EXAMEN CRITIQUE DE LA VIE DE JÉSUS DE M. RENAN

 

M. L’ABBÉ FREPPEL, Professeur d’Éloquence sacrée à la Sorbonne

PARIS - 1863

 

 

LES ÉVANGILES

Il y a plusieurs années, M. Ernest Renan, qui, pour parler son langage, venait de passer de l’état de foi absolue à celui de foi relative, écrivait dans la Liberté de Penser : A peine peut-être, en exprimant de tous les Évangiles ce qu’ils contiennent de réel, obtiendrait-on une page d’histoire de Jésus[1]. Le mot parut fort ; et le jeune disciple de Strauss, donnant à sa foi relative une nouvelle forme, crut devoir le supprimer dans la collection qu’il fit plus tard de ses premiers essais[2]. Aujourd’hui, le même auteur, se ravisant avec l’âge, se décide à donner au public une Vie de Jésus de 460 pages, dans laquelle il prétend s’appuyer d’un bout à l’autre sur le texte évangélique. Évidemment, M. Renan est en progrès. Pouvons-nous espérer qu’une nouvelle évolution finira par le ramener purement et simplement aux quatre Évangiles canoniques ? Avec une telle souplesse de pensée, rien n’est impossible.

Donc, voyant qu’une page d’histoire ne suffirait point pour faire un livre, M. Renan se résigne à cette déclaration : En somme, j’admets comme authentiques les quatre Évangiles canoniques. Tous, selon moi, remontent au Ier siècle, et ils sont à peu près des auteurs à quoi on les attribue[3]. A lire cette phrase, on dirait que nous ne sommes séparés que par un à peu près ; mais ne nous hâtons pas de rien conclure : M. Renan a des façons d’affirmer qui ressemblent fort à des négations, et ses à peu près ont une signification toute particulière. Demandez-lui si, d’après cela, on peut dire que saint Matthieu, saint Marc et saint Jean sont réellement les auteurs des Évangiles qui portent leurs noms. Sans doute, vous répondra-t-il, on peut le dire ; mais cependant j’incline à croire que les discours au moins (c’est-à-dire la partie principale) ne sont pas de saint Jean[4] ; d’autre part, ni pour Matthieu, ni pour Marc, nous n’avons les rédactions tout à fait originales[5]. — Mais, dans ce cas, il n’est donc pas vrai de dire que les Évangiles sont à peu prés des auteurs à qui on les attribue. — On peut le dire tout de même, car en somme, le quatrième Évangile est sorti, vers la fin du Ier siècle, de la grande école d’Asie-Mineure, qui se rattachait à Jean[6]. Il est vrai que l’Évangile de saint Matthieu se bornait d’abord à un recueil de sentences écrit par l’apôtre ; et celui de saint Marc à un recueil d’anecdotes et de renseignements personnels que ce disciple écrivit d’après les souvenirs de Pierre.... On ne se faisait nul scrupule d’y insérer des additions, de les combiner diversement, de les compléter les uns par les autres. Le pauvre homme qui n’a qu’un livre veut qu’il contienne tout ce qui lui va au cœur. On se prêtait ces petits livrets ; chacun transcrivait à la marge de son exemplaire les mots, les paraboles qu’il trouvait ailleurs et qui le touchaient. La plus belle chose du monde est ainsi sortie d’une élaboration obscure et complètement populaire[7]. Mais, à part cela, les Évangiles sont, à peu près, des auteurs à qui on les attribue. — C’est-à-dire que, pour vous, les Évangiles sont authentiques sans l’être, et que tout le monde a eu sa part dans des œuvres qui portent le nom d’un seul. — Il importe peu à notre objet actuel de pousser plus loin cette délicate analyse..., les personnes qui souhaiteraient de plus amples développements peuvent lire MM. Réville, Schérer, etc.[8] — Je demande à tout homme de bonne foi s’il est possible d’engager une discussion sérieuse avec un écrivain qui a des idées si flottantes et si peu arrêtées sur le sujet qu’il traite, et qui retire d’une main ce qu’il accorde de l’autre. Il n’est rien tel qu’un artiste qui s’improvise théologien : on ne sait par où le saisir ; il vous glisse entre les doigts au moment où vous croyez pouvoir le retenir sur un point quelconque. Essayons néanmoins de prendre M. Renan au sérieux, pour voir sur quelle base il appuie sa théorie. Commençons par les Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc.

L’analyse délicate que poursuit la plume discrète de notre romancier le conduit à imaginer que l’Évangile de saint Matthieu se réduisait d’abord à un pur recueil de sentences, sans relation de faits, et celui de saint Marc à un simple récit où les discours prenaient peu de place. C’est sur ce fond primitif qu’a dû travailler l’imagination populaire, pour en faire sortir le texte actuel. Chacun voulait posséder un exemplaire complet. Celui qui n’avait dans son exemplaire que des discours, voulait avoir des récits, et réciproquement. C’est ainsi que l’Évangile selon Matthieu se trouva avoir englobé toutes les anecdotes de Marc, et que l’Évangile selon Marc contient une foule de traits qui viennent des Logia de Matthieu[9]. A l’appui de cette hypothèse, l’auteur cite Papias, dont il se garde bien de reproduire le texte littéralement, afin de pouvoir y placer ce qui ne s’y trouve point. Voici le fragment de Papias, conservé par Eusèbe : Matthieu a écrit en hébreu les oracles du Seigneur (τά λόγεα) ; or, chacun les a interprétés comme il a pu[10]. M. Renan conclut de là que, pour Papias, l’écrit de Matthieu se composait uniquement de discours[11]. Où a-t-il vu cela ? Est-ce que le texte de Papias exclut le moins du monde le récit des faits à l’occasion desquels le Sauveur donnait son enseignement ? Ne peut-on pas rappeler les oracles du Seigneur en même temps que les traits principaux de sa vie ? Tertullien, employant le style du droit romain, appelle les Évangiles des instruments, et saint Justin des mémoires. S’ensuit-il de là que les Évangiles n’aient été pour l’un que des pièces juridiques, et pour l’autre que de simples relations sans caractère doctrinal ? Et pourtant, c’est sur cette pointe d’aiguille que M. Renan échafaude toute sa théorie touchant la rédaction des deux premiers Évangiles[12]. De plus, s’il était versé davantage dans la langue grecque, il ne ferait pas dire à Papias : Chacun a traduit les Logia comme il a pu ; c’est interprété qu’il faut : tel est le sens que Papias attache au mot έρμηνεύειν, quelques lignes plus haut[13]. Mais non, il fallait absolument faire accroire aux lecteurs qu’il circulait des traductions assez diverses de saint Matthieu, tandis qu’il ne s’agit que de commentaires variés, chose qui se reproduit encore de nos jours. Enfin, si le nouvel historien avait tenu à éclairer son public sur le vrai sentiment de Papias touchant l’Évangile de saint Marc, il aurait dû reproduire en entier cette phrase capitale : Marc n’avait qu’un souci, celui de n’omettre aucune des choses qu’il avait apprises, et de n’y rien mêler de faux. Bref, si la haute critique consiste à mal traduire les textes et à y placer ce qu’on veut, je suis tout prêt à m’incliner devant l’érudition de M. Renan ; dans le cas contraire, il me permettra de lui dire qu’il ne sait pas ou ne veut pas savoir.

Nous avons discuté le texte de Papias, pour montrer à notre adversaire qu’il nous trouvera disposé à lui répondre, chaque fois qu’il lui plaira d’en appeler à un document de l’antiquité chrétienne ; et nous regrettons sincèrement qu’il ne nous en fournisse pas l’occasion plus souvent. Mais M. Renan ne se sent pas à l’aise sur ce terrain de la tradition ; ce qu’il faut à son imagination de poète, c’est le vaste champ des conjectures et des hypothèses ; il aime par-dessus tout les élaborations obscures et complètement populaires. Voici donc somment les choses ont dû se passer d’après lui : Matthieu et Marc avaient recueilli, l’un, quelques discours de Jésus ; l’autre, quelques anecdotes. Puis, chacun y a mis la main. Tel ajoutait à son exemplaire, tel autre retranchait du sien ; autant de têtes, autant de combinaisons diverses. Ici, le pauvre homme qui n’avait qu’un livre y mettait tout ce qui lui allait au cœur ; là, le petit livret se grossissait des paraboles que l’on trouvait ailleurs[14]. Et enfin, un beau matin, l’Église s’est réveillée en possession de deux Évangiles dont tous les manuscrits offraient le même texte, sauf quelques variantes insignifiantes de points, de virgules et d’accents, sans qu’il y eût eu l’ombre d’un concert entre les mille rédacteurs de ces pièces, et bien que chacun d’eux y eût inséré de son côté tout ce qui lui allait au cœur. M. Renan se plaint qu’on veuille lui faire admettre le surnaturel ; mais ce qu’il nous propose de croire sur l’origine des Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc n’est rien moins qu’un miracle de premier ordre.

Pour faire toucher du doigt la pauvreté de ces fictions romanesques, il suffit de les porter sur un autre terrain. Vous croyez que César est l’auteur dés Commentaires qui existent sous son nom ? Détrompez-vous. César avait laissé quelques notes sur la guerre des Gaules. Ces notes circulaient parmi ses lieutenants et le reste de ses compagnons d’armes. Chacun s’en emparait pour y méfier ses propres souvenirs. On ne se faisait nul scrupule d’y insérer des additions, de combiner les faits diversement, de compléter le texte primitif par des renseignements pris de ci, de là. C’était à qui mettrait dans son exemplaire ce qui lui conviendrait davantage. Ce travail dura quelque vingt ans. Puis, un jour, par le plus grand des hasards il se trouva que tous ces agents d’une élaboration obscure et complètement populaire, s’étaient rencontrés sur un texte identique, dont le monde littéraire a eu la sottise de faire honneur à César. Si j’osais faire à mes contemporains l’injure de leur proposer une pareille hypothèse, j’ignore ce qu’ils me répondraient ; mais, si l’on se contentait de me traiter de rêveur, je m’estimerais heureux d’avoir échappé à si bon compte à la risée générale.

Un instant, toutefois : l’auteur de la Vie de Jésus a fait une trouvaille. Avec ce don de seconde vue qui lui permet d’apercevoir dans les textes ce qui ne s’y trouve point, pour lui faire négliger ce qu’ils contiennent, M. Renan a découvert une chose vraiment merveilleuse. Il sait, de science certaine, qu’on attachait peu d’importance aux Évangiles, et que les textes évangéliques ont joui de peu d’autorité durant cent cinquante ans[15], c’est-à-dire jusqu’à la fin du IIe siècle. Comment ! vous venez de rappeler vous-même, d’après Papias, que chacun traduisait, ou mieux interprétait l’Évangile de saint Matthieu comme il le pouvait ! D’autre part, saint Justin, né dans les premières années du IIe siècle, sinon à la fin du Ier, nous apprend qu’on lisait les Évangiles avec les écrits des prophètes, dans l’assemblée des fidèles, pendant la célébration du sacrifice[16], et vous venez nous dire qu’on attachait peu d’importance aux Évangiles et qu’ils jouissaient de peu d’autorité 1 En vérité, il n’est pas permis de savoir si peu et de parler avec tant de légèreté. Certes, ce n’est pas nous, catholiques, qui méconnaîtrons la grande place qu’occupait dès le principe la tradition orale à côté de l’Écriture-Sainte : tout ce qu’on dira pour relever l’importance de la première ne nous atteint pas le moins du monde ; mais l’Écriture-Sainte nous est chère au même titre que la tradition ; et c’est la gloire de I’Église catholique, depuis trois siècles, de n’avoir pas cessé un instant de défendre la Bible contre ceux-là mêmes qui, après en avoir tant exalté l’autorité à l’origine de leur défection, ont fini par en faire le point de leurs attaques.

Les préoccupations poétiques de M. Renan ne lui permettent pas de se faire aucune idée exacte du Ier et du IIe siècle. Il ne voit partout que gens qui retouchent, qui remanient, qui interpolent les textes ; il a d’ailleurs sur la sincérité tout une théorie que nous examinerons bientôt et qui explique bien des choses. Oui, cette classe de gens existait. Mais où faut-il la chercher ? Parmi les hérétiques. Les Valentin, les Basilide, les Marcion faisaient exactement ce que vous dites. Mais c’est là précisément ce qui prouve avec quel soin jaloux l’Église primitive veillait sur l’intégrité du texte évangélique. Il faudrait être peu au courant de l’histoire de ces temps-là pour ignorer avec quelle véhémence les premiers Pères s’élèvent contre quiconque se mêle d’ajouter aux Évangiles ou d’en retrancher un iota. Saint Irénée ne cesse de reprocher ce méfait aux gnostiques ; et tout un livre du traité de Tertullien contre Marcion, le IVe, porte sur le même sujet. Si, en place de M. Renan, qui connaît peu ces choses, un de ses maîtres allemands avait à me répondre, il m’opposerait sans doute que je transporte au Ier siècle les habitudes du IIe. Mais cette objection est de nulle valeur. Les premiers chrétiens sortaient de la synagogue, et le respect des juifs pour la lettre de l’Écriture-Sainte est chose proverbiale : y changer une syllabe passait pour un crime à leurs yeux. Comment supposer, dès lors, que les disciples de l’Evangile n’eussent pas pour les livres du Nouveau-Testament la vénération qu’ils professaient pour l’histoire des juges et des rois d’Israël ? L’auteur de l’Apocalypse exprimait le sentiment général des premières communautés chrétiennes quand il prononçait l’anathème contre quiconque oserait ajouter à son livre ou en retrancher un seul mot[17].

Ceux d’entre mes lecteurs qui ne connaissent pas encore la Vie de Jésus seront sans doute étonnés d’apprendre que toute la partie critique, concernant les deux premiers Évangiles, se réduit aux bagatelles dont je viens de m’occuper. C’est en six pages, où il cite un document et avance une hypothèse, que M. Renan expédie une question sur laquelle on a écrit de quoi remplir une bibliothèque[18]. Voilà pourquoi nous sommes en droit d’appeler son livre un pur roman, sans valeur scientifique. La méthode que l’auteur suit à cet égard est vraiment plaisante. A propos d’un détail insignifiant qui n’a aucune importance doctrinale ni même historique, il déploiera un luxe d’érudition à tout le moins inutile ; et lorsqu’il faudrait avant tout établir solidement un point capital dont dépend tout le système, un trait de plume lui suffit. S’agit-il, par exemple, de savoir ce qu’étaient les Boëthusim, qui n’ont que faire dans l’Évangile, on ouvrira le Talmud de Babylone et celui de Jérusalem ; on consultera le Thosiphta Joma, le Thosiphta Sukka, le Thosiphta Rosch hasschana, le Thosiphta Menachoth, etc., etc.[19] ; M. Neubauer n’aura pas assez de science pour édifier son ami sur ce grave problème. S’agit-il, au contraire, d’entrer au vif de la question, de discuter ce qui fait le fond du débat, de démontrer, textes en main, que les évangélistes se contredisent réellement, qu’ils ne méritent point de confiance, oh i alors, l’on n’y met plus tant de façon : on sait glisser sur le sujet avec une légèreté merveilleuse. Une petite note de deux ou de trois lignes, jetée au bas de la page, suffira pour démolir un récit ; ou bien, l’on tournera court, moyennant l’une de ces formules magistrales : Evidemment, il n’est pas douteux, la critique n’hésite pas, c’est là un anachronisme, ce récit est, sans contredit, légendaire.... Comment peut-on exiger de nous que nous conservions toute notre gravité devant une méthode historique qui appellerait le rire sur les lèvres de l’homme le moins disposé à s’égayer ?

Je n’en voudrais d’autre preuve que la façon dont M. Renan exécute saint Luc. Le morceau est d’un haut comique. L’auteur est bien obligé de convenir que, relativement à cet évangéliste, nous sommes sur un terrain solide, et qu’il s’agit d’un ouvrage écrit tout entier de la même main et de la plus parfaite unité[20]. Mais, pour notre part, nous n’attachons aucune importance aux aveux que la vérité arrache à M. Renan, car nous ne sommes pas sûr que l’extrême mobilité de son imagination ne le portera point à les retirer, quand il lui plaira de donner à sa foi relative une nouvelle forme. Déjà il n’ébranle pas mal ce qu’il appelle un terrain solide. Ne pouvant attaquer l’authenticité de l’Évangile de saint Luc, il se rattrape sur la valeur historique du document, en faisant pleuvoir sur la tête de l’évangéliste une nuée d’épithètes plus ou moins flatteuses. D’après lui, saint Luc est un démocrate, un ébionite exalté, du reste, un dévot très exact, mais qui exagère le merveilleux, ignore totalement l’hébreu, et raconte des légendes avec ces longues amplifications, ces cantiques, ces procédés de convention qui forment le trait essentiel des évangiles apocryphes.... A part cela, c’est un artiste divin, et son Évangile est celui dont la lecture a le plus de charme[21].

J’ai voulu vérifier de près ce qui a pu valoir à saint Luc les compliments de M. Renan, ne fût-ce que pour me former une idée exacte de la science de ce dernier. Et d’abord, pourquoi le disciple de saint Paul ignore-t-il totalement l’hébreu ? On nous renvoie au bas de la page, en nous priant de comparer Luc (I, 31) à Matthieu (I, 21). J’ouvre saint Matthieu à l’endroit indiqué, et je lis : Elle enfantera un fils auquel tu donneras le nom de Jésus, car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. De là, je passe à saint Luc, et je trouve : Voilà que vous concevrez dans votre sein et vous enfanterez un fils auquel vous donnerez le nom de Jésus. Je me demande en vain comment deux textes parfaitement semblables peuvent prouver pour saint Matthieu qu’il savait l’hébreu, et pour saint Luc qu’il l’ignorait ? Serait-ce parce que celui-ci omet d’expliquer le sens du mot Jésus ? Mais qui donc lui en faisait une loi ? Depuis quand un auteur français est-il censé ignorer le grec ou le latin, parce qu’il ne juge pas à propos de donner l’étymologie d’un mot dont il se sert, et qui est emprunté à l’une ou à l’autre de ces deux langues ? Et les hébraïsmes qui fourmillent dans l’Évangile de saint Luc, de l’aveu de tous les critiques, sans en excepter un seul, vous les ignorez ? Il n’y a pas un élève de séminaire qui ne sache cela[22]. Ces bévues de M. Renan me peinent parce qu’il pourrait venir en idée à quelque malin de supposer, ce qui n’est sans doute pas, que le professeur d’hébreu du Collège de France est peu versé dans la langue qui fait l’objet de son cours.

Nous ignorons si M. Renan a voulu faire l’éloge de saint Luc en l’appelant un dévot très exact ; mais s’il n’a, pour croire à la dévotion de l’Évangéliste, que la raison qu’il allègue, il n’est pas difficile. Veut-on savoir pourquoi le disciple de saint Paul mérite cette qualification ? C’est qu’il rapporte que les saintes femmes, revenues du sépulcre, demeurèrent en repos, selon la loi (XXIII, 56). En vérité, la preuve est imposante, et il faut convenir qu’il n’y a rien à répliquer. Et la démocratie de saint Luc ! C’est ici, sans doute, que les arguments vont abonder. Voyez, nous dit-on, la parabole du Riche et de Lazare. Ah ! vraiment ! pour être démocrate, il suffit de condamner le riche qui laisse mourir le pauvre de faim à sa porte ! A ce compte-là, la démocratie peut ouvrir ses bras à tous les chrétiens, voire même à l’autocrate de toutes les Russies. Mais, pour M. Renan, démocrate est synonyme d’opposé à la propriété. Je ne sais comment les démocrates prendront ce c’est-à-dire ; ce qu’il y a de certain, c’est que si M. Renan voit la négation de la propriété dans le blâme infligé à l’avarice et à la cupidité, il a eu raison de faire un cinquième Évangile : les égoïstes et les voluptueux lui en sauront gré.

Laissons là ces puérilités indignes d’un homme qui se respecte et qui pense. Déjà il nous est permis de caractériser la tactique de notre adversaire. On avance une énormité dans le texte, et l’on jette au bas de la page une citation qui ne dit rien. Le lecteur confiant ou distrait ne se tient pas en garde contre cette manœuvre ; il n’a pas le loisir et ne se sent pas le goût de vérifier par lui-même les citations auxquelles on le renvoie ; et le tour est joué. Eh bien ! nous continuerons cette tâche ingrate et pénible ; et quand nous aurons prouvé jusqu’au bout que M. Renan cite mal, nie à tort et affirme sans raison, nous lui laisserons le choix entre ces deux hypothèses, les seules possibles : ou il a abordé son sujet sans préparation suffisante, ou il n’a pas voulu que ses lecteurs connussent la vérité.

 

 

 



[1] Art. Historiens critiques de Jésus, 15 avril 1849.

[2] Études d’histoire religieuse, page 210.

[3] Vie de Jésus, Introduction, 37.

[4] Vie de Jésus, Introduction, 36.

[5] Vie de Jésus, Introduction, 19.

[6] Vie de Jésus, Introduction, 25.

[7] Vie de Jésus, Introduction, p. 18, 21, 22.

[8] Vie de Jésus, Introduction, 20, 15.

[9] Vie de Jésus, Introduction, p. 20.

[10] Eusèbe, Hist. ecclés., III, 39.

[11] Vie de Jésus, Introduction, 19.

[12] Ce qui prouve que, pour Papias, les Logia de Matthieu n’excluaient point la relation des faits, c’est que lui-même avait intitulé son ouvrage : Commentaire des Logia du Seigneur (Eusèbe III, 39), ce qui ne l’empêchait pas de s’occuper des faits, de rapporter des miracles, comme le démontrent les fragments conservés par Eusèbe. De plus, en mentionnant l’Evangile de saint Marc, qui certes comprenait des récits et des discours (λεχθέντα ή πραχθέντα), Papias n’en désigne pas moins les uns et les autres, comme pour saint Mathieu, par ce terme unique, ensemble des discours du Seigneur : preuve évidente que, pour lui, le mot Logia n’exclut nullement la relation des faits. En outre, si M. Renan était plus familier avec la littérature ecclésiastique, il s’aurait que saint Irénée, Clément d’Alexandrie et Origène appellent également nos Evangiles les Logia du Seigneur. Faut-il en conclure que la partie narrative était encore absente au III siècle ? (Irén., Adv. hœr. proœmium ; Clément d’Alex., Stromates VII ; Orig. in Matth. V. 19.) Il y a bien des années que Schleiermacher et Credner ont émis l’hypothèse dont M. Renan vient de se faire le tardif écho ; mais il y a longtemps aussi que Lücke, Hug, Thiersch, Maier et tant d’autres critiques en ont démontré la fausseté.

[13] On ne trouvera pas mauvais que je rapporte, avec mes interprétations (ταΐς έρμηνείαις), ce que j’ai appris des anciens.

[14] Vie de Jésus, Introduction, 22.

[15] Vie de Jésus, p. 21, 22.

[16] Saint Justin, 1re apologie, 67.

[17] Apocalypse, XXII, 18, 19.

[18] Sans parler des Introductions générales au Nouveau Testament de Hug, de Feilmoser, de Scholz, de Guericke, de Maier, etc., ni des ouvrages du même genre de Lardner et de Norton, l’intégrité des Évangiles de saint Matthieu et de saint Marc a été défendue dans des écrits spéciaux par Olshausen, Apostolica ev. Matth. origo, Erlangen, 1837 ; Bördam, De Origine ev. can. maxim. Matth. Copenhague, 1839 ; Schubert, Hist. Christi a Matth. exibitœ authentia, 1815 ; Muller, de l’Authenticité des premiers chapitres de saint Matth. Trèves, 1830 ; Thiess, de Integritate Ev. Matt. Helmst, 1782, etc.

[19] Vie de Jésus, p. 218.

[20] Vie de Jésus, Introduction, 17.

[21] Vie de Jésus, Introduction, p. 40, 41.

[22] Les locutions suivantes sont de purs hébraïsmes : sera appelé le fils de Dieu, pour sera (I, 32) ; sera appelé consacré, pour sera consacré (II, 23) ; les fils de l’Époux, pour les amis et les compagnons (V, 34) ; un fils de la paix (X, 6) ; manger du pain pour prendre un repas (XIV, 1) ; il alla donc et il s’attacha, pour il alla s’attacher (XV, 15) ; les fils du siècle, les fils de la lumière (XVI, 8), etc., etc. Heumann et Lardner ne croyaient même pas qu’on pût admettre l’origine grecque de saint Luc, à cause de sa connaissance exacte de la langue et des usages juifs. Mayer trouve dans certains chapitres de saint Luc une physionomie tout hébraïque (ein aufallend Hebraïsches Sprachgeprœge). Et voilà comme quoi saint Luc ignorait totalement l’hébreu ! Pour quelle classe de personnes écrit donc M. Renan ?