EXAMEN CRITIQUE DE LA VIE DE JÉSUS DE M. RENAN

 

M. L’ABBÉ FREPPEL, Professeur d’Éloquence sacrée à la Sorbonne

PARIS - 1863

 

 

L’ÉVANGILE DE SAINT JEAN

Si, parmi les quatre Évangiles canoniques, il en est un qui aurait dû, ce semble, écarter tout soupçon de fraude ou d’imposture, c’est l’Évangile de saint Jean. Le Sauveur du monde n’est nulle part, ou il est dans ces piges qui retracent sa physionomie avec un accent de vérité inimitable. C’est ici surtout qu’on peut dire avec Rousseau que l’inventeur serait plus étonnant que le héros. Aussi, depuis la secte obscure des Aloges jusqu’à la prétendue Réforme, personne n’avait osé émettre un doute sur l’authenticité d’une pareille œuvre. Lorsque, en 1820, les Probabilia de Bretschneider vinrent mettre en question ce que la foi et la science s’accordaient à envisager comme un point incontestable, il s’éleva contre le surintendant de Gotha un concert unanime de réprobations[1]. L’auteur de ce scandale reconnut lui-même qu’il s’était avancé à la légère. Il n’y eut pas jusqu’au docteur de Wette, si téméraire en fait de critique, qui ne se crût obligé de protester, au nom du bon sens, contre une thèse insoutenable. Strauss, il est vrai, et après lui l’école rationaliste de Tubingue, Baur et Schwegler en tété, ont repris pour leur compte les objections de Bretschneider ; mais Strauss attachait si peu de valeur à ces futilités, qu’il s’en emparait ou les sacrifiait tour à tour, selon les besoins de la causé[2]. En résumé, si l’attaque du rationalisme allemand contre nos Livres saints a eu un résultat clair, solide, généralement avoué, c’est d’avoir placé désormais l’Évangile de saint Jean hors de toute atteinte.

Un écho de cette controverse semble être arrivé jusqu’à M. Renan ; du moins ai-je cru voir qu’elle ne lui est pas complètement étrangère. C’est contre l’Évangile de saint Jean que l’émule des sociniens exhale toute sa mauvaise humeur ; et je le comprends : ce magnifique témoignage de la divinité de Jésus-Christ embarrasse singulièrement tous ceux qui la nient. Mais ce que je comprends moins, c’est la méthode que suit l’auteur pour écarter ce qui le gêne : il est sans exemple qu’un sujet si grave ait été traité avec une pareille légèreté.

Et d’abord, j’avoue ne pas trop savoir ce que M. Renan pense sur l’authenticité de l’Évangile selon saint Jean. Tantôt il n’ose être assuré que le quatrième Évangile ait été écrit tout entier de la plume d’un ancien pêcheur galiléen ; tantôt il avoue que si cet ouvrage n’est pas réellement de l’apôtre, on n’a pas d’exemple dans le monde apostolique d’un faux de ce genre. Ici, il ne veut pas se prononcer sur la question matérielle de savoir quelle main a tracé le quatrième Évangile ; là, il affirme que cet Évangile est à peu près de l’auteur auquel on l’attribue, etc., etc.[3] A quoi voulez-vous qu’on s’arrête dans ce pêle-mêle d’assertions contradictoires ? Une seule chose y apparaît clairement, c’est que l’auteur ignore lui-même s’il doit affirmer, nier ou douter. Tâchons cependant de saisir la pensée qui surnage à ce flot d’hypothèses au milieu desquelles se balance l’imagination du romancier.

A défaut d’opinions arrêtées, M. Renan éprouve la tentation de croire certaines choses vraiment originales. Voici, par exemple, à quelle tentation il succombe touchant l’origine de l’Évangile selon saint Jean : On est tenté de croire, dit-il, que Jean, dans sa vieillesse, ayant lu les récits évangéliques qui circulaient, d’une part, y remarqua diverses inexactitudes, de l’autre, fut froissé de voir qu’on ne lui accordait pas dans l’histoire du Christ une assez grande place ; qu’alors il commença à dicter une foule de choses qu’il savait mieux que les autres, avec l’intention de montrer que dans beaucoup de cas où on ne parlait que de Pierre, il avait figuré avec et avant lui[4]. Ainsi, c’est à un vil sentiment de jalousie contre saint Pierre que nous devons, en grande partie, cet admirable Évangile de saint Jean, dont Herder aimait à dire : La main d’un ange l’a écrit ! Le pauvre homme était blessé dans son amour-propre de vieillard : il s’indignait de voir qu’on ne lui faisait pas la part assez belle dans l’histoire évangélique. Alors, pour faire pièce à saint Pierre, il se décide, lui’ aussi, à dicter ses souvenirs ; et aussitôt sort de sa bouche cette sublime métaphysique que dix-huit siècles ont admirée, méditée, commentée : Au commencement était le verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu !

La plume tombe des mains en présence de pareilles inepties. Voilà ce que M. Renan nomme de la haute critique, et ce que nous sommes en droit, nous, d’appeler une plate puérilité. Et quelles sont donc les formidables raisons derrière lesquelles s’abrite notre vaillant adversaire ? Écoutons-les. Saint Jean raconte qu’il reposait sur le sein de Jésus à la dernière Cène ; qu’il était avec Pierre dans la cour de Caïphe ; et qu’en courant au sépulcre avec Pierre, il y arriva le premier. Ne sont-ce pas là des traces évidentes d’un dépit mal dissimulé ?... Je vois bien, d’après cela, que saint Jean, étant plus jeune, devait avoir la jambe plus légère que son collègue, mais j’ai beau regarder, je n’y vois pas autre chose. Remarquez bien que saint Jean est le seul évangéliste qui rapporte la cérémonie du lavement des pieds, dans laquelle saint Pierre tient une si grande place ; le seul encore qui reproduise ces solennelles paroles de Jésus-Christ à saint Pierre : Pais mes agneaux, pais mes brebis. N’importe, il faut que la jalousie ait inspiré à l’apôtre de la charité le dessein de composer son Évangile : c’est la haute critique qui le déclare par la bouche de M. Ernest Renan.

A mesure qu’on suit l’auteur de la Vie de Jésus à travers ses savantes inductions, on marche de surprise en surprise. Il veut bien reconnaître dans l’Évangile de saint Jean des renseignements précis et qui sentent le témoin oculaire[5] ; mais à côté de la narration, qu’il trouve en général satisfaisante, il aime à voir les interpolations d’un ardent sectaire[6]. Les discours, en particulier, ne sauraient trouver grâce à ses yeux. Voici la raison qu’il en donne : Jean met dans la bouche de Jésus des discours dont le ton, le style, les allures, les doctrines, n’ont rien de commun avec les Logia rapportés par les synoptiques. Sous ce rapport, la différence est telle, qu’il faut faire son choix d’une manière tranchée. Si Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n’a pu parler comme le veut Jean. Entre les deux autorités aucun critique n’a hésité, ni n’hésitera[7]. Voilà, certes, une affirmation carrée : voyons un peu ce qu’elle vaut. Il y a quelque trente ans que Bretschneider proposait cette objection, dont il reconnut plus tard la faiblesse ; mais puisqu’il plait à M. Renan d’y revenir, comme si c’était une nouveauté, nous sommes tout prêt à la discuter.

Il y a, dites-vous, une telle différence entre les discours du Sauveur dans saint Jean et les Logia rapportés par les autres évangélistes, qu’il faut faire son choix d’une manière tranchée. Nous sommes bien aise que vous nous ameniez sur ce terrain. Et d’abord, cette différence est-elle aussi grande que vous l’imaginez ? Sans doute, elle peut le paraître, lorsqu’on falsifie les textes ou qu’on n’en tient pas compte ; autrement, elle diminue de beaucoup. A l’appui de votre thèse, vous hasardez, par exemple, cette proposition : C’est seulement dans l’Évangile de Jean que Jésus se sert de l’expression de Fils de Dieu, ou de Fils, en parlant de lui-même[8]. Ah ! vraiment ! En êtes-vous bien sûr ? Ouvrons, s’il vous plaît, l’Évangile de saint Matthieu (ch. XI, v. 27), vous y lisez comme moi : Toutes choses m’ont été données par mon Père ; et nul ne connaît le Fils, si ce n’est le Père ; et nul ne connaît le Père, si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils aura voulu le révéler. Le même texte se retrouve dans l’Évangile de saint Luc (ch. X, v. 22). De là, nous passerons, si vous le voulez, à un autre endroit de saint Matthieu (XXVI, 63). Le grand-prêtre adjure Jésus, par le Dieu vivant, de lui dire s’il est le Christ, le Fils de Dieu. Certes, le moment est solennel. Jésus répond : Tu l’as dit. Même affirmation, sous une forme encore plus directe, dans saint Marc (XIV, 62), et dans saint Luc (XXII, 70) : Ego sum, Je le suis. Enfin, si cela ne vous suffit pas, nous terminerons par ce passage de saint Matthieu (XXVIII, 19) : Allez donc, enseignez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Et vous osez nous dire que l’Évangile de saint Jean est le seul où Jésus se serve de l’expression de Fils de Dieu ou de Fils, en parlant de lui-même ! Franchement, avant d’écrire cette phrase, aviez-vous lu les Évangiles ? Et si vous les aviez lus, pour qui donc écrivez-vous, et quelle idée vous faites-vous du degré d’intelligence de vos lecteurs ?

Quand la discussion en arrive à ce point, il est toujours pénible de la prolonger, parce qu’on touche involontairement à une question de bonne foi et de sincérité qui se pose d’elle-même. M. Renan ignore-t-il simplement, ou tient-il à ce qu’un public facile à tromper se méprenne sur le véritable état des choses ? Je ne veux pas répondre ; qu’on en juge par ce que je vais citer : Toute une nouvelle langue mystique se déploie dans saint Jean, langue dont les synoptiques n’ont pas la moindre idée (monde, vérité, vie, lumières, ténèbres, etc.)[9]. Impossible d’avoir le ton plus tranchant, et j’ajoute, de mystifier son lecteur avec plus d’assurance. Si l’auteur, qui a eu le temps d’ouvrir une concordance, pour se donner le facile mérite de compter que le mot Fils de l’Homme revient 83 fois dans les Évangiles[10] ; si, dis-je, ce profond calculateur avait jugé à propos de se livrer au même travail pour les mots qu’il cite, il aurait vu que chacun d’eux revient quantité de fois dans les trois premiers Évangiles, et cela dans le même sens que chez saint Jean ; qu’en particulier le mot ténèbres, pris au sens moral, est employé 12 fois par les synoptiques, et 7 fois seulement par saint Jean. Voilà comment ceux-là n’ont pas la moindre idée de la langue dont se sert celui-ci ! Pour être en droit d’affirmer il faut savoir ; et lorsqu’on sait, il n’est pas permis de dissimuler la vérité.

J’insiste sur ce procédé, parce qu’il est habituel à l’auteur de la Vie de Jésus : toute la nouveauté du livre est là. Jamais on n’avait poussé aussi loin le secret de suppléer à l’insuffisance du savoir par l’audace des affirmations. C’est surtout à propos de saint Jean que des infidélités manifestes font naître un doute pénible sur le sentiment qui a inspiré le choix d’une pareille méthode. Je n’en citerai, pour le moment, qu’un exemple entre cent. M. Renan attaque le caractère historique de la naissance de Jésus à Bethléem : à cet effet, il cherche à s’appuyer sur l’Évangile de saint Jean. Jean, dit-il, ne sait rien du voyage de Bethléem ; pour lui, Jésus est simplement de Nazareth ou Galiléen[11] ; et il allègue deux circonstances (I, 45-46 ; VII, 41-42). En vérifiant les citations, on trouve que ce n’est pas l’évangéliste qui parle, mais les Juifs et Nathanaël, encore imbu des préjugés de sa nation. Cela n’empêche pas M. Renan d’écrire en toutes lettres : Pour Jean, Jésus est simplement de Nazareth ou Galiléen. Le lecteur ignorant ou crédule sera induit en erreur par deux textes que l’on cite, en se gardant bien de les reproduire ; et c’est probablement tout le résultat qu’on voulait obtenir.

Passons sur ces détails, qui nous mettraient en face d’une hypothèse que je ne veux pas discuter. On peut voir déjà que la différence de forme entre les synoptiques et saint Jean n’est pas telle qu’il faille faire son choix d’une manière tranchée. Les locutions que M. Renan ne voit pas dans les premiers s’y trouvent, et fréquemment. D’autre part, la forme parabolique apparaît chez saint Jean comme chez les autres évangélistes, témoin les belles paraboles du Bon Pasteur et de la Vigne (X, XV). Le mot Fils de l’Homme, qui désigne plus particulièrement le caractère messianique de Jésus, revient dans saint Jean autant de fois que dans saint Marc ; et le mot Fils de Dieu, qui exprime la nature divine du Christ et sa relation de personne avec le Père, est employé par les synoptiques bien plus souvent que par saint Jean. Où donc voyez-vous une trace de cette contradiction absolue[12] qu’il vous plaît d’imaginer pour ceux qui n’ont pas assez d’intelligence ou de loisir pour vérifier vos citations ? S’il y a quelque différence de ton et de forme entre saint Jean et les synoptiques, et personne ne l’a jamais nié, rien n’est plus facile à expliquer.

Si Jésus parlait comme le veut Matthieu, il n’a pu parler comme le veut Jean. Et pourquoi cela ? Pense-t-on que Bossuet, faisant le catéchisme aux enfants de Meaux, leur ait tenu le langage des Élévations sur les mystères ? Si, au lieu de réfuter M. Renan, j’écrivais une homélie pour le peuple, parlerais-je des Logia et des synoptiques ? Est-ce qu’un enseignement ne varie pas de ton et de forme suivant le sujet, les auditeurs et les circonstances ? N’est-il pas naturel qu’en instruisant le pauvre peuple de la Galilée, le Sauveur ait employé d’autres expressions, une autre méthode qu’en répondant aux arguties des docteurs de la loi à Jérusalem ? Qui ne comprend que, dans un entretien avec l’un des principaux lettrés de la nation, ou bien dans le commerce de l’intimité avec ceux qu’il destinait à prêcher sa doctrine, avant de se séparer d’eux, à la dernière Cène, par exemple ; qui ne comprend, dis-je, que le Seigneur ait pu, dans de pareilles circonstances, enseigner des vérités qu’il ne livrait pas d’ordinaire à la multitude, du moins sous une forme aussi élevée ? Cette distinction n’est-elle pas clairement indiquée dans l’Évangile de saint Luc (VIII, 10) : Pour vous, il vous a été donné de connaître le mystère du royaume de Dieu ; aux autres, je parle en paraboles ? Si donc, parmi les quatre évangélistes, il s’en rencontrait trois dont le but particulier eût été de reproduire surtout cet enseignement parabolique, moral, populaire, tandis que le quatrième se serait attaché principalement à mettre par écrit la partie dogmatique, sacramentelle, mystique, si on le veut, de la révélation du Christ[13], faudrait-il s’étonner de trouver entre leurs relations quelque différence de ton, de forme et de couleur ? Et cette différence, résultant de la diversité du sujet, des auditeurs et des circonstances, formerait-elle un préjugé défavorable à la véracité de leur témoignage ? Pour le prétendre, il ne faudrait rien moins qu’une naïveté extraordinaire ou peu de bonne foi.

Et que M. Renan ne s’imagine pas que ce sont là des conjectures. Nous n’avons pas l’habitude de faire des romans : lorsqu’il s’agit de faits, nous consultons avant tout l’histoire et la tradition. Or, les premiers écrivains de l’Église, bien plus rapprochés des origines que nous, sont unanimes à reconnaître le caractère distinctif et le but de l’Évangile selon saint Jean. En rapprochant les témoignages de saint Irénée, de Clément d’Alexandrie, d’Eusèbe, de saint Jérôme et de saint Épiphane[14], on voit clairement que saint Jean s’était proposé de compléter le récit des autres évangélistes, en reproduisant toute une série d’actions et de discours du Seigneur que ceux-ci avaient passés sous silence ; car aucun évangéliste n’a eu l’intention de rappeler tous les actes ni toutes les paroles du Maître : saint Jean le déclare formellement pour sa part (XX, 30). C’est pourquoi il néglige de mentionner la plupart des faits et des discours déjà rapportés par saint Matthieu, saint Marc et saint Luc, sans en excepter la Transfiguration, dont il avait été pourtant l’un des témoins privilégiés : il suppose tout cela connu par la relation authentique de ses devanciers. Lui, qui attache tant d’importance à la preuve tirée des miracles du Sauveur (II, 11 ; XII, 37 ; XX, 30), regarde comme superflu de revenir sur des prodiges que les autres évangélistes ont portés à la connaissance du monde entier. Pendant que ceux-ci se renferment principalement dans le cadre de la prédication de Jésus-Christ en Galilée, saint Jean s’attache surtout à retracer l’enseignement du Seigneur à Jérusalem et en Judée, au temple et parmi les docteurs de la lui. Scène, auditoire, interlocuteurs, tout diffère le plus souvent de part et d’autre. Est-il étonnant, je le répète, que des matières et des situations diverses amènent des nuances variées dans le discours et dans le style ?

Mais, disait Bretschneider, dont M. Renan n’est qu’un faible écho, sans le savoir peut-être, l’Évangile de saint Jean trahit des préoccupations dogmatiques qui se rapportent à l’état des esprits dans l’Asie-Mineure vers la fin du Ier siècle. Et qui en a jamais douté ? Les Pères de l’Église n’ont pas attendu l’auteur des Probabilia, ni son auxiliaire français, pour remarquer que l’apôtre avait composé son Évangile à l’occasion des erreurs ; de Cérinthe et des Nicolaïtes, des Ébionites et des Nazaréens[15]. Ceux-ci, préludant aux rêveries du gnosticisme, niaient, comme M. Renan, la divinité de Jésus-Christ et la réalité de l’incarnation du Verbe. Afin de les confondre et d’instruire en même temps les fidèles, saint Jean laisse de côté toute la série des discours du Seigneur déjà rapportés par les synoptiques, pour reproduire ceux qui vont plus directement à son but, lequel est de montrer que Jésus de Nazareth est le Fils de Dieu ou le Verbe fait chair, lumière et vie du monde ; car telle est l’idée mère de son Évangile. Qui prouvera que saint Jean fût tenu de répéter les paraboles qui se trouvaient déjà dans saint Matthieu, ou que saint Matthieu fût obligé à mettre par écrit le discours de la Cène ? Qui prouvera que le discours de la Cène, cette communication intime et suprême du Maître à ses disciples, ait dû avoir exactement la même forme et la même couleur que le sermon de la montagne, prononcé devant les populations de la Galilée ? Arguer de quelques différences verbales contre l’authenticité de l’un et de l’autre, c’est une pure plaisanterie, comme Bretschneider avait fini par le reconnaître.

Qu’on ne vienne donc pas nous parler des Entretiens de Xénophon, et des Dialogues de Platon, pour éblouir les simples par un rapprochement ridicule[16] ! Est-ce que Platon a jamais prétendu tromper le public sur le rôle qu’il prête à Socrate dans ses Dialogues ? La fiction saute aux yeux. Les discours que Platon place dans la bouche de Socrate ne sont pas plus authentiques que ceux des autres interlocuteurs, d’Eutyphron, d’Alcibiade ou de Ménon. Le simple bon sens suffit pour avertir que l’auteur ne les donne pas pour des pièces historiques. Y a-t-il là le moindre semblant d’analogie avec une relation que son auteur fait suivre de cette attestation solennelle : Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et touché de nos mains, nous vous l’annonçons[17]. Où donc Platon a-t-il écrit quelque chose de pareil pour faire accroire qu’il ne fait que reproduire littéralement dans ses Dialogues ce qu’il avait entendu de la bouche de Socrate ?

Ah ! sans doute, nous comprenons votre embarras au sujet de l’Évangile de saint Jean. Vous ne savez à qui l’attribuer. Tantôt c’est un particulier, tantôt une école, tantôt l’un et l’autre qui ont produit ce monument devant lequel la foi et la science sont en contemplation depuis dix-huit siècles. Je n’ose être assuré, il se peut que, on est tenté de croire, sans nous prononcer... Voilà autant de formules qui dénotent la situation perplexe où vous jette cette œuvre unique. Et en effet, si c’est un pêcheur galiléen qui a écrit ces pages-là, sans le secours de l’Esprit-Saint, un homme inculte et illettré, comme l’appelle saint Luc, άγράμματος καί ΐδιώτης[18], l’Évangile de saint Jean devient un phénomène inexplicable. Il ne sert de rien d’avancer, sans motif, que Jean paraît avoir bu à des sources étrangères[19]. Eh ! mon Dieu, bien d’autres en avaient approché leurs lèvres : Basilide, Valentin, tous les gnostiques y boiront tour à tour. Et que va-t-il tomber de la plume de ces savants Y Des extravagances qui font sourire aujourd’hui. L’Évangile de saint Jean est devenu, est resté et restera dans tous les siècles le code de la métaphysique chrétienne. En l’absence de toute preuve positive, l’hypothèse de l’inspiration divine serait encore, à première vue, la plus simple et la plus scientifique de toutes.

Mais M. Renan a trouvé le moyen d’esquiver la difficulté. L’Évangile de saint Jean n’est pas ce que nous pensons. Jusqu’ici, lorsqu’on voulait procurer à un homme une de ces jouissances qui remplissent le cœur en même temps qu’elles élèvent l’intelligence, on lui disait : Si vous avez l’âme faite pour sentir, pour savourer, pour palper le vrai, le bon, le beau, le pathétique, le sublime, lisez, relisez, relisez encore les chapitres XIV, XV, XVI, XVII de l’Évangile de saint Jean. Il n’existe rien de pareil sur la terre. Des millions et des millions d’âmes y ont puisé la confiance en Dieu, le sentiment de leur dignité, le courage de la vertu..... Erreur que tout cela ! Théologiens, philosophes, littérateurs, tous s’y sont trompés : c’est M. Renan qui l’affirme. Ces discours de Jésus-Christ dans saint Jean, que la foi médite, que la science creuse et auxquels la piété s’alimente depuis dix-huit siècles, ces discours, dont chaque mot est une lumière et une force pour les âmes, ces discours ne sont que des tirades prétentieuses, lourdes, mal écrites, disant peu de chose au sens moral, des discours remplis d’une gnose obscure, d’une métaphysique contournée, des discours raides et gauches, au ton faux et inégal, etc., etc.[20] Voilà ce qu’un membre de l’Institut ose écrire en France, au XIXe siècle, et, ce qui est plus blessant encore pour notre amour-propre national, il trouve des sots qui l’admirent. Quand M. Renan composait cette page dans son cabinet, il s’attendait sans doute à ce que personne ne lui répondrait là-dessus, et il a bien jugé. Si quelqu’un venait me soutenir que les discours de Démosthène sont des tirades prétentieuses et lourdes, et les oraisons funèbres de Bossuet des discours raides et gauches, je ne lui répondrais pas, parce qu’il manquerait d’un sens pour m’entendre ; et si un candidat osait émettre sur le discours de la Cène le jugement que se permet M. Renan, j’ai trop de confiance dans le discernement de mes collègues de la Faculté des lettres pour ne pas penser qu’ils l’admettraient difficilement au grade de bachelier.

 

 

 



[1] Qu’on me permette de dresser ici une liste bien incomplète des écrivains allemands qui ont défendu dans ces derniers temps l’authenticité de l’Évangile de saint Jean, ne serait-ce que pour montrer que ces utopies, écloses en Allemagne, y ont également trouvé leur réfutation. Il faut que les lecteurs de M. Renan sachent bien que la défroque dont ce dernier s’affuble n’est plus de mise depuis longtemps dans le pays même où tel auteur excentrique a essayé de la faire passer en mode. Je ne veux point parler des commentaires ou introductions générales dans lesquelles l’authenticité du quatrième Évangile a été défendue avec autant de vigueur que de talent par Eichhorn, Bertholdt, Hug, Feilmoser, Credner, Guericke, Neudecker, Lücke, Olshausen, etc. Une foule d’écrits spéciaux ont paru en Allemagne pour faire justice de ces témérités : Schlecker, Essai d’une réfutation des principales objections soulevées contre l’authenticité de l’Évangile de saint Jean, Rostock, 1802. — Susskind, Matériaux pour servir à la défense de l’authenticité de l’Evangile de saint Jean, Tubingue, 1803. -Glaser, De Joanne Evangelii vero auctore, Helmstadt, 1806. — Wegscheider, Essai d’une Introd. complète à l’Ev. de saint Jean. — Van Gruithuysen, pro Ev. Joannis αυθεντια, Hardevici, 1807. — Stein, Authentia Ev. Joannis, Brandebourg, 1822. — Kaiser, Comment. de Apologeticis Ev. Joan. consiliis, etc., Erizngen, 1821. — Calenberg, De Antiquissimis pro Ev. Joan. testimoniis, Hambourg, 1822. — Hemsen, De l’authenticité des écrits de saint Jean, Schleswig, 1823. — Crome, Probabilia haud probabilia, Leipzig, 1824. — Hauff, De l’auth. de l’Ev. de saint Jean, 1831. — Frommann, La doctrine de saint Jean, 1840. — Bucher, Doctrine de saint Jean sur le Logos, Schaffhouse, 1856. — Ebrard, Critique scientifique de l’histoire évangélique, p. 1054 et suiv., Francfort, 1842. — Mayer, De l’auth. de l’Ev. selon saint Jean, Schaffhouse, 1854, etc., etc.

[2] Dans la troisième édition de la Vie de Jésus, Strauss avoue qu’un plus mûr examen a ébranlé ses doutes sur l’authenticité de l’Évangile de saint Jean ; dans la quatrième, il retire cette concession qui renversait tout son système, puisqu’il se déclarait vaincu d’avance si on parvenait à lui opposer un seul écrivain du temps. (Strauss, § XIII, T. I. p. 69.)

[3] Vie de Jésus, Introduction p. 25, 27, 36, 37.

[4] Vie de Jésus, p. 27, 28.

[5] Vie de Jésus, p. 24.

[6] Vie de Jésus, p. 25.

[7] Vie de Jésus, p. 29.

[8] Vie de Jésus, p. 245.

[9] Vie de Jésus, p. 35.

[10] Vie de Jésus, p. 133. Quelle merveilleuse découverte !

[11] Vie de Jésus, p. 21.

[12] Vie de Jésus, p. 76.

[13] Je dis surtout et principalement, parce que nos fantaisistes ne voient qu’antithèse et contradiction là où il y a tout simplement une question de plus ou de moins.

[14] Clément d’Alexandrie, dans son livre des Hypotyposes, cité par Eusèbe (Hist. ecclés., VI, 14) : Jean, resté le dernier de tous, voyant que ce qui a rapport à l’humanité du Christ avait été raconté dans les autres Évangiles, écrivit à la prière de ses amis, et sous l’inspiration de l’Esprit saint, un Évangile spirituel, πνευματικόν. — Eusèbe (Hist. ecclés. III, 24) : Après que les trois premiers évangiles furent arrivés à la connaissance de tous, Jean confirma la vérité de leur relation par son témoignage ; mais il y remarqua l’absence des faits qui avaient signalé le commencement de la prédication du Christ..... C’est pourquoi, à la prière de ses amis, il résolut de combler l’intervalle de temps sur lequel avaient glissé les premiers évangélistes, en rapportant les actes du Sauveur qui ont précédé l’incarcération de Jean-Baptiste..... Il n’y a donc pas, pour un observateur attentif, de dissidence entre les Évangiles, car celui de Jean renferme le commencement des actions du Christ, et les autres l’histoire du temps qui a suivi. Laissant de côté, et avec raison, la généalogie du Christ, déjà reproduite par Matthieu et par Luc, Jean commence par la Théologie, comme si l’Esprit-Saint lui avait réservé ce privilège. Ce passage d’Eusèbe résume parfaitement la tradition chrétienne sur l’origine de l’Évangile selon saint Jean.

[15] Saint Irénée, Hœr. III, 11 ; saint Épiphane, Hæres. LXIX, 23 ; saint Jérôme, de Viris illust., 9.

[16] Vie de Jésus, Introduction, p. 35.

[17] Ire Ep. de saint Jean, I, 1 et ss. Que l’auteur de cette épître soit le même qui a écrit le quatrième évangile, c’est ce dont personne ne doute, pas même M. Renan.

[18] Actes des Apôtres, IV, 13.

[19] Vie de Jésus, Introduction, p. 31.

[20] Vie de Jésus, p. 30, 33, 34.