CHRONIQUE DE MATTHIEU D’ÉDESSE (962 – 1136)

AVEC LA CONTINUATION DE GRÉGOIRE LE PRÊTRE JUSQU’EN 1162

 

 

 Mis en page par Marc Szwajcer

 

Préface

Note préliminaire

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Continuation de Grégoire le Prêtre

 

Dans l'ensemble du texte, les notes référencées CHRONIQUE sont issus de la Bibliothèque Historique Arménienne, Paris, 1858 et celles référencées RHC du 1er tome du Recueil des Historiens des Croisades - Documents arméniens, Paris, 1869.

 

 

PRÉFACE

Dans l’introduction à mes Recherches sur la Chronologie arménienne, ouvrage qui, par le sujet même qu’il embrasse, doit être considéré comme le préambule de la collection qu’inaugure le volume que je fais paraître aujourd’hui, j’ai indiqué l’objet et le plan de ma publication ; j’ai montré l’importance historique de la littérature arménienne et donné la liste chronologique des auteurs qu’elle a produits et que je me propose de faire connaître. Je n’ai pour le moment qu’à m’occuper du chroniqueur dont l’ouvrage voit ici le jour, traduit pour la première fois dans une langue européenne, à essayer d’apprécier le mérite par lequel cet ouvrage se recommande, et à tracer une esquisse de la scène sur laquelle nous allons être introduits. Au temps où nous place Matthieu d’Édesse dès le début de sa narration, vers le milieu du Xe siècle, le khalifat, asservi par ces esclaves turcs, véritables soldats de fortune, accourus du fond des steppes de l’Asie pour former la garde particulière des souverains de Bagdad, le khalifat penchait vers sa décadence et sa ruine. Les parties de ce vaste empire, que des mains faibles ou inhabiles ne pouvaient plus retenir, tendaient à se disloquer et à se détacher de l’unité. Déjà depuis un siècle les plus belles provinces de la Perse avaient commencé à leur échapper pour passer sous le joug de différents princes dont les plus puissants furent les Ghaznévides, tandis qu’ailleurs, sur les bords du Nil, des émirs turcs, les Thoulounides et les Ikhschidites, s’étaient rendus indépendants. Le nord de la Syrie et la Mésopotamie appartenaient à la famille arabe des Hamadanites, qui, après avoir lutté glorieusement contre les Grecs, et s’être maintenue jusqu’au commencement du XIe siècle, s’éteignit pour faire place aux Mardaschides.

Dans l’Égypte, perdue sans retour pour les Abbassides, s’éleva bientôt après une dynastie rivale par ses prétentions à la suprématie politique et religieuse sur le monde musulman, et qui revendiquait la double primauté du pontificat et de la domination temporelle, comme issue de Mahomet par Ali et Fathime, la dynastie des khalifes fatimides.

Une portion considérable du territoire de la Grande Arménie obéissait à des émirs kurdes, dont les principaux étaient ceux de Tévïn, de la tribu des Réwadis, et les Merwanides, qui avaient hérité d’une partie des possessions des Hamadanites, et qui s’étendaient jusque sur le bord septentrional du lac de Van. Les empereurs grecs, dépouillés de la Syrie et des pays voisins de l’Euphrate par les Arabes, n’avaient point perdu l’espoir de leur reprendre ces conquêtes. Matthieu nous raconte les tentatives de Romain le Jeune contre Samosate et l’île de Crète, les expéditions de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès dans la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, préludes de celles qui furent entreprises deux siècles plus tard par les Occidentaux pour arracher les Lieux Saints des mains des infidèles. A tous ces pouvoirs d’origine diverse qui s’étaient partagé les contrées de l’Asie occidentale vint s’imposer une domination nouvelle, qui ne tarda pas à les absorber tous. Les Turcs Seldjoukides, fraction de la nation des Ouzes, les Ghozz des écrivains orientaux, après avoir franchi l’Iaxarte et l’Oxus, et conquis la Perse, étendirent leurs courses dévastatrices et victorieuses jusqu’à la Méditerranée. L’Arménie ne fut pas épargnée ; ses campagnes se couvrirent de ruines et de sang, ses plus belles villes furent saccagées et détruites. Notre chroniqueur décrit longuement et en termes lamentables toutes les péripéties de cette invasion.

Tandis que les enfants de Seldjouk régnaient dans l’Iran, d’autres princes de cette famille s’établissaient dans le Kerman, à Alep, à Damas, et fondaient dans l’Asie mineure cet empire d’Iconium contre lequel vinrent tant de fois se heurter les Croisés.

A côté des émirs kurdes, turcs ou turcomans, qui s’étaient approprié des fractions considérables du sol de la Grande Arménie, restaient encore debout plusieurs chefs indigènes, auxquels les khalifes avaient accordé le titre de Rois, en ne leur laissant toutefois qu’une autorité très limitée. A leur tête étaient les Bagratides, qui possédaient le district de Schirag, dans la province d’Ararad, et qui avaient pour capitale la ville d’Ani (885-1045). Deux autres branches de cette famille étaient celle de Gars, qui n’eut qu’une existence éphémère (902-1064), et celle des princes Goriguians, auxquels la ville de Lor’ê, dans l’Agh’ouanie arménienne, servait de résidence, et dont la durée se prolongea depuis la fin du Xe siècle (982) jusqu’au du milieu du XIIIe. Une autre famille jadis très puissante, les Ardzrouni, avait pour domaine la vaste province du Vasbouragan, à l’est du lac de Van. Ce n’est point seulement contre les infidèles que ces chefs, débris de l’ancienne féodalité arménienne, avaient à défendre leur territoire et ce qui leur restait d’indépendance, mais aussi contre les souverains de Byzance, qui n’avaient jamais perdu de vue leurs prétentions sur l’Arménie, et se flattaient toujours de l’espoir d’en chasser les Turcs. Profitant de l’effroi causé par l’apparition de ces hordes féroces, ils favorisèrent de tout leur pouvoir l’émigration des Arméniens sur les terres de l’empire. Le roi du Vasbouragan, Jean Sénékhérim, abandonna en 1021 ses états à l’empereur Basile II, qui lui donna en échange la ville de Sébaste en Cappadoce. En 1042, un prince de la même maison, nommé Abelgh’aril, reçut de Constantin Monomaque le gouvernement de la ville de Tarse et de la Cilicie. En employant la ruse et le parjure, Monomaque réussit à attirer à sa cour Kakig II, prince bagratide d’Ani, et après lui avoir extorqué la cession de ce royaume, lui donna en retour les villes de Galonbegh’ad et Bizou, situées, à ce que l’on suppose, dons le voisinage de Césarée. Un autre Kakig, de la dynastie des Bagratides de Gars, livra en 1064 sa capitale à Constantin Ducas, qui lui abandonna la ville de Dzamnentav, dans le Taurus, non loin de Mélitène. D’autres chefs arméniens, moins considérables, désespérant de résister aux Turcs, suivirent cet exemple, et ne tardèrent pas à quitter leurs foyers. L’un d’eux, Oschin, qui occupait une partie de la province d’Artsakh, dans l’Arménie orientale, passa dans la Cilicie, en 1072, avec ses frères Halgam et Pazouni, et les nobles attachés à son service, et s’étant emparés sur les infidèles de la forteresse de Lampron, fut confirmé par Alexis Comnène dans la possession de cette place à titre de vassal de l’empire. Il fut la tige des princes Héthoumiens, qui plus tard s’assirent sur le trône de la Petite Arménie, par l’avènement de Héthoum Ier (1226). En 1079, Kakig, roi d’Ani, ayant été tué par les Grecs, et la royauté nationale arménienne ayant pris fin, un des grands officiers de son armée et son parent, Roupen, se jeta dans les gorges du Taurus cilicien, et ralliant à lui ceux de ses compatriotes qui habitaient ces montagnes, s’y cantonna malgré tous les efforts des Grecs pour l’en repousser. Son fils Constantin, aussi brave, aussi entreprenant que lui, leur enleva le château de Vahga, et y établit le siège de sa domination. Tels furent les commencements du royaume de la Petite Arménie et de la dynastie des Roupéniens. Nous devons à Matthieu d’Édesse de curieuses révélations sur les origines de ce royaume, qui figura, non sans éclat, au temps des croisades, parmi les États chrétiens de l’Orient, et dont l’histoire se lie intimement à celle des colonies fondées par les Latins dans la Syrie et l’île de Chypre.

Au temps où il écrivait son livre, la puissance des Seldjoukides était à son apogée ; les sultans de la Perse dictaient des lois jusque dans la Mésopotamie, où ils entretenaient un représentant à Mossoul, point de départ de tant d’expéditions contre les Francs. Les Seldjoukides de la Syrie avaient pour voisins au sud les Fatimides, dont le drapeau flottait sur Jérusalem et les principales villes de la Palestine. Au nord de l’empire d’Iconium, dans la Cappadoce, régnaient les émirs turcomans de la maison de Danischmend, dont le chef Mohammed Kumusch-Tékïn fut un des plus redoutables adversaires des Croisés. La Grande Arménie, déshéritée de ses maîtres anciens et légitimes, était morcelée en une foule de principautés, dont les plus importantes étaient celles des Schah Armên, qui tenaient sous leur juridiction la partie nord-ouest du pourtour du lac de Van, et confinaient, dans la Mésopotamie arménienne, aux émirs ortokides de Hisn-Keïfa et d’Amid et à ceux de Mardin et de Meïafarékïn. Plus bas, sur l’Euphrate, s’élevait Hillah, capitale des princes arabes Açadites, hérétiques au sein de l’islamisme, et les ennemis acharnés des khalifes. Enfin, dans un coin du tableau retracé par notre historien, nous apercevons la sombre figure des Ismaéliens ou Assassins, retranchés sur les sommets du Liban et dans les montagnes du Dilem, et révélant déjà leur puissance occulte et formidable, par des coups aussi rapides, aussi inattendus que ceux de la foudre.

Tel était l’état politique de l’Orient lorsque les Francs, sous la conduite de Godefroy de Bouillon, vinrent y conquérir leur place et fonder, au milieu des infidèles, cet empire de la Croix, dont la durée fut si courte, mais qui a laissé de si nobles et si glorieux souvenirs. Dans son récit de la première croisade, Matthieu est neuf et original, lorsqu’il nous parle du concours empressé que ses compatriotes prêtèrent aux Occidentaux, des relations qu’ils formèrent et qu’ils entretinrent avec eux, et des événements dont furent témoins les lieux où les populations arméniennes vivaient alors disséminées en nombre considérable, le nord du territoire d’Antioche, la Cilicie et le comté d’Édesse. Pour cette partie de l’histoire des guerres saintes d’outre-mer, il nous fournit avec son continuateur Grégoire le Prêtre, des détails que l’on chercherait vainement dans les chroniqueurs contemporains, arabes, syriens, grecs ou latins.

Je voudrais maintenant présenter quelques détails sur la vie de Matthieu ; mais il en est pour lui malheureusement comme pour tous les autres écrivains de sa nation ; leur biographie nous fait défaut. La littérature dont ils émanent, si riche en monuments de l’histoire politique ou religieuse, n’a rien produit d’analogue à ce qui constitue pour nous l’histoire littéraire, et nous ne pouvons retracer cette biographie qu’en la recomposant avec des traits épars çà et là et toujours insuffisants. Tout ce que nous savons au sujet de notre chroniqueur est ce qu’il nous apprend lui-même dans les prologues de sa 2e et de sa 3e parties. Il se donne le surnom ethnique d’Our’haïetsi, c’est-à-dire habitant ou plutôt natif d’Édesse (Our’ha) ; et en effet, il ajoute immédiatement que cette cité lui avait donné le jour ; quelques lignes plus loin, il se qualifie de vanérêts ou supérieur de couvent. La date de sa naissance et de sa mort nous est inconnue. Ce qui est indubitable, c’est que son existence dut se prolonger au-delà de 1136, année où se termine son livre. C’est sans aucun fondement qu’un historien arménien moderne, le P. Michel Tchamitch,[1] suppose que Matthieu, déjà très avancé en âge, fut enveloppé dans le massacre des habitants d’Édesse lorsque cette ville fut prise en 1144 par Emad ed-din Zangui, prince de la dynastie des Atabeks de Syrie et père du fameux Nour ed-din. Il parait qu’il y passa la plus grande partie de sa vie, puisqu’il affirme que c’est là qu’il rassembla et mit en œuvre les matériaux de sa Chronique, dont les deux premières parties seulement lui avaient coûté quinze années de recherches persévérantes. On peut inférer de ce qu’il dit au chap. CCLIII que plus tard il s’était retiré à Kéçoun, ville du nord de la Comagène, qui appartenait alors, ainsi que Marasch, à un prince latin nommé Baudouin, le Balduinus de Mares de Guillaume de Tyr.[2] En effet, ses paroles semblent indiquer qu’il était à Kéçoun lorsque l’émir de Cappadoce Amer Gazi, fils d’Ibn el-Danischmend, vint en faire le siège en 1136 ; et, en parlant de Baudouin, il le nomme notre comte, comme s’il voulait faire entendre qu’il dépendait de ce chef.

Le lieu qui fut le berceau de notre chroniqueur, et où s’élevait le monastère dont il fut le chef, lui offrait, mieux que partout ailleurs, un champ ouvert aux investigations de la science historique. Édesse, cette antique cité de la Mésopotamie, était située au milieu des grands empires qui fleurirent dans l’Asie occidentale ; elle était sur les limites du monde grec et du monde oriental. Elle avait à l’est la Perse, au nord l’Arménie, au sud l’empire des Khalifes, à l’ouest la Syrie et la Palestine, et les vastes possessions des souverains de Byzance. Les révolutions dont cette partie de l’Orient fut le théâtre s’accomplirent autour d’elle, et elle en ressentit plus d’une fois le contrecoup. Fondée ou plutôt restaurée par les Macédoniens, qui transformèrent son nom primitif d’Ourhoï[3] en celui d’Édesse, pour rappeler un souvenir de la patrie absente, elle devint, avec Nisibe, au temps des Séleucides, une forte position stratégique, qui protégeait les états des Arsacides d’Arménie et de Perse contre les agressions des Grecs de la Syrie. L’importance de la capitale de l’Osrhoëne comme métropole littéraire et comme centre d’une civilisation raffinée ne fut pas moins grande. De bonne heure elle devint un foyer actif d’études syriennes, grecques et arméniennes.

Moïse de Khoren mentionne les archives d’Édesse, où était conservée l’histoire des rois Arsacides d’Arménie, et atteste avoir vu lui-même ce riche dépôt. Ailleurs, il dit que sous Vespasien et Titus, les Romains ayant obtenu d’Erouant, usurpateur du trône de l’Arménie, la cession de la Mésopotamie, restaurèrent magnifiquement Édesse, y établirent deux écoles, l’une pour l’enseignement de la langue du pays, le syriaque, l’autre pour l’enseignement de la littérature grecque, et y recueillirent tout ce qu’ils purent trouver de documents relatifs aux tributs et aux temples, et notamment ceux que leur fournit la ville de Sinope, dans le Pont. La preuve d’une culture ancienne des études historiques arméniennes à Édesse, mais postérieure au christianisme, ressort des pages du même écrivain, où il reproduit des fragments des Annales d’Arménie par le Syrien Mar Ibas Katina,[4] auteur d’un âge moins reculé que Moïse ne l’a supposé, mais qui nous a conservé des traditions dont plusieurs ont une authenticité incontestable ; et des passages où il cite les chroniques de Bardésane[5] et de son disciple Lérubnas, fils d’Aph’schatar.[6] C’est dans la riche bibliothèque d’Édesse que puisèrent Jules l’Africain, Eusèbe de Césarée, et c’est de là aussi que proviennent sans doute en très grande partie les renseignements employés par les premiers chroniqueurs syriens.[7] Dans ses murs fleurit cette savante école qu’illustra saint Ephrem, au ive siècle, et qui, envahie sous Ibas par les doctrines du nestorianisme, fut détruite et dispersée à la fin du Ve siècle par l’empereur Zénon, jaloux d’empêcher les relations des nestoriens d’Édesse avec les rois de Perse.[8]

Les traces de ce mouvement intellectuel durent s’affaiblir de plus en plus au milieu des vicissitudes politiques et des changements de maîtres qu’Édesse subit. Enlevée à la domination byzantine par les Arabes, elle retomba plus tard au pouvoir des Grecs, pour passer, en 1087, sous le joug des Turcs Seldjoukides, et, en 1099, sous celui des Francs, auxquels, en 1144, elle fut arrachée par Zangui. Il est probable néanmoins qu’au commencement du XIIe siècle, au temps de Matthieu, les dernières traces de ces goûts littéraires, qui avaient fait la gloire de l’antique métropole de l’Osrhoëne, n’avaient pas encore entièrement disparu ; et son livre montre toutes les ressources qu’elle fournit à sa studieuse ardeur. Plusieurs fois il répète qu’il a consulté la tradition orale et les historiens qui l’ont précédé. Mais quels sont ces historiens ? C’est ce qu’il nous laisse ignorer, car il ne cite ni un seul nom propre, ni le titre d’un seul ouvrage ; et la littérature arménienne n’en a produit aucun où soient rappelés les faits qu’il a racontés, et qui puisse nous servir de thème de comparaison.

Il y a plus, les auteurs postérieurs semblent l’avoir entièrement négligé ou même ne l’avoir pas connu, à l’exception du connétable Sempad, qui vivait au XIVe siècle, et qui, dans la première partie de sa Chronique des rois de la Petite Arménie, a abrégé Matthieu, mais sans jamais prononcer le nom de celui qu’il a pris pour guide. Ce silence me paraît tenir à une cause : c’est que Matthieu s’est occupé principalement de l’histoire des provinces occidentales de l’Arménie et des pays limitrophes à l’ouest, appartenant aux Musulmans, aux Grecs et aux Croisés ; tandis que les écrivains venus après lui, et entre autres Guiragos et Vartan, disciples des célèbres écoles de Sanahïn, de Hagh’pad et de Kédig, dans l’Arménie orientale, ont eu en vue surtout cette partie de la Grande Arménie qui, à l’est et au nord, touche à la Perse et à la Géorgie. Ils n’ont donc pu se rencontrer avec Matthieu sur le même terrain.

Ce dernier, simple chroniqueur, se borne à enregistrer année par année les faits qu’il a recueillis, soit de la bouche des vieillards, soit dans les livres qui ont été à sa disposition. Son érudition est très bornée, comme lui-même l’avoue ingénument ; il ne connaît ni les antiquités de sa nation, ni les ouvrages de ceux de ses compatriotes où elles sont décrites. Lorsqu’au chapitre Ier, il parle de la fondation ou peut-être de la restauration d’Édesse, il l’attribue, d’après je ne sais quelle tradition, à Tigrane, sans distinguer parmi les trois souverains d’Arménie qui portèrent ce nom celui auquel il fait allusion. Dans les chapitres suivants, jusqu’à la seconde partie, il brouille entièrement la chronologie des Bagratides, qui cependant avaient vécu dans des siècles assez rapprochés de lui, et pour le règne desquels il pouvait recourir aux historiens Schabouh (Sapor), Jean Catholicos et Etienne Açogh’ig. Ses études théologiques ne s’étaient point étendues au-delà d’une intelligence littérale de la Bible ; et s’il affecte d’en citer à chaque instant des passages, il lui arrive parfois de les tronquer. Les Saints Pères de l’Église grecque, si familiers aux anciens docteurs de sa patrie, lui sont restés inconnus. Sa vie écoulée dans les lieux où la littérature syrienne avait jadis jeté tant d’éclat, pourrait faire supposer d’abord qu’il mit à contribution les monuments qui ont enrichi la langue parlée si éloquemment par saint Éphrem. Mais, à en juger par deux écrivains syriens postérieurs à Matthieu, Michel et Aboulfaradj, on voit combien l’école à laquelle ils se rattachaient s’éloigne de l’école arménienne par les idées religieuses, les préjugés nationaux, et la manière d’envisager les faits historiques. Matthieu et Aboulfaradj, qui représentent ces tendances opposées dans ce qu’elles ont de plus tranché, ne manquent jamais, le premier d’imputer aux Syriens les vices et les crimes les plus odieux, et le second d’accuser et de noircir les Arméniens toutes les fois qu’il le peut. Cet antagonisme implique déjà un défaut de communications mis d’ailleurs hors de doute par l’absence, dans le livre de Matthieu, de toute idée ou expression qui décèle une origine syrienne.

La comparaison de Matthieu avec les Byzantins conduit au même résultat négatif ; il s’écarte tellement de ceux que nous possédons, que l’on est autorisé à conclure qu’il a puisé à d’autres sources. Si on le confronte par exemple avec Léon le Diacre pour le récit des règnes de Nicéphore Phocas et de Jean Tzimiscès, on s’aperçoit que tout en s’accordant au fond avec l’auteur grec, il a travaillé sur des documents d’une provenance différente. Cette comparaison, continuée avec Skylitzès, Cedrenus, Zonaras, Anne Comnène, etc., met en saillie les mêmes dissimilitudes ; elles proviennent non seulement d’une diversité d’informations, mais aussi de la position particulière où ont été placés ces chroniqueurs et Matthieu.

S’ils sont beaucoup mieux que lui au courant des affaires intérieures de la cour de Constantinople, et des révolutions qui agitèrent les contrées occidentales de l’Empire, en revanche il sait mieux qu’aucun d’eux tout ce qui a rapport aux événements survenus dans les provinces asiatiques. Sur ce point il peut aider à les rectifier et à les compléter. C’est ainsi que, grâce au soin qu’il a pris de nous transmettre un des plus curieux documents de l’histoire byzantine, la lettre de Tzimiscès à Aschod III, roi de la Grande Arménie (chap. XVI), nous connaissons aujourd’hui la marche de cet empereur dans la Syrie et la Palestine avec des détails que l’on ne trouve point dans Léon le Diacre. L’authenticité de cette pièce, qui provient sans doute des archives des rois bagratides d’Ani, ne saurait être contestée, car les fautes même que l’on y remarque prouvent qu’elle a été traduite en arménien sur un original grec. Dans quelques passages, cette version présente des noms propres conservant les inflexions grammaticales qu’ils avaient dans le texte primitif. On y lit Vridoun, qui est le nom de la ville de Béryte à l’accusatif, Beryton ; ovoulôn pour obolôn, génitif pluriel d’obolos, obole.

Un autre document de non moindre valeur, et dont nous sommes redevables à Matthieu (ch. XCIII), est le discours prononcé par le roi Kakig II, dans l’église de Sainte-Sophie à Constantinople, en présence de l’empereur Constantin Ducas et du clergé grec, sur des articles de foi controversés entre l’Eglise arménienne et l’Eglise byzantine. Ce discours dut être composé en arménien, qui était la langue maternelle de Kakig, mais traduit et prononcé en grec. C’est donc l’original que Matthieu nous a conservé.

Dans le doute où il nous laisse sur les sources où il a puisé, si j’avais à émettre une opinion, je dirais que, n’ayant consulté ni les écrivains syriens ni les byzantins, dont sans doute il ignorait la langue, il a dû nécessairement faire usage de livres ou de mémoires contemporains écrits en arménien et aujourd’hui perdus.

Son style achève de prouver ce que je disais tout à l’heure, qu’il était dépourvu de toute culture littéraire ; non seulement rien ne rappelle en lui les grands modèles qu’avait produits l’âge d’or de la littérature de son pays, Moïse de Khoren, Elisée et Eznig, mais encore il est à une distance pour ainsi dire infinie des auteurs des VIIIe, IXe et Xe siècles. Il n’a point la narration pompeuse, mais souvent emphatique et obscure de Thomas Ardzrouni, ni l’élégance affectée et verbeuse et le tour oratoire de Jean Catholicos, ni la sobriété ingénieuse et savante d’Etienne Açogh’ig. Il écrit sans art, dans le langage vulgaire qui avait cours de son temps ; il est aux écrivains que je viens de mentionner, ce que nos chroniqueurs latins du moyen âge sont aux historiens de l’antiquité classique. Appartenant à une époque de décadence des lettres et de la nationalité arméniennes, il reflète les idées, les instincts et les préjugés de la société au milieu de laquelle il vécut. Il est simple, il est crédule comme un pauvre moine arménien du XIIe siècle ; exclusif et borné dans ses vues. Quoiqu’il ait passé son existence dans une ville ouverte à toutes les influences politiques et littéraires, il est. Arménien, non seulement de langage, mais encore par la pensée, par le génie et jusque dans les profondeurs les plus intimes de la conscience. Comme tous ses compatriotes, adversaire passionné du concile de Chalcédoine, tout en professant avec eux le dogme des deux natures en J.-C., il exhale ses antipathies religieuses contre les Grecs, par toutes les injures qu’une ardente indignation peut lui suggérer. Sa haine n’est ni moins vive au fond, ni moins véhémente dans son expression, contre les Turcs, fléaux des populations et ennemis de la Croix. Elle n’épargne pas non plus les Francs, qui dominaient sur une partie des pays habités par les Arméniens. Si quelque chose peut excuser ces excès, c’est le patriotisme qui anime Matthieu, et dont les inspirations exagérées, mais désintéressées, l’ont entraîné. La cour de Byzance, loin de chercher à ramener les Arméniens l’unité de la foi par la persuasion et la douceur, avait pris à tâche de les persécuter. Constantin Monomaque, en attirant auprès de lui, par la ruse et le parjure, le roi Kakig II, et en le dépouillant de ses Etats, avait mis fin à la royauté nationale de l’Arménie ; sa politique ombrageuse et celle de ses successeurs avait éloigné de ce pays fous ceux de ses enfants dont les talents militaires pouvaient le protéger contre les infidèles. Depuis un siècle et demi, les Turcs ne cessaient d’y promener la mort, la ruine et l’esclavage. Les Francs, s’abandonnant à ces instincts de pillage et de rapine, à cet esprit d’ambition qu’ils alliaient aux pratiques d’une naïve dévotion, les Francs s’étaient emparés sur plusieurs chefs arméniens, di provinces qu’ils accablaient d’exactions et traitaient en conquérants et en étrangers. C’est le souvenir ou le spectacle de ces violences et des malheurs de la patrie qui arrache à notre chroniqueur ces imprécations et ces paroles amères que l’on regrette de rencontrer si souvent chez lui.

Mais ces défauts portent en eux-mêmes en quelque sorte leur compensation. Cette narration, où rien n’est apprêté, où rien n’arrête l’essor de la pensée et n’en voile l’expression, et qui n’admet point les délicatesses d’un art raffiné, nous représente l’état intellectuel et moral de la nation arménienne, avec des couleurs plus vraies et, mieux tranchées que ne le ferait un style savamment travaillé. Il semble qu’il y ait je ne sais quelle harmonie entre cette manière inculte d’écrire l’histoire et l’époque barbare et agitée où elle était en usage. De ces récits, esquissés d’une main rude et inexpérimentée, ressort en plein, si je ne me fais illusion, tout ce qu’il y a de beautés dans le fond même du sujet. Quel dramatique tableau que celui de ces populations inoffensives expirant avec une résignation chrétienne sous le tranchant du glaive impitoyable qui les immole par milliers ! Quel dévouement dans ces Arméniens du Taurus, qui, à l’approche des Croisés, saluent l’arrivée des vengeurs de la Croix humiliée, volent à leur secours dans les rigueurs de la famine, au siège d’Antioche, et partagent avec eux tous les hasards de la guerre ! Comme notre moine arménien est grand dans son patriotisme, lorsqu’il n’avilit point ce noble sentiment par les égarements de la haine et de la passion ! Comme il aime son pays, et se plait à exalter les actions des enfants de l’Arménie qui l’ont défendue et illustrée ! Avec quelle éloquente simplicité il raconte (chap. LXIII) la mort de ce héros de quinze ans qui s’échappe de la maison paternelle pour aller se jeter au milieu des Turcs, et qui tombe sous leurs coups ; et celle de son vieux père, qui, à ce spectacle de douleur, laisse échapper son épée de sa main affaiblie et découragée ! Et le trépas sublime de cet humble pasteur de village, le prêtre Christophe (chap. LXXXVI) ; surpris par les Turcs, il rassemble à la hâte dans son église ses ouailles, et pendant que cet édifice est cerné de tous côtés, il célèbre les saints Mystères et distribue le pain et le vin sacrés à chacun des assistants, qui vont successivement s’offrir au fer des barbares ; jusqu’à ce que Christophe et ses deux fils Thoros et Etienne, restés seuls, se donnent le baiser d’adieu, et après cette suprême et solennelle étreinte, courent tous trois recevoir, sur le seuil du temple, la couronne du martyre ! Quelle fidélité au culte de la royauté déchue, aux souvenir glorieux du siège de saint Grégoire l’Illuminateur, jadis si riche des pieuses largesses des souverains arméniens, et alors dégradé par la pauvreté et l’oppression ! Comme il sait appeler la pitié et faire couler les larmes sur le dernier de cette noble race des Bagratides, Kakig II, ce prince qui alliait au courage guerrier un vaste savoir, et qui, trahi par les siens, dépouillé de l’héritage de ses pères, traîna dans l’exil et le malheur une existence terminée par la plus déplorable catastrophe !

C’est à ce manque d’éducation littéraire que je signalais tout à l’heure dans notre auteur, qu’il faut attribuer d’autres défauts qu’une culture exercée lui aurait fait éviter facilement, l’amour de l’exagération, la répétition fatigante des mêmes images et des mêmes tournures, la tendance à la déclamation, la concision extrême dans le récit d’événements très importants, et la prolixité dans des circonstances d’un faible intérêt, mais où sa partialité nationale et religieuse se trouvait en jeu.

Son continuateur, Grégoire, doit avoir été son disciple, si l’on en juge par l’animosité extrême qu’il témoigne comme Matthieu contre les Grecs, et par la manière identique dont il juge les événements et les hommes. Il se qualifie d’érets ou prêtre séculier, c’est-à-dire non engagé dans l’état monastique et marié. Il occupait, à ce qu’il paraît, un rang considérable parmi ses compatriotes, puisque le début de son livre nous le montre s’adressant aux grands et au gouverneur de Kéçoun, lorsque, en 1137, cette ville fut abandonnée par ses habitants, menacés par les Turcs, pour les exhorter à la défendre, et s’y renfermant avec eux. Les deux expéditions de l’empereur Jean Comnène en Cilicie et en Syrie, la prise d’Édesse sur les Francs par Zangui, les relations tantôt hostiles, tantôt bienveillantes, des sultans d’Iconium avec les princes Roupéniens, les démêlés et les guerres de ces sultans avec les émirs de Cappadoce de la famille de Danischmend, la fin de la dynastie des comtes d’Édesse de la maison de Courtenay, les entreprises des Croisés contre Nour ed-din, celles des rois de Géorgie sur le territoire arménien contre les villes d’Ani et de Tévïn, tels sont les faits principaux que son livre embrasse. Son style n’est pas moins vulgaire et trivial que celui de Matthieu.

Je me suis efforcé, dans ma traduction, de faire ressortir dans tout leur relief les traits de la physionomie de nos deux auteurs ; j’ai rendu le texte avec le plus de fidélité possible et dans toute son intégrité, reproduisant l’ordre des idées et la construction des phrases, autant que le comporte le génie de notre langue, et conservant même certaines pensées ou images répétées à satiété. Malgré tous mes soins, je ne doute pas que des erreurs ne me soient échappées ; on les excusera, j’ose l’espérer, comme inévitables à celui qui, entreprend le premier de rendre dans un idiome moderne un texte ancien, encore inédit, et que des transcriptions multipliées d’âge en âge ont plus ou moins altéré.

Ma version a été faite sur trois manuscrits in 4° de la Bibliothèque impériale de Paris, cotés sous les nos 95 et 99 de l’ancien fonds arménien, et le troisième classé dans le supplément à ce fonds. — Le premier est tracé avec assez d’élégance sur cette sorte de papier de coton appelée improprement papier turc, dans la forme d’écriture cursive que l’on nomme nôdrakir (écriture de notaire ou de chancellerie), et dont on fait remonter l’usage au commencement du XVIIe siècle. Le texte de ce manuscrit, qui est ordinairement assez correct, comprend les 120 premiers chapitres de la Chronique de Matthieu, jusqu’à l’année 530 de l’ère arménienne (1er mars 1081 - 28 février 1082). — Le manuscrit n° 99 a été transcrit sur papier d’Europe, en caractère nôdrakir, à double colonne, par un scribe à la main inhabile et ignorant, qui a fait dans sa copie tant de fautes et d’omissions, qu’il l’a rendue souvent inintelligible. Mais il est plus complet que le précédent, puisqu’il va jusqu’au chap. CCVII inclusivement, 560 de l’ère arménienne (22 février 1111 - 21 février 1112). — Le troisième manuscrit est une copie des 132 derniers chapitres de la Chronique de Matthieu et de la Continuation de Grégoire le Prêtre, se terminant à l’année 611 (9 février 1162 - 8 février 1163). Cette copie a été faite en 1849 par un jeune et savant religieux, le R. P. Khoren Calfa, sur cinq exemplaires que possèdent les RR. PP. Mékhitharistes dans leur bibliothèque du couvent de Saint-Lazare à Venise, et dont il a eu soin de noter en marge les variantes.

J’avais déjà publié en 1850, sous le titre de Récit de la première croisade, un fragment de l’ouvrage de Matthieu, à partir du chap. CL, jusques et y compris le chap. CCLIII. J’ai refait ma version en l’améliorant par de nouvelles recherches, et en étudiant d’une manière plus approfondie et dans son ensemble ce curieux monument de la littérature arménienne du moyen-âge.

J’ai cru devoir me dispenser de marquer la page ou le folio des ouvrages de plusieurs historiens arméniens inédits, tels que Guiragos, Vartan, Açogh’ig, etc., que j’ai cités fréquemment dans mes notes. Ces indications eussent été inutiles pour des manuscrits qui sont aujourd’hui fort rares, et dont la pagination varie dans les exemplaires que renferment les collections privées ou les établissements littéraires particuliers auxquels j’ai eu accès. — Quant aux chroniqueurs arabes qui existent en manuscrits à la Bibliothèque impériale de Paris, comme Kémal ed-din, Ibn Alathir, Noveïri, Ibn Djouzi, etc., et auxquels j’ai eu recours, j’ai noté autant que possible, l’année où sont rapportés les passages que je leur ai empruntés, parce que ce renseignement m’a paru suffisant pour permettre de retrouver et de vérifier ces passages, et parce qu’il est applicable à toutes les copies de ces auteurs qui appartiennent aux autres Bibliothèques de l’Europe. Les déterminations sur lesquelles est fondée la concordance que j’ai donnée de l’ère arménienne et de l’ère chrétienne, sont exposées tout au long dans mes Recherches sur la Chronologie arménienne, ouvrage depuis longtemps en cours d’impression, mais dont l’apparition a été retardée par les exigences d’une exécution typographique longue et difficile. Dans ce livre, les différentes ères que j’ai eu le plus fréquemment occasion d’employer sont indiquées par des abréviations dont plusieurs se rencontrent dans les notes du présent volume. Après une date énoncée en chiffres, E. A. signifie Ere Arménienne, E. Nat., Ere de la Nativité qui est celle dont fait usage le chronographe Samuel d’Ani, et qui part de la deuxième année avant l’ouverture de notre ère chrétienne vulgaire, que je représente par l’abréviation E. Ch. ; l’Indiction est exprimée par Ind. ; l’Hégire par Hég. On trouvera dans le même ouvrage les raisons qui expliquent et justifient le système de transcription en lettres françaises que j’ai suivi pour les noms arméniens de personnes et de lieux.

Edouard Dulaurier.

Paris, Juin 1858.

 


NOTE PRÉLIMINAIRE.

Avant de reproduire la partie de la Chronique de Matthieu d’Édesse où il raconte la première croisade, j’ai cru devoir lui emprunter les chapitres où, retraçant les expéditions des empereurs Nicéphore Phocas et Jean Tzimiscès dans la Mésopotamie, la Syrie et la Palestine, il nous rappelle les premières tentatives des chrétiens pour reprendre aux musulmans les lieux sanctifiés par l’œuvre de la Rédemption, tentatives que l’on peut considérer comme le prélude de la conquête qui assura rétablissement de l’empire des Latins en Orient. Le récit de ces expéditions se rattache essentiellement à l’histoire de nos guerres saintes d’outre-mer. En effet, cette histoire ne saurait être bien comprise si elle n’est éclairée par l’étude des faits qui préparèrent la scène où nos ancêtres vinrent jouer un rôle si glorieux : la domination arabe ; les invasions des Turcs seldjoukides, avec lesquels ils eurent tant de fois à se mesurer ; l’origine des principautés que les enfants de Seldjouk fondèrent en Perse, dans le nord de la Syrie et dans l’Asie Mineure ; les luttes des empereurs grecs contre les princes de la puissante famille arabe des Hamadanites, qui possédait le nord de la Syrie et la Mésopotamie, et contre les khalifes fatimides ; enfin ces pèlerinages qui, depuis le vie siècle, conduisirent de tous les points du monde chrétien tant de pieux visiteurs au tombeau du Christ. C’est ainsi que le plus savant annaliste de la Palestine, Guillaume de Tyr, en décriant la marche des Francs, a toujours soin de jeter un coup d’œil rétrospectif sur les lieux où ils plantèrent, leurs drapeaux victorieux, et dans ces derniers temps, MM. Michaud et Wilken ont cru devoir remonter jusqu’à l’époque où Constantin releva l’étendard de la Croix dans l’église du Saint-Sépulcre, à Jérusalem.

L’un des plus précieux documents qui nous restent de, cette période antérieure à l’arrivée, des Francs dans la Terre Sainte, et que nous a transmis Matthieu, est la relation de la brillante campagne que Tzimiscès entreprit dans la Syrie et la Palestine, et qu’il a racontée lui-même dans une lettre adressée à Aschod III, dit le Miséricordieux, roi de la Grande Arménie. Nous pouvons suivre maintenant d’étape en étape, la marche de ce prince, décrite avec des détails qui n’ont été connue ni de Léon le Diacre ni d’aucun autre chroniqueur byzantin.

L’authenticité de cette pièce, qui provient sans doute des archives des rois bagratides d’Ani, ne saurait être mise en doute, car les taules mêmes que l’on y remarque prouvent qu’elle a été traduite en arménien sur un original grec. Dans quelques passages, cette version nous offre des noms propres conservant les inflexions grammaticales qu’ils avaient dans le texte primitif : on y lit Vridoun, qui est le nom de la ville de Béryte à l’accusatif, ovoulôn, transcription du génitif pluriel oboles.

Si Matthieu d’Édesse tient à l’histoire des croisades par les souvenirs qu’il évoque et qui lui sont antérieurs, il s’y rattache encore bien plus étroitement par la narration des faits contemporains dont il a été le témoin oculaire. En parcourant les pages de son livre, nous voyons comment se forma et grandit peu à peu le royaume de la Petite Arménie, comment s’établirent et se développèrent d’une manière de plus en plus intime les relations de ce royaume avec les Etats latins du voisinage. En nous parlant des événements qui eurent pour théâtre le comté d’Édesse, lorsque cette ville obéissait à des princes français (1098-1144), et de ceux qui s’accomplirent alors dans la Comagène, dans les parties, septentrionales de la Syrie, la principauté d’Antioche, et dans la Cilicie, il est neuf et original, et aucun des historiens arabes, syriens, grecs ou latins de cette époque ne saurait le suppléer.

Dans la Préface de la Chronique de Matthieu d’Édesse, que j’ai publiée précédemment, j’ai cherché à apprécier son mérite comme historien, l’influence exercée sur lui par sa nationalité, par le caractère sacré dont il était revêtu, et le siècle où il vivait. Dans sa narration, esquissée d’une main rude et sans art, avec les formes incorrectes du langage vulgaire usité de son temps, et où éclate souvent la passion politique et religieuse, il nous apparaît quelquefois éloquent avec simplicité, toujours véridique dans sa rude franchise, diligent dans ses investigations, et généralement bien informé. J’ai discuté les sources où il a pu avoir accès, et j’ai montré les différences tranchées qu’il présente avec lots écrivains byzantins ou orientaux contemporains, et avec ceux aussi de sa propre nation. En m’en référant à ce que j’ai dit dans ma publication précitée, je crois devoir me borner ici à transcrire les courts détails que j’ai pu réunir sur la vie de Matthieu. Malheureusement il en est pour lui comme pour nous les autres écrivains de sa nation, leur biographie nous fait défaut. En littérature dont ils émanent, si riche en monuments de l’histoire religieuse ou politique, n’a rien produit d’analogue à ce qui constitue pour nous l’histoire littéraire, ci nous ne pouvons retracer cette biographie qu’en la composant avec des traits épais ça et là et insuffisants. Tout ce que nous savons à cet égard est ce qu’il nous apprend lui-même dans les prologues de sa 2e et de sa 3e parties. Il se donne le surnom ethnique d’Ourh’aïetsi, c’est-à-dire habitant ou plutôt natif d’Édesse (Ourh’a), en effet, il ajoute immédiatement que cette cité lui avait donné le jour ; quelques lignes plus loin, il se qualifie de vanérêts, ou supérieur de couvent. La date de sa naissance et de sa mort nous est inconnue. Ce qui est indubitable, c’est que son existence dut se prolonger au delà de 1136, année où se termine son livre. C’est sans aucun fondement qu’un historien arménien moderne, le P. Michel Tchamitch, a supposé, et que Cirbied a répété, que Matthieu, déjà très avancé en âge, fut enveloppé dans le massacre des habitants d’Édesse lorsque cette ville fut prise, en 1144, par Emad ed-din Zangui, prince de la dynastie des Atabeks de Syrie et père du fameux Nour ed-din. Il parait qu’il y passa la plus grande partie de sa vie, puisqu’il affirme que c’est là qu’il rassembla et mit en œuvre les matériaux de sa Chronique, dont les deux premières parties seulement lui avaient coûté quinze années de recherches persévérantes. On peut inférer de ce qu’il dit au chapitre CIII (Extrait II) que plus tard il s’était retiré à Kéçoun, ville du nord de la Comagène, qui appartenait alors, ainsi que Marasch, à un prince latin nommé Baudouin, le Balduinus de Mares de Guillaume de Tyr. En effet, ses paroles semblent indiquer qu’il était à Kéçoun, lorsque l’émir de Cappadoce Amer Gazi, fils de Mohammed Ibn el Danischmend, vint en faire le siège en 1136 ; et, en parlant de Baudouin, il l’appelle notre comte comme s’il voulait faire entendre qu’il dépendait de ce prince.

J’ai eu pour faire ma version trois manuscrits de la Bibliothèque impériale de Paris, cotés sous les nos 95 et 99 de l’ancien fonds arménien, et le troisième classé dans le supplément. Le premier, que je désignerai parla lettre A, est tracé avec assez d’élégance sur cette sorte de papier de colon appelée improprement papier turc, dans la forme d’écriture cursive que l’on nomme nôdrakir (écriture de notaire ou de chancellerie), et dont on fait remonter l’usage au commencement du XVIIe siècle. Le texte de ce manuscrit, qui est ordinairement assez correct, comprend les cent vingt premiers chapitres de la Chronique de Matthieu, jusqu’à l’année 530 de l’ère arménienne (1er mars 1081 - 28 février 1082). Le manuscrit n° 99, indiqué ici par la lettre B, a été transcrit, sur papier d’Europe, en caractère nôdrakir, à double colonne, par un scribe à la main inhabile et ignorant, qui a fait dans sa copie tant de fautes et d’omissions, qu’il l’a rendue souvent inintelligible ; mais ce manuscrit est plus complet que le précédent, puisqu’il va jusqu’au chapitre CCVII inclusivement, 560 de l’ère arménienne (22 février 1111 - 21 février 1112). Le troisième manuscrit, coté C, est une copie des cent trente-deux derniers chapitres de la Chronique de Matthieu et de la continuation de Grégoire le Prêtre, qui a pour limites l’année 611 (9 février 1162 - 8 février 1163). Cette copie a été faite en 1849, d’après ma demande, par un jeune et savant religieux, le R. P. Khoren Calfa, sur cinq exemplaires que possèdent les RR. PP. Mékhitharistes dans leur bibliothèque du couvent de Saint-Lazare, à Venise, et dont il a eu soin de noter en marge les variantes. Je distinguerai ces cinq exemplaires par les doubles lettres Ca, Cb, Cc, Cd et Ce. Le texte de mon premier fragment de Matthieu a été établi d’après les manuscrits A et B ; celui du second, d’après les manuscrits B, Ca, Cb, Cd et Ce, jusqu’au chapitre lvii inclusivement, à partir duquel je n’ai plus eu que le manuscrit Ca pour me guider.

 

 

 



[1] Histoire d’Arménie, t. III.

[2] Liv. XVI, ch. 14 et 17.

[3] Our’ha, suivant la prononciation et l’orthographe arménienne.

[4] Histoire d’Arménie, liv. 1er

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Voir dans mon Extrait de la Chronique de Michel le Syrien, Journal Asiatique, octobre 1848, et Greg. Abulpharagii sive Bar-Hebrœi Chronicon syriacum, la liste des écrivains syriens consultés par ces deux auteurs. Cf. V. Land, Johannes Bischof von Ephesos, Leyden, 1856.

[8] Bayer, Historia Osrhoena et Édessena, Petropoli, 1744 ; et Essai sur l’école chrétienne d’Édesse, par M. l’abbé Allemand-Lavigeric, Paris, 1856.