EXAMEN CRITIQUE DE LA VIE DE JÉSUS DE M. RENAN

 

M. L’ABBÉ FREPPEL, Professeur d’Éloquence sacrée à la Sorbonne

PARIS - 1863

 

 

LA PERSONNE DE JÉSUS-CHRIST

Ce n’est pas sans une vive répugnance que nous abordons cette partie de l’ouvrage dont la réfutation nous occupe. On doit comprendre qu’il en coûte à notre cœur de prêtre de discuter des blasphèmes que la plume d’un chrétien se refuse presque à retracer ; et pour nous consoler de cette triste nécessité, nous avons besoin de penser à ces millions d’âmes qui, à l’heure où nous écrivons ces lignes, s’élèvent vers Celui à qui appartiennent notre foi, notre cœur et notre vie. D’autre part, il est impossible de se dissimuler qu’on court toujours risque d’affaiblir le respect des choses saintes, et de blesser la délicatesse du sentiment religieux, même en ne reproduisant les attaques que pour les détruire. Et cependant il faut faire taire ses répugnances, et se plier, sans trop d’empressement comme sans crainte, aux conditions et aux exigences de la publicité moderne. Le divin Sauveur a permis que son adorable personne fût livrée aux contradictions de ce monde. Positus hic in ruinam et resurrectionem multorum[1] : c’est par ces mots que s’ouvre l’histoire de la Rédemption. Le drame évangélique se prolonge à travers les siècles, et, aujourd’hui comme toujours, la scène de la Passion se répète sans que rien y manque, pas même le baiser de Judas. Faut-il s’étonner qu’un homme se lève pour blasphémer le Christ ? il s’en trouve bien qui nient l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, la distinction du bien et du mal ! Dieu a laissé l’homme dans la main de son conseil[2], et nous usons tous de cette liberté, les uns pour la vie, les autres pour la mort. C’est pourquoi de tels excès nous causent moins de surprise qu’ils ne nous inspirent de pitié ; et, s’il est toujours pénible de les voir se produire, il n’est pas sans avantage de pouvoir constater une fois de plus que le blasphème condamne à la déraison tous ceux qui le profèrent.

Lorsqu’on lit attentivement l’ouvrage de M. Renan, on se demande à chaque instant pour qui écrit l’auteur. Pour ceux qui raisonnent et qui savent ? Cela est impossible : le monde savant ne se contente pas de si peu ; il sait à quoi s’en tenir sur un vernis d’érudition qu’on peut acquérir en six mois. Pour les chrétiens qui ne font pas de la religion une rêverie sentimentale, mais qui l’envisagent comme l’affaire capitale de la vie ? Encore moins : il n’est pas une page de ce roman qui ne leur inspirerait un profond dégoût. Voici donc la pensée qui se présente d’elle-même. Il existe malheureusement dans notre société, si tourmentée depuis près d’un siècle, une classe d’esprits qui flottent entre l’erreur et la vérité, faute d’avoir reçu une éducation saine et forte. Ce sont quelques bourgeois à l’oreille desquels sont arrivés les derniers échos du rire de Voltaire ; des femmes qui oublient que l’honneur de leur sexe est dans les vertus nobles et austères du foyer domestique ; des jeunes gens arrivés à cet âge où la passion aime à chercher son excuse dans un doute intéressé. On me permettra d’omettre deux ou trois autres catégories qui pourraient grossir le groupe. Dire nettement à ce public de choix que Jésus-Christ a été un imposteur ou un extravagant, ce serait se tromper de date et employer un style qu’on pouvait risquer impunément il y a soixante ans, mais qui passerait aujourd’hui pour un style de mauvaise compagnie. Pour réussir, il faudra y mettre plus de formes. Exalter par un amas d’épithètes louangeuses le fondateur du christianisme, en le dépouillant tout doucement de sa divinité, voilà le joint qu’il s’agit de trouver pour ne pas trop choquer d’une part, et, de l’autre, mettre à leur aise des consciences impatientes du frein. De cette manière, les convenances seront sauves, et les âmes auxquelles la religion pèse, affranchies de toute pratique gênante. Le Christ deviendra le premier des grands hommes, ce qui est fort poli et n’oblige à rien ; et il cessera d’être Dieu, ce qui permettra de tout faire. En se créant ainsi une sorte de juste milieu entre la foi et l’incrédulité, on pourra se tranquilliser à peu de frais, et, tout en se disant chrétien, s’abstenir de tout acte qui le prouve. Voilà le calcul. Pour avoir une certaine actualité, le tour n’en est pas plus nouveau. Ce n’est pas le premier coup de chapeau que le christianisme ait reçu de ses ennemis, habitués à ployer le genou devant lui pour mieux l’insulter. L’Ave Rabbi est vieux de dix-huit siècles ; mais malgré les efforts qu’il tente pour faire revivre une mode que l’on croyait passée, M. Renan ne tardera pas à s’apercevoir que personne n’est dupe de ces cérémonies, et qu’à force de tirer la révérence à Dieu et à ses saints, on a fini par se rompre l’échine et par user le chapeau.

Si l’on ne tient pas compte de ce plan raisonné ou conçu d’instinct, je défie qui que ce soit de rien comprendre au livre de M. Renan. C’est par là seulement qu’on s’explique la contradiction qui en fait la base. Exalter Jésus-Christ pour tromper les uns, rabaisser Jésus-Christ pour rassurer les autres, voilà l’idée de l’ouvrage. Eblouis par tant d’éloges, les premiers ne comprendront pas ; satisfaits de tant d’accusations, les seconds ne comprendront que trop, et le but sera atteint. Est-ce là une hypothèse ? Qu’on en juge par ce que nous allons citer.

Et d’abord, il s’agit d’étourdir par un fracas de grands mots ceux qui, se laissant prendre à des phrases retentissantes, ne vont pas au fond des choses. Ils auront leur part, et elle sera large. Jésus-Christ sera donc pour eux un homme incomparable, à proportions colossales, un beau, un étonnant génie, une personne supérieure, une personne sublime, le créateur de la religion éternelle de l’humanité, le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie, auquel chacun de nous doit ce qu’il a de meilleur ; le fondateur des droits de la conscience libre, le modèle accompli que toutes les âmes souffrantes méditeront pour se fortifier et se consoler[3]. On parlera avec emphase de sa grande âme, de sa haute nature, de son instinct divin, de sa nature divine[4]. On dira de lui qu’il a posé la base du vrai libéralisme et de la vraie civilisation ; que la conscience universelle lui a décerné avec justice le titre de Fils de Dieu ; que la mort a fondé sa divinité ; qu’il est devenu la pierre angulaire de l’humanité, à tel point qu’arracher son nom de ce monde, serait l’ébranler jusqu’aux fondements[5]. On ira même jusqu’à vouloir baiser l’empreinte de ses pieds, et dans une apostrophe finale où le blasphème devient lyrique, l’on s’écriera : Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d’adorateurs[6].

Certes, voilà plus qu’il n’en faut pour faire des dupes. Je lisais, ces jours derniers, je ne sais où, que le livre de M. Renan est une couvre profondément religieuse. Ce langage ne me surprend pas. Comme tant d’autres, le jeune homme qui écrivait ces lignes se souvenait trop de sa rhétorique et avait oublié son catéchisme. Eh bien, avant d’aller plus loin, je soumettrai une réflexion à ceux qui cherchent le sommeil de la conscience dans ce qu’ils appellent un admirable ouvrage. Si j’étais à leur place, les paroles de M. Renan ne me rassureraient pas, et même, elles m’inquiéteraient beaucoup. La conclusion naturelle que j’en tirerais, c’est qu’il se pourrait fort bien que le monde chrétien n’ait pas eu tort d’adorer Jésus-Christ depuis dix-huit siècles, et qu’au fond l’auteur de la Vie de Jésus lui-même n’est pas très éloigné de partager cette conviction. Comment ! c’est un jeune charpentier[7] de la Galilée qui a créé la religion éternelle de l’humanité ! C’est à un jeune villageois qui a vu le monde à travers le prisme de sa naïveté[8], que nous devons encore, à dix-huit siècles de distance, ce que chacun de nous à de meilleur ! C’est un juif évhémériste, un jeune démocrate, ne sachant ni hébreu, ni grec, n’ayant aucun élément de culture hellénique, aucune connaissance de l’état général du monde, sans être pourtant ce que nous appelons un ignorant[9] ; c’est un jeune enthousiaste, qui n’a pas la moindre notion d’une âme séparée du corps, pas la moindre idée d’un ordre naturel réglé par des lois, pas même une notion bien arrêtée de ce qui fait l’individualité[10], c’est ce confrère affidé de Jean-Baptiste, ce simple d’esprit[11], qui est devenu la pierre angulaire de l’humanité, à tel point qu’arracher son nom de ce monde serait l’ébranler jusqu’aux fondements ! Il n’y a qu’un niais, j’écris le mot en toutes lettres, qui, partant des prémisses de M. Renan, n’arriverait pas à cette conclusion : ou Jésus-Christ est Dieu, ou le monde civilisé est frappé depuis dix-huit siècles d’une incurable folie. Encore une fois, si j’étais du nombre de ceux qui, pour des raisons qu’ils connaissent, veulent se faire chloroformer par l’auteur de la Vie de Jésus, son langage m’effraierait singulièrement ; je me défierais de ses doutes presque autant que de sa science ; je verrais dans le relief de ses contrastes une preuve palpable de la divinité de Jésus-Christ ; et ne serait-ce que par mesure de précaution, je continuerais d’aller à confesse.

M. Renan semble avoir compris qu’au train dont il allait, il finirait par mener son monde tout droit au confessionnal. Or, cela ne faisait pas l’affaire des lecteurs de Mlle la Quintinie, qui sont les siens. Après les dupes, vient le tour des autres. Exalter Jésus-Christ, c’est fort bien ; mais n’allez pas plus loin ; arrêtez-vous tout juste à la limite de l’homme incomparable ; déjà même vous en avez un peu trop dit ; le lecteur qui réfléchit pourrait arriver à des conclusions qui n’étaient pas dans le programme. Quelques traits de plus, et vous finiriez par faire trouver la divinité de Jésus-Christ dans votre livre, à ceux-là mêmes qui auraient quelque intérêt à y chercher le contraire. Sæpe stylum vertas : en votre qualité de poète, la chose doit vous être facile : beaucoup ne s’apercevront pas de ce qu’on appelait dans la vieille logique une contradiction, et nous, nous comprendrons.

Alors, changement de front sur toute la ligne. Ce créateur de la religion éternelle de l’humanité, ce vrai créateur de la paix de l’âme, ce grand consolateur de la vie, ce modèle accompli, etc., etc., savez-vous ce qu’il va devenir ? vous allez l’apprendre ; et vous qui, écrivant dans tel journal conservateur, ami de l’ordre et de la propriété, appelez œuvre profondément religieuse un livre que vous n’avez pas su comprendre, si tant est que vous l’ayez lu, écoutez bien ceci, avant de retailler votre plume. Cette sublime personne était tout simplement un moraliste exalté, d’un tempérament excessivement passionné, dont les exigences n’avaient pas de bornes, qui méprisait les saines limites de la nature de l’homme, qui dépassait toute mesure, pour qui la famille, l’amitié, la patrie, n’avaient aucun sens, dont l’œuvre était si peu une œuvre de raison, qu’on eut dit parfois que sa raison se troublait[12]. Cette grande élévation morale se réduisait à la bassesse d’un homme rude et bizarre, que la mauvaise humeur entraînait quelquefois à des actes inexplicables et en apparence absurdes, qui se laissait donner avec plaisir des titres dont il était embarrassé et qu’il n’osait prendre lui-même ; qui usait parfois d’artifices innocents, affectant de savoir sur celui qu’il voulait gagner quelque chose d’intime ; qui ne résistait pas beaucoup à sa réputation de thaumaturge, bien qu’il sentît la vanité de l’opinion à cet égard ; qui ne se montrait pas sévère pour les charlatans, voyant en cela un hommage à sa renommée ; qui aimait les honneurs, parce que les honneurs servaient d son but[13]. Ce fondateur du plus bel enseignement moral que l’humanité ait reçu, était un homme à chimères, à idées fausses, froides, impossibles, acceptant les utopies de son temps et de sa race, un révolutionnaire transcendant, dont la soumission aux pouvoirs établis était dérisoire au fond, un anarchiste à quelques égards, dont il est probable que beaucoup de fautes ont été dissimulées, qu’on doit féliciter de n’avoir rencontré aucune loi qui punît l’outrage envers une classe de citoyens, et de n’avoir pas été gêné une seule fois par la police dans sa course vagabonde[14]. Tel a été Jésus-Christ.

Ah ! pour le coup, vous nous mettez à l’aise, répéteront en chœur les lecteurs de Mlle la Quintinie. Voilà bien le Christ qu’il nous fallait. Nous devons vous l’avouer, votre a pierre angulaire n nous gênait un peu : cela donnait à réfléchir. Ce jeune villageois de la Galilée, qui chaque jour encore préside au destin du monde[15], ressemblait fort au Dieu des chrétiens : avec ces imprudents contrastes, vous laissiez la porte du confessionnal entrebâillée. A présent vous parlez clairement, et nous sommes soulagés. Désormais, quand certains préceptes de l’Evangile nous pèseront, nous pourrons dire avec vous : c’était un moraliste exalté ! Lorsqu’on viendra nous parler d’humilité, de chasteté, d’instincts à maîtriser, de passions à vaincre, nous tiendrons la réponse toute prête, et vous nous l’aurez fournie : c’était un homme à chimères, à idées fausses, froides, impossibles, qui dépassait toute mesure, et méprisait les saines limites de la nature de l’homme ! Peut-être même nous sera-t-il permis d’aller plus loin, sans rompre cependant avec le Code pénal, car vous nous l’avez appris : c’était un révolutionnaire transcendant, un anarchiste à quelques égards, qui interdisait la propriété et enseignait que les pauvres seuls seront sauvés[16]. Par conséquent, débarrasser les riches de ce qui fait obstacle à leur salut, serait, ce semble, leur rendre un grand service. Il n’est rien tel qu’un habile homme pour supprimer les difficultés, lever les scrupules, et mener gaiement les gens en paradis, sans fatigue comme sans crainte.

Misérable comédie qui vient de se jouer devant le public français ! Si M. Renan était un écrivain sérieux, je prendrais la peine de lui montrer que sa haine l’a mal servi, puisqu’elle ne lui a pas même permis de cacher son jeu. Lorsqu’on veut faire dévorer une contradiction de cette espèce à une classe quelconque de lecteurs, je n’en excepte pas ceux de Mlle la Quintinie, il faut au moins se donner la peine de ménager les transitions, et ne pas sauter brusquement du génie à la sottise, de la sainteté à l’imposture. A moins d’avoir un triple bandeau sur les yeux, le bourgeois le plus épais devra s’apercevoir qu’on a voulu se moquer de lui en appelant une sublime personne celui dans la vie duquel des traits d’illusion ou de folie ont tenu une grande place[17]. A moins de ne plus savoir distinguer la main droite de la main gauche, il verra clairement qu’on ne mérite pas d’occuper le plus haut sommet de la grandeur humaine[18], lorsqu’on méprise les saines limites de la nature de l’homme, qu’on veut tout réduire à un affreux désert, qu’on porte atteinte aux conditions essentielles de la société humaine, qu’on se laisse entraîner par sa mauvaise humeur à des actes inexplicables et en apparence absurdes, et qu’on est convaincu de mensonge dès la première génération[19]. Quelque simple et crédule qu’on le suppose, le bourgeois dont je parle n’hésitera pas à dire que la grande élévation morale ne consiste point à se prêter à un rôle dont on sent la fausseté, à affecter de savoir ce qu’on ne sait pas, à se laisser décerner des titres et des honneurs qu’on sait immérités, et qu’il n’y a que deux mots dans la langue française pour exprimer une telle conduite : imposture ou folie.

Oui, charlatanisme ou hallucination, voilà les deux hypothèses entre lesquelles l’apostasie vous laisse le choix ; et vous l’avez si bien compris, que vous adoptez les deux. Nous le savons, soit reste de pudeur, soit tout autre motif, vous avez évité de dire le mot dans votre livre ; mais la chose y est, et il ne s’agit que de cela. Qu’importent vos révérences, vos dithyrambes et vos invocations ? En style populaire, cela s’appelle de la graine de niais. Ce que nous devons chercher dans votre ouvrage, c’est la pensée qui en fait le fond ; et ce que vous êtes en droit d’exiger de nous, c’est que, textes en main, nous vous fournissions la preuve.

Et d’abord, si l’on voulait tracer le portrait d’un imposteur, comment s’y prendrait-on, si ce n’est en disant de lui qu’il se laissait donner avec plaisir le titre de fils de David, sans lequel il ne pouvait espérer aucun succès, quoique ce titre lui causât quelque embarras, sa naissance étant toute populaire ; qu’il laissait croire, pour satisfaire les idées du temps, qu’une révélation d’en haut lui découvrait les secrets et lui ouvrait les cœurs ; qu’il se plaisait fort à de petites ovations, étant bien aise de voir de jeunes apôtres, qui ne le compromettaient pas, se lancer en avant et lui décerner des titres qu’il n’osait prendre lui-même ; qu’on ne saurait lui demander ni logique, ni conséquence, parce que le besoin qu’il avait de se donner du crédit et l’enthousiasme de ses disciples entassaient des notions contradictoires ; qu’il jouait le rôle de thaumaturge, bien qu’il sentit la vanité de l’opinion à cet égard ; qu’il a constitué sa royauté sur une grande équivoque, etc., etc. ?[20] Il se peut que tel journaliste qui a oublié sa langue voie dans des blasphèmes si odieux un bel éloge de Jésus-Christ ; mais nous ne sommes pas encore assez brouillés avec le dictionnaire de l’Académie pour ne pas désigner ces ruses, ces artifices et ces supercheries par le seul mot qui les résume, celui de charlatanisme.

M. Renan a donc beau répéter cent fois dans son livre ses deux mots favoris, délicat et discret, sa délicatesse est lourde, et sa discrétion laisse à chaque instant échapper le secret. C’est bien le caractère moral de Jésus-Christ qu’il s’efforce d’avilir et de dégrader avec une complaisance mal dissimulée. Il ne recule pas plus devant l’hypothèse de l’hallucination que devant celle de l’imposture, sans toutefois prononcer le mot, pour ne pas trop choquer nos oreilles françaises, restées, grâce à Dieu, un peu sensibles à cet endroit-là. On se contentera donc d’emprunter aux panthéistes allemands leur jargon, et de dire que l’idéalisme transcendant de Jésus ne lui permit jamais d’avoir une notion bien claire de sa propre personnalité ; qu’une conviction absolue, ou, pour mieux dire, l’enthousiasme, couvrait toutes ces hardiesses, qu’il n’eut jamais une notion bien arrêtée de ce qui fait l’individualité, etc., etc.[21] Si je comprends bien, cela signifie, en bon français, être visionnaire ou fou. Se prendre pour ce qu’on n’est pas, être possédé par certaines idées[22], n’avoir pas une notion bien claire de sa propre personnalité, arriver à ce degré d’exaltation où l’on perd le sentiment de ce qui fait l’individualité, voilà, ce me semble, des fantaisies dont on a quelquefois entendu parler à Charenton et ailleurs. Si un pareil état ne constitue pas l’hallucination, comment la définir et où la chercher ?

Il s’envisageait depuis longtemps avec Dieu sur le pied d’un fils avec son père, il se croyait le fils de Dieu ![23] Fort bien ; mais était-il réellement ce qu’il croyait être ? Là est la question. S’il le croyait sans l’être, c’était un halluciné ; s’il le disait sans le croire, c’était un imposteur. Il n’y a pas de milieu, et il faut appeler les choses par leur nom. Bien d’autres, plus habiles que vous, ont cherché une issue à ce dilemme sans pouvoir la trouver ; et aujourd’hui comme au temps de Celse, comme à l’époque dos sociniens, la question se pose nette et franche entre la divinité d’une part, l’imposture et l’hallucination de l’autre. Le monde civilisé a fait sen choix : libre à vous de faire le vôtre.

Mais voici que les deux Socins, Fauste et Lélio, secouant la poussière qui recouvre leur nom et leurs écrits, reparaissent sous la forme 3e M. Ernest Renan pour chanter leur vieux refrain. Il est vrai, s’écrient ces deux revenants d’un autre âge, Jésus-Christ s’est dit le Fils de Dieu, mais non pas dans le sens où l’ont entendu les siècles chrétiens. Cette haute affirmation de lui-même se réduisait à dire qu’il était supérieur aux prophètes ; le titre même d’envoyé de Dieu ne répondait plus à sa pensée : la position qu’il s’attribuait était celle d’un être surhumain, et il voulait qu’on le regardât comme ayant avec Dieu un rapport plus élevé que celui des autres hommes[24]... Si je ne me trompe, voilà encore des mots bien inquiétants pour les lecteurs de Mlle la Quintinie ; la limite de l’homme incomparable est franchie ; avec l’être surhumain, nous sommes bien près de toucher à Dieu ; et la porte du confessionnal s’entrouvre de nouveau. Pour la fermer définitivement et rendormir son public, le prête voix des deux Socins éprouve le besoin d’écrire cette phrase : «Jésus n’énonce pas un moment l’idée sacrilège qu’il soit Dieu. — Que jamais Jésus n’ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter[25]. Quoi ! le monde civilisé en doute si bien qu’il affirme le contraire par trois cents millions de voix, et vous osez écrire que le doute même n’est pas possible ! Franchement, c’est trop d’outrecuidance et de fatuité ; les deux Socins, oncle et neveu, étaient plus modestes. Lorsqu’ils essayèrent, il y a trois siècles, d’amoindrir ce qu’on appelle aujourd’hui la haute affirmation de lui-même, voici ce que catholiques et protestants leur répondaient de toutes parts.

Que Jésus-Christ ait énoncé l’idée qu’il est Dieu, c’est ce qui ne ressort pas seulement de tel ou tel texte isolé, mais de l’Évangile tout entier, depuis le commencement jusqu’à la fin. Ce n’est pas un pur homme, ce n’est pas un simple envoyé de Dieu, c’est Dieu incarné qui seul peut dire, sans sacrilège ou sans folie : Vous pratiquerez la vertu en mon nom, à cause de moi, in nomine meo, propter me. — Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n’est pas digne de moi. — J’enverrai mes anges, et ils enlèveront de mon royaume tous les scandales. — Je rendrai à chacun selon ses œuvres. — Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux. — Quiconque aura quitté, ou maison, ou frères, ou sœurs, etc., à cause de mon nom, aura pour héritage la vie éternelle. — J’enverrai mes anges et je rassemblerai mes élus, des quatre vents, de l’extrémité de la terre, jusqu’à l’extrémité du ciel. — Je vous donnerai moi-même une bouche et une sagesse à laquelle vos adversaires ne pourront résister. — Vous prêcherez, en mon nom, la pénitence et la rémission des péchés à toutes les nations. — Tout ce que le Père fait, je le fais pareillement. — Comme le Père réveille les morts et les rend à la vie, je vivifie ceux que je veux. — Tous doivent m’honorer comme ils honorent le Père. — Je suis le pain de vie, je suis le pain vivant, moi qui suis descendu du ciel. — Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi je le ressusciterai au dernier jour. — Je suis le principe, moi-même qui vous parle. — Je suis la résurrection et la vie. — Avant qu’Abraham fût, moi je suis. — J’ai possédé la gloire dans le sein de mon Père avant que le monde fût. — Tout ce qu’a mon Père est à moi. — Moi et mon Père nous sommes une seule chose[26]. Si ces paroles de Jésus-Christ ne contiennent pas une affirmation claire, formelle, constante de sa divinité, il faut renoncer à vouloir trouver une idée quelconque sous des mots. Dans la bouche de tout autre que du Dieu tout-puissant et éternel, un tel langage serait le blasphème le plus révoltant que l’on puisse imaginer. Aussi personne ne s’est mépris sur le sens et la portée de cette affirmation : ni les juifs, qui voulaient lapider Jésus-Christ, parce qu’il se faisait égal d Dieu, parce qu’il se faisait Dieu[27], disaient-ils ; ni le grand conseil de la nation, s’écriant par la bouche de Caïphe : Il a blasphémé, vous l’avez entendu ; qu’avons-nous encore besoin de témoins[28] ? ni le monde chrétien, qui, depuis dix-huit siècles, trouve dans cette affirmation l’une des bases de sa croyance : personne ne s’y est mépris, si ce n’est les Ariens, les deux Socins avec leurs partisans, et finalement M. Ernest Renan.

Encore ce dernier s’y est-il bien mépris ? J’en doute fort, et je ne voudrais d’autre preuve à l’appui de mon doute que le besoin qu’il éprouve de se créer une théorie particulière sur l’imposture et sur la folie. Que Jésus-Christ se soit cru et se soit dit Dieu, c’est ce dont l’auteur est si bien convaincu, qu’il cherche à tourner la difficulté en proposant sur le charlatanisme et sur l’hallucination des vues toutes neuves, qui témoignent d’une situation morale dont il est important de tenir compte. Depuis longtemps je soupçonnais M. Renan de n’avoir pas sur le bon sens et sur la sincérité les idées de tout le monde ; mais je n’osais pas croire qu’il en viendrait à manifester son sentiment avec une telle crudité d’expressions.

L’histoire est impossible, si l’on n’admet hautement qu’il y a pour la sincérité plusieurs mesures[29]. Voilà une maxime que nous réprouvons hautement, et tout honnête homme fera de même. II n’y a pas deux sincérités, pas plus qu’il n’y a deux morales. En Orient comme en Occident, bonne foi et imposture sont deux mots qui ne se concilient à aucun degré. Il vous plaît de dire que la sincérité avec soi-même n’a pas beaucoup de sens chez les peuples orientaux, que la vérité matérielle a très peu de prix pour l’oriental[30]. Si, au lieu de confondre le peuple juif avec les Chinois, vous vous étiez donné la peine d’ouvrir l’Ancien-Testament, vous y auriez lu, à côté de cent maximes analogues : Les lèvres menteuses sont en abomination devant le Seigneur. — Que la véracité précède toutes vos œuvres ![31] et puisque vous voulez bien vous occuper de l’Évangile, vous n’auriez pas dû oublier que vous parlez de Celui qui disait : Que votre langage soit : Oui, oui : Non, non ; car ce qui est de plus vient du mal[32]. Continuons l’analyse de cette étrange théorie. Celui qui prend l’humanité avec ses illusions et cherche à agir sur elle et avec elle, ne saurait être blâmé. César savait fort bien qu’il n’était pas fils de Vénus... Il nous est facile à nous autres, impuissants que nous sommes, d’appeler cela mensonge et, fiers de notre timide honnêteté, de traiter avec dédain les héros qui ont accepté dans d’autres conditions la lutte de la vie. Quand nous aurons fait avec nos scrupules ce qu’ils firent avec leurs mensonges, nous aurons le droit d’être pour eux pus sévères[33]. Ainsi, appeler mensonge l’acte de César se disant fils de Vénus sans  le croire, c’est de la timide honnêteté ; et blâmer l’homme qui, au lieu de dissiper les illusions de ses semblables, y cherche des moyens de succès, ce sont des scrupules. Le lecteur comprendra que je n’insiste pas : avec une pareille théorie, hautement avouée, tout s’explique et l’on va loin.

Après avoir cherché à établir qu’il y a pour la sincérité plusieurs mesures, M. Renan s’apprête à réhabiliter la folie. Jusqu’ici personne ne s’était avisé de chercher les prophètes dans les Petites Maisons. Erreur profonde ! c’est là précisément qu’ils se trouvent, et en grand nombre. On ne m’en croirait pas, si je ne citais textuellement : Les idées étroites qui se sont répandues de nos jours sur la folie égarent de la façon la plus grave nos jugements historiques dans les questions de ce genre. Un état où l’on dit des choses dont on n’a pas conscience, où la pensée se produit sans que la volonté l’appelle et la règle, ex-pose maintenant un homme à être séquestré comme halluciné. Autrefois cela s’appelait prophétie et inspiration[34]. Et pour montrer mieux encore en quoi consistent ses idées larges sur la folie, l’auteur complète ainsi sa pensée dans un autre endroit : Le fou côtoie ici l’homme inspiré ; seulement le fou ne réussit jamais. Il n’a pas été donné jusqu’ici à l’égarement d’esprit d’agir d’une façon sérieuse sur la marche de l’humanité[35]. D’où il suit : 1° que les fous d’aujourd’hui sont les prophètes d’autrefois ; 2° que le fou diffère de l’homme divinement inspiré en ce que le fou ne réussit jamais ; 3° que s’il n’a pas été donné jusqu’ici à l’égarement d’esprit d’agir d’une façon sérieuse sur la marche de l’humanité, il ne faut pourtant rien préjuger pour l’avenir : cela pourra venir un jour, et alors il est probable que les fous prendront notre place pour nous céder la leur. La perspective est belle. Voilà l’homme qui a voulu écrire une Vie de Jésus.

 

 

 



[1] S. Luc, II, 34.

[2] Eceli., XV, 14.

[3] Vie de Jésus, pp. 18, 448, 36, 130, 2, 457, 332, 176, 283, 379.

[4] Vie de Jésus, pp. 41, 74, 419, 424, 379.

[5] Vie de Jésus, pp. 348, 18, 426.

[6] Vie de Jésus, pp. 142, 426.

[7] Vie de Jésus, p. 80.

[8] Vie de Jésus, p. 40.

[9] Vie de Jésus, pp. 147, 227, 30, 32, 34, 38, 31.

[10] Vie de Jésus, pp. 106, 128, 257, 305.

[11] Vie de Jésus, pp. 108, 345.

[12] Vie de Jésus, pp. 312, 313, 316, 318.

[13] Vie de Jésus, pp. 319, 132, 191, 162, 265, 295, 374.

[14] Vie de Jésus, pp. 282, 284, 116, 119, 458, 327, 62.

[15] Vie de Jésus, p. 457.

[16] Vie de Jésus, p. 175, 179, 305.

[17] Vie de Jésus, p. 266.

[18] Vie de Jésus, p. 449.

[19] Vie de Jésus, pp. 312, 176, 281.

[20] Vie de Jésus, pp. 132, 238, 162, 492, 251, 265, 404.

[21] Vie de Jésus, pp. 244, 252, 305.

[22] Vie de Jésus, p. 252.

[23] Vie de Jésus, pp. 75, 237.

[24] Vie de Jésus, pp. 77, 246.

[25] Vie de Jésus, pp. 75, 242.

[26] S. Marc, IX, 36, 40 ; VIII, 35 ; S. Matth., XIX, 29 ; X, 37 ; XIII, 41 ; XVI, 27 ; XVIII, 20 ; XIX, 29 ; S. Marc, XIII, 27 ; S. Luc, XXI, 15 ; S. Jean, V, 19 ; V, 21 ; V, 23 ; VI, 35, 51, 55 ; VIII, 25 ; XI, 25 ; VIII, 58 ; XVII, 5 ; XVI, 15 ; X, 30.

[27] Saint Jean, V, 18 ; X, 33. — Æqualem se faciens Deoquia tu, homo cum sis, facis te ipsum Deum.

[28] Saint Matth., XXVI, 65 ; S. Marc, XIV, 53 ; S. Luc, XXII, 71.

[29] Vie de Jésus, p. 253.

[30] Vie de Jésus, pp. 252, 253.

[31] Prov., XII, 22 ; Eccl., XXXVII, 20. La sincérité est l’une des qualités auxquelles les livres sapientiaux attachent le plus de prix.

[32] S. Matth., V, 37.

[33] Vie de Jésus, p. 253.

[34] Vie de Jésus, p. 453.

[35] Vie de Jésus, p. 77.