PréfaceNote préliminairePremière partieDeuxième partieTroisième partieContinuation de Grégoire le Prêtre
Dans l'ensemble du texte, les notes référencées CHRONIQUE sont issus de la Bibliothèque Historique Arménienne, Paris, 1858 et celles référencées RHC du 1er tome du Recueil des Historiens des Croisades - Documents arméniens, Paris, 1869.
PRÉFACEDans l’introduction à mes Recherches sur la Chronologie arménienne, ouvrage qui, par le sujet même qu’il embrasse, doit être considéré comme le préambule de la collection qu’inaugure le volume que je fais paraître aujourd’hui, j’ai indiqué l’objet et le plan de ma publication ; j’ai montré l’importance historique de la littérature arménienne et donné la liste chronologique des auteurs qu’elle a produits et que je me propose de faire connaître. Je n’ai pour le moment qu’à m’occuper du chroniqueur dont l’ouvrage voit ici le jour, traduit pour la première fois dans une langue européenne, à essayer d’apprécier le mérite par lequel cet ouvrage se recommande, et à tracer une esquisse de la scène sur laquelle nous allons être introduits. Au temps où nous place Matthieu d’Édesse dès le début de sa narration, vers le milieu du Xe siècle, le khalifat, asservi par ces esclaves turcs, véritables soldats de fortune, accourus du fond des steppes de l’Asie pour former la garde particulière des souverains de Bagdad, le khalifat penchait vers sa décadence et sa ruine. Les parties de ce vaste empire, que des mains faibles ou inhabiles ne pouvaient plus retenir, tendaient à se disloquer et à se détacher de l’unité. Déjà depuis un siècle les plus belles provinces de la Perse avaient commencé à leur échapper pour passer sous le joug de différents princes dont les plus puissants furent les Ghaznévides, tandis qu’ailleurs, sur les bords du Nil, des émirs turcs, les Thoulounides et les Ikhschidites, s’étaient rendus indépendants. Le nord de la Syrie et la Mésopotamie appartenaient à la famille arabe des Hamadanites, qui, après avoir lutté glorieusement contre les Grecs, et s’être maintenue jusqu’au commencement du XIe siècle, s’éteignit pour faire place aux Mardaschides. Dans l’Égypte, perdue sans retour pour les Abbassides, s’éleva bientôt après une dynastie rivale par ses prétentions à la suprématie politique et religieuse sur le monde musulman, et qui revendiquait la double primauté du pontificat et de la domination temporelle, comme issue de Mahomet par Ali et Fathime, la dynastie des khalifes fatimides. Une portion considérable du territoire de Tandis que les enfants de Seldjouk régnaient dans l’Iran, d’autres princes de cette famille s’établissaient dans le Kerman, à Alep, à Damas, et fondaient dans l’Asie mineure cet empire d’Iconium contre lequel vinrent tant de fois se heurter les Croisés. A côté des émirs kurdes, turcs ou turcomans, qui s’étaient
approprié des fractions considérables du sol de Au temps où il écrivait son livre, la puissance des
Seldjoukides était à son apogée ; les sultans de la Perse dictaient des lois
jusque dans la Mésopotamie, où ils entretenaient un représentant à Mossoul,
point de départ de tant d’expéditions contre les Francs. Les Seldjoukides de
la Syrie avaient pour voisins au sud les Fatimides, dont le drapeau flottait
sur Jérusalem et les principales villes de Tel était l’état politique de l’Orient lorsque les Francs, sous la conduite de Godefroy de Bouillon, vinrent y conquérir leur place et fonder, au milieu des infidèles, cet empire de la Croix, dont la durée fut si courte, mais qui a laissé de si nobles et si glorieux souvenirs. Dans son récit de la première croisade, Matthieu est neuf et original, lorsqu’il nous parle du concours empressé que ses compatriotes prêtèrent aux Occidentaux, des relations qu’ils formèrent et qu’ils entretinrent avec eux, et des événements dont furent témoins les lieux où les populations arméniennes vivaient alors disséminées en nombre considérable, le nord du territoire d’Antioche, la Cilicie et le comté d’Édesse. Pour cette partie de l’histoire des guerres saintes d’outre-mer, il nous fournit avec son continuateur Grégoire le Prêtre, des détails que l’on chercherait vainement dans les chroniqueurs contemporains, arabes, syriens, grecs ou latins. Je voudrais maintenant présenter quelques détails sur la vie de Matthieu ; mais il en est pour lui malheureusement comme pour tous les autres écrivains de sa nation ; leur biographie nous fait défaut. La littérature dont ils émanent, si riche en monuments de l’histoire politique ou religieuse, n’a rien produit d’analogue à ce qui constitue pour nous l’histoire littéraire, et nous ne pouvons retracer cette biographie qu’en la recomposant avec des traits épars çà et là et toujours insuffisants. Tout ce que nous savons au sujet de notre chroniqueur est ce qu’il nous apprend lui-même dans les prologues de sa 2e et de sa 3e parties. Il se donne le surnom ethnique d’Our’haïetsi, c’est-à-dire habitant ou plutôt natif d’Édesse (Our’ha) ; et en effet, il ajoute immédiatement que cette cité lui avait donné le jour ; quelques lignes plus loin, il se qualifie de vanérêts ou supérieur de couvent. La date de sa naissance et de sa mort nous est inconnue. Ce qui est indubitable, c’est que son existence dut se prolonger au-delà de 1136, année où se termine son livre. C’est sans aucun fondement qu’un historien arménien moderne, le P. Michel Tchamitch,[1] suppose que Matthieu, déjà très avancé en âge, fut enveloppé dans le massacre des habitants d’Édesse lorsque cette ville fut prise en 1144 par Emad ed-din Zangui, prince de la dynastie des Atabeks de Syrie et père du fameux Nour ed-din. Il parait qu’il y passa la plus grande partie de sa vie, puisqu’il affirme que c’est là qu’il rassembla et mit en œuvre les matériaux de sa Chronique, dont les deux premières parties seulement lui avaient coûté quinze années de recherches persévérantes. On peut inférer de ce qu’il dit au chap. CCLIII que plus tard il s’était retiré à Kéçoun, ville du nord de la Comagène, qui appartenait alors, ainsi que Marasch, à un prince latin nommé Baudouin, le Balduinus de Mares de Guillaume de Tyr.[2] En effet, ses paroles semblent indiquer qu’il était à Kéçoun lorsque l’émir de Cappadoce Amer Gazi, fils d’Ibn el-Danischmend, vint en faire le siège en 1136 ; et, en parlant de Baudouin, il le nomme notre comte, comme s’il voulait faire entendre qu’il dépendait de ce chef. Le lieu qui fut le berceau de notre chroniqueur, et où s’élevait
le monastère dont il fut le chef, lui offrait, mieux que partout ailleurs, un
champ ouvert aux investigations de la science historique. Édesse, cette
antique cité de la Mésopotamie, était située au milieu des grands empires qui
fleurirent dans l’Asie occidentale ; elle était sur les limites du monde grec
et du monde oriental. Elle avait à l’est la Perse, au nord l’Arménie, au sud
l’empire des Khalifes, à l’ouest la Syrie et la Palestine, et les vastes
possessions des souverains de Byzance. Les révolutions dont cette partie de l’Orient
fut le théâtre s’accomplirent autour d’elle, et elle en ressentit plus d’une
fois le contrecoup. Fondée ou plutôt restaurée par les Macédoniens, qui
transformèrent son nom primitif d’Ourhoï[3]
en celui d’Édesse, pour rappeler un souvenir de la patrie absente, elle
devint, avec Nisibe, au temps des Séleucides, une forte position stratégique,
qui protégeait les états des Arsacides d’Arménie et de Perse contre les
agressions des Grecs de Moïse de Khoren mentionne les archives d’Édesse, où était conservée l’histoire des rois Arsacides d’Arménie, et atteste avoir vu lui-même ce riche dépôt. Ailleurs, il dit que sous Vespasien et Titus, les Romains ayant obtenu d’Erouant, usurpateur du trône de l’Arménie, la cession de la Mésopotamie, restaurèrent magnifiquement Édesse, y établirent deux écoles, l’une pour l’enseignement de la langue du pays, le syriaque, l’autre pour l’enseignement de la littérature grecque, et y recueillirent tout ce qu’ils purent trouver de documents relatifs aux tributs et aux temples, et notamment ceux que leur fournit la ville de Sinope, dans le Pont. La preuve d’une culture ancienne des études historiques arméniennes à Édesse, mais postérieure au christianisme, ressort des pages du même écrivain, où il reproduit des fragments des Annales d’Arménie par le Syrien Mar Ibas Katina,[4] auteur d’un âge moins reculé que Moïse ne l’a supposé, mais qui nous a conservé des traditions dont plusieurs ont une authenticité incontestable ; et des passages où il cite les chroniques de Bardésane[5] et de son disciple Lérubnas, fils d’Aph’schatar.[6] C’est dans la riche bibliothèque d’Édesse que puisèrent Jules l’Africain, Eusèbe de Césarée, et c’est de là aussi que proviennent sans doute en très grande partie les renseignements employés par les premiers chroniqueurs syriens.[7] Dans ses murs fleurit cette savante école qu’illustra saint Ephrem, au ive siècle, et qui, envahie sous Ibas par les doctrines du nestorianisme, fut détruite et dispersée à la fin du Ve siècle par l’empereur Zénon, jaloux d’empêcher les relations des nestoriens d’Édesse avec les rois de Perse.[8] Les traces de ce mouvement intellectuel durent s’affaiblir de plus en plus au milieu des vicissitudes politiques et des changements de maîtres qu’Édesse subit. Enlevée à la domination byzantine par les Arabes, elle retomba plus tard au pouvoir des Grecs, pour passer, en 1087, sous le joug des Turcs Seldjoukides, et, en 1099, sous celui des Francs, auxquels, en 1144, elle fut arrachée par Zangui. Il est probable néanmoins qu’au commencement du XIIe siècle, au temps de Matthieu, les dernières traces de ces goûts littéraires, qui avaient fait la gloire de l’antique métropole de l’Osrhoëne, n’avaient pas encore entièrement disparu ; et son livre montre toutes les ressources qu’elle fournit à sa studieuse ardeur. Plusieurs fois il répète qu’il a consulté la tradition orale et les historiens qui l’ont précédé. Mais quels sont ces historiens ? C’est ce qu’il nous laisse ignorer, car il ne cite ni un seul nom propre, ni le titre d’un seul ouvrage ; et la littérature arménienne n’en a produit aucun où soient rappelés les faits qu’il a racontés, et qui puisse nous servir de thème de comparaison. Il y a plus, les auteurs postérieurs semblent l’avoir
entièrement négligé ou même ne l’avoir pas connu, à l’exception du connétable
Sempad, qui vivait au XIVe siècle, et qui, dans la première partie de sa Chronique des rois de Ce dernier, simple chroniqueur, se borne à enregistrer année par année les faits qu’il a recueillis, soit de la bouche des vieillards, soit dans les livres qui ont été à sa disposition. Son érudition est très bornée, comme lui-même l’avoue ingénument ; il ne connaît ni les antiquités de sa nation, ni les ouvrages de ceux de ses compatriotes où elles sont décrites. Lorsqu’au chapitre Ier, il parle de la fondation ou peut-être de la restauration d’Édesse, il l’attribue, d’après je ne sais quelle tradition, à Tigrane, sans distinguer parmi les trois souverains d’Arménie qui portèrent ce nom celui auquel il fait allusion. Dans les chapitres suivants, jusqu’à la seconde partie, il brouille entièrement la chronologie des Bagratides, qui cependant avaient vécu dans des siècles assez rapprochés de lui, et pour le règne desquels il pouvait recourir aux historiens Schabouh (Sapor), Jean Catholicos et Etienne Açogh’ig. Ses études théologiques ne s’étaient point étendues au-delà d’une intelligence littérale de la Bible ; et s’il affecte d’en citer à chaque instant des passages, il lui arrive parfois de les tronquer. Les Saints Pères de l’Église grecque, si familiers aux anciens docteurs de sa patrie, lui sont restés inconnus. Sa vie écoulée dans les lieux où la littérature syrienne avait jadis jeté tant d’éclat, pourrait faire supposer d’abord qu’il mit à contribution les monuments qui ont enrichi la langue parlée si éloquemment par saint Éphrem. Mais, à en juger par deux écrivains syriens postérieurs à Matthieu, Michel et Aboulfaradj, on voit combien l’école à laquelle ils se rattachaient s’éloigne de l’école arménienne par les idées religieuses, les préjugés nationaux, et la manière d’envisager les faits historiques. Matthieu et Aboulfaradj, qui représentent ces tendances opposées dans ce qu’elles ont de plus tranché, ne manquent jamais, le premier d’imputer aux Syriens les vices et les crimes les plus odieux, et le second d’accuser et de noircir les Arméniens toutes les fois qu’il le peut. Cet antagonisme implique déjà un défaut de communications mis d’ailleurs hors de doute par l’absence, dans le livre de Matthieu, de toute idée ou expression qui décèle une origine syrienne. La comparaison de Matthieu avec les Byzantins conduit au même résultat négatif ; il s’écarte tellement de ceux que nous possédons, que l’on est autorisé à conclure qu’il a puisé à d’autres sources. Si on le confronte par exemple avec Léon le Diacre pour le récit des règnes de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès, on s’aperçoit que tout en s’accordant au fond avec l’auteur grec, il a travaillé sur des documents d’une provenance différente. Cette comparaison, continuée avec Skylitzès, Cedrenus, Zonaras, Anne Comnène, etc., met en saillie les mêmes dissimilitudes ; elles proviennent non seulement d’une diversité d’informations, mais aussi de la position particulière où ont été placés ces chroniqueurs et Matthieu. S’ils sont beaucoup mieux que lui au courant des affaires
intérieures de la cour de Constantinople, et des révolutions qui agitèrent
les contrées occidentales de l’Empire, en revanche il sait mieux qu’aucun d’eux
tout ce qui a rapport aux événements survenus dans les provinces asiatiques.
Sur ce point il peut aider à les rectifier et à les compléter. C’est ainsi
que, grâce au soin qu’il a pris de nous transmettre un des plus curieux
documents de l’histoire byzantine, la lettre de Tzimiscès à Aschod III, roi
de Un autre document de non moindre valeur, et dont nous sommes redevables à Matthieu (ch. XCIII), est le discours prononcé par le roi Kakig II, dans l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, en présence de l’empereur Constantin Ducas et du clergé grec, sur des articles de foi controversés entre l’Eglise arménienne et l’Eglise byzantine. Ce discours dut être composé en arménien, qui était la langue maternelle de Kakig, mais traduit et prononcé en grec. C’est donc l’original que Matthieu nous a conservé. Dans le doute où il nous laisse sur les sources où il a puisé, si j’avais à émettre une opinion, je dirais que, n’ayant consulté ni les écrivains syriens ni les byzantins, dont sans doute il ignorait la langue, il a dû nécessairement faire usage de livres ou de mémoires contemporains écrits en arménien et aujourd’hui perdus. Son style achève de prouver ce que je disais tout à l’heure,
qu’il était dépourvu de toute culture littéraire ; non seulement rien ne
rappelle en lui les grands modèles qu’avait produits l’âge d’or de la
littérature de son pays, Moïse de Khoren, Elisée et Eznig, mais encore il est
à une distance pour ainsi dire infinie des auteurs des VIIIe, IXe et Xe
siècles. Il n’a point la narration pompeuse, mais souvent emphatique et
obscure de Thomas Ardzrouni, ni l’élégance affectée et verbeuse et le tour
oratoire de Jean Catholicos, ni la sobriété ingénieuse et savante d’Etienne
Açogh’ig. Il écrit sans art, dans le langage vulgaire qui avait cours de son temps
; il est aux écrivains que je viens de mentionner, ce que nos chroniqueurs
latins du moyen âge sont aux historiens de l’antiquité classique. Appartenant
à une époque de décadence des lettres et de la nationalité arméniennes, il
reflète les idées, les instincts et les préjugés de la société au milieu de
laquelle il vécut. Il est simple, il est crédule comme un pauvre moine
arménien du XIIe siècle ; exclusif et borné dans ses vues. Quoiqu’il ait
passé son existence dans une ville ouverte à toutes les influences politiques
et littéraires, il est. Arménien, non seulement de langage, mais encore par
la pensée, par le génie et jusque dans les profondeurs les plus intimes de Mais ces défauts portent en eux-mêmes en quelque sorte leur compensation. Cette narration, où rien n’est apprêté, où rien n’arrête l’essor de la pensée et n’en voile l’expression, et qui n’admet point les délicatesses d’un art raffiné, nous représente l’état intellectuel et moral de la nation arménienne, avec des couleurs plus vraies et, mieux tranchées que ne le ferait un style savamment travaillé. Il semble qu’il y ait je ne sais quelle harmonie entre cette manière inculte d’écrire l’histoire et l’époque barbare et agitée où elle était en usage. De ces récits, esquissés d’une main rude et inexpérimentée, ressort en plein, si je ne me fais illusion, tout ce qu’il y a de beautés dans le fond même du sujet. Quel dramatique tableau que celui de ces populations inoffensives expirant avec une résignation chrétienne sous le tranchant du glaive impitoyable qui les immole par milliers ! Quel dévouement dans ces Arméniens du Taurus, qui, à l’approche des Croisés, saluent l’arrivée des vengeurs de la Croix humiliée, volent à leur secours dans les rigueurs de la famine, au siège d’Antioche, et partagent avec eux tous les hasards de la guerre ! Comme notre moine arménien est grand dans son patriotisme, lorsqu’il n’avilit point ce noble sentiment par les égarements de la haine et de la passion ! Comme il aime son pays, et se plait à exalter les actions des enfants de l’Arménie qui l’ont défendue et illustrée ! Avec quelle éloquente simplicité il raconte (chap. LXIII) la mort de ce héros de quinze ans qui s’échappe de la maison paternelle pour aller se jeter au milieu des Turcs, et qui tombe sous leurs coups ; et celle de son vieux père, qui, à ce spectacle de douleur, laisse échapper son épée de sa main affaiblie et découragée ! Et le trépas sublime de cet humble pasteur de village, le prêtre Christophe (chap. LXXXVI) ; surpris par les Turcs, il rassemble à la hâte dans son église ses ouailles, et pendant que cet édifice est cerné de tous côtés, il célèbre les saints Mystères et distribue le pain et le vin sacrés à chacun des assistants, qui vont successivement s’offrir au fer des barbares ; jusqu’à ce que Christophe et ses deux fils Thoros et Etienne, restés seuls, se donnent le baiser d’adieu, et après cette suprême et solennelle étreinte, courent tous trois recevoir, sur le seuil du temple, la couronne du martyre ! Quelle fidélité au culte de la royauté déchue, aux souvenir glorieux du siège de saint Grégoire l’Illuminateur, jadis si riche des pieuses largesses des souverains arméniens, et alors dégradé par la pauvreté et l’oppression ! Comme il sait appeler la pitié et faire couler les larmes sur le dernier de cette noble race des Bagratides, Kakig II, ce prince qui alliait au courage guerrier un vaste savoir, et qui, trahi par les siens, dépouillé de l’héritage de ses pères, traîna dans l’exil et le malheur une existence terminée par la plus déplorable catastrophe ! C’est à ce manque d’éducation littéraire que je signalais tout à l’heure dans notre auteur, qu’il faut attribuer d’autres défauts qu’une culture exercée lui aurait fait éviter facilement, l’amour de l’exagération, la répétition fatigante des mêmes images et des mêmes tournures, la tendance à la déclamation, la concision extrême dans le récit d’événements très importants, et la prolixité dans des circonstances d’un faible intérêt, mais où sa partialité nationale et religieuse se trouvait en jeu. Son continuateur, Grégoire, doit avoir été son disciple, si l’on en juge par l’animosité extrême qu’il témoigne comme Matthieu contre les Grecs, et par la manière identique dont il juge les événements et les hommes. Il se qualifie d’érets ou prêtre séculier, c’est-à-dire non engagé dans l’état monastique et marié. Il occupait, à ce qu’il paraît, un rang considérable parmi ses compatriotes, puisque le début de son livre nous le montre s’adressant aux grands et au gouverneur de Kéçoun, lorsque, en 1137, cette ville fut abandonnée par ses habitants, menacés par les Turcs, pour les exhorter à la défendre, et s’y renfermant avec eux. Les deux expéditions de l’empereur Jean Comnène en Cilicie et en Syrie, la prise d’Édesse sur les Francs par Zangui, les relations tantôt hostiles, tantôt bienveillantes, des sultans d’Iconium avec les princes Roupéniens, les démêlés et les guerres de ces sultans avec les émirs de Cappadoce de la famille de Danischmend, la fin de la dynastie des comtes d’Édesse de la maison de Courtenay, les entreprises des Croisés contre Nour ed-din, celles des rois de Géorgie sur le territoire arménien contre les villes d’Ani et de Tévïn, tels sont les faits principaux que son livre embrasse. Son style n’est pas moins vulgaire et trivial que celui de Matthieu. Je me suis efforcé, dans ma traduction, de faire ressortir dans tout leur relief les traits de la physionomie de nos deux auteurs ; j’ai rendu le texte avec le plus de fidélité possible et dans toute son intégrité, reproduisant l’ordre des idées et la construction des phrases, autant que le comporte le génie de notre langue, et conservant même certaines pensées ou images répétées à satiété. Malgré tous mes soins, je ne doute pas que des erreurs ne me soient échappées ; on les excusera, j’ose l’espérer, comme inévitables à celui qui, entreprend le premier de rendre dans un idiome moderne un texte ancien, encore inédit, et que des transcriptions multipliées d’âge en âge ont plus ou moins altéré. Ma version a été faite sur trois manuscrits in 4° de la
Bibliothèque impériale de Paris, cotés sous les nos 95 et 99 de l’ancien
fonds arménien, et le troisième classé dans le supplément à ce fonds. — Le
premier est tracé avec assez d’élégance sur cette sorte de papier de coton
appelée improprement papier turc,
dans la forme d’écriture cursive que l’on nomme nôdrakir (écriture de notaire ou de
chancellerie), et dont on fait remonter l’usage au commencement du XVIIe
siècle. Le texte de ce manuscrit, qui est ordinairement assez correct,
comprend les 120 premiers chapitres de la Chronique de Matthieu, jusqu’à l’année
530 de l’ère arménienne (1er mars 1081 - J’avais déjà publié en 1850, sous le titre de Récit de la première croisade, un fragment de l’ouvrage de Matthieu, à partir du chap. CL, jusques et y compris le chap. CCLIII. J’ai refait ma version en l’améliorant par de nouvelles recherches, et en étudiant d’une manière plus approfondie et dans son ensemble ce curieux monument de la littérature arménienne du moyen-âge. J’ai cru devoir me dispenser de marquer la page ou le folio des ouvrages de plusieurs historiens arméniens inédits, tels que Guiragos, Vartan, Açogh’ig, etc., que j’ai cités fréquemment dans mes notes. Ces indications eussent été inutiles pour des manuscrits qui sont aujourd’hui fort rares, et dont la pagination varie dans les exemplaires que renferment les collections privées ou les établissements littéraires particuliers auxquels j’ai eu accès. — Quant aux chroniqueurs arabes qui existent en manuscrits à la Bibliothèque impériale de Paris, comme Kémal ed-din, Ibn Alathir, Noveïri, Ibn Djouzi, etc., et auxquels j’ai eu recours, j’ai noté autant que possible, l’année où sont rapportés les passages que je leur ai empruntés, parce que ce renseignement m’a paru suffisant pour permettre de retrouver et de vérifier ces passages, et parce qu’il est applicable à toutes les copies de ces auteurs qui appartiennent aux autres Bibliothèques de l’Europe. Les déterminations sur lesquelles est fondée la concordance que j’ai donnée de l’ère arménienne et de l’ère chrétienne, sont exposées tout au long dans mes Recherches sur la Chronologie arménienne, ouvrage depuis longtemps en cours d’impression, mais dont l’apparition a été retardée par les exigences d’une exécution typographique longue et difficile. Dans ce livre, les différentes ères que j’ai eu le plus fréquemment occasion d’employer sont indiquées par des abréviations dont plusieurs se rencontrent dans les notes du présent volume. Après une date énoncée en chiffres, E. A. signifie Ere Arménienne, E. Nat., Ere de la Nativité qui est celle dont fait usage le chronographe Samuel d’Ani, et qui part de la deuxième année avant l’ouverture de notre ère chrétienne vulgaire, que je représente par l’abréviation E. Ch. ; l’Indiction est exprimée par Ind. ; l’Hégire par Hég. On trouvera dans le même ouvrage les raisons qui expliquent et justifient le système de transcription en lettres françaises que j’ai suivi pour les noms arméniens de personnes et de lieux. Edouard Dulaurier. Paris, Juin 1858. NOTE PRÉLIMINAIRE.Avant de reproduire la partie de la Chronique de Matthieu d’Édesse où il raconte la première croisade, j’ai cru devoir lui emprunter les chapitres où, retraçant les expéditions des empereurs Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès dans la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, il nous rappelle les premières tentatives des chrétiens pour reprendre aux musulmans les lieux sanctifiés par l’œuvre de la Rédemption, tentatives que l’on peut considérer comme le prélude de la conquête qui assura rétablissement de l’empire des Latins en Orient. Le récit de ces expéditions se rattache essentiellement à l’histoire de nos guerres saintes d’outre-mer. En effet, cette histoire ne saurait être bien comprise si elle n’est éclairée par l’étude des faits qui préparèrent la scène où nos ancêtres vinrent jouer un rôle si glorieux : la domination arabe ; les invasions des Turcs seldjoukides, avec lesquels ils eurent tant de fois à se mesurer ; l’origine des principautés que les enfants de Seldjouk fondèrent en Perse, dans le nord de la Syrie et dans l’Asie Mineure ; les luttes des empereurs grecs contre les princes de la puissante famille arabe des Hamadanites, qui possédait le nord de la Syrie et la Mésopotamie, et contre les khalifes fatimides ; enfin ces pèlerinages qui, depuis le vie siècle, conduisirent de tous les points du monde chrétien tant de pieux visiteurs au tombeau du Christ. C’est ainsi que le plus savant annaliste de la Palestine, Guillaume de Tyr, en décriant la marche des Francs, a toujours soin de jeter un coup d’œil rétrospectif sur les lieux où ils plantèrent, leurs drapeaux victorieux, et dans ces derniers temps, MM. Michaud et Wilken ont cru devoir remonter jusqu’à l’époque où Constantin releva l’étendard de la Croix dans l’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem. L’un des plus précieux documents qui nous restent de,
cette période antérieure à l’arrivée, des Francs dans L’authenticité de cette pièce, qui provient sans doute des archives des rois bagratides d’Ani, ne saurait être mise en doute, car les taules mêmes que l’on y remarque prouvent qu’elle a été traduite en arménien sur un original grec. Dans quelques passages, cette version nous offre des noms propres conservant les inflexions grammaticales qu’ils avaient dans le texte primitif : on y lit Vridoun, qui est le nom de la ville de Béryte à l’accusatif, ovoulôn, transcription du génitif pluriel oboles. Si Matthieu d’Édesse tient à l’histoire des croisades par
les souvenirs qu’il évoque et qui lui sont antérieurs, il s’y rattache encore
bien plus étroitement par la narration des faits contemporains dont il a été
le témoin oculaire. En parcourant les pages de son livre, nous voyons comment
se forma et grandit peu à peu le royaume de Dans la Préface de la Chronique de Matthieu d’Édesse, que j’ai publiée précédemment, j’ai cherché à apprécier son mérite comme historien, l’influence exercée sur lui par sa nationalité, par le caractère sacré dont il était revêtu, et le siècle où il vivait. Dans sa narration, esquissée d’une main rude et sans art, avec les formes incorrectes du langage vulgaire usité de son temps, et où éclate souvent la passion politique et religieuse, il nous apparaît quelquefois éloquent avec simplicité, toujours véridique dans sa rude franchise, diligent dans ses investigations, et généralement bien informé. J’ai discuté les sources où il a pu avoir accès, et j’ai montré les différences tranchées qu’il présente avec lots écrivains byzantins ou orientaux contemporains, et avec ceux aussi de sa propre nation. En m’en référant à ce que j’ai dit dans ma publication précitée, je crois devoir me borner ici à transcrire les courts détails que j’ai pu réunir sur la vie de Matthieu. Malheureusement il en est pour lui comme pour nous les autres écrivains de sa nation, leur biographie nous fait défaut. En littérature dont ils émanent, si riche en monuments de l’histoire religieuse ou politique, n’a rien produit d’analogue à ce qui constitue pour nous l’histoire littéraire, ci nous ne pouvons retracer cette biographie qu’en la composant avec des traits épais ça et là et insuffisants. Tout ce que nous savons à cet égard est ce qu’il nous apprend lui-même dans les prologues de sa 2e et de sa 3e parties. Il se donne le surnom ethnique d’Ourh’aïetsi, c’est-à-dire habitant ou plutôt natif d’Édesse (Ourh’a), en effet, il ajoute immédiatement que cette cité lui avait donné le jour ; quelques lignes plus loin, il se qualifie de vanérêts, ou supérieur de couvent. La date de sa naissance et de sa mort nous est inconnue. Ce qui est indubitable, c’est que son existence dut se prolonger au delà de 1136, année où se termine son livre. C’est sans aucun fondement qu’un historien arménien moderne, le P. Michel Tchamitch, a supposé, et que Cirbied a répété, que Matthieu, déjà très avancé en âge, fut enveloppé dans le massacre des habitants d’Édesse lorsque cette ville fut prise, en 1144, par Emad ed-din Zangui, prince de la dynastie des Atabeks de Syrie et père du fameux Nour ed-din. Il parait qu’il y passa la plus grande partie de sa vie, puisqu’il affirme que c’est là qu’il rassembla et mit en œuvre les matériaux de sa Chronique, dont les deux premières parties seulement lui avaient coûté quinze années de recherches persévérantes. On peut inférer de ce qu’il dit au chapitre CIII (Extrait II) que plus tard il s’était retiré à Kéçoun, ville du nord de la Comagène, qui appartenait alors, ainsi que Marasch, à un prince latin nommé Baudouin, le Balduinus de Mares de Guillaume de Tyr. En effet, ses paroles semblent indiquer qu’il était à Kéçoun, lorsque l’émir de Cappadoce Amer Gazi, fils de Mohammed Ibn el Danischmend, vint en faire le siège en 1136 ; et, en parlant de Baudouin, il l’appelle notre comte comme s’il voulait faire entendre qu’il dépendait de ce prince. J’ai eu pour faire ma version trois manuscrits de la
Bibliothèque impériale de Paris, cotés sous les nos 95 et 99 de l’ancien
fonds arménien, et le troisième classé dans le supplément. Le premier, que je
désignerai parla lettre A, est tracé avec assez d’élégance sur cette sorte de
papier de colon appelée improprement papier
turc, dans la forme d’écriture cursive que l’on nomme nôdrakir (écriture de notaire ou de
chancellerie), et dont on fait remonter l’usage au commencement du XVIIe
siècle. Le texte de ce manuscrit, qui est ordinairement assez correct,
comprend les cent vingt premiers chapitres de la Chronique de Matthieu, jusqu’à
l’année 530 de l’ère arménienne (1er mars 1081 - |
[1] Histoire d’Arménie, t. III.
[2] Liv. XVI, ch. 14 et 17.
[3] Our’ha, suivant la prononciation et l’orthographe
arménienne.
[4] Histoire d’Arménie, liv. 1er
[5]
Ibid.
[6]
Ibid.
[7] Voir dans mon Extrait de la Chronique de
Michel le Syrien, Journal Asiatique, octobre 1848, et Greg.
Abulpharagii sive
Bar-Hebrœi Chronicon syriacum, la
liste des écrivains syriens consultés par ces deux auteurs. Cf. V. Land,
Johannes Bischof von Ephesos, Leyden, 1856.
[8] Bayer,
Historia Osrhoena et Édessena, Petropoli, 1744 ; et Essai sur l’école chrétienne d’Édesse,
par M. l’abbé Allemand-Lavigeric, Paris, 1856.