CHRONIQUE DE MATTHIEU D’ÉDESSE (962 – 1136)

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

RÉCIT DE LA PREMIÈRE CROISADE

Jusqu’au point de notre histoire où nous touchons maintenant, nous avons employé les matériaux rassemblés par nous avec beaucoup de fatigues et d’efforts pour une période de cent ans, matériaux que nous avons recueilli et dont nous avons examiné la valeur par des travaux prolongés. Nous les avons empruntés à des gens qui avaient été les témoins oculaires des faits consignés dans ce livre, ou qui les avaient entendu raconter dans les anciens temps, et à ceux aussi qui avaient lu les histoires contemporaines de ces événements, et des malheurs que notre nation a soufferts en punition de ses péchés. Bien des fois nous avons réfléchi à la tâche pénible de retracer les catastrophes des Ages postérieurs, et les châtiments terribles qu’a éprouvés l’Arménie de la part de la nation chevelue et abominable des Elyméens (Egh’imnatsik’), de la part des Turcs et de leurs frères les Romains.

Ces motifs m’ont engagé à méditer sans cesse mon dessein comme une œuvre grande, et à rechercher comment s’accomplit la destruction de notre royaume. Après avoir réuni tous les documents, je les ai coordonnés en conduisant ma narration jusqu’à l’époque où nous sommes arrivés ici. J’ai raconté ce que mes recherches m’ont appris sur les trois nations précitées, sur les patriarches, sur les autres peuples et sur les rois. Les récits que je vais entreprendre marquent le commencement de notre chute, et embrassent la suite des événements arrivés du temps de nos pères, dont ils furent bien des fois les témoins, et qui ont été l’objet de mes continuelles préoccupations. Je me suis livré pendant huit années à d’incessantes investigations, et je me suis fait un devoir de les mettre en lumière et de les consigner par écrit, afin que la mémoire ne s’en efface pas au milieu du malheur des temps, et subsiste à jamais. C’est pourquoi, moi, Matthieu d’Édesse, né dans cette ville, e : moine, je n’ai tenu aucun compte de mes peines, et je n’ai eu d’autre but que de laisser après moi ce livre, comme un monument pour ceux qui aiment à étudier l’histoire, afin que lorsqu’ils se livreront à des recherches sur les siècles passés, ils puissent facilement trouver l’indication des époques, des temps et des catastrophes qui en ont signalé le cours, et afin que, réfléchissant à ces malheurs, ils se rappellent les fléaux dont Dieu nous a frappés dans colère, et que nous avons subis à cause de nos péchée, comme une rétribution infligée par la justice de ses jugements. Les cala mités que nos fautes ont attirées sur les contrées chrétiennes, les sévères avertissements que Dieu notre Seigneur nous a donnés en se servant du bras des infidèles, et les punitions célestes qui nous ont atteints, nous n’avons pas voulu que le souvenir en fût perdu. Aussi est-il convenable sans cesse et toujours de prêter l’oreille à ces admonition suprêmes. Le même châtiment s’est de nouveau appesanti sur nous et se prolonge encore, châtiment que nous avons subi comme une expiation bien méritée.

Nous avons encore à vous raconter l’histoire de quatre-vingts années, et à vous faire connaître le résultat des travaux exécutés par nous, Matthieu d’Édesse, supérieur de couvent.

LXXVII. En l’année 502 (8 mars 1053 - 7 mars 1054), un signe extraordinaire et effroyable, présage d’extermination apparut, manifesté par la colère céleste, dans la grande ville d’Antioche. Ce phénomène se montra dans l’intérieur du soleil, et excita partout la frayeur et l’étonnement il consterna l’âme des fidèles, car il annonçait le terrible jugement que Dieu allait faire éclater. Voici ce qui provoqua sa colère. Les Syriens, qui étaient nombreux à Antioche, possédaient de grandes richesses et vivaient dans l’opulence et le faste. Leurs jeunes garçons, lors qu’ils se rendaient à l’église qui appartenait à leur nation, y allaient au nombre de 600, montés sur des mulets. Les Romains, très jaloux des Syriens, leur avaient voué une haine implacable. Un des principaux Syriens avait un grand nombre de captifs : cela occasionna un procès considérable qui fut soumis au patriarche des Romains. Le Syrien, craignant les chances du jugement, céda aux instances pressantes qui lui furent faites d’abandonner es foi ; et les Romains ayant obtenu son assentiment, le rebaptisèrent.

Après avoir ainsi renié sa croyance, il devint l’ennemi des nobles ses compatriotes. Il en résulta de grands désagréments pour les Syriens : car ayant entrepris de soutenir chaque jour des controversés contre les Romains, ceux-ci en vinrent à un tel degré d’impudence, qu’ils perdirent même la conscience de leurs actions, et que leur patriarche donna l’ordre de brûler le livre des Evangiles des Syriens. Mais lorsqu’ils l’eurent mis dans le brasier, une voix sortit du volume divin, qui de lui-même s’échappa des flammes. Alors ils l’y jetèrent de nouveau, et il s’en échappa également. Dans leur rage sacrilège, ils l’y précipitèrent une troisième fois, et il en sortit encore intact. Etant revenus à la charge pour la quatrième fois, le livre saint prit feu et fut consumé. Ce fut ainsi que le saint Evangile du Christ notre Dieu fut brûlé à Antioche par les Romains. Le patriarche et tout son peuple, après avoir quitté le lieu où cette scène s’était passée, retournèrent à l’église de Saint-Pierre, pleins d’allégresse, comme après une victoire remportée sur un ennemi redoutable. Lorsqu’ils y furent rentrés, un fracas horrible retentit dans tout l’édifice, et un violent tremblement de terre agita la ville entière. Un autre jour le feu du ciel tomba sur Saint-Pierre, et pareille à une lampe, cette église s’enflamma depuis les fondements jusqu’au faite ; les pierres mêmes s’embrasèrent comme un monceau de bois ; la fumée s’élevait jusqu’aux nues. Le sol du sanctuaire s’entrouvrit, et l’autel du saint Sacrifice fut englouti dans les profondeurs de la terre. La pierre lumineuse que le grand Constantin avait déposée là avec un présent de 200.000 pesant d’or, et qui était placée au-dessus de l’autel pour éclairer pendant la nuit, tomba à terre, et il fut impossible de la retrouver. Quarante autres églises appartenant aux Romains furent consumées par la foudre avec Saint-Pierre, tandis que celles des Arméniens et des Syriens n’éprouvèrent aucun dommage. Frappés de stupeur, tremblante et plongés dans la consternation, les habitants se mirent en prières, et adressèrent à Dieu des supplications accompagnées de larmes et de soupirs abondants. Le patriarche sortit suivi des prêtres, des diacres, des clercs et d’une foule pressée d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants. Ils parcoururent la ville revêtus de leurs ornements sacerdotaux, et tenant à la main les objets les piu vénérés du culte. Lorsqu’ils furent parvenus à Hor’om-Meïdan (la place des Romains), à l’endroit où s’élève le petit pont, bâti sur les torrents de la montagne, le sol retentit tout à coup avec un fracas horrible, et un tremblement de terre se fit sentir. C’était au milieu du jour, vers la sixième heure. Au même instant, la terre s’entrouvrit, et découvrant ses abîmes, engloutit le patriarche, les prêtres et toute la foule, ail nombre de plus de dix mille personnes. Pendant quinze jours des cris plaintifs sortirent des profondeurs de ce gouffre ; ensuite tous ces malheureux furent étouffés, car la terre se referma sur eux, et ils y sont restés ensevelis. Ces châtiments furent infligés aux habitants d’Antioche par la justice divine. Il serait ici déplacé de mentionner les abominations qu’ils avaient commises, et auxquelles s’associaient même les ecclésiastiques et les chrétiens grecs de tous les rangs. Car la fumée de ces œuvres d’iniquité s’est élevée plus haut que celle de Sodome et de Gomorrhe. Leur sort prouve qu’ils méritaient bien cette punition. Car, si à Sodome et à Gomorrhe le feu du ciel tomba sur des pécheurs endurcis pour les anéantir, là, des coupables non moins criminels furent condamnés à périr tous à la fois par le feu, et à être précipités dans les abîmes de la terre, au sein de cette ville perverse ; et cependant ses habitants persistent encore avec opiniâtreté dans leur croyance impie. Tout en professant le culte de Dieu, ils pratiquaient les œuvres des incrédules et des infidèles, et s’abandonnaient avec entrainement aux passions les plus dissolues, à des excès dont le récit serait odieux à entendre et honteux à raconter. Que dire donc de ceux qui s’en rendaient coupables, lorsque le Sauveur nous a même interdit, sous peine de faute grave, d’arrêter le regard sur une femme ! Parlerai-je de la sodomie dont ils se souillaient, crime que le Seigneur fit expier à cette ville corrompue ?

LXXVIII. En l’année 503 (8 mars 1054 - 7 mars 1055), un vent au souffle empoisonné et mortel souffla sur notre pays. Le roi des Perses, Thogrul Sultan, descendant de son trône, vint, avec une armée aussi nombreuse que le sable de la mer, fondre sur l’Arménie.[1] Et.ant arrivé à Pergri, il prit cette ville d’assaut, et ayant chargé de chaines les principaux habitants, les trama en esclavage. Il s’empara d’autres places, le fer à la main, et en extermina les populations. Pareil à un nuage noir, d’où l’éclair jaillit, il lançait dans sa course une grêle meurtrière. Ayant mis le siège devant Ardjèsch, et ayant continué ses attaques pendant huit jours, les habitants, accablés par la multitude des ennemis qui leur faisaient une guerre acharnée, s’empressèrent de venir, en suppliante, faire leur soumission. A force de prières, et grâce aux présents qu’ils lui offrirent en quantité, or, argent, chevaux et mulets, ils obtinrent de conclure des préliminaires de paix : « O sultan, seigneur du monde, dirent-ils à Thogrul, va prendre la ville de Mandzguerd,[2] et alors nous et toute l’Arménie nous t’appartiendrons. » Cette proposition causa un vif plaisir à Thogrul, et étant parti avec son armée, il arriva devant Mandzguerd, comme un serpent rempli d’une malice consommée. Aussitôt il établit son camp sous les murs de cette ville et l’investit. S’étant arrêté dans un lieu nommé K’arakloukh (Tête de pierre), il y fixa ses quartiers. Dès que l’aurore commença à éclairer l’horizon, il ordonna de sonner les trompettes. C’était un spectacle affreux que celui qui s’offrit aux yeux des chrétiens le jour où les infidèles entourèrent leurs murs. Car dès que le fracas des trompettes eut retenti, les clameurs poussées par toute l’armée à la fois ébranlèrent les remparts. Et maintenant que dirai-je des chrétiens de cette cité, qui tous, combattant héroïquement, résistèrent à des assauts incessants ? Le général qui en avait le commandement était un Romain nommé Vasil, fils d’Aboukab,[3] homme excellent et pieux. Il fortifia la ville par tous les moyens possibles il avait enrôlé tous les habitants qui avaient du cœur, hommes et femmes. Il promettait à chacun, au nom de l’empereur, des honneurs et des dignités, et nuit et jour il ne cessait de les encourager et de les animer. Cependant les infidèles ne discontinuèrent pas pendant plusieurs jours leurs attaques. Comme ils avaient entrepris de creuser sous les remparts aile de pénétrer dans la ville par cette ouverture, les assiégés s’en étant aperçus, pratiquèrent une contre-mine et firent prisonniers les mineurs ennemis. Parmi eux était le beau-père du sultan, nommé Osguedzam.[4] Les ayant amenés sur le rempart, ils les massacrèrent tous. Ce spectacle affligea profondément le sultan, qui envoya chercher à Pagh’êsch la baliste que l’empereur Basile avait fait construire afin de battre les murs de Her, machine étonnante et terrible. Lorsqu’elle eut été dressée, toute la ville fut épouvantée. Les premiers qu’elle atteignit furent trois sentinelles ; du même coup elle rejeta dans l’intérieur un homme qui occupait un poste avancé. Alors un prêtre, sortant des rangs des assiégés, éleva à la hâte une machine pour l’opposer à celle des infidèles, et avec la première pierre qu’il lança, il atteignit la baliste ennemie, et fracassa la tête du bélier. A cette vue le courage revint aux habitants terrifiés. Mais au bout de quelques jours les infidèles fortifièrent leur machine, la rendirent inaccessible de tous côtés, et recommencèrent à battre le rempart avec d’énormes pierres. Les assiégés furent plongés de nouveau dans une profonde consternation. Vasil fit proclamer ces paroles dans les différents quartiers de la ville : « Celui qui aura le courage de sortir des murs, et d’aller incendier cette baliste, recevra de moi avec libéralité de l’or, de l’argent, des chevaux et des mulets, et de l’empereur des honneurs et des dignités. S’il vient à périr, et qu’il ait une famille, cette récompense deviendra son héritage. » Un Franc[5] se présenta et dit : « C’est moi qui irai remplir cette mission ; c’est moi qui aujourd’hui verserai mon sang pour les chrétiens ; car je suis seul, et je n’ai ni femme, ni enfants pour pleurer ma perte. » Il demanda un vigoureux et rapide coursier, endossa une cuirasse, couvrit sa tête d’un casque, et prit une lettre qu’il attacha à la pointe de sa lance. Dans son sein étaient cachés trois pots en verre remplis de naphte. Ainsi équipé, il se mit en route, ayant l’apparence d’un homme chargé d’un message. Après s’être recommandé aux prières des chrétiens, et plein de confiance en Dieu, il se dirigea droit vers le camp des infidèles. Ceux-ci, apercevant la lettre, crurent voir arriver un messager, et se tinrent tranquilles. C’était vers midi ; et comme la chaleur était extrême, chaque soldat dormait dans sa tente. Le Franc s’étant avancé en face de la baliste, s’arrêta : les ennemis crurent qu’il était occupé à contempler et à admirer cette formidable machine. En même temps, ayant saisi un des pots de naphte, il le lança contre la baliste ; puis, en faisant le tour avec la rapidité de l’aigle, il jeta un second pot ; enfin, tournant une troisième fois, il lança le dernier. Aussitôt la baliste s’enflamma, tandis que le Franc fuyait rapidement. A cette vue, les infidèles s’élancèrent à sa poursuite ; mais il regagna la ville sans avoir été atteint, et sans accident. La machine fut entièrement consumée ; et les habitants, ravis de joie, comblèrent de présents le Franc. Mandé par Monomaque à sa cour, il reçut de lui des dignités. Le sultan lui-même ne put refuser son admiration à l’auteur d’une telle prouesse, et témoigna à Vasil le désir de le voir et de le récompenser. Mais le Franc déclina cette invitation, au grand regret de Thogrul.

Cependant le sultan ordonna de recommencer à miner les remparts ; mais les assiégés, redoublant d’efforts, bravèrent toutes les machines auxquelles il eut recours. Ils avaient fabriqué des crampons en fer, à l’aide desquels ils enlevaient les mineurs, qu’ils massacraient à l’instant. Se voyant aussi vigoureusement repoussé, Thogrul fut forcé d’arrêter les travaux, et en ressentit un dépit mortel. Pour le braver, les habitants prirent un porc, et le plaçant dans une baliste, le lancèrent dans le camp ennemi, en criant tous à la fois : « O Sultan, prends ce porc pour femme, et nous te donnerons Mandzguerd en dot. »

En entendant ces paroles, ce prince entra en fureur, et fit couper la tête à ceux qui lui apportèrent le porc, et étaler leurs cadavres devant Mandzguerd. Puis il s’en revint en Perse, honteux de cet échec. C’est ainsi que, par la miséricorde de Dieu, cette ville fut sauvée des mains des Turcs.

LXXIX. En l’année 504, (8 mars 1055 - 6 mars 1056) mourut Monomaque, après un règne de quatorze ans.[6] La couronne passa à la sœur de sa femme [Zoé], la princesse Théodora (Tôdôr), celle qui fut nommée Elector (Elekhdôr). C’était une sainte femme, vivant dans la virginité, et d’une vertu exemplaire. Elle ordonna de traiter tous ses sujets avec bonté, principalement les veuves et les captifs, et voulut que ceux qui avaient souffert un dommage quelconque fussent indemnisés, et recouvrassent leurs droits ; tous les prisonniers furent relâchés, Elle délivra de leurs fers les princes arméniens, fils d’Abel et frères de Harbig, et les rappelant de l’île où ils avaient été exilés, les renvoya chez eux comblés d’honneurs ; elle leur rendit la forteresse d’Argni, héritage de leurs pères, après leur avoir recommandé de ne jamais s’écarter de leur devoir envers elle. Cette année Ber’os fut remplacé dans sa charge de gouverneur par Mélissène (Méliçanos), homme de bien, et d’une haute réputation, compatissant aux veuves et aux captifs, bienfaiteur des populations et recommandable par les plus belles et les plus nobles qualités. Théodora, après avoir occupé le trône deux ans et trois mois, alla rejoindre le Christ, et mourut dans les sentiments d’une piété parfaite.[7] Elle eut pour successeur Michel l’Ancien, qui régna sept mois.[8]

Ce fut à cette époque qu’un des grands de l’empire, nommé [Isaac] Comnène (Goman), s’avança à la tête d’une armée formidable contre Constantinople. Il établit son camp sur les bords de la mer océane, du côté de l’Asie, et réclama impérieusement la couronne. Ceci se passa en l’année 505 de notre ère (7 mars 1056 - 6 mars 1057). Michel, avec toutes les forces de l’Occident, traversa la mer à Chrysopolis (Kraubolis), pour s’opposer à Comnène (Gomanos). Cette journée vit une terrible bataille s’engager entre les chrétiens, qui s’égorgèrent avec rage ; et la terre fut inondée de leur sang. Dans la mêlée, Comnène, ardent comme un lion, et poussant un cri terrible, se précipita sur les impériaux, les tailla en pièces et les unit en fuite ; tous furent passés au fil de l’épée. Acculés sur les bords de la grande mer océane, et pareils à des sauterelles engourdies par le vent, ils étaient paralysés dans leurs mouvements, et impuissante résister à d’aussi rudes attaques. Les uns périrent engloutis dans la mer, les autres sous le tranchant d’un glaive inexorable. Les Romains perdirent 150.000 hommes, l’élite de leur armée ; les principaux officiers furent faits prisonniers. Les grands qui étaient restés dans le palais impérial, voyant ce désastre, se concertèrent pour donner la couronne à Comnène, quoiqu’il eût plongé dans le deuil toute la nation grecque.[9] Le patriarche et les grands se rendirent en corps auprès de lui, et après lui avoir prêté serment et avoir reçu le sien, l’introduisirent dans la ville et le firent asseoir sur le trône : dès lors la tranquillité fut assurée.[10] Cependant la ruine et la dévastation désolèrent encore l’empire pendant tout le cours de cette année ; car Comnène et Michel saccageaient, chacun de son côté, les contrées qui s’étaient déclarées contre eux.[11] Ces désordres ne firent même que s’accroître et continuer, jusqu’à ce que Comnène, devenu seul maître du pouvoir suprême, eût publié un édit qui y mit un terme. Il combla d’honneurs ceux qui étaient restés fidèles à Michel, beaucoup plus que ses propres partisans. Avant que la cause de Comnène ne triomphât, plusieurs grands étaient accourus au secours de Michel, entre autres, Bizônid[12] et Libarid. Mais lorsqu’ils furent arrivés à Djerdjéri et qu’ils apprirent le triomphe définitif de Comnène, ils se sauvèrent pendant la nuit, en se disant les uns aux autres : .L’erreur retourne de Djerdjéri.[13] » Au bout de quelques jours ils vinrent se présenter à l’empereur, qui les traita avec les plus grands honneurs, Comnène donna l’ordre de frapper des monnaies en son nom, et où il était représenté avec un glaive sur l’épaule, « car, disait.il, c’est avec mon épée que j’ai conquis la couronne.[14] Il offensa Dieu par ces paroles orgueilleuses, et commit bien d’autres actions qui le rendirent coupable envers les chrétiens. Quelque temps après, ayant rassemblé des forces considérables, afin de porter la guerre contre les Patzinaces,[15] il traversa le Danube (Donavis), et s’avança, semant partout en Occident la ruine sur son passage. Dans tous les lieux où il arrivait, rugissant comme une bête sauvage, il donnait cours à la férocité de ses instincts, et versait des torrents de sang. Des lamentations s’élevèrent en tous lieux dans l’Occident, et surtout dans le pays des Bulgares. On était alors dans l’été. Cependant un châtiment du ciel irrité tomba sur l’armée de Comnène, châtiment dont aucune bouche humaine ne saurait raconter la rigueur, que la plume ne pourrait retracer, et qui fut une juste punition de ses crimes. Un nuage monta de l’occident, nuage à l’aspect sombre et sinistre, et que personne n’osait contempler et s’abattit sur le camp des Romains : de ses flancs sortaient des bruits de tonnerre, et il en jaillissait des éclairs vomissant le feu. Ce nuage commença à lancer une grêle d’une grosseur énorme, et dont les coupe redoublés et écrasants atteignirent les soldats. Effrayés, ils se débandèrent de tous côtés, no sachant comment se dérober ce fléau. L’empereur, furieux, fut obligé de se sauver comme un fuyard. Ses troupes s’étaient dispersées sur les collines et dans les plaines. Quel spectacle que celui de la déroute qui suivit cet épouvantable orage et où tant de personnes trouvèrent la mort ! Le père tombait écrasé par son fils, le fils par ion père, et les frères l’un par l’autre. L’empereur resta perdu, n’ayant que trois hommes avec lui, jusqu’au Danube, et ce ne fut que plus tard qu’on le retrouva. Lorsqu’il fit le dénombrement des soldats qui lui restaient, il vit que la plus grande partie avait été détruite. Quant aux chevaux, aux mulets, à l’or, à l’argent et aux bagages, il est inutile d’en parler : tout cela eut le même sort que le gros de l’armée. Comnène, comprenant que ce désastre était un effet du courroux divin, et l’avait frappé à cause de ses iniquités, se prosterna, en arrivant à Constantinople, devant le Seigneur, implorant son pardon, et ne songea plus qu’à déposer le sceptre, et à se consacrer à la pénitence, au jeûne et aux larmes.

LXXX. En l’année 507 (7 mars 1068 - 1069), il abdiqua en faveur de [Constantin] Ducas (Douguidz), parce que les événements que nous venons de rapporter lui avaient prouvé que son règne n’était pas agréable à Dieu, irrité de ce qu’il avait répandu le sang innocent de tant de fidèles. Un des côtés de son corps ayant été frappé de paralysie, il fut convaincu que la vengeance céleste le poursuivait jusque dans sa personne, et il se décida à prendre l’habit monastique et à se retirer dans un convent. Il envoya donc dans le pays des musulmans, à Édesse, et manda le gouverneur de cette ville, nommé Ducas, qui appartenait à l’une des plus illustres familles de l’empire. Ayant pris la couronne entre ses mains, il la lui posa sur la tête, se prosterna devant lui et le fit asseoir sur le trône. Puis, se retirant au désert, il fit profession dans un monastère.[16] Ducas, investi de la puissance souveraine, fit rentrer dans l’orthodoxie tous ceux qui s’en étaient écartés.[17] Son élévation causa une vive allégresse parmi les Grecs.

LXXXI. Cette même année mourut un homme digne de toutes sortes d’éloges, le seigneur Pierre, catholicos, la tête du corps de notre nation, le rempart de la sainte Église. Après avoir exercé ses fonctions pendant quarante-deux ans, il alla rejoindre ses pères. Il avait auparavant consacré, pour son successeur, le bienheureux seigneur Khatchig, son neveu (fils de sa sœur), dont la piété éminente s’était révélée dès l’enfance ; il avait acquis une brillante réputation, et était orné des grâces apostoliques et prophétiques. Pierre fut enterré à Sébaste, dans le couvent de la Sainte-Croix,[18] au milieu d’un concours immense.

A cette même date, les infidèles tentèrent une seconde invasion. Il arriva de la Perse un émir d’un haut rang, vaillant guerrier, nommé Dinar (Tinar). Il vint avec des troupes nombreuses, sans avoir éveillé de soupçons, niais rempli de projets de violence, et cachant sa malice au fond du cœur. Il traversa nombre de pays sans y faire aucun muai ; puis il se dirigea vers la célèbre ville de Mélitène. Les Perses depuis longtemps avaient entendu dire que cette magnifique cité regorgeait d’or, d’argent, de pierres précieuses et d’étoffes de brocart ; et qu’eu outre, elle n’était pas protégée par des remparts. Sur sa route, l’émir s’empara du territoire au sud de Mélitène, et en extermina la population. De là il arriva devant cette cité, célèbre dans tout l’empire de. Perses par sa splendeur, et, comme un nuage noir, l’enveloppa de tous côtés. Témoins de cet effrayant déploiement de forces, les habitants, hommes et femmes, essayèrent de prendre la fuite. Mais aucun lieu de refuge ne s’offrait à eux. Dans ce moment critique, les liens de l’affection se rompirent, tout espoir de salut s’évanouit ; le père oublia son fils, et le fils ne se souvint plus de son père ; la mère pleurait sur sa fille, la fille sur sa mère, le frère sur son frère, l’ami sur son ami. Alors, se dispersant sur toute l’étendue de la vaste plaine qui entoure Mélitène, la multitude vint se jeter au milieu des ennemis. Ceux-ci s’arrêtèrent étonnés en contemplant cette population aussi nombreuse que le sable de la mer. Ils n’osèrent rien entreprendre contre elle jusqu’à l’instant où elle tenta de fuir. En ce moment, se précipitant dans la ville, l’épée nue, ils firent un carnage épouvantable. En quelques instants elle regorgea du sang de ses habitants, qui reflua d’une extrémité à l’autre. Ni les vieillards, ni les enfants ne furent épargnés ; on voyait les cadavres des plus nobles, des plus illustres personnages gisants sur le sol ; les enfants étaient immolés sur le sein de leurs mères, et le sang se mêla avec le lait. O qui pourrait peindre l’effroyable désastre dont Dieu frappa en ce jour cette malheureuse cité ! Au lieu d’une douce rosée, toutes les tiges de l’herbe dans la campagne dégouttèrent de sang. Après que le massacre et le pillage eurent cessé, le vainqueur fit marcher devant lui, pour les mener en esclavage, des dames d’une haute naissance, et d’une beauté merveilleuse, de jeunes garçons, de jeunes filles, d’une figure ravissante, en nombre immense ; il emporta des trésors incalculables. Après cette expédition, les infidèles, pleins d’allégresse, préparèrent leur départ pour la Perse. Ayant traversé l’Euphrate, ils établirent leurs quartiers d’hiver à Hantzith. Cependant les Romains s’élancèrent sur leur trace ; mais, arrivés en leur présence, ils n’osèrent pas en venir aux mains, et s’en retournèrent sur leur territoire.

Au printemps, les Turcs envahirent le district de Darôn, au pied du mont Taurus, non loin de Saçoun. A la nouvelle de cette agression, le brave prince arménien Thornig, fils de Mouschegh’,[19] leva des troupes dans tout le district de Saçoun, et marcha contre eux. Les infidèles firent aussitôt retentir la trompette guerrière, et s’avancèrent en masse au combat. Ce fut une terrible journée ; les deux armées, animées comme des troupes de lions, se jetèrent avec fureur l’une sur l’autre. Thornig, excitant de la voix ses soldats de l’aile droite, attaqua l’aile gauche des infidèles, et la mit complètement en déroute. Puis, revenant sur ses pas et tournant ses regards vers le couvent du saint Précurseur,[20] il s’écria avec force : « O couvent de Klag, ô Précurseur, viens à mon secours, et rends ce jour solennel et heureux pour les chrétiens. » Les siens, s’animant mutuellement, tombèrent sur les infidèles, leur enlevèrent les dépouilles et le butin qu’ils avaient conquis, et leur reprirent tous les captifs. Les débris de l’armée ennemie, se sauvant péniblement, regagnèrent la Perse, tandis que Thornig rentrait tout joyeux à Saçoun, bénissant Dieu de ce qu’il avait arraché les habitants de Mélitène à la servitude de la race impie des Perses. Ce fut là un miracle opéré en faveur de l’Arménie.

LXXXII. Cette même année et pendant l’hiver, il arriva un phénomène terrible et bien étonnant, signe de la colère céleste contre les chrétiens, et avant-coureur de leur perte. Car, de même que dans un cadavre la corruption se trahit par une odeur fétide, ainsi l’accomplissement de notre ruine fut précédé de prodiges sinistres et menaçants. Un vent violent du sud s’éleva, et un jour, lorsque l’aurore commençait à. répandre ses clartés, et que chacun sortait de sa maison, on vit, par une atmosphère sereine, le sol couvert d’une neige rouge, qui s’étendait sur tout notre pays, à l’est, à l’ouest, au nord et au sud. Ce phénomène commença un lundi et se prolongea pendant soixante jours sans interruption. La neige tombait pendant la nuit, et au matin la surface de la terre avait disparu sous ses couches épaisses ; elle ne durait qu’un jour. Cette année, la mortalité sévit sur les bestiaux et les bêtes fauves, et sur les oiseaux. Les campagnes désolées ne leur fournissant plus de nourriture, ils couraient de tous côtés, et ceux des habitants qui avaient une antipathie naturelle contre eux, les tuaient sans pitié. Car les quadrupèdes erraient par bandes, et les oiseaux s’abattaient en troupes dans les rues et les maisons. Triste spectacle que celui des souffrances de ces pauvres animaux, qui expiaient les péchés des hommes ! Les gens doués d’une âme compatissante les nourrirent chez eux tant que dura l’hiver ; puis ils leur rendirent la liberté ; chacun se sentait touché du sort de ces malheureuses créatures. Le grand émir Nacer eddaula, qui résidait dans la ville de Meïafarékïn, ordonna de répandre quarante k’our[21] de froment, d’orge, de millet et de toutes sortes de graines, par les plaines et les montagnes, pour nourrir les oiseaux, ainsi que du foin et de la paille à profusion pour les bestiaux. De cette manière un grand nombre trouvèrent de quoi manger et conservèrent la vie.

LXXXIII. Cette même année, une cruelle famine sévit partout. Une multitude de personnes succombèrent dans les angoisses de la faim. Car l’abondance des neiges empêcha les pluies de féconder les campagnes, et la récolte manqua ; quantité d’arbres fruitiers se desséchèrent. Mais l’année suivante, la fertilité de la terre et la richesse de ses produits fut telle, qu’un boisseau rendit cent pour un.

LXXXIV. Au commencement de l’année 508 (6 mars 1059 - 4 mars 1060), une terrible calamité fut le partage des fidèles du Christ. Il nous serait impossible de dire les tribulations qu’ils eurent à souffrir ; car la nation des Perses tout entière, nombreuse comme le sable de la mer, se leva contre les chrétiens d’Arménie. Une foule de provinces furent dévastées par le glaive et livrées à l’esclavage par trois bêtes féroces qui sortirent du divan de Thogrul Sultan, savoir les émirs Samoukhd, Amer-Kaph’er et Kidjajidji,[22] hommes plus cruels que les animaux sauvages. A la tête de troupes noires, et portant des étendards, signes de mort, ils s’avancèrent contre Sébaste, cette populeuse et noble cité. Leurs rugissements éclataient comme le tonnerre, et annonçaient le désir d’assouvir leur rage. Ils voulaient surtout s’emparer des fils de Sénékhérim, Adom et Abouçahl. Les princes, ayant appris leur arrivée, s’enfuirent à Kavadanêk,[23] avec une foule de grands de leur suite. Le dimanche qui précéda le jeûne de la fête de la Transfiguration,[24] le siège de Sébaste commença ainsi que le carnage ; des milliers de cadavres gisaient sur le sol. Quel affreux tableau ! Les corps des plus illustres personnages étaient amoncelés comme un abattis de forêt ; et la terre était trempée du sang qui en découlait. Quoique Sébaste n’eût pas de remparts ; les infidèles n’avaient pas osé d’abord y pénétrer, parce qu’apercevant les églises qui élevaient à l’horizon leurs dômes blanchissants, ils s’imaginaient que c’étaient les tentes de l’ennemi. Mais dès qu’ils eurent reconnu leur erreur, ils donnèrent cours à leur rage, devenant ainsi les ministres de la colère de Dieu contre les chrétiens. Ils massacrèrent impitoyablement une multitude immense, enlevèrent un butin considérable, et firent d’innombrables captifs, hommes et femmes, jeunes garçons et jeunes filles, qu’ils vouèrent à la servitude. La quantité d’or, d’argent, de pierres précieuses, de perles et d’étoffes de brocart qu’ils prirent, est au-dessus de tout calcul ; car cette ville était la résidence des souverains d’Arménie.[25] Journée fatale ! En un instant Sébaste et la plaine au milieu de laquelle elle s’élève furent inondées de sang. Le fleuve qui traverse ses murs cessa de rouler une eau limpide et prit une teinte rouge. Beaucoup de personnes périrent par le feu. Une foule d’hommes marquants et de nobles, frappés mortellement, gisaient au milieu des plus saintes, des plus précieuses victimes ; la blancheur de leurs corps les faisait briller comme des astres. Mentionnerai-je les prêtres et les diacres immolés, les mille églises, ornements de cette cité, dévorées par les flammes, les vierges, les épouses et les dames de qualité traînées esclaves en Perse. En quelques instants Sébaste devint comme une chaumière que l’incendie a consumée. Les infidèles, après y être restés huit jours, s’en retournèrent chez eux.

Qui pourrait retracer en détail les malheurs de la nation arménienne, ses douleurs et ses larmes, tout ce qu’elle eut à souffrir des Turcs, ces animaux féroces, buveurs de sang, dans le temps où notre royaume avait perdu ses maîtres légitimes, que lui avaient enlevés ses faux défenseurs, l’impuissante, l’efféminée, l’ignoble nation des Grecs ! Ils avaient dispersé les plus courageux d’entre les enfants de l’Arménie, après les avoir arrachés de leurs foyers, de leur patrie. Ils avaient détruit notre trône national, abattu ce mur protecteur que formaient notre brave milice et nos intrépides guerriers, ces Grecs, qui ont fait de leur promptitude à prendre la fuite leur titre de renommée et de gloire, semblables au pusillanime pasteur qui se sauve en apercevant le loup. Ils n’eurent point de repos qu’ils n’eussent renversé le rempart de l’Arménie, la poitrine héroïque de ses fils. Les Perses fondirent sur nous et les Romains s’attribuèrent, avec l’impudence la plus effrontée, l’honneur des victoires gagnées sur les infidèles. Ils ne cessèrent de placer, comme gardiens de notre pays, des généraux et des soldats eunuques, jusqu’à ce que vint le moment où les Perses virent tout l’Orient, sans maître. Alors, forts de leurs troupes innombrables, et ne rencontrant aucun obstacle, ils accoururent, et dans l’espace d’un an parvinrent jusqu’aux portes de Constantinople, s’emparèrent de toutes les provinces, des villes du littoral et des îles qui appartenaient aux Romains, et les renfermèrent, comme des prisonniers, dans l’enceinte de leur capitale. Lorsqu’ils eurent subjugué l’Arménie, elle cessa d’être victime des effets de la perversité des Grecs, mais ceux-ci imaginèrent de renouveler la guerre contre elle sous une autre forme ils entreprirent de lui opposer la controverse religieuse. Pleins de répugnance et de mépris pour les luttes guerrières et la valeur militaire, ils renoncèrent pour chercher à introduire dans l’Église les disputes et les troubles, et abandonner avec empressement toute résistance contre les Perses. Leurs efforts se bornèrent à détourner de la vraie foi les fidèles croyants et à les anéantir. Lorsqu’il se trouvait un illustre guerrier, ils le privaient de la vue ou le noyaient dans la mer. Leurs soins les plus constants furent d’écarter sans cesse de l’Orient tout ce qu’il y avait d’hommes de cœur et de vaillants généraux, d’origine arménienne, et de les éloigner en les forçant de demeurer parmi eux. Ils transformèrent les jeunes garçons en eunuques, et à la place de fortes cuirasses, parure des braves, ils leurs donnèrent des vêtements aux plis larges et flottants ; au lieu de casques d’acier, ils couvrirent leurs têtes de bonnets, et substituèrent aux cottes de mailles enserrant les épaules, d’amples fichus. Comme les femmes, ils chuchotent et parlent en cachette ; sans cesse ils méditent la perte des guerriers courageux, et c’est grâce à eux que les fidèles ont été conduits en servitude parmi les Perses.

LXXXV. A cette époque, l’empereur [Constantin Ducas] conçut l’idée criminelle de renverser le trône de saint Grégoire l’Illuminateur. Comme nous l’avons dit précédemment, il suscita des persécutions, et entreprit d’examiner les divers points de la croyance des Arméniens. Il s’y appliqua surtout vers le temps de la mort du catholicos Pierre. Les Romains s’élevèrent contre notre saint siège et voulurent le détruire et ramener toute l’Arménie à la croyance de l’impie concile de Chalcédoine.[26] S’étant avisés de chercher les riches trésors de Pierre, ils soumirent une foule de personnes à la torture ; ils emmenèrent à Constantinople le patriarche qui avait été déjà sacré, et qui devait monter sur le trône pontifical, le seigneur Khatchig, ainsi que plusieurs évêques, entre autres l’éminent seigneur Elisée, et les tinrent trois ans dans l’exil. Pendant ce temps, notre foi eut bien des assauts à subir. Enfin, les princes arméniens, Kakig d’Ani, Adom et Abouçahl, fils de Sénékhérim, parvinrent, en se donnant toutes les peines imaginables pour ces saints évêques et à force d’instances, à obtenir leur rappel. Le siège patriarcal fut transféré à Thavplour,[27] où Khatchig l’occupa trois ans, ce qui porte à six années en tout l’espace pendant lequel il exerça ses fonctions.

LXXXVI. Dans le courant de l’année 511 (6 mars 1062 - 5 mars 1063), un fléau cruel, accompagné d’un air pestilentiel, se répandit sur les fidèles du Christ. Une nouvelle calamité nous arriva de la Porte (cour) de Perse, Trois chefs d’un haut rang, Salar (Slar) Khoraçan,[28] Djemdjem,[29] et Içoulv, sortis du divan de Thogrul, marchèrent contre les chrétiens en versant le sang à torrents. Dans le district de Bagh’io, ils firent, dans leur rage, d’immenses massacres parmi les fidèles, et mirent toute cette contrée à sac. De là ils passèrent, pareils à des serpents venimeux, dans le district de Thelkhoum et d’Argni, et y surprirent les populations. Lorsqu’ils virent que tout ce pays était fortifié, ils se félicitèrent d’avoir réussi dans ce coup de main. Aussitôt, comme des loups altérés de sang ou des chiens enragés, ils se précipitèrent sur les habitants pour les exterminer jusqu’au dernier. Partout, dans ces districts, s’élevaient des maisons ; ils étaient riches en bestiaux et remplis d’une florissante population. Le 4 du mois d’arek (5 octobre), un samedi, à la troisième heure du jour, toute l’étendue de cette vaste plaine fut couverte de cadavres et encombrée de captifs ; elle devint le théâtre de massacres qu’il nous serait impossible de décrire. Beaucoup périrent par le feu ; parmi les autres aucun n’échappa au tranchant du glaive ; ils reçurent en ce jour la palme du martyre. Après avoir rappelé ces scènes de meurtre et de dévastation, je mentionnerai les saints prêtres Christophe (Krisdaph’or) et ses fils Thoros et Etienne (Sdéph’anos), qui furent réunis à cette cohorte de martyrs. Christophe ayant vu cette multitude d’infidèles, rassembla les habitants de son village dans l’église, hommes, femmes et enfants ; puis il commença la célébration du saint Sacrifice et leur distribua la communion. Cependant, les infidèles cernèrent l’édifice, et les chrétiens, après avoir pris part au banquet sacré, sortaient l’un après l’autre pour s’offrir au trépas. Lorsque Christophe survécut seul avec ses fils, tous trois fléchirent le genou devant Dieu, et en le bénissant ils se donnèrent mutuellement le baiser d’adieu ; puis, s’avançant sur le seuil de la porte, ils reçurent la mort des martyrs, en confessant le nom de Jésus-Christ. Lorsque l’émir d’Amid[30] eut connu ces scènes de désolation, il écrivit à Salar Khoraçan et fit alliance avec lui. Il ordonna de vendre les captifs dans la province même qu’il habitait ; car c’était un homme bon et miséricordieux envers les chrétiens. Il fit publier partout un édit portant que les prisonniers seraient vendus tous sans exception ; ordre qui fut exécuté. Lorsqu’on les conduisit à Muid pour se conformer à sa volonté, il y en eut un grand nombre qui périrent martyrs à la porte de cette ville. On aperçut alors une clarté qui descendit du ciel sur eux, sous la forme d’un feu. Qui donc aurait la force de raconter les malheurs de notre Arménie ? Partout le sang ruissela, et les pieds des chevaux des infidèles foulèrent, en les abîmant, les montagnes et les collines. L’odeur qui s’exhalait des corps morts répandit l’infection au loin. La Perse regorgea de captifs ; les animaux carnassiers se rassasièrent de cadavres. Plongés dans le deuil et la tristesse, les enfants des hommes fondaient en larmes, parce que le Créateur avait détourné loin d’eux ses regards. Ces calamités furent la punition de nos crimes. Dieu nous abandonna à l’impie et cruelle nation des Turcs, suivant la parole du prophète, qui a dit, en s’adressant au Seigneur : « Tu nous as rejetés, tu nous a précipités dans la ruine. O Dieu, tu n’as pas marché avec nos armées, tu nous a mis au-dessous de nos ennemis ; ceux qui nous haïssent nous ont dépouillés ; tu nous as livrés comme des brebis pour être égorgés, et tu nous as dispersés parmi nos ennemis. » (Psaume XLIII, 11-13). Après s’être repus de sang et de butin, les infidèles conduisirent en Perse cette foule de captifs, agglomérés par bandes comme des troupes d’oiseaux. En les contemplant, ils étaient dans l’étonnement, et leur disaient : « Pourquoi vous êtes-vous laissé surprendre au milieu d’une sécurité complète ? Comment n’avez-vous pas prévu ce qui allait vous arriver, et pris la fuite, en apprenant notre approche ou en voyant les signes qui vous l’annonçaient ? » Les captifs répondaient : « Nous n’avons pu en aucune manière en être instruits. » Les femmes des infidèles leur disaient à leur tour : « Il y avait un présage de votre perte ; lorsque le soir votre coq chantait, et que vos bestiaux ou vos brebis s’accroupissaient pour faire leur fumier, c’était là un indice des malheurs qui vous étaient réservés. » Les captifs répondaient : Cela s’est reproduit bien souvent chez nous, et nous ignorions que ce fût un signe funeste. »

Cette invasion était déjà finie, lorsque la douloureuse nouvelle en parvint à l’empereur Ducas. Il se hâta de rassembler des troupes nombreuses dont il confia le commandement à un des grands de son empire nommé Francopoule (Francabol).[31] Il l’envoya dans le district de Thelkhoum, où celui-ci arriva immédiatement ; de son côté, le duc d’Édesse, nommé Tavadanos, homme d’une grande bravoure et d’une haute réputation, se mit en campagne. Ayant rassemblé les milices d’Édesse, de Gargar’,[32] de Hisn-Mansour (Haçan-Meçour),[33] il marcha contre les musulmans et tira vengeance du meurtre des chrétiens. A la tête d’une armée considérable, il vint camper dans la plaine de Thelkhoum. Le spectacle que présentait sur divers points ce district saccagé, arracha des larmes des yeux de ses soldats. Les Turcs, apprenant l’arrivée des Romains, se sauvèrent en Perse. Tavadanos ayant poussé un cri de lion contre les musulmans, alla attaquer Amid. Il voulait profiter de ce que les habitants s’étaient défaits par le poison du grand émir Saïd, fils de Nacer eddaula. Ceux-ci, instruits de l’approche des Grecs, firent tenir sous main dix mille tahégans à Francopoule, qui se mit secrètement d’intelligence avec eux. Tavadanos ayant eu connaissance de cette trahison, accabla d’injures Francopoule. Lorsque les Grecs furent arrivés sous les murs d’Amid, au lieu nommé la Porte des Romains, les infidèles sortirent à leur rencontre. Francopoule laissa traîtreusement Tavadanos soutenir leur choc, tandis que lui avec ses troupes restait à l’arrière, sans s’inquiéter de ce qui se passait ailleurs ; il avait avec lui soixante mille hommes. Lorsque les deux armées en furent venues aux mains, un des infidèles, vaillant guerrier, nommé Hedjen Beschara,[34] fit beaucoup de mal aux Romains, Pareil à un lion, il força leurs rangs, et les parcourait dans tous les sens. A cette vue, Tavadanos demanda un cheval : A moi, s’écria-t-il, un sabre à double tranchant[35] ! » Et comme Beschara s’avançait en ce moment, Tavadanos se précipita sur lui avec impétuosité, et lui portant un coup de lance au cœur, fendit le fer de sa cuirasse, et lui traversa le corps de part en part. Ce coup fit tomber de cheval à la fois les deux adversaires. La mêlée étant devenue générale, Tavadanos fut tué sur le lieu même où il venait de s’illustrer par ce haut fait, et Beschara resta là, gisant et transpercé. Les habitants ayant appris la mort de ce dernier, et la manière dont il avait péri, firent une sortie tous à la fois. Un des hommes de Tavadanos, nommé Davar,[36] étant venu trouver Francopoule, l’accusa d’être la cause de la mort de ce guerrier. Piqué de ce reproche, Francopoule se jeta sur les infidèles et en fit un affreux carnage aux portes mêmes d’Amid ; 15.000 restèrent sur la place. Après quoi il retourna dans le pays des Romains.

LXXXVII. Cette même année, un certain Ehnoug, ayant réuni un corps de 5000 hommes, vint attaquer les Kurdes sur le territoire d’Amid, auprès d’un lieu nommé Djêbou Schahar. Il s’empara d’un butin considérable, consistant en troupeaux de brebis, gros bétail, chevaux, esclaves et autres choses. De là il se dirigea vers la forteresse de Sévavérag, lorsque l’ancien (le scheik) des Kurdes, nommé Khaled (Khalet), s’étant mis à sa poursuite avec ses fils, l’atteignit. Aussitôt Ehnoug et les siens prirent la fuite, et la colère de Dieu les frappa, car les troupes d’Amid étant survenues lui tuèrent beaucoup de inonde, et reprirent le butin et les captifs qu’il avait enlevés.

Cette même année, Francopoule, en se rendant en la ville de Garin,[37] rencontra le détachement de Turcs qui avait saccagé précédemment le district de Thelkhoum. Le combat s’engagea entre lui et les infidèles ; il les extermina entièrement, tua leur émir, qui se nommait Youçouf, fit un riche butin et délivra de leurs mains une multitude de captifs.

Lorsque Ducas eut appris la mort de Tavadanos, occasionnée par la perfidie de Francopoule, il manda celui-ci à Constantinople et le fit mourir ; on lui attacha une pierre au cou et on le précipita dans l’Océan.

LXXXVIII. En l’année 513 (6 mars 1064 - 4 mars 1065), le souverain de la Perse, Alp Arslan Sultan, frère de Thogrul[38] et son successeur, ayant levé des troupes parmi les Perses et les Turcs, ainsi que dans tout le Khoujasdan[39] et jusque dans le Sakasdan,[40] se mit en marche avec fureur. C’était une mer ondoyante qui soulève ses vagues irritées, ou bien un fleuve qui roule des flots tempétueux et débordés ; c’était une bête féroce qui, exaspérée, donne cours à ses instincts cruels. Il se dirigea vers l’Arménie et entra dans le pays des Agh’ouans ;[41] les habitants furent passés au fil de l’épée et réduits en esclavage. Il causa aux chrétiens des maux infinis, dont il serait au-dessus de nos forces d’esquisser le tableau ; car ils goûtèrent à la coupe amère de la mort, que leur présenta la race enragée et odieuse des Turcs. Les infidèles étaient si nombreux, qu’ils couvraient au loin la surface des plaines, et que toute issue de salut fut fermée. C’est alors que s’accomplit cette parole du Sauveur : «Malheur aux femmes qui seront enceintes ou nourrices dans ce temps-là. (Saint Luc, XXI, 23). Une foule de prêtres, de religieux, de patriarches et de gens de distinction périrent, et leurs cadavres devinrent la pâture des animaux et des oiseaux de proie. Ensuite le sultan envoya au roi des Agh’ouans, Goriguê, fils de David Anhogh’ïn, lui demander sa fille en mariage. Ce prince, redoutant le sultan, la lui accorda, et Alp Arslan contracta avec lui paix et amitié pour toujours ; après l’avoir comblé d’honneurs et de présents, il le congédia, et Goriguê regagna Lor’ê sa capitale.[42] De là le sultan pénétra dans la Géorgie, et y promena partout la mort et l’esclavage. Etant venu camper dans le district nommé Dchavalkhs.[43] Il attaqua la ville d’Akhal et l’emporta d’assaut.

Les Turcs exterminèrent tous les habitants, hommes, femmes, prêtres, moines et nobles ; les jeunes garçons et les jeunes filles furent emmenés captifs en Perse. Des amas incalculables d’or, d’argent, de pierres précieuses et de perles tombèrent entre les mains des vainqueurs. Fier de ce succès, le sultan, ce dragon de la Perse, fondit cette année même sur l’Arménie. Instrument des vengeances divines, sa colère se répandit sur la nation orientale à laquelle il fit boire le fiel de sa malice. Le feu de la mort enveloppa de ses flammes les fidèles du Christ ; le pays fut inondé de sang, et le glaive et l’esclavage y étendirent leurs ravages. Le sultan marchait, menaçant comme un nuage noir. Parvenu sous les murs de la ville royale d’Ani, il l’entoura de toutes parts comme un serpent dans ses replis. A sa vue, les habitants tremblèrent ; néanmoins ils se préparèrent à lui opposer une vigoureuse résistance Cependant les infidèles commencèrent l’attaque avec un élan impétueux et terrible, et rejetèrent en masse les troupes arméniennes dans l’intérieur des murs.

Par leurs assauts incessants, ils réduisirent les assiégés à l’extrémité. Ceux-ci, épouvantés, se mirent à répandre des larmes : le père pleurait sur son fils, le fils sur son père, la mère sur sa fille, la fille sur sa mère, le frère sur son frère, l’ami sur son ami. Ils étaient dans la situation la plus difficile, tandis que de leur côté les ennemis redoublaient d’efforts. En présence de ces assauts prolongés, les habitants recoururent au jeûne et à la prière ; ils élevaient de concert vers Dieu leurs voix suppliantes, qu’entrecoupaient les larmes et les soupirs, lui demandant de les délivrer de ces hordes farouches. Ani, à cette époque, renfermait des milliers d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants, et présentait un spectacle admirable. Cette population était telle, que les infidèles crurent que dans ses murs était réunie la majeure partie de la nation arménienne. Il y avait mille et une églises où l’on célébrait la messe. La ville s’élevait, dans presque toute l’étendue de son contour, sur des pentes abruptes, et le fleuve Akhourian l’entourait de son cours sinueux. Un seul côté s’inclinait comme une plaine, sur une distance d’une portée de flèche environ. Sur ce point les Turcs avaient fait crouler le rempart à l’aide d’une baliste. Le siège durait depuis longtemps sans qu’ils eussent pu se faire jour dans la ville. Découragés, ils ralentirent leurs opérations. Alors les infâmes chefs romains que l’empereur avaient établis préfets de l’Arménie, Pakrad, père de Sempad, Grégoire, fils de Pagouran,[44] Géorgien de nation, résolurent de se retrancher dans le corps intérieur et le plus élevé de la forteresse. Ce jour-là même, le sultan, ses troupes de siège et toute son armée, furent repoussés et se disposaient à partir pour la Perse. Les habitants, voyant que ces renégats de préfets s’étaient mis en sûreté, s’enfuirent chacun de son côté sans savoir pourquoi, et toute l’atmosphère fut obscurcie de la poussière [soulevée par les pieds des fuyards]. Les principaux coururent se prosterner en pleurs sur les tombeaux des anciens rois d’Arménie, et là, se livrant à leur douleur, ils faisaient entendre ces plaintes : « Levez-vous et contemplez maintenant cette cité, qui fut jadis votre patrimoine. » Témoins de ce qui se passait, les infidèles vinrent en avertir le sultan, qui d’abord refusa de les croire. S’apercevant que la garnison avait abandonné les remparts, ils pénétrèrent en masse dans la ville ; ils enlevèrent un jeune enfant à sa mère, et l’apportèrent au sultan en disant : « Voilà un enfant qui provient d’Ani, et qui te servira de témoignage que cette ville est à nous. » Cette nouvelle étonna beaucoup Alp Arslan : « C’est leur Dieu, s’écria-t-il, qui a livre aujourd’hui entre mes mains cette cité inexpugnable. » Aussitôt, accourant avec le gros de son armée, il y fit son entrée. Les Turcs tenaient deux couteaux effilés, un de chaque main, et un troisième entre les dents. Aussitôt ils commencèrent le carnage avec une cruauté inouïe. La population d’Ani fut moissonnée comme l’herbe verte des champs. On aurait dit des monceaux de pierres qui tombaient entassés les uns sur les autres. En un instant les rues regorgèrent de sang. Les plus illustres Arméniens et les nobles furent traînés, chargés de chaines, en présence du sultan. Des dames belles et respectables, et d’une haute naissance, furent conduites, comme esclaves en Perse. De jeunes garçons au teint éclatant de blancheur, de jeunes filles à la figure ravissante, furent emmenés à la suite de leurs mères. Une foule de saints prêtres périrent par le feu ; il y en eut qui furent écorchés des pieds à la tête avec d’horribles souffrances. Scène déchirante ! L’un des infidèles étant monté sur le faîte de la cathédrale, arracha l’énorme croix qui s’élevait sur la coupole, et la jeta en bas. Puis, ayant pénétré par la porte qui donnait accès dans l’intérieur de la coupole, il précipita dans l’église la lampe de cristal que le puissant roi Sempad avait rapportée de l’Inde,[45] et qui se brisa en mille pièces. Il l’avait donnée, avec je ne sais combien d’autres trésors, cette église. Elle pesait douze livres et pouvait contenir un poids égal [d’huile]. Au moment de la chute de la croix, de violents coups de tonnerre se firent entendre, et il tomba une pluie abondante qui entraîna dans l’Akhourian des torrents de sang, et les fit jaillir dans toute la ville. Le sultan ayant appris que cette lampe qui était sans pareille avait été cassée, en fut désolé. Quant à la croix d’argent que les infidèles avaient précipitée, et qui était de hauteur d’homme, ils l’emportèrent pour la faire servir de seuil à la porte de la mosquée de Nakhdjavan,[46] et elle y est demeurée jusqu’à présent.

A cette époque, Kakig, fils d’Apas Schahenschah, qui régnait à Gars, fut invité par un message d’Alp Arslan à venir lui rendre hommage. Comme Kakig était un homme avisé et prudent, il imagina un moyen de se sortir d’embarras. Il se revêtit d’habits noirs comme un homme en deuil, et s’assit sur un coussin de la même couleur. Lorsque l’envoyé du sultan l’eut vu dans ce costume, il lui en demanda la raison. Car, ajouta-t-il, tu es roi. » Kakig lui répondit : « Lorsque mourut mon ami Thogrul Sultan, frère d’Alp Arslan, je pris le deuil ». Cette réponse surprit beaucoup l’envoyé, qui, à son retour, raconta ce qu’il avait vu au sultan. Celui-ci fut enchanté de la conduite de Kakig, et, à la tête de son armée, il vint lui rendre visite à Cars ; il lui témoigna une vive amitié et une grande joie de le voir, et le revêtit d’un costume royal. Kakig offrit un banquet au sultan ; nous avons entendu dire que pour un agneau qui fut rôti, il dépensa mille tahégans. Il fit don en même temps à ce prince d’une table qui en valait cent mille, et mit toutes ses troupes à sa disposition. C’est ainsi que Kakig échappa aux dangers d’une invasion. Quelque temps après, il quitta Cars et le royaume de ses pères, et passa chez les Romains. Ducas lui accorda Dzamentav, où Kakig fixa sa résidence avec sa noblesse.

Ce fut de cette manière que la nation arménienne fut réduite en servitude. Tout notre pays fut inondé de sang, qui, comme une mer, débordait d’une extrémité à l’autre. Notre maison paternelle fut ruinée et détruite ; elle fut démantelée et croula jusqu’aux fondements. Tout espoir de salut s’évanouit, notre front fut courbé sous le joug des infidèles et des hordes venues des contrées étrangères. Alors fut accomplie contre nous cette parole du prophète David : « Tu as vendu ton peuple pour rien ; nos cris n’ont pas cessé. Tu nous a rendus la fable des nations, un objet de dérision et de mépris pour ceux qui nous environnent. Aussi crions-nous vers toi en disant : « O Dieu, notre sauveur, reviens à nous et détourne de notre tête ta colère. » (Psaume XLIII, 13-14). Telle fut la chute de l’Arménie.

LXXXIX. En l’année 514 (5 mars 1065 - 4 mars 1066), sous te règne de Ducas, une guerre terrible éclata dans l’Occident, suscitée par la nation des Ouzes. L’empereur ayant levé des troupes dans tous ses états, et réuni les milices de l’Arménie, en confia le commandement à Vasil, fils d’Aboukab, un de ses généraux les plus distingués. Vasil marcha vers le Danube. Une lutte très vive s’engagea entre les Romains et les Ouzes sur les bords de ce grand fleuve ; des deux côtés il y eut de grandes pertes. Ce fut une boucherie, car la bataille dura une grande partie de la journée, et les deux armées se heurtaient comme des troupeaux de moutons. Cependant les Ouzes ayant fait de nouveaux efforts, les Romains plièrent et tournèrent le dos. Ils les poursuivirent l’épée à la main, les taillèrent en pièces, et ayant fait prisonnier Vasil, l’emmenèrent chez eux. Le camp des Romains regorgeait d’or, d’argent et autres richesses qui devinrent la proie des Ouzes. Ils tramèrent aussi en esclavage les principaux officiers grecs. Vasil resta longtemps chez les Ouzes, sans qu’il fût possible de le racheter, car ils exigeaient une rançon énorme. Dans la suite, un des soldats de cette nation s’engagea sous main à le délivrer, gagné par la promesse que Vasil le récompenserait magnifiquement et obtiendrait pour lui de l’empereur des honneurs et des dignités. En effet, quelque temps après, cet homme, avec l’aide de plusieurs de ses compagnons, enleva le général grec, et se hâta de le ramener à Constantinople auprès de Ducas. L’arrivée de Vasil fut le signal d’une grande allégresse, et l’empereur récompensa avec générosité son libérateur. Vasil retourna auprès de son père Aboukab à Édesse, et celui-ci, ainsi que toute notre nation, furent au comble de la joie.[47]

Cette même année mourut l’éminent catholicos Khatchig, après avoir siégé six ans en pays étranger.[48] Fixé parmi les Grecs, loin de sa patrie, il avait vu sa vie s’écouler dans l’amertume et la tristesse. Bien des fois il eut à souffrir, à Constantinople, leurs injustices, et il éprouva toutes sortes de tribulations suscitées en haine de sa foi. Nous avons entendu dire en effet, que les Romains le soumirent à l’épreuve du feu, et qu’il traversa les flammes sain et sauf. Ils racontaient eux-mêmes ce fait sans pouvoir cacher leur dépit et les soupirs qu’il leur arrachait. La position pénible de Khatchig entretenait un profond chagrin dans son âme. Il se représentait sans cesse le trône patriarcal de l’Arménie renversé, la couronne arrachée à la dynastie des Bagratides, le royaume assujetti aux Grecs perfides, le suprême pontificat, héritage de saint Grégoire l’Illuminateur, dégradé par la pauvreté. Car, lorsque le seigneur Pierre exerçait ces hautes fonctions, il avait à sa disposition le riche patrimoine donné par nos souverains aux catholicos, et possédait cinq cents villages considérables avec de riches revenus. Sa juridiction s’étendait sur 500 évêques ou chorévèques administrant 500 diocèses. Il avait à demeure dans son palais 12 évêques et 4 docteurs, 60 prêtres et 500 religieux ou laïques. Le trône patriarcal ne le cédait qu’au trône royal ; les objets précieux que renfermaient l’église Patriarcale et le palais des catholicos étaient d’une valeur immense ; là brillait une magnificence admirable. Cette splendeur, transmise jusqu’à Pierre, s’était éclipsée du temps du seigneur Khatchig Ces souvenirs occupaient sans cesse sa pensée, et lui rendaient plus sensible le contraste de son abaissement actuel. Lorsqu’il eut quitté ce monde, les princes, débris de la famille royale, et ce qui restait de la noblesse arménienne, cherchèrent à lui donner un successeur digne de s’asseoir sur le siège de saint Grégoire. Ils jetèrent les yeux sur un jeune homme issu de la race des Bahlavounis, nommé Vahram,[49] fils de Grégoire Magistros, l’un des grands du royaume, et orné de toutes les vertus. D’après l’usage de notre pays, il s’était engagé dans les liens du mariage ; mais il vivait saintement en se conservant toujours chaste. Dans ce moment il se trouvait éloigné de sa femme, et avait embrassé le cours des études monastiques ; il s’appliquait tout entier à s’initier aux grâces célestes. Il avait acquis une profonde connaissance de l’ancien et du nouveau Testament, par suite du goût vif et spontané qui l’entraînait à ces études.

XC. A cette date de notre ère, le trône patriarcal fut donc dévolu à Grégoire, autrement dit Vahram, fils de Grégoire Magistros, fils de Vaçag, de Pedchni. Il y fut appelé par l’ordre de Kakig Schah, fils d’Apas de Gars, parce qu’après la mort de Khatchig il en avait été jugé le plus digne. Il l’emportait en effet sur tous par l’illustration de sa naissance, par la sainteté de sa vie et sa droiture, par l’éclat de ses vertus, par son vaste savoir dans les belles-lettres, par sa connaissance approfondie de l’Écriture. Dans toutes les occasions, uni n’était mieux préparé que lui à venir en aide au troupeau du Christ. C’est lui que le Saint-Esprit révéla, comme celui à qui appartenait la succession de saint Grégoire l’Illuminateur son ancêtre, dont il se montra l’émule pour la mansuétude et la justice. Ayant renoncé au monde et s’étant attaché uniquement à la pensée de la vie éternelle, il éclaira l’Arménie de la lumière de ses commentaires, qui furent nombreux et variés ; il nous enrichit de traductions empruntées à tontes les langues, et fit retentir fréquemment l’Église de la prédication de la parole divine. Par lui, les institutions monastiques reprirent parmi nous une nouvelle vigueur, et le trône de notre saint Illuminateur recouvra son ancienne splendeur ; car le nouveau patriarche brillait par sa sainteté, par sa modestie, et se vouait constamment au jeûne et à la prière.

XCI. Cette même année, le grand émir des Perses, le scélérat Salar (Slar) Khoraçan, fit une nouvelle levée de troupes, et vint attaquer la forteresse de Thelkhoum. Il la pressa vivement pendant longtemps et la réduisit à l’extrémité ; mais n’ayant pu s’en emparer, il entra avec des forces considérables sur le territoire d’Édesse, pour attaquer la forteresse de Sévavérag. Là se trouvait un poste d’observation gardé par un corps de 200 cavaliers Francs. Ceux-ci taillèrent les Turcs en pièces et les mirent en fuite. Mais les infidèles ayant reçu du renfort, culbutèrent à leur tour les Francs, et leur tuèrent quinze hommes. Ils envahirent la contrée de Sévavérag et de Nisibe, qui était remplie de population et de troupeaux, au point que sa surface présentait l’aspect d’une nier aux flots agités. Les infidèles s’y précipitèrent avec rage, le fer à la main, et en massacrèrent impitoyablement les habitants. Ils emmenèrent avec eux les femmes et les enfants, et emportèrent un immense butin. Au bout de quelques jours, ils revinrent sur le territoire d’Édesse et établirent leur camp sous les murs de la célèbre forteresse de Thoridj. Tandis qu’ils se livraient à toutes sortes d’excès, un de leurs détachements se porta contre Neschénig,[50] forteresse d’une médiocre importance, et s’en empara malgré une vive résistance. Un Arménien des plus braves de son temps, nommé Bekhd,[51] qui était duc d’Antioche, se trouvait en ce moment à Édesse. A la tête de ses soldats, il marcha rapidement à la rencontre des Turcs. Cependant le gouverneur d’Édesse, Bigh’ônid,[52] ayant confié les troupes de cette ville à son Proximos (lieutenant),[53] lui donna l’ordre de tâcher de faire périr Bekhd, afin que celui-ci ne pût pas se signaler par ses exploits, et augmenter sa réputation militaire. Bekhd arriva à Neschénig pendant la nuit, tandis que les Turcs, dans une sécurité complète, avaient allumé leurs feux, et commençaient à préparer leur repas. Mais le perfide Proximos, qui avait dans l’esprit le projet de se défaire traîtreusement de Bekhd, fit sonner de loin les trompettes, et donna l’alarme aux Turcs ; en même temps. il s’éloigna dans une autre direction. Le chef arménien, se voyant trahi par les Romains, éleva la voix pour donner à ses nobles le signal du combat, et s’élança sur les Turcs. Du premier choc, il fit mordre la poussière à un grand nombre et mit le reste en fuite. Il appela pour le soutenir la garnison de la forteresse ; mais comme il vit que les rangs des infidèles grossissaient autour de lui, il se réfugia, sans éprouver aucun accident, à Dzoulman, château fort du voisinage. Comme il demandait où étaient les troupes franques d’Édesse, on lui répondit que le Proximos s’était rendu avec tout son détachement auprès du seigneur Guzman (Gouzman) :[54] «O Romains parjures, s’écria-t-il, voilà encore une de vos trahisons habituelles ! » Après quoi il s’en retourna à Édesse, et au bout de quelques jours à Antioche. Ayant écrit à l’empereur pour l’instruire de ces faits, Ducas manda le Proximos, et le condamna à être écorché ; il fit remplir sa peau de foin, et l’envoya à Édesse. Quant à Bigh’ônid, il le destitua de fonctions.

XCII. Cette même année, Salar Khoraçan, cette bête féroce, fit une autre invasion dans la province d’Édesse. Il marcha sur Schalab et y répandit des flots de sang, exterminant en une foule de lieux les populations. Puis il s’avança, en semant l’esclavage sur ses pas, contre la forteresse de Dêb ; il la prit après une attaque très vive, et en massacra la garnison. Delà il vint camper dans un lieu nommé Ksaus. Cependant les Romains qui stationnaient à Édesse, infanterie et cavalerie, sortant au nombre de 4.000 contre les Turcs, arrivèrent à Thlag, non loin de Ksaus. Dès que Salar Khoraçan les aperçut, il commanda aux siens de les charger. Mais avant même que l’action fût engagée, les Romains s’enfuirent. Parmi les Arméniens, deux frères, qui faisaient partie de l’infanterie, s’emparèrent du pont et arrêtèrent un instant l’ennemi, jusqu’à ce qu’ils succombèrent dans cette lutte inégale, si héroïquement soutenue par eux. Les Romains ayant tourné le dos, furent poursuivis l’épée dans les reins. Dans ce danger, un Franc, faisant volte face, fit mordre la poussière à un grand nombre de Turcs, les arrêta, et donna le temps aux fuyards de se sauver. Mais son cheval ayant été criblé de blessures, il périt en brave dans ce lieu même. Les infidèles, acharnés contre les Romains, continuèrent à les poursuivre jusqu’aux fossés de la ville en les taillant en pièces. La plaine fut couverte de cadavres, et une foule de hauts officiers perdirent la vie.

Cette même année, Salar Khoraçan revint à la charge pour la troisième fois contre la province d’Édesse, et fit halte dans un lieu nommé Goubïn. Il y séjourna assez longtemps, saccageant la contrée et livrant les habitants à l’esclavage. Après quoi, chargé de butin et tramant à sa suite une multitude de captifs, il rentra en Perse, où il mourut.

XCIII. A cette époque, Ducas, le patriarche [Jean Xiphilin], tout le clergé et la corporation des eunuques, se réunirent dans une satanique pensée, conçue par l’empereur. Les principaux de sa cour secondèrent ses ténébreuses machinations. Il voulait, de concert avec ses impies adhérents, détruire la croyance des Arméniens, corrompre et anéantir la foi de notre saint illuminateur. Il résolut de substituer dans notre royaume sa croyance confuse et imparfaite, suggérée par le Démon, à celle qui y était établie depuis les âges anciens avec tant de solidité ; car les fondements en avaient, été posés sur des pierres de diamant, par les travaux et la mort des saints apôtres Thaddée et Barthélemy, et par les tourments multipliés qu’endura notre saint Grégoire, croyance qui est et qui sera inébranlable à jamais. Ce prince, poussé par Satan, aspirait à ressembler à l’ennemi qui sema l’ivraie au milieu du bon grain, comme il est dit dans l’Evangile ; il voulut, à son exemple, répandre les ténèbres sur notre foi lumineuse, faire triompher le mensonge sur la vérité, d’après l’habitude des Grecs ; et minant cet antique édifice, essayer, par ses efforts ardents, de le faire écrouler. Mais il échoua dans ses desseins criminels. Dans ce but, il envoya à Sébaste dire aux princes de la famille royale d’Arménie, Adom et Abouçahl, de se rendre à Constantinople. Ceux-ci pressentirent de suite les mauvaises intentions de l’empereur. Ayant pris avec eux le docteur Jacques, surnommé K’araph’netsi, homme versé dans la science de la Sainte-Écriture, ils partirent pour la ville impériale. Ducas les reçut d’abord fort bien, mais au bout de quelques jours il commença à se dévoiler et leur dit : « Notre Royauté a ordonné que vous et tous les grands d’Arménie receviez le baptême d’après notre rite. » Dès lors ces princes furent en butte à de cruelles persécutions de la part des Romains. Cependant ils répondirent à Ducas : « Nous ne pouvons rien sans Kakig, fils d’Aschod, car c’est un homme savant, et de plus il est notre souverain et notre beau-fils ;[55] envoie-le chercher, parce que si nous faisions quelque chose sans lui, il nous ferait brûler à notre retour citez nous. » Mais l’empereur repoussa cette proposition. Kakig était, en effet, un rude champion dans les joutes philosophiques, et de plus, un héros invincible sur les champs de bataille. Il s’asseyait dans la chaire de Sainte-Sophie, au milieu des docteurs romains. Tandis qu’Adom et Abouçahl avaient envoyé secrètement à Galonbegh’ad pour le prier d’arriver, Ducas fit commencer la controverse en sa présence. Le docteur Jacques, de Sanahïn, souleva maintes objections contre la doctrine des Romains sur tous les points. Mais sur la question des deux natures en Jésus-Christ, il inclina un peu de leur côté. L’empereur agréa toutes les solutions de Jacques, et aussitôt il lui ordonna de rédiger un écrit contenant la réunion des Arméniens et des Romains. Le docteur arménien se mit à l’œuvre, et Ducas ayant approuvé son travail, ordonna de le déposer Sainte-Sophie, afin que désormais les Romains et les Arméniens professassent une commune croyance. Sur ces entrefaites, Kakig, rapide comme l’aigle, vola à Constantinople. Son arrivée fit grand plaisir à l’empereur. Lorsqu’il eut été introduit dans le palais, il commanda que l’on apportât le formulaire d’union entre les deux Églises qui avait été rédigé. Après l’avoir lu et en avoir pris connaissance, il le déchira, en face de Ducas, en deux morceaux qu’il jeta à terre. A cette vue, celui-ci fut tout honteux, et Kakig lui dit : « Le docteur Jacques n’est qu’un moine, et il y en a une foule en Arménie qui refuseraient d’accepter une pareille déclaration et de s’y conformer ; quant à nous, nous la repoussons avec les docteurs arméniens qui font autorité. » Et se tournant vers Jacques : « Comment as-tu osé, lui dit-il, faire une pareille chose, et tomber dans un tel bavardage, toi qui es engagé dans les ordres sacrés ? Puis s’adressant à Ducas : « Je suis souverain moi-même, dit-il, et fils des souverains d’Arménie, et tout ce royaume est sous mes ordres. Je suis versé tians la connaissance de l’ancien et du nouveau Testament, et tout mon pays rendra témoignage de la vérité de ce que j’affirme, et proclamera que je suis regardé comme l’égal des docteurs. Aujourd’hui j’adresserai aux Romains un exposé des principes qui constituent notre croyance nationale. » En effet, il écrivit de sa propre main cet exposé, et le présenta à l’empereur et au patriarche de Constantinople.

Il était conçu en ces termes :

« C’est un devoir pour nous d’examiner ce qui a rapport à la croyance arménienne, conformément à ta demande, seigneur Empereur ; et maintenant, ce que je vais dire, écoute-le avec attention et un sens droit, et comprends-le bien. Voici la véritable profession de foi de notre nation. Elle croit à un Dieu unique, Père. Fils et Saint-Esprit. En premier lieu, il faut connaître la nature de l’homme et la cause de sa création ; c’est le moyen de connaître Dieu qui a créé l’homme dans la plénitude de l’être. Ainsi, il faut admettre que le plus ou le moins que l’on pourrait dire à ce sujet, proviendrait de l’Esprit du mal.[56] Et d’abord, nous savons que Dieu est sans commencement et infini, ainsi que nous l’apprennent les six ailes des Séraphins (Isaïe, VI, 1). L’ouverture de leurs ailes indique les attributs divins, symbolisés par les quatre dont ils se couvrent. C’est là un point hors de doute, et ce que nous venons de dire suffit pour le démontrer.

« Maintenant nous traiterons de la création de l’homme. Pourquoi Dieu produit-il d’abord les créatures, prépare-t-il l’habitation de l’homme, et le fait-il sortir de ses mains en dernier lieu ? C’est parce qu’il n’a pas jugé convenable de jouir seul de ses richesses. Aussi, de l’abondante source de son excellence, il fait découler le bien, et passe de la production des anges et des autres créatures à celle de l’homme, suivant cette parole du Prophète : La terre a été pleine de la miséricorde du Seigneur ; à sa voix, les cieux se sont affermis ; du souffle de sa bouche émanent toutes leurs vertus. » (Psaume XXXII). O Monarque triomphateur, telle est notre profession de foi, et nous la soumettons de nouveau à Ta Majesté. Or donc, c’est Lui qui est l’être que nous devons servir et adorer, de la même manière et avec le même respect que l’ont lait les hommes que l’Esprit-Saint a inspirés. Nous proclamons que le Père est Dieu, que le Fils est Dieu, que le Saint-Esprit est Dieu, formant trois hypostases, dans une seule volonté, un seul accord, un seul empire. Il n’y a entre eux ni antériorité, ni postériorité de naissance ; que personne ne soutienne un sentiment opposé. L’un n’est pas moins digne de nos adorations que l’autre, ni moins sublime, comme si l’on comprenait que l’un donne son assentiment, que l’autre coopère, et que le troisième fournit le souffle. Chacune des personnes divines est splendeur, séparée dans l’imité et réunie dans la séparation. Le contraire serait un paradoxe.

« Maintenant je vais développer notre doctrine sur l’Esprit-Saint. Ce que nous avons à en dire ne peut être conçu qu’intellectuellement ainsi que le déclare le contemplateur des grâces divines saint Jean l’Evangéliste, lequel s’exprime ainsi : « Il était la lumière véritable qui éclaire tout homme venant en ce monde. » Le Paraclet était, il est et il sera : il est un, sa lumière est lumière, et aucune autre lumière n’est lumière ; il est Dieu unique. C’est lui que David entrevit dans l’avenir, suivant les paroles de Jean le théologien (St Jean Chrysostome) qui a dit : « Le Saint-Esprit est Dieu, lui que quelques-uns regardent comme inférieur aux deux autres personnes, et qu’ils ne proclament pas Dieu comme le Père et le Fils. » Tel est le dogme que nous professons sur la Trinité et le Saint-Esprit.

« Dieu étant venu au monde, ô descendant d’une race illustre, il nous reste à faire connaître à Ta Grandeur ce que nous confessons au sujet de la naissance du Fils sorti du sein du Père. Nous croyons qu’il est l’égal de l’être existant par lui-même, quant à la paternité et à la filiation ; la seconde personne venue pour notre salut, substantiellement, réellement et sans figure, et non comme goûtant en étranger le veau dans la tente de celui qui fut appelé le Père de la justice ;[57] nous le regardons comme étant sans commencement et incréé, comme celui qui a été annoncé au monde depuis Moïse jusqu’aux Prophètes, et depuis les Prophètes jusqu’à l’accomplissement des promesses relatives à celui qui devait venir. Il est en effet venu parmi nous afin d’accomplir l’économie de la Rédemption, ainsi que le Sauveur lui-même l’a affirmé aux apôtres. Nous avons reçu l’Évangile par écrit, et depuis l’Évangile jusqu’au second avènement de Dieu et au jour où le juste et le méchant recevront chacun leur récompense, il y a les canons des Apôtres et des saints Pères.

« Maintenant écoute, ô Empereur, comment nous condamnons les hérétiques et les ennemis de l’Église. Ceux qui ont émis des doctrines erronées, et dont les noms nous sont parvenus consignés par écrit, tous nous les anathématisons ; —en premier lieu, Valentin (Vagh’endianos), qui admet deux Fils, le premier par nature, le second par la grâce, et qui prétend que l’ancien Testament est mauvais et que le nouveau seul est bon. C’est pour cela que nous l’anathématisons ; qu’il soit donc anathème. —Marcion, qui soutient que les éléments existent par eux-mêmes, et que le monde a été formé par les nombres, que le corps de notre Seigneur fut apparent et non véritable, nous l’anathématisons. — Montanus, qui doit être compté parmi les insensés les plus pervers, et qui disait de lui-même : « C’est moi qui suis le Saint-Esprit, » et qui marchait escorté de femmes avec lesquelles il vivait scandaleusement, l’Esprit-Saint l’anathématise ; qu’il soit donc anathème. —Manès (Mani), qui proclamait deux principes égaux coexistants par eux-mêmes, la lumière et les ténèbres, l’un bon, l’autre mauvais, nous l’anathématisons. —Novatien (Novadios), qui rejetait le dogme de la pénitence, en sorte que celui qui avait une fois péché ne devait plus espérer de pardon, nous l’anathématisons avec les autres ; qu’il soit donc anathème. — L’infâme Sabellius, qui des trois personnes de la Trinité n’en formait qu’une seule, en soutenant qu’elles ne diffèrent que de nom, nous l’anathématisons avec les précédents ; qu’il soit donc anathème. — Arius, qui admettait trois personnes, mais qui les faisait inférieures l’une à l’autre, la sainte Église catholique l’anathématise de concert avec nous. —Photinus, qui prétendait que Jésus avait pris son origine de Marie et non du Père avant toute éternité, nous l’anathématisons. Nous prononçons aussi anathème contre Nestorius, Eutychès et Sarkis (Serge), qui a un nom arménien, et qui allait accompagné d’un chien et d’un âne ; qu’il partage le sort de ces animaux au dernier jour ; la sainte Église catholique les anathématise ; qu’ils soient donc anathèmes. Nous condamnons pareillement Paul de Samosate, ainsi que Pierre Knaphée et Dioscore ;[58] si toutefois ce dernier a conçu quelque proposition hérétique comme les autres, qu’il soit anathème, dans le cas où il faudrait s’en rapporter à vos propos hasardés.

« Maintenant nous parlerons de Jésus crucifié, que nous invoquons et que nous adorons. Que ceux qui pensent ou qui disent que la Trinité fut attachée à une croix, ou que la divinité a souffert dans la Passion,[59] soient anathématisé, au nom de la Trinité, de notre Église et de l’Église de Dieu. Sache, ô vaillant Monarque, en ce qui touche l’union de Dieu avec l’homme, que les deux natures sont associées et honorées par nous. Représente-toi Dieu et l’homme réunis par un mystère impénétrable même aux saints. Telle est la croyance à laquelle nous adhérons fermement.

« En effet, saint Grégoire le Thaumaturge a dit : « Si de principes divers (la divinité et la nature humaine) les deux natures se sont transformées en une unité, il faut, en conséquence, qu’il n’y ait qu’un seul Jésus-Christ, qu’une seule personne, après l’union qui a rendu son corps terrestre participant à son essence divine, qui les a associés en une seule puissance, les a fondus en une seule divinité. » Mais, quel est le mode d’union des deux natures ensemble, quel est leur rapport mutuel ? Ce sont là des questions que les saints Pères se sont abstenus d’examiner : car ce que le Saint-Esprit a révélé par la bouche des Prophètes, savoir : la production de Dieu par lui-même, pourquoi les Thaumaturges ne se sont-ils pas attachés à le scruter ? pourquoi en ont-ils abandonné la connaissance à Dieu seul, comme d’une chose qui lui est propre ? En outre, le bienheureux Grégoire de Nysse, frère du saint patriarche Basile, a dit, dans son livre sur la Nature de l’homme,[60] au sixième discours, qui traite de l’union de l’âme et du corps : « Il convenait certainement au pur Verbe qu’il en fût ainsi, par la raison surtout que Dieu, voulant revêtir notre humanité, habité dans le corps avec lequel il est resté uni sans mélange, d’une manière ineffable, et non comme l’âme avec notre corps : car notre âme parait formée d’un grand nombre d’éléments, et sujette aux passions, qui ont leurs sources dans la substance même de notre corps. »

« Or, Dieu le Verbe n’a rien de commun avec l’union de l’âme et du corps, parce que l’âme est sujette à des altérations. Il est tout à fait exempt de la faiblesse de l’une et de la débilité de l’autre. Mais il les associe à sa divinité ; et en prenant une âme et un corps, il reste un, comme il l’était avant que cette union ne fut consommée. Cette union s’opère d’après un mode particulier ; il se mêle, et cependant demeure entièrement distinct, inconfus, incorruptible, immuable, inaccessible aux passions, et seulement coagissant, ne participant pas à la corruption et à la mutabilité ; ajoutant à la fois au corps et à l’âme, et non diminué par cette accession qui le laisse immuable et inconfus ; en effet, il reste pur de toute espèce de changements. A l’appui de cette doctrine, on peut citer le témoignage de Porphyre, dans le second discours de ses Mélanges, où il s’exprime en ces termes : — Il ne faut pas prétendre qu’il est impossible à une substance de devenir, par accroissement, le complément d’une autre substance, et d’en faire partie, tout en conservant sa grandeur, et qu’elle ne puisse, avec une autre, se transformer en une nouvelle substance, en maintenant toujours sa pleine entité, inaltérée mais changeant seulement celle des substances auxquelles elle s’unit, dans l’acte de la conjonction. — Voilà ce que dit [Porphyre] au sujet de l’union de l’âme et du corps. Si relativement à l’Ame ce raisonnement est vrai, en ce qui touche à son immatérialité, combien plus l’est-il par rapport à Dieu le Verbe, dans son essence immatérielle et réellement incorporelle ? »

« Cette doctrine fermera la bouche aux hérétiques qui, dans leurs discours corrompent le dogme de l’union du Verbe divin avec notre humanité, répétant une opinion propre aux païens, qui avancent des choses souverainement absurdes. Ceux donc d’entre les chrétiens qui comprennent ou professent ce dogme dans un autre sens, et qui admettent l’altération ou la confusion des deux natures, qu’ils soient anathèmes. Si quelqu’un pense aussi que Marie, la mère de Dieu, la sainte Vierge, est éloignée de la divinité, qu’il soit anathème. Si quelqu’un prétend que le Christ a traversé la Vierge comme par un canal, ou bien s’il dit qu’il a été créé en elle, soutenant qu’il l’a été à la fois divinement et humainement ; — divinement, parce qu’il a été conçu sans aucune coopération charnelle ; — humainement, parce qu’il est né suivant les lois ordinaires de la génération, celui-là est pareillement athée. Si quelqu’un affirme que l’homme a d’abord été créé, et qu’ensuite Dieu est entré en lui pour y habiter, celui-là est digne de condamnation, puisqu’il nie la naissance de Dieu, et écarte l’idée qu’il a été engendré. Si quelqu’un admet deux fils, l’un sorti de Dieu le père, l’autre né d’une mère, et non un seul et le nième, qu’il soit exclus de l’adoption promise aux orthodoxes. Il y a deux natures, car il y a en Jésus-Christ un Dieu et un homme, une âme et un corps, et non deux fils et deux Dieux, mais un seul, et il n’y a pas en lui deux hommes, quoique Paul de Samosate ait admis deux hommes, l’un intérieur et l’autre extérieur. Mais pour m’exprimer ici péremptoirement, je dirai que bien différents sont les éléments dont le Sauveur est formé, et le même ne peut être à la fois invisible et visible, en dehors des limites du temps, et circonscrit dans le temps. Il n’est pas un autre différent de lui-même, mais bien un seul : car ils sont deux dans la même maison qui s’unissent ensemble, Dieu se faisant homme et l’homme se faisant Dieu ; et cet acte est indépendant de toute expression que l’on puisse employer. Affirmons-nous que la Trinité unique est composée de différentes hypostases, sans relation de l’une à l’autre ? Non, et afin d’éviter de les confondre, nous ne disons pas qu’elles sont différentes. Ainsi, les deux ne font qu’un en Jésus-Christ, et ne constituent qu’une même divinité. Si quelqu’un soutient que, comme prophète, il est né à la grâce et qu’il n’y a pas eu union des deux natures dans sa génération, que celui-là soit renvoyé dans la compagnie des autres qui sont soumis aux plus terribles anathèmes ; surtout s’il persiste avec opiniâtreté dans son erreur. Si quelqu’un n’adore pas la grâce de Jésus crucifié, qu’il soit anathème et rangé parmi les déicides. Si quelqu’un prétend que seulement après son baptême ou sa résurrection d’entre les morts, il est devenu digne d’adoption comme Fils de Dieu, ainsi que l’affirment les païens dans leurs livres futiles, qu’il soit anathème. Car l’être qui aurait eu un commencement, qui aurait progressé, et qui serait arrivé à son complément, ne serait pas Dieu, bien que l’on ait émis cette proposition, à cause du changement qui s’opéra peu à peu en lui. Si quelqu’un avance qu’il a maintenant abandonné son corps, et qu’il a conservé sa seule divinité, abstraction faite du corps, et en dépouillant le vêtement qu’il avait pris, que dès à présent, et lorsque Jésus-Christ reviendra, il ne voie pas la gloire de son avènement. Car, où est son corps à présent, sinon avec celui qui en a été revêtu ? Repoussons la folie des Manichéens, qui pensent que son corps est placé dans le soleil, et évitons d’honorer ce qui ne mérite pas nos hommages ; ne croyons pas avec eux que ce corps s’est fondu et a été dispersé dans les airs, comme les esprits qui s’exhalent dans l’atmosphère ou les éclairs qui s’y résolvent ; qu’il n’était pas là où il pouvait être réellement touché avec la main, ou qu’il fut une essence qui se montra à ceux qui le firent souffrir, parce que la divinité est par soi invisible. Non, car il viendra avec son corps, comme en un tout, ainsi qu’il apparut à ses disciples sur le Thabor, dans cette manifestation où sa divinité triompha de son humanité. Voilà le sentiment que nous avons à te dévoiler, ô Prince. Si quelqu’un prétend que son corps est descendu du ciel, qu’il soit anathème, car un corps céleste vient du ciel, et un corps terrestre de la terre ; et personne n’est monté aux cieux que celui qui en est descendu, c’est-à-dire le Fils de l’Homme. S’il y a quelque chose qui puisse être ajouté ici, il faut l’entendre de l’union céleste ; comme par exemple, que toutes choses existent par le Christ, et qu’il habite dans notre cœur pour éclairer notre intelligence.

Nous voulons expliquer à Ta Majesté victorieuse ce qui a rapport à Jésus crucifié et au crucifiement, dans cette invocation « O toi qui as été crucifié pour nous, invocation que nous répétons dans nos offices, lorsque nous rendons par trois fois grâces à Dieu pour [son] Fils crucifié, en ces termes « Dieu saint, Dieu fort, immortel, ô toi qui as été crucifié pour nous. » Si quelqu’un s’imagine qu’il s’agit du Père ou du Saint-Esprit, ou prétend que tous les trois ont également souffert dans la Passion, que tous les trois ont été crucifiés, qu’il soit convaincu d’admettre trois Dieux. Si nous proclamons la miséricorde du Fils, c’est pour éviter l’application de cette menace de l’Évangile : « Quiconque rougira de moi et de mes paroles, le Fils de l’Homme rougira de lui, lors de son avènement. » (Saint Luc, IX, 26). Ceci regarde ceux qui, en confessant Jésus-Christ, dissimulent les actions de grâces dues à Dieu. Si quelqu’un rougit du crucifiement, le Sauveur rougira de lui au dernier jour. Comment donc, par exemple, saint Grégoire. le père des théologiens, dit-il : « Dieu crucifié, le soleil obscurci » Oserait-on désavouer le crucifiement ? Mais si quelqu’un y comprend le Père et l’Esprit-Saint, qu’il soit anathème.

« Maintenant, passant à un autre sujet, nous expliquerons notre croyance sur l’accomplissement du Mystère du pain et du vin. Pourquoi le Sauveur prit-il le calice immaculé et le pain azyme, pour nous les transmettre, dans cette huit où il fut trahi, et où il nous invita à consacrer son corps et son sang en mémoire de lui ? Le bienheureux Jean Chrysostome, dont nous citons ici le témoignage, nous l’apprend dans son commentaire sur l’Évangile, au livre des Pharisiens, où il dit : « Il extirpera d’autres criminelles hérésies ; c’est pourquoi, après sa résurrection, il prit seulement le calice et le pain azyme. Car il y en a, ajoute-t-il, qui, dans le saint Mystère, emploient l’eau. Or, la vigne ne produit que du vin et pas d’eau. C’est pourquoi nous observons ce précepte qui nous a été donné. Comme deux jets coulèrent de la blessure faite à son côté, d’autres y ont mêlé de l’eau, parce que l’eau s’échappa avec le sang, et ils ont adopté le pain azyme, parce que la divinité était unie avec son corps, mais ils ont fourni de cet usage une fausse interprétation. Touchant le sang, le bienheureux Jean dit que l’eau indique la mortalité parfaite, et le sang la vitalité, puisque Jésus-Christ était vivant et mort parfait. Il est donc évident que l’homme n’est pas séparé de la divinité, mais constitue avec elle un seul tout, ainsi que nous l’avons prouvé précédemment. Ce n’est point un homme, mais un Dieu et un homme à la fois, non associé au corps seulement, et existant, comme Dieu, avant toute éternité. Dans le temps, il revêtit notre humanité pour opérer notre salut ; il souffrit la Passion dans son corps, en restant impassible dans sa divinité ; circonscrit dans son corps, sans bornes dans sa divinité ; céleste à la fois et terrestre, visible et invisible, limité et sans limites, en sorte que celui qui est fini et infini, est en même temps homme et Dieu. Quant à nous, c’est Dieu que nous adorons et que nous confessons. Nous croyons à une indivisible union de la divinité et de l’humanité, de peur qu’en adorant le corps, nous n’introduisions une quaternité à la place de la Trinité, ou l’opinion que le salut a été accompli par la mort et l’effusion du sang d’un homme et non d’un Dieu.

« Maintenant, voici ce que nous avons à dire au sujet de la fête de la Nativité, et sur la question des jeûnes. Pour les fêtes que vous célébrez, un temps différent de celui que nous avons adopté,[61] vous prenez comme argument principal l’époque de la naissance du Christ, d’après ce passage de saint Luc, évangéliste et apôtre : « Il avait commencé sa trentième année ; » ce qui montre évidemment qu’il naquit et fut baptisé à pareil jour, et qu’il entra alors dans sa trentième année, qui est l’âge requis pour le doctorat. Car, quoique l’on comptât 180 jours pour le temps que dura le mutisme de Zacharie, ce qui fait tomber l’Annonciation au 25 mars, c’est à partir de cette époque que l’on calcula les 270 jours de la grossesse de la sainte Vierge, en admettant un espace de dix mois pour la gestation d’un fils aîné,[62] calcul qui fait coïncider la Nativité avec le 25 décembre. — Mais interrogeons d’abord le Lévitique et puis l’Évangile. Le Lévitique porte ce qui suit (chap. XXIII, 34 : « Ma fête, qui me sera consacrée, sera appelée sainte pour vous. Vous la célébrerez trois fois l’an. Tout mâle d’entre vos enfants me sera présenté. Vous offrirez des présents au Seigneur. » Ensuite le texte ajoute : Le dernier jour du septième mois sera saint pour vous, et le quinzième sera appelé la fête des Tabernacles et sera saint pour vous. Vous ne ferez en ce jour aucune œuvre servile. Le septième jour sera saint aussi pour vous et nommé sabbat, c’est-à-dire repos. Vous vous abstiendrez en ce jour de toute œuvre servile. » Voilà les paroles de l’Écriture. Le mutisme de Zacharie datait du mois de Tischrin, qui est le septième. C’est le jour de l’expiation, auquel le grand-prêtre entrait dans le Saint des Saints, et cela une seule fois l’an, comme saint Paul nous l’apprend. Ce jour là, s’approcher de sa femme était une chose illicite pour Zacharie, parce qu’il était grand-prêtre pour cette année, que la fête solennelle des Tabernacles était prochaine, que tout Israël se trouvait là rassemblé, et qu’on devait célébrer cette fête pendant sept jours. De plus, il n’était pas permis au grand-prêtre de quitter le peuple et de retourner à sa maison, d’autant plus que l’habitation de Zacharie était éloignée et non à Jérusalem. Tout ceci est attesté par l’évangéliste saint Luc, qui dit (chap. I) : « La foule attendait Zacharie et s’étonnait de ce qu’il se retardait dans le Temple. Lorsque le temps de son ministère sacerdotal fut expiré, il s’en revint chez lui. » Il ajoute « Après ce temps, Elisabeth, sa femme, devint enceinte. » Mais quel est l’homme doué d’intelligence qui ne sait que Dieu avait prescrit au peuple de se purifier et de sacrifier, non seulement pendant la fête, mais le premier jour du mois et le troisième jour suivant ? Comment, dans l’intervalle de deux solennités, le grand-prêtre aurait-il quitté le peuple pour revenir à sa maison et s’approcher de sa femme ? L’évangéliste raconte en effet clairement que Marie, étant partie, se rendit vers la montagne, dans une ville de la tribu de Juda, et vint dans la maison de Zacharie, et il aurait connu sa femme le jour même de la fête ! Comprenons donc que rien n’est plus certain que ce fut dans le mois de Tischrin qu’eut lieu le mutisme de Zacharie, ce qui correspond au 25 septembre, et qu’au 22 de Tischrin arriva la conception et la grossesse d’Élisabeth. En comptant six mois, c’est-à-dire 180 jours, on trouve que c’est le 16e jour du mois qui coïncide avec le 6 avril du calendrier romain, qu’eut lieu l’annonciation de la sainte Vierge Marie. En même temps, accordant dix mois pour la durée de la gestation d’un premier né, les 280 jours de ce calcul se terminent au 6 janvier du calendrier romain. Telle est la doctrine que nous avons embrassée avec confiance, et dans laquelle nous resterons inébranlables jusqu’à l’éternité, en y donnant notre pleine et entière adhésion.

« Maintenant nous traiterons du jeûne de la première semaine qui suit le dimanche de la Septuagésime,[63] parce que les Romains sont profondément divisés avec notre nation sur cette question qui a fait naître des discordes et des contestations fréquentes. Cependant ce jeûne ne présente aucune différence avec celui du Carême : et les anciens, considérant la faiblesse de la nature humaine, ne firent autre chose que le séparer de ce dernier. Ils avaient ordonné d’accomplir saintement le jeûne, et interdit depuis le produit de la vigne jusqu’au sésame, et bien plus encore le vin et l’huile. Comme le peuple n’avait pas la force d’observer cette abstinence dans toute sa rigueur, ou permit un repos dans l’intervalle. La raison que nous venons de donner de l’institution de ce jeûne est suffisante. Cependant il a une autre signification qu’on lui attribuait autrefois, en disant que c’est en expiation de la transgression de l’homme par les cinq sens dans le paradis terrestre, qu’un jeûne de cinq jours fut imposé pour la première fois, et qu’il est comme la cause première et fondamentale des jeûnes pratiqués par les chrétiens, et un degré pour parvenir à une abstinence supérieure, celle du Carême. C’est ainsi que Moïse, dans le désert, accordait au peuple un temps de réjouissance, d’après l’ordre du Seigneur. Les habitants de Ninive se rachetèrent par un jeûne de cinq jours et sauvèrent leur ville de la destruction. Pareillement saint Cyrille, patriarche de Jérusalem, prescrivit de se recueillir par un jeûne de cinq jours avant de recevoir le baptême. Il y a encore d’autres raisons à alléguer, que je regarde comme superflu de citer ici, dans la crainte de causer de l’ennui par des longueurs. Le jeûne ne fait aucun tort à la foi ; au contraire, il sert à en compléter les préceptes, et personne n’est blâmable pour une abstinence de cinq jours. Quant à l’usage du laitage [le samedi], il vaudrait beaucoup mieux sans doute s’en priver entièrement. Mais dans ce jour, qui est solennel pour nous, nous faisons la commémoration du saint général Serge (Sarkis), martyr immolé par les descendants d’Agar, enfants de Mahomet, dans le pays de Pakrévant, sous le règne de Théodose. Ce n’est pas certes celui qui est appelé Serge l’ânier, ce renégat qui faisait adorer son chien. Pour nous, chrétiens, c’est saint Serge le véritable martyr, dont nous célébrons la mémoire. De notre côté, il n’y a ni schisme ni scandale. Que toutes nos paroles soient entendues comme une profession de foi certaine et décisive, ainsi que ce que nous avons dit ci-dessus au sujet du jeûne de la première semaine après la Septuagésime, jeûne qui nous est particulier. Nous sommes restés fermes dans cette croyance jusqu’à ce jour, et nous y persisterons jusqu’à la fin, maintenant et à jamais. Que notre Seigneur Jésus-Christ soit avec ses serviteurs ; à lui gloire et adoration de la part de la sainte Église, à lui qui est et qui sera béni dans les siècles, et dans les siècles des siècles. Amen. »

Tel est le discours que prononça Kakig, roi d’Arménie, en présence de Ducas, au milieu des savants et des docteurs grecs réunis à Constantinople. L’empereur en fut très satisfait, et tous les philosophes qui siégeaient dans l’Académie admirèrent la solidité des raisonnements de Kakig, et la plénitude des grâces dont il était orné. La paix et l’amitié furent rétablies entre l’empereur et les princes arméniens, forcés de renoncer à leurs bavardages, les brouillons d’Arménie furent couverts de confusion, car aucun des docteurs romains ne put découvrir une tache ou un soupçon d’hérésie dans notre profession de foi, telle que l’avait rédigée Kakig, et qu’il l’adressa aux Romains. Il composa aussi beaucoup d’autres discours fondés sur une logique invincible, par laquelle il les combattit et les réfuta. Ducas les vit et les approuva hautement, comme ne contenant que des propositions orthodoxes et la véritable doctrine chrétienne. Il se montra plein de bienveillance envers nos princes, les traita fort honorablement, et combla de présents Kakig. Adotu et Abouçalil, ainsi que les grands d’Annéuic. Le nom de Kakig devint illustre parmi ceux des docteurs arméniens, contemporains les plus distingués, et dont voici la liste Diran Gabanetsi,[64] Saïlahan Lasdivertsi, Adom Antzévatsi,[65] Anané et Grégoire Narégatsi,[66] Sarkis Sévanetsi,[67] Joseph Endzaïetsi,[68] Georges Oudzetsi, Dioscore (Téosgoros) Sanalmetsi, Anané de Hagh’pad, Jacques, fils de Karahad, Antoine et Timothée, Jean dit Gozer’n, Paul, Joseph, Jean, Georges le chancelier dit Thamr’etsi, Bargdjag et autres docteurs consommés en science, et remplis de l’esprit divin, qui florissaient en Arménie à cette époque. Le roi Kakig les égalait par l’abondance des dons célestes répandus sur lui.

XCIV. Le schah Kakig étant parti de la cour de Constantinople, s’en revint en triomphe avec sa suite dans son pays. Il arriva à Césarée de Cappadoce (Kamirk’). Déjà irrité contre les Grecs, il fit tomber tout le poids de sa colère sur le métropolite de cette ville, nommé Marc (Margos), schismatique[69] et blasphémateur au plus haut point, impie et pervers hérétique. Cet infâme poussait l’effronterie si loin, qu’il avait donné à son chien le nom d’Armên (Arménien). Il y avait longtemps que Kakig était instruit de cette particularité, et qu’il nourrissait une violente rancune contre Marc. Mais comme ce prince habitait au milieu des Romains, il n’avait pu rien lui faire : d’autant plus que ce métropolite était un personnage considérable et en grande estime parmi les Grecs ; non seulement il avait sans cesse l’injure à la bouche contre nos compatriotes, mais encore il leur avait suscité bien des désagréments, lorsqu’il sut que Ducas voulait faire conférer aux princes d’Arménie le baptême grec. Partout où passa Kakig et où il s’arrêta pour prendre gite, il ordonnait aux troupes arméniennes de violer les plus illustres dames romaines, voulant ainsi outrager cette nation, car il avait l’intention de ne jamais plus revenir à Constantinople, et d’aller trouver Alp Arslan et reprendre possession du trône d’Arménie. Le sultan avait en effet maintes fois mandé Kakig, qui avait été retenu par sa religion comme chrétien, de se rendre à cette invitation. Lorsque Kakig fut près de la résidence du métropolite, il eut envie d’aller loger chez lui, et lui envoya les chefs de ses archers. Ceux-ci allèrent dire à l’hérétique que le roi désirait prendre l’hospitalité chez lui ce jour-là. Ces paroles firent plaisir à Kyr Marc, qui fit disposer sa maison pour le recevoir ; et, de bon gré ou non, il alla au-devant de Kakig avec une escorte de prêtres. L’ayant ramené avec de grands honneurs, il l’installa dans sa maison et lui servit un magnifique festin. Mais cette réception ne put faire oublier au roi et aux siens l’animosité qu’ils nourrissaient depuis longtemps au fond du cœur. Lorsqu’il fut un peu excité par le vin, s’adressant au métropolite : « On m’a rapporté, lui dit-il, que tu as un très beau chien. Nous voudrions bien le voir. » Le prélat, comprenant que ces paroles étaient une provocation, les laissa passer sans y répondre. Kakig ayant réitéré sa demande, on appela le chien ; mais il n’accourut pas, car ils n’osaient pas prononcer son nom d’Armên. »Eh ! quoi, ajouta Kakig, appelez-le par le nom auquel il répond.» Marc, dominé par le vin, appela : Armên. « Armên ! » Aussitôt l’animal fit un bond avec la rapidité d’un lion ; Kakig en le voyant dit : « Ce chien porte donc le nom d’Armên ? » Marc, rougissant, reprit : « Il est gentil, c’est pour cela que nous l’appelons Armên. — Maintenant nous allons voir, dit Kakig, quel est le plus gentil de l’Arménien ou du Romain. Un grand sac avait été préparé, et Kakig ayant lancé un coup d’œil à ses fantassins, ils cernèrent l’animal, et avec de grands efforts, le précipitèrent dans le sac. A cette vue, Marc, persuadé qu’ils voulaient l’emporter, entra en fureur et apostropha durement les gens de service. Kakig, souriant avec dédain, fit signe de la main aux siens. Aussitôt, ils entourèrent de quatre côtés l’infâme métropolite, et l’ayant saisi, le jetèrent violemment et en le maltraitant dans le sac, en compagnie de son chien Année. « Voyons, dit Kakig, quel est le plus brave des deux, le chien gentil ou le métropolite romain. » Et il ordonna de frapper rudement l’animal. Celui-ci furieux, se jeta sur son maître, et se mit à le déchirer à belles dents. Ils continuèrent une bonne partie de la journée à battre le chien, qui dans sa rage, faisait couler le sang du maudit hérétique. Marc ne cessait de pousser des cris affreux et des lamentations. Il y avait un combat à outrance dans l’intérieur du sac, du fond duquel sortaient un bruit de grincement de dents, des gémissements et des plaintes. Ce fut de cette mort horrible que périt ce blasphémateur, devenu la pâture des chiens. Kakig fit mettre toute sa maison au pillage, car c’était un homme fort riche et d’un rang très élevé. S’étant emparé d’immenses trésors d’or et d’argent, ainsi que de ses troupeaux, qui se composaient de 6.000 brebis, 40 paires de buffles, et 10 paires de bœufs, il s’en revint chez lui, emmenant en même temps quantité de chevaux et de mulets. Kakig fit ainsi, au milieu des Romains, ce que jamais personne n’osa faire avant ni après lui. Depuis lors il ne reparut plus à Constantinople, et refusa constamment de se rendre à l’appel des Romains.

A cette époque, le roi Kakig, fils d’Apas de Gars, brillait comme savant et comme possédant à fond les doctrines philosophiques et littéraires. Il marchait de pair avec les docteurs romains ; et lorsqu’il venait à Constantinople, il s’asseyait dans la chaire de Sainte-Sophie. Il savait en entier l’ancien et le nouveau Testament, et étonnait par son éloquence.

Son contemporain Grégoire Magistros le Bahlavouni, fils de Vaçag, était aussi un logicien invincible, plein des grâces divines, et admirable dans les réponses qu’il opposait aux Romains ; homme versé dans toutes les sciences, et dont la voix avait une grande autorité. Il savait d’un bout à l’autre la Sainte-Écriture. Il avait le privilège, avec les philosophes, de prendre place dans la chaire de Sainte-Sophie, et discourait avec les docteurs romains il était compté parmi les plus illustres docteurs arméniens.

XCV. Nous citerons encore Nersès, de la province de Pakrévant, l’un des grands [docteurs] d’Arménie, savant profond et ingénieux, habile littérateur et philosophe. Il avait étudié à Arkina : il était passé maître dans la connaissance des deux Testaments divins, et capable de résister à tous les docteurs romains ; par sa solide instruction, et son talent de parler en public, il rivalisait avec le roi Kakig et les docteurs arméniens que nous venons de citer.

Sous le règne de Kakig Schahenschah, fils d’Aschod, et souverain de l’Arménie, il arriva un signe étrange et terrible, auquel le saint Mystère donna lieu. Dans le convent de Bizou, bâti par ce prince, pendant que l’on célébrait la messe à l’église, le jour de la Pentecôte, le prêtre officiant laissa tomber une parcelle de la sainte Hostie. Le surlendemain, deux vénérables religieux eurent une révélation, et étant venus dans l’église avant les Pères, l’un d’eux dit à l’autre : « Une vision que j’ai eue cette nuit m’a montré la lampe qui est suspendue à la coupole, tombant devant l’autel, sans que la lumière s’éteignit. » L’autre dit : « Moi aussi j’ai eu une vision ; il m’a semblé qu’un astre d’une grandeur prodigieuse tombait du haut des cieux devant l’autel, et qu’il était devenu encore plus radieux après sa chute. » Ces deux récits surprirent tous les moines ; le Père [supérieur] du couvent éclairé par l’Esprit-Saint, s’écria : « Cette révélation signifie qu’il est tombé un fragment de la sainte Hostie. » Aussitôt, ayant allumé des cierges, les moines se rendirent à l’église, l’encensoir à la main, et la balayèrent pendant plusieurs jours de suite. Lorsqu’ils furent entrés dans le sanctuaire, ils trouvèrent la parcelle encore intacte, devant l’autel. L’ayant recueillie, ils rendirent des actions de grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce miracle raffermit dans la foi orthodoxe une foule de gens, qui furent convaincus que ce Mystère est céleste et divin, et qu’il est le corps véritable de Dieu.

XCVI. Au commencement de l’année 515 (5 mars 1066 - 4 mars 1067), apparut dans la partie orientale du ciel une comète qui prit la direction de l’occident. Après s’être montrée pendant un mois, elle cessa d’être visible. Au bout de quelques jours elle reparut à l’occident à partir du soir.[70] Beaucoup de personnes qui l’aperçurent affirmaient que c’était le même astre qui avait été vu à l’orient dans le temps où les infidèles sortant de leur pays, saccagèrent l’Arménie, exterminèrent les chrétiens et leur imposèrent le joug de la servitude.

C’est à cette époque que l’émir des Perses, nommé Oschïn, vint ravager plusieurs contrées, et répandre à torrents le sang des fidèles du Christ. Il couvrit de deuil et de ténèbres la face de la terre. S’étant mis en marche avec des forces considérables, il vint établir ses quartiers d’hiver dans la Montagne Noire.[71] Les populations de toute cette province furent massacrées. Une multitude de moines périrent par le fer ou le feu. Leurs cadavres privés de sépulture devinrent la pâture des animaux féroces et des oiseaux de proie, parce qu’il n’y avait personne

pour leur rendre les derniers devoirs. Nombre de couvents et de villages furent incendiés, et les traces de ces dévastations sont encore apparentes de nos jours. La Montagne Noire et tout le pays furent inondés d’un bout à l’autre, du sang des religieux et des prêtres, des hommes et des femmes, des vieillards et des enfants, suivant cette parole du Prophète : « Le feu a dévoré leurs jeunes hommes ; nul n’a versé de larmes sur leurs vierges ; leurs prêtres sont tombés sous le tranchant du glaive ; personne ne déplorait le sort de leurs veuves ; leur sang a été versé tout autour de Jérusalem, et nul n’était là pour leur accorder la sépulture ». (Psaume LXXVII, 63-05, et LXXVIII, 3.) Un si cruel traitement fut infligé aux fidèles par le scélérat et féroce Oschïn. Jamais on ne pourrait dire tous les excès qu’il commit.

A cette époque un émit d’un haut rang et des plus vaillants sortit de la Porte du sultan Alp Arslan, dont il était le chambellan (hadjeb). Il se nommait Kumusch Tékîn (Komèsch-Diguïn). Il marcha à la tête de formidables et valeureuses phalanges contre les chrétiens. Dans sa fureur, il mit à sac le district de Thelkhoum, et extermina impitoyablement tous ceux qui avaient échappé aux invasions précédentes. Il emporta par une vigoureuse attaque la forteresse de Thlitouth,[72] et en égorgea la garnison. Après avoir fait des milliers de captifs, il se dirigea vers la province d’Édesse, contre la forteresse de Nisibe (Necébin) et l’assiégea pendant quelques jours, mais sans succès ; de là il traversa l’Euphrate à gué, et vint fondre sur le district de Hisn-Mansour (Harsen-Meçour). Ministre des vengeances célestes, il massacra les habitants de ce magnifique pays, et y répandit la bile empoisonnée de sa malice. Il les frappait, pareil è. une grêle accompagnée d’éclairs qui dardent le feu. Ses soldats portaient partout le meurtre et l’incendie. Il fit périr les gens de distinction et emmena en esclavage de nobles dames avec leurs enfants, jeunes garçons ou jeunes filles d’une rare beauté. On pouvait voir là les coups dont la main de Dieu châtia les fidèles, qui tous, sans exception, riches ou pauvres, goûtèrent à la coupe d’amertume que leur firent boire les Turcs, leurs féroces ennemis. Pendant trois jours le massacre ne discontinua pas. Pour comble de malheur, le chef qui occupait la forteresse de Nisibe[73] envoya en toute hâte prévenir le commandant militaire de cette ville, nommé Arouantanos, que l’émir Perse était campé sur les bords de l’Euphrate avec cent hommes seulement :

« Accours, lui disait-il, surprends-le et fais-le prisonnier. » Arouantanos reçut cet avis avec négligence et se mit lentement en route à la tête d’un corps considérable, pour aller à la rencontre de l’émir Kumusch Tékin. Celui-ci ayant appris qu’il approchait, fit venir son armée de Hisn-Mansour. Arouantanos arriva auprès de la célèbre forteresse d’Oschin avec 1.500 cavaliers et 10.000 fantassins. Les deux armées en vinrent aux mains, et Arouantanos, guerrier intrépide, se jeta avec l’impétuosité d’un aigle sur les Turcs. Le lieu du combat était inégal et escarpé. L’armée turque commençant à grossir peu à peu, Arouantanos dit aux siens : lâchez pied un instant, afin que les infidèles courent après nous ; alors nous ferons volte face, et nous les chargerons sans qu’ils puissent nous échapper. » Ce mouvement fut exécuté ; mais Arouantanos s’aperçut que les Romains avaient pris la fuite réellement, et l’avaient abandonné au milieu des Turcs. Ce fut une journée funeste pour les chrétiens ; toute la plaine regorgea de sang et fut encombrée de captifs. Arouantanos et ses officiers furent faits prisonniers. Ceux qui parvinrent à se dérober au carnage se réfugièrent dans la forteresse d’Oschïn et y trouvèrent leur salut. Il périt dans ce combat onze mille hommes environ. L’émir ayant imposé à Arouantanos un joug de bœuf sur les épaules, l’emmena comme esclave, chargé de ce honteux fardeau. L’ayant conduit à la porte d’Édesse, il le vendit 40.000 tahégans, somme que le général romain garantit en donnant son fils en étage ; et ce jeune homme est demeuré en Perse jusqu’à présent. Les autres chefs furent rachetés à prix d’or et d’argent. Fier de cette victoire signalée, Kumusch-Tékïn s’en retourna en Perse, traînant après lui une masse de captifs et emportant un butin immense. Il offrit au sultan de beaux esclaves, garçons et filles, au nombre de deux mille environ.

XCVII. En l’année 516 (5 mars 1067 - 3 mars 1068) mourut Ducas, laissant un fils en bas âge, nommé Michel. L’empire resta sans souverain pendant un an, sous la régence de l’impératrice Eudoxie (Eudougui).[74]

XCVIII. Vers le commencement de l’année 518 (4 mars 1069 - 3 mars 1070), cette princesse ayant fait venir secrètement un des grands de l’État, appelé Romain, autrement dit Diogène (Diôjên), lui donna accès dans son appartement et eut des rapports criminels avec lui. Elle l’y tint enfermé jusqu’à ce qu’ayant appelé le César, frère de Ducas,[75] elle dit à celui-ci pour l’éprouver : « Que ferons-nous maintenant, puisque le trône est vacant et que Michel est encore un enfant ? » Elle voulait le perdre par ces paroles insidieuses. « Laissons cela de côté, répondit le César, que m’importe ? Mes fils et moi nous sommes tes serviteurs. Donne le trône à qui tu voudras. » L’impératrice fut étonnée à la fois et charmée de cette réponse, et se trouva de la sorte retenue de commettre un crime. Elle ajouta : « Va dans mon appartement, te prosterner devant l’empereur. » Le César resta tout surpris et remercia Dieu de ce qu’aucun mot compromettant n’était sorti de sa bouche. Etant entré dans l’appartement de la princesse, il rendit hommage à l’empereur en se prosternant devant lui. Le lendemain. Diogène fut conduit à Sainte-Sophie et sacré. Toute la ville de Constantinople lui cria : Louange ! et la couronne fut posée sur sa tôle.

XCIX. A cette époque, le saint catholicos Vahram, appelé aussi Grégoire, fils de Grégoire Magistros, fils de Vaçag, le Bahlavouni, se sentit épris de l’amour de la vie solitaire, et du désir de se consacrer, dans la retraite, à la prière. Il était devenu semblable à Élie et à saint Jean-Baptiste. Ayant adopté la règle de saint Antoine, il aspirait de toute son âme à habiter le sommet des montagnes. Il forma le projet d’abandonner le glorieux et noble trône du patriarcat ; son dessein fut partagé par le docteur Georges, son chancelier, et ils firent le serinent de marcher ensemble dans la voie de la solitude. Cette résolution ayant transpiré, fut découverte à temps ; étant parvenue aux oreilles du roi et des grands d’Arménie, ils employèrent tous leurs efforts pour retenir le patriarche, mais sans réussir à le détourner de son projet bien arrêté. Il leur annonça qu’il avait l’intention d’entreprendre le voyage de Rome, et ensuite de parcourir toit le désert de l’Egypte. Mais comme on insistait pour l’empêcher de partir, Grégoire, dans l’ardeur de son désir, dit au roi « Prenez pour patriarche qui bon vous semblera, et ne me retenez pas davantage, en m’éloignant ainsi du sentier de la justice. » Voyant qu’il était inébranlable, ils choisirent pour catholicos le docteur Georges, chancelier de Grégoire, et en cachette de ce dernier, lui persuadèrent d’accepter ces fonctions. Grégoire ne se cloutait pas de cette intrigue, et lorsqu’on lui amena Georges pour recevoir l’onction sainte, il fut au comble de la surprise, et bon gré, mal gré, il le sacra catholicos, pour occuper le siège pontifical de l’Arménie.[76] Toutefois, il lui en conserva rancune au fond du cœur, et le compta dès lors parmi ses ennemis, comme ayant violé le vœu qu’il avait fait, d’être son compagnon dans la vie spirituelle. Dès ce moment, la désunion régna entre les deux patriarches. Grégoire, exécutant le pieux projet qu’il avait conçu, alla résider sur les montagnes,[77] avec les solitaires, confesseurs du Christ, embrassa leur vie austère, et ne prit plus pour nourriture que des aliments secs.

C. Cette année, Diogène leva des troupes dans tous ses Etats, jusqu’aux confins de Rome, ainsi que dans tout l’Orient. A la tête d’une armée formidable, il entra dans la contrée des musulmans, et vint camper auprès de la célèbre ville de Menbêdj, non loin d’Alep, cité fameuse qui appartenait aux infidèles.[78] Il pressa vivement cette place qu’il fit attaquer par ses troupes barbares, dont le nombre était immense. Après des assauts réitérés et vigoureux, il ordonna de dresser des balistes et des machines, pour battre en brèche les formidables remparts de Menbêdj. Le jeu de ces machines, qui lançaient d’énormes pierres, fit crouler une partie des murs dans l’intérieur de la place. Les habitants, consternés, tracèrent des croix sur leurs mains et se rendirent au camp de Diogène ; les principaux d’entre eux se prosternèrent à ses pieds, lui offrirent de riches présents et se déclarèrent ses tributaires ; à cette condition ils eurent la vie sauve. L’empereur traita la ville avec bienveillance, mais la soumit à ses lois. Sur ces entrefaites, il reçut une lettre de l’impératrice, qui le pressait de retourner à Constantinople. Aussitôt après l’avoir lue, il se mit en route.

CI. Cette année, l’émir Guedridj,[79] qui était de la famille du sultan Alp Arslan, résolut en secret de se révolter contre ce prince et de se rendre à Constantinople. Il vint à la tête d’une armée nombreuse, et passa dans le pays des Romains. Jamais chose aussi extraordinaire ne fut vue et n’a été racontée. C’était celui qu’annonça lé Sauveur lorsqu’il dit : « Il y aura dans les derniers temps des signes dans le soleil, dans la lune et les astres ; il y aura des tremblements de terre et des phénomènes épouvantables, » comme on le lit dans le saint Évangile (S. Luc, XXI, 25). Ce fut là l’occasion de la ruine que subit de nouveau notre pays de la part de la race perverse des Turcs.

CII. Cette année fondit sur nous, comme un fleuve débordé, le sultan Alp Arslan. Il entra en Arménie avec une formidable armée et commença le massacre. Il investit la ville de Mandzguerd, et comme elle était sans garnison, il lui suffit d’un seul jour pour s’en emparer. Les troupes romaines qui la défendaient avaient pris la fuite il en extermina les habitants, mettant à exécution les menaces proférées contre cette cité par son frère Thogrul, et le vœu dont il lui avait légué l’accomplissement, à l’heure de sa mort. De là, il dirigea ses hordes vers Amid et établit son camp tout autour de cette ville. Néanmoins, il usa de clémence envers les habitants. Ce fut là que sa femme mit au monde un fils qu’il nomma Tetousch.[80] Ensuite, étant entré dans le district de Thelkhoum, il investit la forteresse de ce nom, et tenta tous les efforts imaginables pour la réduire ; mais comme elle lui opposait une insurmontable résistance, il parla de faire la paix, à condition qu’un tribut lui serait payé. Cette proposition ralentit l’ardeur des assiégés, et dans la sécurité qu’elle leur inspira, ils abandonnèrent le rempart. A cette vue, les ennemis, en masse, sans attendre l’ordre du sultan, l’attaquèrent avec impétuosité, et, restés maîtres de la place, y firent un carnage horrible et une multitude de captifs. La nouvelle de ce succès causa au sultan un étonnement extrême ; il déplora le sang versé, parce qu’il avait garanti, par serment, aux habitants la vie sauve. Ayant envahi le territoire d’Édesse, il étendit ses incursions sur tous les points, jusqu’aux portes de la ville. La célèbre forteresse de Thelthovrav, non loin de Sévavérag, fut emportée d’assaut, ainsi qu’Arioudzathil,[81] et la population des environs passée au fil de l’épée. Gorgé de butin, encombré de captifs, il alla investir Édesse, et développa son camp tout autour des murs. C’était pendant l’hiver, le 10e jour du mois de mars. Le commandant d’Édesse était Basile, fils du roi des Bulgares, Alusianus. Les habitants, qui étaient chrétiens, furent terrifiés en contemplant l’armée des infidèles, qui couvrait les plaines et les montagnes jusqu’au sommet. Ils redoutaient le sultan, ce cruel dragon. Alp Arslan était, en effet, un buveur de sang. Il passa huit jours sans commencer les hostilités ; mais les assiégés étaient tombés dans un tel découragement, qu’ils ne songeaient pas même à repousser l’ennemi. Sur ces entrefaites, un des soldats du sultan, témoin de cette inaction, leur donna sous main cet avis : « Avez-vous, leur dit-il, perdu le sens ? Fortifiez donc vos murs et sellez vos chevaux. » Excités par ces paroles, ils se mirent à garnir les remparts de soldats, et disposèrent tous leurs moyens de défense ; tous s’encourageaient mutuellement. De son côté, le commandant Basile, qui était un militaire distingué, entreprit de fortifier la ville sur tous les pointe. Le sultan, voyant la bonne contenance des assiégés, entra en fureur, et donna l’ordre de faire retentir les trompettes, comme signal de l’assaut. L’attaque commença avec fureur ; les infidèles s’élancèrent aux murailles en poussant des clameurs terribles. Édesse fut enveloppée de toutes parts. Ce fut une solennelle journée, témoin d’une lutte acharnée. Les assiégés faisaient pleuvoir, du haut des remparts, une grêle de flèches, pendant que les antres, en prières et les yeux noyés de larmes, levaient leurs voit gémissantes vers Dieu pour implorer leur salut. Les Perses renouvelèrent leurs assauts une grande partie de la journée, mais inutilement, car le Seigneur combattait contre eux, et les couvrit de honte. Alors le sultan ordonna de dresser des balistes et autres machines de guerre pour battre les remparts ; il fit détruire les jardins des environs et arracher les vignes, et du bois qui en provint, combler les fossés. Puis il fit élever une tour de bois, montée sur dix chars, et sur laquelle il comptait comme moyen infaillible de succès. Mais lorsque l’on mit les chars en mouvement pour approcher la tour des remparts, tout à coup elle se renversa et se brisa dans sa chute. Les assiégés ayant creusé une excavation, pénétrèrent dans le fossé du côté de l’orient, et accumulant tout le bois qu’ils possédaient, incendièrent les débris de cette tour. Comme les infidèles avaient entrepris de creuser sept tranchées dans l’intérieur du fossé, pour faire écrouler le rempart, les habitants pratiquèrent une contre-mine, et ayant pris les travailleurs ennemis, les tuèrent. Ce siège dura cinquante jours, pendant lesquels le sultan déploya les plus grands efforts, mais sans aboutir à rien. En vain il promettait de magnifiques récompenses à qui détacherait seulement une pierre des murs, afin de l’emporter en Perse comme un souvenir. Abou’lséwar, émir de Tévïn, lui dit : « Voilà un autel au milieu de nous et personne ne songe à l’abattre. » Alors ils essayèrent leurs forces pour le démolir, mais sans pouvoir en détacher un fragment. Cet autel, qui était celui de saint Serge (Sarkis), s’élevait à l’est de la ville. A ce spectacle, la confusion du sultan redoubla. Sur ces entrefaites, Koreïsch, l’un des principaux émirs des Arabes, ayant emmené Alp Arslan et toute l’armée Perse, marcha contre Alep. Cette retraite fut un jour de vive allégresse pour Édesse délivrée.

CIII. Diogène, instruit des désastres récents de l’Arménie, rugit comme un lion ; il ordonna de rassembler toutes ses troupes, fit proclamer des édits et envoya des hérauts partout dans les contrées d’Occident. Il réunit des forces immenses parmi les Goths, les Bulgares, les habitants des villes éloignées, ceux de la Cappadoce, de la Bithynie, de la Cilicie, d’Antioche, de Trébizonde (Drabizon), et convoqua dans toute l’Arménie les débris des braves phalanges de ce royaume ; il fit venir aussi des renforts de chez les barbares. Il se vit bientôt à la tête d’une armée aussi nombreuse que le sable de la mer. C’était en l’année 520 (4 mars 1071 - 2 mars 1072). Il s’avança, terrible, comme un nuage au sein duquel gronde le tonnerre, et qui est chargé de grêle, et atteignit Sébaste. A sa rencontre accoururent en grande pompe les princes de la famille royale d’Arménie, Adom et Abouçahl ; mais les Romains circonvinrent l’empereur et lui firent entendre des calomnies contre les habitants de Sébaste et contre la nation arménienne en général. Ils lui dirent : « Lorsque nous fûmes vaincus par l’émir Guedridj, les Arméniens étaient plus acharnés contre nous, plus impitoyables que les Turcs eux-mêmes. » Diogène ajouta foi à ces propos, et jura avec menaces qu’au retour de son expédition en Perse, il anéantirait la foi arménienne. En même temps il commanda à ses soldats de mettre à sac Sébaste. Ils exécutèrent cet ordre en y ajoutant quantité de meurtres, et secondèrent ainsi les iniques dispositions de ce prince impie. Il chassa de sa présence Adom et Abouçahl, et plongea Sébaste dans le deuil. Cependant les grands de l’empire, ainsi que Kakig Schahenschah, fils d’Aschod, et l’émir Guedridj, qui avait pris le Curopalate (Gourabagh’ad),[82] dirent à l’empereur : « N’écoute pas les délations de tes sujets, qui mentent, car ceux des Arméniens qui ont survécu aux guerres des Turcs, se sont déclarés les auxiliaires [des Romains]. » Ces remontrances ramenèrent l’empereur à de meilleurs sentiments ; néanmoins il jura qu’à son retour il détruirait la croyance des Arméniens. Les moines ayant appris ces menaces, proférèrent contre lui de terribles malédictions, et firent des vœux pour qu’il ne revint pas de cette guerre, et que le Seigneur le fit périr comme l’impie Julien, qui fut maudit par saint Basile. Diogène étant parvenu dans l’Orient, au pays des Arméniens, attaqua Mandzguerd et s’en rendit maître les troupes du sultan qui étaient cantonnés dans cette ville s’enfuirent. Ceux des infidèles qui furent pris reçurent la mort. Alp Arslan, qui était alors devant Alep, en apprenant le triomphe de Diogène, se hâta de retourner ers l’Orient, afin de défendre son royaume contre cette formidable agression. Ce même hiver, il avait échoué devant Alep, protégée par une forte garnison. On était au printemps lorsqu’il reçut la nouvelle des mouvements des Romains. Aussitôt il quitta le siège d’Alep et se dirigea rapidement vers Édesse, le commandant militaire de cette ville lui offrit en présent des chevaux et des mulets, ainsi que des vivres. Aussi le sultan traversa-t-il toute la contrée sans y faire aucun mal. Continuant sa route vers l’orient. Il parvint à la montagne de Léçoun. Les fatigues de cette marche forcée lui tirent perdre quantité de mulets et de chameaux ; car, semblable à un fugitif, il poussait ses troupes en avant et se hâtait d’accourir en Perse. Sur ces entrefaites, des lettres écrites par les perfides Romains, du camp de Diogène, furent remises au sultan. Ils lui disaient : « Ne fuis pas, car la majeure partie de notre armée est pour toi. » A l’instant Alp Arslan s’arrêta, et il écrivit à Diogène sur un ton amical, en l’engageant à faire paix et alliance ensemble, à rester unis et à ne plus se nuire réciproquement. Il lui témoignait son désir d’être en bons rapports avec les chrétiens, et de voir s’établir entre les Romains et les Perses une amitié éternelle. Ces propositions enflèrent d’orgueil Diogène, qui les rejeta ; elles ne firent même qu’enflammer son ardeur belliqueuse. De perfides conseillers lui dirent : « Aucune puissance n’est capable de te résister. Tes soldats sont sortis du camp pour se procurer des ivres ; ordonne qu’ils se fixent dans des quartiers d’hiver, afin qu’ils ne ressentent pas la famine avant l’ouverture des hostilités. » L’empereur, cédant à ces insinuations, renvoya l’émir Guedridj à Constantinople, fit partir Tarkhaniotes[83] avec trente mille hommes contre Khélath, et en expédia douze mille vers la contrée des Aph’khaz. Ces conseillers ayant ainsi réussi à disséminer ses forces et à les éloigner, prévinrent le sultan du succès de leur trahison. Ce prince, jugeant le moment opportun, s’élança à la rencontre des Romains ; ardent comme un lionceau, il entraînait à sa suite toutes les hordes du Khoraçan. Diogène, apprenant que les Perses approchaient, donna l’ordre de sonner les trompettes, et rangea les siens en bataille. Il en confia le commandement à Khadab[84] et à Vasilag (Basilace), deux nobles Arméniens, qui étaient de vaillants capitaines. On combattit avec fureur de part et d’autre presque toute la journée. A la fin les Romains eurent le dessous, et Khadab et Vasilag furent tués. L’armée romaine, mise en déroute, se sauva jusque dans le camp impérial. A cette vue, Diogène ordonna de concentrer toutes ses forces ; mais il était trop tard ; car Tarkhaniotes et les autres officiers romains étaient déjà partis pour Constantinople avec leurs détachements. Instruit de leur éloignement, Diogène reconnut qu’il était victime de la fourberie des siens. Le lendemain le combat se ralluma ; dès l’aurore l’empereur ordonna de faire retentir les trompettes, et des hérauts proclamèrent en son nom que des dignités, des gouvernements de villes et de provinces seraient la récompense de ceux qui feraient bien leur devoir. Tandis que le sultan se portait en avant, Diogène s’avançait de son côté dans le voisinage de Mandzguerd, vers un lieu nommé Dogh’odaph’. Il plaça les Ouzes à l’aile droite, les Patzinaces (Badzounag) à l’aile gauche, et disposa le reste de son armée à l’avant et à l’arrière. Mais dans le fort de la mêlée, Les Ouzes et les Patzinaces passèrent à l’ennemi, et les Romains furent vaincus et prirent la fuite. Les Turcs en firent un carnage horrible, et s’emparèrent d’une multitude de prisonniers, parmi lesquels était l’empereur lui-même. Ils le conduisirent en présence du sultan, ainsi qu’une foule d’officiers, chargés de chaînes, et autres captifs. Au bout de quelques jours, Alp Arslan accorda la paix à Diogène et fit de lui un frère ; tous les deux scellèrent cette alliance de leur sang. Le sultan prit Dieu à témoin de sa sincérité, et confirma cet engagement par un serment solennel et à jamais inviolable. Après quoi il renvoya Diogène comblé d’honneurs, pour qu’il revint régner à Constantinople.

Arrivé à Sébaste, celui-ci apprit que Michel, fils de Ducas, s’était emparé de la couronne. Ses troupes l’ayant abandonné et s’étant dispersées, il gagna en fugitif la ville d’Adana, Comme celles de Michel arrivaient pour se saisir de lui, dans ce péril extrême, il revêtit le costume de moine, et s’étant rendu auprès de leur général, lequel était frère de Ducas,[85] il lui dit : « Que je ne vous inspire plus aucune inquiétude : je vais aller m’ensevelir dans un couvent. Que Michel règne sur vous, et que Dieu soit avec lui. » Ce jour même, les Romains crucifièrent Dieu une seconde fois, à l’exemple des Juifs, ils arrachèrent les yeux à Diogène, leur propre souverain, qui mourut des souffrances que ce supplice lui occasionna, Le sultan pleura sa perte, et regretta amèrement le sort de ce monarque. .Oui, s’écria-t-il, les Romains sont des athées ; dès aujourd’hui la paix est rompue avec eux, et le serment qui rattachait les Perses à eux n’existe plus. Dès à présent, la race des adorateurs de la Croix sera immolée par le glaive, et tous les pays chrétiens seront livrés à la servitude. » Le souvenir de Diogène lui arrachait des soupirs douloureux, et avec tous les siens il déplorait profondément sa mort. S’adressant aux troupes du Khoraçan : « Désormais, leur dit-il, soyez des lionceaux, devenez des aiglons, volez par toute la terre. « nuit et jour ; versez le sang des chrétiens, soyez sans merci pour les Romains. » Après cette victoire éclatante, il rentra en Perse.

CIV. A cette époque, Alp Arslan rassembla toutes les troupes de ses Etats, et franchissant le grand fleuve Djihoun (Dchahoun), nommé aussi Géhon (Kéhon), il pénétra sur le territoire de Samarcande (Semerkhent), qu’il voulait soumettre. A la tête d’un détachement considérable, il vint camper auprès de la grande et redoutable forteresse de Hama,[86] qu’il assiégea. Cette place appartenait à un chef d’un grand courage, mais au cœur féroce et cruel.[87]

Le sultan dirigea, pendant plusieurs jours, de rudes assauts contre cette place et la pressa vivement. Cependant il invitait ce chef à faire sa soumission, l’assurant qu’il lui laisserait à jamais la possession des domaines de ses pères. Au bout de quelque temps d’une résistance très pénible, celui-ci résolut d’aller se prosterner devant Alp Arslan, et de profiter de cette occasion pour exécuter un affreux projet. Il fit ce jour-là fête à sa femme et à ses enfants, s’assit avec eux à un banquet qu’égayaient le jeu des baladins, la voix des chanteuses, et le son des tambours et des instruments de musique, et but joyeusement. Puis, pendant la nuit, il égorgea de ses propres mains sa femme et ses trois fils avec une barbarie atroce, voulant éviter qu’ils ne tombassent entre les mains du sultan et ne devinssent ses esclaves. Le lendemain, il partit, après avoir caché sur lui deux couteaux très effilés, avec lesquels il avait consommé son quadruple meurtre. Arrivé au camp du sultan, il fut introduit par ses ordres. Dès qu’il fut en sa présence, il se prosterna ; en même temps, s’approchant, il se précipita sur lui, en tirant ses deux couteaux de ses sandales, tandis que ceux qui l’avaient amené s’enfuyaient. Il terrassa Alp Arslan, et lui plongea ses deux couteaux dans le sein. A l’instant même Il fut massacré par les serviteurs du sultan. Ceux-ci virent que ce prince avait reçu trois blessures. Son état était très grave, et la douleur qu’elles lui causaient très cuisante. Alors il donna l’ordre à ses troupes d’évacuer le pays, afin que cet événement restât ignoré dans son royaume. Au bout de cinq jours, l’intensité du niai redoublant, il fit appeler les grands de sa cour et le chambellan (hadjeb),[88] général de ses armées, et leur présentant son jeune fils Mélik Schah, il leur dit : « Aujourd’hui sera le jour de ma mort, je succombe à mes blessures ; que mon fils règne sur vous, et qu’il hérite de ma couronne. » A ces mots, se dépouillant de son costume royal, il en revêtit Mélik Schah, et s’inclinant, lui rendit hommage. Il le recommanda, en pleurant, à Dieu, et aux émirs de la Perse. Telle fut la fin d’Alp Arslan,[89] qui perdit la vie des mains d’un homme obscur, kurde de nation. Mélik Schah monta immédiatement sur le trône. Il se montra bon, miséricordieux et plein de bienveillance pour les fidèles du Christ. Après la mort de son père, il rentra en Perse, héritage de sa famille, emportant avec lui le corps d’Alp Arslan ; il l’ensevelit dans le tombeau de ses ancêtres, dans la ville de Marand.[90] Le règne de Mélik Schah fut favorisé de Dieu ; son empire s’étendit au loin, et il accorda le repos à l’Arménie.

CV. En l’année 521 (3 mars 1072 - 2 mars 1073) l’inimitié du seigneur Grégoire et du seigneur Georges se réveilla de nouveau. Le premier envoya des gens vers Georges, qui le renversèrent du siège patriarcal, et lui arrachèrent de la tête le voile.[91] Georges, profondément irrité, se retira à Tarse (Darson), où il mourut ; et Grégoire alla habiter à Moudar’açoun,[92] auprès de Kakig, fils de Kourkên.[93]

CVI. Ce fut vers ce temps que commença la tyrannique domination d’un chef impie et infâme, nommé Philarète (Ph’ilardos),[94] premier-né de Satan. Lors de la catastrophe de Diogène, il entreprit de donner cours à ses usurpations. Homme scélérat s’il en fut jamais, précurseur de l’immonde Antéchrist, possédé par le Démon, et d’une humeur fantasque et perverse, il se mit à faire la guerre aux fidèles du Christ ; car, quoique chrétien, il était sans foi. Les Arméniens ne le reconnaissaient pas pour un des leurs, et les Romains le désavouaient également. Il avait la religion et les habitudes de ceux-ci, mais par son père et sa mère il était Arménien. Son enfance s’était écoulée auprès de son oncle, dans le couvent de Zôrvri-Gozer’n, dans le district de Hisn Mansour (Harsen-Meçour). Lui qui était sorti du désert, il en devint [abomination. Il s’empara d’un grand nombre de provinces et de villes, et fit périr impitoyablement une foule de personnes. Étant venu se fixer à Meschar,[95] il manda le brave Thornig, seigneur de Saçoun, et le somma de venir lui prêter hommage, ce message fut accueilli par Thornig avec le dédain et la dérision que méritait une telle folie. Comment ! dit-il ; mais je ne l’ai même jamais vu ! Les envoyés de Philarète, lui annoncèrent alors qu’il allait marcher contre lui avec de nombreuses troupes et qu’il saccagerait et ruinerait toutes ses possessions. « Mais, reprit Thornig, quel est le chiffre de son armée ? —Elle est de 20.000 hommes environ, répliquèrent les messagers. —Eh ! bien, dit Thornig, moi j’ai mille cavaliers, qui chaque jour reçoivent le corps et le sang du Fils de Dieu. Ce que je sais positivement, c’est que Philarète et tous les siens n’ont aucune croyance et sont poussés par les plus mauvaises passions. » Les envoyés ayant rapporté à Philarète cette conversation, il appela le catholicos Grégoire. « Comme Thornig est ton gendre, lui dit-il, va l’engager à venir se déclarer mon vassal. » Grégoire, connaissant la scélératesse de Philarète, partit à contre cœur, et ne retourna plus vers lui. Il raconta à Thornig le motif de sa visite. Celui-ci, étonné, lui dit : « Eh ! quoi, cet infâme n’a pas rougi, dans l’excès de son impudence, de te charger d’une pareille mission, qu’il a appuyée d’un faux serment ! » Philarète, voyant que Thornig refusait de venir, rassembla son armée et marcha contre lui, à son insu. Dès que Thornig en fut instruit, il convoqua les siens, et ayant réuni dans le district de Saçoun 50.000 fantassins et 6.000 cavaliers, se porta vers Djabagh’-Dchour.[96] Comme il ne pouvait croire à l’arrivée de Philarète, il congédia son infanterie, et à la tête de mille cavaliers se dirigea vers la ville arménienne d’Aschmouschad.[97] Ce fut dans la plaine d’Alléluia (Alêloua) qu’il rencontra Philarète, qui avait avec lui un corps de 8.000 Francs, commandé par Raimbaud.[98] Thornig eut bien du regret de s’être séparé de son infanterie ; néanmoins il disposa ses troupes pour le combat, bataillon par bataillon, assignant à chacun son poste. A l’avant il plaça son garde du corps Gabos,[99] guerrier intrépide, avec 3.000 hommes ; mais de toutes les troupes de Philarète, celles que Thornig appréhendait le plus étaient les Francs. Allons, s’écria-t-il, voyons si les miens auront peur d’eux.[100] Et voilà que Raimbaud, s’avançant, engagea l’attaque, et enfonçait les rangs de Thornig, pénétra jusqu’au centre. Aussitôt, au commandement de Thornig, les siens enveloppèrent les Francs par une manœuvre simultanée, et firent prisonniers leurs officiers, ainsi que leur comte.[101] Ils mirent en fuite Philarète et toute son armée, et s’emparèrent des officiers, au nombre de 1.500. Ce jour vit le massacre des Francs et des autres chrétiens. Thornig chargé de butin, retourna à Saçoun, tandis que Philarète se sauvait lâchement, et courait se réfugier à Kharpert.[102] La plaine d’Alléluia, où cette bataille eut lieu, est dans le district de Hantzith.

CVII. Thornig, n’ayant gardé avec lui qu’un petit nombre d’hommes, rentra dans sa forteresse d’Aschmouschad, au-dessus d’Ardzen. Tout à coup survint un émir nommé Amer-Kaph’er, avec des forces considérables. Il avait su que Thornig avait congédié les siens. C’était à l’instigation de Philarète qu’il venait le surprendre. Recourant à la ruse et ail parjure, il essaya de faire la paix avec Thornig ; il alla jusqu’au point de gagner ses serviteurs à force de cadeaux. Ayant ainsi circonvenu Thornig, il lui persuada, de concert avec trois autres chefs qui l’accompagnaient, de conclure l’alliance qu’il lui proposait avec tant de perfidie. Mais tandis qu’ils étaient assis ensemble à un banquet, l’émir sauta d’un bond sur Thornig et voulut le tuer. Celui-ci, qui n’avait sur lui aucune arme, saisit un petit couteau, et en frappant l’émir, lui ouvrit le ventre. Prenant les autres émirs par la tête, il la leur écrasa l’une contre l’autre : puis, sans avoir eu aucun mal, il regagna sa forteresse qui n’était pas éloignée. Les Turcs prirent la fuite à son approche ; mais lorsqu’il fut près d’Aschmouschad, un des infidèles, embusqué, l’atteignit de son javelot, et donna la mort à ce héros si pieux. Sa tête fut apportée à Philarète, et ce misérable en ayant retiré la cervelle, en fit une coupe à boire. Ce qui restait de la tête fut envoyé parmi à [Nacer eddaula], émir de Meïafarékïn, et son corps fut brûlé. Dans la suite on recueillit les débris de ses ossements calcinés, et ils furent transportés et ensevelis près de la porte du Saint-Précurseur.[103] Il laissa deux fils en bas âge, Tchordouanel et Vaçag.

A la même époque, Philarète invita le saint patriarche Grégoire à revenir prendre possession de son siège. Mais celui-ci s’y refusa, par la crainte que lui causait cet homme cruel. Philarète lui adressa de nouveau une lettre pour lui représenter qu’il n’était pas d’usage que le siège restât vacant. Mais Grégoire ne put se décider ; il se contenta de répondre à Philarète qu’il consentait à ce qu’il donnât la dignité de catholicos au seigneur Sarkis, neveu (fils de la sœur) du seigneur Pierre. En même temps il envoya à Sarkis le voile, la crosse, et la croix qui avaient appartenu à Pierre. A la vue de ces insignes, Philarète, comprenant que la résolution de Grégoire était définitive, ordonna qu’une réunion d’évêques, de pères de couvent et de moines eût lieu, et le seigneur Sarkis reçut, comme catholicos, l’onction à Honi, ville du district de Dchahan. C’était un saint homme, d’un aspect vénérable, renommé pour sa vertu, d’une piété exemplaire et d’une orthodoxie parfaite, un véritable pasteur du troupeau du Christ. Grégoire étant venu dans la métropole de l’Arménie, à Ani, y sacra, en qualité d’évêque, Basile (Parsegh’), fils de sa sœur et de Vaçag, fils d’Abirad, fils de Haçan.[104] Basile dans la suite fut élevé à la dignité de catholicos d’Arménie.

CVIII. C’était dans l’année 523 (3 mars 1074 - 2 mars 1075), que Grégoire partit pour Constantinople, et de là pour Rome. Ensuite il passa en Egypte, où il visita le désert qu’avaient habité les anciens Pères. Là, il accomplit le désir de son cœur ; il y établit son trône patriarcal, et remit en vigueur les institutions de la sainte Église. Il fut traité avec une haute considération et avec de grands honneurs par le roi des Egyptiens,[105] beaucoup plus qu’il ne l’avait été par l’empereur. Une foule d’Arméniens vinrent le rejoindre, car il y avait à cette époque en Egypte environ treille mille personnes de notre nation.[106]

CIX. Ces événements se passèrent du temps de Michel, fils de Ducas, qui régna pendant quatre ans sur les Romains.[107] Ce prince était bon, orné de toutes les vertus chrétiennes et d’une éclatante sainteté. Il ressemblait en tout à ses anciens et pieux prédécesseurs. Il brillait par l’orthodoxie de sa foi et fut le père des orphelins et le défenseur des veuves. Par ses ordres, on émit des tahégans en aussi grande quantité que la poussière de la terre ou le sable de la mer. Cette abondance, qui alla jusqu’à la prodigalité, dura pendant tout son règne. Car c’était au nom de Dieu que cette monnaie était frappée, et les grâces divines descendaient sur Michel. Le pays ne cessa de regorger des trésors répandus par ses mains. Continuellement il jeûnait ou était en oraison ; il vivait dans la plus grande sainteté. Mais l’impératrice était courroucée contre lui à cause de cette vie ascétique qui l’éloignait de tous rapporte charnels avec elle. Elle s’éprit d’amour pour un des grands, et par l’influence que lui donnaient les criminelles relations qu’elle entretenait avec lui, elle le poussa à se déclarer contre Michel. Il se nommait Botaniate (Vodôniad).[108] Il souleva toute la ville de Constantinople et réclama la couronne. Michel, ce saint monarque, n’opposa aucune résistance. Il maudit publiquement l’épouse infâme qui l’avait trahi, et descendant du trône, se retira dans un couvent, où il se fit moine. Avant endossé le cilice, il fit profession de la vie religieuse, d’après le désir qu’il en avait depuis longtemps, et dit adieu aux grandeurs terrestres.[109]

CX. En l’année 527 (2 mars 1078 - 1er mars 1079), Botaniate, monté sur le trône, épousa la femme de Michel, fille de Kourkê, roi de Géorgie.[110] C’était l’adultère qui avait préparé cette union coupable.

CXI. A cette époque périt le prince Vaçag,[111] duc d’Antioche, fils de Grégoire Magistros, et frère du seigneur Grégoire (Vahram). Il fut tué dans la rue du marché de cette ville, par les perfides Romains. Au moment où il passait dans cette rue, deux hastaires[112] se présentèrent comme pour lui rendre hommage ; ils tenaient une lettre supposée, et tandis qu’il se baissait pour la recevoir de leurs mains, ils le frappèrent d’un coup de hache sur le front, entre les yeux. Ainsi succomba Vaçag, sous le fer d’obscurs et exécrables assassins. Ses troupes se réunirent dans la citadelle d’Antioche ; le corps de la noblesse appela Philarète et lui céda cette ville. Celui-ci, au bout de quelques jours, convoqua tous les Romains et le corps des hastaires, sous prétexte d’une expédition qu’il voulait entreprendre, et les mena à un village nommé Aph’schoun. Là, il commanda à ses troupes de mettre l’épée à la main, et fit exterminer cette milice. Il prit possession d’Antioche après avoir tiré ainsi vengeance dit meurtre du grand Vaçag, le Bahlavouni.

CXII. Dans le même temps périt le prince arménien Ebikhd,[113] guerrier illustre, originaire du district de Schirag. L’empereur, plein d’estime pour son courage, l’avait contraint de recevoir le baptême des Romains et d’embrasser leur croyance. Mais Ebikhd restait, en secret, fidèle à la foi de saint Grégoire. Il tomba malade dans sa forteresse d’Antrioun.[114] L’empereur lui avait donné, pour le guider dans la croyance erronée des Grecs, un moine romain qu’Ebikdh avait pris pour confesseur. Cet homme abominable étant entré un jour chez le prince, le surprit profondément endormi dans son lit ; il se précipita sur lui, et ayant saisi le coussin qui soutenait sa tête, le lui plaça sur la bouche, se jeta dessus de tout son poids et l’étouffa dans des tourments affreux, Les troupes d’Ebikhd ayant appris ce crime horrible, livrèrent à toutes sortes de tortures l’hérétique qui en était l’auteur, et après l’avoir fait souffrir cruellement, le précipitèrent du haut d’une roche élevée, sur laquelle était assise la forteresse ; ce scélérat expira sur le coup par un trépas qu’il méritait si bien.[115]

CXIII. Cependant Botaniate ayant occupé le trône pendant un an,[116] conçut l’idée d’y renoncer ; car c’était par la violence et par suite d’un commerce criminel avec la femme de Miche) qu’il l’avait obtenu, et non par la volonté de Dieu. Comme il était devenu souverain en violation de tous le droits, de cuisants remords agitaient son âme ; il se disait : « Celui qui était maître légitime du trône en est descendu et s’est fait moine : pourquoi me suis-je mis, par ma perversité, en rébellion contre lui ? la suite et la fin de tout en ce monde, n’est-ce pas la mort ? » Ayant donc déposé le sceptre, prix de sa trahison, il fit profession de la vie monastique.

CXIV. Il eut pour successeur [Nicéphore] Mélissène (Mélécianos). C’était en 526 (2 mars 1077- 1er mars 1078).

CXV. Cette même année vit mourir un homme digne de toutes les louanges, le seigneur Sarkis, catholicos, neveu du seigneur Pierre, ancien patriarche. D’après sa recommandation, on choisit pour le remplacer l’évêque Thoros (Théodore) surnommé Alakôcig, son coadjuteur, qui était un habile musicien. La cérémonie de sa consécration eut lieu à Honi.

CXVI. Vasil, fils d’Aboukab, autrefois garde de la tente de David le Curopalate, roi de Géorgie, ayant rassemblé un corps de cavalerie, par ordre de Philarète, marcha sur Édesse. Ses attaques contre cette ville ne discontinuèrent pas pendant six mois. Cette même année, il répara les remparts de la place forte appelée Romanopolis (Renabolis), du nom de l’empereur qui l’avait bâtie. Cet ouvrage terminé, il revint presser le siège d’Édesse. Alors les habitants se soulevèrent contre leur commandant, nommé Léon (Lévon), frère de Tavadanos. Léon se déroba par la fuite à leur fureur, et se retira dans le corps supérieur de la forteresse, tandis que son Proximos (lieutenant), cherchait un refuge dans l’église de la Sainte Mère de Dieu, où il s’attacha aux angles de l’autel. Mais les habitants ayant pénétré dans cet asile, le massacrèrent sur les marches nièmes de l’autel, et ce jour même, ils remirent Édesse entre les mains de Vasil, fils d’Aboukab. C’était un homme bon, pieux, miséricordieux pour les veuves, pacifique et bienfaiteur des populations. Son père, Aboukab, avait jadis résidé dans cette ville, et l’avait restaurée après avoir trouvé la province dans un état de ruine. Ces événements arrivèrent en 526 (2 mars 1077 - 4 mars 1078).

CXVII. Il y avait, eu ce temps-là, quatre mois que Mélissène régnait à Constantinople, lorsque le peuple se souleva et le renversa. Le trône fut donné à un de grands de l’empire nommé Alexis (Aleks),[117] neveu (fils du frère) de l’empereur Isaac Comnène (Gomanos), lequel joignait aux qualités de l’homme de bien et à la piété, une brillante valeur. Son avènement rétablit la tranquillité.

CXVIII. Vers le commencement de l’année 528 (2 mars 1079 - 29 février 1080) la famine désola de ce côté-ci de la Mer océane les contrées des adorateurs de la Croix,[118] déjà ravagées par les hordes sanguinaires et féroces des Turcs. Pas une province n’était restée à l’abri de leurs dévastations ; partout les chrétiens avaient été livrés au fer ou à la servitude, au milieu des travaux des champs interrompus, et le pain manqua ; les agriculteurs et les ouvriers avaient été massacrés ou emmenés comme esclaves, et la famine étendit ses rigueurs en tous lieux. Beaucoup de provinces étaient dépeuplées ; la Nation orientale n’existait plus ; et le pays des Romains (Asie Mineure) ne présentait que des ruines. Nulle part on ne pouvait se procurer du pain ; nulle part l’homme n’avait la sécurité et le repos, excepté à Édesse et dans les limites du territoire de cette ville. En Cilicie, jusqu’à Tarse, à Marasch, à Delouk’,[119] et dans les environs, partout régnaient l’agitation et le trouble. Car les populations se précipitaient dans ces contrées par masses, elles accouraient par milliers, et les encombraient : pareilles à des sauterelles, elles en couvraient la surface, plus nombreuses, et je puis ajouter, sept fois autant, que le peuple auquel Moïse fit traverser la Mer Rouge, plus multipliées que les cailles dans le désert de Sinaï. La terre était inondée de ces flots de peuple. D’illustres personnages, des nobles, des chefs, des dames de condition, erraient en mendiant leur pain ; nos yeux furent témoins de ce douloureux spectacle. La famine et cette vie vagabonde amenèrent la mortalité. On ne pouvait suffire à enterrer ceux qui succombaient ; le sol en était jonché, et les bêtes féroces et les oiseaux de proie se rassasièrent de cette pâture humaine. Des tas de cadavres, restés sans sépulture, répandaient dans les airs, les plus fétides émanations. Des prêtres et des moines vénérables moururent ainsi, loin de leur patrie, tramant leurs pas errants sur la terre étrangère ; leurs cadavres devenaient la proie des animaux carnassiers. Ce fut là le commencement de la ruine et de la destruction de la Nation orientale et des Grecs. Ce châtiment nous fut infligé par Dieu, le juste juge, comme une expiation de nos péchés, suivant cette parole du Sauveur : « Tout arbre qui ne porte pas de « bons fruits, sera coupé, jeté dans les flammes, et brûlé. » (S. Matth. III, 10, et VII, 19.)

CXIX. Voici maintenant quelle fut la fin de Kakig Schahenschah, fils d’Aschod, fils de Kakig, fils de Sempad, fils d’Ergath, de la race des Bagratides.[120] Ce prince, à la tête d’un détachement de ses troupes, se rendit à Tarse auprès d’Abelgh’arib, prince arménien, fils de Haçan, fils de Khatchig,[121] brave guerrier, originaire de la province de Vasbouragan. Kakig était venu lui faire une visite d’amitié, d’après l’invitation que lui avait adressée Abelgh’arib, qui désirait jouir de sa société. Un motif quelconque détruisit en cette occasion leur intimité.[122] Kakig s’en retourna, rugissant comme un lion ; car c’était un homme grand et fort, et d’une bravoure à toute épreuve. S’étant emparé des principaux de ce pays, il les emmena, les faisant marcher devant lui chargés de fers. Il arriva, à la tête de mille hommes, dans la plaine d’Ardzias, auprès d’une forteresse appelée Guizisdara ;[123] elle appartenait à trois frères, qui étaient des chefs romains, fils de Mandalê (Pantaléon). Kakig ayant laissé sa troupe d’un autre côté du chemin, alla directement vers leur demeure, escorté de trois hommes seulement.[124] Les fils de Mandalê avaient pris auparavant leurs précautions, et placé cinquante hommes en embuscade pour surprendre Kakig. Lorsque le roi fut prés du fort, les trois frères sortirent comme pour lui offrir leurs hommages, et vinrent se prosterner devant lui la face contre terre. En les apercevant, Kakig les invita à l’embrasser. Ils s’approchèrent, et lui jetant les bras autour du cou, le renversèrent de cheval. Les gens de la suite de Kakig s’enfuirent aussitôt, et ceux de l’embuscade, accourant, se saisirent de lui, et l’entrainèrent dans la forteresse. En apprenant qu’il avait été fait prisonnier, ses troupes se dispersèrent. Huit jours après, les troupes arméniennes se réunirent pour attaquer cette place, avec Kakig, fils d’Apas de Gars, ainsi que les fils de Sénékhérim, Adom et Abouçahl, et les autres chefs arméniens. Pendant plusieurs jours ils en firent le siège, mais inutilement ; car c’était un château très fort. Les ravisseurs de Kakig n’osaient pas le relâcher, parce qu’ils le craignaient. Le scélérat Philarète leur fit dire ceci : « Comment avez-vous osé attenter à la personne d’un souverain ? Maintenant, que vous lui rendiez la liberté. ou que vous le reteniez, ce sera votre perte. » Alors ces Romains déicides étranglèrent avec une corde le roi d’Arménie, et suspendirent soit corps au rempart pendant tout un jour. Puis ils l’enterrèrent hors de la forteresse. Au bout de six mois, un homme originaire de la ville de Kakig,[125] nommé Panig, enleva furtivement ce corps pendant la nuit, et l’emporta dans cette ville. La famille de Kakig et tous les Arméniens le pleurèrent amèrement, et l’ensevelirent dans son couvent de Bizou. Son fils aîné, qui lui survécut, s’appelait Jean.[126] C’est ainsi que finit la royauté arménienne, dans la branche des Bagratides, et que fut accomplie la prédiction de notre saint patriarche Nersès, qui a dit : « La royauté s’éteindra dans la nation arménienne. »

CXX. En l’année 530 (4 mars 1081 - 28 février 1082), Basile, archevêque de Schirag, qui résidait à Ani, se rendit dans la partie de l’Arménie qui comprend le territoire des Agh’ouans, à la ville de Lor’ê, auprès du roi Goriguê, fils de David Anhogh’ïn, fils de Kakig,[127] et lui demanda d’être sacré catholicos d’Arménie. Goriguê rassembla les évêques des Agh’ouans, et ayant mandé le seigneur Etienne (Sdéphan’os),[128] leur catholicos, et successeur de l’apôtre saint Thaddée, au couvent de Hagh’path, fit conférer à Basile l’onction sainte qui lui donna le droit de s’asseoir sur le siège de saint Grégoire, et d’être le chef spirituel de notre nation.

Le trône de notre saint Illuminateur fut donc relevé dans la ville d’Ani, après être resté bien longtemps renversé par un effet de la jalousie et de la perfidie de la perverse et tyrannique nation des Romains. Basile, revêtu de la dignité de catholicos, revint à Ani. Les habitants de Schirag accoururent au-devant de lui avec Vaçag soit père et ses frères Haçan, Grégoire et Abeldchahab, hommes éminents par leur bravoure, accompagnés d’un cortège d’évêques. Basile fut installé à la place du seigneur Pierre ;[129] ce fut un jour solennel, dans lequel éclata l’allégresse de toute notre nation, heureuse de voir le trône pontifical rétabli dans la métropole de l’Arménie.

CXXI. A cette époque, un émir, nommé Khosrov, vint de la Perse avec une armée nombreuse fondre sur la province d’Édesse, et la saccagea sur une foule de points. Un combat fut livré sur les bords de l’Euphrate, dans un lieu appelé Megnig, non loin du château-fort de Ledar. A cette action prirent part les garnisons des forteresses voisines qui s’étaient ralliées pour résister à l’émir. Les Turcs furent victorieux et firent subir de grandes pertes aux chrétiens. Au bout de quelques jours, Kosrov tenta une incursion dans le pays des musulmans, depuis Khar’an jusqu’à Moudéber. Pendant deux jours ses soldats restèrent en selle. Chargé de butin, il parvint aux ports de Khar’an. Cette ville était sous le commandement de l’émir arabe Schoreïh (Schoureh)-Hedjm, fils de Koreïsch (Gourésch), et surnommé Schéref eddaula (Schéref-endôr).[130] Schoreïh, qui était renfermé en ce moment dans Khar’an avec des troupes arabes, fit une sortie contre les Turcs à la tête de 12.000 cavaliers ceux-ci comptaient 10.000 hommes. Au premier choc, les Arabes les mirent en fuite, les poursuivirent en les taillant en pièces, et leur enlevèrent le butin et les captifs qu’ils avaient pris. Toute la province d’Édesse fut encombrée de captifs ; à chaque arbrisseau, à chaque pavé, on heurtait des Turcs gisants, et qui étaient tombés partout où ils s’étaient sauvés.

CXX1I. En l’année 532 (1er mars 1083 - 29 février 1084), mourut Vasil, fils d’Aboukab, seigneur d’Édesse. On l’enterra dans l’église de Saint-Georges-au-Ceinturon.[131] C’était un homme de bien, pieux, bienveillant pour tous, et miséricordieux envers les orphelins et les veuves, bienfaiteur et pacificateur des populations. Sa perte fut un deuil général pour les habitants de toute la contrée, privés d’un chef si recommandable ; car c’était un parent, un père pour le riche comme pour le pauvre. Sorti de ce monde en laissant une mémoire vénérée, il alla dans le sein du Christ. Les habitants s’étant rassemblés dans l’église de Sainte-Sophie, remirent Édesse à Sempad,[132] illustre guerrier, qui avait fait ses preuves contre les Perses. Il y avait six mois qu’il était investi du commandement, lorsqu’un des principaux de la ville voulut enlever cette dignité à la nation arménienne. Cet homme s’appelait Ischkhan, et appartenait à la famille des Arschektan. Il se déclara contre Sempad et alla demander l’appui de Philarète. Il comptait beaucoup d’adhérents parmi les familles et les gens de la haute classe, à Édesse. Ischkhan ayant gagné Philarète, le conduisit dans cette ville, qui lui fut livrée. Mais quelques jours après, Philarète fit arrêter Ischkhan et les partisans de ce dernier, ainsi que Sempad, et détruisit leurs maisons de fond en comble. Il exerça sa ‘engeance contre les nobles arméniens de cette ville ; il fit périr l’un d’eux, Ar’dchoug. dans les tortures, et emmena les autres à Marasch, où il les retint dans les fers. Il fit crever les yeux au brave Sempad, à Ischkhan, et à son frère Théodoric (Thôdôrig) ; car c’était un homme au caractère cruel.[133]

CXXIII. En l’année 533 (29 février 1084 - 28 février 1085), Antioche fut enlevée aux chrétiens. L’émir Soliman, fils de Koutoulmisch (Teteschmesch),[134] lequel résidait à Nicée, en Bithynie, sur les limites de la Mer océane, vint secrètement, par un chemin détourné, jusque sous les murs d’Antioche, où il arriva sans être aperçu. Il trouva cette ville sans défense et sans garnison, et la surprit pendant la nuit, du côté qui fait face à Alep, tandis que Philarète était à Édesse, et sa cavalerie éloignée. Soliman y pénétra avec 300 hommes. Le lendemain, les habitants ayant vu les infidèles au milieu d’eux, furent consternés ; car, outre qu’ils n’avaient point de troupes, ils étaient aussi peureux, aussi inhabiles à se défendre que des femmes. Aussitôt ils coururent à la forteresse. Cependant le nombre des Turcs grossissait à flots ; mais ils ne faisaient de mal à personne. Ils tinrent la citadelle longtemps bloquée, et en interceptèrent entièrement les vivres et l’eau. A la fin, les assiégés ayant demandé à l’émir de leur garantir par serment la vie sauve, il y consentit, leur accorda une pleine sécurité, et chacun rentra tranquillement dans ses foyers. Philarète ayant appris ce coup de main, ne put rien faire pour secourir Antioche, et se contenta de soupirer et d’exhaler d’amers regrets en silence. Après cette conquête, Soliman étendit sa domination sur toute la Cilicie. C’est ainsi que fut prise cette populeuse cité,[135] grâces à la lâcheté et à la pusillanimité de cette infâme nation, que l’on nomme Bélédig,[136] et qui s’intitule romaine par la foi, mais qui, réellement et d’après son langage, doit être considérée véritablement comme musulmane : gens blasphémateurs de la foi orthodoxe, ayant en haine la vie de sainteté, ennemis du jeûne, uniquement occupés au mal, persécuteurs de la croyance arménienne, semblables à des femmes maladives et faibles, qui assises dans la rue, n’ont d’autre soin que de jaser et de débiter des futilités.

Je vous raconterai maintenant une chose extraordinaire, qui se passait autrefois à Antioche, et qui m’a été rapportée dans tous ses détails par les habitants eux-mêmes. Ils poussaient si loin la méchanceté et la haine contre les Arméniens, qu’ils saisissaient quelquefois un de nos compatriotes, lui coupaient la barbe et l’expulsaient de la ville. Un jour, ayant pris un homme d’Ani, d’un rang distingué, ils le rasèrent, le dépouillèrent de tout ce qu’il possédait, et le chassèrent. Celui-ci, profondément blessé, alla trouver les Turcs, en prit cinq cents avec lui, et ravagea tout le pays. Il incendia douze villages, qui étaient la propriété du duc d’Antioche, et ayant conduit devant la porte de la ville une multitude de captifs qu’il avait enlevés, il les massacra, et jeta leurs cadavres dans le fleuve (Oronte). Puis, élevant la voix, il dit aux habitants : « C’est moi qui suis Georges (Kork) Schagatsi, à qui vous avez coupé la barbe. Cette barbe a de la valeur, n’est-ce pas ? » Après quoi il s’en alla, chargé de butin.

Autre fait. Au carnaval[137] de cette même année, il arriva de l’Orient à Antioche une caravane portant de petits poissons salés ; ces gens s’établirent au milieu du marché. Les habitants, entendant la voix de leurs changeurs, fondirent tous à la fois sur eux, les frappèrent à grands coups de bâton, et les expulsèrent hors des murs. La caravane était composée de quatre-vingts hommes, armés de bâtons et décidés. Les principaux d’entre leurs jeunes gens ayant poussé un cri, tous leurs compagnons, excités par le vin, se retournèrent contre les habitants, les poursuivirent depuis la porte du Pied jusqu’à l’église de saint Pierre, les mirent en déroute, et cassèrent à un grand nombre les bras et les pieds. Alors les Antiochains ayant juré sur la Croix et l’Évangile de ne jamais plus les tourmenter, le raccommodement se fit, et ceux de la caravane revinrent à l’endroit qu’ils occupaient auparavant.

CXXIV. En l’année 534 (28 février 1085 - 27 février 1086), le docteur Jacques K’araph’netsi, surnommé Sanahnetsi (de Sanahïn), termina sa carrière. C’était un homme instruit et habile, versé dans la connaissance de l’ancien et du nouveau Testament, dans la science des belles lettres, et possédant à fond tous les systèmes philosophiques. Il avait été disciple du grand Dioscore, abbé du couvent de Sanahïn. C’est Jacques qui discuta à Constantinople contre les savants romains, sous le règne de Ducas, quand il vint dans cette ville avec les fils de Sénékhérim. Il exposa les principes de la foi arménienne, et ses discours furent goûtés par les Grecs. Lors de sa mort, il se trouvait à Édesse. Il s’éteignit de vieillesse : car on le trouva étendu dans son lit, sans effusion de sang, et sans qu’il parût avoir souffert. Ses amis et ses proches le pleurèrent, et les habitants se rassemblèrent pour lui rendre les derniers honneurs. Il fut enterré à la porte de la sainte Église, au nord de la ville, à un jet de flèche du rempart.

CXXV. A cette époque, le roi des Arabes Schéref-eddaula (Schrif-doul), fils de Koreïsch, prince d’une bonté et d’une clémence si grandes envers les adorateurs de la Croix, que la plume ne pourrait retracer tous les bienfaits dont ils furent l’objet de sa part, ni les châtiments, les tourments et les supplices qu’il infligea à ses sujets pour protéger les chrétiens, Schéref-eddaula réunit une armée de 100.000 Arabes. Il marcha contre Alep, s’en empara, et épousa la fille du prince de cette ville.[138] De là il se porta avec fureur contre Antioche. L’émir Soliman alla à sa rencontre, avec des forces considérables, jusqu’à un lieu nommé Bezah,[139] où se livra une grande bataille entre les deux armées. Les Arabes trahirent leur roi et prirent la fuite ; dans cette déroute, Schéref-eddaula, ce digne souverain, fut tué par les siens.[140] Au bout de trois jours, on retrouva son Corps, gisant au milieu du chemin, et ou l’y laissa. Après ce brillant triomphe, Soliman rentra dans Antioche. Ce fut dans cette conjoncture que lui naquit un fils auquel il donna le nom de Kilidj Arslan (Khlidj Aslan).[141]

Cette même année, un émir du nom de Boukladji enleva le district de Dchahan à Philarète, et le catholicos Théodore passa sous son autorité. Philarète invita ce prélat à se retirer auprès de lui, à Marasch ; mais Théodore n’accepta pas, parce que les Turcs étaient ses maîtres. Philarète. irrité contre lui, et poussé par ses mauvais instincts, voulut créer un autre catholicos ; il appela, en lui prodiguant de hautes marques d’estime, le seigneur Jean, archevêque [du couvent] de l’image de la sainte Mère de Dieu ;[142] mais celui-ci, qui était un homme vénérable, et d’une vertu parfaite, ayant refusé de se rendre à cet appel, Philarète manda le seigneur Paul (Bôgh’os), abbé du couvent de la Sainte-Croix de Varak, et réunit des évêques et des pères : Paul fut consacré par eux catholicos à Marasch, d’après l’ordre de Philarète, mais contre la volonté de Dieu. Cette élection et les motifs qui l’avaient déterminée ne furent pas agréables au Seigneur, ni aux fidèles. Voyant cela, Paul, qui était un saint prêtre, abandonna son siège au bout de quelques jours. Il avait reconnu qu’il s’était placé du côté des adversaires de la vérité, et en dehors de l’orthodoxie.[143]

CXXVI. Des troubles et des dissensions s’élevèrent au sujet du siège de notre Illuminateur saint Grégoire. Ce n’était plus en effet par la volonté de Dieu, par le choix du plus digne, ou par une libre élection que s’obtenait la dignité fondée par notre saint Apôtre, mais par la violence, par des considérations de puissance et de haute position. Elle n’était pas donnée d’après la révélation de l’Esprit-Saint, mais en vue des circonstances et des occasions mondaines : et s’achetait par la corruption, à prix d’or et d’argent. Cependant ceux qui avaient de la piété et de la vertu au fond du cœur rougirent d’un pareil état de choses et revinrent dans la bonne voie, et ceux qui étaient déchus de la grâce de Jésus-Christ, Fils de Dieu, témoignèrent de meilleures intentions. Alors commença à s’accomplir la vision de saint Sahag le Parthe, où sont consignées ces paroles : Les lignes écrites en or s’effaceront, et seront remplacées par des lignes tracées à l’encre noire.[144] » En effet, le trône de saint Grégoire fut divisé en quatre parts. Le seigneur Grégoire Vahram siégeait en Egypte, le seigneur Théodore à Honi, le seigneur Basile dans la ville royale d’Ani, et le seigneur Paul à Marasch.[145] Chacun de ces patriarches donnait l’imposition des mains et l’onction aux évêques, et bénissait l’huile sainte ; et les évêques à leur tour consacraient des prêtres, qui célébraient la messe, conféraient le baptême et posaient la couronne nuptiale sur le front des vierges. Cette division était pour l’Église un sujet de deuil, car la même bergerie était partagée entre quatre pasteurs et les loups étaient devenus les gardiens du troupeau du Christ. Dans ces temps malheureux, les brebis prenant le caractère du chien, et l’instinct des animaux féroces, osèrent aboyer à la face des pasteurs et des patriarches. Les pères conçurent de la haine contre leurs enfants, ceux-ci blasphémèrent contre leurs parents et les maltraitèrent ; ils devinrent les précurseurs de l’Antéchrist et les avant-coureurs de la fin du monde, parce qu’ils détruisaient la piété et la foi, et réalisaient l’accomplissement des prophéties contenues dans les livres saints, et de celle qu’avaient fait entendre autrefois saint Nersès et son fils saint Sahag. et dans notre siècle, le saint docteur Jean Gozer’n. Ce dernier prononça une foule de paroles, qui étaient comme des prophéties en vite de notre temps, et relatives à l’anéantissement de la piété dans tous les cœurs, et au dépérissement de la foi. Tout ce qui avait été prédit dans les âges anciens, au sujet de la génération actuelle, des catastrophes et des malheurs qui ont pesé sur elle, n’atteignit pas le pays des Agh’ouans, que l’on nomme Arménie antérieure, et où s’élève le trône du bienheureux Thaddée. Le siège de ce saint apôtre conserva son unité, et s’est maintenu, par l’inébranlable stabilité du patriarcat, jusqu’à nos jours. Les pontifes qui résidaient dans la ville arménienne de Bardav, que l’on appelle aussi Ph’aïdagaran,[146] et qui est située sur les confins de la vaste mer (Caspienne} transportèrent leur siège à Kantzag,[147] lorsque la puissance des Perses eut pris le dessus. Les catholicos des Agh’ouans, dont la mention se rencontre dans notre histoire, savoir les seigneurs Jean, Georges, Joseph, Marc, Etienne, ainsi que les rois de ce pays. Kakig, David, Goriguê, nos contemporains, ont habité dans la ville arménienne de Lôr’è. D’autres rois arméniens étaient établis dans la contrée de Derbend (Tarpant) ou Gaban,[148] sur les limites des Ouzes. Les souverains des Agh’ouans qui ont vécu dans des habitudes de vertu et de sainteté, et dont les noms sont proclamés à la Messe avec ceux des autres pieux monarques, sont les suivants : Vatchakan, Kouschag,[149] son fils, Ph’ilibbê, fils de Kouschag, Taguïn-Sévata, fils de Ph’ilibbê, Sinakérem, fils de Sévata, Grégoire, fils de Sinakérem, lequel Grégoire régnait pendant que nous écrivions notre livre.[150] A cette époque notre nation comptait à la fois six catholicos, deux en Egypte, et quatre dans toute l’étendue de notre pays, ainsi que nous l’avons dit précédemment.[151]

Le seigneur Paul siégea à Marasch, d’après l’ordre de Philarète, et lion d’après la volonté de Dieu.

Maintenant nous reprendrons l’ordre chronologique de notre narration, dont nous nous sommes écarté pour raconter les perturbations qui agitèrent l’Arménie.

CXXVII. En l’année 534 (28 février 1085 - 27 février 1086), Tetousch, sultan de Damas, attaqua avec une armée considérable l’émir d’Antioche, Soliman. Il y eut entre eux une guerre terrible ; un combat fut livré dans le territoire qui sépare Alep d’Antioche. De part et d’autre les troupes étaient commandées par des princes souverains, et s’exterminaient impitoyablement. Mais au plus fort de la lutte, l’avantage resta au sultan, et Soliman, vaincu, prit la fuite. Ayant été tué par les soldats de Tetousch, les siens l’enterrèrent auprès du tombeau de Schéref-eddaula, fils de Koreïsch. Cette nième année Antioche fut prise avec toute la contrée qui en dépend, et passa sous la domination de Tetousch.[152]

Ce prince était fils d’Alp Arslan et frère du sultan Mélik Schah. Six ans auparavant il s’était emparé de Damas. Il avait tué le grand émir perse Atsiz (Akhsis),[153] qui s’était rendu maître de cette ville et de tout le littoral. Cet Atsiz, turc de nation, était un vaillant guerrier ; il avait triomphé des Égyptiens et battu leur roi Aziz,[154] et l’avait chassé de ses États. Il lui avait enlevé la cité sainte de Jérusalem, Damas et les villes qui bordent la mer. Il tint sous le coup de la terreur qu’il inspirait toute la nation égyptienne, jusqu’à ce que marcha contre lui un esclave d’Aziz. Cet esclave était d’origine arménienne ; il avait reçu le titre d’Emir-eldjoïousch (Amer-djesesch).[155] Ayant armé un corps d’Arméniens, il fit la guerre à Atsiz ; après quoi l’Égypte recouvra la tranquillité.

CXXVIII. En l’année 535 (26 février 1086 - 27 février 1087), l’infâme Philarète alla présenter ses hommages Mélik Schah, le puissant sultan, et solliciter sa bienveillance et la paix en faveur des fidèles du Christ. Il laissa dans sa ville d’Édesse, pour le remplacer, un des grands officiers de l’empire c’était l’Accubiteur, eunuque recommandable par sa bonté et ses sentiments pieux. Philarète lui ayant remis le commandement d’Édesse, prit des sommes d’or et d’argent, des chevaux et des mulets de prix, des vêtements splendides, et se rendit en Perse à la cour du sultan. Après son départ, un de ses officiers, nommé Barsouma, ourdit un complot auquel il associa les principaux de la ville, et avec leur concours, accomplit l’œuvre de Caïn et de Judas le déicide. Accompagné de ses complices, il monta à la grande citadelle, un dimanche, et entra chez l’Accubiteur à l’heure où celui-ci avait l’habitude de dire ses prières. Il était en ce moment en oraison dans l’église où est le tombeau du saint martyr Théodore. Les conjurés l’ayant surpris, se précipitèrent sur lui comme des bêtes féroces, et le massacrèrent au milieu de l’église. C’est ainsi qu’ils firent périr cet homme de bien, au cœur miséricordieux. Les habitants se donnèrent pour chef le meurtrier Barsouma. Ayant appris ces événements en Perse, le sultan Mélik Schah expulsa de sa présence et traita avec mépris Philarète ; réduit de tous côtés au désespoir, Philarète se déclara ennemi de la religion chrétienne, qui était la sienne, et renia la foi, qu’il professait d’une manière si indigne. Il s’imaginait par cette apostasie s’attirer la considération des Perses ; mais il se trompa étrangement ; ce renégat n’obtint d’autre résultat que de devenir un objet d’opprobre et de haine pour Dieu et pour les hommes.

CXXIX. Cette même année, le maître du monde, le sultan Mélik Schah, se dirigea, à la tête d’une armée composée de la nation Askanaz[156] et d’innombrables guerriers, dans le pays des Romains,[157] dont il voulait s’emparer. Son cœur était rempli de mansuétude et d’affection pour les chrétiens ; il se montrait comme un père tendre pour les habitants des pays qu’il traversait. Quantité de villes et de provinces se donnèrent à lui spontanément. Cette année, l’Arménie entière et tout le pays des Romains reconnurent ses lois. Arrivé à la grande ville d’Antioche, il se rendit maître de toute la contrée, ainsi que d’Alep. Son empire s’étendit depuis la mer des Gasp (Caspienne) jusqu’à l’Océan ; il soumit tous les royaumes qui sont de ce côté-ci de la Mer océane, et il n’en resta aucun en dehors de sa domination ; il régna sur douze nations. Après avoir pris possession d’Antioche, Il alla sur les bords de la mer, dans un lieu nommé Sévodi.[158] Là, promenant ses regards sur la vaste étendue des flots, il rendit des actions de grâces à Dieu, et le bénit pour avoir agrandi son empire bien au-delà des limites de celui de son père. Monté sur son cheval, il entra dans la mer et foula les vagues sous les pieds de son coursier. En même temps, ayant dégainé son épée, il la plongea à trois reprises dans les flots, en s’écriant : « Voilà que Dieu m’a accordé de régner depuis la mer de Perse jusqu’à la Mer océane. » Ensuite, ayant quitté ses vêtements, ils les étendit sur le sol, et adressa à Dieu ses prières, en le remerciant de sa bonté et de sa miséricorde. Il ordonna à ses serviteurs de recueillir du sable sur le rivage, et l’ayant emporté en Perse, il le répandit sur le tombeau de son père Alp Arslan, en prononçant ces mots : « O mon père, mon père, bonne nouvelle pour toi ! car ton fils, que tu avais laissé en bas âge, a reculé les bornes de tes États jusqu’aux extrémités de la terre. Il plaça à Antioche, pour gouverneur, l’émir Agh’sian,[159] homme pervers, ennemi de la paix, et au caractère féroce. Il confia le commandement d’Alep à Ak-Sonkor (Agh’-Senkouir),[160] qui était au contraire bon, pacifique, clément et bienfaiteur des populations.

CXXX. Cette même année, un émir nommé Bouzân,[161] vint, d’après l’ordre de Mélik Shah, le maître du monde, attaquer Édesse. Il établit son camp tout autour et en fit le siège pendant six mois. Sur ces entrefaites arriva le sultan à la tête d’un faible corps de troupes, et ayant fait le tour de la ville, Il se retira sans avoir rien entre pris. Quoiqu’il fût venu avec une armée innombrable dans la plaine de Khar’an, il en partit sans avoir fait aucun mal, et reprit tranquillement le chemin de la Perse.

Cependant Bouzân continuait ses vigoureuses attaques contre Édesse, et les habitants, par suite de la prolongation du siège, étaient en proie aux horreurs de la famine. Ainsi pressés et n’espérant aucun secours, ils se voyaient réduits à la dernière extrémité. La multitude, irritée, se souleva contre le duc Barsouma. C’était pour son malheur et dans son désespoir qu’il avait résisté à Bouzân : car il se précipita du haut du rempart, et dans sa chute se brisa l’épine dorsale. On accourut à lui, et on le transporta auprès de Bouzân ; mais, au bout de quelques jours, il mourut. Les principaux vinrent se présenter à Bouzân et se livrer à lui. C’était le premier jour de navaçart, ait commencement de l’année 536 (28 février 1087 - 26 février 1088). La paix fut ainsi rendue à tout le pays et à Édesse, qui fut dans la joie. Bouzân y plaça pour gouverneur et préfet un salar (slar), nommé Khsouloukh. Il se trouva des gens qui calomnièrent les principaux d’entre tes habitants arméniens, et les rendirent victimes de la plus odieuse trahison. C’est un nommé Askar et d’autres qui en furent les auteurs. Ils firent condamner à périr par le glaive douze des notables, riches et d’une haute condition. Bouzân ne tarda pas à regretter leur mort parce qu’il leur avait promis auparavant, sous la foi d’un serment, la vie sauve ; et cependant il leur fit subir le dernier supplice, trompé par d’infâmes dénonciateurs. Après quoi il s’en retourna en Perse.

CXXXI. Cette même année, Bouzân vint établir son camp sous les murs de Kantzag, en Arménie, et attaqua vivement cette ville. Il avait réuni pour ce siège toutes les forces de la Perse. Kantzag fut emportée d’assaut. Quelques habitants seulement furent massacrés ; sur l’ordre de Bouzân, les glaives rentrèrent dans le fourreau, et la paix fut accordée. Le seigneur Étienne, catholicos des Agh’ouans, qui était pendant ce siège dans les murs de Kantzag, fut sauvé et n’éprouva rien de fâcheux, grâces à la protection divine et à l’intervention des Arméniens, qui servaient dans les rangs de Bouzân.

CXXXII. Sous le règne de l’empereur Alexis,[162] des troubles éclatèrent dans l’Occident, au-delà du Danube, ce grand fleuve.[163] Les Patzinaces (Batzinig), firent une guerre terrible aux Romains et les vainquirent. Ils les poursuivirent l’épée dans les reins et les exterminèrent sans quartier. Alexis s’échappa avec une poignée de soldats, et courut se réfugier à Constantinople. Au bout de quelque temps, il ouvrit son trésor, et fit appel, par un édit, à tous ses sujets. Il réunit une armée formidable, beaucoup plus nombreuse que la première. De son côté, le roi des Patzinaces[164] marcha, à la tête de sa nation, sur Constantinople, dans l’intention de s’approprier J’Empire grec. Il avait sous ses ordres 600.000 combattants tout équipés, et amenait avec lui tous ses peuples, ainsi que ses fils. A leur approche, Alexis et tous les fidèles du Christ se prosternèrent devant Dieu. On était dans l’année 538 (27 février 1089 - 26 février 1090). Alexis s’élança à la rencontre du roi des Patzinaces, à la tête de 300.000 hommes, Grecs, Romains, Arméniens et Bulgares. Lorsque les deux souverains furent en présence l’un de l’autre, ils se livrèrent, ce jour même, une grande bataille.

Les Patzinaces étaient tous, sans exception, des archers, et combattaient, montés sur des chars, avec une impétuosité et une valeur extraordinaires. Sur l’ordre d’Alexis, ses troupes mirent le feu aux chars des Patzinaces, et par ce moyen s’assurèrent la victoire. Les barbares furent mis en fuite et perdirent beaucoup de monde. Leur roi périt, leurs enfants et leurs femmes furent extermines. Après ce succès, Alexis rentra à Constantinople, chargé de butin, et tramant après lui une multitude de captifs.[165]

CXXXIII. A cette époque se révéla à Constantinople un infâme hérétique qui était moine et d’origine romaine.[166] Il invoquait Satan pour son Dieu, et se faisait suivre d’un chien noir auquel il adressait des prières. Il avait attiré à son abominable erreur une foule d’hommes et de femmes dans la pieuse ville de Constantinople. Parmi ses prosélytes était la mère de l’empereur Alexis.[167] Cette princesse avait poussé si loin l’audace et la perversité, qu’elle avait pris une partie de la sainte Croix du Christ, et l’avait cachée dans une des sandales de son fils, entre les semelles, afin qu’il la foulât aux pieds en marchant. Dieu fit connaître cet exécrable hérétique par le moyen de ses complices, qui le dénoncèrent à Alexis, pieux monarque le condamna à être brûlé vif. et fit précipiter 10.000 de ses adhérents dans l’Océan. Il dépouilla sa mère des honneurs dus à son rang, et la chassa de sa cour. Ces mesures firent renaître la tranquillité dans l’empire.

CXXXIV. En l’année 539 (27 février 1090 -26 février 1091), le patriarche des Arméniens, le seigneur Basile, alla visiter le maître du monde, le sultan Mélik Schah, pour lui porter ses doléances sur les persécutions suscitées en une foule de lieux aux fidèles du Christ, sur les tributs imposés aux églises et au clergé, et les exactions qui pesaient sur les couvents et les évêques. Témoin des maux dont l’Église était affligée, Basile avait conçu l’idée d’aller trouver le bon et clément souverain des Perses et de tous les fidèles du Christ.

Ayant emporté de grosses sommes d’or et d’argent, et des étoffes de brocart, pour les lui offrir en présent, il se mit en route, accompagné des nobles de sa maison, d’évêques, de prêtres et de docteurs. Arrivé en Perse, à la cour du pieux monarque, Basile se présenta devant lui et fut accueilli avec la plus haute distinction. Il obtint tout ce qu’il souhaitait ; Mélik Schah exempta les églises, les couvents et les prêtres de toute redevance, et ayant rendu un édit en conséquence, il congédia le patriarche muni des diplômes officiels et comblé d’honneurs. Basile s’en revint au comble de la joie, avec une escorte de grands personnages qui avaient reçu du sultan la mission de l’accompagner. A son retour, il passa par le district de Dchahan, et se constitua en hostilité ouverte avec le seigneur Théodore, qui d’après l’ordre de Philarète avait été installé comme patriarche à Honi ; il le précipita du siège, lui arracha le voile, la crosse et la croix qui avaient appartenu au seigneur Pierre, et rétablit en sa personne l’unité du patriarcat. De là il se rendit à Édesse. Ce n’est pas à nous à blâmer un prélat de la démarche qu’il fit auprès d’un souverain infidèle, et d’avoir ainsi remédié aux maux de l’Église. Saint Basile de Césarée n’alla-t-il pas vers l’empereur Julien ; saint Nersès vers l’empereur Valens (Vagh’ês), le renégat ;[168] saint Maroutha vers Yezdedjerd (‘Azguerd), roi des Perses ;[169] le vartabed Ananie (Nan) vers le roi des Chaldéens (Kagh’têatsik’), et le Christ vers la nation juive ?

Lorsque Basile arriva à Édesse, on était en 540 (27 février 1091 - 26 février 1092). De cette ville, il se rendit à la grande Césarée de Cappadoce, et de là à Antioche : son retour à Édesse causa des transports d’allégresse.

CXXXV. Cette même année, au mois de septembre, il y eut un tremblement de terre général. L’univers fut ébranlé, et toutes les créatures qui vivaient sous le ciel s’en ressentirent. Ce désastre frappa surtout Antioche : nombre de tours furent renversées de fond en comble ; une grande partie du rempart s’écroula, et une foule d’habitants furent écrasés sous les ruines de leurs maisons.

CXXXVI. En l’année 541 (27 février 1092 - 25 février 1093). Une violente mortalité sévit en tous lieux ; elle fut telle, que les prêtres ne pouvaient suffire à enterrer ceux qu’elle emportait. Dans chaque maison on n’entendait que plaintes, gémissements et lamentations. La mort frappait des coups si cruels, qu’une foule de gens, sous l’impression de la terreur, tremblaient beaucoup plus que ne lavaient fait ceux-là même qui avaient succombé. Le nombre des victimes de ce fléau est incalculable.

CXXXVII. Cette même année, la sainte Croix de Varak et l’image de la sainte Mère de Dieu.[170] furent transportées à Édesse, et la joie fut au comble parmi la nation d’Abgar (Apkar).[171] Dans leur bonheur, les habitants sortirent au-devant de ces reliques vénérées, qui furent introduites dans la ville avec une pompe solennelle. A cette occasion, les principaux firent un accueil distingué à ceux qui avaient accompagné les saints Pères ; ils déposèrent la croix dans leur église, en glorifiant le Seigneur. Mais au bout de quelques années, ces reliques furent soustraites par une main sacrilège.

CXXXVIII. A cette époque, Bouzân réunit tontes les troupes et les grands officiers de la Perse, s’adjoignit le seigneur d’Antioche et celui d’Alep, Agh’sian et Ak Sonkor, et marcha contre les Romains. Il s’arrêta devant la célèbre ville de Nicée. Une vaine et folle pensée lui avait suggéré le projet de s’emparer de Constantinople, cette cité gardée par la Protection céleste.[172] Un travers de jugement lui avait fait croire qu’il se rendrait maître de ses imprenables remparts. Après avoir passé quelques jours auprès de Nicée, l’impossibilité de son entreprise resta bien constatée.

CXXXIX. Cette même année mourut le puissant monarque Mélik Schah, père de ses sujets, prince bon, miséricordieux et bienveillant pour tous. Il finit ses jours à Bagdad, victime de la perfidie de la fille du sultan de Samarcande,[173] sa femme, qui lui servit un breuvage empoisonné.[174] Sa mort fut un deuil pour le monde entier. Bouzân en ayant été instruit, s’en revint à Édesse, Agh’sian à Antioche, et Ak-Sonkor à Alep. Le seigneur Basile, qui se trouvait alors à Édesse, partit en toute hâte pour Ani, où il revint occuper son siège.

Cette époque fut signalée par des massacres affreux et une grande effusion de sang en Arménie. Les Turcs y firent une invasion, tuèrent une multitude d’habitants, et en réduisirent en esclavage un nombre non moins considérable.

Mélik-Schah fut enseveli dans la ville de Marand, auprès de son père Alp Arslan.[175] Il laissa un fils nommé Barkiarok (Barguiaroukh), qu’il avait eu de la fille d’Argoun (Agouth), grand émir et parent d’Alp Arslan.[176] Il avait un autre fils appelé Daph’ar,[177] né de la fille du sultan de Samarcande ; Daph’ar résidait dans la ville d’Ozkend (Ozgan)[178] et à Ghizna (Kheznè).[179] Barkiarok, qui était l’aîné, fut élevé sur le trône et devint sultan de toute la l’erse, sous la tutelle de l’émir Ismaïl, frère d’Argoun, son oncle maternel.[180] Ce dernier était un homme bienveillant par inclination, et le bienfaiteur des populations. Il avait gouverné en souverain l’Arménie. C’est lui qui commença à faire refleurir notre pays et qui protégea les couvents contre les vexations dont les Perses les accablaient.

CXL. En l’année 542 (28 février 1093 - 25 février 1094) mourut le seigneur Paul, le nième que Philarète avait créé catholicos à Marasch. Il avait accompagné la Croix du Christ [à Édesse], et il termina sa carrière dans cette ville. Il fut enterré en grande pompe à la porte de la sainte église, à côté du Tombeau du Docteur.

CXLI. Cette même année vit mourir aussi le vartabed arménien Georges, surnommé Our’djetsi. Il fut l’illuminateur de notre nation, la source éternellement jaillissante des ruisseaux [de la doctrine], la langue imprégnée de feu. Il illustra l’Orient par l’enseignement des vérités divines, car il était rempli des grâces d’en haut, et son savoir l’égalait aux anciens et saints docteurs que Dieu inspirait, je veux dire Grégoire de Nazianze] le Théologien, Jean Chrysostome, Basile de Césarée et autres pareils. Il se sanctifia par une vie admirable qu’il termina à l’âge de cent ans, et fut enterré dans le grand couvent de Garmendchatzor,[181] près du tombeau du docteur Samuel et de Khatchig, qui avait été un musicien consommé dans l’art du chant. La mort de Georges fut pleurée par tous les gens pieux, qui regrettèrent amèrement de se voir privés d’un aussi illustre docteur.

CXLII. Cette même année, le sultan de Damas, Tetousch, fils d’Alp Arslan, et frère de Mélik Schah, résolut de marcher contre la Perse, afin de s’emparer du trône de Mélik Schah. Il était arrivé auprès d’Antioche, lorsque l’émir de cette ville (Agh’sian] vint lui présenter ses hommages. De là, s’étant dirigé vers Alep, l’émir [Ak-Sonkor] accourut pareillement pour lui rendre ses devoirs ; après quoi le sultan se mit en route avec des forces innombrables vers la Perse.

CXLIII. Cette même année, les Arabes se réunirent au nombre de 40.000 environ, et toute la Babylonie s’avança contre la province de Mossoul (Mocel). Le chef de ces Arabes était le roi Ibrahim (Aprêhim), fils de Koreïsch et frère de Schéref eddaula.[182] Le sultan Tetousch, étant parvenu devant Nisibe, emporta cette ville d’assaut et la livra au pillage. Elle se nomme aussi Medzpïn, ou bien encore Necébîn. Les Arméniens qui faisaient partie de l’armée du sultan taillèrent en pièces près de 10.000 Arabes. Cependant le gros de l’armée d’Ibrahim étant entré sur le territoire de Medzpïn, fit halte dans un lieu nommé Hermel. Alors le sultan envoya à Édesse, et à force d’instances appuyées de serments, il attira à son parti l’émir Bouzân, qui disposait de troupes nombreuses. Fortifié par ce secours, il alla attaquer le roi des Arabes. Les deux souverains s’étant rencontrés dans la plaine de Medzpïn, une lutte sanglante s’engagea, dans laquelle les Arabes furent mis en déroute. Le sultan s’élança contre eux l’épée à la main, et fit prisonnier leur roi Ibrahim. Celui-ci avait été frappé à la tête d’une flèche qui avait traversé son casque d’acier, et lui avait fait mine blessure dont il mourut. Les Turcs enlevèrent aux Arabes leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux, ainsi qu’une grande quantité de chevaux. Après cette victoire signalée, Tetousch continua sa marche. Son armée se grossissait sur sa route, et déjà elle couvrait les plaines et les collines de l’Orient. A la nouvelle de cette agression, Barkiarok, neveu de Tetousch, s’avança pour la repousser à la tête de forces imposantes. Tetousch, apprenant son approche, se disposa à en venir aux mains. Mais sur ces entrefaites, Bouzân et Ak-Sonkor, entraînant leurs soldats, abandonnèrent Tetousch pendant la nuit, et passèrent du côté de Barkiarok. Cette défection arrêta Tetousch qui, opérant sa retraite, rentra dans sa ville de Damas. De là il alla soumettre Tripoli (Drabolis) et les villes du littoral. il séjourna six mois dans cette contrée.

CXLIV. En l’année 543 (26 février 1094 - 25 février 1095), Barkiarok était au faîte de la puissance. Il nomma comme généralissime des armées de la Perse l’émir Ismaïl, fils d’Argoun et frère de sa mère. Ismaïl, qui avait sous sa domination l’Arménie, était un prince plein de bienveillance, miséricordieux, bon, bienfaisant, charitable, pacifique et protecteur de notre nation. Il embellissait les couvents, se montrait l’appui des moines, et d6fendait les fidèles contre les vexations des Perses. Sous son administration, chacun possédait en tonte sûreté son héritage paternel et vivait heureux. Barkiarok le créa maître du pays situé en dehors des frontières de la Perse, tandis que lui-même siégeait en paix sur son trône. Cependant le grand émir Ismaïl parcourait la Perse, à la tête d’une armée considérable, et Bouzân, ainsi qu’Ak-Sonkor, l’accompagnaient. Arrivés dans un lieu de ce royaume nommé Dchagh’zatzor, ces deux derniers ourdirent un complot contre lui. Un jour, ils l’emmenèrent hors du camp, à distance de ses troupes, sous prétexte de faire la conversation. Là, se jetant sur lui, ils le précipitèrent de cheval, et lui ayant passé une corde au cou, l’étranglèrent. Après quoi ils s’enfuirent des États de Barkiarok et regagnèrent leur pays. Bouzân rentra à Édesse, et Ak-Sonkor à Alep. Le sultan ayant appris la mort d’Ismaïl, le regretta beaucoup.

CXLV. Cette même année, le sultan Tetousch étant venu attaquer Alep, Ak-Sonkor et Bouzân se réunirent pour le repousser. Lorsque les deux armées furent face à face, une grande bataille eut lieu, dans laquelle Ak-Sonkor et Bouzân furent défaits et mis en fuite. Ce jour-là, tous deux perdirent la vie. La ville d’Alep fut prise. La tête du grand émir Bouzân, plantée sur une perche, fut portée à Édesse, qui devint la propriété de Tetousch. Cette victoire fit passer sous son autorité tout le territoire que possédaient ses deux adversaires. S’étant rendu à Édesse, il confia le commandement de cette ville au chef grec Thoros, fils de Héthoum.[183] De là, il se dirigea vers la Perse, contre Barkiarok. Le général des armées de Tetousch, Agh’sian, seigneur d’Antioche, vint avec un corps considérable assiéger la célèbre forteresse de Zôrinag, en Arménie.[184] Il s’en empara après de rudes assauts, et massacra une multitude de chrétiens. Sur ces entrefaites, Tetousch reçut une lettre de la femme de son frère,[185] dans laquelle elle l’invitait à arriver promptement, lui promettant de le prendre pour mari. La lecture de cette lettre détermina aussitôt son départ. Dès que Tetousch fut parvenu dans la plaine d’Ispahan (Asbahan), Barkiarok envoya l’implorer en ces termes : « Accorde-moi cette ville seulement, et que tous mes peuples soient à toi. » Cette proposition ayant été rejetée, on recourut aux armes. Chacun des deux rivaux avait sous ses ordres des troupes innombrables. Mais lorsque l’étendard de Mélik Schah fut déployé et que les Perses l’aperçurent, ils retournèrent en majorité du côté de Barkiarok, et il s’ensuivit un grand carnage. Le scélérat Agh’sian, qui se tenait aux aguets avec un fort détachement, tourna le dos sans combattre, et l’armée de Tetousch, témoin de cette défection, prit la fuite. Ce fut une journée terrible pour les Perses, car ils se dispersèrent en désordre, par milliers, dans toutes les directions. Cependant Tetousch ayant été cerné, eut son cheval criblé de blessures, et fut jeté à terre. Il était là, assis au milieu des soldats, sans qu’aucun osât l’approcher, par respect pour son rang souverain, et parce qu’il était le frère de Mélik Schah. En ce moment, l’un des émirs de Barkiarok se faisant jour, lui trancha la tête avec son épée.[186] Son corps fut emporté et enseveli dans le tombeau de son père. Radhouan,[187] fils de Tetousch, Agh’sian et les autres fuyards se sauvèrent à Édesse. Thoros, le Curopalate, homme à la parole éloquente et d’une grande habileté, qui se trouvait en ce moment, dans cette ville, les accueillit fort bien, tout en méditant de les faire prisonniers, afin de s’emparer de la citadelle. Mais les autres chefs ne jugèrent pas ce coup de main convenable, et les fuyards purent se retirer tranquillement chacun dans la ville qui lui appartenait.

A cette époque, Thoros cherchait, par toutes sortes de moyens, à se rendre indépendant dans Édesse, et à délivrer les chrétiens du joug des infidèles. Il entreprit de restaurer le rempart, à partir de la citadelle (forteresse de Maniacès), et de protéger une partie de la ville par la construction d’un mur ; car cette citadelle était au pouvoir des Perses, et elle renfermait une garnison turque avec un corps d’Arméniens, qu’y avait placé Tetousch. Le général[188] qui l’occupait, voyant les travaux du curopalate et comment il avait isolé la citadelle, écrivit à ce sujet aux émirs du voisinage, en les prévenant que depuis la Porte de la mer jusqu’à l’église de saint Thoros, le Curopalate avait élevé des fortifications et construit vingt-cinq tours, et que de plus il dominait la citadelle, et s’était ainsi rendu maître absolu d’Édesse.

CXLVI. En l’année 544 (26 février 1095 - 25 février 1096), Soukman, fils d’Artoukh (Ortok),[189] et l’émir de Samosate, Baldoukh, fils d’Amer-Gazi (Kazi),[190] rassemblèrent un corps de cavalerie, et, à l’époque de la moisson, marchèrent contre Édesse. Le seigneur de cette ville, Thoros, homme d’une prudence consommée, disposa sur tous les points des moyens de défense. Ayant ordonné de dresser des balistes et des machines, il fit battre à coups redoublés les murs de la citadelle. Cependant les Turcs ne discontinuaient pas leurs assauts. Au bout de soixante cinq jours, ils pratiquèrent une brèche à deux endroits du rempart, et ayant pénétré dans l’intérieur au nombre de 40.000, ils continuèrent leurs attaques, mais inutilement. Sur ces entrefaites arrisèrent le sultan d’Alep, Radhouan, fils de Tetousch, et Agh’sian, seigneur d’Antioche qui voulaient eux aussi entreprendre le siège d’Édesse. Soukman et Baldoukh s’enfuirent loin de la présence du sultan. A la vue de l’armée de Radhouan, les habitants furent consternés. Cependant Thoros, déployant le courage d’un lion, les animait, et prodiguait l’or et l’argent pour les exciter. Ses efforts continrent l’ennemi, car les assiégés avaient pris à la voix de leur chef un cœur intrépide et combattaient avec courage. Impuissants contre une aussi opiniâtre résistance, les infidèles se décidèrent à se retirer honteusement. En même temps, un des hommes de l’armée du sultan, nommé Mékhithar le Patrice (Badrig),[191] forma le projet avec ses gens de livrer la grande forteresse de Maniacès à Thoros. Ayant pris ses mesures pendant la nuit, avec trente des siens, il la lui remit entre les mains, et la ville fut sauvée. Comme Thoros avait envoyé un détachement pour s’emparer d’une forteresse des environs, nommée Thersidj, et soumettre le territoire qui en dépend, Bakloukh survint avec les troupes de sa province, attaqua ceux d’Édesse non loin de Thersidj et les mit en fuite. Ceux-ci, en traversant le village d’Antranos, massacrèrent cent cinquante hommes et firent le reste prisonniers.

CXLVII. Cette année, le sultan Alplh’ilag, qui descendait de Koutoulmisch, se transporta à Édesse, d’après l’invitation de Thoros, qui lui livra cette ville, afin de se venger de ses ennemis. Mais Alph’ilag conçut l’idée de le tuer et de livrer Édesse au pillage. Thoros, averti à temps, lui donna un breuvage empoisonné, et le fit conduire aux bains publics, où il succomba aussitôt. A la nouvelle de sa mort, ses troupes se sauvèrent, et Thoros rentra en session d’Édesse. La domination d’Alplh’ilag dans celle cité avait duré trente-cinq jours.

CXLVIII. Cette même année mourut le grand musicien, la colonne de la sainte Église, le seigneur Thoros, catholicos d’Arménie.[192] Il fut enseveli à Honi, auprès du seigneur Sarkis.

CXLIX. En l’année 545 (26 février 1096 - 2 février 1097), le sultan d’Occident Kilidj Arslan, fils de Soliman, fils de Koutoulmisch, ayant réuni des forces considérables, marcha contre Mélitène. Son armée couvrait au loin les plaines. Il attaqua vivement cette ville, et avec ses balistes incommodait beaucoup les habitants. Cependant le commandant de Mélitène, nommé Khouril,[193] beau-père de Thoros, Curopalate d’Édesse, résista bravement et se fortifia de tous côtés. Le siège se prolongea longtemps, mais sans succès pour Kilidj Arslan, qui retourna tout honteux dans ses États.

CL. Cette même année s’accomplit la prophétie du patriarche saint Nersès,[194] relative à l’expédition entreprise par les Occidentaux, et qu’il révéla aux satrapes et aux chefs de l’Arménie. Ce qu’avait prédit bien des années auparavant, ce qu’avait annoncé, à l’heure de sa mort, ce grand saint, ce thaumaturge, cet homme de Dieu, nous lavons vu de nos propres yeux se réaliser dans notre siècle. C’était la vision qui apparut à Daniel, lorsqu’à Babylone il vit la figure d’un animal monstrueux ; vision qui se manifesta à lui ouvertement, et qu’il expliqua en disant que cet animal dévorerait, mettrait en pièces et foulerait aux pieds les débris échappés à la fureur des bêtes précédentes. (Daniel, VII, 7).

Au temps précité, eut lieu l’irruption des Francs, et la porte des Latins s’ouvrit. C’est avec leurs bras que Dieu voulait combattre les Perses.[195] Il apaisa sa colère, suivant cette parole du prophète David : « Lève-toi ; pourquoi dors-tu, Seigneur ? Lève-toi, et ne nous rejette pas à jamais. » (Psaume XLIII, 23.) « Le Seigneur se réveilla de son sommeil, pareil à un homme fort, pour enlever son prix ; il a repoussé ses ennemis et les a rendus un objet d’opprobre éternel.[196] » Cette année, les populations de l’Italie et de l’Espagne, jusqu’aux confins de l’Afrique, et les nations des Francs les plus reculées se mirent en mouvement, et accoururent par masses immenses et formidables, aussi pressées que les sauterelles, que l’on ne peut compter, ou le sable de la mer dont les grains sont au-dessus de tout calcul. Dans toute la force et l’éclat de leur puissance, marchaient les plus grands capitaines du pays des Francs, chacun à la tête de ses troupes. Ils venaient briser les fers des chrétiens, affranchir du joug des infidèles la sainte cité de Jérusalem, et arracher des mains des musulmans le tombeau vénéré qui reçut un Dieu. C’étaient des chefs illustres, rejetons de familles souveraines, éminents par leur foi et leur piété, et élevés dans la pratique des bonnes œuvres. Voici leurs noms : le valeureux Godefroy (Gontoph’ré), issu de la race des rois des Romains,[197] lequel avait en sa possession la couronne et l’épée de l’empereur Vespasien, cette épée qui détruisit Jérusalem ; le frère de Godefroy, Baudouin (Bagh’dïn) ;[198] le grand comte Bohémond (Bêmount) et Tancrède (Dankri), son neveu ; le comte de Saint-Gilles (Zendjil), homme redoutable et d’une haute illustration ; Robert (Roubêrth), comte de Normandie, ainsi qu’un autre Baudouin,[199] puis venait le comte Josselin (Djoslïn), distingué par sa bravoure et sa force. Ces intrépides guerriers s’avançaient avec des armées innombrables comme les étoiles du firmament. A leur suite figuraient une foule d’évêques, de prêtres et de diacres. La route des Francs s’effectua péniblement dans les provinces les plus reculées de l’Empire romain. Ce fut avec des fatigues inouïes qu’ils franchirent la contrée des Hongrois (Ounkr), à travers les étroits et inaccessibles défilés de ses montagnes.[200] De là, ils arrivèrent chez les Bulgares, qui étaient alors sous la domination de l’empereur Alexis.[201] Ce fut en cheminant de la sorte qu’ils parvinrent la grande cité de Constantinople.

Alexis, ayant eu connaissance de leur marche, avait envoyé des troupes contre eux. Un combat fut livré, dans lequel il y eut des pertes considérables des deux côtés ; mais les Francs mirent les Grecs en fuite. Cette journée fut des plus sanglantes.[202] De même les populations des pays par où les croisés passaient se montraient partout hostiles et les incommodaient beaucoup. A la nouvelle de cette défaite, Alexis arrêta son glaive, et cessa de s’opposer à eux. Lorsqu’ils furent arrivés aux portes de Constantinople, ils firent halte, et demandèrent à traverser l’Océan. Alexis fit paix et alliance avec leurs chefs, les conduisit dans l’église de Sainte-Sophie, et leur donna en présent des sommes considérables d’or et d’argent. Ils convinrent que toutes les provinces qui avaient appartenu aux Grecs, et dont les Francs s’empareraient sur les Perses, seraient rendues à Alexis, et que les conquêtes faites en pays perse ou arabe seraient réservées aux Francs. Ce pacte fut scellé par un serment prononcé sur la Croix et l’Évangile, et à jamais inviolable. Après avoir obtenu de l’empereur un renfort de troupes et des officiers, ils traversèrent l’Océan sur une flotte et arrivèrent en masse devant Nicée, non loin de la mer.

Les Perses, s’étant réunis, vinrent attaquer les croisés dans le camp que ceux-ci avaient établi en cet endroit ; mais la victoire resta aux chrétiens, qui mirent les ennemis en fuite, et, s’élançant à leur poursuite l’épée à la main, inondèrent de sang toute la contrée.[203] Puis, avant entrepris le siège de Nicée, ils s’en rendirent maîtres, ils massacrèrent tous les infidèles.[204] Abattus par cet échec, les Perses coururent porter leurs doléances au sultan Kilidj Arslan,[205] occupé en ce moment au siège de Mélitène, et lui racontèrent leur défaite. Ce prince, ayant rassemblé des troupes innombrables, se porta à la rencontre des Francs, dans le territoire de Nicée. L’action s’engagea, terrible des deux côtés ; les deux armées se précipitèrent avec rage l’une contre l’autre, et se heurtaient comme des bêtes féroces. Au milieu des éclairs que lançaient les casques reluisants, du craquement des cuirasses brisées et de la vibration des arcs, les infidèles resserrèrent leurs rangs avec une nouvelle ardeur. Les clameurs des combattants ébranlaient la terre, et le sifflement des flèches faisait tressaillir les chevaux. Les plus braves, les héros, se prenaient corps à corps, et, pareils à de jeunes lions, se frappaient à coups redoublés. Cette première journée fut grande et solennelle ; car le sultan avait sous ses ordres 600.000 combattants. Mais les Francs triomphèrent, mirent les Perses en fuite, et les exterminèrent sans miséricorde sur tous les points. La plaine fut jonchée de cadavres, le butin immense, et les captifs se comptaient par milliers. Les dépouilles, en or et en argent, dépassaient toute évaluation.

Au bout de trois jours, le sultan réunit de nouveau des forces imposantes et recommença l’attaque. Une seconde bataille fut livrée, plus terrible que la précédente. Les chrétiens vainquirent encore les Perses, les taillèrent en pièces, sans faire quartier à aucun, leur enlevèrent quantité de prisonniers, et les chassèrent du pays.[206] La ville de Nicée fut remise par eux à l’empereur Alexis.

CLI. En l’année 546 (25 février 1097 - 24 février 1098), au temps des deux patriarches d’Arménie, le seigneur Vahram et le seigneur Basile,[207] et sous le règne d’Alexis, l’armée des croisés se mit en marche, forte de 500.000 hommes environ. Thoros, seigneur d’Édesse,[208] en fut prévenu par une lettre, ainsi que le grand chef arménien, Constantin, fils de Roupen,[209] lequel occupait le mont Taurus, dans le pays de Gobidar’,[210] situé dans le district de Maraba,[211] et s’était rendu maître d’un grand nombre de provinces. Constantin était sorti des rangs de la milice de Kakig.[212] Les Francs traversèrent la Bithynie et la Cappadoce en colonnes serrées, qui s’étendaient au loin, et parvinrent aux pentes abruptes du Taurus ; ils passèrent par les défilés étroits de cette chaine de montagnes pour gagner la Cilicie,[213] aboutirent à la Nouvelle-Troie, c’est-à-dire à Anazarbe,[214] et de là arrivèrent à Antioche. Leur vaste camp se déploya sous les murs de cette ville, et leurs bataillons couvrirent l’immense plaine qu’elle domine. Le général perse Agh’sian[215] et la garnison qui défendaient Antioche y furent bloqués pendant six mois, et eurent à soutenir de vigoureux assauts. A la nouvelle de ce siège, les chefs perses du voisinage accoururent avec des forces considérables pour s’opposer aux Francs ; mais ils furent vigoureusement repoussés. Cependant les infidèles se réunirent de tous côtés ceux de Damas, les Africains, ceux du littoral, de Jérusalem ; tous les peuples limitrophes de l’Égypte, ceux d’Alep, d’Emesse, jusqu’au grand fleuve Euphrate, tous marchèrent contre les Francs.[216] Les croisés, instruits de leur approche, prirent les armes et coururent à leur rencontre. Bohémond et Saint-Gilles, ces deux héros, s’élancèrent à la tête de dix mille hommes contre cent mille, dans la province d’Antioche, les battirent complètement, et les ayant mis en fuite, en firent un carnage affreux.[217]

Cependant l’intrépide Soukman, fils d’Artoukh,[218] et le seigneur de Damas,[219] lesquels étaient deux émirs illustres et du plus haut rang, rassemblèrent les troupes turques de Mossoul et de toute la Babylonie, au nombre de 30.000 hommes, pour aller se mesurer avec les Francs. Le noble duc Godefroy marcha, avec 7.000 hommes, contre les infidèles, sur les confins d’Alep, et leur livra un grand combat. L’émir de Damas, Toghtékïn (Dough’diguïn), s’étant précipité sur Godefroy, le fit voler de son cheval ; mais la cotte de mailles du héros chrétien résista au coup que Toghtékïn lui porta et le garantit. Au même instant, les chrétiens mirent les infidèles en déroute, les poursuivirent et les taillèrent en pièces. Après ce succès éclatant, ils rentrèrent au camp.

La multitude des Francs était si considérable, qu’un nouveau danger vint les atteindre : la famine leur fit sentir ses rigueurs.[220] Les chefs arméniens qui habitaient le Taurus, Constantin, fils de Roupen, Pazouni, le second de ces princes, et Oschin le troisième,[221] envoyèrent aux généraux Francs toutes les provisions dont ceux-ci avaient besoin. Les moines de la Montagne Noire[222] leur fournirent aussi des vivres ; tous les fidèles, en cette occasion, rivalisèrent de dévouement. A la suite de la disette, la maladie s’introduisit parmi les croisés ; sur sept hommes ils en perdirent un.[223] Les survivants se voyaient dans la plus triste position, loin de leur patrie. Mais la Providence ne les abandonna pas : elle veillait sur eux avec une sollicitude paternelle comme autrefois star les enfants d’Israël, dans le désert.

CLII. Cette même année, dans le mois d’arek,[224] une comète se montra vers l’occident. Sa queue, qui était petite, dessinait dans le ciel des rayons lumineux. Au bout de quinze jours elle disparut et cessa tout à fait de briller.

CLIII. Cette même année un signe terrible et étrange se manifesta dans le ciel, du côté du nord, signe tel, que personne n’en avait jamais vu d’aussi merveilleux. Dans le mois de maréri[225] la face du ciel s’enflamma, et, par une atmosphère sereine, se colora d’un rouge ardent. Elle était contractée, comme seraient des collines entassées : tout embrasée, elle prit des teintes diversement nuancées. Ces masses s’avancèrent en glissant droit vers l’orient, et, après s’être accumulées, se séparèrent en plusieurs parties, et couvrirent presque toute la voûte céleste ; elles étaient colorées d’un rouge foncé et dont l’aspect était étonnant. Puis, elles s’élevèrent jusqu’au sommet du ciel.[226] Les savants et les sages interprétant ce phénomène, dirent qu’il annonçait l’effusion du sang. En effet, de terribles événements et des catastrophes, dont notre livre contient le récit, ne tardèrent pas à s’accomplir.

CLIV. En l’année 547 (25 février 1098 - 24 février 1099), le comte Baudouin, frère de Godefroy, s’étant mis à la tête de cent cavaliers, vint s’emparer de la ville de Tellbâscher (Thelbaschar).[227] A cette nouvelle, Thoros, gouverneur romain d’Édesse, fut rempli de joie. Il envoya vers le comte Franc, à Tellbâscher, pour le prier de venir son secours contre ses ennemis, les émirs du voisinage, qui l’inquiétaient beaucoup.[228] Baudouin, répondant aussitôt à cet appel, se rendit à Édesse avec soixante cavaliers. Les habitants, accourant au-devant de lui, l’introduisirent dans la ville avec empressement. Sa présence causa une grande joie à tous les fidèles. Thoros, Curopalate, lui témoigna beaucoup d’amitié, le combla de présents et fit alliance avec lui.[229] Sur ces entrefaites le chef arménien Constantin arriva de Gargar’.[230] Au bout de quelques jours, le Curopalate les envoya assiéger Samosate et faire la guerre à l’émir Baldoukh.[231] Les troupes de la ville, ainsi que l’infanterie de toute la province, accompagnaient les Francs. Ils marchèrent en nombre considérable contre Samosate, et saccagèrent les maisons situées hors des murs de cette ville. D’abord les Turcs n’osèrent pas bouger : mais les troupes chrétiennes s’étant mises toutes ensemble à piller, à cette vue, un détachement de trois cents cavaliers Turcs fit une sortie. Les infidèles furent vainqueurs et mirent les Francs en déroute, ainsi que les gens du pays venus avec eux. Depuis Samosate jusqu’à Thil,[232] ce ne fut qu’un carnage continuel, un millier d’hommes resta sur la place. Constantin et le comte rentrèrent à Édesse auprès de Thoros. Ce combat eut lieu la seconde semaine du carême.[233] Lorsque le comte fut de retour, il se trouva des traîtres, conseillers pervers, qui complotèrent avec lui de faire périr Thoros. Certes, celui-ci était loin de mériter un sort pareil, après avoir rendu tant de services à la ville ; car c’était par sa prudente habileté, par son ingénieuse industrie et sa bravoure, qu’elle avait été affranchie du vasselage de la féroce et cruelle race des musulmans. Quarante conjurés, associés pour cette œuvre de Judas, se rendirent, la nuit, auprès de Baudouin, et, après l’avoir initié à leurs criminels desseins, promirent de lui livrer Édesse, Baudouin y donna son adhésion. Ils gagnèrent aussi le chef arménien Constantin. La cinquième semaine du carême,[234] ils soulevèrent contre Thoros la multitude qui, le dimanche suivant, pilla les maisons des grands attachés au service du Curopalate, et ils s’emparèrent du corps supérieur de la citadelle. Le lendemain, ils se réunirent pour cerner le corps intérieur de la place où Thoros s’était renfermé et en firent le siège avec vigueur. Réduit aux abois, il leur dit que s’ils s’engageaient par serment à l’épargner, il leur abandonnerait la citadelle et la ville, et se retirerait avec sa femme à Mélitène. Alors il leur présenta la croix de Varak[235] et celle de Mak’énis,[236] et Baudouin jura sur ces vénérables reliques, au milieu de l’église de Saints-Apôtres, de ne lui faire aucun mal. Il prit à témoin les Archanges, les Anges, les Prophètes, les Patriarches, les Apôtres, les saints Pontifes et toute la milice des Martyrs, qu’il exécuterait ce que Thoros lui avait demandé dans la lettre qu’il lui avait adressée. Après que le comte eut prêté ce serment, sanctionné par l’invocation de tous les saints, Thoros lui remit la citadelle, et Baudouin, ainsi que les principaux de la ville, y firent leur entrée. Le mardi, jour de la fête des Saints-Quarante,[237] les habitants se ruèrent en foule sur Thoros, année d’épées et de gros bâtons, et le précipitèrent dia haut du rempart, au milieu des flots tumultueux d’une populace déchainée. Ces furieux se jetant Lotis à la fois sur lui, le firent expirer dans des tourments affreux, et en le criblant de coups d’épée. Ce fut un forfait épouvantable aux yeux de Dieu. Lui ayant attaché une corde aux pieds, ils le traînèrent ignominieusement par les places publiques, parjures au serment qu’ils avaient fait. Baudouin fut mis aussitôt en possession d’Édesse.[238]

CLV. Cette même année, Kerbogâ (Gourabagh’ad),[239] général de la cavalerie de Barkiarok, sultan de Perse, arriva avec une armée formidable pour porter la guerre contre les Francs. Il établit son camp aux portes d’Édesse, et y séjourna avec toutes ses forces jusqu’à l’époque de la moisson, ravageant les campagnes et dirigeant des assauts contre la ville. Il avait réuni autour de lui des troupes innombrables. Au bout de quarante jours, le fils d’Agh’sian, émir d’Antioche,[240] vint trouver Kerbogâ, et s’étant jeté à ses pieds, implora son assistance, et lui raconta que l’armée franque était très réduite et souffrait beaucoup de la famine.[241]

Cette même année, tout le Khoraçan[242] se souleva en armes, et ce mouvement s’étendit de l’orient à l’occident, depuis l’Égypte jusqu’à Babylone, en y comprenant le paya des Grecs et l’Orient, Damas et les contrées du littoral, depuis Jérusalem jusqu’au désert. On vit 800.000 cavaliers et 300.000 fantassins[243] s’avancer fièrement à rangs pressés et couvrant au loin les plaines et les montagnes. Ils vinrent se présenter devant l’armée franque aux portes d’Antioche, avec une arrogance capable d’inspirer la crainte. Mais Dieu, qui ne voulait pas la destruction de la petite armée chrétienne, étendit sur elle sa protection, comme autrefois sur les enfants d’Israël. Tandis que les infidèles étaient encore éloignés, un des principaux de la ville[244] députa un messager vers Bohémond et les autres chefs de la croisade, pour leur dire qu’il leur remettrait Antioche, à condition que ses biens paternels lui seraient conservés ; et ayant reçu d’eux cette promesse confirmée par un serment, il livra en secret pendant la nuit la ville à Bohémond. Il ouvrit la forteresse par la porte qui donne dans le rempart, et introduisit les Francs dans Antioche. A l’aurore, ceux-ci ayant fait retentir leurs trompettes, à ce bruit, les infidèles s’attroupèrent ; mais ils ne purent se sauver, parce qu’ils étaient paralysés par la crainte. Aussitôt les Francs, fondant sur eux, le glaive à la main, en firent un horrible massacre. L’émir Agh’sian s’échappa de la ville, et fut tué dans sa fuite par des paysans, qui lui coupèrent la tête avec une faux.[245] Ce fut de cette manière que fut prise cette cité jadis enlevée aux Arméniens.[246] Les débris de la garnison restée dans ses murs se retranchèrent dans la citadelle et s’y défendirent. Trois jours après, l’armée perse approcha. Sept fois plus considérable que celle des Francs, elle les enveloppa de tous côtés ; et les tenant étroitement bloqués, les inquiéta beaucoup. Ceux-ci furent en proie à toutes les souffrances de la faim ; car déjà auparavant les vivres étaient épuisés dans Antioche, et chaque jour aggravait leur position désespérée. Ils résolurent de demander à Kerbogâ de leur assurer, sous la foi du serment, la vie sauve, en promettant de lui abandonner Antioche, et de s’en retourner dans leur patrie.[247] Dieu ayant contemplé l’excès de leur misère, eut pitié d’eux et leur fit sentir sa compassion.

Une vision miraculeuse eut lieu parmi eux pendant la nuit ; l’apôtre saint Pierre apparut à un Franc d’une haute piété, et lui dit : « Dans l’église, sur la gauche, est déposée la lance avec laquelle le Christ eut son côté immaculé percé par la nation athée des Juifs. Elle se trouve devant l’autel ; allez l’en retirer, et, armés de ce signe sacré, marchez au combat. Par lui vous triompherez des infidèles, comme le Christ de Satan. » Cette vision se renouvela une seconde et une troisième fois. Elle fut racontée à Godefroy et à Bohémond, ainsi qu’à tous les chefs. Après s’être mis en prières, ils pratiquèrent une ouverture dans l’endroit indiqué, et y trouvèrent la lance du Christ. C’était dans l’église de Saint-Pierre.[248]

Sur ces entrefaites, arriva du camp des infidèles un messager chargé de provoquer les Francs au combat. Ceux-ci étaient dans les transports de la joie. Bohémond et les autres chefs firent répondre à Kerboga qu’ils acceptaient son défi pour le lendemain.[249] L’armée franque était bien diminuée ; elle ne comptait plus que 15.000 [cavaliers][250] et 150.000 fantassins. Bohémond les ayant disposés en ordre de bataille, ils s’avancèrent précédés de la lance du Christ, comme d’an étendard sacré. Les infidèles étaient déployés sur toute l’étendue de la vaste plaine d’Antioche, sur quinze rangs de profondeur.

Saint-Gilles, se portant en avant, éleva la lance du Christ en face des étendards de Kerbogâ. Celui-ci leur opposait des troupes innombrables, accumulées comme une montagne. Dans l’armée chrétienne, l’aile gauche était commandée par Tancrède, à l’aspect de lion, et l’aile droite par Robert, comte de Normandie. Godefroy et Bohémond faisaient face au centre des Turcs. En ce moment, ayant invoqué à haute voix l’assistance de Dieu, et pareils à la foudre qui éclate du haut des cieux et brûle le sommet des montagnes, les croisés fondirent tous à la fois sur les infidèles et les mirent en fuite. Dans leur fureur, ils les poursuivirent, en les exterminant, une grande partie de la journée. Leurs glaives dégouttaient de sang, et la plaine fut couverte de cadavres. Mais c’est surtout sur l’infanterie ennemie qu’ils firent tomber les rigueurs de la vengeance divine ; car ils firent périr par le feu 30.000 hommes.[251] De fétides émanations infectèrent au loin le pays. Après quoi les Francs rentrèrent dans Antioche, chargés de butin, tramant après eux de nombreux captifs, et au comble de la joie. Ce fut une journée grande et mémorable, qui fit éclater l’allégresse parmi les fidèles.

CLVI. Cette même année, un nouveau signe apparut dans le ciel, du côté du nord. A la quatrième heure de la nuit,[252] la voûte céleste se montra plus enflammée encore que la première fois, et d’une couleur rouge sombre. Ce phénomène dura depuis le soir jusqu’à la quatrième heure de la nuit. Jamais on n’en vit de plus sinistre ; il grandit, en s’élevant successivement, et sous la forme d’un réseau de veines, enveloppa toute la partie nord du ciel jusqu’à son sommet. Les astres prirent une teinte de feu. Ce phénomène était un présage de colère et d’extermination.

CLVII. En l’année 548 (25 février 1099 - 24 février 1100) il y eut une éclipse de lune à la manière accoutumée. Cet astre devint d’abord d’une teinte de sang foncée, depuis la première veille jusqu’à la quatrième heure ; puis il prit une couleur sombre, tout en conservant un aspect ensanglanté. L’obscurité qui le voilait était si intense, que toute la création fut plongée dans les ténèbres. Les savants prétendirent que cette éclipse annonçait que le sang humain serait répandu par les Perses, comme la lune l’indiquait évidemment d’après le livre que possédait cette nation.

Cette môme année, les Francs se dirigèrent vers la sainte cité de Jérusalem, afin que s’accomplit la prophétie de saint Nersès, patriarche d’Arménie, qui a dit : « C’est de la race des Francs que viendra le salut de Jérusalem : mais cette ville, en punition de ses péchés, retombera sous le joug des infidèles.[253] » Dès que l’armée chrétienne fut en marche, les Turcs, de leur côté, se mirent en mouvement, de même que les Amalécites s’avancèrent contre’ les chefs des enfants d’Israël. Lorsqu’elle fut parvenue devant Arka (Arga),[254] les infidèles l’attaquèrent vivement ; tuais elle remporta la victoire et put continuer sa route tranquillement. Arrivée sous les murs de Jérusalem, elle livra de grands combats. Dans ce moment, le seigneur Vahram, catholicos des Arméniens, se trouvait dans cette ville. Les infidèles voulurent le tuer, mais Dieu le sauva de leurs mains. Après des assauts réitérés, les Francs élevèrent des tours en bois et les approchèrent des remparts, et par des prodiges de valeur, à la pointe de l’épée et avec une résolution inébranlable, ils se rendirent maîtres de la cité sainte. Godefroy ayant pris en main le glaive de Vespasien, se précipita de toute sa force contre les infidèles. Il en immola 65.000 dans le temple, sans compter ceux qui périrent dans les autres parties de la ville.[255] C’est ainsi que fut prise Jérusalem, et le tombeau du Christ, notre Dieu, délivré de la servitude des musulmans. C’est pour la troisième fois que l’épée de Vespasien sévissait contre Jérusalem depuis que le Seigneur avait été crucifié.

CLVIII. Cette même année, il y eut un rassemblement immense de troupes en Egypte, jusqu’au pays de Scythie (Sguth)[256] et de Nubie, et jusqu’aux confins des Indes.[257] Trois cents mille hommes s’avancèrent, armés de pied en cap, contre Jérusalem. Cette nouvelle fit trembler les Francs. N’osant pas attendre l’ennemi dans Jérusalem, ils marchèrent à sa rencontre, dans la pensée que s’il était impossible de soutenir le choc de cette masse d’infidèles, ils pourraient se frayer un passage pour regagner leur patrie. Les deux armées se trouvèrent en présence non loin de l’Océan. Dès que le roi d’Egypte[258] aperçut les Francs, il donna l’ordre de les attaquer aussitôt les Francs s’élancèrent en avant, chargèrent les Egyptiens et les mirent en déroute. Ce n’étaient pas eux qui combattaient, mais Dieu qui soutenait leur cause, comme il fit contre Pharaon dans la Mer Rouge, en faveur des enfants d’Israël. Ils repoussèrent si vigoureusement l’ennemi, qu’ils culbutèrent 100.000 hommes dans la mer, où ils furent engloutis. Les autres furent exterminés ou mis en déroute. Après cette insigne victoire, les Francs rentrèrent à Jérusalem, chargés de butin.

CLIX. Cette même année. Grégoire, Curopalate d’Orient, frère du seigneur Basile, catholicos d’Arménie, réunit des troupes et marcha contre les Turcs qui stationnaient dans la province d’Aschornêk’.[259] Cet intrépide guerrier étant arrivé avec les siens dans le village de Gagh’zouan, battit les infidèles, les mit en fuite et leur tua beaucoup de monde. Après quoi il reprit le chemin de la ville d’Ani. Sur la mute, un soldat turc, qui s’était posté en embuscade sous un arbre, l’atteignit avec une flèche à la bouche. Grégoire, renversé par ce coup terrible, tomba à terre et rendit l’âme. Sa mort fut pleurée par toute la nation arménienne. Telle fut la fin du brave Grégoire, de ce chrétien fervent. Il était fils de Vaçag, fils d’Abirad, fils de Haçan, de la race des héros, et descendait des Bahlavouni.[260]

CLX. Cette même année, le comte de Saint-Gilles s’en revint chez les Francs,[261] emportant la lance du Christ, qui avait été trouvée à Antioche. Après en avoir fait présent à l’empereur Alexis, il se mit en route.[262]

CLXI. Cette même année, mourut le grand prince arménien Constantin, fils de Roupen, laissant deux fils. Thoros et Léon. Il avait étendu sa domination sur un grand nombre de villes et de provinces, et s’était emparé de la majeure partie du Taurus, qu’il avait enlevée aux Perses par la vigueur de son bras. Il avait été un des chefs de l’armée de Kakig, le Bagratide, fils d’Aschod.

Un prodige qui eut lieu dans sa maison annonça sa mort. Un jour, un éclair étincelant de nulle feux fendit la nue, et la foudre éclata sur la forteresse de Vahga.[263] Elle pénétra dans la maison des gens de service, frappa un plat d’argent, et en enleva un fragment du fond. Les sages dirent que c’était un indice que la dernière année de la vie de Constantin était arrivée, et, en effet, il mourut avant qu’elle fût écoulée. Il fut enterré au couvent de Gasdagh’ôn.[264]

CLXII. Cette même année, apparut le troisième signe igné, de couleur rouge foncée. Il se maintint jusqu’à la septième heure de la nuit, en se dirigeant du nord vers l’est ; ensuite il prit une teinte noire. On assura que ce phénomène indiquait l’effusion du sang des chrétiens, prédiction qui, en effet, se réalisa. Depuis le jour où les Francs entreprirent leur expédition, aucun signe favorable n’apparut ; tous les présages, au contraire, marquaient l’extermination, la ruine, la mort, les massacres, la famine et autres catastrophes.

CLXIII. Cette même année, la famine désola toute la Mésopotamie et principalement la ville d’Édesse. De toute l’année il ne tomba pas une goutte de pluie dans les campagnes ; le ciel refusa sa rosée fécondante. Privée d’eau, la terre se dessécha, les arbres et les vignes périrent, les sources tarirent, et la disette occasionna une grande mortalité à Édesse. Cette ville vit se reproduire dans ses murs les scènes qui s’étaient passées à Saznarie, au temps du prophète Isaïe. Une femme, chrétienne et romaine, fit cuire son jeune enfant et se nourrit de sa chair. Un infidèle, musulman de nation, pressé par les angoisses de la faim, mangea aussi sa femme. Dieu avait affaibli la vertu du pain ; il ne rassasiait plus. Quantité de gens prétendirent que c’était un effet de la colère divine, qui vengeait l’injuste trépas de Thoros, Curopalate. Les habitants avaient juré sur la Croix et l’Evangile de respecter sa vie : et ils violèrent ce serment en le faisant périr dans les plus affreux tourments, en plaçant sa tête au bout d’une perche, pendant qu’ils vomissaient des imprécations contre lui, et en plantant cette perche devant l’église du Sauveur, jadis construite par le saint Apôtre Thaddée.[265] C’est en expiation de ce crime que Dieu envoya ce châtiment au peuple d’Abgar.[266] D’année en année, il ne cessa d’appesantir son bras sur cette ville coupable.

CLXIV. Au commencement de l’année 549 (24 février 1100 - 22 février 1101), l’abondance revint partout. Il eut à Édesse du froment et de l’orge avec une profusion qui fit oublier la disette précédente. Un boisseau produisit au centuple, les arbres furent chargés de fruits, les sources regorgèrent d’eau, et les hommes et les animaux eurent de tout à satiété.

CLXV. Cette même année, Godefroy, général des Francs, étant venu avec ses troupes à Césarée de Philippe, ville qui est sur le bord de l’Océan,[267] les chefs musulmans se présentèrent à lui, sous prétexte de faire la paix ils lui apportèrent des vivres, et les servirent devant lui. Godefroy accepta et mangea sans défiance ces mets qui étaient empoisonnés. Quelques jours après, il mourut, et quarante personnes avec lui. Il fut enterré à Jérusalem, devant le saint Golgotha, parce qu’il se trouvait dans cette ville ait moment où il expira. En même temps, on envoya chercher son frère Baudouin, qui était à Édesse, et on lui donna le trône de Jérusalem. Tancrède étant parti, se rendit à Antioche, auprès du comte Bohémond qui était son oncle maternel.[268]

CLXVI. À cette époque, le général des Romains, Prince des princes, résidait à Marasch, ville qui appartenait à l’empereur Alexis et qui lui avait été cédée par les chefs Francs dans la première année de la guerre sainte. Mais ceux-ci renièrent leurs serments ; ils avaient promis, et ils se dédirent de leur parole. Le grand comte Bohémond s’étant mis en marche avec Richard (Ar’adchart), fils de sa sœur,[269] tous les deux rassemblèrent les Francs et se portèrent contre Marasch. Ils attaquèrent le Prince des princes, nommé Thathoul,[270] exigeant de lui qu’il leur remit cette ville, et dirigèrent contre elle des assauts réitérés. Mais Thathoul, qui était un brave et qui se voyait entouré, à Marasch, de sa nombreuse noblesse, méprisait leurs efforts. Bohémond, après avoir établi son camp dans la plaine de Marasch, soumit tout le district qui en dépend.

CLXVII. Cette même année, l’émir perse Danischmend (Tanischman),[271] lequel était seigneur de Sébaste et de tout le pays romain, arriva à la tête d’une armée considérable contre Mélitène, qu’il attaqua vivement. Le commandant de Mélitène, Khouril, envoya prier Bohémond de venir à son secours, promettant de lui donner cette ville. Aussitôt Bohémond et Richard s’avancèrent à la tête de leurs troupes contre Danischmend, tandis que ce dernier faisait partir des détachements pour soutenir la lutte contre les Francs dans la plaine de Mélitène. Il plaça des embuscades dans une foule d’endroits, et se mit en marche lui-même avec des forces imposantes. Cependant Bohémond et Richard, de leur côté, cheminaient sans précaution et dans une sécurité complète ; leurs soldats avaient quitté leurs armures et s’étaient parés d’ornements, comme des femmes qui accompagnent un convoi funèbre ; ils avaient confié le soin de porter leurs armes à leurs serviteurs. Ces guerriers, s’assimilant à des captifs, s’étaient dépouillés de leur équipement militaire. Tout à coup les gens de Danischmend fondirent sur eux, et une lutte acharnée s’engagea. Les Francs et les Arméniens furent exterminés, et Bohémond et Richard faits prisonniers. Dans cette journée, deux évêques arméniens, Cyprien, évêque d’Antioche, et Grégoire, évêque de Marasch, perdirent la vie. Bohémond les avait auprès de lui par suite de la haute estime qu’il professait pour eux. Ce désastre jeta la consternation parmi les chrétiens, et répandit l’allégresse parmi la nation des Perses ; car les infidèles regardaient Bohémond comme le véritable roi des Francs, et son nom faisait trembler tout le Khoraçan. Baudouin, comte d’Édesse, ainsi que les Francs d’Antioche, ayant appris ce fatal événement, se mirent à la poursuite de Danischmend. Celui-ci conduisit Bohémond et Richard, chargés de chaines, à Néo-Césarée (Niguiçar). Comme ils étaient déjà partis, Baudouin s’en retourna à Édesse, et remit cette ville à un autre Baudouin, surnommé du Bourg (Deborg), qui avait été précédemment page[272] de Bohémond. Après avoir soumis les habitants d’Édesse à toutes sortes d’exactions et leur avoir extorqué des sommes énormes, il acheta à Jérusalem la couronne de son frère Godefroy, et devint roi. Tancrède reprit le chemin d’Antioche, ainsi que nous l’avons dit plus haut.[273]

Le désastre qui frappa les Francs fut la punition de leurs œuvres d’iniquité. Ils s’étaient écartés de la droite voie pour suivre le sentier de perdition, transgressant les commandements divins, pratiquant le mal, plongés dans la dissolution, et n’ayant aucun souci des préceptes du Seigneur ; ce qu’il défend, c’est ce qu’ils convoitaient. Aussi Dieu leur retira son appui et la victoire, comme autrefois aux enfants d’Israël. Ce fut la première défaite que les Francs essuyèrent. Maintenant prêtez votre attention et ne vous lassez pas.

CLXVIII. Cette même année, l’émir perse Soukman, fils d’Artoukh, dont le courage égalait la férocité sanguinaire, ayant rassemblé des forces considérables, se porta contre la ville de Sëroudj,[274] et fit des incursions dans toute la contrée voisine. Le comte Baudouin du Bourg et Foulcher (Ph’outchêr),[275] comte de Sëroudj, prévenus de cette invasion, marchèrent à la rencontre des Turcs. Mais leur imprévoyante négligence causa leur défaite. Après une lutte acharnée, les infidèles vainquirent les Francs et en firent un grand carnage, ainsi que des Arméniens qui s’étaient joints à ces derniers. Le comte de Sëroudj, Foulcher, fut tué. C’était un homme d’un courage héroïque et d’une pureté de mœurs parfaite. Le comte Baudouin se réfugia avec trois des siens dans la citadelle d’Édesse, réduit à un état pitoyable. Mais les principaux de la ville l’ayant invité rentrer parmi eux, le replacèrent sur son trône. Au bout de trois jours, il partit pour Antioche afin d’aller chercher du renfort. Cependant les infidèles attaquèrent la forteresse de Sëroudj, où tous les chrétiens de la ville s’étaient retirés, et avec eux l’archevêque latin Babiôs[276] d’Édesse. Alors les habitants de Sëroudj traitèrent avec les Turcs. Au bout de vingt-cinq jours arriva Baudouin avec 600 cavaliers et 700 fantassins. Il mit en fuite les infidèles ; mais les gens de Sëroudj refusèrent de reconnaître son autorité. Les Francs aussitôt attaquèrent cette ville, en massacrèrent la population et saccagèrent toutes les maisons ; ils emmenèrent à Messe une multitude immense de jeunes garçons, de jeunes filles et de femmes ; Antioche et tous les pays occupés par les Francs regorgèrent de captifs, et Sëroudj nagea dans le sang.

CLXIX. Cette même année, pour la quatrième fois, le ciel se colora en rouge, dans la partie nord, par un phénomène encore plus effrayant que les précédents ; puis cette teinte se changea en noir. Cette quatrième apparition fut accompagnée, tout le temps qu’elle dura, d’une éclipse de lune. Ces signes annonçaient les effets de la colère céleste qui menaçait les chrétiens, comme l’atteste le prophète Jérémie par ces paroles : « Du côté du nord s’allumera sa colère. » Et en effet, il survint des malheurs comme jamais on n’aurait pu en prévoir.

CLXX. En l’année 550 (24 février 1101 - 23 février 1102), un prodige surprenant et terrible eut lieu dans la sainte cité de Jérusalem. La lumière du tombeau du Christ, notre Seigneur, cessa de s’enflammer comme d’habitude ; elle ne brilla pas le jour du Samedi saint, et les lampes restèrent éteintes jusqu’au dimanche ; après quoi elles s’allumèrent à partir de la neuvième heure, ce phénomène plongea dans la stupeur tous les fidèles, ce qui l’occasionna, c’est qu’ils avaient dévié vers la gauche de la route et abandonné la voie légitime, qui est à la droite du chemin des péchés. Ils goûtèrent au calice rempli d’une lie amère. Les ministres même de la sainte Église se vautraient dans la fange avec une ardeur qui n’était jamais satisfaite. Au milieu de pareils désordres, ils avaient cessé de détester le péché, quelque énorme qu’il fût. Mais, ce qui est pire encore, ils avaient préposé des femmes au service du saint Sépulcre et de tous les couvents de Jérusalem. Les crimes les plus abominables s’accumulaient devant Dieu. Ils chassèrent des monastères les Arméniens, les Romains, les Syriens et les Géorgiens. Lorsque les Francs eurent vu ce prodige, qui était un indice accusateur contre eux, ils éloignèrent les femmes du service des couvents et rétablirent chaque nation dans ceux qui lui appartenaient. En même temps, les cinq nations fidèles[277] se mirent à adresser leurs prières à Dieu. Le Seigneur les exauça, et la lampe du saint Sépulcre prit feu le dimanche de Pâques, ce qui ne s’était jamais vu auparavant ; car cette lumière commençait toujours à briller à point nommé le samedi, à la onzième heure du jour.[278]

 

 

 



[1] Cette expédition de Thogrul-beg est racontée avec des détails très curieux par Arisdaguès Lasdiverdtsi (ch. XVI). Thogrul avait divisé son armée en quatre corps ; trois ravagèrent le centre et le nord de l’Arménie, jusqu’à la Chaldée Pontique, Daïk’ et le fleuve Djorokh, tandis que le quatrième, commandé par Thogrul lui-même, venait investir Manazguerd.

[2] Mandzguerd, Manavazaguerd ou Manazguerd, l’une des plus anciennes villes de l’Arménie, située dans le Douroupéran, au district de Hark’ ; aujourd’hui Melazkerd, dans le pachalik d’Erzeroum.

[3] Ce Vasil était Arménien par son père Aboukab, et né d’une mère géorgienne. Il était originaire de la province de Daïk’, et avait été créé par Monomaque gouverneur de Mandzguerd.

[4] Telle est la leçon du ms. 99 ; le ms. 95 porte Osgo’dzam. Ce nom est un composé arménien, signifiant : qui a les cheveux longs ou bouclés et couleur d’or. Ce doit être la traduction du nom turc du beau-père de Thogrul.

[5] Parmi les auxiliaires qui servaient alors dans les armées de l’empire grec, il y avait des Francs des diverses contrées de l’Europe, et principalement des Normands

[6] Monomaque mourut en 6563, indict. 8 (1er sep. 1054 - 1055). Lebeau a adopté la date du 30 novembre 1054, et M. de Muralt celle du 11 janvier 1055, en se guidant chacun d’après les différentes indications des années de règne qu’attribuent à ce prince les chroniqueurs byzantins. Matthieu est en retard de quelques mois.

[7] Théodora mourut sur la fin du mois d’août 6564, indict. 9 = 1056. Michel Stratiotique fut proclamé empereur aussitôt après (Cedrenus).

[8] Michel Stratiotique abdiqua au bout d’un an ; il fut remplacé par Isaac Comnène, aux calendes de septembre 6586, indiction 11 = 1057.

[9] Les détails de la révolution qui éleva Isaac Comnène sur le trône, et de la bataille d’Adès, auprès de Pétroa, dans le voisinage de Nicée, se trouvent dans Cedrenus et Zonaras (t. II). Les troupes impériales, commandées par l’eunuque Théodore, Domestique de l’Orient, et par le Magistros Aaron Vestès, beau-frère de Comnène, et soutenues par Lycanthe, Pnyemius, le Franc Randolphe, patrice, et Basile Trachaniotès, défirent d’abord Isaac Comnène, qui tenait le centre de son armée, et Romain Skléros, qui était à l’aile droite ; mais Catacalon, qui commandait l’aile gauche, décida la victoire, et Randolphe fut fait prisonnier. Trois mois après, à la fin d’août, Michel Stratiotique, sommé par le patriarche et par Catacalon, dut se résigner à quitter le palais Impérial, et le 31, de grand matin. Catacalon en prit possession au nom d’Isaac ; celui-ci y fit son entrée le soir même.

[10] Il se peut que la tranquillité ne fut pas complètement rétablie dans quelques provinces de l’empire, immédiatement après l’avènement d’Isaac Comnène : mais nous savons que Michel Stratiotique, en abdiquant, se retira et vécut paisiblement dans la maison qu’il habitait avant d’être empereur, suivant Cedrenus, ou qu’il embrassa la vie monastique, d’après Michel Attaliote.

[11] On peut comparer ici Matthieu avec Arisdaguès Lasdiverdtsi, ch. XVIII et XX, et mes Recherches sur la chronologie armén., Anthol. chronol., n° XLIX.

[12] Le ms. 95 lit Bizschônid.

[13] Khalad i Djerdjérô tar’na’. — Le ms. 13 écrit une fois Djéri au lieu de Djerdjéri ; peut-être est-ce la ville de Gergis d’Etienne de Byzance, Gergetha de Strabon, dans la Troade, non loin du mont Ida. Cette ville était, à ce qu’il parait, dans les terres, à quelque distance de la mer.

[14] Cf. M. de Saulcy, Essai de classification des suites monétaires byzantines, Atlas, pl. XXVI.

[15] Cette expédition est racontée un peu différemment par Skylitzès, Zonaras, Glycas et Anne Comnène (apud Lebeau, LXXIX).

[16] Isaac Comnène, après avoir occupé k’ trône deux ans et trois mois, comme l’attestent Skylitzès, Zonaras, Glycas et Manassès, se retira dans le monastère de Stude, laissant la couronne à Constantin Ducas, dont le règne dut commencer par conséquent à la fin de novembre ou dans les premiers jours de décembre 1059.

[17] Ms. B. Il fit rentrer dans l’obéissance tous les rebelles.

[18] Ce monastère avait été bâti par le roi Sénékhérim, qui y déposa le fragment de la croix miraculeuse, conservée à Varak.

[19] Thornig Mamigonien était seigneur des districts de Darôn et de Saçoun. Le gouvernement de ces pays lui avait été confié par son ami Grégoire Magistros. Il résidait à Aschmouschad, village du district de Saçoun. Il eut pour fils Tchordouanel, qui fut père de Vikên.

[20] Le monastère de S. Jean-Baptiste, ou couvent de Klag, avait été fondé par S. Grégoire l’Illuminateur, au lieu appelé Innagnian (des neuf sources), dans le district de Darôn.

[21] Le mot arménien k’our ou kor est le grec koros, et le latin corus, mesure de capacité qui contenait quarante boisseaux, ou trente, suivant les différents exemplaires du Traité des poids et mesures d’Anania de Schirag. — Cf. Explication des poids et mesures des anciens, par le R. P. Pascal Aucher

[22] Tchamitch a lu dans les mss. de Matthieu d’Édesse consultés par lui : Amour-K’afer et Kidjaziz.

[23] Kavadanêk, forteresse au sud-ouest de Sébaste.

[24] Pâques tomba le 4 avril en 1059, et la Transfiguration, qui est une des fêtes mobiles de l’Église arménienne, le 11 juillet ; par conséquent, le dimanche qui précéda la semaine de jeûne avant la Transfiguration fut le 4 juillet. Cf. mes Recherches sur la chronologie armén., t. 1. Anthol. Chronol. n° LI.

[25] Les princes Ardzrouni, Sénékhérim et ses quatre fils.

[26] A l’époque où fut tenu le concile de Chalcédoine (551), les Arméniens, occupés à soutenir la guerre contre Iezdedjerd II, roi de Perse, furent empêchés d’assister à cette assemblée, et étaient sans communication avec les Grecs. Des partisans d’Eutychès et de Dioscore, patriarche d’Alexandrie, dont les doctrines avaient été condamnées par ce concile, se répandirent en Armé- nie, et représentèrent les Pères de Chalcédoine comme ayant renouvelé l’erreur de Nestorius. Les Arméniens, abusés par ces faux rapports, rejetèrent le concile, tout en reconnaissant la coexistence des deux natures en J.-C., telle que l’avait définie S. Cyrille d’Alexandrie. Ils comptent même Eutychès au nombre des hérétiques, et prononcent contre lui anathème.

[27] Le mot Thavplour signifie : colline couverte d’une herbe épaisse ou d’arbres au feuillage touffu R. C’était un bourg du district de Dchahan, dans la troisième Arménie, au sud

[28] Slar est le mot Salar, qui existe dans l’arménien ancien, et se retrouve en persan moderne avec la signification de général d’armée. Le titre de Slar-Khoraçan désigne le commandant de l’armée du Khoraçan, et remplace ici le nom propre de ce chef.

[29] Le ms. 95 porte Medjmedj.

[30] Saïd eddaula, fils d’Abou Nasr Ahmed Nacer-eddaula, de la dynastie des Merwanides. Cf. ch. XLIII.

[31] Hervé, Hervérios, surnommé Francopoule, normand au service de l’empire, qui s’était distingué en Sicile sous le commandement de Georges Maniacès. — Cedrenus.

[32] Gargar’, place forte de l’Euphratèse ou Comagène, sur la rive occidentale de l’Euphrate, et située sur une montagne fort élevée.

[33] Ville de la Petite-Arménie, située dans le district du même nom, au sud de Mélitène, et sur la rive droite de l’Euphrate. (Mékhithar abbé, Dict. des noms propres). — En arménien, Haçan Mansour, et plus vulgairement Haçan-Meçour ou Harsen-Meçour, est la corruption de la dénomination arabe Hisn-Mansour ou forteresse de Mansour, laquelle avait été bâtie du temps de Merwan, le dernier des khalifes omeyyades, par Mansour-ben Djou’ounah el-’Amery.

[34] C’est la leçon du ms. 99 ; le ms. 95 lit Hedzen Beschara’.

[35] Les deux mss. 95 et 99 portent : gamamen madoutsek’ iniz. Je lis, en vulgaire, gama men, en admettant que le mot gama est le Turc kama ou kameh, clou, cheville, et aussi, suivant le dictionnaire Turc-arménien de Mgr. Jacques Bôzadji, sabre à double tranchant.

[36] Le ms. 99 omet ce nom, et le texte du ms. 95 rend très douteuse la leçon que j’ai suivie.

[37] Garin ou Théodosiopolis, fondée au commencement du y’ siècle, par Anatolius, général des armées d’Orient. d’après l’ordre de Théodose le jeune. Elle était située près des sources de l’Euphrate, dans le district de Garin. Les habitants de la ville d’Ardzen, qui était dans le voisinage, émigrèrent dans la nouvelle cité, qui depuis fut connue sous les trois noms de Garin, Ardzen-erroum (Erzeroum) et Théodosiopolis. Cf. ch. LXXIII.

[38] Il était non point le frère de Thogrul-beg, mais son neveu, par le frère de ce dernier, Dja’fer beg-Daoud.

[39] Littéralement le pays des Khouj ou barbares, le Khouzistan des écrivains arabes et persans.

[40] Le pays des Saces, Sedjistan des modernes. Les Saces habitaient à l’est de la Bactriane et de la Sogdiane, dans la partie méridionale de la Scythie asiatique, au nord du mont Imaüs et du Paropamisus. Les Arméniens donnent aussi quelquefois le nom de Sakasdan au Mazandéran.

[41] L’expression pays des Agh’ouans est prise par les Arméniens dans deux acceptions. Par la première ils entendent la contrée comprise entre le fleuve Gour et la mer Caspienne jusqu’au défilé de Derbend au nord : on l’appelle Agh’ouanie du Schirwan, ou simplement Schirwan. La seconde acception s’applique en particulier à cette partie de l’Arménie qui renferme les trois provinces d’Oudi, d’Artsakh et de Ph’aldagaran, ainsi qu’une portion du territoire situé au nord du Gour ; c’est l’Agh’ouanie arménienne, qui fut sous la domination tantôt de princes indigènes ou des Arméniens, et tantôt, mais en partie seulement, sous celle des Géorgiens ou d’autres nations étrangères. L’Agh’ouanie arménienne, qui est le Karabagh des modernes, appartient aujourd’hui à la Russie, et a peur capitale la ville de Schouschi ou Schouscha.

[42] Capitale des rois Goriguians. Elle était située dans le district de Daschir, province de Koukark’. — Indjidji, Arm. anc.

[43] Le ms. 99 lit Akhav Dchavalis. On trouve ce nom écrit aussi Dchavavkhk’, Dchavagh’k’, ou Dchavakh, le Dchavakhêth des Géorgiens, district de la province de Koukark’.

[44] Après que les Grecs se furent emparés d’Ani, ils en éloignèrent peu à peu les troupes arméniennes qui défendaient cette ville, et les remplacèrent par une garnison grecque, dont ils confièrent le commandement soit à un des leurs, soit à un Arménien ou à un Géorgien pris parmi les chefs de ces deux nations sur lesquels ils pouvaient compter. Cet état de choses dura pendant vingt ans à peu près, jusqu’à la prise d’Ani par Alp Arslan, en 1065.

[45] Sempad II, surnommé Diézéragal, c’est-à-dire le maître du monde, le 6e des rois Bagratides d’Auj. Il est très probable que l’auteur veut dire ici que ce prince avait fait venir ou avait reçu de l’inde les objets précieux dont il fit don à la cathédrale d’Ani. Il est incontestable que le roi Sempad II n’a jamais entrepris un pareil voyage. Tchamitch (t. II), a tranché la difficulté d’une manière très simple et très commode pour lui, en omettant le mot Inde et en y substituant l’expression vague de pays lointain.

[46] L’une des plus anciennes et des principales villes de l’Arménie, Naxouana de Ptolémée, comprise dans la province de Vasbouragan ; Nakhitchévan des modernes, chef-lieu du khanat de ce nom, qui avec le khanat d’Erivan a été cédé à la Russie par la Perse, en 1828.

[47] Sur cette expédition des Ouzes, on peut consulter Zonaras, Skylitzès et Glycas, dont la narration a été reproduite par Lebeau (livre LXXIX, ch. 37). — Basile Apocapès et Nicéphore Botaniate furent faits prisonniers et emmenés par les Ouzes ; mais ils ne tardèrent pas à recouvrer leur liberté à la suite des désastres qu’éprouvèrent ces Barbares par les rigueurs de l’hiver, la peste et le fer des Bulgares et des Patzinaces.

[48] L’historien Vartan dit deux ans.

[49] Vahram était le fils ainé de Grégoire Magistros. A la mort de son père, qui arriva dans l’année de l’avènement du catholicos Khatchig, Vahram lui succéda dans sa principauté, et reçut de l’empereur le titre de duc. D’abord engagé dans les liens du mariage, plus tard il renonça au monde, et embrassa la vie religieuse, sous le nom de Grégoire. Il fut surnommé Vgaïacer, c’est-à-dire ami des martyrs, parce qu’il traduisit ou fit traduire en arménien une grande partie des Martyrologes grec et syriaque.

[50] Ville forte dans le voisinage d’Édesse ; aujourd’hui dans le sandjak de Sévèrag, pachalik de Diarbékir. — Tchamitch, t. II ; Indjidj, Arm. mod.

[51] Le mot bekhd cache sous une forme altérée le titre grec de Vestès. Ce chef arménien, duc d’Antioche, était Khatchadour d’Ani. — Le nom de Khatchadour a été transcrit par les écrivains byzantins sous les formes Kachatourios (Skylitzès), Chatatourios (Zonaras, t. II), Koutatarios (Nicéphore Bryenne).

[52] Le ms. 99 porte Bigh’aumd ; ce doit être le même personnage appelé Bizônid dans le chapitre LXXIX ; il est impossible de déterminer la véritable lecture, par l’incertitude qu’offrent très souvent, dans les textes manuscrits, le z et le gh’.

[53] En Arménien brôk’simos ; c’est le grec proximos, en latin proximus. On voit que ce mot a ici le sens de lieutenant ou aide de camp d’un chef militaire. Sur ses autres significations, on peut consulter Du Cange, Gloss. mediae et infimae grœcit., Voir Proximos et Melloproximos, ainsi que le Gloss. med. et inf. latin, du même auteur.

[54] Ce nom indique évidemment une origine espagnole, et celui qui le portait était sans doute un de ces Catalans ou Aragonais au service de l’empire grec.

[55] Le roi Kakig II avait épousé la fille de David, frère aîné des princes Ardzrouni Adom et Abouçahl.

[56] Allusion aux paroles de Jésus-Christ dans St-Matthieu, V, 37.

[57] Allusion aux trois anges qui, sous la forme de voyageurs, apparurent à Abraham, et qu’il invita à un repas—Genèse, XVIII.

[58] Les paroles de Kakig relatives à Dioscore d’Alexandrie, par le concile de Chalcédoine, s’expliquent par ce que nous avons dit ch. LXXXV.

[59] Ceci a rapport au Trisagion chanté dans l’Église arménienne avec une addition qui varie suivant la solennité du jour, à la différence de ce qui se pratique dans les rites grec et latin, qui consacrent cette hymne à Dieu considéré dans sa triple hypostase. Comme le trisagion se termine quelquefois par ces mots, qui as été crucifié pour nous, les Grecs prenaient prétexte de là pour accuser les Arméniens de croire que la Trinité avait souffert la Passion, et non point la seconde personne seulement. — Cf. Histoire, dogmes, et traditions et liturgie de l’Église arménienne orientale, 2e édit.

[60] Ce traité Sur la Nature de l’homme, que quelques-uns attribuent à Némésius, évêque d’Emesse, en Syrie, a toujours été regardé par les Arméniens comme étant l’ouvrage de saint Grégoire de Nysse, à partir du VIIe siècle, époque où il fut traduit dans leur langue par Etienne de Siounik’.

[61] La Nativité et l’Epiphanie. Dans l’Église arménienne, ces deux fêtes sont réunies et se célèbrent le 6 janvier, suivant l’usage de la primitive Église d’Orient. Voir mes Recherches sur la chronologie.

[62] Kakig rappelle l’opinion d’après laquelle la durée de la gestation d’un premier-né était de 10 mois.

[63] C’est le jeûne de cinq jours, appelé par les Arméniens ar’adchavork’, c’est-à-dire préalable, parce qu’il précède le grand carême de Pâques. Il fut institué par saint Grégoire l’Illuminateur. Voir Histoire, dogmes, traditions et liturgie de l’Église arménienne orientale.

[64] Le même qui est appelé Diranoun au chap. LXXIV.

[65] Lasdiverd ou Lasdivart, bourg qu’Indjidji range dans la liste des localités dont la position ne nous est pas exactement connue aujourd’hui. Il conjecture, d’après les expressions de l’historien Arisdaguès Lasdiverdtsi, que ce bourg appartenait au district de Garin, dans la Haute-Arménie (Arm. anc.).

[66] Grégoire, surnommé Narégatsi, parce qu’il était moine du couvent de Nareg, dans le district de R’eschdounlk’, province de Vasbouragan, est un des hommes les plus remarquables qu’ait produits l’Arménie, par sa sainteté et par ses écrits. Dans le recueil des prières qu’il a composées, et qui sont au nombre de cinquante, il s’élève jusqu’aux aspirations les plus sublimes, et déploie le lyrisme le plus entraînant.

[67] Du couvent de Sévan, ainsi appelé de l’île de ce nom, dans le lac de Kegh’am.

[68] Du couvent d’Endzaïk’, consacré à la Mère de Dieu, et situé sur les bords du lac d’Agh’thamar, dans le Vasbouragan.

[69] Ce terme est une grosse injure sous la plume de notre chroniqueur, comme aujourd’hui dans la bouche des chrétiens d’Orient. Il exprime l’aversion de Matthieu contre l’Église grecque.

[70] Cette comète est notée par Skylitzès, Zonaras et Glycas, en mai, indiction 4 = 1066.

[71] Le Mont Amanus, dans la chaine du Taurus qui s’étend au N. de la Cilicie, sur les confins de Raban. Il y avait sur le versant et au pied de cette montage un grand nombre de couvents arméniens, syriens et grecs. Aussi les Arméniens la nomment quelquefois sourp liar’n, montagne sainte.

[72] Thiêthoukh dans le ms. 95 ; et Thélêthoukh dans Tchamitch.

[73] Le texte ajoute : qui est la ville de Sipar. Ce doit être une interpolation, car Nisibe ne saurait être assimilée à Sipar ou Sippara, qui est beaucoup plus au sud, et située non loin de l’Euphrate, dans la Babylonie.

[74] Skylitzès donne à Constantin Ducas un règne de sept ans et six mois. Ce règne avait commencé à la fin de novembre, ou dans les premiers jours de décembre 1059 (Cf. ch. LXXX) ; par conséquent sa mort doit-être placée vers les calendes de juin 1067. Après lui, Eudoxie Macrembolitissa, seconde femme, eut la régence et gouverna au nom de Michel, Andronic et Constantin, tous trois fils de Ducas, associés à l’empire par leur père peu de temps avant sa mort.

[75] Jean Ducas, auquel Constantin avait recommandé en mourant de veiller sur sa femme et ses trois fils. Matthieu, en indiquant l’année 518 (1069 - 1070), comme date de l’avènement de Romain Diogène, est en retard d’un an à peu près sur Skylitzès, qui dit que l’impératrice Eudoxie épousa ce prince et lui donna la couronne au commencement de janvier, indiction 6= 1068.

[76] Georges de Lor’ê siégea à Thavplour, dans le district de Dchahan, pendant deux ans. Tchamitch place son avènement en 1071.

[77] Sur l’Amanus ou Montagne Noire, dans le couvent d’Arek. Cf. ch. CLXXV.

[78] Alep était alors sous la domination des princes arabes de la dynastie des Mardaschides, et avait pour souverain Izz eddaula Mahmoud, surnommé Ben-Roukilia, fils de Nasr.

[79] Ce nom est transcrit Chrysoskoulos par Nicéphore Bryenne, Comment. I. (Cf. Skylitzès ; Zonaras, t. II ; Glycas, et Tchamitch, t. II). Cet émir étant entré en Arménie avec des forces considérables, dévasta une foule de localités, et enfin vint se jeter sur le territoire de Sébaste, où il fit beaucoup de mal aux Arméniens. Le Curopalate Manuel Comnène, fils aîné de Jean le Curopalate, et neveu d’Isaac Comnène, s’étant avancé pour le repousser, fut défait, et tomba entre les mains des infidèles. Mais le prisonnier sut gagner l’esprit de son vainqueur en lui promettant l’appui de l’empereur contre Alp Arslan. Guedridj, persuadé, se rendit avec Manuel auprès de Diogène, qui le reçut avec de grands honneurs et lui promit des secours. Le sultan ayant appris la révolte de Guedridj et l’alliance qu’il avait faite avec l’empereur, rassembla toutes ses troupes, et marcha contre les Grecs. Il pénétra en Arménie, et vint mettre le siège devant Mandzguerd.

[80] Tadj-eddaula Tetousch ou Toutousch Abou-Saïd, fondateur de la dynastie des Seldjoukides d’Alep. En 471 hég. (14 juil. 1078 - 3 juil. 1079), son frère Mélik Schah lui donna en apanage toute la Syrie.

[81] Thelthovrav est dans la Mésopotamie, ainsi que le bourg d’Arioudzathil (littéralement château ou bourg du lion).

[82] Cf. ch. CI.

[83] Il y a dans le texte Darkh’aniaudên, transcription du grec Tarchaniôtès, Trachaniôtès, ou Tarachaniôtès. C’est le titre Tarkhan, qui signifiait chez les Turcs un homme libre, affranchi du tribut, dispensé de donner au souverain une part du butin qu’il avait fait à la guerre. — Nicéphore Bryenne (I) nomme cet officier Joseph Trachaniotès, et dit qu’il avait le rang de Magistros. C’était un des chefs des Ouzes qui servaient dans l’armée de Romain Diogène ; ce prince l’envoya, avec le normand Oursel, de l’illustre maison de Bailleul, attaquer la ville de Khélath. Zonaras, t. II ; Skylitzès ; Du Cange, Comment. in Nicep. Bryennium, lib. II.

[84] Dans Tchamitch, ce nom est écrit Khabad. Suivant Nicéphore Bryenne, les Grecs, à la bataille de Mandzguerd, étaient commandés par le Cappadocien Alyates, à l’aile droite ; par Nicéphore Bryenne, père de l’historien, à l’aile gauche ; et par l’empereur, au centre ; l’arrière-garde était sous les ordres d’Andronic, fils du César Jean Ducas.

[85] Andronic, fils ainé de Jean Ducas, et cousin germain de Michel Ducas, dit Parapinace. — Romain Diogène, ayant occupé le trône trois ans huit mois, à partir de janvier 1068, s’y maintint jusqu’au commencement de septembre 1071, date de l’avènement de Michel Parapinace.

[86] Dans le Tarikh i-Guzideh, traduit en extrait par M. Defrémery, dans le Journal asiatique (avril-mai 1848). Il est dit qu’Alp Arslan fut tué auprès de la forteresse appelée Berzem, située sur les borda du Djihoun. Dans une note, le savant orientaliste dit que cet endroit est sans doute le même qu’Edrici nomme Bourouzem, et qu’il place à une journée de Djordjanlah. Biroun dans Ibn el-Djouzi.

[87] Le gouverneur de cette forteresse s’appelait Yousef.

[88] Il y a dans le texte Khodjab, qui est l’arabe hâdjeb, chambellan. Dans le Tarikh i-Guzideh (apud M. Defrémery, loc. laud.), le Addjeb d’Alp Arslan est nommé Haçan Ibn Sabbah, chiite de la secte des sept Imams, et ennemi déclaré du grand vizir Nizam-el Mulk, qui était sunnite.

[89] La mort d’Alp Arslan arriva, suivant le Tarikh i-Guzideh, dans le mois de rabi’ 1er 465 hég. = novembre-décembre 1072. — Comme il est question à tous moments des sultans seldjoukides de Perse dans Matthieu d’Édesse, nous croyons devoir donner la liste chronologique des souverains de cette dynastie qu’il a mentionnés.

Thogrul-beg, 1037-1063.

Alp Arslan, son neveu, — 1072.

Mélik Schah, fils d’Alp Arslan, — 1092.

Barkiarok, fils de Mélik Schah, — 1106.

Daph’ar ou Mohammed, fils de Mélik Schah, — 1118.

Mahmoud, fils de Daph’ar, — 1131.

Mélik ou Thogrul, fils de Daph’ar, — 1134.

[90] Marand, dans l’Azerbaïdjan, à 50 milles au nord de Tauris ; Morounda de Ptolémée.

[91] Un des insignes des catholicos arméniens est le voile, dont l’usage est passé aussi aux évêques et aux vartabeds (docteurs en théologie). Il est en étoffe noire, et recouvre la tête en forme d’un capuchon conique, en retombant sur les épaules.

[92] Moudar’açoun, village non loin de Kéçoun, dans l’Euphratèse.

[93] Je pense que ce Kakig était fils de Khatchig Kourkên, souverain de la contrée d’Antzévatsik’, dans le Vasbouragan, de la famille des Ardzrouni, dont la branche principale était fixée à Sébaste, dans la Cappadoce, depuis 1021. — Cf. ch. LXXXIV.

[94] C’est ce Philarète Brachamius, dont il est si souvent parlé dans l’histoire byzantine. Il était arménien de nation, originaire du district de Varajnounik’ dans le Vasbouragan. Il avait le rang de Curopalate, et fut nommé Grand Domestique par Romain Diogène. — Cf. Tchamitch, t. II ; Skylitzès ; Zonaras, t. II, et Anne Comnène.

[95] Je crois que Meschar est la même ville que celle dont le nom est écrit ailleurs Masr, dans Aboulfaradj, Maçara (Chron. syr.), et que Ptolémée mentionne dans la description de la Petite-Arménie (V, 7, Ii) en rappelant Masara ou Masora. Elle semble répondre aujourd’hui à un village nommé Micéré, à huit lieues au sud-est de Malathia (Mélitène), sur la route de Samosate. — Cf. la Carte de l’Asie-Mineure, de M. Kiepert.

[96] Djabagh’-dchour, ville du district de Hantzith, près de l’Euphrate, au nord.

[97] Aschmouschad, dans le district d’Arschamounik’, province de Douroupéran. Il ne faut pas confondre cette ville avec un village du même nom, compris dans le district de Saçoun, province d’Agh’etznik’.

[98] Ce nom est écrit une première fois, dans le ms. 99, Anpemr’aschd, :et plus correctement une seconde fois dans le même ms. ainsi que dans le ms. 95, R’empagh’d.

[99] Autrement appelé Garabed, c’est-à-dire, le Précurseur ou Jean-Baptiste.

[100] Le ms. 99 offre une autre leçon, ërthitsé au lieu de ërguitsé ; le sens est alors : « Allons, ma troupe marchera contre les Francs. »

[101] Le mot goms est le latin comes, passé en arménien avec la signification de chef, et quelquefois de gouverneur d’une province. ou bien de génera1 d’armée. Il avait ce dernier sens en grec, sous le Bas-Empire, où il était employé sous la forme de Kontos.

[102] Kharpert, aujourd’hui Kharpout, place-forte de la Sophène, dans la 4e Arménie, au sud du Mourad-Tchaï, et au nord-ouest d’Amid. Sa forteresse domine une montagne. La population de Kharpert est de 3.000 âmes environ, mi-partie d’Arméniens et de Musulmans. Elle est la résidence d’un pacha gouverneur. C’est le lieu appelé Quarta-piert ou Quart-pierre par Guillaume de Tyr (XII, 17).

[103] Le couvent de St-Jean-Baptiste ou de Klag ; cf. ch. LXXXI.

[104] Cf. ch. CXI.

[105] Le khalife fatimide Mostanser-billah, qui régna de 1036 à 1094.

[106] Les Arméniens qui résident aujourd’hui en Egypte sont sous la juridiction religieuse d’un docteur ou vartabed, qui administre avec le titre d’Ar’adchnort et les pouvoirs, d’un évêque et habite le Caire.

[107] Six ans, six mois et vingt-cinq jours, d’après les témoignages réunis de Zonaras, Glycas et Manassès, ce qui nous conduit pour la date de l’abdication de Michel Parapinace, au 25 mars 1078.

[108] Cette accusation d’adultère formulée par notre historien contre l’impératrice Marie, femme de Michel Parapinace, est l’effet, sans doute, de sa haine contre les Grecs, car elle n’est reproduite par aucun historien byzantin. Ce furent surtout les actes tyranniques et arbitraires de l’eunuque Nicéphoritzès, logothète, qui déterminèrent les grands à se révolter et à proclamer Nicéphore Botaniate.

[109] C’est dans le monastère de Stude, à Constantinople, que se retira Michel Parapinace ; bientôt après le patriarche le consacra métropolite d’Ephèse.

[110] Cette princesse était fille de Bagrat IV et sœur de Giorgi II, rois de Karthli et d’Aphkhasie, et non point fille de ce dernier, comme le prétend Matthieu. M. Brosset (Hist. de la Géorgie) dit qu’elle s’appelait Martha ou Marie ; mais sur les médailles elle porte toujours le nom de Marie. Cf. Du Cange, Famil. byzant.

[111] Vaçag, duc d’Antioche et fils de Grégoire Magistros, avait épousé la sœur de Basile, archevêque d’Ani, qui était fils de cet autre Vaçag dont il est question au chap. CVII. Voici la généalogie des membres de la famille de ce dernier, mentionnés par Matthieu : —

1° Haçan, issu de l’une des branches des Bahlavouni (Arsacides), à laquelle appartenait Grégoire Magistros, et père de :

2° Abirad, qui eut pour fils :

3° Vaçag, marié à une fille du prince Grégoire Magistros ; de cette union naquirent :

4° a) Basile, d’abord archevêque d’Ani, et ensuite catholicos d’Arménie ; b) Haçan ; c) Grégoire, Curopalate d’Orient ; d) Abel dchahab ; et e) une fille mariée à son oncle maternel, Vaçag, duc d’Antioche. Voir à la fin du volume la généalogie de Grégoire Magistros.

[112] Hasdad, latin Hastatus ; on voit que ce corps d’infanterie qui était le premier de la légion romaine, s’était maintenu avec son ancienne dénomination, dans les armées byzantines.

[113] Ou Bekhd, le même dont il est parlé au ch. XCI.

[114] C’est probablement le mot grec Andrion, littéralement le lieu où se réunissent les hommes. Je suppose que c’est le nom d’une forteresse dans le voisinage d’Antioche.

[115] Skylitzès et Zonaras (t. II) rapportent la mort d’Ebikhd, Kachatourios, d’une manière tout à fait différente. Suivant eux, il périt en combattant pour Romain Diogène contre Andronic. Mais Nicéphore Bryenne donne une version qui s’éloigne de celle des deux historiens précités, et qui peut se concilier avec la date postérieure assignée par Matthieu d’Édesse à la mort d’Ebikhd. D’après Bryenne, il fut fait prisonnier par Andronic, qui lui rendit la liberté.

[116] Le règne de Nicéphore Botaniate fut de trois ans et six jours, à partir du 25 mars, indict. 1ère = 1078, jusqu’au 1er avril. indict. 4 = 1081. C’est dans la dernière année, 1081, que Nicéphore Mélissène, mari d’Eudoxie, seconde sœur d’Alexis Comnène, se révolta, en même temps que ce dernier ; mais il ne monta jamais sur le trône. Alexis ayant renversé Botaniate, s’empara de l’empire, et Mélissène reçut le titre de Sébaste et ensuite de César.

[117] Second fils de Jean Comnène, grand domestique, qui était le frère de l’empereur Isaac Comnène.

[118] Les Arméniens ont deux expressions pour déterminer d’une manière relative la position géographique d’une contrée, ‘aïsgouis, et ‘aïngouis, qui répondent aux prépositions fixes des latins cis et trans, ou aux prépositions séparées citra et ultra. —. L’auteur entend ici les pays à l’est de la Méditerranée jusqu’en Arménie.

[119] Delouk’, Dolick’, château fort de la Comagène, situé sur la croupe d’une chaîne de montagnes, qui, en se détachant de l’Amanus, se prolonge vers l’Euphrate ; Tulupa de Guillaume de Tyr.

[120] Voir pour les rectifications à faire à cette généalogie, ch. LIX.

[121] Abelgh’arib, fils de Haçan (ch. LXIII), de la famille des Ardzrouni. Après la mort de son père, s’étant rendu à Constantinople, il reçut en fief de Constantin Monomaque la ville de Tarse et tout le territoire environnant.

[122] David, fils puiné de Kakig II, avait épousé la fille d’Abelgh’arib. S’étant brouillé avec son beau-père, celui-ci se saisit de lui et le renferma dans la forteresse de Babaron, située dans le voisinage de Mécis (Mopsueste), et non loin de Lampron. Le roi Kakig étant venu le réclamer à Abelgh’arib, obtint sa liberté. Mais quelque temps après la mort de Kakig, Abelgh’arib fit empoisonner David, comme nous l’apprend Vartan.

[123] La forteresse de Guizisdara est la même que Cybistra de Strabon (XII, 1). Cet auteur la place à trois cents stades de Césarée, et dans le voisinage de Tyane, au pied du Taurus, en se dirigeant vers les Pylae Ciliciae. Cicéron (ad Attic. lib. V, Epist. 18) l’indique dans la Cappadoce, auprès du Taurus. Dans la Table chronologique de Héthoum, prince de Gorigos (Haytonus monachia), publiée par J. -B. Aucher, à la suite de la traduction arménienne de l’Histoire des Tartares, la position de cette forteresse, dont il écrit le nom Guentrôsgoï, est fixée dans le thème de Lycandus. Dans le chap. CCVII, Matthieu l’appelle Guentrôsgavis. — La plaine d’Ardzias est sans doute celle qui se prolonge depuis l’Argaeus mons, au S.-O. de Césarée, jusqu’au Taurus cilicien à l’E.

[124] L’un d’eux était son parent et se nommait Roupen. Après la mort de Kakig, il fonda en Cilicie, ers 1080, la dynastie des Roupéniens, avec lesquels les Croisés furent continuellement en relations.

[125] C’est-à-dire de Bizou, ville que Constantin Monomaque avait donnée à Kakig en échange d’Ani. — Cf. ch. LXV

[126] Jean, après avoir épousé la fille du duc d’Ani, était passé en Géorgie. Après la prise de cette ville par Alp Arslan, il se rendit avec son fils Aschod à Constantinople, où il se fixa. Aschod étant allé trouver l’émir de Kantzag, fut investi par ce dernier du commandement d’Ani. Mais les officiers de Manoutchê, qui était déjà en possession de cette ville, jaloux d’Aschod, le firent périr par le poison. Ses serviteurs rapportèrent son corps à Constantinople ; mais, avant qu’ils fussent arrivés, son père Jean était mort.

[127] Goriguê II, roi Bagratide de l’Agh’ouanie arménienne. — Son grand père était Kourkên ou Goriguê Ier, fondateur de cette dynastie, et non point Kakig, comme Matthieu le dit par erreur.

[128] Etienne Ier, 53e catholicos des Agh’ouans, dans la liste de Schahkhathouni.

[129] Depuis Pierre Ier, les catholicos d’Arménie avaient cessé de résider dans la ville royale d’Ani. La nation arménienne eut alors deux catholicos à la fois, l’un dans l’occident, Grégoire Vahram, qui demeurait en Cilicie, et Basile, dans l’Arménie orientale.

[130] Schéref-eddaula Mouslim, surnommé Abou’l béréké, prince de la dynastie des Okaïlites de Mossoul. Il possédait aussi Alep.

[131] Dans les peintures arméniennes, saint Georges, général et martyr, est toujours représenté avec le ceinturon militaire ou baudrier.

[132] Sempad était fils de Pakarad, gouverneur d’Ani pour les Grecs (V. ch. LXXXVIII).

[133] En quittant Édesse, Philarète laissa le commandement de cette ville à son fils Varsam.

[134] Soliman, fils de Koutoulmisch, fils de Yagou Arslan, fils de Seldjouk, et fondateur de la dynastie des Seldjoukides d’Iconium. Il occupa d’abord la ville de Nicée, qu’il avait enlevée aux Grecs, et ensuite Iconium, lorsqu’Alexis Comnène lui eut cédé toutes les contrées qui s’étendent depuis Laodicée de Syrie jusqu’à l’Hellespont. Il régna depuis 1074 jusqu’en 1085.

[135] Suivant le récit d’Anne Comnène (Alexiade, liv. VI), le fils de Philarète, ayant appris que sen père voulait se faire musulman, afin de se concilier les Turcs dont la puissance le menaçait dans Antioche, eut horreur de cette apostasie. Il alla trouver Soliman à Nicée et l’engagea à entreprendre le coup de main qui rendit celui-ci maître d’Antioche.

[136] Ce mot m’est inconnu ; mais je suppose que c’est une épithète locale qui désignait les habitants d’Antioche ; L’auteur les a très certainement en vue dans ce passage.

[137] C’est-à-dire le dimanche de la Quinquagésime, qui est le jour appelé par les Arméniens poun paraguénian ou grand carnaval. Le carême chez eux commence le lendemain lundi, et continue jusqu’à la fin de la Grande semaine Arak schapath ou Semaine sainte. En 1084, Pâques tomba le 31 mars, par conséquent le dimanche de la Quinquagésime fut le 11 février.

[138] Amin-Sabek, de la dynastie des Mardaschides ou Kélabites. Après avoir été détrôné, il vécut d’une pension que lui faisait Schéref-eddaula. — Cf. Deguignes, Hist. des Huns, t. I.

[139] Bezah ou Bezaga, ville située à une journée de distance au nord-est d’Alep. — Nicétas Choniatès l’appelle Piza.

[140] Aboulfaradj (Chron. syr.) dit que Soliman, fils de Koutoulmisch, non seulement défit les troupes de Schéref-eddaula, mais tua aussi ce prince. Cf. Aboulféda, Annales muslemici, t. III.

[141] Kilidj Arslan Daoud succéda à son père Soliman à Iconium. Matthieu lui donne quelquefois le titre de sultan de l’Occident, à cause de la situation de ses états par rapport à ceux des Seldjoukides de Perse.

[142] La tradition rapportait que ce portrait de la Vierge avait été peint sur une tablette de bois de cyprès par l’évangéliste S. Jean, et qu’il avait été apporté en Arménie par S. Barthélemy. Celui-ci étant venu dans la province de Vasbouragan, au district d’Antzévatsik’, dans le lieu appelé Tarpnats-k’ar (rocher des forgerons), où s’élevait la statue de la déesse Anahid, en chassa les démons, et planta sur ce rocher une croix ; après quoi il bâtit auprès du fleuve une église sous l’invocation de la sainte Mère de Dieu, et il y déposa cette image. Non loin de là, il fonda le couvent connu depuis sons le nom de Hokvots-vank’ (couvent des âmes). — Cf. Moïse de Khoren, Lettre à Sahag Ardzrouni ; Tchamitch, t. I ; Indjidji, Arm. anc.

[143] Paul tint le siège 6 mois, et mourut l’an 550 E. A. (24 fév. 1101 - 23 fév. 1102), suivant Vartan.

[144] Saint Sahag le Grand, dit le Parthe, parce qu’il descendait, par son père saint Nersès Ier, et par saint Grégoire, l’un de ses aïeux, de la famille royale des Arsacides de Perse. Il fut établi patriarche d’Arménie par le roi Khosrov III, vers 390. Il mourut le jeudi 7 septembre 439. La vision à laquelle Matthieu fait allusion est rapportée tout au long par l’historien Lazare de Ph’arbe (p. 51-55) ; elle se trouve aussi dans la vie de saint Sahag, qui fait partie de la Petite Biblioth. armén. t. II

[145] A partir des premières années du ive siècle jusqu’à l’extinction des Bagratides d’Ani, vers le milieu du xi’, les Arméniens n’eurent qu’un seul catholicos ; mais depuis cette dernière époque, qui vit commencer la décadence de leur nation, ils comptèrent plusieurs catholicos à la fois, qui résidaient en différents lieux. Plus tard, en 1203, sous le roi Roupénien Léon II, le patriarcat reprit son unité, et le titulaire siégea à Hr’om-gla’, château fort sur l’Euphrate. Mais lorsque cette place eut été prise par les Egyptiens, en 1293, le catholicos s’établit à Sis, capitale de la Cilicie. Soixante.six ans environ après l’extinction de la dynastie des Roupénien, le patriarcat fut de nouveau divisé, et le siège de saint Grégoire fut rétabli dans le lieu où il avait été primitivement institué, à Edchmiadzïn, couvent qui s’élève sur l’emplacement de l’ancienne ville de Valarsabad. Guiragos Virabetsi devint en 1441 le premier des catholicos d’Edchmiadzïn ; ses successeurs y ont résidé jusqu’à présent, et ceux de Sis, qui continuent encore, ont perdu toute importance ; c’est celui d’Edchmiadzïn qui est considéré comme le véritable chef de l’Église arménienne.

[146] Bardav, dans le district d’Oudi, province du même nom. Cette ville existait déjà au ve siècle, puisqu’elle est mentionnée dans la Géographie de Moïse de Khoren.

[147] Kantzag, ville de la province d’Artsakh ; Guendjeh des Persans, aujourd’hui appartenant aux Russes, qui lui ont donné le nom d’Elisavethpol. Elle est appelée quelquefois Kantzag des Agh’ouans, pour la distinguer de Kantzag de l’Aderbadagan ou Tamaris.

[148] La confusion du district appelé par les Arméniens Gaban (défilé) ou Tzork’ (vallées), avec le passage de Derbend, qui est au nord, entre le Caucase et la mer Caspienne, est une erreur tellement évidente que l’on doit supposer avec Tchamitch (t. II), que la synonymie donnée ici provient d’une interpolation. Ce ne fut que dans le moyen-âge que le district de Tzork’ prit le nom de Gaban. Il est compté par Etienne Orbélian comme la dixième des divisions de la province de Siounik’. — Indjidji, Arm. anc.

Dans son ouvrage Intitulé L’Arménie (Florence, 3 y. In-W, 18M et 4M2), M. l’abbé Cappelletti assure (t. II) que le royaume arménien de Derbend, Tarbanda, était situé dans la Petite-Arménie. Je ne relèverais pas une erreur aussi grossière, si l’auteur, dans ce livre, ne se montrait lui-même Impitoyable envers plusieurs hommes de mérite, et notamment Saint-Martin, et ne les traitait de haut en bas. Après avoir affirmé, d’un ton goguenard (Prefazione, p. 42, n. 3), qu’à Paris, ce dernier est regardé comme un homme chiarissimo, eruditissimo, ec., nette cose armene, il s’écrie, avec quatre points d’exclamation : « In terra coecorum beati monocull ! ! ! ! » Tout en remerciant, pour mes compatriotes et pour moi, M. l’abbé de sa politesse et de son urbanité, je me permettrai de lui faire observer que nous ne sommes point encore assez aveugles pour ne pas voir que si, comme philologue, Saint-Martin fut un très faible arméniste, en revanche il possédait une immense érudition historique et une critique supérieure, qualités dont M. l’abbé ne paraît pas même avoir le sentiment, si l’on en juge par son Arménie. Si l’illustre savant français vivait encore, ne pourrait-il pas, à son tour, reprocher à cet ouvrage d’être composé d’emprunts faits à Tchamitch et surtout à Indjidji, sans addition de rien d’original et de neuf ?

[149] Kotchazkaz, au chap. VI ; Kouschaschdag dans Tchamitch.

[150] Les historiens arméniens Açogh’ig, Vartan et Etienne Orbélian s’expriment d’une manière contradictoire sur la durée et la fin des souverains de Gaban et il est impossible de les concilier. Suivant Açogh’ig, Kakig, roi d’Arménie, et Ph’adloun, émir de Tévïn, se seraient partagé les Etats de ces princes après la mort de Sénékhérim et de Grégoire. D’un autre côté, Matthieu dit formellement que ce Grégoire était encore vivant de son temps, quoique lui-même soit postérieur de 130 ans environ à Açogh’ig. Pour expliquer cette contradiction, Tchamitch (t. II) a imaginé une restauration de cette dynastie, dont les deux derniers souverains auraient également porté les noms de Sénékhérim ou Sinakérem et de Grégoire.

[151] Matthieu est en désaccord avec lui-même. puisqu’il a déjà dit que le trône de saint Grégoire était partagé entre quatre patriarches, qui résidaient en Egypte, à Honi, Ani et Marasch. Peut-être y a-t-il ici une faute de copiste.

[152] Anne Comnène (Alexiade, liv. VI), raconta que Soliman, voyant ses soldats prendre la fuite, et n’ayant pu les ramener au combat, gagna un lieu où il croyait se mettre en sûreté, et jeta tristement son bouclier par terre. Mais il fut bientôt découvert par les siens, qui l’engagèrent par de perfides instances à venir embrasser son oncle Tetousch, et firent mine même de vouloir l’y conduire par force. Dans cette situation désespérée, Soliman se plongea son épée dans le ventre.

[153] Le Turc Atsiz ibn Auk ibn-el-Khowârezmi était gouverneur de Damas pour le compte du sultan de Perse Mélik Schah. Tandis que Tetousch était occupé à faire le siège d’Alep, qui appartenait aux khalifes fatimides, ainsi que toute la Syrie. Atsiz, pressé dans Damas par Bedr el-Djemali, général du khalife Mostanser billah, appela Tetousch à son secours. A l’approche de celui-ci, les Egyptiens décampèrent ; et Tetousch, qui n’était accouru à Damas que pour s’en emparer, se saisit d’Atsiz et le fit mourir, sous prétexte qu’il ne s’était pas montré assez empressé à venir le remercier. — Deguignes, Hist. des Huns, t. III ; cf. Et. Quatremère, Mémoires historiques et géographiques sur l’Egypte, t. II.

[154] Matthieu a fait confusion sur le nom du khalife alors régnant. C’était Mostanser-billah. Atsiz avait pénétré jusqu’en Egypte, et était arrivé devant le Caire, lorsque Mostanser s’enfuit pendant la nuit. Mais les habitants, unis aux noirs, prirent les armes, attaquèrent le général de Mélik Schah et le défirent. Il revint à Damas par Ramla et Jérusalem qu’il pilla.

[155] Le titre d’émir el-djoïousch, commandant des armées, était celui du premier ministre des khalifes fatimides. L’esclave dont parle Matthieu, Bedr el-Djemali, était effectivement d’origine arménienne. Il portait le nom de Djemali, parce qu’il avait été au service de Djémal eddaula-ibn-Ammar. Le nom de Bedr est peut- être l’arménien Bedros, Pierre. Bedr-el-Djemali, vizir et émir-el-djoïousch de Mostanser, s’illustra autant par ses victoires que par la sagesse de son administration. — On peut voir sur le rôle important qu’il joua, et qui fut continué après sa mort par son fils Elmélik-el-Afdhal, le tome II des Mémoires sur l’Egypte, de Quatremère, et Ibn Khallican’s biographical dictionary, t. 1, trad. de M. de Slane.

[156] Ascenez (Ask’anaz), frère de Thorgom (Thogarmah) et fils de Gomer, fils de Japhet. — Les Arméniens disent que Thorgom fut le père de leur ancêtre Haïg et en même temps la tige des Turcomans. Ils font descendre les Turcs d’Ascenez. — Guill. de Tyr, I, 7.

[157] L’Asie mineure, appelée par les Orientaux Roum, et par les chroniqueurs du moyen-âge, Romanie.

[158] Soueïdié, l’ancienne Seleucia Pieria, à 7 lieues au S.-O. d’Antioche, non loin de l’embouchure de l’Oronte.

[159] Ce nom est écrit dans nos mss. Agh’oucian ; dans les auteurs arabes, Baghician ; dans les chroniqueurs occidentaux, Acxiamus ou Ansian. Il avait marié une de ses filles à Ridhouân, prince d’Alep (ch. CXLV). Aboulfaradj (Chron. syr.) le nomme Gaïsagan.

[160] Abou Saïd Ak-Sonkor Ibn Abdallah, surnommé Kacim-eddaula, Turc de nation, au service du sultan Mélik Schah. Il reçut de ce prince le gouvernement d’Alep, Hama, Menbêdj et Laodicée, et sut s’y concilier l’esprit des populations. Pendant les troubles qui suivirent la mort de Mélik Schah, il abandonna le parti des enfanta de ce sultan, qui étalent en bas âge, pour suivre celui de Tetousch. Mais plus tard Ak-Sonkor s’étant déclaré pour Barkiarok, Tetousch le vainquit, et le fit périr. Il est le père d’Emad ed-din Zangui, Atabek de Mossoul, qui eut pour fils le fameux Nour ed-din.

[161] Bouzân, l’un des généraux de Mélik Schah, créé par ce prince gouverneur d’Édesse et de Khar’an. Il aida Ak-Sonkor dans sa révolte contre Tetousch, et fut pris et mis à mort par ordre de ce prince, en 487 hég. (21 janvier 1094 - 10 janv. 1095).

[162] Alexis Comnène monta sur le trône le 1er avril, jeudi de la Semaine-Sainte, 1081, ainsi qu’on peut l’induire des témoignages de Skylitzès, Nicétas Choniatès et Zonaras.

[163] Il y a dans le texte Bar’açaunaïs ; il faut lire évidemment Tanavis, le Donau ou Danube. A cette époque, les Patzinaces occupaient l’espace compris entre ce fleuve et le Tanaïs.

[164] Ce prince est appelé Tzelgou par Anne Comnène (liv. VII, in princip.)

[165] Cette guerre contre les Patzinaces est racontée par Anne Comnène, Zonaras et Glycas. —Elle dura de 1083 à 1096.

[166] Anne Comnène (liv. X) cite un hérétique nommé Nilus, qui renouvela, sous le règne d’Alexis, les doctrines de l’Eutychianisme. Nous ignorons si c’est celui dont parle Matthieu d’Édesse, et d’après lui Vartan.

[167] Anne, fille d’Alexis Charon, préfet des provinces d’Italie, issue par sa mère de la famille Dalassène. Du Cange, Famil. Byzant.

[168] Cf. Moïse de Khoren, III, 29.

[169] Saint Maroutha, évêque de Martyropolis ou Meïafarékïn, était le petit-fils d’un grand prêtre païen, du pays des Esdatsis ou Osdatsls, dans la Mésopotamie, sur les confins de l’Assyrie. Ce grand prêtre, qui s’appelait Oda’, avait été converti au christianisme par sa femme Marie, fille d’un satrape arménien. Saint Maroutha, s’étant rendu auprès de Yezdedjerd II, obtint de ce prince un adoucissement aux persécutions dont les chrétiens étaient l’objet, et la délivrance des captifs. Il lui persuada aussi de faire alliance et amitié avec Théodose le Jeune. — Cf. Socrate, Hist. Eccles. VII, 8 ; Tchamitch, t. I et J. B. Aucher, Vies des Saints, t. I.

[170] Ce portrait de la Sainte-Vierge, conservé Varak, est autre que celui dont il est parlé ch. CXXV. Voir, au sujet du couvent de Varak, ch. IX.

[171] Locution désignant d’une manière élégante en arménien, les habitants d’Édesse, dont Abgar Ouschama fut le premier roi chrétien.

[172] Cette expression est la traduction de l’épithète Théophylaktos que les Byzantins appliquaient à Constantinople.

[173] Cette princesse se nommait Turcan-Khatoun. Elle était fille de Thogmadj-khan, fils de Boghra-khan, fils de Nasr, fils d’Ilek-khan, fils de Boghra-khan l’Ancien, d’après Hamdallah Mustaufy (Tarikhi-Guzideh, apud M. Defrémery, Journ. Asiat. avril-mai 1848). Plus loin (ch. CLXXXV) Matthieu dit qu’elle était de la nation Kheph’tchakh (Kiptchak).

[174] Suivant Aboulféda et Hamdallah Mustaufy, Mélik Schah mourut d’une fièvre qu’il avait prise en chassant aux environs de Bagdad, dans le mois de schewal 485 hég. (nov.-déc. 1092). Aboulfaradj raconte que Mélik Schah étant venu à Bagdad, un différend s’éleva entre lui et le khalife Moktadi-billah. Celui-ci avait épousé la fille du sultan. Mélik Schah voulait que le fils qui naitrait de cette union fût déclaré khalife et successeur de ce dernier. Moktadi s’y refusa. Alors le sultan lui ayant envoyé dire de sortir de Bagdad, le khalife répondit : « Je ferai ce que tu m’ordonnes, mais donne-moi dix jours de délai. » Le septième jour, Mélik Schah fut pris d’une fièvre ardente à laquelle il succomba. Le bruit courut qu’un esclave l’avait empoisonné. Après sa mort, sa femme Turcan-Khatoun prit les rênes de l’administration, et le fils de Mélik Schah, Mahmoud, âgé de cinq ans, fut proclamé sultan à Bagdad.

[175] A Ispahan, dans le quartier de Kerrân, suivant Hamdallah Mustaufy.

[176] Arslan-Argoun, fils d’Alp Arslan et frère de Mélik Schah.

[177] Daph’ar est apparemment, comme la fait observer Silvestre de Sacy (Notices et extr. des mss., t. IX), le nom Turc d’Abou Schodja Mohammed Gaïath ed-din, frère et successeur de Barkiarok. Anne Comnène (lib. VI) l’appelle Tapars ; mais elle le fait père de Barkiarok. Du Cange, dans ses Notes sur l’Alexiade s’est également mépris sur l’identité de ce prince en le confondant avec son père Mélik Schah.

[178] Ozkend, sur la rive méridionale de l’Iaxarte ou Sihoun, au nord-est de Samarcande.

[179] Ghizna, Ghazna ou Ghiznin, capitale de la province du Zablestan, dans le royaume actuel de Kaboul, et autrefois la métropole de la puissante dynastie des Ghaznévides, qui possédait une partie de l’Inde, la Perse et la Transoxiane, et dont le premier souverain, Mahmoud, régnait au commencement du onzième siècle.

[180] Kothb ed-din Ismaïl, frère de Zobeïdé-Khatoun, première femme de Mélik Schah. Il avait été envoyé par ce prince, en 1090, à Marand, dans l’Azerbaïdjan, en qualité d’osdigan ou gouverneur. Il fut tué par deux de ses officiers en 1094. Cf. Vartan, Hist. univ. — L’émir Ismaïl, fils de Yakouti, était en même temps cousin et beau-frère de Mélik Schah.

[181] Célèbre couvent du district d’Arscharounik’ (cf. ch. CLIX), fondé au xe siècle, d’après Açogh’ig (III, 7), Arisdaguès Lasdiverdtsi (ch. III, Guiragos, et Vartan (Géographie), qui écrivent ce nom Garmendchatzor, comme Matthieu, ou Gamerdchatzor. — Indjidji, Arm. anc.

[182] Nacer-eddaula Ibrahim, de la famille des Okaïlites, était fils et non point frère de Schéref-eddaula. — Cf. ch. CXXI.

[183] Plus tard, Thoros ou Théodore secoua le joug des Turcs, et passa au service de la cour de Byzance, car il est appelé plus loin (ch. CLIV) gouverneur romain d’Édesse. Il fut Investi de la dignité de Curopalate, c’est-à-dire de grand-maître ou maréchal du palais impérial ; cette dignité était l’équivalent de celle de préfet des prétoriens, c’est-à-dire commandant de la garde Impériale. Elle était au-dessus de celle de Magistros (voir ch. XIV). Ces deux titres furent conférés à plusieurs princes arméniens ou géorgiens. — Indjidji, Archéologie arménienne, t. I.

[184] Dans un des ms. de Venise, on lit Gk’arinag.

[185] Turcan-Khatoun en voulait à Barkiarok de ce qu’elle n’avait pu assurer, au préjudice de ce prince, la succession de Mélik Schah à son propre fils Mahmoud.

[186] Suivant Hamdallah Mustaufy, le combat dans lequel Tetousch fut battu et perdit la vie eut lieu dans la plaine de Belenkouï, auprès de la ville de Reï.

[187] Fakhr-elmolouk Radhouân ou Ridhouân, successeur de son père Tetousch dans la principauté d’Alep.

[188] Asbaçalar, ou par abréviation sbaçalar, littéralement « commandant de la cavalerie. » Ce titre désignait le général en chef, la cavalerie ayant formé de tout temps la principale force des armées en Orient. Cette expression est composée de asb « cheval, » mot qui ne se trouve plus aujourd’hui en arménien, et qui appartenait primitivement à cette langue, comme au zend, au sanskrit et au persan, et de salar (ch. LXXXVI). En arménien, asbahabed ou asbed, que l’on trouve transcrit en arabe sous la forme isbahbed, a la même signification.

[189] Soukman, fils d’Artoukh, Turcoman, succéda à son père, avec son frère Nedjm ed-din Ilgazi (cf. ch. CLXXIX), dans la souveraineté de Jérusalem, dont ils furent dépouillés en 1096 par El Mélik-el-Afdhal, fils de Bedr-el-Djemali et général des armées du khalife d’Egypte Mosta’li billah. Les deux frères se retirèrent dans le voisinage d’Édesse, et Soukman fonda en 1101 une petite principauté qui s’agrandit sous ses successeurs. C’est celle des princes Ortokides de Hisn-Keïfa et d’Amid. Artoukh avait un troisième fils, Behram, père de Balag, que nous verrons jouer un rôle assez considérable à l’époque des croisades.

[190] Suivant Vartan, Baldoukh était fils d’Amer-Ghazi ou Gazi, fils d’Ibn el-Danischmend, fondateur de la dynastie des princes turcomans de Cappadoce (cf. ch. CLXVII). Il eut, en 1098, la tête tranchée par ordre de Baudouin Ier, comte d’Édesse (Guill. de Tyr, XII, 7).

[191] Le nom de Mékhithar (consolateur) indique suffisamment que c’était un Arménien.

[192] Vartan anticipe la mort de Thoros, en la plaçant en 541 E. A. (27 fév. 1092 - 25 fév. 1093).

[193] Plus loin (ch. CLXVIII), ce nom est écrit Khauril. C’est la transcription du mot Gabriel, altérée par la prononciation grecque moderne, qui prévalait déjà à cette époque. Guillaume de Tyr le nomme Gabriel. Aboulfaradj lui donne le même nom, et dit qu’il était Grec. Suivant Guillaume de Tyr (X, 24), il était Arménien de nation et Grec de religion. Albert d’Aix l’appelle Gaveras. Il maria sa fille Morfia à Baudouin du Bourg, comte d’Édesse, et plus tard roi de Jérusalem, en lui donnant une très riche dot (Guill. de Tyr, XII, 4). Baudouin eut d’elle quatre filles, Mélissent, Aalis, Odiart (ou Hodierne) et Joie (Lignage d’outremer, ch. I.).

[194] Saint Nersès dit le Grand, le sixième des patriarches d’Arménie, se rattachait par son bisaïeul, saint Grégoire l’Illuminateur, à la brandie des Arsacides de Perse, dite Souren Bahlav ; il siégea, suivant le calcul le plus probable, de 364 à 384. Cf. Tchamitch, t. III, Tables.

[195] Matthieu se sert indifféremment du nom de Perses, d’Elyméens ou de Turcs, pour désigner les Turcs seldjoukides, qui étaient à cette époque, maîtres de la Perse.

[196] Cette dernière citation se compose de pensées imitées du langage de l’Ecriture-Sainte.

[197] On sait que Godefroy descendait de Charlemagne par sa grand’mère Mahaut de Louvain. Cf. Du Cange, Histoire des Principautés et des royaumes de Hiérusalem, de Cypre et d’Arménie, ms. de la Bibliothèque impériale, supplém. franc, n° 1224, fol. 1 r° ; Histoire littér. de la France, t. VIII, et l’Art de vérifier les dates, t. II et III. Cette illustre origine est attestée par le pèlerin Richard, qui composa au XIIIe siècle la chanson d’Antioche, éditée pour la première fois par M. Paulin Paris. On lit au chant VII, t. II :

Et le seul ont eslit Godefroy de Builion,

Qu’il est preus et delivres, del lignage Charlon.

C’est probablement par cette raison que la tradition rapportée par Matthieu attribuait à Godefroy, comme issu des empereurs d’Occident, la possession de la couronne et de l’épée de Vespasien. En effet la Chanson fut renouvelée, sous le règne de Philippe Auguste, par Graindor de Douai, chant v, couplet i. Il s’agit, dans le poème du trouvère français, d’une tradition analogue sur la célèbre épée brane ou épée Requite (forgée deux fois), ouvrage que le trouvère Galan (le célèbre Wailand le forgeron), prétend avoir appartenu à Vespasien.

[198] Baudouin de Boulogne s’allia par mariage à la famille des princes roupéniens, comme nous le savons par Guillaume de Tyr (X, 1) et Albert d’Aix (III), en épousant Arda, fille de Thoros (Tafroc, dans Guillaume de Tyr ; Tatos, traduction française ; Taphnuz, dans Albert d’Aix), frère de Constantin. fils de Roupen. Ce dernier historien ajoute que Taphnuz, en donnant sa fille au prince français, lui promit de le faire héritier de ses Etats et de lui donner une dot de 60.000 besants, et que, sur cette somme, il n’y en eut que 7.000 qui furent payés. En 1101, lorsque Baudouin occupait le trône de Jérusalem, il répudia Arda et la força d’entrer au couvent de Sainte-Anne, à Jérusalem. (Guill. de Tyr, XI, 1.) — Ce nom de Tafror est sans doute une corruption de la forme arménienne Thoros. Nous ne connaissons point de frère de Constantin qui ait porté ce nom ; Thoros Ier était le fils de ce dernier.

[199] Baudouin Du Bourg, cousin germain des trois frères Godefroy de Bouillon, Baudouin et Eustache. Il était né dans l’évêché de Reims, d’Hugues, comte de Retest, et de Mélissende. (Guillaume de Tyr, Guibert de Nogent). Cf. L’Art de vérifier les dates, t. I et t. II.

[200] Voir les détails que donne Guillaume de Tyr sur la marche pénible des Croisés à travers la Hongrie et la Bulgarie, et dans Bonfinius (Rerum Hungar. Decad. II lib. 1), l’appréciation du caractère perfide de Cabman, roi de Hongrie, et le récit des maux qu’il causa aux Croisés.

[201] Matthieu d’Édesse et les autres auteurs arméniens qualifient les empereurs d’Orient de basileus, qu’emploient les écrivains byzantins. Quelquefois, mais rarement, ils les appellent césar. J’ai substitué partout la dénomination, plus usuelle pour nous, d’empereur.

[202] Notre auteur veut parler du combat qui survint entre les Grecs et les troupes de Raymond de Saint-Gilles, campées à Rodostum, ville située sur la côte de la Propontide, à quatre journées au sud-ouest de Constantinople. Alexis et les chefs de la croisade ayant envoyé une députation à Raymond, pour l’engager à venir se concerter sur les moyens de hâter la marche de l’armée chrétienne vers la Syrie, le comte arriva avec une petite escorte, et fit son entrée à Constantinople, précède des apocrisiaires impériaux, et fut traité de la manière la plus honorable. L’empereur cherchant à l’amener à lui prêter hommage, comme l’avaient fait déjà les autres princes latins, le fier Raymond s’y refusa avec fermeté. Alexis, irrité, transmit l’ordre à ses soldats de harceler ceux de Raymond et de leur faire tout le mal possible. Les Grecs surprirent de nuit les Provençaux et en tuèrent plusieurs, mais ils furent repousses honteusement. A cette nouvelle, le comte, furieux, envoya plusieurs de ses amis reprocher à Alexis ce qu’il considérait comme un outrage et un acte de perfidie. Celui-ci, sentant qu’il était allé trop loin, et se repentant de ce qu’il avait fait, manda Godefroy, Bohémond et le comte de Flandre, pour les prier d’intervenir auprès de Raymond. Ils lui persuadèrent d’oublier ou du moins de dissimuler son ressentiment. (Guillaume de Tyr, II, xix-xx ; Robert le Moine, liv. II ; Raymond d’Agiles, p. 140.)

[203] Suivant l’historien Vartan, il y eut deux actions successives entre les Turcs et les Francs, avant la prise de Nicée : « [Les Francs] étant armés a Nicée, battirent Kilidj Arslan une première et une seconde fois, et donnèrent cette ville à Alexis. Mais aucun auteur, que je sache, ne mentionne ces deux engagements. Suivant le témoignage d’Anne Comnène (liv. XI) et des chroniqueurs latins, il n’y eut qu’une bataille, celle qui eut lieu sous les murs de Nicée, le samedi 16 mai 1097, surlendemain de l’Ascension. Peut-être Vartan fait-il allusion, par une confuse réminiscence, à la bataille de Dorylée, livrée le 1er juillet suivant. Matthieu d’Édesse paraît ne pas avoir été mieux renseigné ; il parle de deux grandes batailles, probablement celle de Nicée et celle de Dorylée, qu’il place après la reddition de Nicée. Dans le récit de la première, il exagère évidemment le nombre des Turcs opposes aux chrétiens, en le portant à six cent mille : la Chanson d’Antioche (chant II, couplet 16) dit qu’ils étaient cinquante mille ; Albert d’Aix (II, xxvii), dix mille hommes d’avant-garde et cinquante mille formant le gros de l’armée ; Robert le Moine (liv. III) indique le même chiffre qu’Albert d’Aix. Les diverses circonstances de la narration de notre chroniqueur arménien ont été discutées avec beaucoup de sagacité et de jugement par M. J. L. A. Peyré, dans son Histoire de la première croisade, 1 vol in-8°. Lyon, 1859. t. 1.

[204] La prise de Nicée est du 20 juin 1097, suivant Guillaume de Tyr (III, 12). Matthieu doit être ici rectifié. Anne Comnène (liv. XI) rapporte que Manuel Boutoumitès, un des officiers d’Alexis, s’introduisit dans Nicée et traita secrètement avec les assiégés, qui lui remirent cette place, et, lorsque les croisés se disposaient à livrer un dernier assaut, ils furent tout surpris de voir flotter sur les murailles les étendards impériaux. Guillaume de Tyr (III, xii) donne la date du 20 juin 1097, Etienne, comte de Blois et de Chartres, dans la lettre qu’il écrivit de Nicée à sa femme Adèle (Mabillon, Museum italicum, t. I), marque le 13 des calendes de juillet (19 juin). Guibert de Nogent (III, v) dit que le siège commença la veille des nones ou 6 de mai, et dura sept semaines et trois jours, calcul qui fixe la reddition de Nicée au 26 juin. Le général grec Tatice (Tatinus truncati nasi ou truncata naris, Albert d’Aix, II, xxii et xxxvii ; Tatin l’esnasé de la Chanson d’Antioche) intervint dans cette capitulation pour la faire agréer aux croisés, et obtenir que la femme et les enfants de Kilidj Arslan pussent se retirer en liberté.

[205] Kilidj Arslan Daoud, fils de Soliman, fondateur de la dynastie des Seldjoukides d’Iconium. Notre chroniqueur, en affirmant que ce prince, au moment du siège, était occupé à celui de Mélitène, a très certainement fait confusion avec une autre circonstance de la vie de Kilidj Arslan. Il est constant, par l’accord unanime de tous les auteurs, que le sultan fut présent, à la tête des Turcs, aux deux batailles de Nicée et de Dorylée. M. Peyré, dans son Histoire de la première croisade, tome I, remarque avec raison qu’il est contre toute vraisemblance que Kilidj Arslan fût allé attaquer Mélitène, à l’extrémité opposée de l’Asie Mineure, au moment où l’arrivée des croisés mettait dans le plus grand danger Nicée, sa capitale, où étaient renfermés sa femme, ses enfants et ses trésors.

[206] Il s’agit ici de la célèbre bataille de Dorylée, qui fut décisive pour le succès de la première croisade, en ouvrant aux chrétiens tous les passages de l’Asie Mineure. On peut consulter à ce sujet Anne Comnène, la Chanson d’Antioche, Tudebode, Albert d’Aix, Foulcher de Chartres, Baudry, Robert le Moine, Raymond d’Agiles et Guillaume de Tyr. L’emplacement où les deux armées se rencontrèrent, la vallée Dogorganhi, Gorgonia ou Ozellis, parait être le même que la localité appelée aujourd’hui -In cuiiu, à quatre heures de marche au nord-ouest de Dorylée, la moderne Eskischehi ; telle est du moins l’opinion de M. Baptistin Poujoulat, dans son Voyage en Asie Mineure (lettres ix et x), opinion reproduite par M. Michaud, dans son Histoire des Croisades, et, avec quelques modifications, par M. Peyré, dans son Histoire de la première croisade. M. Callier, officier d’état-major, qui a exploré, comme M. Poujoulat, les lieux où fut livrée cette bataille, pense qu’il faut le placer dans la plaine de Dorylée, plus au sud (cf. Notice sur la carte générale du théâtre des croisades, par M. Jacobs, jointe à l’édition de Guillaume de Tyr donnée par l’Académie des inscriptions), et en cela il est d’accord avec les paroles d’Anne Comnène. Je n’ai point à discuter ici cette question de topographie ; il me suffira de faire remarquer que Matthieu d’Édesse est généralement mal renseigné pour les événements accomplis en dehors de la Petite Arménie, de la Mésopotamie et du nord de la Syrie.

[207] Dans l’origine, c’est-à-dire à partir du commencement du ive siècle, l’Église d’Arménie fut gouvernée par un seul catholicos ou patriarche universel, qui résidait dans la ville royale de Valarsabad. Plus tard, lorsque l’Arménie fut partagée entré les Perses et les Grecs, la dignité patriarcale fut divisée entre deux titulaires, dont l’un résidait dans la portion du territoire arménien soumise aux Grecs, et l’autre dans la portion échue aux Perses. Au milieu des désordres et des bouleversements que produisirent les invasions des Turcs seldjoukides dans le xie siècle, plusieurs compétiteurs à la fois s’arrogèrent ce titré. En 1083, il y en avait quatre en même temps. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, on a toujours compté deux sièges différents, fuir dans la Grande Arménie et l’autre en Cilicie. Le patriarche Grégoire II, dit Vahram et surnommé Vgaiacér, ami des martyrs, parce qu’il traduisit ou fit traduire en arménien une grande partie des martyrologes grec et syriaque, résida quelque temps à Dzamentav, dans la Cappadoce, puis en Egypte, et enfin vînt mourir en Cilicie, auprès du prince arménien Kogh-Vasil (voir ci-dessous, ch. xxxvii). Le patriarche Basile siégeait à Ani, dans la Grande Arménie. Ils étaient parents et descendaient de la branche des Arsacides appelée Sourèn Bahlav, dont était issu saint Grégoire l’Illuminateur, et à laquelle était dévolu le pontificat suprême de la nation arménienne. Dans la liste des catholicos, métropolitains, archevêques et évêques qui relevaient du patriarcat d’Antioche, placée à la suite de Guillaume de Tyr, le catholicos d’Ani, catholicus Ani, qui est Persidis, est mentionné, tandis que relui de la Cilicie n’y figure pas. Cette omission a, sans aucun doute, sa raison : c’est que le clergé franc de la Syrie ne reconnaissait pas le chef religieux des Arméniens de la Cilicie. Aussi les catholicos de la Petite Arménie furent fréquemment en querelle avec les patriarches latins d’Antioche, dont ils rejetaient la suprématie, et plus d’une fois les papes furent saisis de réclamations et de plaintes à ce sujet.

[208] Thoros, fils de Héthoum, Arménien de nation, comme son nom l’indique, était gouverneur ou duc d’Édesse pour les Grecs, avec le titre de curopalate. Tadj-eddaula Tetousch ou Toutousçh, sultan d’Alep, s’étant emparé de cette ville, en 1094, l’avait renommé dans ses fonctions, ce qui n’empêcha pas Thoros d’avoir à souffrir, dans la suite, des incursions des Turcs : « Qui Christianam provinciam quam regebat non tam armis a gentilium incursibus quain. pecuniaria redemptione protexerat.” (Guibert de Nogent) Suivant Guillaume de Tyr, les Turcs étant venus l’attaquer avant que le temps de son commandement eût pris fin, il fut forcé de le conserver au delà du terme fixe, dans l’impossibilité où il était de retourner chez lui. Les habitants d’Édesse y consentirent quoique Thoros, très avancé en âge, fût devenu incapable de les protéger efficacement contre leurs ennemis et de leur procurer la tranquillité. Mais je crois que les griefs des Edesséniens, dont l’historien latin s’est fait l’écho, ne sont qu’un prétexte qu’ils mirent en avant. pour justifier le meurtre de Thoros, massacré par eux dans une insurrection (voir ci-dessous), prétexte que les Francs qui profitèrent de ce meurtre, contribuèrent peut-être à accréditer. Guillaume de Tyr s’est trompé sur la nationalité de Thoros, qu’il prétend avoir été Grec

[209] Constantin Ier succéda à son père Roupen en 1092, et domina sur la partie montagneuse de la Cilicie. Il reçut, au commencement de 1200, des chefs de la croisade, en reconnaissance des services qu’il leur avait rendus, le titre de baron, que portèrent ses successeurs jusqu’à Léon II, le huitième de la dynastie des Roupéniens. Celui-ci obtint d’Henri VI, empereur d’Allemagne, et du pape Célestin III, le titre de roi, qu’il prit en 1098. — Cf. mes Recherches sur la chronologie arménienne, t. 1er, 1re partie, ch. IV, et ibid. n. 9.

[210] Forteresse de la chaîne du Taurus, dans le nord de la Cilicie, à l’est de Mécis ou Mopsueste, vers les derniers contreforts de l’Amanus.

[211] Ce district correspondait, à ce que je crois, à la partie sud de celui de Dchahan, dans la troisième Arménie.

[212] Kakig II, fils d’Aschod le Brave, fut le dernier souverain des Bagratides d’Ani. Il fut dépouillé de ses Etats par Constantin Monomaque, en 1043, après avoir régné deux ans, suivant le chronographe Samuel d’Ani et Matthieu d’Édesse (tome I de ma Bibl. hist. armén. chap. lvi-lxii). Plus bas ch. lvii, Matthieu raconte la vengeance que lira le prince Roupénien Thoros de la mort de Kakig, assassiné par trois chefs grecs, fils d’un certain Mandalê (Pantaléon), dans la forteresse de Guizisdra ou Cybistra, sur les confins de la Cappadoce. Cedrenus est dans l’erreur en donnant pour père à Kakig, Jean, qui était frère d’Aschod le Brave, et par conséquent oncle de Kakig. Cet auteur rapporte d’une manière toute particulière, et qui diffère entièrement du récit des historiens arméniens, comment Kakig fut privé de son royaume par Monomaque.

[213] Ici se présente une question assez importante la détermination de l’itinéraire des croisés à leur entrée dans la Cilicie. Nous allons voir quelles lumières peut nous fournira cet égard la comparaison de nos documents arméniens avec les témoignages occidentaux. On sait que Godefroy et Baudouin, son frère, se séparèrent à Antioche de Pisidie (Antiochette), suivant Guillaume de Tyr (III, xvii), ou à Héraclée, suivant Tudebode, qui faisait partie de l’expédition. M. Peyré (Histoire de la première croisade) pense, d’après M. de Saulcy, qu’on peut concilier ces assertions contradictoires en admettant que Baudouin et Tancrède partirent ensemble d’Antiochette pour éclairer la marche de l’arguée, et qu’ils ne la quittèrent définitivement qu’à Héraclée, dans la Cappadoce. Après leur départ, la grande armée, conduite par Godefroy, prit à Antiochette quelques juins de repos ; elle suivit ensuite la route qu’avaient tenue Baudouin et ses compagnons, jusqu’à Héraclée, en passant par Iconium. Mais, tandis que ceux-ci descendaient vers le sud dans la Cilicie, par la voie royale, via regia, Godefroy remontait vers le nord-est. Il est constant que Tancrède entra dans la Cilicie par la vallée de Butrentum et les Pylae Ciliciae, défilé appelé Gouglag par les Arméniens et Porta Juda par Albert d’Aix, aujourd’hui Kulek-Boghaz, et qui conduisait à Tarse. Baudouin, qui avait manqué ce passage, s’égara dans les montagnes, et ne parvint devant Tarse que lorsque Tancrède y était déjà arrivé depuis trois jours. Si la marche des croisés sur ce point ne présente aucune incertitude, il n’en est pas de même de celle de Godefroy. D’après M. Michaud ils n’atteignirent point Césarée de Cappadoce, ville que l’élégant auteur de l’Histoire des croisades regarde comme trop éloignée vers le nord de l’Asie Mineure, pour ne pas être restée en dehors du théâtre des événements. L’opinion du savant éditeur de la Chanson d’Antioche, M. Paulin Paris, qui semble d’accord avec les paroles de Matthieu d’Édesse, est qu’il ne s’agit point ici de Césarée de. Cappadoce, mais d’Anazarbe, comme ayant porté aussi le nom de Césarée (chant III, couplet 22, t.1) ; mais Tudebode et Robert le Moine, témoins oculaires, ne permettent pas de douter que Godefroy ne soit arrivé jusqu’à Césarée de Cappadoce et leur témoignage est confirmé par Guibert de Nogent et Raoul de Caen ; et d’ailleurs, s’il est avéré que Godefroy n’entra point dans la Cilicie par le défilé de Gouglag, il est incontestable qu’il dut chercher un autre passage dans le Taurus. Or, il n’en existe qu’un second qui soit praticable dans cette chaîne : c’est celui de Gaban, dans la partie orientale de la Cilicie. Une charte accordée, en 1215, aux Génois par Léon II (Historia patriae Monumenta, Liber jurium, t. 1er), atteste que là effectivement se trouvait un défilé protégé par !e château fort de Gaban, et où était établi un bureau de douanes dont les revenus appartenaient au possesseur de ce fief. En effet, Léon II, en accordant la franchise commerciale aux Génois, dans ses Etats, réserve quatre passages, parmi lesquels il nomme celui de Gaban, sur le fleuve Djeyhân, in flumine quod vocatur Jahan. C’était le défilé qui mettait en communication la Cilicie orientale avec la Cappadoce, par une route directe entre Césarée et Marésie ou Marasch. Il était impossible à Godefroy de ne point prendre cette voie, la seule qui s’ouvrait devant lui, et dont les étapes sont toutes tracées sur la route que nous indiquons : Césarée, Coxon, l’ancienne Cucosus, aujourd’hui Gueuksun, et Marésie. D’ailleurs la description que nous donne Albert d’Aix des difficultés que les croisés rencontrèrent en traversant les Montagnes du Diable s’accorde parfaitement avec celle que nous lisons, dans les voyageurs modernes, de la passe du Djeyhân, si étroite et si abrupte quelquefois que les rochers surplombent le cours du fleuve.

On sait que Baudouin ayant disputé à Tancrède la conquête de Tarse et étant parvenu à s’en rendre maître, le prince sicilien alla s’emparer de Mamistra, d’Adana, d’Alexandrette, Alexandria minor, et de plusieurs forteresses de l’Amanus, et ravagea toute la partie orientale de la Cilicie. Ensuite Tancrède alla rejoindre le camp des croisés à Marésie, où il avait été rappelé, après avoir reçu de»présents considérables des ; chefs arméniens et Turcs qui habitaient le Taurus, et qui, craignant pour leurs possessions, s’étaient montrés jaloux de rechercher son amitié. Cf. Guillaume de Tyr, Guibert de Nogent, Albert d’Aix, Foulcher de Chartres.

[214] Nouvelle Troie ou Troade, surnom que reçut la ville d’Anazarbe, ou Anabarze, à cause, sans doute, de la célébrité que lui valurent ses fortifications, regardées comme inexpugnables. (Guill. de Tyr, III, 19.) Elle était située sur le Pyramus ou Djeyhân. Il parait que déjà, sous l’empereur Constance, elle avait le rang de métropole de la Seconde Cilicie, et Tarse celui de métropole de la Cilicie Première. Plus tard, lorsque, postérieurement au règne d’Héraclius, l’empire eut été divisé en thèmes, ces deux villes, ainsi que la Cilicie entière, furent comprises dans le thème de Séleucie. (Cf. Hieroclis Synecdemus, 42e et 43e éparchie, et le commentaire de Wesseling, ainsi que Constantin Porphyrogénète, (De thematibus, thème 13.) Guillaume de Tyr suit l’ancienne division romaine.

[215] Bâghi-Sian, dans les auteurs arabes, ou mieux peut-être mieux Yâgur-Sian. Nos chroniqueurs occidentaux transcrivent ce nom sous les formes diverses d’Aexianus, Ansian, Gracianus, Darsianus, Garsion, etc. Mélik Schah, sultan seldjoukide de Perse, lui avait confié le gouvernement d’Antioche, en 535 de l’ère arménienne. (28 février 1086 -27 février 1087), suivant Matthieu d’Édesse. Il avait marié une de ses filles à Ridhouân, prince d’Alep, fils de Tetousch.

[216] Appelés par ceux d’Antioche, les musulmans d’Alep, Césarée, Hama, Emesse, Hiérapolis et des villes voisines, étaient accourus à la dérobée et avaient établi sans bruit leur camp auprès de Harem (Harenc), château fort situé à une journée de marche au sud-est d’Antioche, attendant l’occasion de fondre à l’improviste sur les Francs, occupés au siège de cette ville. (Guill. de Tyr).

[217] Les infidèles, au nombre de vingt-huit mille, furent battus et poursuivis jusqu’à la forteresse de Harem. qui était à une distance de dix milles du lieu du combat. La garnison, craignant de ne pouvoir résister, mit le feu à la place et prit la fuite. Les chrétiens du pays. Arméniens ou autres, qui étaient en nombre considérable, s’en emparèrent et la remirent aux croisés. Ce combat fut livré le 7 février 1097 (lisez 1098). (Guill. de Tyr. V, ii).

[218] Mo’ezz eddaula Soukman, émir de la race des Turcomans d’Arménie, fils d’Artoukh (Ortok Beg), fondateur de la dynastie des Ortokides, dont une branche régna à Mardin et à Meïafarékïn. et l’autre à Hisn-Keïfa et à Amid, dans la Mésopotamie. Soukman appartenait à cette dernière branche. Il avait hérité de son père, ainsi que son frère Ilgazi, de la souveraineté de Jérusalem. Mais cette ville leur fut enlevée, dans le mois de chaban 189 hég. (août 1099), par les Egyptiens, sous la conduite de Mélik el-Afdhal., général en chef, fils du célèbre Bedr el-Djémali, qui avait été le principal ministre du khalife Mostanser billah, et Arménien d’origine. Soukman et Ilgazi se retirèrent à Damas ; de là ils franchirent l’Euphrate, et Soukman vint s’établir sur le territoire d’Édesse, tandis qu’Ilgazi se rendait dans l’Irak. Les Egyptiens placèrent pour gouverneur à Jérusalem Iftikhâr-eddaula, qui en avait encore le commandement lorsque les croisés s’en emparèrent. (Cf. Ibn Alathir, ad annum 489)

[219] Dhahir ed-din Abou-Mansour Toghtékïn ou Toghdékin (Doldequinus, Guill. de Tyr), d’abord simple mamelouk au service de Tetousch, devint ensuite le principal ministre du fils de ce dernier, Dokâk (Ducac, Guill. de Tyr), lequel, après la mort de son père, s’était mis en possession de Damas. Plus tard Toghtékïn s’empara de cette ville au préjudice des enfants de Dokâk.

[220] La famine fut si rigoureuse dans le camp des Croisés pendant le siège d’Antioche, que la plèbe en vint jusqu’au point de se repaître des cadavres des infidèles qui avaient été tués, et qu’elle déterrait. « Et si Sarracenum noviter interfectum invenerunt, illius carnes ac si essent pecudis avidissime dEvorabant. » Malmesbury, dans Savile, Rerum anglicarum Scriptores.

Richement se conroie li rois et ses barnés,

Des Turs que ils rostissent est grans li flairs montes ;

Par la cit d’Antioche en est il cris levés,

Qui li Français menjuent les Tors qu’ils ont tués.

(Chanson d’Antioche, chant V). L’abbé Guibert (liv. VII) rapporte un fait analogue qui se passa auprès de Marra. Guillaume de Tyr a retracé le tableau de cette famine et de la maladie qui en fut la suite (IV, 17, 21 et 22.)

[221] Pazouni et Oschin étaient deux frères, feudataires de l’empire grec et compagnons d’armes de Constantin. Voir, au sujet d’Oschïn, prince de Lampron, mon Introduction. Le premier possédait la ville de Tarse, et le second la forteresse de Lampron, aujourd’hui Nimroun, à deux journées de marche au N.-O. de cette ville. Oschïn était décoré du titre d’asbed ou général en chef. Suivant Tchamitch (t. III), c’est ce prince qui est désigné dans l’Alexiade d’Anne Comnène (liv. XII), sous le nom d’Aspiètès (asbed), littéralement « commandant de la cavalerie », et par suite, et qui prit part en 1081, avec ses troupes, à l’expédition de l’empereur Alexis en Illyrie, contre Robert Guiscard. Anne célèbre la valeur et l’illustration d’Oschïn, et rapporte un trait de courage par lequel il se distingua dans cette guerre (liv. XII). Plus tard, il se laissa surprendre et battre par Tancrède, qui lui enleva la Cilicie, dont le commandement lui avait été confié par l’empereur avec le titre de stratopédarque. Mais, une fois investi de ces fonctions, il s’adonna à l’ivrognerie et laissa Tancrède dévaster la Cilicie, sans essayer de lui résister, quoique ce fût là principalement la mission que lui avait confiée l’empereur. La princesse grecque ajoute qu’Oschin ou Aspiélès était de la race royale des Arsacides. Nous le retrouvons mentionné par Raoul de Caen (Gesta Tancredi, ch. xxxix et xl), qui défigure son nom sous la forme Ursin, et qui raconte le stratagème par lequel il avait enlevé Adana aux Turcs. Oschïn était dans cette ville lorsque Tancrède vint se présenter sous ses murs. S’étant rendu auprès de lui, il l’invita à y entrer et à marcher ensuite contre la ville de Mamistra, pour s’emparer des richesses qu’elle contenait.

[222] La Montagne Noire, ou mont Amanus, qui fait partie de la chaîne du Taurus, s’étend à l’est de la Cilicie, parallèlement au golfe d’Iskenderoun. Elle est coupée vers le milieu par un passage, Pylae Amanides, qui la sépare en deux parties, le Gusel-Dagau sud et l’Alma-Dag au nord. La multitude de couvents arméniens, syriens, grecs et latins qui s’élevaient sur cette montagne, lui avait fait donner le nom de « Montagne sainte ». Les Byzantins la désignaient sous la dénomination de Mxvpov Ôpos, qui se retrouve dans Cedrenus (p. 3 |5 et 514 ) et Anne Comnène ( liv. XIV, p. 5î6). Wilken (Geschichte der Kreuzzuge, t. II) propose une explication de cette épithète de Noire que lui a suggérée Jacques de Vitry (ch. xxiii) : « Antiochia habat a septentrionali parte, monterai quemdam, qui vulgariter montana Nigra dicitur ; in quo sunt multi eremitae ex omni gente et natione et plura monasteria tam graecorum quam latinorum monachorum. Et quoniam fontibus, id est, aquosus nuncapatur. Neros enim graece, aqua latine. Simplices autem et laici, noire, id est, nigra, exponunt vulgam sermone.”

[223] La maladie qui désola l’année chrétienne devant Antioche fut occasionnée non seulement par la famine, mais encore par la pluie, qui tomba avec tant d’abondance qu’elle pourrit les vêtements et les vivres. (Guillaume de Tyr, IV, xvii.)

[224] Dans le calendrier vague arménien, le mois d’arek correspondit, cette année, à l’intervalle écoulé du 23 septembre au 22 octobre inclusivement. (Cf. mes Recherches sur la Chronologie arménienne technique et historique, t. I, Chronologie technique. 1re partie, ch. ii.)

[225] Maréri correspondit cette année à l’intervalle écoulé du 22 novembre au 21 décembre inclusivement.

[226] Matthieu veut décrire ici une aurore boréale.

[227] Tellbâscher, dénomination arabe qui signifie colline de la bonne nouvelle, et qui répond à l’ancienne dénomination arménienne Tkil avediats, c’est-à-dire château ou bourg de la bonne nouvelle. C’était une ville avec une forteresse, située sur la rive droite de l’Euphrate, au sud de Hr’om-gla’, ou Château des Romains, et par Aboulféda (Géographie), et le Méracid el-itthila à deux journées de marche d’Alep, du côté du nord. Turbessel de Guillaume de Tyr.

[228] Le récit de la conquête du comté d’Édesse par Baudouin, et de la révolution intérieure qui le mit en possession de la capitale de l’Osrhoëne, nous est fourni par Guillaume de Tyr, Albert d’Aix, Guibert de Nogent, Foulcher de Chartres et la Chanson d’Antioche. Le témoignage de Matthieu, qui nous donne sur ces événements des détails nouveaux et si curieux, est d’autant plus important qu’il en a été le témoin oculaire. Le seul des auteurs latins qui, mieux qu’aucun autre, était en position de nous renseigner exactement, Foulcher de Chartres, chapelain de Baudouin, est ici d’une concision extrême, et qui lui avait peut-être été officiellement imposée. M. Peyré, dans son Histoire de la première croisade (ch. xxv), a résumé les faits qui se rapportent à l’occupation d’Édesse par les Francs. Je puis donc me borner à mettre en relief ce qui ressert de la comparaison des documents occidentaux avec les informations que nous devons à Matthieu.

Guibert de Nogent nous apprend que le curopalate Thoros et son épouse, parvenus à un âge avancé sans avoir d’enfants, adoptèrent Baudouin pour leur fils. Il donne sur la cérémonie de cette adoption des détails intéressants. Le curopalate fit passer Baudouin, dépouillé de ses vêtements, entre sa chair et sa chemise, le serra contre son sein, et scella par un baiser l’engagement que tous deux contractaient ; sa femme en fit autant après lui, et Baudouin put dès lors se considérer comme l’héritier légitime de Thoros.

Le chef arménien qui, depuis Nicée, s’était attaché à la fortune de Baudouin et était devenu son familier, Pancrace, « Pakarad », ou « Pakrad » était le frère d’un autre chef que nous verrons plus tard jouer un rôle assez important, Kogh-Vasil. Pancrace s’était enfui de Constantinople, où il avait été jeté en prison, sans doute par une de ces mesures politiques dont les empereurs byzantins usèrent si souvent envers les princes et les généraux arméniens dont ils se méfiaient. Baudouin l’avait admis dans son intimité comme un guerrier d’une valeur éprouvée dans les combats, d’un esprit fertile en ressources et connaissant parfaitement la Syrie, l’Arménie et la Grèce (l’empire byzantin) (Albert d’Aix). Guillaume de Tyr raconte que Pancrace et Kogh-Vasil, hommes éminents, mais rases à l’excès, confiants dans la force des places qu’ils occupaient dans les montagnes de la Cilicie orientale, accablaient d’exactions les gens du pays, et principalement les monastères. Un « jour il arriva que l’un des chefs arméniens du voisinage (Nichossus, Nicusus ou Nicomède) envoya à Godefroy une tente magnifiquement ornée, et que Pancrace l’enleva aux gens de service chargés de la porter, et la fit offrir, à Bohémond. Il en résulta entre les deux généraux francs un différend très vif, qui ne se termina que lorsque le prince de Tarente. » cédant aux remontrances qui lui furent fait est eut rendu la tente à Godefroy. Lorsque Baudouin, ayant quitté la grande armée des croisés à Marésie, se mit en route vers la Mésopotamie, Pancrace l’aida à prendre Turbessel (Tellbâscher), Ravenel ( Arévëntan ou Rawendan), et autres places qui avaient été enlevées par les Turcs. Baudouin donna Ravenel à Pancrace ; mais quelques chefs arméniens des environs, parmi lesquels Albert d’Aix nomme Fer et Nicusus, le dénoncèrent à Baudouin comme s’entendant sous main avec les Turcs. Le prince franc exigea aussitôt la remise de Ravenel ; sur le refus de Pancrace, il le fit saisir et mettre à la question. Les tourments ne purent vaincre l’obstination de l’Arménien, jusqu’à ce que Baudouin l’eût menacé de le faire couper tout vif en quartiers. Pancrace écrivit à son fils, qui était resté dans la place, une lettre qu’il confia à Fer, et Ravenel fut rendue. Dès lors il se sépara de Baudouin ; néanmoins il se maintint, avec Kogh-Vasil, dans les montagnes voisines de Turbessel et de Ravenel, où ils étaient occupés à infester le pays (Albert d’Aix, IV). On peut voir dans le même historien (ibid.) la rude punition que Godefroy infligea aux soldats de ces deux chefs arméniens. Plus loin il nous montre Pancrace et Kogh-Vasil venant, en 1111, de Crasson ou Kéçoun, au secours de Tancrède dont Maudoud avait envahi le territoire. Pancrace et Kogh-Vasil s’offrent à nous, dans les récits de Matthieu d’Édesse, sous des couleurs bien différentes, et qu’il est curieux de mettre en contraste avec celles qu’emploient pour les peindre nos chroniqueurs latins.

[229] Thoros et sa femme adoptèrent Baudouin pour leur fils, d’après le témoignage de l’abbé Guibert, qui décrit ainsi la cérémonie de
l’adoption : Intra lineam interulam, quam nos vocamus camisiam, e nudum cum intrare faciens, sibi adstrinxit ; et hoc omnia soeculo e libato firmavit : Idem et mulier post modum fecit. Hist. Hierosol., III, 13.

[230] Gargar’, place forte de l’Euphrate on Comagène, sur la rive occidentale de l’Euphrate, entre Samosate et Hisn X.cïad ou Kharpert. (Aboulféda, Géogr. ; Méracid el itthila, t. I). Le chef arménien Constantin, au quel appartenait cette place, et dont il est. question dans ce chapitre, et plus loin, ne doit pas être confondu avec Constantin, fils de Roupen. Guillaume de Tyr (IV, iv) et Albert d’Aix parlent de ce Constantin, seigneur de Gargar’, et de la part qu’il prit ; la détermination des habitants d’Édesse de se donner à Baudouin.

[231] Suivant Matthieu d’Édesse (t. Ier de ma Bibl. hist. armén. ch. cxlvi) et l’historien Vartan, Baldoukh, émir de Samosate, était fils d’Amer Gazi, fils d’Ibn el Danischmend, de la maison des princes Turcomans de Cappadoce. Voyant qu’il ne pouvait résister à Baudouin, il lui céda Samosate pour une somme de dix mille pièces d’or, et s’en gagea à lui remettre sa femme et ses enfants en otage ; mais, comme il différait, sous divers prétextes, d’accomplir sa promesse, Baudouin, profitant de ce qu’il était venu lui rendre visite, suivant son habitude, le fit arrêter par ses Français et décapiter. (Guillaume de Tyr, IV et VII ; Albert d’Aix, V)

[232] Thi ou Thil de Hamdoun, forteresse située dans la plaine d’Anazarbe, au midi du Djeyhân ou rivière de Mopsueste et à deux journées de Sis, à l’ouest, auprès de Hamous (Aboulféda, Géographie). Thila de Willebrand d’Oldenbourg (Itinerarium Terrae Sanctae).

[233] Pâques étant tombé en 1099 le 10 avril, la seconde semaine du carême s’étendit du dimanche 27 février au samedi 4 mars.

[234] Du 20 au 26 mars.

[235] La croix de Varak, l’une des reliques les plus célèbres, les plus vénérées de l’Arménie, était un fragment de la vraie Croix, conservé dans le monastère de Varak, situé dans la partie sud du district de Dosb ou de Van, lequel était compris dans la province de Vasbouragan. Le roi ardzrouni Sénékhérim Jean, en émigrant à Sébaste, l’emporta avec lui ; mais, après sa mort, arrivée en 1029, deux de ses fils, Adom et Abouçahl, la réintégrèrent à Varak, conformément aux dernières volontés de leur père. En 1092, elle fut transportée à Édesse et déposée dans l’église des Saints Apôtres.

[236] Mak’énis ou Mak’énots était situé dans le district de Kegh’arkounik’, province de Siounik’. Ce couvent fut placé sous le vocable de la sainte Mère de Dieu de Kégh’am.— Indjidji, Arm. anc.

[237] C’est-à-dire le mardi de la 6e semaine du carême, par conséquent le 29 mars. La fête des Quarante Martyrs de Sébaste est aujourd’hui fixée, dans la calendrier arménien, au samedi de la 4e semaine du carême. (Cf. les notes de l’Elégie sur la prise d’Édesse, par saint Nersès Schnorhali).

[238] Guillaume de Tyr reproduit les accusations que les habitants d’Édesse énonçaient contre le curopalate Thoros. Il prétend que celui ci, pour se venger de ceux d’entre eux dont il croyait avoir à se plaindre, appelait les Turcs du voisinage pour enlever leurs troupeaux et incendier leurs moissons ; mais, à cet égard, Matthieu justifie complètement son compatriote. D’un autre côté, l’historien latin décharge Baudouin de toute participation au complot qui lui livra la ville d’Édesse. On voit que la nationalité des deux écrivains, a influé sur la manière dont ils rapportent et envisagent les événements. — Voici, d’après mon ouvrage intitulé Recherches sur la chronologie arménienne. t. 1, iie partie, Anthologie chronologique, n° lvii, la série résumée des dates fixées par Matthieu d’Édesse aux incidents du drame dont la métropole de l’Osrhoëne fut alors le théâtre :

En 1098, Pâques 28 mars.

1° Combat livré auprès de Samosate, la seconde semaine du carême, c’est-à-dire dans l’intervalle écoulé du dimanche 14 février au samedi 20 du même mois ;

2° Pillage des maisons des officiers du curopalate Thoros et prise du corps supérieur de la citadelle d’Édesse (forteresse de Maniacès) par la multitude soulevée, le dimanche de la cinquième semaine du carême, 7 mars ;

3° Siège du corps intérieur de cette forteresse et sa reddition à Baudouin, le lendemain lundi 8 mars ;

4° Meurtre de Thoros et prise définitive de possession d’Édesse par Baudouin, le lendemain mardi 9 mars, jour de la fête des Saints Quarante (martyrs de Sébaste).

[239] Kerbogâ était émir de Mossoul et au service des sultans seldjoukides de Perse. Guillaume de Tyr le nomme Corbagath, Corbagaz et l’auteur de la chanson d’Antioche, Corbaran. — Kerbogâ s’étant rendu à Khoï, dans l’Azerbaïdjan, par ordre de Barkiarok, mourut dans cette ville en 495 hég. (1101 - 1102). Après sa mort, Schems eddaula Djekermisch, Turc de nation, seigneur de Djéziré ibn Omar, s’empara de Mossoul. ( Aboulféda, Ann. moslem. t. III).

[240] Baghician avait deux fils, Schems eddaula (Samsadolus, Guill. de Tyr, VII) et Mohammed ; c’est ce dernier qui se rendit vers Kerbogâ, tandis que Schems-eddaula allait demander du secours à Dokâk et à Toghtékïn. — cf. M. Defrémery, Récit de la première croisade, dans ses Mémoires d’histoire orientale.

[241] Suivant Foulcher de Chartres, Bâghi-Sian avait auparavant député son fils Samsadolus vers le sultan de Perse, ad imperatorem Persidis, qui rassembla aussitôt une nombreuse année et la fit partir, sous les ordres de Corbagath. Cette armée alla camper d’abord pendant trois jours devant Édesse, où se trouvait Baudouin ; mais, n’ayant pu rien faire contre cette ville, elle continua sa marche vers Antioche.

[242] Par le mot Khorassan, les auteurs arméniens, comme les chroniqueurs latins, entendent non seulement la province de ce nom, mais encore la Perse entière, et en général tous les pays qui, en tirant vers l’ouest, dépendaient des Seldjoukides de Perse, comme l’Azerbaïdjan, l’Arménie, et même la Mésopotamie. Baldach (Bagdad) quae est caput regni Corrozan, dit Albert d’Aix. Quelquefois aussi cette expression est étendue à la partie de l’Asie Mineure sur laquelle dominaient les Seldjoukides d’Iconium. C’est dans un sens analogue que Guillaume de Tyr et les autres chroniqueurs latins appellent indistinctement Persae les Turcs de l’Asie Mineure et ceux de la Perse. Nicétas Choniatès se sert aussi de la même expression en parlant des Turcs d’Iconium.

[243] Ce nombre de 800,000 cavaliers et 300.000 fantassins = 1.100.000 hommes est évidemment exagéré. Foulcher de Chartres (ch. xiv) en compte 660.000, et Raoul de Caen 300.000. Le chiffre 200.000, que donnent Guillaume de Tyr (V) et Albert d’Aix (IV), est plus vraisemblable.

[244] Guillaume de Tyr (V, xi) dit que c’était le chef de l’une des principales familles chrétiennes d’Antioche, nommée Beni-Zerra (Beni-Zerrad) : « filii loricatoris », il l’appelle Emirfeirus et ajoute qu’il était secrétaire du gouverneur, et qu’à ce titre il jouissait d’un très grand crédit. Il avait là garde de la tour des Deux soeurs, à l’occident de la ville, près de la porte Saint-Georges. Ibn Alathir et Kemal ed-din (ad annum 491) affirment pareillement qu’il s’appelait Firouz, et le premier de ces historiens, qui le qualifie de « fabricant de cuirasses », nous apprend qu’on lui avait confié la garde de l’une des t(ours, au-dessus d’une fenêtre grillée, ayant vue sur la vallée par laquelle les Francs furent introduits. Ils le gagnèrent en lui donnant de l’argent et des fonds de terre. Suivant Anne Comnène (liv. XI) et Bernard le Trésorier (Muratori, Rerum Italicarum scriptores, t. VIII), c’était un Arménien, et, à ce qu’il paraît, renégat, d’après Raymond d’Agiles. Aboulfaradj (Chronique syriaque) raconte que les croisés, qui assiégeaient depuis neuf mois Antioche, voyant qu’ils ne pouvaient prendre cette ville, gagnèrent à prix d’or un Perse nommé Rouzbeh, qui était le gardien de la tour attenant a la caverne appelée Kaschkarouf, sur laquelle étaient placées des poutres en fer qui soutenaient cette tour.

[245] Suivant Ibn Alathir, Ibn Djouzi et Kémal ed-din (ad annum 491), ce fut un Arménien qui coupait du bois, et qui, passant auprès de Baghi-Sian, le tua. Guillaume de Tyr. (V) nous apprend que c’étaient des Arméniens qui reconnurent Baghi-Sian dans sa fuite, et que, se jetant sur lui, ils le renversèrent de cheval et lui coupèrent la tête avec son épée. Foulcher de Chartres (ch. iv) ajoute qu’ils apportèrent cette tête aux croisés.

[246] Ces paroles font allusion à la prise d’Antioche par Soleïman, père du sultan Kilidj Arslan (ch. CXXIII), sur Philarète Brachamius (ch. CVI), qui s’était rendu maître de cette ville. Philarète était, en effet, Arménien d’origine, du district de Varajnounik, dans la province de Vasbouragan : il avait le rang de curopalate et avait été nommé Grand Domestique par Romain Diogène. Plus tard, après la fin malheureuse de ce prince, arrivée en septembre 1071, il commença à se rendre indépendant dans le nord de la Syrie, et, en 1078, il se rendit maître d’Antioche. Cette ville tomba au pouvoir des croisés le 3 juin 1098. Guillaume de Tyr, V). — La Chanson d’Antioche fixe le jour d’une manière encore plus précise :

Antioche fut prise un merquedi au soir ( 2 juin ),

Et demain au jeudi fut ens tout lor avoir.

[247] Les chefs des croisés, pressés dans Antioche par Kerbogâ, tinrent un conseil secret dans lequel ils décidèrent d’abandonner la ville et tout le peuple, et de se retirer, pendant la nuit, sur la flotte qui était dans le port Saint Siméon ; mais Godefroy et Adhémar, évêque du Puy, les en détournèrent à force de reproches. Guillaume de Tyr, VII, viii ; Albert d’Aix. IV, xxxvii, et Chanson d’Antioche, chant vii, couplet 12.)

[248] L’historien Vartan donne une autre version à propos de la découverte de la lance du Christ, à Antioche : « des Francs, dit-il, trouvèrent sur la droite, dans l’église de Saint Pierre, la lance avec laquelle les Juifs percèrent par dérision l’image du Sauveur, et d’où il sortit du sang et de l’eau, comme du côté véritable de Jésus Christ. Cette lance fut vénérée à l’égal de celle qui pénétra dans le corps de Dieu, et que les Arméniens possèdent. Fortifiés par cette arme, les Francs vainquirent leurs ennemis ; plus tard, ils l’envoyèrent à Alexis. » D’après Aboulfaradj (Chron. syriaque), un des chefs francs eut en songe une révélation qui fit trouver dans l’église de la Kocina les clous qui avaient servi à crucifier Jésus-Christ, et dont ils fabriquèrent une croix et le fer d’une lance. (Cf. Guillaume de Tyr, VI, xiv ; Raymond d’Agiles et suiv. ; Tudebode, IV, xxiv-xxv ; Robert le Moine, liv. VII ; Foulcher de Chartres, ch. x.). On voit, dans le récit de Matthieu d’Édesse, que la version de ceux des Occidentaux qui croyaient, avec Raymond de Saint Gilles et la majeure partie des Provençaux, à l’authenticité de la lance découverte par le prêtre Pierre Barthélemy, s’était répandue parmi les populations chrétiennes de l’Orient, à l’exclusion de l’opinion de Bohémond, d’Arnoul de Robes, chapelain du duc de Normandie, et d’une foule d’autres, qui prétendaient que c’était une imposture concertée entre Pierre Barthélemy et le comte Raymond. (Cf. Raoul de Caen. Gesta Tancredi, ch. cxlv, et Foulcher de Chartres, ch. xix.).

[249] C’est Pierre l’Ermite que les croisés envoyèrent à Kerbogâ. On lui avait adjoint un certain Herluin, « Persarum idiomatis et parthae linguae aliquam, habens peritiam, vir itidem prudens et discretus,” dit Guillaume de Tyr (VI, w). Ils proposèrent à Kerbogâ de terminer la guerre par un combat singulier ou par une bataille générale. L’émir leur répondit arrogamment que le sort des chrétiens était entre ses mains, et qu’il n’avait attendu jusqu’alors que pour les faire périr de faim. Les messagers rapportèrent ces paroles aux croisés, et la bataille fut résolue pour le lendemain, iv des calendes de juillet, veille de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul ou 28 juin 1098. Cf. Robert le Moine, liv. VII ; Guibert de Nogent, V ; Guillaume de Tyr, VI, xxii, et Chanson d’Antioche. chant vii, couplets 23-26.)

[250] Les croisés, par suite des fatigues qu’ils avaient éprouvées, de la famine qui leur avait fait sentir ses rigueurs, et des intempéries du ciel qu’ils avaient subies pendant le siège d’Antioche, avaient perdu ou sacrifié presque tous leurs chevaux, el, suivant le témoignage d’Albert d’Aix (IV, liv), un grand nombre de chevaliers parmi les plus distingués et les plus nobles étaient réduits à servir comme fantassins ou à aller au combat sur de vulgaires bêtes de somme : « Ex bis vero egregiis viris qui mulum aut asinum vel vile jumentum vel palefridum tunc arquirere poterat, pro equo utebatur.” — Plus loin, Matthieu est dans l’erreur en affirmant que ce fut Raymond de Saint-Gilles qui, s’avançant contre Kerbogâ, portait la sainte lance ; le comte de Toulouse, alors malade, avait été laissé à Antioche pour veiller à la défense des murs, et la précieuse lance avait été confiée à Raymond d’Agiles, qui faisait partie du détachement de l’évêque Adhémar.

[251] Un autre ms. porte 300.000 hommes.

[252] Les Arméniens divisent la nuit en quatre veilles, bahk’, de trois heures chacune. La première commence au coucher du soleil, vers six heures ; la seconde à neuf heures ; la troisième à minuit, et la quatrième se prolonge de trois à six heures du matin. La quatrième heure de la nuit est, par conséquent, dix heures du soir. Je dis environ parce que la longueur des veilles et des heures variait suivant les saisons. Cet usage implique nécessairement celui de l’année solaire, qui fut effectivement la mesure du temps toujours employée par les Arméniens.

[253] Cette prophétie de saint Nersès est apocryphe ; elle a été ajoutée après coup au discours qu’il prononça au moment de sa mort, et qui se trouve dans la Biographie anonyme de ce patriarche (Petite bibliothèque arménienne, Venise, 1853, 20 vol. in-32, t. VI). Cette biographie, attribuée à tort jusqu’ici à Mesrob le Prêtre, qui vivait dans le Xe siècle, paraît être l’ouvrage d’un écrivain beaucoup plus ancien et postérieur de quelques années seulement à saint Nersès, c’est-à-dire de la fin du ive siècle de notre ère.

[254] Arka, petite ville à douze milles au nord-est de Tripoli, assise au pied du Liban, sur une colline abrupte que domine la forteresse de cette ville. (Aboulféda, Géogr. ; Merâcid el itthila, t. II.) Archis de Guillaume de Tyr, VII, xiv ; Archas de Raymond d’Agiles ; Arche de Baudry, liv. IV. Le combat dont parle Matthieu ne fut qu’une légère escarmouche, à laquelle prirent part quatorze chrétiens et soixante Turcs. Ceux-ci escortaient un convoi d’hommes et d’animaux, au nombre de plus de quinze cents. Les infidèles s’enfuirent au premier choc, laissant six des leurs sur le lieu de l’action et six chevaux au pouvoir des croisés. (Tudebode, IV, xxxiv.)

[255] Guillaume de Tyr (VIII, 20) porte à 100.000 le nombre des Musulmans qui furent massacrés par les Croisés dans le temple de Jérusalem. Aboulféda, ad annum 492 hég. (28 nov. 1098 - 16 nov. 1099), se rapproche de l’auteur arménien en affirmant que ce nombre dépassa 70.000. Aboul Méhacen (apud Deguignes, Hist. des Huns, t. II) dit qu’il y eut 100.000 Musulmans tués et 100.000 faits prisonniers. Suivant Aboulfaradj (Cf. Chron. syr.), 70.000 Arabes furent massacrés dans le temple. Le chef égyptien qui défendait la ville se nominait Iftikhar eddaula.

[256] Le mot Sguth, écrit aussi Sgiuth, est la transcription arménienne du mot Scythia ou Scythiaca regio, le désert de Schété, qui se trouvait au sud-ouest d’Alexandrie, et qui est célèbre par le grand nombre de saints anachorètes qui vécurent dans cette solitude. Les Noubi sont les peuples de la Nubie. Matthieu entend probablement, par les expressions Sguth et Noubi, les peuples du nord et du midi de l’Egypte, jusqu’au fond de la Nubie.

[257] L’Ethiopie, que les anciens appelaient l’Inde, ou les Indes, comme on peut le voir dans Virgile, Géorg., IV, v. 395. Cette dénomination s’est maintenue dans les livres de nos géographes jusqu’au siècle dernier. Cette dernière expression, se rencontre dans les auteurs de l’antiquité grecs et latins ; c’est ainsi, par exemple, que Tibulle dit :

Illi sint comites fusci, quos India torret.

Solis et admotis inficit ignis aquis.

[258] Matthieu décrit la célèbre bataille d’Ascalon, dont le succès fut dû principalement au comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gilles. Les Egyptiens étaient commandés par le général en chef Elmélik-el-Afdhal. Matthieu traduit par le mot thakavor (roi) le titre de Mélik, qui a la même signification en arabe. La perte des infidèles fut très considérable. Suivant Albert d’Aix, trente mille Egyptiens restèrent sur le champ de bataille, deux mille furent étouffés à la porte d’Ascalon, sous les pieds des hommes et des chevaux, et les fuyards, qui trouvèrent la mort dans les flots de la mer, ne pouvaient être comptés. Le même chroniqueur et Guibert de Nogent (VII, xvii) indiquent le samedi, veille des ides (le 12) d’août comme date de cette bataille. Parmi les infidèles, les plus maltraités furent les Azoparts (Albert d’Aix, VI.)

[259] Aschornék’, forme vulgaire du nom d’Arscharounik’, district appelé aussi Eraskhatzor, situé à l’est de celui de Pacên, dans la province d’Ararad.

[260] Voir note 49.

[261] Matthieu entend par le pays des Francs, l’Europe. Raymond de Saint-Gilles, dans ce voyage, n’alla pas plus loin que Constantinople. Il jouissait d’une très grande faveur auprès de l’empereur Alexis, qui estimait la prudence consommée, la candeur et la pureté de moeurs du héros toulousain, et qui s’était pris d’une vive affection pour lui. (Anne Comnène, liv. X, in fine ; cf. Guillaume deTyr, IX, xiii.)

[262] Fert secum apocryfam illam cuspidam... hanc, inquam asportat, Alexio munus. (Raoul de Caen. ch. cxlv.)

[263] Château-fort situé dans la chaîne du Taurus cilicien, à l’est du fleuve Sarus ou Seyhan ;  de Nicétas Choniatès (Jean Comnène, ch. vi, et Cinnamus ; ces deux auteurs, qui racontent longuement le siège de cette place par Jean Comnène (cf. Grégoire le Prétre, chap. civ), nous apprennent que Vahga était situé sur un pic très escarpé. Le nom de Vahga doit être lu dans Ibn Alathir (ad annum 531), où il est question de ce siège, et non point comme dans l’édition de M. Tornberg, vol. XI.

[264] Monastère dans le voisinage de Vahga’, dans la chaîne du Taurus.

[265] Saint Thaddée, l’un des soixante et douze disciples, vint, avec l’apôtre saint Barthélemy, évangéliser la Grande Arménie. On peut voir le récit de sa prédication dans Moïse de Khoren, Histoire d’Arménie, II. (Cf. Guill. de Tyr, XVl, v)

[266] Les habitants d’Édesse sont appelés fréquemment, par les auteurs arméniens, peuple d’Abgar. maison d’Abgar, par allusion à Abgar le Noir, premier souverain chrétien de l’Oshroène. C’est lui qui, suivant la tradition, avant appris les miracles que Jésus-Christ opérait en Judée, lui écrivit pour le prier de venir le guérir d’une maladie très douloureuse, et auquel le Sauveur adressa une réponse devenue célèbre dans les premiers siècles du christianisme. (Eusèbe, Hist. Ecclés. I, viii, et Evagre, Hist. Ecclés, IV, vii.)

[267] L’auteur, en plaçant Césarée de Philippe ou Panéas (vulgari apellatione Belinas, Guill. de Tyr, XV, 9). sur le bord de la mer, confond cette ville avec Césarée de Palestine. Peut-être les mots, qui est sur le bord de l’Océan, sont-ils une interpolation de copiste. Dans une expédition entreprise par Tancrède et Godefroy sur le territoire de Damas, contre Dokâk, prince de cette ville, Godefroy, en s’en retournant, fut invité par l’émir de Césarée à un repas, pendant lequel il se trouva indisposé. Suivant le témoignage de l’abbé Guibert, on pensa que les mets qui avaient été servis à Godefroy étaient empoisonnés. Guillaume de Tyr dit qu’il mourut le 15 des calendes d’août (18 juillet 1100), et qu’il fut enseveli dans l’église du Saint-Sépulcre, dans le tombeau où furent déposés ses successeurs.

[268] Muratori, s’appuyant sur l’autorité d’Orderic Vital, dit que le père de Tancrède s’appelait Odon le Bon. Cet Odon épousa Emma, fille de Tancrède de Hauteville, père du fameux Robert Guiscard, et Bohémond était le fils de ce dernier ; par conséquent, Bohémond aurait été le cousin de Tancrède du côté maternel. L’historien de Tancrède, Raoul de Caen, dont l’autorité sur ce point est d’un très grand poids, affirme la même chose. Suivant l’abbé Guibert et Baudouin d’Avesnes, d’accord en cela avec Matthieu, Tancrède aurait été le neveu de Bohémond. Cf. Ch. Mills, The History of the Crusades, t. I. Le savant éditeur de la Chanson d’Antioche, M. Paulin Paris, a émis la conjecture que Tancrède était le fils d’un émir sarrasin du nom de Makrizi (Table des noms de lieux et de personnes, article Tancré ou Tancrède, T. II). M. de Saulcy, dans un curieux travail sur Tancrède, publié dans la Revue de l’Ecole des Chartes, cahier de mars-avril, 1863, n’a pas osé trancher la question de la naissance de ce prince.

[269] Richard du Principat, prince de Salerne, cousin de Bohémond par Guillaume du Principat, frère de Hubert Guiscard, père de Bohémond. Guillaume de Tyr (II, Mil) donne pour père à Richard Guillaume Bras de fer, autre frère de Robert Guiscard ; mais Du Gange (In Alexiadem notae) a montré, par le témoignage de Gaufredus de Malaterra, écrivain contemporain, que c’est là une erreur, puisque Guillaume Bras de Fer mourut sans enfants.

[270] En arménien Ischkhan ischkhanats ; c’était le titre officiel du gouverneur de la Cilicie et de la Petite-Arménie pour les Grecs. Il avait sa résidence dans la ville de Marasch. — Ce titre remonte à l’époque où, après l’extinction des Arsacides, vers le milieu du ve siècle, l’Arménie fut administrée par des préfets perses, grecs et arabes. Le chef arménien qui, sous l’autorité de ces gouverneurs, avait la direction suprême des affaires, était appelé Prince des princes. Le nom de ce chef, auquel les Grecs avaient confié le gouvernement de la Cilicie, prouve qu’il était Arménien d’origine. Au chapitre xxxvi, Matthieu d’Édesse dit qu’il céda Marasch à Josselin, et, plus loin (chap. lxxiv), que Bohémond l’en avait chassé. Ces deux assertions contradictoires s’expliquent en supposant que Josselin, lorsqu’il reçut en 1114, de Baudouin Ier, roi de Jérusalem, le fief de Tibériade, avait rendu Marasch à Thathoul.

[271] Kumusch-tékïn, fils de Théïlou, autrement appelé Mohammed ben-el-Danischmend, c’est-à-dire le fils du savant ou du docteur, parce que son père avait été maître d’école, était un chef Turcoman qui fut la tige des émirs de Cappadoce. Il possédait Mélitène, Sébaste, et autres villes voisines (Aboulféda, Ann. t. III). Guillaume de Tyr l’appelle Danisman, Albert d’Aix Daniman, et Cinnamus Tanismanios. Ce dernier ajoute qu’il était Persarménien. Cette assertion vient à l’appui de ce que nous apprennent Matthieu et Vartan, qu’Ibn el-Danischmend avait une origine arménienne. D’après cela, on peut supposer qu’il était Turcoman de nation, et né en Arménie. —Aboulfaradj (Chron. syr.) le nomme Ismail, fils de Danischmend, et dit qu’il s’empara de Sébaste, de Césarée et du Pont en novembre 477 hég., 1396 des Grecs = 1084 E. Ch.

[272] En arménien cela signifie serviteur, disciple. Suivant Guillaume de Tyr (X, x) et Albert jeune enfant. (Cf. le Dictionnaire de l’Académie arménienne de Saint-Lazare, Venise, 2 vol. in 4°, et J. B. Aucher, Dictionnaire manuel arménien littéral et arménien vulgaire, Venise, in-18, 1846.) Matthieu est le seul auteur que je sache, qui donne cette qualification à Baudouin du Bourg.

[273] Suivant Guill. de Tyr et Albert d’Aix, Tancrède, gardant encore rancune de l’injure que lui avait faite Baudouin de Boulogne devant Tarse et, ne voulant lui rien devoir, lui remit Caïpha et Tibériade dont Godefroy lui avait fait don et partit pour Antioche.

[274] Sëroudj, ville de la Mésopotamie arménienne, au sud-ouest d’Édesse ; Sororgia des chroniqueurs latins.

[275] Folkerus Carnutensis, Foulcher de Chartres, dans Albert d’Aix. La transcription arménienne de ce nom montre qu’il faut lire non puant Fulbertus, mais bien Folkerus ou Fulcherus. Cette dernière leçon se trouve dans le sommaire des chapitres du livre VII de Guillaume de Tyr, édition de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, tandis que le texte porte Fulbertus.

[276] Babiôs le mot papas, père, titre qui était attribué dans les Églises d’Orient aux patriarches, aux métropolites et aux évêques, et qui, dans l’Église grecque, est donné ainsi aux simples prêtres. Aboulfaradj (Chron. syr.) écrit comme Matthieu, Babios.

[277] Par ces mots : les cinq nations fidèles, il faut entendre les Grecs, les Latins, les Syriens, les Arméniens et les Géorgiens.

[278] Ces paroles font allusion au feu sacré que la multitude des pèlerins qui visitaient Jérusalem croyaient descendre du ciel sur les lampes du saint Sépulcre, le samedi saint, à la neuvième heure du jour. Foulcher de Chartres raconte fort longuement le même fait (ch. xxiv). Le patriarche ayant donné l’ordre aux chanoines de commencer l’office, on lut les leçons alternativement en latin et en grec, après quoi un des Grecs entonna d’une voix retentissante le Kyrie eleison, auquel l’assistance répondit ; mais, comme le feu ne paraissait pas, la même prière fut répétée deux fois. Après une longue attente, le patriarche entra dans le saint Sépulcre et revint annoncer que le feu ne s’était pas montré. Cette nouvelle répandit la douleur et la consternation parmi les fidèles. Comme la nuit approchait, il fit évacuer l’église, afin qu’il n’y restai personne, ni homme ni femme, souillé de péché, qui put empêcher l’accomplissement du miracle. Le lendemain, jour de Pâques, une procession solennelle eut lieu, à la quelle assistèrent le roi, les grands, le cierge et tint partie considérable du peuple, qui se rendirent pieds nus au Temple de Salomon. Enfin on vint annoncer au patriarche qu’une des lampes, placée devant le saint Sépulcre, s’était allumée. Aussitôt l’allégresse se répandit dans toute la ville et éclata par le chant du Kyrie Eleison, des hymnes, le son des trompettes, et par des applaudissements. (Cf. Mosheim, De lumine Sancti Sepulchri commentatio, dans ses Dissertationes, t. II, Lubeck)