées au culte mystique. Il en fut de même de celle de Meilichios ou bienfaisant, dont on fit un euphémisme pour désigner le dieu dont la puissance meurtrière s'exprimait ouvertement par des noms tels qu'Omêstès, le féroce, le dévorateur, et de celle d'Eubulos ou Eubuleus, qui appartenait aussi à Hadès et que l'on en vint à interpréter mystiquement d'une manière analogue au nom des Euménides, comme désignant le dieu qui veut du bien aux hommes en leur donnant le repos de la mort.

Tous ces noms prirent ainsi une double signification, funèbre et favorable, correspondant aux deux ordres de rites ; les uns sombres et sanglants, les autres joyeux, des fêtes mystérieuses qui se célébraient dans la nuit en Béotie et en Phocide, et à la double physionomie que recevait Dionysos (Dimorphos, Diphyês, Dissophyês), à la fois dieu de la lumière (Lamptêr, Pyrpolos, Pyriphengês) et des ténèbres (Nyctélios), de la vérité (Mantis) et du mensonge (Sphaltês), de la passivité et de l'activité, de la guérison et de la mort. Ainsi la modification apportée à la conception de Dionysos ne se bornait pas à le confondre avec Hadès, à en faire par excellence le dieu chthonien et infernal, elle pénétrait son essence de l'esprit de panthéisme cosmique, aux aspects ondoyants et divers, qui était propre à la religion mystique sous toutes ses formes.

Tel fut le Dionysos mystique, que sur la route de Tégée à Argos on adorait auprès de Déméter sous le nom de Mystês. C'est celui qui, à partir des réformes religieuses d'Epiménide, tint une place considérable dans le culte d'Éleusis, qu'il modifia profondément par l'introduction d'éléments nouveaux, celui que nous retrouvons aussi dans tous les mystères issus des Éleusinies, comme à Phlionte et à Lerne. Il est aussi le dieu de mystères dionysiaques spéciaux, les uns établis officiellement comme ceux du midi de l'Italie, les autres célébrés un peu partout au sein des associations libres telles que les Thiases et les collèges d'Orgéons, dans ces initiations auxquelles se rapportent bien des monuments figurés, qui les montrent s'accomplissant souvent dans les conditions les plus simples et les plus rustiques, sous des tentes dressées dans les champs. La ciste mystique avec son serpent était l'emblème essentiel de ces mystères dionysiaques, où elle révèle l'influence des Sabazies thraco-phrygiennes, et c'est de là qu'elle passa dans les autres mystères. Elle s'introduisit jusque dans les Triétériques ou fêtes trisannuelles du Cithéron et du Parnasse, où l'on ne saurait douter que le caractère nouveau donné au dieu n'ait fini par trouver sa place, et qui tendirent à devenir de plus en plus de véritables mystères. Au reste, l'idée qui faisait de Bacchus un dieu funèbre et le substituait à Pluton comme roi des enfers, idée d'abord toute mystique, finit par passer dans le domaine- de la religion poétique et des croyances ordinaires. Et c'est pour cela que la représentation de la pompe de Bacchus, de ses noces avec Ariadne, de son triomphe sur les Indiens et de beaucoup de scènes de la légende du dieu de Thèbes et de Naxos, fournit les sujets de la majorité des sarcophages de l'époque romaine, exécutés pour la plupart sans aucune intention proprement mystique. Le vêtement de pourpre, couleur de vin, de Dionysos, fut donné à Pluton. et l'on plaça la statue du dieu sur certains tombeaux. Au milieu de cette influence du Bacchus des mystères sur celui de la mythologie et de la religion publique, ce qui reste toujours le trait distinctif du dieu mystique, sa donnée essentielle et propre, c'est son association avec Déméter et sa fille.

Du moment où ce dieu se confondait avec lia dés, on devait nécessairement être conduit à le lui substituer comme l'époux infernal de Perséphone. C'est en effet ce rôle qu'il avait dans la fête attique des Anthestéries et dans les Petits Mystères d'Agrai sur l'Ilyssos ; les monuments de l'art qui paraissent avoir trait à ces deux fêtes, adoptent pour la figure de Dionysos le type viril et barbu, soit qu'il remonte à la lumière avec Coré, soit qu'il reçoive Hercule à l'initiation. Nous retrouvons encore Dionysos avec le même rôle dans les mystères de Lerne, dans le culte mystique de Thelphusa en Arcadie, de Sicyone et de beaucoup d'autres localités du Péloponnèse. La même association existait à Cyzique de Mysie, et une monnaie de cette ville montre Coré tenant le flambeau allumé des mystères, se rendant au-devant de son époux Dionysos, au milieu d'une pompe toute bachique, dans un char que précède Eros et que traînent des Centaures, comme celui d'Ariadne. C'est dans ce même char, traîné par des Centaures, que Coré se montre tenant des épis et des pavots, à côté d'un Bacchus du type juvénile, sur le célèbre camée dit du Cardinal Carpegna, actuellement au Musée du Louvre. Au reste, Ottfried Müller a remarqué que, dans les œuvres de l'art antique il est presque impossible de distinguer en pareil cas Coré d'Ariadne et de dire laquelle des deux accompagne Dionysos.

En même temps on avait identifié au dieu du vin l'Iacchos d'Éleusis, dont la plus ancienne tradition faisait le fils de Dème' ter, et que l'on représentait toujours comme un enfant. Bacchus se trouvait ainsi apparaître deux fois dans le culte éleusinien : d'âge viril comme époux de Corê, résidant avec elle l'hiver dans les demeures infernales, et remontant avec elle à la surface de la terre au printemps dans la fête ; comme l'enfant médiateur des mystères dans les Grandes Eleusinies. Suivant la tradition la plus vulgaire, le Dionysos crétois é I ait aussi fils de Déméter. Ainsi naquit l'idée de faire de Dionysos le frère de Corê, en même temps que son époux. C'est le couple mystique de Coros et Cora, le fils et la fille, nés tous deux de Déméter, couple si bien mis en lumière par Creuzer, et que Cicéron appelle Liber et Libera, mais en les distinguant soigneusement des vieilles divinités italiques de ce nom. Un sculpteur de l'école de Praxitèle ou de Scopas avait adopté cette donnée dans des groupes célèbres qui furent transportés de Grèce à Rome. Ils représentaient des Satyres tenant dans leurs bras, l'un Dionysos et l'autre Corê, Liber et Libera, dit Pline, tous deux enfants et tous deux élevés ensemble. Une terre cuite, trouvée à Préneste dans le Latium, représente Démêler portant ses deux enfants, de sexe différent. La donnée de Perséphonê-Corê et de Dionysos-Hadès, frères en même temps qu'époux et issus tous les deux de Déméter, devient le fondement de tous les mystères dionysiaques du Péloponnèse, dont ceux de Lerne peuvent être pris pour type. Elle a probablement été influencée dans une certaine mesure par la religion cabirique de Samothrace, qui nous offre, au-dessous de la déesse mère, Axiéros, le couple conjugal et fraternel à la fois d'Axiocersos et Axiocersa, ce que Mnaséas et Dionysodore traduisaient par Déméter, Hadès et Perséphonê. La constitution du couple de Dionysos-Hadès et Perséphonê comme Coros et Cora est, du reste, notablement plus ancienne, dans la religion du Péloponnèse, qu'on n'eût été d'abord disposé à le croire. Elle a précédé d'une manière sensible l'introduction du mythe crétois de Zagreus sur le continent grec. Nous en avons la preuve par les bas-reliefs votifs de Sparte, de si ancien style, que MM. H. Dressel et A. Milchhœfer ont publiés récemment dans le recueil de l'Institut archéologique allemand d'Athènes, et dont une partie au moins remonte au VIIe siècle av. J. C. Les deux savants éditeurs ont vu dans le couple infernal qui y est représenté celui de Zeus Chthonios et de Déméter. Mais ils ne semblent pas s'être préoccupés de rechercher comment il se fait que le roi des enfers, sauf dans un seul exemple, y est représenté imberbe, et presque à l'âge éphébique, exception aux habitudes de l'art grec primitif, qui ne peut avoir eu lieu qu'en vertu d'une intention de symbolisme formelle. C'est la marque certaine de ce que le monarque chthonien y est envisagé comme un dieu fils et juvénile, κόρος, et cette dernière expression avait un sens spécialement précis à Sparte, où les inscriptions nous montrent que la désignation officielle des éphèbes était οί κόροι. Les noms à appliquer aux deux divinités infernales des bas-reliefs archaïques de Sparte me paraissent donc être ceux de Coros et de Cora, d'autant plus que l'attribut dionysiaque du canthare y est presque constamment mis à la main du dieu chthonien, représenté sous les traits d'un éphèbe.

 

VI

Pour Sophocle, Dionysos est le dieu qui règne sur l'Italie, reposant surie sein où sa mère Dèo reçoit tous les hommes ; en effet les fondateurs des colonies helléniques de la Grande-Grèce avaient porté avec eux son culte, qui prit dans cette contrée une importance et un développement exceptionnels. Il s'y confondit, comme nous l'avons montré, avec l'antique dieu tauriforme des Œnotriens. Toute une série de légendes dionysiaques nouvelles se formèrent sur ce sol, et en firent le théâtre d'épisodes de l'existence du dieu et de ses courses terrestres. Bacchus, disait-on, avait disputé à Déméter la possession de la Campanie, où les deux divinités avaient prodigué leurs bienfaits ; il y avait reçu l'hospitalité de Falernus, éponyme du fameux vin de Falerne, accompli des exploits guerriers dans le pays des Tyrrhéniens, enfin, poussant encore plus loin ses conquêtes dans l'ouest, il avait laissé en Italie les vétérans de son armée, les Silènes fatigués par l'âge, qui s'y étaient livrés à la culture de la vigne et avaient rendu cette terre fertile en vins.

La majeure partie des cités grecques de l'Italie méridionale avaient dû leur origine à des colons du Péloponnèse : par conséquent ceux-ci y avaient transporté le culte dionysiaque tel qu'il existait dans leur pays d'origine, c'est-à-dire sous sa forme mystique, la seule presque qu'ait connue le Péloponnèse. C'est ainsi que la Grande-Grèce, puis la Messapie, la Lucanie, l'Apulie et la Campanie, devinrent le siège de mystères bachiques, qui rayonnèrent ensuite sur l'Étrurie et sur Rome. De ces mystères de la Grande-Grèce, célèbres parmi les archéologues modernes et qui ont donné lieu à tant de conjectures dénuées de base, nous ne savons rien historiquement et d'une manière positive par les écrivains, que l'époque et les circonstances de leur interdiction par le Sénat romain, l'importance qu'ils avaient au IIIe siècle avant l'ère chrétienne, la façon dont ils étaient alors devenus la première institution religieuse de ces contrées, celle à laquelle tous s'empressaient de participer comme les citoyens d'Athènes aux mystères d'Éleusis, tous ces faits sont attestés par les vases peints de la dernière époque, sortis des fabriques de l'Italie méridionale, dont les sujets sont directement en rapport avec ces Bacchanales, qu'ils appartiennent à l'une ou à l'autre des deux classes entre lesquels on les répartit, celle des sujets bachiques et celle des sujets mystiques. Dans les premiers, dit M. le baron de Witte, dont l'autorité est sans contestation la plus haute de l'Europe en pareille matière, ce n'est plus le Bacchus barbu des anciens peintres que l'on voit représenté ; éternellement jeune, le dieu est accompagné de Satyres et de Ménades. En général, les compositions n'annoncent ni efforts de génie ni efforts d'invention : toujours des Satyres, ou isolés, ou groupés avec des Ménades, des enfants ailés ayant les formes efféminées de l'hermaphrodite. Souvent ces sujets bachiques se rapprochent tant des sujets mystiques, qu'on sent que ce sont les mêmes données, les mêmes idées qui les ont inspirées. Quant à ces derniers, les sujets mystiques, ils sont excessivement nombreux, et ces compositions énigmatiques ont jusqu'à ce jour fait le désespoir de ceux qui ont cherché à les interpréter. On ne peut nier, toutefois, le sens mystique de ces sortes de compositions ; mais jusqu'ici, à très peu d'exceptions près, les tentatives faites pour leur trouver une explication satisfaisante ont complètement échoué, et ressusciter les vaines conjectures de Bœttiger et de Millin serait renouveler un système de rêveries sans fondements.

Une obscurité profonde règne donc encore sur ce sujet des mystères de la Grande-Grèce, et nous ne saurions avoir l'espoir ni la prétention de la dissiper. Ce que nous pouvons du moins indiquer ici d'après l'étude des peintures à sujets bachiques, plus intelligibles que les sujets proprement mystiques, et surtout d'après l'influence que la religion dionysiaque de l'Italie méridionale exerça de bonne heure sur celle de Rome, c'est le couple divin qui y servait de centre. Il se composait de Dionysos, le dieu auquel nous voyons une large part des terres de la cité consacrée dans les Tables d'Héraclée, et d'une déesse qui portait certainement le nom grec de Coré, appelée ά Θεοΰ παϊς, l'enfant de la Déesse (de Déméter), dans une inscription de Poseidonia-Pæstum et Ériphona dans une autre de la même localité ; mais les antiquaires, à l'exemple de Creuzer et de Gerhard, ont pris l'habitude de la désigner par le nom de Libera, que lui donnent les écrivains latins et qui a l'avantage de caractériser sa physionomie particulière, nettement distincte de celle de la Coré éleusinienne. A ce couple, le culte public associait généralement Déméter ; c'est l'association mystique de Déméter, Dionysos et Coré, que nous venons de voir habituelle en Grèce et traduite en latin par Cérès, Liber et Libera. On peut suivre, sous des noms divers, la propagation de cette triade introduite par les Grecs, dans un certain nombre de cultes proprement italiques qui remontent à une date antérieure au développement de la puissance de Rome. A Capoue, par exemple, du temps de l'indépendance osque, nous voyons adorer la déesse mère Jovia Damusa avec ses deux enfants Vesolia et Jupiter Flagius, triade qui est traduite à l'époque romaine en Cérès, Vénus Jovia et Jupiter Compagès ou Junon Lucine, Vénus Génétrix et Jupiter Compagès. Dans le Latium, le fameux culte de Préneste, sur le fond primitif duquel l'action d'influences grecques est manifeste, offre à nos regards la Fortuna Primigenia, mère de Junon et de Jupiter Puer, et ici la déesse fille devient quelquefois dans les inscriptions Ops ou Féronia, cette dernière formant à Tarracina un couple fraternel et conjugal avec le Jupiter Anxur, juvénile comme celui de Préneste, tandis qu'au mont Soracte :elle est associée au dieu à la fois chthonien et juvénile Soranus. D'un autre côté, à Antium, la Fortune de Préneste et sa fille deviennent les célèbres Fortunes Antiates, Fortuna fortis et Fortuna felix, traduites aussi en Fortuna respiciens et Proserpina propitia, et encore mieux en Minerve et Vénus, associées à Amor Maxsumus. Nous comparons encore, avec Gerhard, à ces groupements de divinités celui de la Fortune et de Mater Matuta ou Junon Matute. au Forum Boarium de Rome, et la série des Pénates célestes des Étrusques, composée de la Fortune, Cérès, Pelés, et le Genius Jovialis.

Mais sur les vases mystiques de la Grande-Grèce, Déméter apparaît très rarement auprès de Bacchus et de sa compagne divine. Il semble qu'elle eût disparu des mystères de cette contrée à leur dernière époque, au temps où l'Éros hermaphrodite, représenté dans tant de peintures céramiques, complétait une sorte de triade avec Dionysos et son épouse, en jouant le rôle de génie médiateur des mystères, comme Iacchos à Éleusis.

Au reste, d'après le style même des monuments qui s'y rattachent et qui appartiennent tous à une époque bien déterminée, le grand développement de ces mystères a dû être tardif et n'a pas dû commencer avant le milieu du IVe siècle avant J. C. C'est alors qu'ils ont pris leur physionomie originale, où ont pu se mêler un certain nombre d'éléments italiques. Les beaux vases de Nola, datant de la fin du Ve siècle et du commencement du IVe, nous permettent de constater ce qu'était alors le culte dionysiaque chez les Grecs de Campanie, et nous y voyons la triade de Déméter, Corê et Dionysos barbu, sous des traits exactement pareils à ceux qu'elle avait en Grèce.

Macrobe nous apprend que dans la Campanie, et spécialement à Néapolis, Bacchus recevait le nom d'Hêbon, et son témoignage est confirmé par les monuments épigraphiques. Ce nom est une forme masculine correspondant à l'Hébé de Phlionte et de Sicyone : il est difficile de croire qu'Hêbon n'ait pas été associé à une Hébé, et par conséquent nous constatons ici chez les Grecs de l'Italie une influence positive des formes propres au culte mystique de Phlionte d'Argolide, où la déesse associée à Dionysos prenait, sous le nom de Dia-Hébé, une physionomie intermédiaire entre Coré et Ariadne.

C'est bien là le caractère qui ressort pour la Libera de l'Italie méridionale des renseignements fournis par les écrivains latins. Elle est formellement Coré, nous venons de le voir, mais elle n'est pas identifiée d'une manière moins positive à Ariadne. On en fait aussi une Vénus, ce qui est d'accord avec la parenté établie entre Vénus et Proserpine et ce qui semble coïncider assez exactement avec une partie des peintures des vases mystiques de la Grande-Grèce. D'autres la rapprochent même de Cérès, circonstance en rapport avec la disparition presque complète de Déméter sur ces vases, et qui ferait soupçonner une confusion de la mère et de la fille dans un même personnage, comme on le constate à Cyzique et comme nous la retrouverons à Locres. D'autres enfin la confondent avec Sémélé, introduisant ici la notion mystique de la déesse à la fois mère et épouse du même personnage, que l'on voit quelquefois apparaitre dans les rapports de Dionysos et de Corê sous l'influence des idées d'origine orientale introduites chez les Grecs par l'orphisme. Dans les représentations monumentales, la figure de cette Libera se rapproche surtout de celle d'Ariadne et se confond presque complètement avec elle. Sur les vases peints de la dernière époque de l'Italie méridionale, à sujets proprement bachiques, même sur beaucoup de ceux dont on ne saurait contester l'intention mystique, la déesse compagne et épouse de Bacchus a tous les traits d'Ariadne et ne saurait en être distinguée par aucune particularité spéciale. L'hymen divin représenté sur un bon nombre de ces vases est celui de Dionysos et d'Ariadne, tel qu'on le célébrait à Naxos. Les vases de l'Apulie nous offrent aussi le sujet de l'apothéose d'Ariadne, enlevée au ciel et placée parmi les astres. Si donc la Libera de la Grande-Grèce portait le nom de Corê dans les dédicaces de temples, sur les monuments figurés, c'est presque constamment l'Ariadne de Naxos qui prend sa place. Ces données confuses, et en apparence contradictoires, sur la religion dionysiaque des Grecs de l'Italie méridionale, peuvent cependant se concilier et se résumer ainsi : dans le culte public et officiel, le couple de Dionysos et de Corê, associé à Démâter, comme dans un très grand nombre de localités du Péloponnèse ; dans la légende poétique et populaire, reflétée par la majeure partie des vases peints du temps de la décadence, le mythe de Dionysos et d'Ariadne, avec l'apothéose de cette dernière, devenant l'épouse céleste du dieu, mythe qui avait pris en Italie une popularité qu'il n'eut jamais en Grèce en dehors des îles et qui s'est continuée chez les poètes latins ; enfin dans les mystères, identité établie entre Coré et Ariadne, peut-être avec un certain emploi du nom de Dia-Hébé, plus sûrement avec celui des noms de Coros et Cora pour désigner le couple divin, ce qui conduit à la traduction latine en Liber et Libera et à l'assimilation avec les divinités italiques ainsi appelées. C'est là aussi que l'on faisait, comme le dit Théopompe, de cette Corê la personnification du printemps, ainsi que l'admettent également certains hymnes orphiques.

Tout ceci achève de s'éclaircir, si l'on se rapporte aux sculptures, d'un esprit éminemment mystique, du beau sarcophage de la Villa Casali à Rome, le monument qui nous offre le mieux caractérisé un type plastique propre de Corê-Libera, distinct de celui d'Ariadne et exprimant la nature complexe de cette déesse. Au milieu de son thiase, auquel est joint Mercure comme Psychopompe ou conducteur des âmes dans l'autre vie, et sous des berceaux de vigne, Bacchus y célèbre son hymen mystérieux et funèbre avec Libera, enveloppée de longs voiles et se rapprochant surtout du type classique de Proserpine, mais tenant le tympanum et le canthare, qui n'appartiennent pas d'ordinaire à la fille de Cérès. Au pied du rocher sur lequel sont assis les deux époux divins, est une palestre où s'agitent des personnages de plus petite dimension : deux Amours tenant la palme des vainqueurs gymniques, qui emmènent captif le Pan capripède qu'ils ont vaincu à la lutte ; c'est le triomphe de l'esprit céleste et immortel sur la matière terrestre et périssable, de l'âme sur le corps. Sur le couvercle du même sarcophage est un autre bas-relief qui, opposant la donnée mythologique et poétique à la donnée mystique dans le rapprochement même que nous venons d'indiquer, représente Dionysos et Ariadne, entourés de Satyres et de Ménades, se reposant sur le sommet boisé d'une montagne.

 

VII

Le bas-relief principal du sarcophage Casali nous fait pénétrer dans le monde infernal où Dionysos-Hadès et Corê-Libera règnent et renouvellent éternellement leur mariage mystique à chaque fois que, dans le cycle des saisons, la fille de Déméter, après sa période de vie céleste auprès de sa mère, rentre au sein de la demeure des âmes. Il est toute une classe de grands vases de l'Apulie et de la Lucanie, de l'époque du style le plus riche et le plus fastueux, dont les peintures déploient devant les yeux, dans de vastes compositions d'une ordonnance majestueuse, le tableau des enfers, tel qu'on le concevait dans les doctrines des mystères de la Grande-Grèce. Car ces monuments céramographiques se rattachent incontestablement à la classe des vases mystiques ; ils ont été exécutés spécialement pour être déposés dans les tombeaux, comme une sorte de signe de l'initiation du défunt. Et c'est ce qui explique comment on y voit retracées des images qui ne devaient pas être de celles que l'on étalait librement aux regards des profanes.

On connaît jusqu'à présent sept de ces vases, tous de dimensions exceptionnelles, qui se conservent dans les musées de Munich, de Carlsruhe et de Naples. Ils ont été l'objet d'études d'ensemble de la part de quelques-uns des maîtres de la science, notamment de Gerhard, de Guigniaut et de M. Minervini. La composition y est toujours essentiellement la même, et les diverses répétitions n'en diffèrent que par le plus ou moins de développement donné à divers détails secondaires. Au centre on voit toujours le palais de la souveraineté infernale qu'occupent Perséphone-Coré et Hadès, ce dernier portant un sceptre que surmonte un aigle, en sa qualité de Zeus Chthonien. La déesse prend congé de son époux souterrain, au moment d'entreprendre sa montée périodique à la lumière, qui contient la promesse et le gage d'une palingénésie bienheureuse pour tous ceux dont la mort fait ses sujets. Autour de ce palais s'étagent différents groupes de personnages. Ce sont des héros célèbres dans la fable par leur mort violente et tragique, comme Mégare et les fils d'Héraclès, ou par leur captivité dans les enfers, comme Thésée et Peirithoos ; les trois juges des âmes après le trépas, Minos, Éaque et Rhadamanthe ou bien Éaque, Rhadamanthe et Triptolème, ce dernier ayant spécialement pour mission de veiller sur le sort des initiés au delà de la tombe ; puis, faisant pendant à ces juges, comme pour exprimer la notion de la grâce qui contrebalance la sévérité de l'inflexible justice divine, Orphée adoucissant au son de sa lyre la rigueur du roi des enfers, tantôt seul, tantôt servant de conducteur et de protecteur à une famille d'initiés ; plus bas sont retracés les plus fameux supplices du Tartare, tels que les décrivent les poètes, Sisyphe roulant son rocher, Ixion attaché à la roue, les Danaïdes portant leurs vases pleins d'eau[1], tous placés sous la garde des Châtiments personnifiés par des sortes de Furies, Poinai. Enfin l'on voit toujours une place importante occupée par le groupe d'Héraclès qui enchaîne Cerbère et qui semble destiné à rappeler qu'il est des puissances et des secours divins qui permettent de surmonter les terreurs de l'enfer.

Le rôle attribué à Orphée dans ces peintures mérite de fixer l'attention. Il est le mystagogue par excellence, et c'est à ce titre qu'on le voit aux portes du palais de Pluton, en costume d'Hiérophante de la Thrace, conjurer, par la magie de ses accents, les pouvoirs comme les épouvantements du Tartare. Tel était le but, telle était la vertu des mystères qu'il avait enseignés. Nous avons ici l'indice manifeste d'une influence profonde de la secte orphique, qui avait, comme on sait, réussi à s'emparer de tous les mystères grecs, à tel point qu'à Athènes même, du temps de Démosthène, on acceptait la croyance qu'Orphée avait été le grand instituteur de la religion mystique, non-seulement des orgies dionysiaques, mais encore des Éleusinies. Sur une des lames d'or de Thurioi nous avons vu invoquer des divinités spécialement propres à l'orphisme. Quelques-uns des symboles les plus habituels sur les vases mystiques de la Grande-Grèce, ne trouvent d'explication que dans les poésies orphiques. Nulle part, du reste, l'orphisme n'avait dû trouver pour pénétrer dans les mystères un terrain mieux préparé que dans ceux de l'Italie méridionale, où l'école pythagoricienne s'était toujours maintenue et avait conservé une action religieuse et morale profonde, même après la ruine de sa suprématie politique. La secte orphique s'était constituée à l'état d'institut ascétique soumis à l'observation d'une règle précise, sur l'exemple du pythagorisme. A sa formation même, dans les environs de l'an 500 av. J. C., elle avait recueilli et admis dans son sein une partie des débris de l'institut pythagoricien, qui venait d'être violemment renversé du pouvoir dans la Grande-Grèce et dont les membres erraient dispersés dans les différentes parties du monde hellénique. Aussi Aristote soutenait-il qu'Orphée n'avait jamais existé, et que la plupart des vers qui portaient son nom étaient l'œuvre d'un Pythagoricien nommé Cercops. D'autres disciples de Pythagore, suivant l'exemple donné par Onomacrite à la cour des Pisistratides, eurent certainement part au premier travail de composition des écrits mis sous le grand nom d'Orphée, écrits qui étaient déjà nombreux au temps d'Euripide : ce furent Brontinos, Timoclês de Syracuse et Persinos de Milet, Zôpyros d'Héraclée. On cite aussi un Orphée de Camarilla et un Orphée de Crotone, que leurs patries semblent mettre en rapport avec la société pythagorique, et qui, du moins, attestent le développement de l'orphisme dans la Grande-Grèce. Enfin, si la célèbre Arignotê ne participa point aux actes de faussaires, il est certain qu'elle avait adopté les principes de la secte et qu'elle contribua à les répandre par son livre sur les mystères.

Bien qu'on se soit longtemps mépris à ce sujet et que dans la masse du public, même instruit, les rêveries des Warbuton, des Sainte-Croix et des Creuzer ne soient pas suffisamment déracinées, un des points les mieux établis de la science est qu'il n'y avait dans aucun des mystères de la Grèce de catéchèse, d'enseignement dogmatique et formel, de révélation d'une doctrine secrète différente de celle qui faisait le fond de la religion publique. Si l'on y pénétrait plus avant que le vulgaire dans la science des choses divines, en même temps qu'on y acquérait des grâces et des mérites qui en faisaient le principal prix, cet enseignement demeurait attaché aux solennités mêmes et en ressortait immédiatement ; il n'en formait pas une partie distincte, destinée à donner le mot d'une énigme longtemps promenée devant les yeux. Aristote, écrit Synésios, est d'avis que les initiés n'apprenaient rien précisément, mais qu'ils recevaient des impressions, qu'ils étaient mis dans une certaine disposition à laquelle ils avaient été préparés. Plutarque, de son côté, s'exprime ainsi : J'écoutais ces choses avec simplicité, comme dans les cérémonies de l'initiation qui ne comportent aucune démonstration, aucune conviction opérée par le raisonnement. Voilà quel était l'état du myste en présence des spectacles proposés à ses regards dans les initiations, et des paroles énigmatiques qui les accompagnaient. C'était un enseignement tout analogue à celui que l'Église catholique renferme dans ses cérémonies, et notamment dans le sacrifice de la messe, où se trouve représentée symboliquement toute la Passion du Christ. Comme l'a judicieusement observé Guigniaut, cet enseignement participait du caractère du dogme, qui s'énonce mais ne se démontre pas. Les mystères étaient un énoncé en quelque sorte visible de doctrines religieuses et morales, traduites par des images symboliques. On y procédait, principalement au moyen de ce que Clément d'Alexandrie, initié lui-même avant de devenir un chrétien et un Père de l'Église, appelle le drame mystique, par des scènes mimiques et symboliques, sortes de tableaux vivants auxquels assistaient les initiés et où figuraient les prêtres avec des costumes caractéristiques et un grand appareil. En voyant les peintures des vases mystiques de l'Italie méridionale reproduire toujours un tableau invariable, et comme fixé rituellement, on est en droit de conjecturer que ce tableau était un de ceux que, dans les mystères de la Grande-Grèce, ont présentait aux yeux des candidats à l'initiation.

Il contient, sous une forme plastique, l'énoncé bien clair de plusieurs dogmes sur lesquels on ne saurait se méprendre : l'affirmation d'une vie d'outre-tombe avec des récompenses et des peines ; la vertu de l'initiation pour assurer la béatitude dans cette vie éternelle. Telles étaient les belles espérances que les initiés emportaient dans la mort et que tous les mystères leur promettaient comme un privilège exclusif. L'auteur de l'hymne homérique à Déméter s'écrie en finissant Heureux celui des hommes qui a vu ces mystères, (les Éleusinies) ; mais celui qui n'est point initié, qui ne participe point aux rites sacrés, ne jouira pas de la même destinée après sa mort dans le séjour des ténèbres. Sophocle dit de même : Ô trois fois heureux ceux des hommes qui descendent dans l'enfer après avoir contemplé ces spectacles ! Seuls ils ont la vie ; pour les autres il n'y a que des souffrances. Platon représente celui qui n'a pu être initié croupissant dans le bourbier des enfers, tandis que celui qui a été purifié et initié jouit, dans l'autre vie, de la société des dieux. Suivant l'Axiochos, les initiés devaient avoir la première place dans l'empire de Pluton. Les Athéniens, pour engager Diogène à se faire initier aux mystères, lui assuraient que ceux qui avaient accompli ces cérémonies sacrées présidaient, après leur mort, aux autres hommes dans les enfers. Plutarque, dans un de ses écrits, traite fort légèrement cette croyance : Il est peu de personnes, écrit-il à propos des fables sur le Tartare, qui craignent ces opinions, qu'elles traitent de contes de nourrices, et ceux qui les craignent ont recours à des expiations, à des charmes qu'ils croient être d'un grand secours, persuadés que ces rites les purifient et leur assurent de couler dans les enfers une vie heureuse, occupés de jeux et de danses avec ceux qui y jouissent d'un air doux, d'un ciel serein et d'une lumière pure. Ailleurs il en parle avec la gravité et l'assurance d'un disciple de l'école sacrée. Mourir, c'est être initié aux grands mystères... Toute notre vie n'est qu'une suite d'erreurs, d'écarts pénibles, de longues courses par des chemins tortueux et sans issue. Au moment de la quitter, les craintes, les terreurs, les frémissements, les sueurs mortelles, une stupeur léthargique, viennent nous accabler. Mais dès que nous en sommes sortis, nous passons dans des prairies délicieuses, où l'on respire l'air le plus pur, où l'on entend des concerts et des discours sacrés ; enfin, où l'on est frappé de visions célestes. C'est là que l'homme, devenu parfait par sa nouvelle initiation, rendu à la liberté, vraiment maitre de lui-même, célèbre, couronné de myrte, les plus augustes mystères, converse avec des âmes justes et pures, et voit avec mépris la troupe impure des profanes ou non-initiés, toujours plongée et s'enfonçant d'elle-même dans la boue et dans d'épaisses ténèbres.

Sous quels traits on concevait cette béatitude réservée aux initiés, les inscriptions des lames d'or de Thurioi et de Pétélia le précisent d'une manière intéressante. A la gauche de la demeure d'Hadès, que nous avons vu figurée au centre de la grande composition infernale des vases apuliens, sont deux sources mystérieuses, indiquées dans les peintures de quelques-uns de ces vases. La seconde est celle de Mnémosyne ; c'est à celle-là que l'ombre du mort doit s'abreuver et étancher sa soif divine, après s'être fait reconnaitre des gardiens. Alors le défunt pénètre dans les prairies délicieuses et les bocages de Perséphonê, dans ces jardins immortels décrits par Pindare et par l'auteur de l'Axiochos. Une fois là, il est en la possession de la déesse, comme Adonis qu'elle a enlevé à l'amour de l'Aphrodite céleste, comme Achille est en la possession d'Hélène dans file de Leucê. J'appartiens à la fille de Déméter, lit-on sur une petite laine d'or analogue à celles de Thurioi et de Pétélia, qui a été découverte à la même place dans un tombeau grec de Pæstum, mais qui, remontant à une époque plus ancienne, ne porte que cette simple formule, tracée péniblement en caractères archaïques. Le mort appelé à cette béatitude se trouve élevé à la condition des héros et même des dieux. Tu régneras avec les héros, dit la lame de Pétélia ; de mortel misérable tu es devenu un dieu, dit une de celles de Thurioi. Voilà cette exaltation de l'homme bienheureux jusqu'à la condition divine, qui faisait dire à Cicéron que l'évhémérisme était eu germe dans les mystères grecs.

La peinture d'un vase de Ruvo, conservé au Musée de Naples, qui a été d'abord publié par M. Minervini et depuis plusieurs fois reproduit, achèvera de nous faire connaitre comment la béatitude éternelle était conçue dans les mystères de la Grande-Grèce. Au centre on voit une déesse assise sur un tertre, dans un lieu planté de myrtes ; elle est vêtue d'une tunique talaire d'une étoffe fine et transparente, et d'un péplos parsemé d'étoiles ; de riches parures décorent sa tête, ses bras et son col. Elle se retourne vers un éphèbe et semble vouloir lui présenter un collier qu'elle tient des deux mains. Le jeune homme est couronné de myrte et vêtu d'une simple chlamyde brodée ; il s'appuie sur deux javelots. Entre deux. Éros dirige son vol vers la déesse assise et invite l'éphèbe à s'en approcher. A droite, derrière le jeune homme, est placée une déesse qui est vêtue d'une tunique ample et très simple ; elle tient d'une main un fil auquel est attachée une boule, sans doute le peson du fuseau, et de l'autre un peloton de fil, qu'elle cache dans son sein. De l'autre côté, à gauche, derrière la déesse assise, on voit deux autres personnages : d'abord une femme debout, vêtue d'une tunique plissée et transparente ; dans ses mains sont une branche de myrte et un plat rempli de fruits. Plus loin, une autre déesse debout, les yeux baissés vers la terre, s'enveloppe d'un péplos parsemé d'étoiles, et de la main gauche en relève une des extrémités, geste particulier aux figures d'Aphrodite.

Des inscriptions accompagnent les différents personnages et expliquent la signification allégorique du sujet. Eudaimonia, la Béatitude, accompagnée de Pandaisia, la personnification des banquets éternels, reçoit Polyetès, celui qui doit vivre de longues années. La Parque tenant son fil est désignée par une épithète euphémique, Kale, la Belle, tandis qu'à l'autre extrémité de la scène, Hygieia, la Santé, exprime par sa pose et son geste la douleur qu'elle éprouve d'être séparée de son amant. Il y a donc ici deux déesses rivales qui se disputent le jeune homme, comme Perséphonê et Aphrodite se disputent Adonis ; l'une est la Béatitude de l'autre vie, l'autre la Santé terrestre. M. Minervini a très bien compris l'intention générale de cette scène. Il y a reconnu le tableau du bonheur réservé aux âmes des justes ou des initiés dans les bosquets de Perséphone. Il a signalé le rapport qu'offre cette scène avec les doctrines eschatologiques communes à tous les mystères de la Grèce. A ses yeux, et avec toute raison, le nom que porte le jeune homme admis à cette béatitude est l'indication d'une destinée tranchée dans sa fleur, et qui reçoit dans l'autre vie la compensation de l'arrêt fatal qui a tranché la première.

Ces explications sont justes, mais on peut y ajouter plus de précision'encore. Dans la peinture du vase de Ruvo, la félicité du jeune homme descendu au sein des régions inférieures se résume dans un hymen avec la souveraine de la demeure fortunée. Polyétès devient l'époux ou l'amant d'Eudaimonia, et le collier qu'elle lui offre comme présent de noce est l'emblème de ses liens tout-puissants et magiques au moyen desquels Hadès retient les morts dans son empire. C'est Éros lui-même qui préside à cette union mystique. Dans tout ceci, ce n'est pas seulement l'euphémisme, mais encore l'antiphrase qui domine. tin jeune homme a été frappé dans la fleur de la jeunesse : il porte un nom qui conviendrait à Nestor ; le malheur qui l'atteint tombe sur les siens et les remplit de douleur ; il épouse la Félicité même ; au lieu du froid silence des tombeaux, ce sont les joies et les banquets d'une fête nuptiale qui se renouvelle sans cesse, et la Parque, qui a brisé le fil d'une vie brillante, s'apprête à recommencer le tissu d'une existence bien plus glorieuse et bien plus longue.

Voici maintenant une grande amphore de Canosa en Apulie, qui, lorsqu'elle a été publiée, appartenait au marchand napolitain Barone. Les sujets peints sur une de ses faces ont directement trait aux mystères d'Éleusis ; mais nous n'y insisterons pas ici. Sur l'autre face, deux tableaux symbolisent la mort et l'entrée dans la béatitude. Le premier, partant de l'assimilation, si souvent reproduite par les poètes, de la vie à une course du cirque, nous montre le jeune homme qui est arrivé heureusement au bout de la carrière, descendu de son cheval et se présentant devant la Victoire, qui lui tend la couronne et la bandelette du vainqueur, cette bandelette qui, d'après Virgile, ceint le front des justes bienheureux dans les Champs-Élysées :

Omnibus his nivea cinguntur tempora vitta.

Le second tableau offre la plus étroite analogie avec la représentation du vase de Ruvo. Seulement, la déesse qui y reçoit amoureusement le jeune homme dans les jardins de délices, en présence de Pandaisia, qui tient son panier rempli de fruits, n'est plus Eudaimonia, la Béatitude personnifiée. C'est Perséphonê elle-même, caractérisée par des attributs qui ne permettent pas d'hésiter à la reconnaître.

Cette idée d'un hymen divin dans la mort a été plusieurs fois exprimée par les poètes grecs dans les épigrammes funéraires. Avant d'avoir connu le lit nuptial, je suis descendu dans l'inévitable couche de la blonde Perséphonê, dit une épitaphe attribuée à Simonide. L'inscription d'un tombeau découvert il y a peu d'années à Athènes, auprès de la porte Dipyle, donne à lire : Après avoir mérité les éloges dus aux braves, ô Dionysios, tu es mort maintenant et tu occupes le lit de Perséphonê, que la nécessité rend commun à tous. Une célèbre épitaphe métrique de Chios débute par ces mots : Quand j'atteignais le terme de dix-sept ans, la Parque m'a enlevé pour me faire partager la couche de Perséphonê. En même temps chez les tragiques, les jeunes filles mortes avant le mariage reçoivent le titre d'épouse d'Hadès. Chez les écrivains grecs de la grande époque, l'expression d'une semblable idée ne se produit qu'avec une gravité religieuse et une intention formellement mystique. Plus tard, elle est devenue un simple lieu commun poétique, dépouillé de la signification auguste qu'il avait d'abord. Et dans la décadence romaine, notre compatriote Ausone finit par prendre cette idée avec assez peu de sérieux pour y trouver l'occasion d'une polissonnerie, quand il dit dans son épitaphe de Glaucias :

Sed neque functorum socius miscebere vulgo :

Nec metues Stygios flebilis umbra lacus.

Verum aut Persephonæ Cinyreius ibis Adonis,

Aut Jovis Elysii tu catamitus eris.

 

VIII

Tite-Live raconte en grands détails à la suite de quelles circonstances le Sénat de Rome mit fin aux mystères dionysiaques de la Grande-Grèce, que les Romains appelaient Bacchanalia, et qui s'étaient propagés dans 1'Étrurie et jusque dans la Ville Éternelle. Cette interdiction, fondée sur des motifs d'ordre public, marque une date décisive dans l'histoire religieuse de l'Italie antique.

Ce fut, dit-il, un grec obscur de l'Italie méridionale, Græculus ignobilis... sacrificulus et vates, un de ces individus, désignés par la qualification d'agyrtes, qui faisaient le métier de devins et de prêtres ambulants, qui porta le premier les initiations dionysiaques en Étrurie à une époque peu ancienne. Ceci ne dut pas avoir lieu avant la fin du IVe siècle ou le commencement du me, car les Étrusques n'ont jamais connu, comme type plastique de Dionysos, auxquels ils avaient donné dans leur langue le nom énigmatique de Fufluns, que le type juvénile, créé par Praxitèle et son école. Quoiqu'il en soit, les initiations originaires de la Grande-Grèce prirent chez eux un développement rapide et y perdirent leur gravité primitive, pour devenir un prétexte à débauches et une école de flagrante immoralité. Les Étrusques y associèrent ces banquets auxquels ils étaient si adonnés et qu'ils ont souvent figurés dans les peintures de leurs tombeaux. M. Helbig a rapporté, ce semble avec raison, aux Bacchanales étrusques une série de bas-reliefs provenant d'un sarcophage de Clusium, qui font aujourd'hui partie du Musée du Louvre ; ils retracent des scènes de sacrifice et de banquet, et un dernier offre une composition où sont mêlés des Satyres et des personnages humains, qui doit rester ensevelie dans un cabinet secret. Déjà un sarcophage du Musée de Naples, très remarquable au point de vue de l'art, montrait jusqu'où avait été dans celte voie le symbolisme dionysiaque dans l'Italie méridionale, en traduisant les idées de génération qui, dans les mystères de Bacchus, s'associaient à celles de la palingénésie après le trépas. Les Étrusques, semble-t-il, avaient traduit ces symboles en actes, et surtout donné un libre cours aux désordres infâmes qui pouvaient se rattacher à l'exemple fourni par la légende des rapports de Dionysos et de Prosymnos dans les mystères de Lerne. Il en fut de même dans les Bacchanales de Rome, qui ne se montrèrent pas moins subversives de toute morale que celles de l'Étrurie.

Elles y avaient été portées directement de la Campanie par une prêtresse nommée Paculla Annia. Ce furent d'abord des fêtes nocturnes réservées aux seules femmes et interdites aux hommes, comme les Triétériques de la Béotie. On les célébrait trois fois par an, au retour des anciennes saisons de l'année grecque, et le sacerdoce y était confié à des matrones respectables. Mais, un peu plus tard, l'institutrice même de ces fêtes mystérieuses en changea complètement le rituel et le caractère, à l'imitation de celles de l'Étrurie, en alléguant une révélation des dieux. Elle en fit des assemblées soumises à l'obligation du secret, qui avaient lieu cinq fois par mois, où hommes et femmes confondus se livraient aux excès les plus effrénés de la fureur orgiastique. L'historien romain en met le tableau dans la bouche de la dénonciatrice de ces désordres. Tous les crimes, tous les excès y trouvent place  Si quelques-uns se montrent rebelles à la honte et trop lents à s'y prêter, on les immole comme des victimes. Le grand principe religieux y consiste à ne rien considérer comme interdit par la morale (nihil nefas ducere). Les hommes, comme transportés d'inspiration, se mettent à prophétiser avec les mouvements violents de l'ivresse du fanatisme ; les matrones, en costumes de Bacchantes, les cheveux épars, descendent au Tibre avec des torches allumées, les plongent dans les eaux et les en retirent brûlant encore, parce que le soufre vif y est mêlé à la chaux. Des hommes, attachés à des machines, sont entraînés dans des cavernes secrètes ; on ne les revoit plus et l'on dit qu'ils ont été enlevés par les dieux : ce sont ceux qui ont refusé de s'associer aux conjurations, aux actes criminels ou de subir l'infamie. Les initiés sont en très grand nombre, déjà tout un peuple ; il y a là des hommes et des femmes de noble naissance. Depuis deux ans on a décidé de ne plus initier personne au-dessus de vingt ans. Ces scènes se passaient tout près de Rome, dans le bois sacré de Stimula (c'est ainsi qu'on nommait alors en latin Sémélé), bois voisin de l'embouchure du Tibre, et à Ostie, où le commerce faisait affluer une foule d'étrangers.

Admettons que dans les paroles de Tite-Live il y ait une certaine exagération ; il n'en est pas moins certain que les faits étaient assez graves pour que l'opinion en ait été profondément émue, quand le jour se fit sur ces fêtes dont le secret avait été strictement gardé pendant quelques années par la discrétion des initiés, et dont on connaissait seulement l'existence par le bruit des hurlements qui sortaient du bois sacré, crepitibus ululatibusque nocturnis. Une affaire privée amena les premières révélations de l'affranchie Hispala Fecenia au consul Sp. Postumius Albinus, et l'enquête poursuivie par celui-ci ne lui prouva pas seulement l'exactitude des dénonciations, mais lui permit d'y rattacher beaucoup d'affaires de crimes ordinaires, faux, meurtres, empoisonnements, ainsi qu'une conspiration politique, dirigée par les plébéiens M. et L. Catinius, le Falisque L. Opiternius et le Campanien Minius Cerrinius. Le Sénat, averti, vit dans ces faits un grand danger public. Il ordonna un vaste procès, qui embrassa sept mille accusés et amena de nombreuses condamnations capitales. En même temps il rendit un sénatus-consulte qui interdit, sous les peines les plus sévères, toute célébration de Bacchanales ou de mystères dionysiaques, comme attentatoires à la sûreté de l'État aussi bien qu'à la morale et à la religion publique. L'interdiction s'étendit même aux mystères célébrés chez les populations helléniques de la Grande-Grèce, qui n'avaient jamais donné lieu aux mêmes reproches que ceux de l'Étrurie et de Rome ; mais la mesure était générale, et ces mystères semblaient d'ailleurs, eux aussi, dangereux à la politique du Sénat, comme pouvant fournir des cadres tout préparés à des sociétés secrètes. On permettait seulement la célébration de certains rites dionysiaques secrets acceptés par le culte officiel des cités, quand l'institution remontait à une date ancienne. Encore fallait-il pour chaque localité une autorisation spéciale, votée dans une assemblée du Sénat comptant au moins cent membres présents ; de plus, ces rites tolérés ne pouvaient jamais être accomplis par plus de cinq personnes à la fois, deux hommes et trois femmes, et on n'admettait pas qu'ils donnassent lieu à l'existence d'une caisse spéciale ni d'un sacerdoce séparé. Le sénatus-consulte sur les Bacchanales, mentionné par Tite-Live, nous est parvenu dans son texte original sur une table de bronze découverte à Tiriolo en Calabre, laquelle se conserve au Cabinet impérial de Vienne.

Ceci se passait en 186 av. J.-C., vingt-trois ans après la reprise de Tarente par Fabius, quinze après la conclusion de la seconde Guerre Punique. Mais la mesure rie fut pas appliquée partout sans résistance. Les consuls et les préteurs provinciaux furent encore obligés de déployer une extrême sévérité pour en finir avec les mystères dionysiaques, en 184 dans les environs de Tarente et en 181 dans l'Apulie ; dans la province de Tarente, l'émotion populaire provoquée par l'interdiction des Bacchanales avait amené des rassemblements d'insurgés campagnards.

Quelques personnes ont admis une réapparition postérieure et momentanée des Bacchanales à Rome même. En effet, un vers d'une des satires de Varron semble bien faire allusion à ces fêtes. Mais il n'en résulte pas nécessairement qu'elles se célébrassent de son temps ; il a pu, comme l'a fait tant de fois Juvénal, peindre un désordre appartenant déjà au temps passé. L'interdiction était trop sévère et Cicéron la montre encore trop fidèlement maintenue de son temps pour que l'on ait pu voir alors se produire des fêtes de ce genre capables de faire dire à Varron : confluit  mulierum tota Roma.

C'est seulement dans les provinces méridionales, premier et principal foyer de ces initiations dionysiaques, qu'elles parvinrent à se maintenir sur quelques points à l'état secret, malgré la persécution active et vigilante des autorités publiques. Les inscriptions prouvent qu'elles y reparurent au jour en quelques localités sous l'Empire, quand on eut abandonné la politique jalouse du Sénat républicain à l'égard des religions étrangères et adopté les principes d'une tolérance absolue à l'égard des différents mystères.

 

 

 



[1] On donnait, dans les idées mystiques, un sens particulier au supplice des Danaïdes. Pausanias dit, en décrivant les peintures représentant les enfers que Polygnote avait exécutées à la Leschê des Cnidiens, à Delphes : Au-delà de Penthésilée sont deux femmes portant de l'eau dans des vases brisés ; l'une paraît encore belle, l'autre d'un âge avancé. Chacune d'elles n'est pas désignée par une inscription particulière, mais une légende commune les désigne comme n'ayant pas été initiées... On remarque aussi dans ce tableau un pithos (grand vase d'argile servant en guise de tonneau), un vieillard, un jeune garçon et deux femmes, dont l'une, jeune, est sur une roche et l'autre, qu'on voit près au vieillard, est à peu près du même âge que lui ; les autres portent de l'eau : quand à la vieille femme, il semble que sa cruche soit cassée, et elle verse dans le tonneau l'eau qui y reste. Ce sont des gens qui ne faisaient aucun cas des mystères d'Éleusis : car dans les temps des anciens, les Grecs croyaient qu'il n'y avait pas moins de différence entre les mystères d'Éleusis et les autres cérémonies religieuses qu'il n'y en a entre les dieux et les héros. La notion fondamentale de ce symbolisme est facile à discerner. Le plérôme ou la plénitude de la science divine et de la grâce efficace qui l'approche des dieux, est le partage des seuls initiés. C'est en vain que ceux qui se tiennent en dehors des mystères s'efforcent d'y atteindre. Leur émue, avide de connaissances et de biens imaginaires, est comme le tonneau des Danaïdes qui ne se remplit jamais.