CHRONIQUE DE MATTHIEU D’ÉDESSE (962 – 1136)

 

CONTINUATION DE GRÉGOIRE LE PRÊTRE

 

 

NOTE PRÉLIMINAIRE.

 

La vie de Grégoire, le Prêtre ne nous est pas mieux connue que celle de Matthieu d’Édesse, dont il s’est fait le continuateur ; tout ce que nous en savons se réduit à quelques indications que fournit la lecture de son livre. Il dut être le disciple de Matthieu, si l’on en juge par l’animosité extrême qu’il témoigne, comme lui, contre les Grecs, et par la manière toute semblable dont il apprécie les hommes et les événements. Il se qualifie d’Ërêts, ou prêtre séculier, c’est-à-dire étranger à l’état monastique et marié.[1] Il jouissait, à ce qu’il parait, d’un grand crédit parmi ses compatriotes, puisque le début de sa Chronique nous le montre s’adressant aux grands et au gouverneur de Kéçoun, lorsque, en 1137, la crainte des Turcs fit abandonner cette ville par ses habitants, les exhortant à la défendre et s’y renfermant avec eux. Les expéditions des empereurs Jean et Manuel Comnène en Cilicie et en Syrie, la prise d’Édesse sur les Francs par l’atabek Emad ed-din Zangui, les relations tour à tour hostiles ou pacifiques des sultans d’Iconium avec les princes Roupéniens de la Petite Arménie, les démêlés et les guerres de ces sultans avec les émirs turcomans de la Cappadoce, la fin de la dynastie des comtes d’Édesse de la maison de Courtenay, les entreprises des Croisés contre Nour ed-din, celles du roi de Géorgie, Giorgi III, sur le territoire arménien, contre les villes d’Ani et de Tévïn, tels sont les faits principaux dont il nous offre le récit. Son style n’est pas moins vulgaire et trivial que celui de son devancier.

L’exemplaire dont je me suis servi pour mon travail est la copie faite en 1849 par le R. P. Khoren Calfa, sur trois manuscrits de la bibliothèque du couvent de Saint-Lazare, à Venise. Cette copie appartient aujourd’hui à la Bibliothèque impériale de Paris, où elle est classée dans le supplément arménien. Le numérotage des chapitres y fait suite, comme ici, à celui de l’auteur précédent.

 

 

CCLIV. Au commencement de l’année 586 (15 février 1137 - 14 février 1138), l’empereur Jean Comnène Porphyrogénète (Berbêrojên, fils d’Alexis), vint avec des forces considérables attaquer la grande ville d’Anazarbe. C’était pendant l’été, au mois de juillet.[2] Il l’investit pendant trente-sept jours, et avec ses catapultes battit les murailles à coups redoublés. Les habitants, réduits à la situation la plus critique, se rendirent. Il les prit tous, ainsi que le prince arménien Léon, fils de Constantin, fils de Roupen, ses enfants et sa femme,[3] avec l’image vénérée de la Mère de Dieu,[4] et les transporta à Constantinople. Léon finit ses jours dans cette ville.[5] L’empereur vint ensuite assiéger la forteresse de Bezah, et l’emporta de vive force.[6]

Cédant aux suggestions fallacieuses des Francs, il se rendit à Schéïzar et de là à Antioche.[7] Mélik Mohammed (Mahmad), dont il a été question plus haut (ch. CCLIII), attaqua la forteresse de Schoublas ;[8] malgré des assauts multiplies et des nuées de flèches qu’il lança, il ne put réussir. Ensuite, se dirigeant à travers les sommets des montagnes de Goulla,[9] il regagna ses Etats. Nous rendîmes grâces au Seigneur, qui nous avait préservés du feu de ce siège, et nous avait délivrés de nos ennemis. L’hiver tirait déjà vers sa fin, tandis que notre empereur[10] continuait encore le siège de Bezah, qui appartenait aux musulmans. Après la sainte Pâque,[11] arriva le seigneur de Kéçoun, Baudouin, avec ses fantassins et sa cavalerie. A son approche, les habitants effrayés émigrèrent, abandonnant tous notre vile avec leurs familles. Ils se retirèrent, les uns à Béhesni, les autres à Raban, et d’autres encore à Hr’om-gla,[12] et Kéçoun resta dépeuplée. Il n’y demeura que quelques-uns des principaux habitants pour la garder, et le gouverneur, qui se nommait Vahram. Moi, l’humble Grégoire, prêtre séculier, je les exhortai à avoir le courage de défendre leur cité, afin que l’on ne vint pas y mettre le feu, appréhension qui, malheureusement, se réalisa. En effet, tandis que l’empereur s’en revenait, le fils de Davoud (Davouth), Kara Arslan (Kharaslan),[13] de retour de chez les musulmans, à la tête d’une nombreuse armée, feignant de fuir devant l’empereur, se dirigea vers Raban. Ceux qui étaient restés à Kéçoun, épouvantés par la pensée que c’était Mélik-Mohammed, abandonnèrent leurs maisons vers le soir. Le lendemain, quelques Turcs détachés du gros de l’armée, en traversant les montagnes, firent prisonnier l’un des gens de Kéçoun, et ayant appris de lui qu’il n’y avait plus personne dans ses murs, s’y rendirent au nombre de trente environ. Ils mirent le feu dans l’intérieur et aux portes. Après avoir contemplé les magnifiques palais construits par Kogh-Vasil, et les autres édifices majestueux de cette cité, ils se retirèrent à la hâte et vinrent rejoindre leurs compagnons. Cependant les habitants y rentrèrent le lendemain, et chacun d’eux revit ses foyers. C’était en l’année 589 (15 février 1140 - 14 février 1141).[14]

Un des soldats, syrien[15] de nation, nommé Simon, lequel avait dans le cœur des craintes et de la rancune à l’égard du comte d’Édesse, lui enleva par surprise Amtab, ayant conservé cette place pendant un an, il la lui rendit par l’intermédiaire du Prince d’Antioche.

CCLV. En l’année 591 (14 février 1142 - 13 février 1143) arriva l’empereur Jean, qui voulut à tout prix acheter Antioche au seigneur de cette ville. Celui-ci consentit plus tard à cette cession, en retour de trésors et d’étoffes précieuses que lui donna l’empereur. Jean fit alors son entrée[16] dans Antioche.[17]

CCLVI. En l’année 592 (14 février 1143 - 13 février 1144), l’empereur Jean termina sa carrière vers la Pâque, au commencement d’avril,[18] après avoir placé sur le trône son fils, Kyr Manuel (Manil). Le roi de Jérusalem mourut aussi,[19] et la fin de ces deux monarques offre une particularité extraordinaire. Car l’empereur périt à la chasse, blessé par un sanglier ; le roi franc étant aussi allé chasser, ce fut un lièvre qui devint la cause de sa perte. Il laissa la couronne à son fils Baudouin.[20] Cette même année vit pareillement la mort de Mélik-Mohammed, fils d’Amer-Gazi (Khazi).[21]

Le jeudi saint,[22] un signe se montra dans le ciel du côté du nord, sous la forme d’une colonne lumineuse, qui fut visible pendant huit jours. Ce fut après l’apparition de ce phénomène que moururent les trois souverains précités.

Le 23 décembre, Un samedi, jour de la fête de saint Etienne, proto-martyr, la ville d’Édesse fut prise d’assaut par Zangui, fils d’Ak-Sonkor. Il en massacra impitoyablement les habitants, en haine de leur attachement à Jésus-Christ, qui les couronnera avec ses Saints. Amen.

CCLVII. C’était sur la fin de l’année 593 (13 février 1144 - 12 février 1145). Antioche était gouvernée par le fils du comte de Poitou (Bédévin),[23] qui, quoique tout jeune, brillait par sa valeur et sa puissance, inférieur seulement sous ces deux rapports a Baudouin, seigneur de Kéçoun et de Marasch, et des provinces dépendant de ces deux villes, a partir des frontières de Mélitène jusqu’au territoire d’Antioche. Ce Baudouin était jeune d’âge, mais vieux d’expérience et agréable à Dieu dans toutes ses promesses. C’était dans le temps du comte Josselin le jeune,[24] fils du brave Josselin le grand, et sous le pontificat du seigneur Grégoire, patriarche de la nation de Thorgom.[25] A cette époque, c’est-à-dire pour la fête du proto-martyr saint Etienne, date sus-énoncée, la ville d’Édesse, déshéritée des grâces bienveillantes du Créateur, fut prise par les enfants d’Agar (Hakar), commandés par leur chef Zangui. Il versa des torrents de sang, sans pitié pour l’âge vénérable des vieillards et pour l’innocence des jeunes enfants, semblables à des agneaux. Les habitants épouvantés se précipitèrent vers la citadelle, qui est la forteresse de Maniacès, pour y chercher un asile. Le frère ne s’occupait plus de son frère ; le père abandonnait son fils ; la mère était sans entrailles pour sa fille ; l’ami ne jetait plus un tendre regard sur son ami. Dans ce jour fatal, les fugitifs ne purent réussir à pénétrer dans la citadelle : ils furent étouffés à la porte ; il en périt dix mille environ. L’archevêque (Babiôs)[26] des Francs fut étouffé aussi dans cette cohue. A ce spectacle, le tyran sentit la compassion naître dans son cœur ; il donna l’ordre a ses soldats, qui égorgeaient les hommes dans les rues comme des animaux, de remettre le glaive dans le fourreau. Mais tous les Francs faits prisonniers furent, par ses ordres et en sa présence, passés au fil de l’épée, et les femmes et les enfants emmenés en esclavage. Les chrétiens qui avaient échappé à cette boucherie, et qui étaient entrés dans la citadelle n’y tinrent pas longtemps, car l’eau leur manqua. Ils se rendirent à composition, sur la foi du serment qui leur fut donné, qu’ils auraient la vie sauve. Le vainqueur arrogant voulant pacifier la ville, fit proclamer l’ordre de ne plus faire de mal aux chrétiens ; tous ses soldats étaient rassasiés de sang et de butin. Il s’enorgueillissait avec insolence d’avoir remporté cette victoire signalée, en songeant que depuis longtemps aucun des plus redoutables, des plus puissants guerriers, n’avait pu s’emparer de la cité bénie par le Seigneur, au sujet de laquelle Jésus-Christ, pendant sa mission sur la terre, avait prononcé ces infaillibles paroles, consignées dans sa lettre au roi Abgar : « La famine et le glaive respecteront ta ville, pendant ton règne, et tant que les habitants observeront mes commandements[27] ». Mais dans la suite ils perdirent de vue les préceptes divins ; ils imitèrent l’exemple des Israélites, comblés des bontés du Seigneur, et qui, oubliant promptement les biens qu’il leur avait prodigués, et qui ne leur coûtaient aucun effort, regrettaient, en poussant des soupirs, l’oignon et l’ail, et la dure oppression des Egyptiens. Cette ingratitude alluma la colère d’un Dieu dont la patience est inépuisable, et il jura de ne pas leur laisser voir la Terre-Promise, de même ceux d’Édesse mirent en oubli les promesses divines et commirent des crimes énormes ; rebelles aux volontés du Christ miséricordieux, ils s’attirèrent le châtiment dû à leur conduite insensée.

Un peu plus tard, le sanguinaire Zangui, ayant réuni ses troupes, se dirigea sur Kala’-Dja’bar, et pressa vigoureusement cette place. Mais il fut tué une nuit par ses gardes, un an après la prise d’Édesse.[28] Il ne fut pas jugé digne de jouir de sa gloire, et cette ville lui fut accordée comme compensation d’une illustration éphémère. Édesse succomba dans le temps de Josselin le Jeune. Tant que ce prince fut soumis aux ordres du Seigneur, il fut grand et victorieux des ennemis du Christ, comme l’avait été son père, qui pendant son règne fut glorifié par Dieu et par les hommes, et qui jamais n’enleva quoi que ce soit aux chrétiens.

CCLVIII. Au bout de trois ans, le comte Josselin ayant réuni des troupes et s’étant adjoint le grand prince Baudouin, qui était maître des deux villes de Germanicia (Marasch) et Kéçoun, s’approcha des murs d’Édesse et surprit cette ville pendant la nuit. L’entreprise fut couronnée de succès, il est vrai ; mais, comme il n’y a pas de succès absolu, les infidèles accoururent au bout de cinq jours, et lui reprirent sa conquête. L’illustre champion du Christ, Baudouin, après avoir fait des prodiges de valeur, périt dans le combat, laissant après lui un deuil universel dans le pays.[29] Il préférait en effet les Arméniens aux Francs. Il avait pour confesseur le bienheureux docteur Basile, homme comblé des grâces divines, remarquable par sa vaste érudition, animé de la crainte de Dieu, rigoureux observateur des jeûnes et sans cesse occupé à prier. Basile possédait à fond l’ancien et le nouveau Testament ; il était l’avocat et le protecteur des opprimés. Il composa sur la mort de ce prince une oraison funèbre destinée à servir de leçon à ceux qui la liront, et de souvenir aux générations futures.[30]

CCLIX. En l’année 598 (12 février 1149 - 11 février 1150) périt le prince d’Antioche,[31] frère délaissé de Baudouin.[32] Sa mort fut occasionnée par la présomption arrogante des siens, qui, entraînés par leur volonté capricieuse, entreprirent de combattre les infidèles sans s’être assurés du concours des autres Francs. Non seulement eux-mêmes et leurs chefs furent écrasés, mais encore beaucoup de chrétiens.

Ce jour là, le fils de Zangui, que les siens appelaient Nour ed-din, dénomination qui, d’après la vaine croyance de ces peuples signifie Lumière de la foi,[33] fit passer les uns sous le tranchant du glaive, et courba les autres sous le joug de la servitude. Des gens nourris dans les délices furent traînés à Alep, cette cité bâtie avec du sang.[34] Comme les Francs n’avaient à leur tête aucun chef illustre, à l’exception de comte Josselin, qui résidait dans sa principauté,[35] la frayeur des ravages des infidèles, redoubla parmi les chrétiens. Le roi des musulmans (Ismaélites)[36] Maç’oud[37] arriva à la tête de ses hordes de païens. C’était dans l’année 508, au mois de septembre, à l’époque de la fête de la Sainte-Croix.[38] Un siège très court lui livra Marasch,[39] dont la forteresse était dépourvue de garnison. Il fit des incursions sur le territoire de la vile de Thil-Avédiats, aujourd’hui Tellbâscher, exterminant partout les populations sur son passage. Un grand nombre d’infidèles juraient aux chrétiens par le nom de Dieu très grand (Allah akbar) de ne leur faire aucun mal, et par ces promesses, leur persuadaient de sortir des forteresses où ils étaient renfermés. Mais, en dépit de ce serment, ils les emmenaient en esclavage. Josselin, ayant rencontré Maç’oud, auprès de Tellbâscher, n’osa pas tenir devant lui, et Maç’oud s’en retourna dans ses Etats, avec les captifs qu’il avait enlevés. Le comte ne fit en cette occasion aucun préparatif de défense, ne s’inquiéta pas de convoquer sa cavalerie, et ne se souvint plus qu’il eût été jamais vaincu. Il envoya sous la conduite du fidèle et vertueux prince Basile, frère du catholicos [Grégoire III] et seigneur de Gargar’, ce qui lui restait de troupes, chargées de pain, afin de tenter de faire parvenir aux siens ces provisions. Les musulmans ayant connu d’avance cette expédition, s’avancèrent sous la conduite de leur chef Kara Arslan (Khoraçan),[40] lequel avait sous sa domination Hantzith et plusieurs autres districts. Ils tombèrent sur les chrétiens, et les firent tous prisonniers au nombre de quatre cents. Ils prirent aussi le prince Basile, et le conduisirent devant la forteresse de Gargar’, où se trouvaient sa femme et ses enfants. Ceux de Gargar’ exigèrent de l’émir qu’il s’engageât par un serment sincère et inviolable à rendre la liberté aux soldats chrétiens qu’il avait faits prisonniers, et à les ramener chez eux sains et saufs et sans les trahir en rien. Le tyran, séduit par l’appât de posséder cette place importante, s’empressa de souscrire à ces conditions,[41] et les fit conduire a Samosate par des troupes sur lesquelles il pouvait compter, et auxquelles il avait fait prêter serment de remplir fidèlement cette mission. Quant à Basile, il l’emmena avec lui dans son pays, le traita très honorablement et lui donna des domaines comme à un frère bien aimé. Les troupes chrétiennes, disloquées et en désordre, passèrent de Samosate à Kéçoun. Cependant le bruit se répandit que le comte Josselin, regardé à cette époque comme le chef des chrétiens, se rendant à Antioche pour obtenir du secours en faveur d’une entreprise qu’il méditait, était tombé, par un effet de la vengeance céleste, et seul de tous les siens, entre les mains des ennemis.[42] De même autrefois, le fils de David, fuyant la présence de son père, contre lequel il était en révolte, fut frappé par le bras de Dieu, et arrêté par sa chevelure. David, ce prince agréable aux yeux du Seigneur, eut vengé ; ce fils rebelle resta suspendu aux branches d’un arbre, jusqu’à ce que ceux qui le poursuivaient survinrent et lui coupèrent la tête avec l’épée. Pareille punition atteignit Josselin, parce qu’il s’était mis en opposition avec les volontés de Dieu. Il fut fait prisonnier par les infidèles à la face hideuse, aux mœurs féroces, et conduit à Alep ; les Musulmans furent au comble de la joie, ceux qui vivaient au loin, comme ceux du voisinage. Blessés au cœur, les chrétiens se virent ruinés, n’ayant plus de chef qui pût les guider au combat.

CCLX. Un an auparavant [1148], le 30 janvier, un mardi, à l’aurore, le tonnerre gronda, la foudre éclata, et les éléments furent bouleversés. La croix qui avait porté un Dieu, et que le grand et invincible champion du Christ, Vasil, Sébaste,[43] avait élevée pendant son règne sur la coupole de la Sainte-Résurrection, à Garmir-Vank’, parut enflammée et comme entourée d’une lumière éclatante. Ce fut le troisième prodige qui eut lieu sur cette Croix glorieuse. Les sages l’interprétèrent dans un sens défavorable, comme un présage sinistre pour les chrétiens. Ce présage fut, en effet, justifié par l’événement.

CCLXI. Cette même année, le jour de la Pentecôte, [22 mai], tandis que chacun était dans l’attente de la venue du Saint-Esprit, le sultan Maç’oud arriva avec une armée formidable. Le bruit des cloches,[44] les éclairs des épées, le choc des milliers de lances nous firent trembler. Nous étions terrifiés en contemplant ce spectacle, nous tous qui nous trouvions dans la ville de Kéçoun. Les habitants, redoutant Maç’oud et son fils, se hâtèrent de se soumettre, après avoir obtenu la garantie d’un serment. Au bout de huit jours, l’inexpugnable ville de Béhesni se rendit, et quatre jours après la noble cité de Raban. De là, Maç’oud vint dans la contrée de Tellbâscher, qu’il avait saccagée l’année précédente, et il y séjourna quelque temps. Mais il ne put s’emparer de cette place, défendue par le fils du comte,[45] les troupes de ce dernier et les habitants. Quoique les infidèles employassent tous leurs efforts contre eux, et fissent jouer sans relâche leurs machines de guerre, ils n’aboutirent à rien.[46] Maç’oud, abattu et affaibli par cet échec, reprit le chemin de ses Etats. Il céda les pays conquis par lui sur les chrétiens à son fils, qu’il avait désigné pour son successeur, et qui se nommait [Izz ed-din] Kilidj Arslan.

CCLXII. En l’année 600 (12 février 1151 - 14 février 1152), le 23 du mois de navaçart (6 mars), il tomba de la neige rouge dans la contrée de Dchahan. Le même jour, il tomba de la neige blanche mêlée de cendres, comme l’année précédente, chez nous en pays chrétien.

CCLXIII. L’année suivante (12 février 1152 - 10 février 1153), les troupes et les habitants de Tellbâscher eurent à subir, pendant dix-huit mois, des maux qu’ils endurèrent avec la plus grande patience. Le fils de Zangui [Nour ed-din], seigneur d’Alep, en ayant été averti, marcha contre eux ; et comme ils n’avaient aucun secours à attendre, ils demandèrent et obtinrent un serment de garantie, et lui livrèrent leur forteresse. Ils avaient aussi stipulé pour condition que les chrétiens, soit Francs, soit Arméniens, qui se trouvaient à Tellbâscher, et qui voudraient se retirer à Antioche ou dans tout autre lieu, y seraient conduits sains et saufs par les infidèles, et d’après les ordres de Nour ed-din. Même chose nous arriva de la part du sultan Maç’oud et de son fils Mélik [Kilidj Arslan] ; entrainés par un avide désir de posséder notre pays, dont ils s’emparèrent facilement, ils acceptèrent de semblables conditions, dans l’intérêt de leurs vues ambitieuses, et nullement par sympathie pour notre foi, ou par bienveillance pour nous.

Dans le temps de Josselin le jeune, on vit se révéler un jeune homme appelé Thoros,[47] lequel n’avait d’autre appui, d’autre ressource que la Providence, qui dispose les circonstances en vue des hommes, en suivant ses volontés, ainsi que le dit l’Apôtre : « Dieu est miséricordieux ou rigoureux pour qui il veut. » (Rom. IX, 18), comme il fit à l’égard du bienheureux Paul, qu’il appela du haut des cieux a son service et à l’œuvre de son ministère ; tel fut le Seigneur pour ce jeune homme. Les espérances et les efforts de Thoros ayant été secondés par Celui qui donne sans acception de personne, qui ne refuse jamais les dons de sa bonté, en peu de temps il se trouva en possession des Etats de ses pères.

Il était fils de Léon, Sébaste, illustre et sage fils de Constantin, fils de Roupen. Ce jeune héros non seulement conquit le patrimoine de ses aïeux, mais devint maître de beaucoup plus de villes et de forteresses que ceux-ci n’en avaient jamais possédé. Témoin de ces succès, le général romain Andronic[48] conçut une atroce jalousie contre lui, et se refusa même à reconnaitre son titre de prince arménien. Andronic avait été envoyé par l’empereur Manuel, en qualité de préfet de Tarse et de Mécis. Dès lors il ne cessa d’avoir de la haine contre Thoros, et de harceler les Arméniens qui accouraient, par l’inspiration de Dieu, sous les drapeaux de ce dernier. Il marcha contre eux ci. Jour causa beaucoup de mal. Mais les Arméniens, retenus par l’amour et la crainte que le grand empereur des Grecs leur inspirait, n’osèrent opposer aucune résistance. Au contraire, ils firent tout pour conserver la paix, et conjurèrent Andronic de ne pas les troubler dans l’obéissance qu’ils lui avaient vouée. Mais loin de les écouter, il s’avança, plein d’orgueil, contre Mécis. Cependant Thoros le suppliait toujours avec les instances les plus pressantes : « Je suis, lui disait-il, le serviteur de ton souverain, ne te montre pas irrité contre nous. » Dans la ville, les habitants lui criaient : « Nous avons encore le fer avec lequel nous avons poursuivi ton père, nous nous en servirons pour te forger des chaînes. »

Enfin Thoros, ne pouvant plus supporter tant d’arrogance et de hauteur, et se confiant en la protection du Christ, qui l’avait tiré du néant pour lui donner l’être, fit pratiquer pendant la nuit une ouverture au rempart de Mécis. Et dès que le soleil eut répandu ses premiers rayons, il se mit à la tête de ses troupes et vint présenter le combat au général grec. Il l’attaqua et mit en fuite son armée, forte de 12.000 hommes, il les passa au fil de l’épée ; en un clin d’œil il les eut terrassés. Au plus fort de la lutte, les Arméniens firent prisonniers Oschin, seigneur de Lampron,[49] Basile, seigneur de Partzerpert,[50] frère de Tigrane (Dikran), ainsi que beaucoup d’autres officiers de l’armée grecque, et les dépouillèrent. Mais ils laissèrent aller les lâches Romains sur lesquels je dis : « Hélas ! » Il y eut dans cette journée beaucoup de sang versé. Ensuite Thoros rendit maître, sans coup férir, de Mécis, qu’il enleva par sa valeur à cet efféminé, vengeant ainsi son père, jadis privé par Andronic de ses Etats héréditaires et exilé avec sa famille en Occident. Le fourbe, furieux de l’échec et de l’outrage qu’il avait essuyés, ainsi que de la perte de ses officiers et de ses troupes, s’enfuit auprès de l’empereur et alla se plaindre à lui amèrement des Arméniens, et les accuser de lui avoir infligé une défaite dont sa folie seule était la cause. Cependant le grand Thoros, traînant après lui les chefs qu’il avait faits prisonniers et les autres captifs, fit pacifiquement son entrée dans la ville de Mécis, riche du butin qu’il avait enlevé, trésors, équipements de guerre, chevaux et mulets.[51]

CCLXIV. Après cette victoire éclatante et cet accroissement de prospérité obtenus par Thoros, Satan entreprit d’exciter les puissances de la terre contre les Arméniens. Les Grecs, qui ne cessaient de chercher les moyens de venger l’affront fait à la personne de leur César, envoyèrent des sommes considérables au sultan Maç’oud, chef de tous les musulmans. Ce prince, gagné par ces présents, se mit en marche avec une armée considérable, mais d’abord sans franchir les frontières de ses Etats. Quoique la terreur de son nom fut grande, cependant, par la grâce du Christ, les Arméniens reprirent courage et se dirigèrent vers la montagne[52] qui s’élevait entre eux et les infidèles. Ceux-ci étaient campés au-delà, sur leur territoire, tandis que les Arméniens étaient restés en deçà dans leur pays, en parfaite sécurité et sans se préoccuper de la multitude de leurs ennemis. Les infidèles, voyant la confiance des chrétiens, se disaient tout étonnés : Quels sont ces gens-Il qui s’exposent ainsi à la mort, en accourant comme s’ils avaient l’intention d’en venir aux mains avec nous ? Ces pensées roulaient dans leur esprit, lorsque tout à coup, par une inspiration de la Providence, le sultan des Turcs envoya des ambassadeurs au chef des Arméniens, Thoros, et lui fit dire ceci :

Nous ne sommes pas venus pour miner votre pays, mais reconnais notre obéissance et rends à l’empereur les contrées dont tu t’es emparé, et tu seras pour nous un fils et un ami. Ces propositions remplirent de joie les Arméniens ; ils glorifièrent le Maître de l’univers de ce qu’il avait apaisé subitement cet homme indomptable et altier, qui maintenant les traitait sur le pied d’une honorable égalité, et qui voulait faire alliance avec eux. Ayant retenu les messagers pendant plusieurs jours, ils firent partir à leur suite un ambassadeur chargé de transmettre ces paroles au sultan : « Nous accédons volontiers à ces conditions ; nous nous soumettons à toi comme à un roi, car tu n’as jamais été jaloux de nos progrès, et tu n’as pas porté la désolation chez nous ; mais rendre notre pays à l’empereur, c’est impossible. » Sur cette réponse, le sultan resta tranquille, et ayant rédigé un traité d’alliance et de paix, sanctionné par un serment, il le leur expédia par un messager, se moquant de cette manière de l’empereur et de ses trésors, après quoi il rentra dans ses Etats sans avoir fait de mal à personne. Ces événements arrivèrent en l’année 602 (11 février 1153 - 10 février 1154).

CCLXV. Trois ans après, l’empereur envoya au sultan des sommes d’or et d’argent beaucoup plus considérables que la première fois, et lui fit dire ces paroles :

Apaise la colère qui m’anime contre les Arméniens, en renversant leurs forteresses, brûlant leurs églises, et donnant a l’ordre que tout leur pays devienne la proie des flammes ; a de cette manière l’irritation de mon cœur se calmera. Le sultan ayant reçu les présents de Manuel, revint avec une armée beaucoup plus nombreuse que la première. Il se porta rapidement sur Mécis, et de là sur Anazarbe. Mais n’ayant pu réussir comme il le désirait, il se rendit devant Thil de Hamdoun, et étant resté là pendant plusieurs jours, il vit aussi ses efforts échouer. Sur ces entrefaites, un des principaux officiers de son fils Mélik [Kilidj Arslan], nommé Yakoub (Agh’oub), homme scélérat et ami du mal, reçut de lui l’ordre d’aller, avec un détachement de 3.000 hommes, tenter une incursion sur le territoire d’Antioche. Lorsque Yakoub eut dépassé l’endroit nommé Tour’n (Porte),[53] voilà que tout à coup, comme envoyés du ciel, les Frères,[54] cette milice chérie du Christ, ainsi que Sdéph’ané, frère du général des Arméniens Thoros, tombèrent sur les infidèles et les exterminèrent jusqu’au dernier. Leur chef Yakoub, ayant eu le foie traverse par un javelot, rendit l’âme en poussant de douloureux gémissements et dans de cruelles souffrances.[55] En apprenant cette défaite, les infidèles furent consternés, et le ciel se déclarant pour nous, une maladie qu’ils appellent Dabakh[56] sévit sur leurs chevaux et en fit périr la plus grande partie.[57] A la vue de ce désastre, les officiers turcs prirent la fuite. L’ami n’attendit pas son ami ; le frère abandonna son frère ; un grand nombre coupèrent les jarrets des chevaux et des mulets. Ils jetaient leurs armes pour se sauver plus rapidement, et, traversant des vallées boisées et des lieux impraticables, ils prirent des routes où ils s’égarèrent. Les chambellans du sultan[58] et une foule de généraux couraient à pied. Le très Haut avait mis la crainte dans leur cœur ; car ils n’avaient rien à redouter de la part des hommes. En effet, les Arméniens étaient allés pendant ce temps ravager la contrée des infidèles, où ils firent un butin considérable. Dès qu’ils furent de retour, ils virent le service inattendu que le Tout-Puissant leur avait rendu, en inspirant la terreur à leurs ennemis, en les mettant en fuite, et en les forçant à rebrousser chemin, humiliés, vaincus et couverts de honte. Pareils au faible renard qui se sauve devant le lion royal. Tremblants. Epouvantés, les infidèles couraient, persuadés qu’une nombreuse cavalerie se pressait sur leurs traces, en versant des flots de sang ; telle était la pensée qui poursuivait ces fuyards.[59]

Le même sort fut réservé auprès de Nisibe (Medzpin) à Cabadès, Gavad, petit-fils d’Iezdedjerd (Azguerd), roi des Perses.[60] Ayant oublié les traités d’amitié que ses ancêtres avaient conclus avec les chrétiens, il arriva comme un furieux, à la tête des Perses, pour ruiner ce pays. Il avait employé beaucoup de temps d’efforts à faire le siège de Nisibe, et à se rendre maître des fortifications de cette ville ; mais lorsque ses troupes voulurent y pénétrer, voila que tout à coup elles aperçurent sur le rempart le patriarche saint Jacques, ayant l’aspect d’un monarque, revêtu de pourpre, assisté des légions célestes, et partant sur sa tête une planche de l’arche de Noé. Cette planche lui avait donnée par un ange pour le dédommager des fatigues qu’il avait éprouvées en gravissant la montagne[61] [d’Ararad], afin d’y visiter l’arche de Noé. Le messager céleste ne lui permit pas d’achever son voyage, et renvoya en paix l’homme de Dieu, en lui remettant cette relique, comme une marque d’amitié. A ce spectacle, les Perses, saisis de frayeur, se gardèrent d’approcher du rempart déjà renversé par eux ; en même temps un châtiment vint les frapper. Des essaims de guêpes, de frelons et de moucherons assaillirent leurs chevaux, qui s’échappèrent avec impétuosité en rompant le frein qui les retenait ; pas un ne put être repris, tant étaient épaisses ces nuées d’insectes. Dieu fit tomber sur les Perses ce terrible fléau et leur envoya du haut de ciel cette humiliante punition, comme autrefois, lorsqu’il combattit en faveur des Israélites, et terrassa les Egyptiens de son bras irrésistible. Le petit-fils d’Iezdedjerd se retira après cette ignominieuse défaite qui lui fut infligée par la médiation du Christ, et grâces aux prières du patriarche saint Jacques. Car Dieu comble les vœux de ceux qui le craignent,[62] ce trait rappelle de tout point le fait qui se passa dans cette dernière occasion, et dont nous avons été les témoins oculaires.

C’est ainsi que deux fois la nation des Turcs (Thour-kasdan) se leva en armes contre Thoros et resta impuissante, malgré ses efforts largement soudoyés par l’empereur, jaloux de réduire en cendres l’Eglise et la Croix, objets de dérision et d’outrage pour les infidèles. Si les Arméniens n’avaient pas été protégés par ce bras puissant qui a été étendu sur la Croix, nos ennemis auraient mis à exécution l’œuvre criminelle des hérétiques, en renversant la sainte Eglise, en dévastant notre pays de fond en comble. Nous conservâmes donc la tranquillité, et ils n’obtinrent pour résultat de leurs agressions que la fuite et l’ignominie, comme nous venons de le raconter.

CCLXVI. Leurs projets pervers n’ayant pu réussir, ils imaginèrent de recourir à des voles pacifiques. Kilidj Arslan, qui avait été investi de la royauté par son père, le grand sultan, parvint promptement à ce but. Les Arméniens vivaient dans la sécurité et l’allégresse, glorifiant la très Sainte Trinité, de concert avec d’austères et pieux évêques, avec de vénérables prêtres, et des cohortes de moines, qui ont sans cesse les bras levés vers le ciel. Lorsque les ennemis du Christ arrivèrent pour envahir la principauté de Thoros, et qu’ils attaquèrent Thil de Hamdoun, le 16 du mois de drê (27 mai), il s’éleva un vent violent qui produisait un bruit terrible. Quantité d’arbres furent déracinés et brisés, ras de terre la grêle tomba en différents endroits et abima les blés et les vignes. Le 25 de ce même mois (5 juin), un autre phénomène effraya les populations, apparaissant pendant trois jours, comme autrefois a Ninive. Il commença à la première veille de la nuit et se prolongea jusqu’au lever de l’aurore. Par une dérogation à l’état habituel de l’atmosphère dans cette saison, des ténèbres épaisses se répandirent, semblables à l’obscurité profonde qui régna en Egypte. Les nuages s’entrechoquaient avec des éclats de tonnerre, comme des montagnes qui auraient eu la dureté du diamant, et se précipitaient les uns contre les autres ; des éclairs enflammés enveloppaient toute la voûte céleste. Il n’y avait pas un coin qui ne fut sillonné par la foudre, qu’accompagnait un vent impétueux. Oh qui aurait pu contempler sans émotion ces terribles et incessantes convulsions de la nature ! Effrayés par le spectacle que présentèrent ces trois nuits, tous, hommes, femmes, vieillards et enfants, se pressaient éperdus, dans les églises. Eplorés et gémissants, ils invoquaient l’intercession de la Mère de Dieu et des Saints. Enfin le Seigneur eut pitié de ses créatures : il arrêta ce fléau, signe de destruction pour ceux qui s’obstinent dans le péché et pour les incrédules qui vivent dans les ténèbres. Lorsque ce phénomène eut lien, on était dans l’année 603 (11 février 1154 - 10 février 1155). Jusqu’à présent nous avons rapporté ce que nous avons appris ou vu de nos propres yeux.

CCLXVII. Le sultan des Turcs [Maç’oud], de retour dans son royaume, après cette expédition honteuse pour lui, ne survécut que dix mois. Le cri des innocents qu’il avait immolés et des captifs condamnés à un esclavage sans espoir monta jusqu’aux oreilles du Seigneur des armées. Etant tombé malade, il manda son fils Kilidj Arslan, et le plaçant sur le trône, se prosterna devant lui, en présence des grands de sa cour, et lui posa la couronne sur la tête ; après quoi il expira, en lui laissant ses Etats. C’était en l’année 604 (11 février 1155 - 10 février 1156).[63] Il avait encore deux autres fils, dont l’un était d’une générosité sans bornes et d’une figure beaucoup plus avenante que celui qui était devenu sultan. Ce dernier, soupçonnant une opposition possible à ses volontés de la part de son frère, qu’il redoutait comme étant beaucoup plus robuste que lui ; excité en outre, au milieu des festins et de la débauche, par de perfides conseillers, l’étrangla pendant la nuit. Le plus jeune des trois frères[64] lui obéit pendant quelque temps comme un fils dévoué ; mais ensuite, poussé, par la crainte, il s’enfuit dans ses forteresses de Gangra (Kankou)[65] et d’Ancyre (Angouria), et on ne le revit plus. Kilidj Arslan s’était défait non seulement de son frère, mais encore des grands de sa cour, ainsi que des émirs, du grand officier Baghdain, et du secrétaire[66] de son père. Le grand émir Yakoub Arslan, fils d’Amir Gazi,[67] seigneur de Sébaste et de la Cappadoce, qui ne partageait pas ses sentiments, réunit un corps considérable de cavalerie, et envahit la contrée de Lycandus. Il transporta les chrétiens dans son pays, mais en les traitant avec bienveillance, et s’empara de la place forte de Larissa [68] et de plusieurs autres villes. Il agissait ainsi à cause de son neveu (fils de son frère),[69] qui était l’ennemi de Kilidj Arslan. En apprenant cette agression, le sultan rassembla les troupes de son père et de nombreux cavaliers, et s’avança pour la repousser. Lorsqu’ils furent en présence, leurs prêtres imposteurs[70] s’interposèrent entre eux quelque temps, et ne leur permirent pas d’en venir aux mains. Enfin, avant fait un simulacre de trêve, ils s’en revinrent chez eux. Deux mois se passèrent ainsi sans que la paix ou un combat eussent terminé leur différend. Au bout de ce temps, Yakoub Arslan se porta à la dérobée dans le district de Dchahan, à Vhlastha, qui en est la capitale. Comme l’esprit de l’homme s’enracine dans des habitudes de mal dès l’enfance, le sultan avait oublié la mansuétude et la bonté qu’avait montrées son père pendant son règne. Instruit de la marche de Yakoub, Kilidj Arslan accourut en toute hâte et en frémissant de rage, résolu de venger le pays où il avait été élevé. Son adversaire, sachant qu’il approchait, réunit toutes les populations, au nombre de soixante et dix mille personnes, et les emmena, sans toutefois leur ravir la liberté. Cependant le sultan n’arriva pas à temps pour le rencontrer dans cette contrée, car Yakoub avait pris une route détournée en se retirant avec les chrétiens. Kilidj Arslan ayant pénétré sur le territoire de Lycandus, les habitants, découragés à l’idée du caractère difficile et terrible de ce prince, allèrent vers lui spontanément. Il leur accorda un serment par lequel il s’engageait à ne point emmener ceux qui étaient ainsi venus vers lui. Yakoub, après avoir établi en sûreté les populations qu’il avait transportées dans ses Etats, vint camper en face du sultan, bataillon contre bataillon. Leurs chefs religieux, intervenant de nouveau, les retinrent de prendre les armes. Mais après avoir longtemps attendu, le sultan, se laissant enfin emporter par sa colère, s’avança vivement contre son adversaire. Leurs prêtres se jetèrent à ses pieds, et le supplièrent de ne pas exterminer es musulmans, ses coreligionnaires. Cédant à leurs prières, il fit la paix et conclut un traité qui fut discuté article par article, mais sans stipuler le retour des chrétiens expatriés. Ce qui le décida fut la raison suivante : Sdéph’ané, frère de Thoros, sébaste, fut excité par des étourdis et des brouillons, et non par l’inspiration divine, à enlever le pays des chrétiens aux infidèles. Mais son frère ne lui prêtait aucune assistance, car les gens de Sdéph’ané pillaient leurs propres compatriotes, et leur dérobaient tout ce qu’ils possédaient de richesses et d’objets précieux. Ils ne ressemblaient en rien à des chrétiens qui se doivent une mutuelle assistance, comme la Sainte Ecriture le leur enseigne. Tel fut le motif qui engagea le sultan à venir dans le district de Kéçoun, dont son père s’était déjà rendu maître. Les fidèles, dénués de secours, et ayant connu son arrivée, prirent la fuite partout où ils ne se trouvaient pas en nombre. Le sultan, sans recourir à la force, fit rentrer la contrée sous sa domination. Il conclut la paix avec le roi de Jérusalem [Baudouin III], avec le seigneur d’Antioche,[71] ainsi qu’avec le victorieux Thoros ; après quoi il reprit tranquillement le chemin de ses Etats. Ceci se passait en l’année 606 (10 février 1157 - 9 février 1158) au mois d’août.[72] Lorsqu’il vint à Pertounk (Pertous), forteresse dont Sdéph’ané s’était emparé de vive force et en trompant son frère Thoros, Sdéph’ané, pour se rendre le sultan favorable, la lui remit, sans le consentement de Thoros ; le sultan laissa la liberté à la garnison, infanterie et cavalerie, pour reconnaître la soumission de Thoros et sa bonne volonté à lui faire cette cession.

Antérieurement à ces événements, et en l’année 605 (11 février 1156 - 9 février 1157), le 26 octobre, un tremblement de terre se fit sentir partout. Plusieurs villes appartenant aux musulmans, sur les confins de l’Arabie, du côté d’Alep, furent renversées jusqu’aux fondements ; mais le Seigneur préserva les chrétiens, jusqu’au commencement de l’année suivante. Il fut impossible de compter les secousses qui eurent lieu, pendant quatorze mois consécutifs.[73]

CCLXVIII. En l’année 606, le 2 octobre, s’éleva un ouragan accompagné de pluie, qui fut suivie d’un torrent de grêle. Les vignes et les treilles en souffrirent beaucoup, partout où elle tomba.

Maintenant je dirai quelques mots touchant le grand et inexpugnable château de Béhesni. Sdéph’ané se rendit dans notre contrée de Kéçoun, avec de mauvaises troupes, et contre le gré de son frère. Celui-ci lui avait adjoint quelques hommes qui s’appelaient eux-mêmes K’armoud.[74] Thoros, sébaste, lui avait conseillé de ne pas aller jusqu’au point de réduire tout à fait cette forteresse. Nous ignorons si c’était là une idée suggérée par la Providence ou née de la jalousie ;[75] car le seigneur de Béhesni, tyran altier dont j’ai jugé à propos de taire le nom, avait transgressé les ordres que le sultan son souverain lui avait donnés, d’épargner les chrétiens, objets de la bienveillance de ce prince. Au contraire il n’en était que plus acharné contre les prêtres et les diacres vénérables, les pères de famille les plus recommandables, et contre tous les fidèles, qu’il accablait indistinctement de vexations. Les habitants de la célèbre ville de Béhesni étaient surchargés d’impôts. Qui donc leur fera un crime d’avoir, au péril de leur vie, appelé Sdéph’ané pour essayer de tendre un piège à ce scélérat ? Mais ils ne purent mener à bonne fin cette entreprise ; un traître, violant le serment qu’ils s’étaient donné mutuellement, alla l’avertir de ne pas aller aux bains publics, où il trouverait la mort. Le tyran suivit ce conseil, qui lui sauva la vie, et ne sortit pas de sa maison. Rugissant comme un animal féroce, altéré du sang des innocents qui étaient sous sa main, il les fit précipiter, pieds et poings liés, du haut d’un rocher escarpé. Les chrétiens, témoins de cette exécution, et se rappelant le terrible désastre d’Édesse, coururent à celui qui était venu à leur secours. Il se tenait en face de la forteresse avec ses soldats, contemplant ces scènes douloureuses qu’il ne pouvait empêcher. Alors il prit avec lui les habitants, hommes et femmes, vieillards et enfants. Ceux-ci, abandonnant avec empressement leurs foyers et l’héritage paternel, quittèrent ces lieux, qui de temps immémorial les avaient vus naître de père en fds, où ils avaient été élevés, et où ils avaient vécu sous la protection de princes pieux qui les traitaient  comme des enfants, bien-aimés. Eux dont l’existence s’était écoulée sous de frais ombrages, qui étaient accoutumés à une vie de délices, ils émigrèrent, sous la conduite de Sdéph’ané, dans un pays désagréable, où ils étaient exposés à toutes les incommodités. Enfin le sultan, songeant au sort malheureux de la place forte de Béhesni, gardée par Dieu, et aux souffrances des chrétiens, trouva, dans sa sagesse, un moyen de les y faire revenir. Attirés parla mansuétude qu’il leur témoignait, ils commencèrent à y rentrer l’un après l’autre, et Béhesni, dépeuplée et dépouillée de ses richesses, retrouva sa prospérité.

Mais que dirais-je de notre ville de Kéçoun, mot qui signifie belle [76] ? Le chef auquel l’empereur en avait confié le gouvernement et la défense fut impuissant à sortir des murs pour repousser l’ennemi. Lui et les siens, conjurés contre les habitants, expulsèrent de saints prêtres, d’illustres et honorables chefs de famille, ainsi que tous les hommes sans distinction, n’y laissant que les femmes et les enfants. Néanmoins, ce qu’il y avait de bon dans ce chef, c’est qu’il ordonna de respecter et de garder à l’abri même du soupçon les femmes des émigrés. Ces infortunés proscrits eurent pour habitation, non plus leurs magnifiques palais, ou leurs maisons, mais des villages et des monastères. Aucun d’eux n’avait la force de s’éloigner : ils choisissaient un gîte à l’ombre des arbres et des murs, et s’asseyaient là, silencieux, immobiles et n’ayant en perspective que la mort ou l’esclavage. Cette crainte leur faisait oublier leur exil et leur existence agitée par tant de vicissitudes. Ces calamités se prolongèrent du mois de maréri (mai-juin) au mois de juillet, jusqu’à l’arrivée du grand sultan à Pertounk. Alors le pays recouvra sa tranquillité, et les habitants rentrèrent dans leurs foyers. La forteresse de Pertounk fut remise à ce prince, d’après la volonté de Thoros, désireux d’obtenir son amitié, mais contre le gré de Sdéph’ané, dont la valeur l’avait enlevée au Turc qui la possédait, homme abominable qui avait en haine le Christ et qu’il tua de sa propre main.

CCLXIX. Cette expédition terminée, le sultan rentra dans son royaume. Il délibéra avec les grands de sa Porte sur le projet de consolider les liens qui l’unissaient déjà aux Francs et aux Arméniens. Ses vues ayant été approuvées par ses conseillers, il envoya de nouveau des hommes de confiance à Jérusalem, à Antioche et auprès de Thoros, pour conclure une alliance cimentée par un traité librement consenti de part et d’autre. Il n’agissait pas en cela d’après l’entraînement de son cœur ; car qu’y a-t-il de commun entre le Christ et Bélial ? mais dans le but de chercher des appuis contre le fils de Zangui, seigneur d’Alep, et mari de sa sœur. En effet, après la mort du sultan Maç’oud, le fils de Zangui, dédaignant le fils et successeur de ce prince [Kilidj Arslan], s’empara du territoire des chrétiens, franchit les frontières des possessions de ce dernier, et occupa tout ce qu’il put prendre, les formidables forteresses d’Aïn-tab et de Ph’arzman,[77] et tous les villages qui en dépendent. Kilidj Arslan lui écrivit maintes fois de cesser ses injustes entreprises. « Rends-moi, lui disait-il, les pays qui m’appartiennent « et que mon père a destinés à servir de limite entre toi et moi. » Mais il ne tenait aucun compte de ces représentations et se montrait beaucoup plus hostile et arrogant envers cette race belliqueuse que vis-à-vis du roi de Perse.

Pendant que le roi de Jérusalem et le seigneur d’Antioche, Renaud, étaient plongés dans une perplexité extrême, celui dont la puissance est plus élevée que les cieux, et qui jamais ne perd de vue, qui ne néglige jamais la verge qu’il tient en réserve pour les pécheurs, au milieu des fortunes diverses qu’éprouvent les bons, celui qui relève notre désespoir, se décida, dans sa justice infaillible, à infliger à Nour ed-din un châtiment soudain, en le frappant de la plus douloureuse maladie. Ce prince manda de tous côtes, auprès de lui, les plus habiles médecins, mais leur science, fut inutile ; au contraire, le bras de Dieu ne faisait que s’appesantir chaque jour davantage sur lui.[78] Après s’être lié avec le comte Josselin par des traités et les serments les plus solennels consentis de bon accord, il avait agi envers lui avec une inhumanité inouïe ; car jamais on n’avait entendu dire chez aucun peuple et dans aucun siècle, qu’un homme ayant fait prisonnier son ami, tombé dans les embûches qu’il lui avait fait dresser par d’autres, et en dehors d’une guerre réciproque, l’eût retenu dans les fers pendant neuf ans, après lui avoir crevé les yeux ; traitement qu’il infligea à ce héros si souvent victorieux, et maître de tant de provinces. Bénédiction, louanges et gloire aux très saints jugements de Dieu, de la part de toutes ses créatures !

CCLXX. Revenons maintenant à des faits que nous avons omis. En 603 (11 février 1153 - 10 février 1154), Jérusalem avait pour souverain le fils du comte d’Anjou, roi des Francs,[79] jeune homme de dix-huit ans.[80] Le Très Haut, étendant sa protection sur ce prince, lui accorda une victoire éclatante, en lui livrant l’inexpugnable et invincible château d’Ascalon, repaire des infidèles. Dans ce siège, la valeureuse nation des Francs éprouva bien des fatigues, partagées par son brave et saint roi, pendant une année entière. Un grand nombre d’entre eux et de Frères obtinrent la couronne du martyre. Ils avaient déjà bien souffert, lorsque la patronne et l’espérance des chrétiens, la Mère de Notre Seigneur, supplia son divin fils d’achever leur triomphe ou de leur donner la force de supporter de nouvelles fatigues. Enfin la ville tomba entre les mains du roi et des Frères le jour de l’Assomption de la Mère de Dieu, et grâce à son intercession.[81]

CCLXXI. Une trahison des Turcs (Scythes),[82] cette nation athée, ayant été découverte, le roi, tout humain qu’il était, en fit passer au fil de l’épée un nombre considérable, et leur fit expier le sang des chrétiens dont ils s’étaient repus. il chassa de la ville ceux qui furent épargnés, et fixa leur demeure hors des murs. A la place des blasphèmes contre le Christ, on entendit retentir partout des louanges en l’honneur du Nom vivifiant. La Croix rédemptrice s’éleva sur le faîte des plus hauts édifices de ce peuple pervers, plongé dans les ténèbres et enclin au mal, en signe de honte et d’opprobre pour lui, de gloire et d’allégresse pour nous autres fidèles. Après ce magnifique triomphe, les Francs se donnèrent Un peu de repos. Puis ils cherchèrent les moyens de tenter un coup de main sur Damas. Vers le commencement de l’année 603 (11 février 1154 - 10 février 1155) arriva le fils de Zangui, qui essaya d’occuper par ruse cette ville, malgré les habitants, qui étaient retenus par leur sollicitude pour le sort de leurs fils, envoyés par eux en otage à Jérusalem, conformément aux ordres du roi. Cependant le fils de Zangui parvint à s’introduire furtivement dans Damas et à s’y établir.[83]

CCLXXII. Au commencement de l’année 604 (11 février 1155 - 10 février 1156), il gagna à prix d’or le roi de Jérusalem, et ayant obtenu l’adhésion du seigneur d’Antioche à ses mauvais desseins, il fit alliance avec eux. Ils consentirent à le laisser entreprendre une expédition dans les pays chrétiens que les Francs tenaient antérieurement. S’étant dirigé avec des forces imposantes vers la grande et célèbre cite d’Aïn-tab, il se hâta de l’assiéger. Ayant miné et abattu ses remparts, il pénétra dans la place. Une multitude d’infidèles y furent massacrés, une foule de chrétiens égorgés ou faits prisonniers, après quoi il expédia plusieurs messages au gouverneur des contrées de Raban et de Kéçoun, pour demander à en prendre pacifiquement possession. Mais les habitants s’y refusèrent, par crainte du sultan. Nour ed-din ayant appris que le roi de Jérusalem et le prince d’Antioche avaient rompu la trêve faite avec lui et étaient venus ravager son territoire, partit précipitamment pour Alep et Damas. Comme ces provinces étaient le théâtre de leurs luttes, il crut prudent de temporiser. Car, pour le moment, il n’était pas en mesure de résister aux Francs ; tandis que ceux-ci, tout en faisant des incursions, étaient impuissants à réduire Damas.

CCLXXIII. Cependant le roi de Jérusalem résolut, dans un conseil qu’il tint, de s’allier par un mariage avec Manuel. L’empereur agréa avec empressement à la demande qui lui en fut faite, et envoya à Jérusalem sa cousine (fille du frère de son père),[84] avec une escorte de confiance attachée à la personne de cette princesse, un corps de cavalerie, et quantité, de trésors. En même temps il promit au roi de venir en personne au secours de Jérusalem et des chrétiens, engagement qu’il ne tarda pas à réaliser ; car aussitôt, cette même année, c’est-à-dire en 608 (10 février 1159 - 9 février 1160), il entra dans le pays qui appartenait à Thoros, depuis que celui-ci l’avait enlevé au gouverneur romain de Mécis.[85] Manuel avait sous ses ordres cinq cent mille combattants. Thoros, apprenant son arrivée et le redoutant, se sauva avec ses chevaux et toutes ses richesses, avec les grands de sa cour, sa femme et ses fds, chacun emportant tout ce qu’il possédait. Il se réfugia auprès du rocher que l’on appelle Dadjig, où depuis les temps les plus reculés, et de mémoire d’homme, personne n’avait habité ou cherché un abri. Il avait oublié l’avis du sage qui dit : « Ne t’attaque pas à plus fort que toi. » Thoros, à la tête de sa cavalerie, évitait de stationner dans un lieu déterminé ; il errait dans des endroits de difficile accès et boisés, espérant en la miséricorde divine, et comptant, pour lui et pour le seigneur d’Antioche qui gouvernait la principauté avec le titre de régent, sur la médiation probable du roi de Jérusalem auprès de l’empereur. Le motif principal qui les rendait craintifs et tout honteux l’un et l’autre devant les Grecs, c’est qu’auparavant le prince d’Antioche était allé avec une flotte, d’après les instigations de Thoros, et, en compagnie avec lui, un détachement que Thoros lui avait fourni, faire une descente dans l’île de Chypre. Ayant surpris les habitants dans une sécurité complète et sans moyens de défense, ils les traitèrent comme des infidèles, ravageant leurs cités et leurs villages, les chassant de leurs maisons, enlevant leurs richesses, maltraitant les populations et les ecclésiastiques grecs auxquels ils faisaient couper le nez et les oreilles.[86] Ces excès, ayant été connus à Constantinople, excitèrent le courroux de l’empereur et des grands ; mais pour l’instant il n’y pouvait rien. Lorsqu’il arriva à Mécis et qu’il eut occupé tout le pays, on était dans les premiers jours de novembre ; toutefois il ne fit aucun mal aux habitants. Cependant le roi de Jérusalem tardait d’arriver pour se concerter sur les moyens à employer, afin de vaincre les nations qui ne reconnaissent pas le Christ et l’affranchir l’Église ; mais Manuel n’avait, au fond de l’âme, aucun souci de délivrer les captifs.

CCLXXIV. A la fin, le roi de Jérusalem arriva, accompagné des Frères, cette milice du Christ, et du seigneur d’Antioche. Celui-ci s’était rendu auparavant auprès de l’empereur, pour s’excuser de son expédition contre Chypre. Une foule de chrétiens, accourus vers Manuel, pour le motif qui a été énoncé plus haut, le supplièrent avec les plus pressantes instances de calmer la colère qui l’animait contre Thoros. Comme les Grecs nourrissaient des sentiments de liai no contre les Arméniens, quoiqu’ils n’eussent rien à leur reprocher, il n’accepta qu’en apparence la médiation et la garantie du roi de Jérusalem et des Frères. Lorsque Thoros se fut rendu auprès de lui, il fut d’abord exclu de sa table. Mais la Providence voulut qu’il plût à Manuel, qui, charmé de sa bonne mine, adressa de vifs reproches aux calomniateurs qui avaient noirci Thoros. Le prince arménien, étant resté au camp quelques jours, voulut s’en retourner chez lui. L’empereur y consentit, à condition qu’il reviendrait immédiatement. Thoros, réfléchissant judicieusement aux besoins de l’armée, ramena un convoi considérable de brebis, de buffles et de chevaux arabes ; puis il retourna auprès de l’empereur, et lui offrit ces présents venus dans un moment si favorable. Manuel, étonné et enchanté de voir une telle abondance de vivres, loua hautement la prudence de Thoros en présence des grands officiers du camp et des ennemis du prince arménien ; il le gratifia de trésors d’or et d’argent, et d’un costume, avec une générosité digne d’un monarque, et lui pardonna du fond du cœur sa désobéissance et sa rébellion envers son souverain ; Thoros lui promit de son côté une soumission pleine et entière, et il tint parole religieusement.[87]

CCLXXV. Une généreuse résolution fut prise en commun par les deux monarques,[88] l’invincible milice des Frères, le seigneur d’Antioche et Thoros, résolution à laquelle adhérèrent tous les chrétiens avec foi et un cœur fervent ; ils voulaient mourir ou délivrer les captifs qui gémissaient depuis longtemps, sans espoir, dans les fers à Alep et à Damas ces villes bâties de sang.[89] L’armée chrétienne tout entière, se mettant en marche, fit son entrée dans Antioche, comme chez elle. Mais comme on était loin de penser que les habitants répondraient sur-le-champ à l’appel de l’empereur, Manuel exigea qu’ils lui remissent en otage les fils des principales familles. Ils s’empressèrent d’obéir et de faire acte de soumission, dans la crainte que les captifs ne fussent point arrachés à la servitude, et de violer le vœu qu’ils avaient fait au tombeau du Rédempteur, et la parole qu’ils avaient donnée au roi de Jérusalem, lorsqu’il s’allia par mariage à l’empereur. Les chrétiens s’avançaient en bataillons innombrables, rugissant comme des lions, ils rivalisaient à qui se devancerait l’un l’autre, comme des aigles qui fondent sur une troupe de perdrix. C’est ainsi qu’ils couraient avec intrépidité porter le ravage sur le territoire des Scythes (Turcs). En un jour de marche ils atteignirent Batanée, sur les limites d’Alep. Tous les fidèles rapprochés ou éloignés furent dans une allégresse extrême lorsqu’ils apprirent la ligue formée dans le but d’exterminer les infidèles et de délivrer du joug pesant de la servitude l’Église du Christ, rachetée au prix de son sang précieux. A la nouvelle de cette invasion sur leur territoire, toutes les populations musulmanes furent dans l’effroi. Cédant à la terreur extrême que lui causait la coalition du roi de Jérusalem et de l’empereur, Nour ed-din, seigneur d’Alep et de Damas, leur envoya des ambassadeurs, pour leur annoncer qu’il s’engageait à rendre les captifs qu’il retenait et qu’il traitait avec une rigueur impitoyable, au nombre de dix mille.[90] Il voulut d’abord, après les avoir habillés de neuf et avoir fait disparaître la trace des souillures qu’ils avaient contractées dans les fers, les envoyer à la rencontre des deux souverains, pour les disposer en sa faveur, et leur dire qu’il se courberait sous leur autorité comme un esclave. Mais les conditions, qu’il, proposait furent rejetées, et ses envoyés revinrent avec cette réponse, que Nour ed-din eût à quitter le pays, et à se retirer où il leur plairait, ou sinon, que toutes les populations musulmanes, jusqu’aux enfants à la mamelle, seraient exterminées. A tant d’audace l’armée chrétienne joignait une joie qu’elle faisait éclater comme en un jour de noce. Mais tandis que l’on ne pensait à rien autre chose, tout à coup et par la volonté du démon arriva de la ville impériale ! (Constantinople) une lettre annonçant qu’une insurrection avait éclate contre Manuel, ainsi que d’autres événements qui avaient pour mobile la magie.[91] Nous n’avons pu approfondir et savoir avec certitude ce qui produisit cette œuvre satanique ; mais à coup sûr, cette nouvelle imprévue fut le motif qui détermina l’empereur à rendre à Thoros les pays qu’il lui avait enlevés, regardant cet acte de spoliation comme un triomphe suffisant pour lui. Nous voyons en effet, par ce qui s’est passé dans les temps anciens, et nous lisons dans les chroniques, que les empereurs des Grecs n’ont jamais rien fait pour la délivrance des chrétiens, et qu’au contraire ils ont occasionné la ruine et la prise de leurs villes et de leurs provinces. C’est par les bons offices de ces princes que les Arméniens furent forcés de s’expatrier. que les infidèles devinrent puissants, et que dans leurs fréquentes irruptions ils s’emparèrent de toutes les contrées, et en premier lieu d’Ardzen (Erzeroum), de Mélitène (Meldéni), de Sébaste, de la cité royale d’Ani, et que ces hordes étendirent leurs conquêtes jusqu’au voisinage de Constantinople. Les Francs, cette race belliqueuse, tentèrent une troisième expédition pour la délivrance des chrétiens ; mais, grâce a la trahison et à la perfidie de l’empereur. Ils furent vaincus et détruits par les Turcs, comme nous l’avons vu nous-mêmes de nos propres yeux. Si c’était dans l’intérêt des chrétiens que l’empereur fut venu. it n’aurait pas dû prolonger son séjour sept mois à Mécis. C’est de la même manière que s’était comporté son père, qui emmena le baron Léon et d’autres chefs Arméniens. Ces explications suffiront à quiconque est doué de jugement. Les faits et gestes des souverains de Constantinople démontrent évidemment la haine implacable qu’ils ont vouée à notre nation. Ces Romains lâches et efféminés, après s’être concertés en conseil, dirent à leur maitre : « N’écoute ni les Arméniens, ni les Francs ; hâte-toi de retourner occuper ton trône, et puis tu reviendras. »

CCLXXVI. Les orthodoxes,[92] instruits de cette résolution, tombèrent dans une douleur inconsolable, causée par l’abandon des Grecs. Maigre leurs supplications réitérées, ils ne purent faire changer l’empereur d’avis. Ils le conjuraient de s’arrêter, avant son départ, trois jours seulement devant Alep, mais il se montra sourd à ces justes représentations. Il envoya des ambassadeurs au seigneur de cette ville, alors tremblant de frayeur de tout ce qu’il apprenait, et consumé parle feu ardent de la terreur que les chrétiens lui causaient, pour lui demander de conclure un traité de paix. A cette proposition, les infidèles ne trouvèrent pas de paroles pour faire une réponse convenable ; ils s’imaginaient en effet que ces messagers étaient venus à eux comme espions. Mais sur les assurances qui leur furent données, ils promirent de se conformer aux volontés de l’empereur. Toutefois, violant leurs serments, ils ne renvoyèrent que cinquante prisonniers, choisis parmi les Francs les plus illustres et réel unes par cet indigne monarque. Il abandonna ainsi, par des considérations humaines, une multitude de captifs que le Christ allait lui rendre, le Christ auquel ils rendent un culte imparfait, tout en nous calomniant et en nous condamnant d’après les suggestions de leur haine et de leur malveillance ! Les musulmans ne nous trompent pas tout en nous immolant. Les Grecs se retirèrent en nombre immense, non comme le lion courageux, mais comme le faible renard ; pareils à des fugitifs, ils armèrent dans les Etats du sultan Kilidj Arslan. Ce n’est point comme ministre des ordres de Jésus-Christ que celui-ci tira vengeance de leur conduite ; il était chargé seulement de leur faire expier leurs malédictions et leurs blasphèmes, qui n’atteindront jamais les orthodoxes, et qu’ils avaient proférés, en refusant de porter secours à l’Église et aux captifs. La perverse et vile race de Turcomans, s’étant mise à leurs trousses comme après des fuyards, leur tua douze mille hommes, parmi lesquels était le beau-père de l’empereur, et leur prit vingt mille chevaux et mulets. Ce conflit engendra une inimitié implacable entre l’empereur et le sultan Kilidj Arslan.[93]

CCLXXVII. Dans la faiblesse et l’impuissance de mon esprit, il me semble que si les secours qui nous étaient arrivés nous ont fait défaut, il ne faut en chercher la cause que dans la haine conçue contre nous et dans l’accomplissement de la prédiction du saint homme de Dieu, le grand Nersès, notre Illuminateur,[94] lequel, éclaire par une intuition supérieure et par une inspiration, céleste, consigna dans son livre véridique au sujet des souverains des Romains, qu’ils n’auront plus qu’une existence très courte, qu’ils n’accorderont désormais aucune attention à la guerre, et n’auront d’autre occupation que de lever des impôts et de susciter des discussions théologiques.

Les choses s’étant ainsi terminées, le pansébaste[95] Thoros resta sans crainte dans ses États héréditaires, et, protège par la volonté bienveillante de l’empereur, il conserva la paix et la sécurité. Cependant le seigneur d’Alep, flambeau de sa nation, délivré clés terreurs qui l’assiégeaient, et poussé par les Grecs, ses frères pour la malice et ses associés pour la religion, envoya solliciter le roi de Jérusalem de conclure une trêve de quatre mois, en lui donnant de grosses sommes et en le circonvenant de tous côtés ; car il le savait très avide d’argent ; puis il marcha sur Khar’an, ville qu’il avait précédemment livrée à son frère Miran. En route, des calomniateurs lui insinuèrent que, pendant sa maladie, Miran avait voulu le faire périr ; il ajouta foi à ces délations, et assiégea Khar’an avec une armée considérable. Après avoir campé sons ses murs deux mois il emporta cette ville d’assaut, et se rendit maître également des contrées voisines que possédait son livre, de Rakka[96] et d’Édesse, et fit rentrer sous sa domination tous les pays qui s’y étaient soustraits. Il envahit le territoire de Raban, qui aujourd’hui appartient au sultan, et s’en empara ; delà il se porta sur Marasch, qui tomba également en son pouvoir. En apprenant ces succès, l’émir de Kéçoun, craignant pour sa ville, trahit le parti du sultan, et vint faire sa soumission à Nour ed-din, pendant que celui-ci était à Raban ; ils marchèrent tous doux contre Marasch et Béhesni. Les habitants, privés de tout secours, étaient consternés ; il prit ces villes et détruisit leurs remparts. S’il réussit à ruiner ces contrées, c’est grâce au traité qu’il avait conclu avec le roi de Jérusalem, en se jouant de lui comme d’un enfant. Mais tandis qu’il séjournait à Béhesni, il reçut de Damas une mauvaise nouvelle : on lui écrivit qu’à l’expiration de la trêve les troupes franques des Frères étaient venues faire du dégât chez lui. Il revint à Alep et à Damas, et rassembla des forces immenses, dans l’intention de combattre le roi de Jérusalem.

CCLXXVIII. Au commencement de l’année 609 (10 février 1160 - 8 février 1161), toute la nation des Turcs se réunit auprès du fils de Zangui à Damas, et les Francs auprès du roi de Jérusalem, prêts à marcher les uns contre les autres. Cependant ils restèrent dans l’inaction jusqu’au commencement de l’hiver ; ils conclurent alors une trêve de deux ans, et chacun s’en retourna de son côté. Kilidj Arslan et Yakoub Arslan firent également la paix ; le sultan donna à celui-ci la ville d’Ablastha et le territoire d’alentour, qui faisait partie de ses domaines, et avait jadis appartenu à son père ; car c’était là l’objet des réclamations d’Yakoub Arslan au milieu de leurs querelles réciproques.

CCLXXIX. Cette même année, le fils du comte[97] fut fait prisonnier et emmené à Alep. Au mois d’octobre, un émir nommé Amir Miran,[98] fils d’Amir Ibrahim, fils de Soukman, maître des villes et districts de Khélath, Ardjèsch, Mousch,[99] Dogh’odaph et Mandzguerd, envoya son beau-père Adradin (Nasr ed-din ?)[100] à la tête d’une armée considérable en Géorgie. En ce moment le souverain de ce royaume, le vaillant Giorgi[101] se préparait avec les siens à aller ravager le territoire des Turcs. Les deux armées se rencontrèrent dans le district d’Okhthis,[102] et engagèrent une lutte acharnée. Les Géorgiens furent vainqueurs ; ils mirent les infidèles en fuite, leur tuèrent beaucoup de monde, et firent de nombreux prisonniers, parmi lesquels figuraient trois cents chefs Turcs. Le commandant de la cavalerie géorgienne, atteint à la main d’un coup de flèche, descendit de cheval et s’assit pour faire panser sa blessure. A l’arrière-garde des Turcs étaient restés des Géorgiens musulmans, venus à eux sous la conduite de Vaçag, renégat géorgien, et qui leur avaient servi de guides. Ils survinrent à l’improviste et surprirent le général géorgien descendu de cheval ; ils s’emparèrent de lui et If conduisirent à l’émir qui porte le titre de Schahi Armên. Ce chef, qui était surnommé Gagh’ (boiteux), fut le seul prisonnier qu’ils firent.

CCLXXX. En l’année 610 (9 février 1161 - 8 février 1162), le roi de Géorgie, Giorgi, fils de Dimitri, fils de David, vint assiéger la grande cité d’Ani,[103] cette résidence royale, pendant l’été, un lundi ; il n’employa qu’un jour à l’investir et la prit d’assaut le lendemain ; il massacra un millier d’habitants, tant chrétiens qu’infidèles. Après y avoir laissé deux mille guerriers d’élite pour la garder, il revint en triomphe dans ses Etats. Cependant le seigneur de Khélath, le Schahi Armên, ayant réuni quatre-vingt mille hommes, vint attaquer Ani. Aussitôt le roi de Géorgie accourt, le bat et le met en fuite ; il lui tua sept mille hommes, et fit deux mille prisonniers, parmi lesquels étaient six généraux et cent cinquante émirs d’un haut rang ; il leur enleva en quantité immense des chevaux, des mulets, des chameaux, des tentes, des cuirasses et autres armes, ainsi que des troupeaux de brebis. La ville d’Ani regorgea de richesses ; ce qu’elle avait perdu lorsqu’elle tomba au pouvoir des Géorgiens lui fut rendu au double tel point qu’une cuirasse de prix ne se vendait que deux tangs.[104] Au bout de quelques jours, les habitants, étant allés visiter le théâtre du combat, trouvèrent dans l’herbe des tas de cuirasses, et les emportèrent. C’est ainsi que le roi combla de biens cette ville, lorsqu’il s’en rendit maître. Il donna quarante mille tahégans pour racheter des mains de ses cavaliers les captifs d’Ani, chrétiens ou infidèles. La prise de cette ville eut lieu à l’époque du jeûne de saint Grégoire, au milieu du carême de l’été ;[105] le Schahi Armên, Amir Miran, fut vaincu dans le mois d’août.[106] Trois jours après, il y eut une éclipse de lune ; cet astre prit une couleur de sang depuis le soir jusqu’à minuit. C’était le quatorzième jour de son cours.

CCLXXXI. Cette même année, le seigneur d’Antioche, qui porte le titre de Prince (Prindz), et qui se nommait sire Renaud (Siranaglid), vint pendant l’automne fondre sur la contrée d’Alexis,[107] tandis que les habitants étaient eu pleine sécurité. Il étendit ses incursions jusqu’à la forteresse du catholicos appelée Dzov,[108] et ravagea tout le territoire environnant, faisant prisonniers les Turcomans qu’il rencontrait. Il avait avec lui un millier d’hommes, cavaliers, fantassins et autres gens de guerre.[109] Cependant Medjd ed-din,[110] lieutenant de Nour ed-din, lequel avait réuni antérieurement un corps de 40.000 hommes, ayant placé son avant-garde en embuscade, surprit le détachement de sire Renaud. Ceux qui le composaient furent massacrés ou fait prisonniers. Lui-même fut pris avec trente cavaliers, et perdit quatre cents hommes.[111] Fier de cette victoire, Medjd ed-din rentra à Alep, traînant après lui ses captifs, et parmi eux le Prince, qu’il accabla d’outrages et de mauvais traitements. En même temps il fit prévenir de ce succès Nour ed-din, qui était alors à Damas, occupé à réunir de la cavalerie, dans le dessein d’aller combattre le roi de Jérusalem. A cette nouvelle, Nour ed-din revint et saccagea toute la contrée jusqu’It Tripoli, et y fit des prisonniers qu’il conduisit à Alep.

De là il marcha sur Harem (Hêrim),[112] qu’il investit. Mais il fut obligé de suspendre le siège à cause de l’abondance des pluies et par la crainte que lui causait le roi de Jérusalem. Celui-ci était accouru avec Thoros, descendant de Roupen, à la tête d’un détachement de troupes grecques. Mais dès qu’il se fut retiré avec ses aui1iaircs. Nour ed-din revint, et ayant mis le siège devant l’inexpugnable forteresse d’Ardzkhan,[113] elle se rendit sous la garantie d’un serment. Malgré cela, il la démolit et la détruisit de fond en comble. Il fit prisonniers les chrétiens qui la défendaient et les emmena chez lui à Alep.

CCLXXXII. Cette même année, le sultan Kilidj Arslan se rendit auprès de Manuel, en compagnie de l’émir Miran, frère de Nour ed-din, après avoir été comblé par l’empereur de présents, et avoir conclu un traité par lequel il s’engageait, sous la foi un serment, à lui rester soumis jusqu’au jour de sa mort. Il s’en retourna dans sa capitale,[114] emportant les sommes considérables qu’il avait reçues.

Vers le commencement de l’année 611 (9 février 1162 - 8 février 1163), mourut un homme digne des louanges de tous, le docteur Basile.[115] Il fut enterré au couvent de Trazarg, où sont les tombeaux des deux saints docteurs dont il fut l’émule. Ceci est la fin de nos récits et le commencement d’une nouvelle période.

CCLXXXIII. Cette même année, Sdéph’ané, frère de Thoros le Grand, Sébaste, et fils de Léon, périt par la trahison et la perfidie d’un duc scélérat.[116] Ce brave et illustre champion des chrétiens fut étranglé. Ses frères [Thoros et Mleh] vengèrent sa mort en immolant un millier de Grecs ; le duc auteur du meurtre de Sdéph’ané sera coupable de leur sang devant Dieu.

CCLXXXIV. Cette même année eut lieu la prise de l’illustre ville de Tévïn, par le roi de Géorgie Korké. Il y entra à la suite des infidèles, qui, sortis des murs pour le repousser, avaient pris la fuite devant lui. Il les mit en déroute et les extermina. Ceux qui échappèrent au glaive ayant cherché à se réfugier dans Tévïn, les Géorgiens y pénétrèrent avec eux, massacrèrent tous ceux qui s’offraient sur leurs pas, firent des captifs et incendièrent les maisons. Après quoi ils reprirent le chemin de leur pays, chargés de butin, et traînant avec eux une masse de prisonniers.[117]

Au Christ miséricordieux, gloire et bénédiction dans les siècles des siècles ! Amen.

 

 

 



[1] Dans l’Église arménienne, comme dans toute l’Eglise orientale, chez les Grecs, les peuples de race slave, etc. les prêtres séculiers, qui forment le clergé des paroisses, sont obligés de se marier avant de recevoir la consécration sacerdotale. Leurs pouvoirs se bornent à conférer les sacrements et à la célébration de l’office divin ; c’est ce que l’on appelle le clergé blanc en Russie. Les autres, engagés dans les vœux monastiques (le clergé noir), doivent vivre dans le célibat. De la classe de ces derniers seulement sortent les dignitaires ecclésiastiques, qui sont, chez les Arméniens, les vartabeds ou docteurs investis du droit de prêcher et d’enseigner, les évêques, les patriarches ayant rang d’archevêque, et le patriarche universel ou catholicos. Dans les premiers temps de l’Eglise arménienne, au ive siècle, saint Grégoire l’Illuminateur et ses successeurs immédiats, c’est-à-dire, ses fils et descendants, furent mariés avant de monter sur le siège patriarcal, qui était dévolu de droit à cette branche de la famille des Arsacides, les Sourên (Suréna) Bahlav, comme la royauté appartenait à la branche puînée de celle qui régnait sur la Perse.

[2] Cette expédition de Jean Comnène dans la Cilicie et la Syrie fut provoquée par le mécontentement qu’il ressentait contre les Latins d’Antioche et les Arméniens ; il en voulait aux premiers de ce qu’Antioche avait été donnée à Raymond de Poitiers, avec la main de Constance, fille de Bohémond II ; il prétendait que toutes les conquêtes les croisés devaient lui appartenir, parce qu’à leur arrivée à Constantinople ils avaient promis par serment d’en faire hommage à son père Alexis. (Cf. Guillaume de Tyr, XIV, xxiv.) Sa rancune contre les princes Roupéniens était un sentiment héréditaire et inhérent à la politique des empereurs de Byzance, qui ne pouvaient oublier que les Arméniens leur avaient enlevé une partie considérable de la Cilicie. Jean Comnène en voulait à Léon, en particulier, de ce que celui-ci lui avait pris Mopsueste ou Mécis et plusieurs autres villes, et menaçait encore Séleucie. (Cf. Cinnamus).

Ce n’est pas tout ; Léon, après avoir été le compagnon d’armes et l’ami de Roger d’Antioche (cf. Matthieu d’Édesse, chap. lxxvii), avait eu récemment des démêlés avec Raymond de Poitiers, successeur de Roger. Raymond, n’osant point attaquer Léon à force ouverte, s’entendit sous main avec Baudouin de Marasch, qui invita Léon à venir avec lui faire une visite à Raymond. Le prince d’Antioche profita de l’occasion pour se saisir du chef arménien et le renferma dans une forteresse. Apres y être resté détenu pendant deux mois, Léon consentit à livrer pour sa rançon deux villes, Mécis et Adana, à payer 60.000 tahégans et à donner un de ses fils en otage. A ces conditions, il recouvra la liberté. A peine dégagé de ses fers, il conquit de nouveau les villes qu’il avait cédées et liait il les princes la tins, ses voisins, au point qu’ils furent obligés d’appeler à leur secours Foulques, roi de Jérusalem. Mais tous les efforts dirigés contre Léon restèrent impuissants ; son fils lui fut renvoyé, et il reçut à son tour des otages. Les Francs avant un imploré la médiation du comte d’Édesse, Josselin, dont le père, Josselin de Courtenay, avait épousé la sœur de Léon, le comte rétablit la paix. Une des conditions de ce raccommodement fut, comme le raconte Cinnamus, que Léon joindrait ses armes à celles des Antiochains contre l’empereur.

[3] Pendant que Jean Comnène assiégeait les villes de la Cilicie qui étaient au pouvoir des Arméniens, il envoya un corps de troupes à la poursuite de Léon. Ce prince, qui s’était sauve dans les gorges du Taurus, fut surpris et cerné dans une vallée et, par le manque de vivres, forcé de se rendre. Ses deux fils, faits prisonniers avec lui, étaient Roupen et Thoros. Ses trois autres fils plus jeunes, Sdéph’ané, Constantin et Mleh [Milo du texte de Guillaume de Tyr, XX, xxv] ; Mélik des Lignages d’outre-mer ;  de Cinnamus, étaient alors en sûreté à Édesse, auprès de Josselin, leur cousin germain. L’empereur tint pendant un an en prison Léon, Roupen et Thoros à Constantinople ; après quoi, à la sollicitation de quelques amis du prince arménien, il les délivra, mais en les retenant à sa cour, où ils furent traités honorablement. Quelques soupçons qui lui furent suggérés contre Roupen le déterminèrent à priver de la vue le jeune Arménien, qui mourut des suites de ce supplice. Pour éviter que Léon ne cherchât à venger son fils, on le réintégra en prison avec Thoros. Il y finit ses jours après sept ans de captivité. Cependant Manuel Comnène, en succédant à son père Jean, touché du sort de Thoros, resté orphelin, le prit auprès de lui et lui montra beaucoup d’amitié. C’est dans ces conjonctures que celui-ci s’échappa secrètement de Constantinople et regagna la Cilicie, comme nous le verrons plus loin.

[4] L’image de la Sainte Vierge d’Anazarbe avait été prise par Thoros Ier, prince de Cilicie, dans le fort de Guentrôsgavis ou Cybistra, qui appartenait aux fils de Mandalê (Cf. ch. CCVII), et fut placée par lui dans une église qu’il avait fait construire à Anazarbe, alors capitale des princes Roupéniens. On peut croire que cette église n’est autre que la chapelle située dans l’intérieur de l’ancienne forteresse arménienne qui couronne le rocher au pied duquel ou voit aujourd’hui les ruines d’Anazarbe — Vahram Rapoun, Chronique rimée des rois de Cilicie.

[5] Aboulfaradj dit, à la même date que Grégoire le Prêtre (1148 de l’ère des Grecs 1136 - 1137), que l’empereur, furieux contre Léon, après s’être emparé de Tarse, d’Adana et de Meciça, fit prisonnier ce prince avec sa femme et ses fils, et les envoya tous à Constantinople.

[6] Ibn Alathir et Nowaïri (Ms. de la Bibl. impér. de Paris. suppl. arabe n° 738, fol. 60 v°) affirment, au contraire, que l’empereur prit Bezah à composition le 25 de redjeb 532 (8 avril 1138) ; mais qu’ensuite, violant sa parole, il massacra ou fit prisonniers une partie des habitants.

[7] Cinnamus, qui décrit la marche de Jean Comnène, nous dit (I, vii et viii) qu’après être entré en Cilicie par les Pylae Ciliciae, ou défilé de Gougtag, il s’empara de Mopsueste, Tarse, Adana, Anazarbe, et de la forteresse de Vahgà. De là il vint se présenter devant Antioche, qu’il assiégea. Mais Raymond ayant fait sa soumission et s’étant déclaré son vassal, l’empereur leva le siège et se dirigea vers Alep, qu’il laissa sur sa route ensuite il prit Bezah, Hama, Kafarthàb, et reçut la reddition de Scheïzar ; puis, retournant en Cilicie, il plaça des garnisons dans les forteresses de Vahga et de Kapnispert ou Gaban, et prit ses quartiers d’hiver dans la plaine qui s’étend entre Tarse et la mer. (Cf. Guillaume de Tyr, XIV, xxx.) Celle expédition comprend les deux années 1136 et 1137. Ibn Alathir, Aboulféda et Kemal ed-din la fixent à l’année 531 (29 sept. 1136 – 18 sept. 1137), et Aboulfaradj en 1448 des Grecs (1er oct. 1136 - 1137). Ce dernier rapporte (Chron. syr.) que, tandis que Jean Comnène campait devant Antioche, Josselin étant venu le trouver, ils convinrent ensemble que, si les Grecs prenaient Alep et autres villes de la Syrie, ils les remettraient aux Francs, et que ceux ci, à leur tour, leur rendraient Antioche. C’est alors que l’empereur et Josselin, ayant réuni leurs forces, allèrent investir Bezah et envoyèrent un détachement attaquer la forteresse de Scheïzar, Sur ces entrefaites, Maç’oud, sultan d’Iconium, étant entré en Cilicie, assiégea et prit Adana, et ayant chargé de chaînes l’évêque de cette ville et tous les habitants, les emmena à Mélitène. A cette nouvelle, l’empereur mit le feu à ses machines de siège et rentra en Cilicie. Après avoir fait la paix avec Maç’oud, il retourna à Constantinople.

[8] C’est sans doute la forteresse qui fut restaurée, ainsi que Dorylée, par ce souverain et ensuite détruite en vertu du traité qu’il fit avec le sultan Izz ed-din Kilidj Arslan, fils de Maç’oud, en 1170. Cinnamus en fixe la position vers les sources du Méandre, c’est-à-dire dans la partie occidentale du Thema anatolicum. Aboulfaradj (Chron. syr.) mentionne, à l’année 1450 des Grecs (1er oct. 1138 - 1339), une invasion de Mélik Mohammed en Cilicie, dans laquelle il s’empara des forteresses, de Vahga, et de Gaban conquises deux ans auparavant par Jean Comnène. (Cf. la note précédente.). Le nom de la forteresse de Zoublas est écrit Zoublou dans l’un de nos mss. Je pense que c’est Soubleou de Nicétas Choniatès.

[9] Les montagnes de Goulla doivent faire partie de la chaîne de l’Anti-Taurus, que traversa Mohammed en s’en retournant dans ses Etats de Cappadoce, et en former la partie la plus élevée, si l’on admet que le mot Goulla est l’arabe Koulla, qui entre autres significations à celle de sommet d’une montagne.

[10] Cette expression, notre empereur ou notre roi, prouve clairement que les princes arméniens de la Cilicie reconnaissaient alors la suzeraineté de l’empire grec. On en verra une nouvelle preuve au chapitre cxiii, où Thoros II, s’adressant à Andronic, gouverneur de la Cilicie, lui dit : « Je suis le serviteur de ton souverain. » D’ailleurs, le témoignage d’Anne Comnène (liv. XIV) est décisif sur ce point. Le traité conclu entre Bohémond et l’empereur Alexis, ou plutôt l’acte d’hommage du prince de Tarente, contient cette clause : « Excepté les possessions des Roupéniens, Léon et Théodore (Thoros), Arméniens, qui sont les hommes liges de Votre Majesté. »

[11] En cette année 1137, Pâques tomba le 11 avril.

[12] Hr’om-gla’ ou Roum-Kalé, c’est-à-dire le Château fort des Romains, forteresse célèbre dans l’histoire des croisades, située sur la rive occidentale de l’Euphrate, dans la Comagène, au nord-ouest d’Alep. Elle fut conquise en 1116 par Baudouin du Bourg, comte d’Édesse, sur le prince arménien Kogh-Vasil. La veuve et le fils de Josselin le jeune la vendirent en 1150 au patriarche des Arméniens Grégoire III (Cf. ch. CCXIV), qui s’y fixa et la transmit à ses successeurs ; elles y firent leur résidence jusqu’à l’an 1293, où elle fut prise par Mélik-el-Aschraf, fils de Kélaoun, l’un des sultans mamelouks d’Egypte. —Tchamitch, T. III. Au rapport de Sempad (ad annum 5go), cet acte de cession ou de vente existait encore de son temps, vers la fin du xiiie siècle. Ce témoignage formel réfute suffisamment le conte que fait Aboulfaradj (Chron. syr. p. 345), à l’année 1461 des Grecs (1er oct. 1149 - 1150), sur la manière dont Grégoire III entra en possession de Hrom-Gla, conte qui lui a été suggéré par la haine qu’en sa qualité de Syrien et de Jacobite il avait vouée aux Arméniens, et dont il fait preuve en maints passages de son livre. Selon lui, un Arménien nommé Michel, gouverneur de Hrom-Gla, envoya proposer à la femme et au fils de Josselin d’appeler à son aide Grégoire, qui résidait dans le monastère du Lac (de Kharpert). Celui-ci, ajoute Aboulfaradj, étant arrivé, ourdit une intrigue contre Michel, et ayant réussi à l’expulser, lui enleva ses lie liesses, et resta seul maître de la place.

[13] Fakhr ed-din Kara Arslan, souverain de Hins-Keïfa, dans la Mésopotamie, fils de Rokn-eddaula Daoud et arrière-petit-fils de Soukman, fils d’Artoukh. Cf. ch. CLI. Il succéda à son père, d’après Aboulfaradj (Chron. syr.), en 1455 de l’ère des Grecs, (1er oct. 1143-1144). Son frère aîné, Arslan Togmish, s’était retiré auprès de l’atabek Zangui, qui voulait le substituer à Kara Arslan ; mais ce dernier implora l’appui du sultan d’Iconium, Maç’oud, qui lui donna vingt mille cavaliers, et Zangui se désista alors de son entreprise. Sa principale résidence était la forteresse de Zaîd. (Aboulfaradj, ibid.), ou Kharpert, sur un des affluents de l’Euphrate. (Cf. Aboulféda, Géogr. texte, et le Merâcid-el itthila. t. I, et t. II.)

[14] Cf. sur cette expédition de Jean Comnène en Cilicie, Nicétas Choniatès, ch. VI et VII ; Cinnamus. — Aboulfaradj (Chr. syr.) rapporte à l’année 1448 des Grecs (1er oct. 1136 - 1137), que l’empereur Jean, après avoir occupé Tarse, Adana et Meciça et avoir fait prisonnier Léon, sa femme et ses enfants, marcha sur Antioche ; mais il ne put s’en emparer. Josselin étant venu le trouver, ils convinrent entre eux que si l’empereur prenait Alep et d’autres villes de Syriec, il les remettrait aux Francs, et que ceux-ci à leur tour lui livreraient Antioche. Jean Comnène et Josselin ayant réuni leurs forces, allèrent investir Bezah, et envoyèrent un détachement attaquer la forteresse de Schéïzar. A cette époque, Maç’oud, sultan d’Iconium, étant entré en Cilicie, assiégea et prit Adana, et ayant chargé de chaînes l’évêque de cette ville et tous les habitants, les emmena à Mélitène. A cette nouvelle, l’empereur mit le feu à ses machines de siège, rentra en Cilicie, et après avoir fait la paix avec Maç’oud, revint à Constantinople.

[15] Le texte arménien est ici altéré ; il porte srimah : J’ai cru devoir lire Souri ou Açori, « Syrien », d’après une conjecture que je regarde moi-même comme très douteuse. Peut-être aussi faut-il lire sriga, nom sous lequel étaient connus chez les Arméniens et les Syriens les Mardaïtes ou Maronites du Liban. — Cf. mon Extrait de la chronique de Michel le Syrien, Journal Asiatique, avril-mai 1819. En lisant dans notre texte, sicaire, brigand, on peut supposer que Grégoire le Prêtre a dû employer la même expression dont s’est servi Michel le Syrien (voir mon Extrait de sa Chronique, dans le Journal asiatique, cahier d’avril mai, 1849), pour désigner les Mardaïtes ou Maronites du Liban. Ce dernier historien dit (fol. 81 du manuscrit de la Bibliothèque impériale de Paris, ancien fonds arménien. n° 96) ce qui suit : « En la neuvième année de Gosdant (l’empereur Constantin Pogonat, en 677) des brigands firent une irruption et vinrent se fixer dans le Liban ; on les appela rebelles. Les Syriens leur donnèrent le « nom de Djourdjans (audacieux). J’ai montré comment l’origine de ces populations vient de la secte des monothélites, qui furent condamnés par le sixième concile œcuménique, tenu à Constantinople, en 680-681, sous ce même empereur, et comment ils furent chassés des villes de la Syrie, et forcés de se retirer dans les montagnes du Liban et de l’Anti Liban. J’ai rapporté en même temps la circonstance, diversement interprétée, qui donna naissance à cette dénomination de mardaïtes ou rebelles. On sait qu’ils ont été depuis lors convertis au catholicisme et avec quelle ferveur ils s’y sont ralliés. Si la restitution que j’ai admise est vraie, il y aurait eu des Maronites dans les armées des Latins de Syrie, et le nom de Simon, que porte le chef dont il est ici question, rend cette conjecture très vraisemblable.

[16] La traduction des RHC Documents arméniens porte « Jean y fit son entrée en secret. » Elle était plus « récente » (1869) que la Chronique de Matthieu d’Édesse (1858). Dulaurier a peut-être révisé sa traduction entre ces années.

[17] Jean Comnène étant venu mettre le siège devant Antioche, et Raymond, seigneur de cette ville, se voyant impuissant à résister, traita avec lui, et le reconnut pour suzerain. Il fut convenu que l’empereur aurait la liberté d’entrer dans Antioche avec sa suite, quand bon lui semblerait. Il y fit effectivement son entrée solennelle : le prince d’Antioche et Josselin, comte d’Édesse, tenaient la bride de son cheval ; le patriarche, suivi du clergé et du peuple, vint en procession au-devant de lui, chantant des hymnes et des psaumes, au son des instruments de musique. On le conduisit ainsi à la grande église, et de là au palais. Mais Josselin ayant excité sous main le peuple contre les Grecs, l’empereur fut forcé de quitter la ville. — Cf. Nicétas Choniatès, ch. VIII, et Cinnamus I, 8.

[18] Cette année, Pâques tomba le 4 avril. Suivant Nicétas Choniatès, Cinnamus et Othon de Freysingen (VII, 8), d’accord avec Grégoire le Prêtre, Jean Comnène mourut le 8 avril 1143. — Guillaume de Tyr (XV, 22) raconte sa mort de la même manière que notre auteur arménien. Aboulfaradj (Chron. syr.) indique également le mois d’avril (nisan). On peut lire dans les deux chroniqueurs grecs précités et dans Guillaume de Tyr les détails de l’accident qui lui survint à la chasse, au printemps qui suivit son retour en Cilicie. Ayant attaqué un sanglier, il se blessa à la main avec une des flèches de son carquois, qui étaient empoisonnées. S’étant refusé à subir l’amputation de la partie malade, il succomba quelques jours après.

[19] Foulques, comte de Tours, du Mans et d’Anjou, fils de Foulques, dit le Réchin, et de Bertelée de Montfort. Il avait épousé en secondes noces Mélissende ou Mélusine, fille aînée de Baudouin du Bourg et de sa femme arménienne Morfia, roi de Jérusalem, auquel il succéda. Il régna 11 ans et mourut le 13 novembre 1142, d’un accident qui lui survint à la chasse. — Guill. de Tyr, XV, 27. Ou, suivant le Chronicon Turonense, ad annum 543 (Recueil des historiens de France, t. XII, p. 173), le jour de la fête de Saint-Martin d’été (1 juillet)

[20] Baudouin III avait 12 ans quand il perdit son père. Mélissende sa mère fut régente pendant sa minorité. Il mourut le 11 février 1162, à l’âge de 32 ans, sans laisser d’enfant.

[21] D’après Aboulfaradj (Chron. syr.), Mélik Mohammed mourut à Césarée en 1454 des Grecs (1er oct. 1142 - 1143) ; il avait désigné pour lui succéder son fils Dsou’lnoun ; mais la Khatoun, sa veuve, ayant épousé Yakoub Arslan, frère de Mohammed et fils d’Amir Gazi, fit reconnaître l’autorité de Yakoub à Sébaste. Dsou’lnoun s’enfuit à Sémendav (en arménien, Dzamëntav), puis il s’empara de Césarée. De là il alla assiéger Mélitène avec son frère Iounous, émir de Maçara, mais sans succès. Ensuite tous les deux marchèrent contre Arka. Sur ces entrefaites la Khatoun envoya deux mille hommes pour occuper Mélitène et donna l’ordre d’en faire venir à Sébaste les Turcs qui s’y trouvaient ; mais ces derniers, furieux d’être rappelés, brisèrent à coups de hache la porte appelée Bouridieh, que le gouverneur refusait de leur ouvrir, mirent en fuite ces deux mille hommes, et, ayant appelé Dolah, oncle paternel de Dsou’lnoun, lui remirent la ville.

[22] Le 1er avril 1143.

[23] Raymond Ier de Poitiers, fils puiné de Guillaume IX, duc d’Aquitaine et comte de Poitiers. Né à Toulouse vers 1099 ou 1100 ; il était allé se fixer à la cour de Henri Ier, roi d’Angleterre, dans les armées duquel il avait pris du service, tandis que son frère aîné. Guillaume X, gouvernait l’Aquitaine, dont il avait hérité de son père. (Guillaume de Tyr, XIV). Voir la note 5 du chap. CCLIII.

[24] Josselin II dit le Jeune, fils de Josselin de Courtenay et de la fille du prince arménien Léon Ier, fut adonné des son enfance à l’ivrognerie et à la débauche. Il avait abandonné Édesse pour se retirer à Tellbâscher (Turbessel), et se livrer dans cette délicieuse résidence à son amour du plaisir et du repos. Guill. de Tyr, XIV, 3. — Suivant Tchamitch (T. III), Josselin se trouvait à Édesse lors de la conquête de cette ville par Zangui ; il se sauva sous un costume de mendiant, et gagna Tellbâscher. Ibn-Alathir dit aussi que Josselin établit sa résidence à Tellbâscher après la prise d’Édesse.

[25] La nation ou maison de Thorgom, est un des noms que se donnent les Arméniens, comme descendants, par Haïg, leur ancêtre et leur premier roi, de Thorgom (Thogarmah), fils de Thiras, fils de Gomer, fils de Japhet, suivant la généalogie rapportée par Moïse de Khoren dans son Histoire d’Arménie, I, v.

[26] Après la prise d’Édesse, les plus prudents ou les plus alertes des habitants coururent avec leurs femmes et leurs enfants chercher un refuge dans les parties fortifiées de la ville pour préserver leur vie, ou au moins la prolonger. La foule s’y précipita en si grand nombre, que beaucoup périrent étouffés à l’entrée, et parmi eux l’archevêque latin Hugues et plusieurs de ses clercs. (Guillaume de Tyr. XVI, v.) Mais ce fut principalement vers la citadelle, la forteresse de Maniacès, que se porta ce flot de peuple et que l’encombrement fut le plus considérable et le plus désastreux.

[27] Ces paroles sont apocryphes, car elles ne se trouvent point dans la lettre de Jésus-Christ au roi Abgar, telle qu’on la lit dans l’histoire ecclésiastique d’Eusèbe, I, 13.

[28] Suivant Ibn Alathir, Zangui fut tué le 5 de rabi’ second 541 hég. = 14 sept. 1146, par plusieurs de ses mamelouks, qui se réfugièrent dans la forteresse de Kala’-Dja’bar. Aboulfaradj (Chron. syr.), qui rapporte cet événement à la même année, dit que Zangui fut frappé dans sa tente, au moment où il baissait la tête pour examiner un bassin d’or qu’on avait fabriqué pour lui, et que ce fut un de ses écuyers qui lui porta un coup d’épée par derrière. Il ajoute qu’il circulait à ce sujet une autre version, qui est conforme à celle que donne Ibn Alathir, et d’après laquelle il périt de la main de trois de ses esclaves pendant la nuit, tandis qu’il était plongé dans l’ivresse et le sommeil. Tel est aussi le récit de Guillaume de Tyr (XVI, vit), qui dit que le seigneur de Kala’-Dja’bar (Calogenliar) donna asile dans sa forteresse aux meurtriers, et que l’armée de Zangui, privée de son chef, s’enfuit et se dispersa.

[29] On lit dans Aboulfaradj (Chron. syr.) qu’au mois de novembre 1458 des Grecs = 1147, Josselin et Baudouin, seigneur de Kéçoun, étant venus auprès d’Édesse, les fantassins francs se mirent d’accord avec les Arméniens qui défendaient les remparts et escaladèrent deux tours. Les Turcs, cédant à cette surprise, se réfugièrent dans la citadelle. Le lendemain, la porte des Eaux ayant été ouverte, Josselin entra dans la ville. Les Francs restèrent six jours à Édesse, au bout desquels Nour ed-din, fils de Zangui, étant parti d’Alep à la tête de 10.000 Turcs, vint les attaquer. Josselin, trop faible pour soutenir un siège, et ne voyant de chance de salut qu’en se frayant une issue, le fer à la main, à travers les ennemis, sortit des murs, sévissant contre les habitants d’Édesse, saisit les hommes, les femmes et les enfants, et les emmena lorsque la nuit était déjà avancée. Au point du jour, les Turcs les criblèrent de flèches, et en firent un horrible massacre. Baudouin périt, et son corps ne fut pas retrouvé. Josselin se réfugia à Samosate. — L’historien syrien ajoute que dans la première et la seconde prise d’Édesse, 80.000 personnes périrent, et que 16.000 furent faits prisonniers.

[30] Cette Oraison funèbre est publiée parmi les documents qui se rattachent à l’histoire des croisades. Les Turcs, poussant en avant avec leurs chevaux les captifs mis à nu et garrottés, les emmenèrent pour les vendre. Josselin se réfugia à Samosate. L’évêque syrien d’Édesse, Basile, réussit à s’échapper, mais l’évêque arménien tomba entre les mains des infidèles.

[31] Le titre de Prince, Prindz, en arménien, est celui qui était affecté spécialement aux seigneurs d’Antioche. On le trouve en arabe sous la forme elbrins, que Reiske a lu Barnas, et Deguignes, Bornos. II s’agit ici de Raymond de Poitiers. — Nour ed-din, souverain d’Alep, étant venu attaquer la forteresse d’Anab (Nepa, Guill. de Tyr, XVII), Un combat fut livré non loin de ses murs, dans lequel les Francs furent mis en déroute, et Raymond périt, le mercredi 21 de séfer 544 (30 juin 1109), suivant Kémal ed-din. Ibn Alathir et Aboulféda indiquent la même année, d’accord avec Aboulfaradj et Robert du Mont, continuateur de Sigebert de Gembloux, qui dit que Raymond fut tué aux calendes d’août. Mais Guillaume de Tyr place cet événement au 27 (lisez 29) juin 1148, jour de la fête des Apôtres saint Pierre et saint Paul, et ajoute qu’il arriva « inter urbem Apamiam et oppidum Rugiam, in loco qui dicitur Fons muratus. » Aboulfaradj dit que c’est pour chasser Nour ed-din du territoire de Harem, qu’il ravageait, que Raymond de Poitiers vint le combattre. Après ce désastre, la majeure partie des habitants d’Antioche voulaient se rendre à Nour ed-din ; mais les autres envoyèrent en toute hâte prévenir le roi de Jérusalem, qui accourut aussitôt, et, après avoir relevé le courage des troupes qui restaient, donna le gouvernement de la principauté au patriarche en attendant la majorité du jeune Bohémond fils de Raymond.

[32] D’après ces paroles, Baudouin de Marasch était frère de Raymond de Poitiers, et, par conséquent, fils de Guillaume IX, duc d’Aquitaine. Jusqu’à présent ou ne connaissait que trois fils de Guillaume IX, savoir : Guillaume X, qui lui succéda dans le comté de Poitou et dans les duchés d’Aquitaine et de Gascogne ; Raymond, qui devint prince d’Antioche, et Henri, dont fait mention Guillaume de Tyr (XIV, xx), et qui fut religieux de Cluny. (Cf. Dom Vaisselle, Hist. de Languedoc, XXVI, lxxxiii.) Les deux premiers étaient nés à Toulouse, l’un vers le commencement de 1099, et l’autre dix mois plus tard ; comme semble l’indiquer l’auteur de ta Chronique de Maillesais, pendant que Guillaume IX faisait son séjour dans cette ville, dont il s’était emparé en l’absence de Raymond de Saint-Gilles, alors en Terre sainte. Dom Vaisselle, Hist. de Languedoc. — L’assertion de l’auteur arménien sur le degré de parenté qui unissait le comte de Marasch à Raymond de Poitiers concorde parfaitement avec les paroles du docteur Basile dans son oraison funèbre de Baudouin, et mérite d’autant plus de confiance que Basile habitait la ville de Kéçoun et était le confesseur de ce prince. Les relations intimes qui existaient entre Raymond et Baudouin viennent encore à l’appui de cette assertion. Les deux villes de Kéçoun et de Marasch, dont celui-ci était seigneur, se trouvaient dans la partie du territoire de la Petite Arménie sur laquelle s’étendait la suzeraineté des princes d’Antioche.

[33] C’est en effet la signification qu’a en arabe le nom de Nour ed-din, littéralement « Lumière de la religion. »

[34] Voir sur cette expression, cité bâtie avec du sang, ch. CCLXXV.

[35] Après la mort du prince d’Antioche, dit Aboulfaradj (Chron. Syr.), et du seigneur de Kéçoun, cette dernière ville et celle de Bethhesna (Béhesni), furent données à Josselin.

[36] Dans le langage des auteurs arméniens, les Ismaélites, descendants d’Ismaël, fils d’Abraham, sont les Arabes, et quelquefois, comme ici, les musulmans en général.

[37] Maç’oud était fils de Kilidj Arslan Ier, de la dynastie des Seldjoukides d’Iconium. Il régna de 1119 à 1155 environ.

[38] La Fête de l’Exaltation de la Sainte-Croix, qui est mobile dans l’Eglise arménienne, et se célèbre toujours le dimanche, tomba cette année le 11 septembre. Voir ma Chronologie arménienne, IIIe partie, tableau I).

[39] Suivant Aboulfaradj (Chron. syr. p. 343), ce fut Kilidj Arslan II, fils de Maç’oud, qui fit cette expédition contre Marasch. — En l’année 1460 des Grecs, 543 hég. (1148-1149), Kilidj Arslan s’étant emparé de Marasch, promit avec serment aux cavaliers, a l’évêque et aux prêtres francs de les faire conduire sains et saufs a Antioche ; mais après les avoir congédiés, il les fit massacrer par les Turcs qui les accompagnaient. Dans le pillage de la ville, le trésor de l’église des Syriens, l’urne ou le vase qui contenait le saint-chrême, les calices, les burettes, les encensoirs d’argent, les vêtements sacerdotaux et les tentures devinrent la proie des infidèles.

[40] Kara Arslan est appelé par Aboulfaradj seigneur de la forteresse de Zaïd, place située près du monastère syrien de Mar Bartzouma, non loin de Gargar’, dans la Cilicie. Le même chroniqueur raconte (ibid.) l’attaque de Kara Arslan contre Gargar’.

[41] Voici comment Aboulfaradj (Chron. syr.) raconte l’attaque de Kara Arslan contre Gargar’ : « Des éclaireurs envoyés dans la contrée de Gargar’ rapportèrent à Kara Arslan que les habitants s’étaient retirés avec tout ce qu’ils possédaient dans la montagne du voisinage, où était le monastère de Mai Bartzouma. Les Turcs placèrent des embuscades en trois lieux différents, et le lendemain matin pillèrent les propriétés particulières et enlevèrent des bestiaux ; trois serviteurs du couvent et deux Turcs furent tués. Ensuite ils envoyèrent demander aux moines de leur livrer les habitants, assurant qu’ils laisseraient à ces derniers la liberté, et la faculté de rentrer chez eux, pourvu qu’ils consentissent à cultiver la terre pour leurs nouveaux maîtres ; à cette condition ils promettaient de rendre ce qu’ils avaient pris. Les moines, parmi lesquels les uns voulaient accepter et les autres refuser, étaient sur le point de s’entr’égorger, lorsque l’un d’eux, d’un âge avancé, les apaisa en leur conseillant de choisir deux religieux de chaque parti qui iraient proposer aux Turcs de leur adjoindre quelques-uns des leurs pour aller trouver l’émir et s’en remettre à sa justice. La fourberie des infidèles ayant été par ce moyen mise à découvert, les moines, d’un commun accord, refusèrent délivrer les habitants, et les Turcs se retirèrent après avoir incendié les vignes et les pressoirs. Mais le butin enlevé fut rendu par l’émir, à la prière des moines, qui allèrent le lui réclamer dans sa forteresse de Zaïd ou Kharpert. »

[42] Cette année (1460 des Grecs = 1148 - 1149), Josselin partit de Tellbâscher pour Antioche avec 200 cavaliers. Ceux-ci étant tombés pendant la nuit au milieu d’un petit détachement de Turcomans, et pensant qu’ils avaient affaire à des ennemis nombreux, prirent la fuite, effrayés par la voix des Infidèles. Les Turcomans s’étant mis à leur poursuite, prirent Josselin et le vendirent au prix de mille dinars à Nour ed-din, qui le fit charger de chaînes et jeter en prison à Alep. La captivité du prince chrétien dura 9 ans, pendant lesquels ni menaces ni séductions ne purent le déterminer à abjurer sa foi et à se faire musulman, et cette captivité ne finit qu’à sa mort. Dans ses derniers moments, il fit appeler Ignace, évêque syrien d’Alep, qui le confessa et lui donna la communion. Aboulfaradj, Chron. syr. On lit dans Guillaume de Tyr (XVII, ii) qu’il fut pris par des brigands en se rendant à Antioche, où l’avait appelé le patriarche, et tandis qu’il s’était séparé de sa suite pour satisfaire un besoin naturel, gratia, ut dicitur, alvum purgandi. (Cf. Kemal ed-din, apud M. Reinaud, Extraits des auteurs arabes relatifs aux Croisade, et le récit d’Ibn Alathir, éd. Tornberg, qui est conforme à celui de Kemal ed-din.) Ibn Alathir dit qu’après que Josselin eut été fait prisonnier, Nour ed-din se mit en possession de ses forteresses Tellbâscher, Ain-tab, Azaz, Tell-Khaled, Kouris, Kavtendan, Bourdj-el-Raçâs, Hisn el-Bara, Kafarçoud, Kafarlâthà, Dolouk, Marasch, Nahr el-Djouz et autres lieux.

[43] C’est le prince arménien Kogh-Vasil, dont le nom figure avec tant d’éclat dans les pages de Matthieu d’Édesse. Ce titre honorifique avait été accordé aux chefs des trois principautés arméniennes les plus considérables de la Cilicie par les empereurs, jaloux de rattacher à eux ces chefs et de faire acte de suzeraineté. — Le titre de Sébaste ou Auguste était d’abord réservé, dans l’étiquette de la cour de Byzance, aux seuls princes de la famille Impériale. Alexis Comnème, n’étant encore que général, le reçut de Nicéphore Botaniate. Lorsqu’il fut sur le trône, il en étendit l’usage et en fit sortir tout un ordre de nouvelles distinctions honorifiques, comme Pansébaste ou Augustissime, titre que nous verrons plus loin (ch. CCLXXVI) conféré à Thoros II Panhypersébaste, Protosébaste, Sébastocrator. — cf. Codinus. De off. Constantinopolitanis, et Du Cange, Gloss. med. et inf. gracit., v° Sebastos.

[44] Il est curieux de voir les cloches employées à cette époque comme instruments de musique militaire chez les musulmans.

[45] Josselin III, fils de Josselin II, et petit-fils de Josselin de Courtenay, dit le Vieux. Après que son père fut tombé entre les mains de Nour ed-din, et que celui-ci eut achevée de lui enlever ses Etats, il se retira auprès du roi de Jérusalem Baudouin III, et épousa Agnès, troisième fille de Henri de Milly, dit le Buffle, qui lui apporta en dot le Château du Roi et Montfort.

[46] Cette expédition de Maç’oud est ainsi racontée par Aboulfaradj (Chron. syr.) « En 1461 des Grecs (1149-1150), les habitants de Kéçoun voyant la puissance considérable des Turcs, envoyèrent à Maç’oud l’évêque Mar-Ioannès, et convinrent avec lui que les Francs qui étaient chez eux pourraient se retirer sains et saufs à Aïn-tab. Lorsque cet accord eut été exécuté, ils livrèrent leur ville au sultan. C’est ainsi qu’il devint maitre de Kéçoun, Béhesni, Raban, Pharzman et Marasch. Pendant qu’il faisait le siège de Tellbâscher, son gendre Nour ed-din vint le trouver. Maç’oud n’ayant pu s’emparer de cette place, se retira ; après quoi le roi de Jérusalem en fit sortir la femme de Josselin et ses fils, ainsi que les Francs qui l’occupaient, et les conduisit à Jérusalem. Il mit à Tellbâscher un corps d’impériaux qui s’établit aussi à Aïn-tab et à Azaz ; mais cette garnison, attaquée et affamée par Nour ed-din, lui livra ces forteresses avant qu’il en eût entrepris le siège. »

[47] Thoros II, le cinquième des princes de la dynastie roupénienne. Il partagea d’abord la captivité de son père Léon à Constantinople. Deux ans après la mort de Léon, Thoros parvint à s’échapper, et arriva par mer, sons un déguisement de marchand, sur le territoire d’Antioche, d’où il gagna les gorges du Taurus. Là il se fit connaître à un prêtre, qui le tint caché dans sa maison, où, suivant une autre version, qui le travestit en berger. Ce prêtre ayant fait savoir l’arrivée du jeune prince aux Arméniens qui habitaient le Taurus, et qui, impatients des vexations et de la tyrannie des Grecs, aspiraient à recouvrer leur indépendance, Thoros vit accourir à lui plus de dix mille hommes. A leur tête, il attaqua les Grecs et leur enleva nombre de villes et de forteresses qui avaient appartenu à ses ancêtres. Sur ces entrefaites survinrent ses deux frères Sdéph’ané et Mleh (Milo, Guill. de Tyr, XX, 25 ; Melier ou Meslier, trad. franc.), qui s’étaient sauvés d’Édesse lors de la prise de cette ville. Réunissant leurs efforts à ceux de Thoros, ils parvinrent à chasser les Grecs de la Cilicie. — Tchamitch, T. III.

[48] Andronic Comnène, qui paraît être le même qu’Andronic Euphorbéne, oncle de l’empereur Manuel. Cf. Du Cange, Fam. byz.

[49] Oschin, second du nom, était fils de Héthoum Ier, fils de cet Oschin que nous avons vu (ch. CLI) figurer parmi les chefs arméniens qui envoyèrent des secours aux Croisés pendant le siège d’Antioche. Les seigneurs de Lampron se reconnaissaient vassaux de l’empire grec, et en cette qualité ils se montrèrent, toujours dévoués à la cour de Byzance et opposés aux Roupéniens, jusqu’à ce que le mariage de Héthoum, fils de Constantin, petit-neveu d’Oschin II, avec Zabel (Isabelle), fille du roi roupénien Léon II, eut fait asseoir les Héthoumiens sur le trône de la Petite Arménie et réuni ces deux familles. Plus tard (cf. Sempad ad annum 600), Oschin et Thoros se réconcilièrent, et ce dernier donna sa fille en mariage à Héthoum, fils d’Oschin. Tchamitch (t. III) dit que cette réconciliation fut l’œuvre de saint Nersès Schnorhali, excité à interposer sa médiation par son frère, le catholicos Grégoire III.

[50] Partzerpert, c’est-à-dire forteresse haute, château très fort situé au milieu du Taurus, à l’extrémité septentrionale de la Cilicie, au nord de Sis, à une journée de marche de cette ville et sur un des affluents du haut Pyramus ou Djeyhan. C’était la place la plus forte des rois de la Petite Arménie, où ils renfermaient leurs trésors et qui leur servait de résidence d’été.

[51] Andronic, adonné à la mollesse, aux plaisirs et à l’amour des jeux scéniques, laissait Thoros étendre ses conquêtes en Cilicie. Le prince arménien, voulant garantir Mopsueste, où il s’était renfermé et qu’Andronic assiégeait avec toutes ses forces, pratiqua par une nuit sombre, où le ciel versait des torrents de pluie, plusieurs brèches au rempart, et tombant à l’improviste sur les Grecs, les mit en déroute. Andronic, averti tardivement, sauta à cheval, s’élança contre les Arméniens et fit des prodiges de valeur ; mais obligé de céder à la supériorité du nombre, il se sauva avec peine de la mêlée, et partit pour Antioche. Quelque temps après il revint à Constantinople. (Cinnamus, III. xv, et IV, xiii.) Ce combat, dans lequel les Arméniens avaient pour auxiliaires les Francs, suivant Aboulfaradj (Chron. syr.), fut livré, en 1465 des Grecs (1er oct. 1153 - 1154), à la porte de Tarse, et trois mille Grecs y perdirent la vie ; le reste s’enfuit par mer. Andronic se précipita sur Thoros, et d’un coup de lance le jeta à bas de son cheval ; mais le long bouclier et la cuirasse en fer du prince arménien le préservèrent. Quelques jours après, Andronic, abandonnant les soins de la guerre et cédant à la passion que lui inspirait la princesse Philippa, partit pour Antioche. L’empereur, irrité en apprenant le motif honteux d’une désertion qui lui faisait perdre l’espoir de reconquérir la Cilicie, remplaça Andronic dans son commandement par le prince hongrois Constantin Calaman, sébaste, fils de Boris, et arrière petit fils, par sa grand’mère Euphémie, de Vladimir Monomaque, grand prince de Russie, (Cf. Karamzin). Calaman fut battu aussi et fait prisonnier par Thoros, qui le rendit à l’empereur pour une somme considérable. (Nicétas Choniatès, ibid. ch. v.) Plus tard, il tomba entre les mains de Nour ed-din, qui acheva la ruine des Grecs en Cilicie. (Cinnamus. V, ix ; Guillaume de Tyr, XIX, ix)

[52] Grégoire le Prêtre veut parler de cette partie de la chaîne du Taurus qui sépare la Cilicie de la Lycaonie.

[53] L’endroit appelé par les Arméniens Tour’n, Porte, est l’un des passages resserrés qui se trouvent entre le mont Amanus et le rivage de la mer, Pylae Ciliciae ou Pylae Amanides, et qui terminent la Cilicie. Ce passage est appelé Portella par les chroniqueurs du moyen-âge et dans les chartes latines émanées de la chancellerie des rois Roupéniens. Là était un bureau des douanes arméniennes, qui dépendait du fief de Gaston ou Gastim, place dans le voisinage. D’après Willebrand d’Oldenbourg (Itinerarium Terrae sanctae), la Portella était un casai situe à quatre milles de distance d’Alexandrette, et au nord de Gastim ; non loin de là, et sur le bord de la mer, s’élevait une porte de marbre blanc et poli, magnifiquement ornée, au haut de laquelle, suivant la tradition, reposaient les ossements d’Alexandre le Grand. Voir la note suivante. La détermination de la position des Pylae Syria et des Pylae Amanides, dans le voisinage, présente beaucoup d’incertitude dans les auteurs anciens. Quinte-Curce. Ptolémée, Arrien, etc. M. Will. Ainsworth a essayé de traiter cette intéressante et difficile question dans un mémoire intitulé ; Notes upon the comparative geography of the cilician and syrian gates, dans le Journal of the R. geographical Society of London. 1838. Cf. ce mémoire traduit dans les Nouvelles annales des voyages, année 1839. t. II.

[54] Par le mot Frérk’ que les Arméniens empruntèrent aux Francs à l’époque des croisades, Grégoire entend ici les Templiers. Il paraît que cet ordre était déjà établi dans la Cilicie avant le règne de Léon II (1188). Plus tard, ce même prince, après qu’il eut pris le titre de Roi (1198), y appela les Hospitaliers et les chevaliers Teutoniques. Un des domaines que possédaient les Templiers, Gaston ou Gastim, était situé au nord et non loin de la Portella. Gaston tomba au pouvoir de Saladin après la chute du royaume de Jérusalem ; mais, à l’arrivée de Frédéric Barberousse dans la Petite Arménie, en 1190, la garnison, saisie de frayeur au nom seul du prince allemand, l’abandonna. Il fut occupé, en vertu d’une cession de Léon II, qui s’en était emparé, par le seigneur de Bagras, Sire Adam, qui prit dès lors, roinmo ou le voit dans plusieurs chartes latines, le nom du fief de Gaston, Adam de Guaslont, de Gastum, de Guastonis ou de Gastim. Lorsque Léon II se fut chargé de la tutelle de son petit-neveu Raymond Rupin d’Antioche, et qu’il eut à soutenir les droits de ce dernier contre les prétentions de Raymond le Borgne, comte de Tripoli, à la principauté de cette vile, les Templiers ayant pris le parti de Raymond de Tripoli, il les dépouilla de leur domaine de la Portella, et en investit un seigneur appelé du nom de ce fief, Adam de Guastone, de Gastum, de Gastonis, ou de Gastim (Actes de donation de Léon II et de Raymond Rupin aux Hospitaliers, en date de 1207, 1210 et 1214, dans Pauli, Codice diplomatico del sacro militare ordine Gerosolimitano, T. I, pièces n° XCI, XCVI, XCIX etc.) Le pape Innocent III pour punir Léon II de cette spoliation, lança contre lui en 1213, une sentence d’excommunication (Innocentii III epistolae, éd. Baluze, lib. XIV. epist. 64, 65 et 66, T. II). Plus tard, en 1215, Léon ayant fait la paix avec les Templiers et leur ayant rendu ce fief, Innocent III écrivit son légal, le patriarche de Jérusalem, en le chargeant de le relever de l’anathème (Ibid. lib. XVI, epist. 7, T. II). — La détermination de la position qu’occupaient les Templiers au-dessus de la Portella prouve que ce sont bien les chevaliers de cet ordre qui, avec le prince arménien Sdéph’ané, tombèrent sur les Turcs de Kilidj Arslan, dans les passages de l’Amanus.

Aboulfaradj (Chron. syr.) raconte, à l’année même où nous sommes parvenus dans te récit de Grégoire le Prêtre (1467 des Grecs= 1er oct. 1155-1156), une querelle qui divisa pendant quelque temps Thoros et les Templiers. Le prince d’Antioche, et avec lui tous les Francs, réclamaient pour cet ordre la remise des places enlevées aux Grecs par les Arméniens, qui refusaient de s’en dessaisir ; un combat fut livré auprès de la porte Synkraton. Thoros, vaincu, prit la fuite ; il obtint la paix en rendant les forteresses qui faisaient l’objet de la contestation. C’est sans doute après cet accord que les Templiers se réunirent à Sdéph’ané contre les Turcs.

[55] L’Arménien Thoros, chef de la Cilicie, étant entré dans la Cappadoce, pilla les Turcs et puis retourna chez lui. Alors Maç’oud, sultan d’Iconium, s’étant ligué avec Yakoub Arslan, auquel ii avait donné sa fille en manage, se prépara à envahir la Cilicie ; mais comme les avant-postes arméniens étaient sur leurs gardes et composes d’hommes très courageux, les Turcs s’en revinrent honteusement sans pénétrer dans les gorges de la montagne. Déjà à cette époque, Thoros ayant accru sa puissance, enleva aux Grecs les places qui leur étaient restées. L’empereur Manuel, irrité, envoya en Cilicie son général Andronic qui était de la famille impériale ; mais los Arméniens, joints aux Francs, battirent les Grecs auprès de la Porte de Tarse, et leur tuèrent 3.000 bommes. Ceux qui purent s’échapper, se sauvèrent par mer. — Aboulfaradj, Chron. syr.

[56] Je suppose que le mot Dabakh est l’arabe Dsoubha, douleur à la gorge, étouffement causé par l’afflux du sang à cette partie du corps, angine.

[57] Aboulfaradj (Chron. syr.) dit qu’en 1465 des Grecs (1er octobre 1153-1154) le sultan d’Iconium étant entré en Cilicie avec une armée considérable, et pendant qu’il pressait vivement le siège de Thil de Hamdoun, une nuée de cousins et de moucherons vint assaillir ses troupes. Au bout de trois jours, l’infection de l’air engendra des maladies et, comme le fléau augmentait de jour en jour, les infidèles prirent la fuite en abandonnant leurs bagages. Thoros, avec ses Arméniens, descendant des montagnes, les poursuivit et ne cessa de les tailler en pièces que lorsque les bras lui tombèrent de fatigue. — Quoique dans ce paragraphe Grégoire le Prêtre n’attribue la fuite des Turcs qu’à la mortalité qui sévit sur leurs chevaux, cependant, plus loin, il fait allusion à cette invasion d’insectes contre l’armée de Maç’oud et il est ainsi d’accord, pour cette circonstance, avec l’historien syrien.

[58] Il y a dans le texte Hedjoub, en arabe Hadjeb, chambellan, officier attaché au service personnel d’un souverain. Ce titre était quelquefois donné à des généraux d’armée ou à des commandants militaires de villes ou de provinces.

[59] En l’année 1465 des Grecs (1153 - 1154), Maç’oud étant entré en Cilicie avec une armée considérable, assiégea Thil de Hamdoun ; mais Dieu lui envoya des myriades de mouches et de moucherons qui rappelaient le souvenir de la plaie dont furent frappés les Egyptiens, au temps de Moïse. Au bout de trois jours, la pestilence de l’air répandit la maladie dans le camp des Turcs, et comme ce fléau augmentait de jour en jour, ils prirent la fuite en abandonnant leurs bagages. Thoros, à la tête des Arméniens, descendant de ses montagnes, poursuivit les Infidèles et ne cessa de les tailler en pièces que lorsque ses bras tombèrent de lassitude. — Aboulfaradj, Chron. syr.

[60] Cabadês ou Coadès, en arménien Gavad, roi de Perse, de la dynastie des Sassanides. Il était fils de Béroz (Firouz) ou Pérozès II, fils d’Iezdedjerd II. Il régna de 486 à 497 et de nouveau de 501 à 531.

[61] L’auteur ne nomme point cette montagne ; mais il est probable qu’il a voulu désigner le Macis ou Ararad en adoptant l’opinion qui a toujours eu cours parmi les Arméniens et qu’ils conservent encore avec amour comme un antique souvenir national, opinion d’après laquelle l’arche de Noé t’arrêta sur l’Ararad. On sait que chez les juifs et les chrétiens de la Mésopotamie et de la Syrie, des les premiers siècles de notre ère, prévalut une autre tradition d’après laquelle l’arche se serait reposée sur une des cimes des monts Gordyéens dans l’Assyrie. (Cf. Saint-Martin, Mémoires sar l’Arménie, t. I", p. 260 et suiv.)

[62] Evagre [Histoire ecclés. IV, xxviii) rapporte un miracle semblable arrivé à Sergiopolis, ville de l’Euphratèse, lorsqu’elle fut assiégée par Chosroes, fils de Cabadès.

[63] Cette date de la mort de Maç’oud concorde avec celle qu’indique Aboulfaradj, 1466 des Grecs (1154-1155). — Avant de mourir, Maç’oud partagea ses Etats entre ses enfants ; il donna à Izz ed-din Kilidj Arslan, Klitzastklan, sa Capitale Iconium, avec toutes les contrées qui en dépendaient ; à son gendre Yakoub Arslan, Iagoupasan, Amasie et Ancyre, avec la Cappadoce et les contrées voisines ; et à Dsou’lnoun, Dadounès, (Cf. note ci-dessous), Césarée et Sébaste. (Nicétas Choniatès, Manuel Comnène, III, 5). — Aboulféda (ad annum 560) dit qu’Ancyre fut donnée à Schahinschah, autre fils de Maç’oud, et qu’Ibrahim, (frère de Dsou’lnoun, eut Malathia (Mélitène). Aboulfaradj ajoute que Kilidj Arslan, qui était impuissant à défendre ses Etats contre les princes de Cappadoce, laissa Nour ed-din lui prendre Ph’arzman et Aïn-tab.

[64] Le plus jeune des trois frères de Kilidj Arslan II était Schahinschah, Sunisan. Dans une des guerres que Manuel Comnène soutint centre Kilidj Arslan, il prit le parti de l’empereur (1158). La même année son frère lui enleva ses Etats ; alors Schah Tuschah se retira auprès de Manuel. Cinnamus, XIII-XIV.

[65] Gangra, ville principale du thème de Paphlagonie, au nord-est d’Ancyre, dans le voisinage et au nord du fleuve Halys ou Kizil-Irmak ; elle est nommée aujourd’hui Kiangari.

[66] Dans le texte arménien il y a Khadi, mot qui me paraît être ici une altération de l’arabe Katib, écrivain, secrétaire.

[67] Yakoub Arslan était le frère de Mohammed, fils d’Amer Gazi. Dans le texte syriaque d’Aboulfaradj, ce nom est écrit Yakoub Arslan, comme dans Nicétas Choniatès et notre chroniqueur arménien. Cet accord semble prouver que c’est la véritable forme de ce nom. Les auteurs arabes, Ibn Alathir, Aboulféda et Ibn-Khaldoun, écrivent Bâghi ou Yâghi.

[68] Larissa, ville de la Deuxième Arménie, qui devint, sous le règne de l’empereur Léon le Philosophe, un poste militaire, Toûpfxi, dépendant de Sébaste, dans le voisinage de laquelle il était situé (Constantin Porphyrogénète, De Admin. Imp.)

[69] Je pense que ce neveu ou fils de frère est Dsou’lnoun, qui était établi à Césarée de Cappadoce, et à qui Kilidj Arslan enleva cette ville. Il était fils de Mélik Mohammed ou Mahmoud, et arrière-petit-fils d’Ibn el Danischmend. L’oncle de Dsou’lnoun, Yakoub Arslan, avait épousé comme lui une fille du sultan Maç’oud. Les traducteurs d’Aboulfaradj, Bruns et Kirsch, par une confusion ont lu et transcrit Damlanoun au lieu de Dsou’lnoun, qui est la véritable leçon, autorisée par les textes des auteurs arabes et byzantins.

[70] Il y a dans le texte : les Gourra, qui est l’arabe Kourra, pluriel de Kari, (lecteur du Coran, attaché en cette qualité au service d’une mosquée. Ici ce mot, pris dans une acception plus étendue, doit signifier imam, prêtre, desservant d’une mosquée ou docteur de la loi.

[71] Renaud de Châtillon, qui avait suivi le roi Louis VII en Palestine, prit ensuite du service dans les troupes de Raymond de Poitiers, seigneur d’Antioche. Ce dernier étant mort en 1148, sa veuve Constance choisit Renaud pour époux, et comme régent de la principauté pendant la minorité de Bohémond III, fils de Raymond. Elle tint d’abord son union secrète, jusqu’à ce que le roi de Jérusalem, dont elle était la cousine, et qui était le protecteur de la principauté, eût donné son consentement. (Guillaume de Tyr)

[72] Un autre ms. porte : « au commencement du mois d’août. »

[73] Kemal ed-din, Ibn Alathir et Aboulféda mentionnent ce tremblement de terre sous la date de 552, au mois de redjeb (août-sept. 1157). Il désola toute la Syrie, et y détruisit quantité de villes et de forteresses, Scheïzar, Kafarthàb, Maa’rra, Apamée, Emesse, le Château des Kurdes, Arka, Laodicée, Tripoli et Antioche. Nour ed-din, craignant que les Francs ne profitassent des dégâts occasionnés aux murailles et aux remparts des places musulmanes, rassembla ses troupes et les posta sur ses frontières, jusqu’à ce que ces dégâts eussent été réparés.

[74] Les Karmathes donnèrent naissance à la secte des Ismaéliens ou Bathéniens. Leur origine n’est pas très bien connue, mais la tradition la plus généralement suivie leur assigne pour fondateur un homme de basse extraction, que quelques-uns nomment Karmatha, qui vint en 278 hég. (15 avril 891 - 2 avril 892) du Khouzistan auprès de Coufa. La doctrine des Karmathes renversait tous les fondements de l’islamisme ; elle se répandit rapidement dans l’empire des Khalifes. La Chaldée, la Mésopotamie, la Syrie et l’Arabie furent fréquemment le théâtre de leurs déprédations et de leurs excès. En 313 hég. (29 mars 925 - 18 mars 926), Ils prirent La Mecque et saccagèrent de fond en comble la Kaaba, sous leur chef Abou Dhaher, dont le règne marqua leur plus grande puissance. — d’Herbelot, au mot Carmath ; Sale’s Coran, Preliminary discourse, sect. iii de Sacy, Exposé de la religion des Druzes, Introd. p. clxix et clxxxiii. — Notre chroniqueur veut parler sans doute de quelques restes des anciens Karmathes transformés alors en Ismaéliens.

[75] Aboulfaradj dit, sous la date de 1469 des Grecs (1157-1158), que Sdéph’ané avait comploté de tuer son frère Thoros, mais que celui-ci ayant découvert son projet, se saisit de lui et le tint en prison pendant six mois, ou, suivant Michel le Syrien, dix mois.

[76] Grégoire le Prêtre, en prétendant que le nom de la ville de Kéçoun signifie belle, rapporte peut-être l’origine de ce mot à l’arabe Haçan, qui a une conformité de sens et quelque analogie de prononciation.

[77] Ph’arzman, place forte de la troisième Arménie, sur les limites de l’Euphratèse.

[78] Ibn Alathir, Aboulféda et Kemal ed-din indiquent cette maladie de Nour ed-din à l’année 554 hég. (23 janvier 1159 - 11 janvier 1160). Le bruit courut un moment qu’il était mort. Comme il ne laissait pas de fils en état de lui succéder, son frère cadet Nasret ed-din Miran rassembla quelques troupes et essaya de s’emparer de vive force de la citadelle d’Alep. Mais Nour ed-din s’étant fait voir au peuple par une fenêtre grillée, les partisans de son frère se dispersèrent et Miran s’enfuit à Harran (Ibn Alathir).

[79] Il y a dans le texte Gonthandjau, qui est le titre de comte d’Anjou que portait Foulques avant d’être roi de Jérusalem.

[80] Baudouin III, qui était âgé de douze ans à la mort de son père Foulques (1152), devait avoir par conséquent vingt-trois ans à l’époque de la prise d’Ascalon, et non dix-huit comme le prétend notre chroniqueur.

[81] Cette indication nous donne pour date le dimanche 16 août, jour où l’Eglise arménienne célébra en 1153 la fête de l’Assomption. Ibn Alathir, Aboulféda et Aboulfaradj marquent l’année 548 hég. (29 mars 1153 -17 mars 1154). Mais Guillaume de Tyr place la prise d’Ascalon au 12 août de l’année suivante, 1154 (XVII, 30).

[82] Le mot Sguthatsik’, Scythes, est appliqué par les Arméniens aux peuples de l’Asie centrale que nous connaissons sous le nom générique de Tartares, et sous les dénominations spéciales de Turcs, Turcomans, Mongols, etc. — Ascalon, à cette époque appartenait au khalife fatimide d’Egypte Dhafer-billah.

[83] Ibn Alathir, ad annum 549 (18 mars 1154 - 6 mars 1155), raconte le stratagème qu’employa Nour ed-din pour se rendre maître de Damas. Il sut par ses artifices écarter d’auprès de Modjir ed-din, prince de cette ville, les émirs qui par leurs talents pouvaient mettre obstacle à ses desseins, et gagna les milices et les habitants, qui lui ouvrirent les portes. Modjir ed-din consentit à recevoir Emesse en échange puis Balis. Mais comme il cherchait de nouveau à se faire un parti à Damas, Nour ed-din lui ôta Emesse, et le prince déchu se retira à Bagdad où il mourut.

[84] Il faut lire sa nièce. C’était Théodora, fille du sebastocrator Isaac, frère aîné de Manuel. Elle n’avait alors que treize ans, (Guillaume de Tyr) Baudouin n’eut pas d’enfants de cette princesse ; mais après la mort de son mari, elle entretint avec son parent Andronic, cousin de Manuel, des relations criminelles, et lui donna un fils et une fille, Alexis et Irène.

[85] 2Cinnamus, IV, xviii, ajoute quelques détails qui complètent le récit de Grégoire le Prêtre. Manuel était sur le point d’entrer en Cilicie et approchait de Séleucie, lorsque Thoros, prévenu par un de ces pèlerins latins qui se rendaient en mendiant dans la Palestine, s’enfuit dans les gorges les plus reculées du Taurus, en cachant sa retraite à tous, excepté à deux amis, Thomas et Korkè ; (Georges). Le surlendemain l’empereur, ayant franchi les frontières de la Cilicie, prit sans coup férir le château fort de Lemos, ensuite Cistramos et Anazarbe. De là il marcha sur Longinias, dont il s’empara également ; puis, tandis qu’il allait prendre Thil, il envoya contre Tarse son beau- frère Théodore Vatatzes. A l’approche de celui-ci, les défenseurs de Tarse, effrayés, se précipitèrent du haut des tours, et la ville se rendit.

Il existait plusieurs causes pour lesquelles Renaud de Châtillon évitait la présence de l’empereur, et qui en éloignaient aussi Thoros. Manuel en voulait au premier de ce qu’il avait obtenu la main de Constance, bile de Bohémond II, au préjudice du césar Jean Roger, qui avait été trouvé trop vieux, et qui avait été refusé aussi par la crainte que celle union ne soumit Antioche à la domination impériale, son autre grief était l’expédition que Renaud avait entreprise contre l’île de Chypre, qui appartenait alors aux Crées ; enfin il ne pouvait oublier que Thoros lui avait enlevé les villes les plus importantes de la Cilicie, et il lui gardait rancune de sa connivence avec Renaud. Thoros et Renaud, effrayés de l’arrivée de Manuel, et n’osant pas lui envoyer directement des députes pour implorer leur pardon, s’adressèrent à ses plus proches parents. A la fin, Renaud arriva avec plusieurs habitants d’Antioche, la tête découverte, les manches retroussées jusqu’au coude, les pieds nus, la coule au cou, et un glaive a la main gauche. Il était resté d’abord en dehors de la tente impériale sans oser entrer ; Manuel, cédant aux sollicitations les plus pressantes, finit par le recevoir et lui pardonner. Cette scène se passa en présence des députés des nations asiatiques venus du Kharazm de Suse, de toute la Médie, de Babylone (Bagdad), du pays des Abasges et des Ibériens, de la Palestine et de l’Arménie, de ceux de Nour ed-din, satrape de Berrhoea (Alep) de Yakoub Arslan, phylarque des Perses. Le roi de Jérusalem, Baudouin, ayant intercédé pour Thoros, l’empereur se laissa fléchir ; il consentit à recevoir le prince arménien, qui se présenta dans une attitude suppliante et humble, et l’admit parmi les vassaux de l’empire romain. La paix fut ainsi rétablie. Aboulfaradj (Chron. syr.) dit que les médiateurs de cette paix furent le roi de Jérusalem elle patriarche ; mais, dans son récit, il ne fait pas mention de Renaud de Châtillon.

[86] Cette expédition de Thoros II et de Renaud de Châtillon contre l’île de Chypre, et l’arrivée en Cilicie de Manuel Comnène sont ainsi racontées par Aboulfaradj : « En l’année 1468 des Grecs (1156 - 1157), le Prince seigneur d’Antioche envahit l’île de Chypre, qui appartenait aux Grecs, et la saccagea, enlevant les habitants, leurs richesses et leurs troupeaux. Les Chypriotes, arrivés au bord de la mer, s’engagèrent à payer une grosse somme pour eux et leurs troupeaux, et furent mis en liberté par les Francs. Néanmoins ceux-ci emportèrent les objets précieux dont ils s’étaient emparés, et emmenèrent comme otages à Antioche l’évêque, les abbés des couvents et les magistrats, jusqu’à ce que la rançon promise eut été payée. » (Chron. syr.) — Selon Cinnamus, Renaud avait été d’abord repoussé par Jean Comnène, neveu de Manuel, et Michel Branas, qui avaient le commandement de Chypre. Mais ceux-ci l’ayant poursuivi jusqu’à Leucosie, il les battit à son tour et les fit prisonniers (liv. IV). Cf. Guillaume de Tyr, xviii, 10.

[87] Ce fut conformément à ce pacte, fait avec Thoros, qu’un peu plus tard Manuel, se préparant à marcher contre Kilidj Arslan, appela comme auxiliaire le prince arménien ainsi que Dikran, et un certain Chrysaphius, Cilicien. (Voir Cinnamus. IV. iv). Nicétas Chômâtes (Manuel Comnène. III, i). En 1470 des Grecs (1158 - 1159), l’empereur Manuel entra en Cilicie, et Thoros prit la fuite ; Manuel s’empara de Tarse, d’Anazarbe et autres villes. Pendant qu’il hivernait en Cilicie, le roi de Jérusalem, le prince d’Antioche et le patriarche des Francs vinrent le trouver, et le réconcilièrent avec Thoros. L’empereur lui donna même le gouvernement de toutes les villes grecques du littoral de la Cilicie. Les chrétiens Grecs, Francs et Arméniens se réunirent alors en conseil, pour aviser aux moyens de soumettre Alep, Damas et la Syrie entière ; mais comme, sur ces entrefaites, la nouvelle arriva que les habitants de Constantinople avaient comploté de se donner un autre souverain (cf. ci-dessous, ch. CCLXXV) ; Manuel partit en toute hâte, et le projet qu’avaient formé les chrétiens avorta. — Aboulfaradj, Chron. syr.

[88] Cinnamus (IV, xx-xxii) raconte en détail la conférence de l’empereur Manuel et de Baudouin III et les rapports de ces deux princes avec Nour ed-din. Les circonstances de son récit nous montrent la hauteur arrogante que l’empereur affectait envers les princes latins de Syrie, et qu’il témoigna même au roi de Jérusalem.

[89] Cette même expression est appliquée à Damas par Guillaume de Tyr (XVII, 3) qui dit : (Damascus) interpretatur autem sanguinea vel sanguinolenta.

[90] Parmi les prisonniers que rendit Nour ed-din étaient Bertrand, fils naturel d’Alphonse, comte de Saint-Gilles et de Toulouse, et le grand maître du Temple, Bernard de Tremblai, ainsi que nombre de personnes de distinction. Il renvoya en même, temps six mille captifs, gens du commun. Allemands principalement, qui étaient tombés entre ses mains. Il s’engagea en outre à suivre l’empereur dans les guerres que celui-ci ferait en Orient. A ces conditions Manuel consentit à se retirer. (Cinnamus, IV. xxii ; cf. Guillaume de Tyr, XVII, xxi ; XVIII, xxv.)

[91] Grégoire le Prêtre fait allusion à quelques événements qui survinrent à Constantinople pendant que Manuel était encore en Cilicie. L’un de ses secrétaires et courtisans intimes, Théodore Stypiotes, préposé du Canicleum, fut accusé, et convaincu de trahison, et condamné. Il allait répétant, comme s’il eût parlé d’inspiration, que la vie de l’empereur était arrivée à son terme, et qu’il fallait confier la gestion des affaires publiques non à un homme jeune et dans la force de l’âge, mais à un gouvernement populaire. (Cf. Cinnamus, IV, xix) Nicétas Choniatès (Manuel Comnène. III. iv) affirme que Théodore était innocent, et fut la victime des dénonciations calomnieuses de Jean Camaterus, logothète du dromos ou directeur des postes. Celui-ci était jaloux de ce que l’empereur avait chargé Théodore de présider, dans la grande église de Blachernes, à la prestation du serment qui assurait la succession de l’empire à Alexis (Béla) fils puîné de Geisa, roi de Hongrie, et à sa femme Marie, fille de Manuel. Camaterus prétendait que cette mission lui appartenait, comme étant dans les attributions du logothète. Le récit de Radevic (De Gestis Friderici, III, xlvii) présente des différences notables. C’est celui qu’a suivi Lebeau (Hist. du Bas Empire, lxxxviii, § 33). En même temps, le chef des joueurs de trompette impériaux, qui portait le titre de primicier de la cour, Georges, surnommé Pyrrhogeorges, se rendit coupable envers l’empereur d’une faute grave ; mais il obtint son pardon, et n’eut d’autre punition que d’être révoqué de ses fonctions (Aboulfaradj, Chron. Syr.). Cette conspiration avait rallié un assez grand nombre d’adhérents : trois scélérats s’étaient engagés à aller tuer Manuel, et le secrétaire avait pris ses mesures pour se faire proclamer empereur le jour même où ce crime aurait réussi. L’impératrice, avertie à temps, dépêcha en diligence des courriers à son mari. Les assassins furent découverts et arrêtés en Syrie. A Constantinople on se saisit du chef de la conspiration et de ses complices. Au retour de Manuel, ils furent tous punis ; le secrétaire eut les yeux crevés, et par un nouveau genre de supplice on lui perça le gosier et on fit passer sa langue par cette ouverture. — Cf. Cinnamus, IV, 25, Guillaume de Tyr, XVIII, 25.

[92] Grégoire le Prêtre entend par Orthodoxes ses compatriotes, et peut-être les chrétiens de Syrie jacobites, à l’exclusion des Grecs, dont les Arméniens étalent séparés par des dissidences religieuses qui engendrèrent une animosité extrême entre ces deux nations. Cf. ch. LXV et ch. LXXXV. Cette séparation s’était effectuée, comme lors du concile de Chalcédoine.

[93] Manuel, désireux de hâter son retour à Constantinople, laissa sur la gauche la Pamphylie, et prit directement par la Lycaonie, malgré tous les efforts du sultan pour l’en détourner. Dès qu’il fut parvenu à la ville d’Aranda ou Laranda, les Turcs s’enfuirent, persuadés qu’il allait faire halte auprès d’Iconium. Cependant, voyant que les Grecs restaient inoffensifs, ils reprirent confiance et vinrent leur apporter des vivres en abondance ; mais, auprès de Cotyaeum (Kutaieh) ; ils tombèrent sur ceux qui s’étaient écartés du gros de l’armée et les massacrèrent ou les firent prisonniers. L’empereur, sans s’arrêter, rentra en triomphe à Constantinople. (Cinnamus, IV, xxii.)

[94] Saint Nersès le Grand.

[95] On a vu, ch. CCLXVIII, que Thoros portait déjà le titre honorifique de Sébaste ou Auguste. Il est probable qu’il reçut celui de Pansébaste ou Augustissime lors de sa réconciliation avec l’empereur.

[96] Rakka, ville de la Mésopotamie sur la rive orientale de l’Euphrate ; autrefois Callinicum, à trois journées de Harran. On l’appelait aussi Rafka. (Aboulféda)

[97] Comme dans nos manuscrits le nom propre de ce comte est omis, il est impossible de connaître le personnage que l’auteur a en vue. Il se peut qu’il ait voulu parler de Josselin III, et suivi la version adoptée par Aboulfaradj, et d’après laquelle Josselin, qui sortait continuellement de la contrée de Harem pour ravager le territoire d’Alep, tomba, en 1471 des Grecs (1159 - 1160) dans une embuscade que lui avait dressée Nour ed-din, fut conduit Alep et jeté dans la même prison où avait été renfermé son père (Chron. syr.). Mais Ibn Alathir, Aboulféda et Guillaume de Tyr, en retardant de quatre ou cinq ans cet événement, le rapportent avec de tout autres circonstances. Ibn Alathir et Aboulféda, en rapportant cet événement au mois de ramadhan 559 (août 1164), et Guillaume de Tyr, XIX ix) au 4 des ides ou 10 d’août de l’année suivante, 1165. D’après ces trois historiens, Nour ed-din, ayant été battu et forcé de prendre la ville à la Bocquée, auprès du château des Kurdes, revint l’année suivante, avec son frère Kothb ed-din Mandoud, prince de Mossoul, Fakhr ed-din Kara Arslan, prince de Hisn-Keïfa, Nedjm ed-din Albi, prince de Mardin, et autres émirs, attaquer Harem, dont il s’empara. Les chrétiens accoururent pour défendre cette place ; Nour ed-din, simulant la fuite, réussit à attirer la cavalerie des Francs à sa suite, et, faisant tout à coup volte-face, fit un carnage horrible de l’infanterie. Ce fut une déroute, et les chefs Francs, Bohémond, prince d’Antioche, Raymond le Jeune, comte de Tripoli, Josselin III, comte d’Édesse, Hugues de Lusignan (Hugo de Liniziaco) et Constantin Calaman, gouverneur grec de la Cilicie, tombèrent au pouvoir des Infidèles. Kemal ed-din ajoute que le seul qui parvint a s’échapper était Mleh, fils de Léon et frère de Thoros, dont la fuite fut protégée par les Turcomans Yarouk (Maroquin de Guillaume de Tyr et d’Olivier le Scholastique), avec lesquels il était lié.

[98] Miran, autrement appelé Soukman II, petit-fils de Soukman Ier Elkothby et fils de Dhaher ed-din Ibrahim, régna de 1128 à 1185. Il reçut le surnom de Schah Armên ou roi d’Arménie, parce que ses victoires lui assurèrent un rang supérieur à celui des autres émirs. Il résidait à Manazguerd, et s’était rendu maitre des villes et des provinces dont Grégoire le Prêtre nous fournit l’énumération, ainsi que de Meïafarékïn.

[99] Mousch, capitale du district de Daron, dans la province de Douroupéran, à trois journées de marche au nord-ouest de Khélath.

[100] Suivant Ibn Alathir (apud M. Defrémery, Journ. asiat., juin, 1849), c’était le beau-frère de l’émir Miran (Soukman II), qui marcha cette année (1161) contre les Géorgiens. Le chroniqueur arabe le nomme Mélik-Salik, prince d’Arzen erroum (Erzeroum). Sa sœur, mariée à Soukman II, s’appelait Schah-banou ou Schah-banoun. On peut voir (loc. laud.) les intéressantes recherches de M. Defrémery sur les princes d’Erzeroum, de la dynastie des Salikides ou Saldoukhides, et le tableau généalogique de cette dynastie qu’il a dressé d’après Ibn Alathir, Ibn Khaldoun, et le Schéref Nameh. M. Brosset a donné de son côté, d’après les sources géorgiennes et arméniennes, quelques notions sur ces princes, dans le Bulletin historico-philologique de l’Acad. Impér. des sciences de Saint-Pétersbourg, T. I.

[101] Giorgi III succéda sur le trône de Géorgie à son frère David III. Il était fils de Temédré (Dimitri II), fils de David II le Réparateur. David III avait régné un mois, suivant Tchamtchian (t. III), ou six mois, suivant l’Histoire de Géorgie, trad. par M. Brosset. Tchamitch place son avènement à l’année 605 E. A. = 1156, et l’Hist. de Géorgie en 1155.

[102] Okhthis ou Okhdik’, aujourd’hui Olthis, ville et district de la province d’Akheltskha / Akhaltsikh, anciennement province de Daïk’, dans le nord-ouest de l’Arménie, sur les limites de la Géorgie. L’historien Vartan parle de cette ville comme existant déjà dans la seconde moitié du xe siècle. — Addition à la note du ch. LXVI.

[103] La ville d’Ani avait été prise déjà par les Géorgiens, commandés par le roi David II, en l’année 1144, à l’émir kurde Aboulséwar. La seconde prise de cette ville est fixée, par Vartan comme par Grégoire le Prêtre, à l’année 1161. — Tchamitch, T. III. Cf. Notice sur la ville d’Ani, § 89, dans le Voyage en Pologne (Léhasdan) du R. P. Minas (en arménien), in-8° ; Venise, 1830. —Vartan dit : « Giorgi s’empara d’Ani sur l’émir Ph’adloun, qui avait succédé à son frère, Schadad (Scheddad). Au bout de cinquante jours arriva le Schahi Armên avec un corps considérable de troupes légères pour attaquer cette ville, déjà ruinée et abîmée par les Sons (habitants du Sounuêth). Giorgi, ayant appris l’arrivée du Schahi Armên, revint et fit passer les infidèles sous le tranchant du glaive. Personne ne put savoir le nombre de ceux qui périrent ; il y en eut quarante mille faits prisonniers. Giorgi laissa, pour commander Ani, un chef nommé Satoun. Celui-ci, soupçonné de projets de révolte, à cause de l’empresse ment qu’il mit à fortifier les murailles, et dénoncé pour ce fait au roi, fut révoqué de ses fonctions. Dans son mécontentement, il se retira auprès d’Ildiguiz (Eldigouz), atabek de l’Azerbaïdjan ; en suite, l’éristhaw (gouverneur) de Schaki, s’étant saisi traîtreusement de lui, l’envoya au roi, qui le fit périr, Giorgi nomma à sa place Sarkis, fils de Zakarè. Ibn Alathir (t. XI. édit. Tornberg) continue la date donnée par les auteurs arméniens de la prise d’Ani, en indiquant le mois de chaban 556 (août 1161) ; il dit que le Schahi Armên, fils d’Ibrahim, fils de Soukman, s’avança contre le roi de Géorgie avec une armée dans les rangs de laquelle servaient un très grand nombre de volontaires, et qu’ayant été mis en fuite, il se sauva, ne ramenant que quatre cents cavaliers.

[104] Le tang est la dixième partie de la drachme. Dans la version arménienne de l’Ancien Testament, le tang est pris comme l’équivalent de l’obole, et dans celle du Nouveau Testament, pour l’as. On dit quelquefois en arménien qu’un objet vaut un tang, on bien deux ou trois tang, pour signifier qu’il est d’une valeur minime ou nulle. (Cf. Pascal Aucher, Traité des poids et mesures des anciens (en arménien), Venise, in 4°, 1821)

[105] Le 27 juin, mardi. — Cf. mes Recherches sur la chronol. arménienne, IIe part. Anthol. chronol. LXXVIII. Le calcul précis des dates fournies par Grégoire le Prêtre dans ce chapitre nous donne : 1° pour la prise d’Ani, le mardi 27 juin. En effet, cette année Pâques ayant été le 16 avril, la Pentecôte le 4 juin, il s’ensuit que le lundi de la semaine d’abstinence, qui dans l’Eglise arménienne précède la fête de saint Grégoire l’Illuminateur, ou de la deuxième semaine du carême de l’été, se rencontra le 26 juin ; c’est le jour où Giorgi arriva devant Ani, et le lendemain 27 il prit cette ville. 2° Pour la défaite du Schahi Armên, le 4 août. En calculant par les Tables de M. Largeteau (Calcul des syzygies écliptiques ou quelconques, à la suite du Résumé de chronologie astronomique de M. Biot, t. XXII des Mémoires de l’Académie des Sciences), on trouve qu’en 1161 il y eut une éclipse totale de lune le 7 août à 23 heures 33’ de temps moyen, au méridien d’Erzeroum. La bataille où Giorgi vainquit le Schahi-Armên, ayant précédé cette éclipse de trois jours, eut lieu, par conséquent, le 4 août. En remontant de ce quantième au 26 juin, il y a un intervalle de quarante jours, tandis que, suivant Vartan, il s’en écoula cinquante entre la prise d’Ani et l’arrivée du Schahi Armên.

[106] En l’année 1472 des Grecs (1160-1161), Georges, roi d’Ibérie, enleva aux Turcs la grande ville d’Ani, et s’en revint avec un butin immense et un nombre considérable de captifs arabes. Aboulfaradj (Chron. Syr.) ajoute à ce que nous savons d’ailleurs de la prise d’Ani un détail curieux : « L’émir de Mossoul, Djémal ed-din, homme miséricordieux et qui répandait d’abondantes aumônes, députa vers Georges le maphrian (docteur) Ignace pour traiter de la rançon des Arabes prisonniers. Georges reçut cet envoyé avec honneur, et non seulement il remit les Arabes sans rançon, mais encore le renvoya à Mossoul comblé de présents, et en le faisant accompagner par un ambassadeur. Lorsqu’à leur retour ils furent près de Mossoul, le préfet de cette ville vint à leur rencontre. Le maphrian et les Georgiens y firent leur entrée avec des croix placées à l’extrémité des lances. Ce spectacle fut une consolation pour les chrétiens, et la libéralité du roi de Géorgie pour les musulmans. »

[107] D’après la suite du récit, on volt que cette contrée d’Alexis doit être la Sophène ou Quatrième-Arménie, à l’est de l’Euphrate.

[108] La forteresse de Dzov ou Dzovk’ était un ancien château fort bâti au milieu du lac de Kharpert, à l’orient de l’Euphrate, et qui, à la fin du xie siècle, était possédé par des princes de la famille de Grégoire Magistros. Il y avait dans cette île un couvent arménien qu’Aboulfaradj appelle le monastère du Lac. En 1125, le catholicos Grégoire III, son arrière-petit-fils, y fixa sa résidence. Son frère Nersès Schnorhali vint le suppléer pendant le voyage que Grégoire fit à Jérusalem, en 1136, en compagnie du légat du pape, Albéric, évêque d’Ostie. Grégoire transporta ensuite le siège du patriarcat dans le château fort de Hr’om-gla’. — Tchamitch, t. III.

[109] J’ai rendu par cette phrase : et autres gens de guerre, les mots arméniens dzoulag et kharouantar, dont la signification m’est inconnue.

[110] Un de nos mss. transcrit ce nom Medjmedin, un second Djmedin, et un troisième Maïn, altérations du nom de Medjd ed-din Ibn Daïé, l’un des principaux émirs attachés au service de Nour ed-din, et gouverneur d’Alep. Suivant Guillaume de Tyr (XVIII, 28), il fit prisonnier Renaud dans un lieu appelé Commi, entre Cressum (Kéçoun) et Mares (Marasch), le 9 des calendes de décembre (22 novembre) 1161.

[111] Un de nos manuscrits porte : trois cents hommes.

[112] Harem, forteresse de la principauté d’Antioche, au sud-est et à une journée de marche de cette ville ; Harenc de Guillaume de Tyr.

[113] J’ignore quelle est la forteresse que l’auteur mentionne sous le nom d’Ardzkhan ; peut-être ce mot a-t-il été altéré. Les troupes de Nour ed-din, après la prise de Harem, se répandirent dans tous les environs jusqu’à Laodicée et Soueïdlé (le port Saint Siméon) ; ensuite il vint attaquer Paneas ou Césarée de Philippe, qui se rendit.

[114] On peut voir dans Cinnamus (V, 6) le récit de la réception brillante qui fut faite au sultan par Manuel Comnène. L’historien byzantin ajoute que l’empereur, jaloux de montrer à ce prince les magnificences de sa capitale, voulut le conduire en procession depuis l’Acropole jusqu’à Sainte-Sophie ; mais que le patriarche Luc s’y opposa, et qu’un tremblement de terre, qui survint la nuit suivante, confirma les habitants de Constantinople dans l’idée que Luc s’était opposé avec raison à ce qu’il présentait comme une profanation. Kilidj Arslan fut magnifiquement reçu à Constantinople. Au-dessus d’une tribune splendidement décorée s’elevait un trône d’or massif rehaussé de diamants et d’hyacinthes, avec d’autres pierres précieuses entourées de perles d’une blancheur éclatante. Des lumières répandues à profusion faisaient jaillir de tous les joyaux des rayons éblouissants. Sur le trône était assis, dans toute sa majesté, l’empereur, revêtu d’un manteau de pourpre ou des diamants et des perles réunis avec art formaient des dessins admirables. Sur sa poitrine pendait, retenue par des chaînettes d’or, une pierre qui avait la couleur de la rose et la grosseur d’une pomme. Des deux côtés étaient rangés les membres du sénat, chacun à la place que lui assignaient ses fonctions dans l’Etat. Kilidj Arslan, introduit, fut frappé de tant de magnificence, et refusa d’abord de s’asseoir, malgré les instances de l’empereur, en fin il alla occuper un siège inférieur. Pendant son séjour à la cour de Manuel, il eut pour demeure un des palais qui s’élevaient dans la partie sud de Constantinople. Tous les plaisirs de la ville impériale, combats équestres, jeux du cirque, spectacle du feu grégeois, lui furent offerts. (Cinnamus) Aboulfaradj raconte, à l’année 1473 des Grecs (1er oct. 1161 - 1162), que Kilidj Arslan, avant appris le projet de Yakoub Arslan et des autres émirs de le renverser et de lui substituer son frère, se rendit à Constantinople, où il fut traité somptueusement ; il y demeura près de trois mois. Deux fois par jour, on lui apportait des mets servis dans des plats d’or et d’argent, qu’on lui laissait en cadeau. Dans une occasion, mangeant avec l’empereur, ce prince lui offrit toute la vaisselle et les ornements qui garnissaient la table, sans compter d’autres présents qui lui furent donnés, ainsi qu’aux Turcs, au nombre de mille, qui formaient son escorte. Le sultan, à son retour, reçut la soumission de Yakoub Arslan, effrayé de l’alliance de Kilidj Arslan et de Manuel. (Cf. Nicétas Choniatès, Manuel Comnène, III, v.)

[115] C’est le docteur Basile de Marasch, prêtre distingué par sa science et sa haute piété, le même qui avait été le confesseur de Baudouin de Marasch, et qui composa l’Oraison funèbre de ce prince. Cf. ch. CCLVIII.

[116] Ce duc ou gouverneur de la Cilicie était Andronic, sans doute le même dont il a été question précédemment (ch. CCLXIII). Dans sa Chronique rimée, Vahram raconte ainsi la fin tragique de Sdéph’ané :
Cependant Sdéph’ané.
Le frère du grand Thoros,
S’étant arrêté dans la Montagne Noire,
S’en rendit maître vaillamment.
Kermanig (Germanicia on Marasch) reconnut ses lois
Avec le territoire d’alentour.
Mais plus tard les Grecs se saisirent de lui,
Et le précipitèrent dans une chaudière bouillante.
(C’est là évidemment un conte populaire, expression de la haine des Arméniens contre les Grecs)
Il mourut dans ces tourments,
Et rendit son âme Dieu.
Son corps fut enterré
Dans le couvent d’Ark’a-gagh’in.
Le récit d’Aboulfaradj, sous la même date, est beaucoup plus vraisemblable : « Sdéph’ané ayant été invité à un repas chez Andronic, gouverneur de Tarse, fut trouvé sans vie et gisant auprès de la porte de cette ville, et que son frère Thoros, pour venger sa mort, tua plus de 10.000 Grecs, jusqu’à ce que le roi de Jérusalem eut réconcilié les Grecs et les Arméniens. »

[117] Le nombre des prisonniers qu’emmena Korkè (Giorgi III) se montait à 70.000, suivant Samuel d’Ani. A la nouvelle de la prise de Tévïn, Ildiguiz (Eldigouz), Atabek de l’Azerbaïdjan, qui avait des prétentions sur cette ville, accourut, mais sans pouvoir atteindre le roi de Géorgie. A la vue de cette cité dépeuplée et réduite en cendres, furieux, il alla attaquer la place forte de Merian, au nord de Tévïn. Il y répandit le sang à flots, et y mit le feu. Quatre mille chrétiens, Arméniens on Géorgiens, périrent dans cet incendie. Il traita de la même manière le grand bourg d’Aschnag, dans la province d’Artsakh, où 7.000 personnes trouvèrent la mort dans les flammes. De là étant entré dans la province de Koukark’, il s’arrêta dans la plaine de Kak, et voulut mettre aussi le feu au célèbre couvent de la Sainte-Croix ; mais, au dire de l’historien Vartan, il arriva, par un effet de la Providence, que des serpents venimeux, en quantité innombrable, envahirent le camp des infidèles. Ce fait est d’autant plus croyable que, dans la plaine de Mough’an contigüe. vers l’est, à la province d’A’rtsakh et riveraine de la mer Caspienne, la contrée, couverte d’herbes très hautes, est infestée de serpents, dont la longueur atteint souvent huit à neuf pieds, et qui se multiplient tellement en été qu’ils rendent le passage de cette plaine très périlleux (cf. Klaproth, Tableau historique, géographique, ethnographique et politique du Caucase. Paris, 1827). Quatorze siècles avant Ildiguiz, Pompée rencontra dans ces lieux le même obstacle. Au rapport de Plutarque, le général romain « s’estant mis en chemin pour pénétrer jusqu’au pays d’Hyrcanie et à la mer Caspienne, fut contraint de s’en retourner en ar rière pour la multitude grande des serpens venimeux et mortels qu’il y trouva, en estant aproché de trois journées. Si s’en retourna en Arménie la Mineure. (Vie de Pompée, trad. d’Amyot). Sur ces entrefaites, ils apprirent que Korké marchait contre eux avec des forces considérables ; effrayés, ils prirent la fuite en toute hâte, abandonnant leurs bagages et les captifs qu’ils avaient enlevés, et que recueillirent les Arméniens et les Géorgiens. — Tchamitch, T. III. — Ibn Alathir et Aboulféda fixent la date de l’expédition des Géorgiens contre Tévïn au mois de chaban 557 hég. (juillet-août 1162), et la revanche que prit sur eux Ildiguiz, accompagné du Schahi Armên, Ibn Soukman el-Kothby, et du fils d’Al-Sonkor, prince de Méragha, dans l’année suivante.