EXAMEN CRITIQUE DE LA VIE DE JÉSUS DE M. RENAN

 

M. L’ABBÉ FREPPEL, Professeur d’Éloquence sacrée à la Sorbonne

PARIS - 1863

 

 

LES ÉVANGILES L’ÉVANGILE DE SAINT JEAN LE SURNATUREL ET LES MIRACLES LA PERSONNE DE JÉSUS LE CHRISTIANISME L’ÉGLISE

 

La Bruyère écrivait au XVIIe siècle : J’exigerais de ceux qui vont contre le train commun et les grandes règles, qu’ils sussent plus que les autres, qu’ils eussent des raisons claires et de ces arguments qui emportent conviction[1]. Nous ne sommes pas aussi sévère que l’auteur du chapitre sur les Esprits forts. Franchement, exiger des incrédules qu’ils sachent beaucoup, qu’ils parlent clairement et qu’ils raisonnent juste, c’est trop leur demander : la science et la logique sont choses trop rares et trop difficiles pour qu’on puisse les imposer comme conditions à tous ceux qui veulent rompre avec la croyance générale. Mais du moins avons-nous le droit d’attendre d’eux qu’ils se prennent au sérieux et qu’ils traitent leurs lecteurs avec respect. On trouvera sans doute que nos prétentions n’ont rien d’exagéré : elles se réduisent à prier nos adversaires de discuter sérieusement des choses sérieuses. Tout écrivain ayant le souci ‘de sa dignité doit trouver bon qu’on lui rappelle cette règle, surtout quand cet écrivain s’attaque à une religion qui est celle du monde civilisé ; qu’il se croit de taille à faire descendre du trône de sa divinité celui que trois cents millions d’hommes adorent comme leur Dieu, et qu’enfin, regardant derrière lui, il peut voir, échelonnée sur un espace de dix-huit siècles, une lignée incomparable de savants et d’hommes de génie qui ont cru ce qu’il nie et vénéré ce qu’il outrage. Dans ce cas, rabaisser la controverse aux formes légères et frivoles d’un roman sans valeur scientifique, c’est ne savoir respecter ni ceux auxquels on s’adresse, ni le sujet que l’on traite.

Quand le docteur Strauss, cet Érostrate du criticisme moderne, voulut porter la torche de l’incendie dans le temple chrétien, il ne se crut pas dispensé d’être sérieux. On eût dit qu’il cherchait à se faire pardonner son paradoxe à force d’érudition. Ce hardi démolisseur avait compris qu’on ne renverse pas un édifice comme le christianisme par quelques pages de rêverie sentimentale : il consentit bien à passer pour téméraire ; il ne voulut pas s’exposer à devenir ridicule. C’est pourquoi il fit un gros livre, dans lequel il ramassa toutes les objections soulevées depuis Celse contre l’histoire évangélique. De plus, il appela la métaphysique à son secours, en rattachant son exégèse au système de Hegel. Bref, c’était une œuvre scientifique qui méritait la peine d’être réfutée ; non pas précisément qu’elle contint rien de neuf ni d’original : on ne citerait pas une seule proposition de Strauss qui n’eût été avancée, soutenue, débattue avant lui. C’est ce que n’ont pas manqué de faire observer tous les savants qui sont entrés en lice avec le professeur de Tubingue, et le nombre en est grand il suffira de citer, entre autres, les noms justement estimés de Hug, d’Ullman, de Tholuck, de Néander, de Hengstenberg, de Sepp. Grâce aux nombreux écrits qu’elle a fait surgir de toutes parts, cette attaque est venue aboutir à une éclatante justification des Livres saints, et il faudrait être bien peu au courant du mouvement scientifique en Allemagne, pour ignorer le discrédit où est tombée la Vie de Jésus parmi ceux qui pensent et qui savent. Mais enfin, je le répète, Strauss avait fait de son mieux pour racheter son audace par une patience de travail peu commune : il aurait cru faire outrage au bon sens public si, voulant attaquer les croyances de son pays, il avait osé se présenter à lui un roman à la main.

M. Ernest Renan ne s’est pas cru obligé à tant de ménagements. Écrivant pour des Français, il aura jugé sans doute que le niveau intellectuel de ses lecteurs ne dépassait point la hauteur du roman. A quoi bon une discussion sérieuse là où il suffira de répandre un vernis poétique sur quelques bribes d’exégèse ramassées çà et là dans les écoles allemandes ? Ailleurs, on en rirait ; en France, cela pourra réussir. Eh bien 1 je le dirai tout d’abord, ce dédain pour l’intelligence du public français me blesse au cœur : il me semble que nous ne méritions pas cet affront. J’ignore si le livre de M. Renan aura le privilège de soulever l’indignation ; pour ma part, j’en suis humilié et peiné. J’en suis peiné pour l’honneur de la science française, qu’on ne manquera pas de tourner en ridicule à l’étranger ; j’en suis humilié pour le premier de nos corps savants, auquel appartient l’écrivain qui vient de donner au monde une telle preuve de frivolité ; et, je l’avouerai sans détour, l’une des choses qui m’ont préoccupé davantage dans la lecture de ce conte facétieux, c’est de penser qu’il pourra venir à l’esprit de quelque critique allemand où anglais de vouloir mesurer à cet écrit la force des études dans notre pays. Depuis l’Origine des Cultes de Dupuis, l’esprit français n’avait pas reçu d’injure plus sanglante.

Il faut être juste, M. Renan semble avoir compris combien léger est son bagage scientifique. Aussi éprouve-t-il le besoin de renvoyer ses lecteurs au livre de Strauss, lequel, dit-il, laisse peu à désirer pour la critique de détail des textes évangéliques[2]. Un tel procédé peut être fort commode ; mais, à coup sûr, il n’est ni scientifique ni loyal.

Si, au lieu d’avoir été réfuté par tout ce que l’Allemagne moderne compte de plus distingué parmi ses savants, le livre de Strauss n’avait pas rencontré de contradicteurs, ou que ses conclusions fussent demeurées acquises à la science, on comprendrait qu’un écrivain eût le droit de s’appuyer là-dessus comme sur une base solide, sans se donner la peine de soumettre le procès à plus ample révision. Mais M. Renan ne peut pas ignorer que c’est tout le contraire : s’il l’ignore, pourquoi écrit-il ? et si, ne l’ignorant pas, il n’en dit mot à ses lecteurs, que doit-on penser d’un pareil artifice ? Laisser accroire par son silence que les objections sont restées sans réponse, et partir d’un système cent fois réfuté comme d’un fondement demeuré intact, c’est se faire moquer de ceux qui savent et tromper ceux qui ignorent. Nous ne faisons pas à l’auteur de la Vie de Jésus un reproche de n’avoir apporté aucun nouvel argument au débat : n’est pas original qui veut ; mais lorsqu’on se résigne à ne produire que des redites, il faut au moins savoir répéter ce qui s’est dit de part et d’autre. M. Renan est d’autant moins reçu à recommander le livre de Strauss à la confiance presque absolue du public, qu’il en rejette, et avec raison, la donnée fondamentale.

Afin de se ménager un espace suffisant pour la formation de ses prétendus mythes, le critique allemand reculait la composition des Évangiles après la première moitié du IIe siècle : c’est sur cette hypothèse que pivote tout son système, lequel, de son propre aveu, croule par la base, si, au lieu d’être éloignés des événements par un intervalle de cent ans, les auteurs du Nouveau-Testament en ont été les témoins oculaires. Par suite d’une étourderie qui montre combien il est novice en fait d’exégèse, son imitateur français sacrifie l’ensemble de la théorie pour retenir tout le détail ; il persiste dans des conclusions qui n’ont plus de prémisses. D’un côté, il avoue que, vers l’an 100, tous les livres du Nouveau-Testament étaient à peu près fixés dans la forme où nous les lisons[3] : aveu qui serait précieux, si l’auteur avait quelque autorité en matière exégétique ; de l’autre, il n’en continue pas moins à soutenir un système qui repose sur une hypothèse toute contraire. C’est absolument comme si l’on voulait faire vivre une plante en l’arrachant du sol où elle plongeait ses racines. Que les auteurs du Nouveau-Testament aient été les disciples ou les contemporains du Christ, comme l’avoue M. Renan, ou bien qu’ils aient vécu cent ans après, comme le prétendait Strauss, voilà deux sentiments qui donnent à la relation des faits un caractère bien différent, suivant qu’on embrasse l’un ou l’autre. C’est dire assez que le romancier français compte singulièrement sur la naïveté de ses lecteurs, lorsqu’il leur propose de chercher une discussion toujours judicieuse dans un ouvrage dont l’idée capitale lui parait une erreur.

Pour, suppléer à l’absence d’éléments scientifiques dans son œuvre, M. Renan a cru devoir, en outre, chercher un appui dans quelques articles de Revue publiés par M. Colani, et dans les ouvrages de deux ou de trois autres pasteurs protestants. C’est à quoi se réduit toute la partie bibliographique de son livre. En vérité, cela n’est pas fort. Si l’honorable membre de l’Institut en est réduit à puiser sa science dans les écrits de MM. Albert Réville et Colani, je le plains bien sincèrement, et je commence à comprendre certains morceaux de sa Vie de Jésus, qui m’avaient paru dénoter une grande profondeur de vues et de recherches. Nous savions déjà que, parmi les ministres du saint Évangile, il s’en trouve qui semblent regarder comme un devoir de leur charge d’éteindre la foi de leurs coreligionnaires ; mais, quelque jugement qu’il faille porter sur eux, nous les croyons cependant trop modestes pour avoir pu s’empêcher de sourire en se voyant transformés par M. Renan en représentants de la science biblique dans le monde. Ou pourrait, sans blesser l’amour-propre des ces messieurs, leur opposer des noms qui jouissent d’un certain crédit, non pas uniquement au sein d’une coterie obscure, mais dans l’Europe entière ; et, pour ne citer que des livres composés ou traduits en français, j’ose recommander au public de M. Renan l’Introduction au Nouveau-Testament, de Hug ; l’Essai sur la crédibilité évangélique, de Tholuck ; l’Introduction aux livres du Nouveau-Testament, de Reitmayer ; les Origines du Christianisme, de Dœllinger ; l’Introduction à l’Ancien et au Nouveau-Testament, de M. l’abbé Glaire, et le beau livre de M. Wallon, membre de l’Institut, sur la Croyance due à l’Évangile. Il me semble que ces ouvrages font meilleure figure dans le monde savant que la Revue de M. Colani, découverte par M. Renan. Mais non, ce dernier tient absolument à ce que ses lecteurs ignorent l’existence des écrits qui ont réfuté à l’avance toutes ses assertions. Cela témoigne de la confiance qu’il a dans la valeur de son roman, et de l’idée flatteuse qu’il s’est faite du genre de public auquel il s’adresse.

Après avoir indiqué à ses lecteurs les œuvres où ils pourront puiser la science qui manque à la sienne, M. Renan leur fait part des travaux préparatoires auxquels il s’est livré pour achever leur éducation. Il a lu Josèphe et Philon, voire même ce qu’il appelle les apocryphes de l’Ancien-Testament : il a eu le bonheur d’être initié aux secrets de la littérature talmudique par un savant israélite, M. Neubauer ; de plus, il a étudié les quatre Évangiles canoniques ; et enfin, il a voyagé en Palestine aux frais du gouvernement français. Ces études n’ont rien d’effrayant. Voilà dix-huit siècles que nous sommes courbés du matin au soir sur le texte évangélique, et je ne vois pas que le nouvel exégète ait fait aucune découverte à cet égard. M. Renan, qui ose beaucoup, n’ira pas cependant, je l’espère, jusqu’à vouloir faire passer Philon et Josèphe pour des auteurs inconnus avant lui. S’il faisait aux écrivains catholiques l’honneur de les lire, il verrait que la littérature juive ne leur est nullement étrangère, et je me permets, à ce propos, de lui signaler une source d’informations dont il tient trop peu compte : ce sont les théologiens targumistes Onkélos et Jonathan-ben-Uziel, dont les paraphrases, écrites avant la ruine de Jérusalem, remontent à une époque où l’on ne songeait pas encore au Talmud. Il n’y a que M. Renan qui ne sache pas de quelle utilité peuvent être ces écrits pour l’intelligence du mouvement intellectuel au Ier siècle, et je l’engage fort à recourir derechef aux bons offices de M. Neubauer. Enfin, malgré l’importance qu’il attache à son voyage en Orient, je ne ferai pas à l’auteur de la Vie de Jésus l’injure de penser qu’il s’imagine avoir découvert les Lieux-Saints ; et même, si sa mission scientifique avait eu un résultat sérieux, nous serions les premiers à l’en féliciter et à en faire notre profit. Tout cet étalage d’érudition n’est bon qu’à éblouir les simples et ne nous touche guère. Ce qui nous intéresse davantage, c’est de savoir pourquoi M. Renan se croit dans de bonnes conditions pour écrire l’histoire du christianisme.

La raison qu’il en donne est curieuse. Pour faire l’histoire d’une religion, dit l’ancien séminariste de Saint-Sulpice, il est nécessaire, premièrement, d’y avoir crusans cela, on ne saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience humaine; en second lieu, de n’y plus croire d’une manière absolue ; car la foi absolue est incompatible avec l’histoire sincère[4]. Je crois comprendre : pour faire l’histoire de la religion chrétienne, il faut être un renégat. Alors seulement l’on peut se flatter d’être impartial et sincère. A ce compte-là il n’y aurait que les athées qui pussent parler pertinemment du dogme de l’existence de Dieu. Pour écrire avec sincérité l’histoire d’un pays, il faudrait l’avoir aimé d’abord et trahi après. Ce n’est pas M. Thiers, c’est Moreau, qui, dans le camp des Russes, aurait dû écrire l’histoire de sa patrie sous l’Empire : sa défection eût été la garantie de son impartialité. M. Renan est-il bien sûr que la classe d’hommes dans laquelle il se range porte dans ses appréciations tout le calme et la sincérité désirables ? Qu’il me permette une hypothèse. Je suppose qu’un homme ait donné sa foi à la religion chrétienne, qu’il ait participe à tout ce que cette religion a de plus auguste, qu’il ait porté sa foi jusqu’au seuil même du sanctuaire, et qu’ensuite, se retournant contre les croyances et les pratiques de sa jeunesse, il s’attribue la mission de détruire la foi dans les autres, après l’avoir étouffée en lui-même, ne serait-il pas à craindre que le besoin de chercher des motifs à une telle rupture pût nuire à la sincérité de ses appréciations et le rendre injuste envers la cause qu’il vient d’abandonner ? Serait-il même impossible que le ressentiment, né de souvenirs importuns, vînt à se glisser dans son âme pour en fausser le sens et en troubler la vue ? Tacite, qui s’entendait à peindre les hommes, a dit ce mot profond : proprium est humani ingenii odisse quem læseris. Nous le savons, tous ceux qui chassent le Christ de leur cœur après l’y avoir porté, n’arrivent pas à ce degré d’exaltation irréligieuse, qui faisait dire à un homme dont je ne veux pas même écrire le nom : Écrasons l’infâme ! Il en est, parmi eux, qui ont le blasphème froid et le respect ironique, qui affectent de jeter sur les épaules du Christ une pourpre dérisoire. Mais l’impartialité de l’historien leur est difficile aux uns comme aux autres ; et quoi qu’en dise M. Renan, pour admettre en lui cette sincérité qu’il s’arroge et qu’il nous refuse ; j’aimerais mieux qu’il eût continué de croire, ou qu’il n’eût jamais cru.

J’ai appelé le livre de M. Renan un pur roman, sans valeur scientifique, et je m’engage à le prouver. Un livre n’a pas de valeur aux yeux de la science, quand l’auteur y suppose démontré ce qui ne l’est pas ; qu’il affirme sans rien prouver, et nie sans raison valable ; qu’il oppose de simples conjectures à un témoignage certain ; qu’il détruit l’une par l’autre ses allégations ; qu’il trompe son lecteur par des citations fausses ou incomplètes, en attribuant aux auteurs ce qu’ils n’ont pas dit, et en plaçant dans les textes ce qui ne s’y trouve point ; qu’il prétend expliquer les effets par des causes qui n’ont aucune proportion avec eux ; qu’il imagine des hypothèses ridicules pour se débarrasser des faits qui le gênent ; et qu’enfin, prenant la fantaisie pour règle, il arrange les événements à son gré, dénature le caractère des personnages, et altère le sens des doctrines. Un tel livre, envisagé comme œuvre d’imagination, peut attirer à son auteur une réputation d’artiste, de dilettante ; il peut même trouver quelque crédit auprès des ignorants, mais il n’est d’aucun poids dans la balance de la critique. Quand j’aurai montré que l’ouvrage de M. Renan satisfait à toutes ces conditions, on m’accordera sans doute qu’il a sa place marquée parmi les romans sortis de la même librairie, un peu au-dessous, ou, si l’on aime mieux, à côté de Salammbô.

Et maintenant un mot sur l’apparition même du livre. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Certes, nous ne sommes pas de ceux qui pensent que les mauvais livres, quelques faibles qu’ils puissent être, soient suffisamment compensés par la réfutation qu’on peut en faire. Ceux qui ont une confiance illimitée dans les bons instincts de la nature humaine, et qui oublient que l’homme au a secret penchant vers tout ce qui flatte ses passions, ceux-là seuls peuvent méconnaître le danger qu’offrent de telles productions pour les esprits faibles et les imaginations faciles à séduire. Le livre de M. Renan fera des dupes ; il a ce qu’il faut pour cela : du style et de grandes prétentions. Si tousses lecteurs ôtaient au courant des questions qu’il effleure, un éclat de rire eût salué, d’un bout de la France à l’autre, l’apparition d’une pareille pièce ; et s’il n’y avait pas à notre époque beaucoup d’âmes malades, il se ferait un désert autour de l’écrivain qui fait à Notre-Seigneur Jésus-Christ le pire des outrages, celui de l’appeler un grand homme. Il n’en sera pas ainsi : M. Renan aura ses prôneurs ; il a compté sur la capacité d’esprit et sur les dispositions morales de son public à lui ; et je crois qu’il a compté juste. L’insignifiance de son œuvre n’est donc pas un motif pour fermer les yeux sur ce qu’elle peut avoir de périlleux. Et cependant je prierai mes lecteurs de considérer ceci. N’est-ce pas un honneur pour la religion chrétienne de voir ses adversaires réduits à une telle nullité d’invention ? N’y a-t-il pas là de quoi fortifier les convictions de quiconque sait réfléchir et juger ? Comment ! voilà un livre qu’on nous annonçait depuis longtemps avec fracas ; il allait, disait-on, battre en brèche tous nos dogmes et saper le christianisme par la base ; il dirait le dernier mot de la science, après lequel il ne resterait plus qu’à prononcer l’oraison funèbre sur la tombe de l’Église catholique ! Et quand ce terrible pourfendeur se décide enfin à retirer de son arsenal la machine de guerre tant vantée, il se trouve que tout ce belliqueux appareil se réduit à quelques armes inoffensives, avec lesquelles jouent, par manière de passe-temps, les étudiants de Gœttingue et de Leipzig ! C’est sous la vieille défroque de Strauss, percée à jour depuis longtemps, que ce hardi novateur descend dans la lice, tenant d’une main un fer rouillé, et de l’autre quelques fleurs pieusement cueillies dans les champs de Magdala et de Safed ! Voilà ce que l’incrédulité, en France, a de plus fort à nous opposer ! C’est avec ce romantisme mignard, frotté d’un peu d’érudition de mauvais aloi, qu’elle prétend faire justice d’une doctrine qui, après avoir essuyé le feu de l’attaque pendant dix-huit siècles, se trouve en possession du monde civilisé ! Je ne sais si M. Renan, comme romancier, aura autant de succès que M. Gustave Flaubert ; mais ce que j’ose lui prédire, c’est que sa tentative est de nature à en décourager plus d’une autre. En vérité, disait Pascal, il est glorieux à la religion d’avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables ; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu’elle sert au contraire à l’établissement des principales vérités qu’elle nous enseigne[5].

 

 

 



[1] Caractères, ch. XVI.

[2] Vie de Jésus, par M. Renan. Introduction, p. 8.

[3] Vie de Jésus. Introd., p. 4.

[4] Vie de Jésus. Introd. p. 58, 59.

[5] Pensées, 2e partie, art. II.