L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

 

CHAPITRE VII. — LES DERNIÈRES ANNÉES DE LUTTE (1845-1848).

 

 

I. Trêve à la fin de 1845. Les catholiques conciliants. L'abbé Dupanloup et M. Beugnot. — II. M. de Salvandy et le Conseil royal. Un discours de M. Guizot. Avances faites aux catholiques. — III. L'attitude du parti catholique dans les élections de 1846. Son succès relatif. — IV. L'impuissance du ministère après les élections. Le projet de M. de Salvandy et le rapport de M. Liadières. — V. Les évêques et le gouvernement. Mgr Affre. Le besoin que la monarchie de Juillet aurait eu, en 1847, de l'appui des catholiques. M. de Montalembert et M. Guizot. Le triomphe de la liberté d'enseignement certain dans l'avenir. — VI. L'avènement de Pie IX. Le contre-coup sur la situation des catholiques en France. Popularité, espérances et illusions. Démenti apporté par la révolution. — VII. L'Eglise en France, après le 24 février 1848. La bourgeoisie effrayée se rapproche des catholiques. Ceux-ci s'unissent au grand parti conservateur. La loi de 1850. Conclusion : la monarchie de Juillet et la religion.

 

I

Le désarroi que l'issue de la négociation de M. Rossi avait jeté aussi bien chez les adversaires que chez les défenseurs de la liberté religieuse, finit par amener, après l'émotion du premier moment, une sorte de détente dans les luttes naguère si ardentes : ce fut, dans les derniers mois de 1845, comme une trêve acceptée tacitement par les deux partis. La presse éteignait son feu. D'autres sujets occupaient le parlement, et si M. de Montalembert, dans la session de 1846, montait souvent à la tribune, il y traitait de matières étrangères à la question d'enseignement, heureux d'ailleurs de montrer qu'aucun intérêt français, au dedans et au dehors, ne lui était indifférent, et de corriger ainsi ce que la formule des catholiques avant tout pouvait avoir parfois d'un peu exclusif[1]. Il était visible que, de ce côté, on retrouverait difficilement l'élan ainsi interrompu. Une époque était finie dans l'histoire du parti religieux, celle qu'on pourrait appeler l'époque des luttes héroïques. Les évêques d'ailleurs semblaient avoir définitivement quitté la place publique où, à plusieurs reprises, en 1841, 1844 et 1845, ils étaient descendus en masse, mais où ils comprenaient sans doute que leur présence était anormale et devait être passagère. À peine Mgr Parisis et le cardinal de Bonald continuaient-ils à publier, l'un des écrits de polémique, l'autre des mandements sur la liberté de l'Église.

Parmi les catholiques, plusieurs même paraissent alors disposés à transformer cette trêve en un traité de paix. Dans leur parti, il y avait place pour des nuances diverses : Jamais, écrit alors Ozanam[2], on ne s'entendit mieux sur le but, mais jamais on ne différa davantage sur les moyens. L'éminent professeur distingue d'abord ceux qu'il appelle les enfants perclus de l'Univers. Derrière ces tirailleurs, vient, à l'avant-garde, l'éloquente phalange conduite par M. de Montalembert, grossie de l'accession de MM. Lenormant et de Cormenin. Un peu plus loin, se tient le groupe d'hommes zélés, mais plus circonspects, où l'on compte M. Dupanloup, M. de Vatimesnil, MM. Beugnot, de Barthélemy, de Fontette et la rédaction habituelle du Correspondant. Enfin, à l'arrière-garde sont M. de Carné, l'archevêque de Paris et d'autres catholiques parfaitement intentionnés, mais peut-être un peu effrayés du bruit qui se fait autour d'eux, et de l'ardeur trop bouillante du jeune et noble pair : ils croient à la possibilité d'une transaction, au pouvoir du temps et de la modération pour mener à bonne fin des questions difficiles. Ozanam se rattachait évidemment à l'une des deux dernières catégories. Vers la fin de 1845, à la différence des années précédentes, les hommes de transaction paraissent plus en vue que les hommes de combat. On sent passer comme un souffle d'apaisement. C'est alors que l'abbé Dupanloup publie ce bel écrit de la Pacification religieuse, dont le titre seul était un programme. Ce livre, déclare-t-il en commençant, est une invitation faite à la paix, au nom de la justice. J'ai cru les circonstances favorables. Les jours de trêve qui nous sont donnés permettent la réflexion dont ce livre a besoin pour être bien compris. Il ne vient point jeter de nouvelles causes d'irritation dans une controverse qui, peut-être, dit-il, n'a déjà été que trop vive. Il demande qu'à la guerre succède enfin la paix fondée sur la justice et la liberté. Il l'appelle avec des accents singulièrement émus : N'y aura-t-il donc pas en France, s'écrie-t-il, un homme d'État qui veuille attacher son nom à ce nouveau et glorieux concordat ? De son côté, il s'attache à rendre la conciliation facile ; sans rien abandonner des droits des catholiques, il leur recommande la patience et la modération, évite tout ce qui pourrait blesser, cherche ce qui l'approche, et par les déclarations les plus libérales, s'efforce de dissiper les préventions que la société politique conserve encore contre le clergé[3]. Attitude habile et noble, qui a pu ne pas obtenir un succès immédiat, mais qui préparait le succès de l'avenir. Là est le secret de l'autorité et de l'action particulière qu'exercera l'abbé Dupanloup dans la commission de 1849, principalement sur M. Thiers et sur M. Cousin, et qui lui vaudront, à cette heure décisive, l'honneur, enviable entre tous, de réaliser la pacification dont, en pleine lutte, il avait posé le programme.

A la même époque, le Correspondant publiait un article remarquable de M. Beugnot, esprit très ferme, mais plus froid, plus politique que M. de Montalembert, dont il cherchait parfois à modérer la fougue[4]. L'auteur rend hommage à l'ardeur déployée jusqu'alors par le parti catholique ; cette ardeur était nécessaire pour lancer la question. Seulement, ajoute-t-il, le devoir est accompli, et nous ne voyons aucune utilité à redire ce qui a été dit avec tant de force et d'éclat. Il met en garde contre les mécomptes auxquels l'analogie expose souvent en politique. Le mirage de la révolution de 1688 avait trompé les hommes de 1830. Les chefs du mouvement religieux, dans la France de Juillet, ne commet traient pas une moindre erreur, s'ils s'imaginaient être dans une situation pareille à celle des agitateurs catholiques d'Irlande et de Belgique, qui pouvaient mettre en branle des nations entières. M. Beugnot n'a pas de ces illusions. Sa prudence un peu sceptique se ferait plutôt une trop petite idée de la force de son parti. S'il croit au succès final, c'est dans un temps éloigné, En attendant, le parti catholique doit se préparer des alliés, et, malgré les préjugés régnants, M. Beugnot ne l'estime pas impossible, au moins à la Chambre des pairs ; mais, pour cela, il faut se montrer plus modéré, plus prudent qu'on ne l'a été jusqu'alors, éviter de rallumer le feu des passions religieuses, et surtout ne pas reproduire, contre l'enseignement de l'Université, des accusations qui ont pris, dans la discussion, une place beaucoup trop grande et qui, quoique fondées, ne serviraient aujourd'hui qu'à irriter les esprits, sans profit pour la liberté. — Les temps sont changés, dit M. Beugnot, la circonspection est aujourd'hui un devoir.

Sans doute ces idées pacifiques et modératrices n'étaient pas acceptées par tous. M. de Montalembert, par exemple, était plus préoccupé du péril des défaillances que de celui des imprudences, et il ne croyait pas que l'heure de traiter fût encore venue. L'Univers reprochait à M. Dupanloup d'être trop conciliant[5]. M. Lenormant, dans le Correspondant, désavouait à demi l'article de M. Beugnot[6]. Mais ces dissidences n'ôtaient pas leur valeur aux manifestations si considérables faites par les catholiques portés à la transaction. Il dépendait du gouvernement de donner raison à ces derniers et de leur assurer la prépondérance parmi leurs coreligionnaires, en répondant à leurs avances et en rendant cette transaction possible.

 

II

Le ministère avait-il pleinement compris le devoir que lui imposaient ces dispositions d'une partie des catholiques ? Tout au moins il paraissait désireux de faire durer la trêve, en accordant à ceux-ci quelques satisfactions. Il se montrait facile dans l'exécution des mesures contre les jésuites. M. de Salvandy, au concours général de 1845, parlait, en termes très chrétiens, des limites dans lesquelles les cours de philosophie devaient se renfermer, et protestait énergiquement contre l'impiété dans l'enseignement, qui serait, disait-il, un crime public. Après de nouveaux efforts, il parvenait, malgré la résistance des professeurs du Collège de France, à empêcher la continuation du cours de M. Quinet[7], ce qui valait au ministre l'honneur d'une petite émeute d'étudiants, venant crier : A bas les jésuites ! sous ses fenêtres, comme naguère sous celles do M. de Villèle[8].

Une autre mesure eut alors un plus grand retentissement. A l'ancien conseil royal de l'Université, omnipotent à raison de son petit nombre, de sa permanence et de son inamovibilité, une ordonnance (7 décembre 1845) substitua hardiment et subitement un conseil de trente membres, dont vingt étaient nommés chaque année. Par cette modification d'organisation intérieure, le ministre n'accordait sans doute aux catholiques aucun des droits qu'ils réclamaient, mais il frappait un corps qui s'était montré fort hostile aux réclamations du clergé[9], il démantelait la forteresse du monopole, où commandait M. Cousin, et dégageait le pouvoir ministériel d'une subordination qui ne lui eût jamais permis le moindre pas vers la liberté. N'était-ce pas d'ailleurs une application nouvelle du principe qu'avait posé le duc de Broglie, dans la discussion de 1844, et qui tendait à enlever à l'Université, pour le remettre à l'État, plus impartial, le gouvernement de l'instruction publique ? Le coup d'État de M. de Salvandy, comme on disait alors, fut vivement attaqué par les amis de l'Université. Le Constitutionnel le dénonça comme une concession au clergé et une clause secrète du marché passé à Rome par M. Rossi. Des débats furent soulevés à ce sujet, dans les deux Chambres ; mais après tout, le public s'intéressait médiocrement aux ressentiments personnels des membres de l'ancien conseil ; l'attaque fut sans résultat, ou du moins elle n'eut que celui de faire prononcer à M. Guizot un discours qui fut un événement.

Au cours de la discussion, M. Thiers et M. Dupin avaient essayé de réveiller les préventions antireligieuses et de ramener la Chambre à l'état d'esprit où elle était, quand elle avait voté l'ordre du jour contre les jésuites. M. de Salvandy, intimidé et embarrassé, avait cru nécessaire de protester de son zèle universitaire et de répudier toute intention de satisfaire les catholiques. Mais M. Guizot, plus fier, s'impatiente de cette attitude subalterne : il n'admet pas qu'une fois encore son gouvernement suive docilement M. Thiers, pour ne pas être battu par lui ; il veut lui échapper et le dominer, en s'élevant dans les hautes régions. Dès ses premières paroles, on voit combien il se dégage des idées étroites ou timides dont s'étaient. jusqu'alors trop souvent inspirés les orateurs du cabinet. S'avançant hardiment sur le terrain où se sont placés les catholiques, il avoue les vices de l'organisation universitaire :

Tous les droits en matière d'instruction publique n'appartiennent pas à l'État ; il y en a qui sont, je ne veux pas dire supérieurs aux siens, mais antérieurs, et qui coexistent avec les siens. Les premiers sont les .droits des familles ; les enfants appartiennent aux familles avant d'appartenir à l'État... Le régime de l'Université n'admettait pas ce droit primitif et inviolable des familles. Il n'admettait pas non plus, du moins à un degré suffisant, un autre ordre de droits, et je nie sers à dessein de ce mot, les droits des croyances religieuses... Napoléon ne comprit pas toujours que les croyances religieuses et les hommes chargés de les maintenir dans la société ont le droit de les transmettre, de génération en génération, par l'enseignement, telles qu'ils les ont reçues de leurs pères... Le pouvoir civil doit laisser le soin de cette transmission des croyances entre les mains du corps et des hommes qui ont le dépôt des croyances.

 

Aussi, bien loin de vouloir éluder la promesse de la liberté d'enseignement, il proclame très haut qu'il importe à l'État, à la monarchie de la remplir. Parlant de la lutte engagée entre l'Église et l'Université, il déclare que le rôle du gouvernement est, non de prendre parti pour l'Université, comme ont fait souvent les ministres, mais de s'élever au-dessus de cette lutte, afin de la pacifier. C'est pour faciliter cette pacification, ajoute-t-il, qu'on a supprimé l'ancien conseil royal directement engagé dans le conflit avec le clergé ; et il termine en témoignant hautement sa volonté de sauvegarder la liberté et la paix religieuse[10].

L'effet de cette grande parole fut prodigieux. L'opposition interdite fut réduite à l'écouter dans un morne silence. La majorité, qui naguère, dans ces mêmes questions, suivait M. Thiers, était conquise, émue, ravie qu'on lui proposât pour programme ces hautes pensées : J'ai rarement vu un enthousiasme aussi général, écrivait un contemporain ; l'un des députés, s'approchant de M. Guizot, comme il descendait de la tribune, lui disait : Monsieur, votre haute raison a fait taire mes mauvais instincts. Que l'éminent orateur n'avait-il usé de cette noble puissance lors de l'interpellation sur les jésuites ? L'accueil qui lui était fait, en janvier 1846, n'était-il pas la preuve qu'il aurait pu réussir en mai 1845 ? Devant ce grand succès, M. Thiers ne reprit la parole que pour constater sa déroute, et en appeler à l'avenir. Vainement M. Dupin tenta un retour offensif, et jeta à la Chambre le mot de moines du même accent dont un musulman prononce le mot chiens en parlant des chrétiens ; il dut, devant les murmures d'impatience, battre en retraite comme M. Thiers. L'impression se prolongea hors du parlement. Les journaux hostiles ne dissimulèrent pas leur émotion ; l'acte parut si considérable au Siècle, qu'il y dénonça un changement de la politique du règne. Les catholiques eux aussi y virent un événement. Ce langage ne répondait-il pas d'ailleurs à l'esprit de conciliation qui animait alors plusieurs d'entre eux ? M. Guizot, disait le Correspondant, a dû voir par l'unanimité de la presse religieuse, quel est le fond des cœurs catholiques. Quand des paroles de paix et d'impartialité se font entendre, ils s'émeuvent et oublient facilement le passé. Cette revue ne craignait même pas de comparer l'impression produite par les paroles du ministre, à l'enthousiasme ressenti quand le premier consul avait rouvert les églises.

Un nouvel incident parlementaire vint bientôt confirmer les bonnes dispositions du cabinet et de la Chambre. Le 21 février, M. O. Barrot demanda qu'on mit à l'ordre du jour la discussion du projet de 1844 et du rapport de M. Thiers ; celui-ci appuyait la motion. Le gouvernement s'y opposa. M. Berryer indiqua nettement que le refus de la mise à l'ordre du jour était une forme de retrait d'une loi mauvaise, et une promesse d'apporter un projet plus généreux, plus conforme à la liberté de conscience et à la liberté d'enseignement. Malgré les sommations réitérées de M. Thiers, M. Guizot se refusa à contredire l'interprétation donnée par M. Berryer, et la Chambre qui, peu auparavant, eût adopté le projet, en vota le retrait par 211 voix contre 144. Si les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas encore vainqueurs, du moins leurs adversaires étaient bien battus. Aussi M. Thiers, passant en revue, à la fin de la session, toutes les questions pendantes, proclamait-il que l'Université avait été vaincue dans la lutte[11] ; et M. Guizot, lui répondant, renouvelait sa promesse d'assurer la liberté religieuse des familles dans l'enseignement et l'influence des croyances religieuses sur l'éducation. — Toutes les avances du gouvernement sont pour le clergé catholique, écrivait alors M. Léon Faucher[12]. Un journal de gauche en venait à faire ces aveux :

Voilà bientôt quatre ans que la lutte est engagée, voilà bientôt quatre ans que les partisans de la liberté religieuse et de la liberté d'enseignement réclament l'abolition du système restrictif. Pendant ces quatre années, on les a vivement et de toutes parts attaqués ; ils ont trouvé des adversaires acharnés dans les rangs de la vieille opposition aussi bien que dans les rangs conservateurs... Ils ont résisté à ce tollé général, et ils ont bien fait. Aujourd'hui, les répugnances qu'ils soulevaient naguère se sont en grande partie calmées ; demain l'opinion publique, plus éclairée, se prononcera en faveur de la liberté religieuse et de la liberté d'enseignement[13].

 

Devant ces espérances si nouvelles, on conçoit la joie triomphante et un peu étonnée des catholiques, qui, quelques mois auparavant, à la nouvelle des concessions obtenues par M. Rossi, avaient cru tout perdu. Le comité pour la défense de la liberté religieuse écrivait le 30 mars 1846 : Notre action politique ne date que d'hier et déjà tout le inonde compte avec nous. Quelques mois après, M. de Montalembert rappelait le sentiment de tristesse, de défiance, de découragement qui dominait, il y a trois ans, les cœurs les plus dévoués à la liberté d'enseignement ; il rappelait aussi combien peu on s'attendait alors à voir la question religieuse devenir la plus vitale et la plus flagrante des questions, se frayer un chemin à travers tous les dédains, toutes les distractions et tous les intérêts ; puis il ajoutait :

Nous avons eu contre nous tout ce qu'il y a de puissant, d'influent, de populaire dans le pays : la grande majorité des deux Chambres, les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des journaux, les tribunaux et les académies, le conseil d'État, et le Collège de France, les intrigues de la diplomatie à Rome et l'orgueil de la fausse science à Paris ; les hommes d'État, les penseurs, les rhéteurs, les sophistes et les légistes. Nos plus zélés protecteurs, parmi les grands personnages politiques, ont eu tout juste le courage de nous faire l'aumône de leur silence. Et cependant nous n'avons pas été vaincus ! Et le premier ministre, le chef responsable du gouvernement, revient sur ses pas pour nous tendre les mains. Et les plus ardents de nos ennemis se taisent prudemment et sollicitent nos voix ; ils sont même prêts à nous démontrer qu'au fond ils ne nous ont jamais voulu de mal, et que nous les avons mal compris, par notre propre faute[14].

 

III

Ce changement dans l'attitude du gouvernement et des partis n'était peut-être pas absolument désintéressé. On était à la veille d'élections générales. La dissolution avait été annoncée le 11 février 1846, prononcée le 6 juillet, et le scrutin fixé au 1er août. La bataille s'annonçait très chaude. M. Thiers, exaspéré de voir que, depuis six ans, M. Guizot résistait à tous ses coups, conduisait l'attaque avec une passion extraordinaire. Derrière lui, toutes les gauches, y compris la faction radicale, et, avec elles, la portion la plus ardente des légitimistes, se coalisaient pour renverser ce qu'on appelait un système antinational à l'extérieur, et corrupteur à l'intérieur. L'argument principal était la misérable affaire Pritchard, et l'opposition se croyait assurée de vaincre avec ce cri : À bas les pritchardistes ! Le gouvernement ne laissait pas que d'éprouver quelque inquiétude. M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, écrivait à M. Guizot : Je m'attends à une bataille d'Eylau, où il y aura beaucoup de morts de part et d'autre. On comprend que, dans une telle situation, il ait été jugé prudent de ménager et d'amadouer le petit groupe des amis de la liberté religieuse. Ceux-ci, mettant en pratique les principes qui avaient présidé à la formation du parti catholique, se tenaient en dehors des questions débattues entre les partisans de M. Guizot ou de M. Thiers, et annonçaient hautement vouloir porter l'appoint, souvent décisif, de leurs voix, à tout candidat, quelle que fût son opinion ou sa croyance, qui prendrait un engagement précis et signé en faveur de leurs idées ; entre plusieurs, ils étaient résolus à choisir le plus offrant et dernier enchérisseur en fait de liberté. Ainsi, à Paris, ils préféraient un protestant, M. de Gasparin, à un candidat catholique, moins net dans la question qui leur tenait à cœur. N'avait-on pas vu peu auparavant, dans une élection municipale, l'Univers soutenir, pour cette raison, la candidature de M. Considérant ? C'était une tactique scabreuse, comme devait le reconnaître plus tard ill. Veuillot, et nous avons dit déjà qu'elle ne pouvait se justifier que par des circonstances anormales et passagères. Les catholiques français n'en étaient pas d'ailleurs les inventeurs ; ils imitaient ce que venaient de faire, en Angleterre, les partisans de la liberté commerciale ; ils s'autorisaient de cet exemple que M. de Montalembert avait toujours présent à l'esprit, et leur comité électoral disait, dans une de ses circulaires :

Le 3 mars dernier, M. Cobden s'écriait à la Chambre des communes : Plus de ces vieilles distinctions de partis devant les électeurs ! Plus de tories et de whigs ! Il n'y a que des amis ou des adversaires de la liberté commerciale. Et nous, nous disons : Aux prochaines élections, élevons-nous au-dessus des conflits de personnes. Que le titre d'amis de M. Guizot ou de M. Thiers s'efface à nos yeux ; qu'il n'y ait pour nous que des amis ou des ennemis de la liberté religieuse.

 

La campagne électorale des catholiques était menée avec vigueur. Montalembert en était l'âme. Le comité qu'il préside multiplie ses circulaires. Dans le Correspondant du 10 juillet 1846, le noble pair publie un article manifeste, qui est le plus enflammé des appels, le plus entraînant des cris de guerre. Il prend pour épigraphe cette phrase de saint Jérôme : Quod bellum servarit, pax ficta non auferat. Sa crainte est en effet que ses coreligionnaires ne se laissent détourner de la lutte par les avances qui leur sont faites. Il leur montre que, si l'on a changé de langage à leur égard, c'est qu'ils ont commencé à devenir ce qu'il leur avait conseillé d'être, en 1843, un embarras parlementaire. — Rendons-en grâce à Dieu, s'écrie-t-il, et continuons. Il est terrible pour ceux qu'il appelle les faux catholiques, les hommes à transaction ou à préjugés :

Lorsque j'ai établi, il y a deux ans, une distinction qui est devenue un lieu commun, entre les fils des Croisés et les fils de Voltaire, j'oubliais une troisième catégorie : celle des fils de Pilate. C'est une antique et nombreuse lignée ; j'ai eu trop de fois l'occasion de la rencontrer sur mon chemin, pour qu'il ne me soit pas permis de réparer cette omission. A cette progéniture de l'homme d'État romain, on crie de toutes parts, comme à leur trop fameux ancêtre : Si dimittis hunc, non es amicus Cæsaris. Là-dessus, ils commencent à trembler et à pactiser avec l'ennemi : Cum audisset hunc sermonem, magis timuit. Abandonnons la vérité, se disent-ils ; immolons-la, pour le bien de la paix d'abord, puis pour le nôtre ; d'ailleurs elle se défendra bien toute seule ; ce sont ses imprudents défenseurs qui font tout le mal ; enfin César a aussi des droits, et nous sommes ses amis, ses ministres : Si dimittis hune, non es arnicus Cæsaris.

 

Puis quelle satire virulente, implacable de colère et de mépris, contre la mollesse de ces autres catholiques qui, par goût du sommeil ou par sophisme politique, ne savent pas remplir leurs devoirs publics :

Ah ! s'il fallait à ces Français trop nombreux qui tiennent une si piteuse conduite ; à ce restant de vieille noblesse qui met sa gloire à rivaliser de luxe avec nos parvenus de la Banque, sans y réussir ; à cette jeunesse étiolée qui n'a de viril que la barbe ; tous ces tristes catholiques, à tous ces indignes Français, qui voient trahir sans honte la religion et la patrie ; s'il leur fallait un drapeau pour le métier qu'ils font, à coup sûr il faudrait leur donner pour enseigne ce sudarium dont parle l'Évangile, cet ignoble fourreau dans lequel le serviteur inutile et paresseux ne sut qu'enfouir les trésors que son maître lui avait confiés pour les faire valoir : De ore tue te judico, serve nequam... Et inutilem servum ejicite in tenebras exteriores ; illic erit fletus et stridor dentium.

 

M. de Montalembert conclut par un appel ardent à la lutte électorale, et se tournant vers ceux qu'il combat, il ajoute :

Nous le disons sans détour, à nos adversaires d'abord, puis à ceux qui se font les complices de nos adversaires par amour du repos : Non, vous ne l'aurez pas, ce repos ; non, vous ne dormirez pas tranquilles, entre une Église asservie et un enseignement hypocritement démoralisateur ; non, vous ne nous empêcherez plus de vous réveiller par nos plaintes et par nos assauts. Les dents du dragon sont semées, il en sortira des guerriers ! Une race nouvelle, intrépide, infatigable, aguerrie, s'est levée du milieu des mépris, des injures, des dédains ; elle ne disparaîtra plus. Nous sommes assez d'ultramontains, de jésuites, de néo-catholiques dans le monde, pour vous promettre de troubler à jamais votre repos, jusqu'au jour où vous nous aurez rendu notre droit. Jusqu'à ce jour, il y aura des intervalles, des haltes, de ces trêves qui suivent les défaites, qui précèdent les revanches ; il n'y aura pas de paix définitive et solide. Nous avons mordu au fruit de la discussion, de la publicité, de l'action ; nous avons goûté son âpre et substantielle saveur ; nous n'en démordrons pas. Croire qu'on pourra nous confiner désormais dans ces béates satisfactions de sacristie, dans ces vertus d'antichambre, que pratiquaient nos pères et que nous prêche la bureaucratie qui nous exploite, c'est méconnaître à la fois et notre temps, et notre pays, et notre cœur.

 

Tant de vigueur en imposait aux autres partis : leurs journaux témoignaient à l'envi d'égards inaccoutumés envers les catholiques. Plus d'un candidat de la gauche jugeait utile de désavouer les doctrines du rapport de M. Thiers, et le comité réformiste réitérait ses protestations en faveur des droits de la famille et de la conscience. Combien on était loin de la parole de M. Thiers, annonçant triomphalement, au lendemain de son interpellation, que les élections se feraient aux cris de A bas les jésuites !

Vint le jour du scrutin. Au point de vue politique, le succès du ministère fut considérable, et d'autant plus remarqué qu'il était moins attendu. Quarante-huit heures avant le vote, un misérable avait tiré un coup de pistolet sur le roi. La nouvelle, aussitôt répandue, enleva les élections. L'opposition perdit plus de vingt sièges, et M. Guizot sortit de cette épreuve plus solide que jamais. Mais quel avait été le résultat pour les catholiques ? Sans doute, dans ce rôle tout nouveau pour eux, ils s'étaient montrés novices, incertains, défiants d'eux-mêmes, ignorant leur force et leur nombre. M. de Riancey a dit, dans le Compte rendu des élections, publié par le comité électoral pour la défense de la liberté religieuse : Je mets en fait que, dans presque tous les arrondissements où les catholiques ont agi, c'était la première fois de leur vie qu'ils compulsaient une liste électorale. Dans plus de deux cents collèges ils ne s'étaient pas décidés à intervenir. Beaucoup d'ailleurs appartenaient naturellement au parti conservateur et avaient peine à agir en dehors de lui. Malgré toutes ces causes de faiblesse, on avait obtenu des avantages inespérés, et le Compte rendu déjà cité pouvait dire : Les élections de 1846 ont été, pour la cause catholique, et toutes proportions gardées, un vrai et légitime succès. On constatait d'abord la défaite de ceux qui s'étaient présentés en adversaires de la liberté d'enseignement, notamment de M. Quinet, battu dans quatre collèges, de trois rédacteurs du Journal des Débats, MM. Cuvillier-Fleury, Alloury et Michel Chevalier, et de quelques universitaires exclusifs, comme MM. Danton ou Cayx. Par contre, on se réjouissait de la nomination de chrétiens tels que MM. de Mérode, de la Plane, de Quatrebarbes, et surtout de M. de Falloux, homme d'État supérieur, habile et ferme, apportant au service de la cause catholique des qualités qui complétaient admirablement celles de M. de Montalembert. Enfin, dans un tableau d'ensemble, on relevait 226 candidats s'étant prononcés pour la liberté religieuse, sur lesquels 146, appartenant à des partis divers, avaient été élus. Ceux-ci ne formaient pas encore une majorité, et d'ailleurs, parmi ces promesses de candidats, toutes n'étaient pas également sincères et solides. Mais quel progrès, quand on se rappelle que, dans la Chambre précédente, les intérêts religieux n'étaient pour ainsi dire pas représentés ! Il y avait là après tant d'autres, un gage nouveau et plus décisif du succès futur, prochain, assuré. Les catholiques le comprenaient ainsi. Le Compte rendu, après avoir dit que les élections étaient un succès, ajoutait : succès, hâtons-nous de le dire, qui prépare plus l'avenir qu'il ne lie le présent. N'était-ce pas beaucoup, pour une cause qui ne devait pas craindre le temps, ni ressentir les impatiences facilement découragées des partis artificiels, uniquement fondés sur des tactiques éphémères et sur des ambitions de personnes ?

 

IV

Les catholiques n'étant pas encore assez forts, dans la Chambre nouvelle, pour conquérir de haute lutte la liberté d'enseignement, tout dépendait du gouvernement. De longtemps M. Guizot ne s'était trouvé en aussi bonne situation pour prendre l'initiative de cette réforme dont il avait naguère, à la tribune, tracé si magnifiquement le programme. Ne semblait-il pas à l'apogée de sa fortune ? Dans la plénitude de sa puissance oratoire, les élections lui assuraient, à l'intérieur, une prépondérance parlementaire qu'aucun ministre n'avait possédée depuis 1830. A l'extérieur, où sa politique sage, mais un peu timide, avait jusqu'alors plus évité de périls que remporté de succès, il venait d'accomplir le coup d'éclat des mariages espagnols. L'opposition découragée, divisée, récriminait contre M. Thiers. C'était donc ou jamais l'occasion de faire quelque chose. L'opinion s'y attendait ; elle s'ennuyait du statu quo, et était d'autant plus impatiente d'avoir du nouveau que la force du ministère la rassurait sur le péril révolutionnaire. Il lui déplaisait de voir une telle force sans emploi. Se défendre et vivre n'était plus un programme suffisant. On rêvait de progrès jusque dans la majorité ministérielle, et M. Guizot avait paru comprendre ce besoin, quand il avait dit aux électeurs de Lisieux cette parole fort commentée : Tous les parti promettent le progrès ; les conservateurs seuls peuvent le donner. Comment réaliser cette promesse ? Le gouvernement, repoussant les réformes électorale ou parlementaire mises en avant par l'opposition, n'était-ce pas le cas de diriger les esprits vers les questions de liberté religieuse, dont nul, dès lors, ne pouvait nier l'intérêt et la grandeur ?

Mais précisément à cette époque, le ministère semble avoir été frappé d'impuissance. Cette force qu'il vient d'acquérir, ne sait qu'en faire. Cette majorité, à la formation de laquelle il a tout subordonné, il ne peut ni la diriger ni l'occuper. Elle se disloque et s'énerve entre ses mains. Est-ce maladresse et stérilité d'un ministre plus orateur qu'homme d'action, ou inconsistance d'un parti conservateur fondé moins sur des principes que sur des intérêts ? Est-ce, chez l'un et chez l'autre, lassitude d'un pouvoir placé, depuis plus de six ans, dans les mêmes mains ? A la fin de la session de 1847, moins d'un an après le triomphe des élections, sans que le gouvernement ait subi du dehors aucune attaque sérieuse, par l'effet d'une maladie mystérieuse, d'une sorte de dissolution intérieure, chacun a le sentiment que ministère et majorité sont plus bas qu'ils n'ont jamais été : partout le malaise, le marasme et comme un défaut de sécurité morale. Le mal est tel, que les amis du ministère sont les premiers à le reconnaître : les uns après les autres, ils poussent d'étranges cri d'alarme tous s'accordent à reprocher au gouvernement de n'avoir pas gouverné[15], et un conservateur dissident, M. Desmousseaux de Givré, voulant résumer la politique ministérielle, prononce ces mots bientôt fameux : Rien, rien, rien.

Le mal dont une fée mauvaise semblait avoir subitement frappé le ministère, au lendemain de son triomphe, se manifesta dans les questions religieuses. Les catholiques, inquiets des bruits qui couraient sur les hésitations et les divisions du cabinet, sur son incapacité à se décider pour une réforme sérieuse, poussaient vivement au pétitionnement qui avait été, dès le début, un des moyens d'action de leur parti. Ils se félicitaient, comme d'un résultat considérable, d'avoir obtenu plus de cent mille signatures dans les premiers mois de 1847[16]. Enfin, le 12 avril de cette année, M. de Salvandy se décida à déposer le projet promis. L'exposé des motifs contrastait avec celui dont M. Villemain avait fait précéder le projet de 1844 ; au lieu d'être, comme celui-ci, un plaidoyer contre la liberté d'enseignement, il s'inspirait du rapport du duc de Broglie et du discours de M. Guizot, et, avec la pompe chaleureuse, habituelle à M. de Salvandy, il proclamait le droit de la famille, condamnait le monopole, rendait hommage à l'action de la religion dans l'éducation et reconnaissait tout ce qu'avaient de légitime les préoccupations du clergé en semblable matière. Malheureusement le monument ne répondait pas au portique : défaut d'harmonie qui révélait sans cloute les sentiments divergents de ceux qui avaient participé à cette construction. Les dispositions proposées, bien que plus conciliantes que celles de 1844, étaient beaucoup moins larges et libérales que le projet de 1836, chaque jour plus regretté par les catholiques[17]. Si M. de Salvandy était moins exigeant que M. Villemain dans les certificats et grades imposés à qui voulait enseigner, il l'était cependant assez pour que ces conditions équivalussent souvent à une interdiction. Si, pour certaines répressions, il substituait les tribunaux à l'Université, il donnait à celle-ci des droits considérables de surveillance, de direction et de juridiction sur les établissements libres, lui accordait jusqu'au pouvoir de désigner tous les livres de classe, et maintenait le certificat d'études. S'il posait le principe d'un grand conseil de l'instruction publique plus large que le conseil royal de l'Université, il faisait, dans ce conseil, une part dérisoire aux éléments non universitaires. Enfin si, pour les congrégations religieuses, il n'exigeait plus de déclaration, il maintenait l'interdiction d'enseigner. En même temps, ce ministre dont on raillait souvent alors l'activité un peu brouillonne, et qui, suivant le mot malicieux de M. Saint-Marc Girardin, cherchait à s'immortaliser, proposait une loi sur l'instruction primaire, à laquelle on reprochait de diminuer les libertés concédées par la loi de 1833, et deux lois sur l'enseignement du droit et de la médecine, où il ne paraissait même pas se douter qu'il pût être question de liberté de l'enseignement supérieur, disant à ceux qui réclamaient cette liberté : Le gouvernement n'est pas préparé au fait, et il nie le droit.

On était loin des espérances qu'avaient fait concevoir, aux catholiques, les sentiments personnels de M. de Salvandy et surtout le mémorable discours de M. Guizot. Aussi l'abbé Dupanloup, si disposé qu'il fût à la conciliation, publiait-il une critique nette et ferme, bien que toujours courtoise du projet. Le comité pour la défense de la liberté religieuse disait, dans une de ses circulaires :

Jamais l'attente publique n'a été plus complètement trompée. Un nous avait promis la liberté, on ne nous en donne même pas le semblant... Cette loi ne peut ni ne doit satisfaire aucune opinion, pas plus les partisans du monopole que les amis de la liberté. Il n'est peut-être personne en France, excepté M. le comte de Salvandy lui-même, qui puisse voir là une bonne loi et une solution définitive.

 

La lutte doit être reprise avec plus d'énergie que jamais, disait, en terminant, la circulaire. Le comité multipliait en effet ses appels, ses objurgations, pour ramener Fumée catholique au combat. Son insistance même révélait qu'il rencontrait quelque inertie. Était-ce lassitude d'une lutte déjà bien longue pour des hommes dont le tempérament n'était pas militant ? Était-ce difficulté de se remettre en train, après la mésaventure de 1845 et la trêve qui avait suivi ? Était-ce certitude qu'avec les progrès déjà faits, le succès final n'était qu'une question de temps, et que, tôt ou tard, le gouvernement se déciderait de lui-même à faire le dernier pas ? Était-ce répugnance à augmenter les embarras d'un ministère déjà affaibli, et dont la chute livrerait le pouvoir à M. Thiers, plus engagé que jamais avec les partis révolutionnaires ? Toujours est-il qu'on ne parvenait pas à exciter un mouvement pareil à celui qu'avait provoqué le projet de 1844. Ce n'était pas seulement l'épiscopat, mais aussi une partie des laïques qui se tenaient à l'écart. Le Correspondant disait, le 25 mai 1847 : Une portion de notre armée reste encore l'arme au bras, faute de comprendre assez la nécessité de renouveler la bataille. M. de Montalembert, qui ne connaissait ni la fatigue ni le refroidissement, se plaignait, avec une amertume singulière, de ceux qui avaient cru pouvoir puiser de la force dans le silence, préférer la trêve à la lutte et ne prendre pour arme, contre les implacables ennemis de la liberté, qu'une béate confiance dans leurs bonnes intentions. De quel ton il raillait ces catholiques dont la fonction propre est le sommeil, et flétrissait leur incurable mollesse, leur lâcheté persévérante ![18]

Pour avoir mécontenté les catholiques, M. de Salvandy n'avait pas satisfait leurs adversaires. A peine le projet connu, le Journal des Débats, le Constitutionnel et le National ne l'attaquèrent pas moins que l'Univers. Ces hostilités se firent jour dans la Chambre. Le ministre s'y était cru d'abord sûr de la victoire : dans la nomination de la commission, il était parvenu à faire passer, sur neuf membres, sept ministériels, dont cinq fonctionnaires ; mais, fidèle à l'esprit de son projet, il avait écarté ceux de ses amis qui étaient nettement partisans de la liberté d'enseignement. Dès lors les commissaires se trouvèrent accessibles aux suggestions des ennemis du clergé : poussés d'un côté par M. Thiers, de l'autre par le Journal des Débats qui, sur les questions religieuses, appuyait toujours l'opposition, ils en vinrent à faire échec au ministre, modifièrent le projet dans un sens restrictif, et notamment rétablirent l'obligation, pour tout professeur, d'affirmer qu'il n'était pas membre d'une congrégation. Les travaux de cette commission aboutirent à un rapport rédigé par M. Liadières, œuvre vulgaire, tout imprégnée de préoccupations voltairiennes, et qui, sur plus d'un point, était la contradiction de l'exposé des motifs de M. de Salvandy. Aussitôt mis en pièces par M. de Montalembert, dans un écrit d'une ironie terrible, ce rapport ne devait pas être plus discuté que ne l'avait été celui de M. Thiers.

 

V

Si les évêques ne s'étaient pas mêlés aux controverses publiques soulevées par le projet de 1847, et si, depuis 1845, ils semblaient s'être imposé tant de réserve, ce n'est pas qu'ils se fussent davantage rapprochés du gouvernement. Divers symptômes tendraient plutôt à faire supposer le contraire, et nous n'en voudrions d'autre indice que les relations de plus en plus tendues qu'avait, avec la cour, Mgr Affre, prélat cependant fort désireux de voir régner l'accord entre le clergé et la monarchie de Juillet[19]. A propos, tantôt de la liberté d'enseignement, tantôt de quelque application puérilement taquine des articles organiques, le roi et le prélat échangeaient des explications dont le ton différait singulièrement de leurs premiers entretiens. Permettez-moi d'ajouter, sire, disait un jour Mgr Affre à la fin d'une de ces conversations, que le gouvernement du roi gagnerait beaucoup dans l'estime de tous, en laissant à l'Église son indépendance. — Le roi se leva, croisa les bras et s'écria : Ainsi je suis un persécuteur de l'Église !Non, sire, reprit l'archevêque, mais je maintiens que le gouvernement serait plus aimé, s'il ne contrariait pas notre action par de fréquentes et inutiles tracasseries. — Allons, bonjour, monsieur l'archevêque, bonjour. Parfois le roi, que l'âge rendait plus irritable et plus impérieux, s'emportait en paroles véhémentes et comminatoires, où il y avait du reste souvent plus de calcul que de colère et surtout que d'animosité efficace : Je lui ai fait une peur de chien, disait-il après quelque scène de ce genre ; mais pour rien au monde il n'eût touché à un cheveu de la tête du prélat. Il se trompait d'ailleurs sur l'effet de ses menaces : l'archevêque sortait des Tuileries plus attristé et mécontent qu'il n'était effrayé. Ces gens-là, disait-il, ne voient dans la religion qu'une machine gouvernementale ; ils ne se doutent pas que nous avons une conscience. Vers la fin de 1846, Mgr Affre crut même avoir assez à se plaindre du gouvernement, pour faire une démarche plus grave. Il réunit plusieurs évêques à Saint-Germain et, de concert avec eux, exposa ses griefs dans un mémoire au pape qui fut porté à Rome par M. de la Bouillerie, après avoir été communiqué aux archevêques de France et signé par la plupart d'entre eux. Quelque chose transpira de cette réunion et de ce voyage. Le roi irrité fit de vifs reproches à l'archevêque. Celui-ci, voyant son secret à demi découvert, se décida à adresser directement au ministre des cultes le mémoire qu'il avait envoyé au pape. Il y reconnaissait d'abord hautement les services rendus par le gouvernement à l'Église, après 1830, rappelait le rapprochement qui en était résulté entre le clergé et la monarchie, mais qui s'était arrêté quand on avait vu celle-ci se refuser à remplir la promesse de la liberté d'enseignement. Il énumérait ensuite longuement ses sujets de plainte : application vexatoire de plusieurs articles organiques ; usage peu favorable à la religion des pouvoirs appartenant à l'administration pour les établissements d'instruction, choix de curés, érections de paroisse, autorisations de quête, etc. ; dispositions peu bienveillantes des fonctionnaires envers le clergé, contre lequel on écoutait volontiers les dénonciations, et auquel on donnait toujours tort dans les conflits entre maires et curés. L'archevêque ne demandait pas un changement de conduite immédiat et total ; il exprimait seulement le vœu de voir se manifester une tendance meilleure.

Plus que jamais le gouvernement de Juillet aurait eu besoin d'être en bonnes relations avec le corps qui représentait la plus grande des forces morales. Il avait alors à se défendre contre une insurrection d'un genre nouveau. L'opposition, sans titre cependant à se porter champion de l'austérité, avait imaginé de soulever l'opinion contre le ministère, et, en réalité, contre la monarchie, contre la bourgeoisie régnante, au cri de : A bas la corruption ! exagérant dans ce dessein des abus réels, mais qui n'avaient rien de nouveau ; prenant prétexte de cet affaiblissement du sens moral, qui était moins le fruit d'un régime particulier, que le mal de nos révolutions successives[20] ; exploitant, avec une indignation perfide et une joie cynique, les malheurs et les scandales qu'une sorte de coup de vent malsain accumulait, à cette heure néfaste, où le drame de Praslin succédait au procès Teste et Cubières ; faisant, autour de chaque incident, un effroyable tapage de presse et de tribune ; se plaisant à retenir les ministres sur la plus humiliante des sellettes, dans des discussions parlementaires devenues si fréquentes, qu'on leur avait donné un nom et qu'on les appelait les séances de corruption ; parvenue à convaincre beaucoup d'honnêtes gens, qu'ils étaient gouvernés par une coterie sans moralité et sans honneur : répandant chez eux un malaise inquiet, un dégoût irrité, comme le sentiment d'une société qui se dissout[21], et préparant ainsi, qu'elle le voulût ou non, la révolution que Lamartine, pour couronner cette meurtrière campagne, aura bientôt l'insultante prétention d'appeler la révolution du mépris. N'est-ce pas à ce moment aussi qu'en dehors des régions parlementaires croissait le péril social, qu'au désordre littéraire du roman-feuilleton réhabilitant l'adultère, la courtisane et le forçat, succédait le désordre politique des histoires démagogiques réhabilitant audacieusement 1793[22] ? N'est-ce pas à ce moment que, plus bas encore, l'agitation socialiste se développait et s'exaspérait, dans les souffrances et les colères de cette année vraiment maudite, où la crise commerciale et la disette venaient s'ajouter à tant de catastrophes morales ?

Or, pour remédier à ces maux, pour garder ou rendre au pouvoir la considération que les meneurs de la campagne de corruption cherchaient à lui retirer ; pour compenser, dans cette lutte, ce que l'origine révolutionnaire de la monarchie, son renom de scepticisme, la préférence qu'elle avait été souvent obligée de donner aux expédients sur les principes, le terre à terre un peu utilitaire et matérialiste des classes sur lesquelles elle s'appuyait, ôtaient à son prestige, — quoi de plus efficace que de montrer ce gouvernement non plus occupé, comme on le lui reprochait, à prêcher l'enrichissement général, mais soucieux des plus hautes questions religieuses et morales et s'employant à les résoudre ? Le concours et, en quelque sorte, la caution donnée par les catholiques satisfaits et reconnaissants ne pèseraient-ils pas plus, dans la balance de l'estime publique, que la pudeur effarouchée et l'indignation tapageuse de M. Crémieux ou de M. de Girardin ne trouvant pas M. Guizot d'une probité assez scrupuleuse ? M. de Tocqueville déclarait, en septembre 1847, la révolution inévitable si quelque chose ne venait pas relever le ton des âmes. Quelle meilleure manière de relever le ton des âmes que de les détourner des misères d'une politique rabaissée, pour les diriger vers cette œuvre capitale qui est le grand problème du dix-neuvième siècle, le rapprochement entre l'État moderne et l'Église antique, entre la liberté et la foi ? N'était-ce pas enfin, dans la religion plus libre et par cela même plus efficace, que des hommes d'État clairvoyants devaient chercher le remède au malaise des imaginations et des consciences, le moyen de résister à ce péril de la révolution et du socialisme, qu'il devenait cependant difficile, quelques mois avant le 2h février, de ne pas trouver plus menaçant que celui des jésuites !

A cette époque même, M. de Montalembert, passant en revue, à la tribune des pairs, la situation politique, montrait la stérilité de cette session commencée avec une majorité si triomphante, et cette majorité tout d'un coup épuisée, dévorée par je ne sais quel mal intérieur qui l'a jetée fatiguée, impuissante au milieu de toutes les misères de la plus petite politique qu'on ait jamais vue ; il signalait aussi tout ce qui manquait à l'ordre matériel et moral, puis s'écriait, en s'adressant directement à M. Guizot :

Qu'y a-t-il de plus infirme dans ce pays ? Vous l'avez proclamé avec plus d'éloquence que personne, avec une éloquence incomparable ! C'est l'état des âmes ; c'est elles qui ont besoin qu'on leur prêche le dévouement, le désintéressement, la pureté ; c'est l'éducation morale de ce pays qui est, sinon à refaire, du moins à modifier et à épurer profondément. Et comment vous y prendrez-vous ? C'est une banalité que de le dire, vous ne pouvez vous y prendre sérieusement que par cette forte discipline des âmes et des consciences qui se trouve dans la religion. Et comment fortifieriez-vous son action ? Est-ce par un privilège quelconque ? Non. Est-ce par des faveurs, par une protection affichée ? Non, mille fois non. Est-ce par une intervention quelconque de cette auguste action dans l'action politique ? Encore une fois non, toujours non. Par quoi donc ? Par la liberté que nous garantissent et nous promettent la charte, le bon sens et la raison : par la liberté du dévoilement, du désintéressement et de la charité. Qu'avez-vous fait pour assurer cette liberté ? Rien.

 

Et il demandait comment M. Guizot, avec ses doctrines personnelles, avec les exemples que lui donnaient alors les hommes d'État anglais, s'était résigné à passer au pouvoir, sans y laisser une seule trace de son dévouement à la liberté religieuse ?

La réponse du ministre eut un accent particulier. Plus que jamais on put entrevoir, dans ses paroles, comme un hommage involontaire à la cause de son contradicteur et un regret d'être obligé, par situation, à la combattre. Il commença par remercier M. de Montalembert du caractère de la lutte qu'il venait d'ouvrir. Bien loin de contester ce que l'orateur catholique avait dit sur la nécessité de développer la liberté et la foi religieuses : Je pense comme lui, s'écria-t-il, que pour toutes les maladies morales de la société, c'est le premier des remèdes et celui auquel le gouvernement doit avant tout son appui. S'il n'avait pas fait plus dans cet ordre d'idées, c'était par suite de préventions fâcheuses, qu'il espérait bien voir disparaître un jour ; puis il disait à M. de Montalembert, d'un ton qui n'était pas celui dont le ministre, d'ordinaire plus hautain, combattait ses autres adversaires :

Vous méconnaissez bien souvent l'état et la pensée du pays... Si vous aviez le gouvernement entre les mains, si vous sentiez les difficultés contre lesquelles il faut lutter, — permettez-moi de vous le dire, vous êtes un homme sincère, un homme de courage, eh bien, je suis convaincu que vous ne feriez ni plus ni autrement que les ministres qui siègent sur ces bancs ; ou, si vous faisiez autrement, vous perdriez à l'instant même, ou vous compromettriez pour bien longtemps la cause et les intérêts qui vous sont chers. Le pays est susceptible et malade à cet égard, depuis plus longtemps et pour plus longtemps que vous ne croyez. Il y a un mal profond dans l'état du pays, au fond de ses idées sur la religion, sur les rapports de la religion avec la politique, de l'Église avec l'État... Encore une fois, prenez patience ; ayez plus de confiance dans nos institutions, et dans la liberté, et dans le gouvernement, et dans le temps. Oui, il y a encore à faire pour ramener le pays à des idées plus justes, à des influences plus salutaires, à des influences qui pénètrent dans les âmes ; cela se fera, avec la prudence que nous y apportons ; avec le temps que nous y mettons.

 

Si M. Guizot avait pu lire dans l'avenir, il aurait compris la nécessité de se presser davantage, non dans l'intérêt des catholiques, mais dans celui de la monarchie elle-même ; car c'est à elle qu'allait manquer, pour s'honorer par cet acte de justice, le temps duquel le ministre attendait, avec une confiance fondée, le plein triomphe de la liberté religieuse. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident qu'une cause ainsi combattue est une cause moralement victorieuse ? De ces paroles ministérielles, qui sont comme les novissima verba du gouvernement de Juillet dans ces questions, ressort un aveu solennel que le succès des idées défendues par M. de Montalembert était désirable et certain dans un délai plus ou moins éloigné. Telle était, en effet, la vérité qui s'imposait alors aux amis comme aux adversaires. En dépit des déceptions, des résistances ou des défaillances du moment, cette espérance dominait,-se dégageait de tous les faits, même de ceux qui, au premier abord, pouvaient paraître contraires. Comment se produirait le dénouement, dès ce moment prévu et inévitable ? Par quels moyens triompherait-on des derniers obstacles ? Combien faudrait-il de temps ? Les politiques les plus clairvoyants eussent été embarrassés de le préciser. On voyait le but devant soi : mais les derniers détours de la route qui y conduisait échappaient aux regards. C'est le moment que choisit d'ordinaire la Providence, pour intervenir par des coups inattendus, brouillant tous les calculs humains, brusquant les transitions, mûrissant en quelques instants les solutions qui semblaient encore exiger de longues années.

 

VI

Il est dans l'histoire des époques heureuses où tout est amour, espoir et foi, où l'humanité croit voir disparaître les difficultés qui pesaient sur elle et toucher à la réalisation de ses rêves les plus ambitieux ; époques bien courtes et trop souvent suivies de cruelles déceptions, mais qui, malgré tout, laissent chez ceux qui y ont vécu une impression à la fois charmante et ineffaçable. Notre génération, durement partagée, n'a connu aucune de ces époques ; la dernière de ce siècle a été le début du règne de Pie IX. Parmi ceux qui nous ont précédés et qui avaient alors âge d'homme, en est-il un qui ne se souvienne de l'effet produit quand, — à un Pontife fatigué, découragé, se sentant trop vieux et trop faible pour changer lui-même sa politique à la fois un peu inerte et rigoureuse, timide et obstinée, — on vit, par un choix assez imprévu pour être manifestement d'inspiration supérieure, succéder un pape jeune, généreux, d'une sincérité scrupuleuse, ouvert à toutes les sympathies humaines ; abordant l' œuvre de réforme avec la libéralité la plus confiante, même avec une sorte de candeur, périlleuse peut-être, mais singulièrement touchante jusque dans les tâtonnements ou les témérités inconscientes de son inexpérience ; accordant l'amnistie, opérant motu proprio les changements les plus désirés : administration laïque, conseil d'État en partie électif, autonomie municipale, et bientôt même allant, hélas ! jusqu'à instituer à Rome cette garde nationale qu'on considérait alors comme une des premières garanties de la liberté publique ; étendant d'ailleurs son regard et son action au delà des limites étroites de son État, et se faisant dire par le cardinal Alfieri, lors de l'inauguration des travaux de la Consulte : Dès l'origine de son pontificat, Votre Sainteté a entrepris de concilier les progrès de la civilisation du siècle avec les principes éternels de la religion catholique ; alliance admirable qui d'un côté assure à l'Église une plus grande indépendance et prépare de nouveaux triomphes à la foi, de l'autre apporte aux peuples la force et le salut. Le nouveau Pontife vivait au milieu d'ovations continuelles, comme seuls les Italiens savent les faire. Il ne pouvait sortir sans être entouré d'une foule, ivre d'enthousiasme et d'amour, qui lui criait : Coraggio, Santo Padre, viva il padre del popolo ! et qui se précipitait à ses pieds en implorant sa bénédiction. Tantôt des jeunes gens dételaient ses chevaux pour le traîner, tantôt sa voiture était couverte de fleurs. Les affiches annonçant les décrets de clémence et de réforme apparaissaient le matin encadrées de guirlandes de feuillage. Puis venaient ce que, dans la langue du pays, on appelait les dimostrazioni in piazza : d'immenses processions traversaient la ville, drapeaux en tête, chantant l'hymne de Pie IX ; sur leur passage, les fenêtres se pavoisaient, les mouchoirs s'agitaient ; quelquefois, le jour étant tombé, la scène était éclairée par les torches des manifestants et par les illuminations des maisons. Arrivé sur la grande place du Quirinal, on demandait le Pape qui s'avançait sur le balcon ; alors, levant les bras, de cette voix incomparable qui à elle seule eût suffi à ravir les Romains, il bénissait la foule agenouillée, à la lueur fantastique de feux de Bengale subitement allumés.

Le contre-coup de cet événement si surprenant se faisait sentir en France et y modifiait considérablement la situation des catholiques. Tout d'abord ceux qui, pendant le pontificat précédent, avaient souffert et s'étaient plaints, avec Mgr Parisis, de n'avoir pu obtenir de Rome une approbation de leur tactique libérale, jouissaient de rencontrer un encouragement et comme une ratification dans la conduite de Pie IX. Le même évêque de Langres, terminant alors son livre des Cas de conscience, se félicitait de ce que ses paroles trouvaient maintenant un appui dans le plus grand exemple qui puisse être donné à la terre. M. de Montalembert revendiquait, pour les chefs du mouvement catholique en France, l'honneur d'avoir été, dans leur sphère, les précurseurs du pape actuel. M. Veuillot, applaudissant aux plus libérales hardiesses du nouveau pontificat, y reconnaissait la consécration romaine des idées qu'il défendait en France depuis longtemps. Le Pontife saisissait d'ailleurs la première occasion de louer publiquement la façon dont les évêques français avaient combattu pour la liberté de l'Église[23]. Je ne comprends pas, disait-il au cardinal de Bonald, qu'on s'étonne que vous réclamiez la liberté d'enseignement, puisqu'elle est dans votre constitution... Il faut bien que l'Église ait la liberté, puisque ses adversaires l'ont : il faut être à armes égales. Recevant l'abbé Dupanloup, il louait l'épiscopat français et particulièrement M. de Montalembert. Son nom seul est un éloge, disait-il. É un vero campione... On lit toujours avec plaisir tout ce qu'il dit, tout ce qu'il écrit, parce qu'il y a de l'âme, puis, ne trouvant pas le mot français : de la fantasia, continua-t-il, de l'imagination, de la chaleur enfin. Seulement, il recommandait la charité dans la polémique, et trouvait que les écrits de l'auteur de la Pacification religieuse étaient un modèle de fermeté et de conciliation. Aussi, résumant ses impressions, l'abbé Dupanloup pouvait écrire à M. de Vatimesnil :

La conséquence finale de toutes ces observations que j'aime à vous dire, Monsieur, c'est que nous savons désormais ce que nous avons à faire. Il est évident qu'à Rome on approuve nos réclamations en faveur de la liberté d'enseignement, on admire le courage de nos évêques, on applaudit aux défenseurs de la liberté de l'Église ; on Name seulement, mais sévèrement, je dois l'avouer, les défauts de forme et de modération en toute espèce d'écrits[24].

 

L'évolution accomplie au siège de la chrétienté avait un résultat plus considérable encore. L'enthousiasme débordant de Rome ne s'était pas seulement répandu en Italie ; il avait franchi les Alpes. Partout c'était un long applaudissement qui se prolongeait jusque chez les protestants et les infidèles. En Angleterre, lord John Russel louait publiquement Pie IX. Pour la première fois, un président des États-Unis rendait hommage au pape dans son message. Il n'était pas jusqu'au sultan qui n'envoyât un ambassadeur porter son tribut d'admiration au nouveau Salomon. Nul n'eût alors songé à contredire M. de Montalembert, s'écriant à la tribune des pairs, que le pape était devenu l'idole de l'Europe. Mais c'est surtout en France, dans cette France de 1830 qui se vantait d'être la fille de Voltaire, et qui naguère paraissait presque tout entière soulevée contre le clergé, qu'il y avait comme une émulation d'enthousiasme. Les deux Chambres, dans leurs adresses, félicitaient Pie LX d'avoir inauguré une ère nouvelle de civilisation et de liberté. Tous les orateurs, ministres ou opposants, ceux mêmes qui tout à l'heure étaient les plus animés contre les catholiques, se joignaient, de gré ou de force, à cet universel vivat[25]. Le reproche que l'opposition faisait au gouvernement était de ne pas admirer assez Pie IX. Les feuilles de gauche accusaient le préfet de police d'avoir interdit, dans les concerts publics, un hymne au pape. L'intolérance de leur zèle de néophytes trouvait même les évêques trop froids, et le cardinal de Bonald, ainsi accusé par le National, écrivait à ce journal pour déclarer qu'il avait hautement conseillé les réformes du nouveau règne. Il n'était pas jusqu'aux banquets, préludes de la révolution de février, où l'on ne mêlât aux motions les plus subversives, des toasts à Pie IX.

Les catholiques français, naguère si impopulaires et si dédaignés, jouissaient, étonnés et ravis, de cette faveur nouvelle qui rejaillissait sur eux et sur leur cause. M. de Montalembert ne pouvait se contenir et s'écriait à la Chambre des pairs :

Quand on a, comme moi et mes amis, subi pendant toute sa Nie l'accusation, l'imputation d'ultramontanisme, de papisme... Quand on a été aussi fidèle au pouvoir pontifical, alors qu'il n'était pas entouré de cette auréole de l'admiration européenne qui l'entoure aujourd'hui ; sachez-le bien, Messieurs, on a, plus que personne, le droit de se réjouir, quand ce même pouvoir devient tout à coup l'idole de l'Europe ; on a plus que personne le droit de s'associer à ce triomphe, à cette victoire, et de dire de soi-même, peut-être sans présomption, ce que Jeanne d'Arc disait de son drapeau : Il a été à la peine, il est juste qu'il soit à l'honneur.

 

Il semblait que le rayonnement subit de cette popularité pontificale dût produire une sorte d'illumination générale, et que dès lors les problèmes débattus fussent sur le point de se résoudre d'eux-mêmes. Ne pouvait-on croire que bien des préventions antireligieuses, obstacle principal aux réformes désirées, étaient à tout jamais disparues ? C'est de cette époque que M. de Corcelle écrira plus tard, dans un document diplomatique :

Pie IX parut, et devant ses premières paroles, la guerre faite à la foi s'effaça comme par miracle. Avec quelle joie, le clergé de France sentit que cette pacification lui rendait sa véritable place dans l'opinion des peuples !... Ce fut sans contredit, pour la religion, un de ses plus beaux triomphes[26].

Aussi, dès le mois de mars 1847, le Correspondant pouvait-il faire cette observation :

Le progrès de notre cause est visible, inévitable, et les questions qui, dans d'autres temps, auraient tourné contre nous, se résolvent actuellement, comme par une force inconnue, à l'avantage de nos doctrines. Il semble que depuis que l'astre de Pie IX s'est levé sur l'horizon moral de l'Europe, sa bénigne influence dissipe tous les nuages dont il était surchargé.

 

Ce n'était pas seulement la question d'enseignement qu'on croyait ainsi résolue ; Mgr Parisis, qui était cependant un esprit posé, proclamait alors que la grande œuvre des temps modernes s'achevait par la solution pratique de ce problème : l'union des droits de l'Église et des libertés publiques. Les espérances les plus généreuses, parfois même les plus chimériques, germaient dans cette fermentation universelle. Il semblait qu'une sorte de nouveau Concordat se concluait entre le pape et les peuples, et que le second schisme d'Occident, qui, depuis le dix-huitième siècle, avait séparé de la papauté une partie considérable des nations catholiques, prenait fin par l'initiative du Pontife. Dans un article d'une exaltation éloquente, Ozanam rappelait cette époque décisive où la papauté, après une longue fidélité, avait rompu avec le vieil empire romain et s'était confiée aux barbares, en couronnant Charlemagne. Aujourd'hui, disait-il, la situation est semblable et la même évolution s'accomplit. Ces barbares des temps nouveaux dont l'historien catholique saluait en quelque sorte le baptême et le sacre, c'était la démocratie. Puis s'adressant aux catholiques de France, il s'écriait : Passons aux barbares et suivons Pie IX ![27]

On sait, hélas ! ce qu'il allait advenir, avant quelques mois, de toutes ces illusions. En effet, ce n'est pas d'ordinaire par les applaudissements des foules enivrées et dans l'attendrissement passager des baisers Lamourette que se résolvent les problèmes ardus et complexes, imposés aux efforts de notre virilité et de notre liberté. Il semble qu'en vertu d'une loi de châtiment qui pèse sur l'humanité, tous les grands enfantements doivent ici-bas se faire dans la douleur et non dans la joie. Dès les premières émotions du nouveau pontificat, plus d'un symptôme suspect pouvait éveiller l'inquiétude des clairvoyants, et les familiers intimes du pape l'entendaient parfois murmurer : C'est la fête des Rameaux, elle précède la Passion. A cette veille de 1848, l'Europe était travaillée par une agitation sourde et mystérieuse qui fixait par instants l'attention, trop souvent distraite, des hommes politiques, et leur faisait alors éprouver comme un frisson d'effroi. M. Guizot notamment ne s'y trompait pas. L'esprit de révolte et de destruction partout tendait à fausser et à pervertir le mouvement libéral. Il usait de ruse avant de recourir à la violence, et quand les révolutionnaires étaient les plus enthousiastes à applaudir le pape, à s'associer au mouvement dont il avait donné le signal, on devait voir là un piège plus encore qu'un rapprochement ou même qu'un malentendu. A Rome notamment, la conspiration des ovations préludait à la conspiration de l'émeute et de l'assassinat qui n'allait que trop tôt se démasquer, chasser et décourager le Pontife réformateur, faire succéder tout d'un coup à la plus radieuse des aurores le plus sombre des orages, détruire, non seulement en Italie, mais partout, bien de généreuses et libérales espérances, reculer l'heure de ces grandes réconciliations un moment entrevues, et arracher à M. de Montalembert ce cri de douleur et de désenchantement qu'il devait pousser, quelques mois plus tard, à la tribune de l'Assemblée législative : Nous avons reçu un effroyable démenti.

 

VII

Avant même que Pie IX fût chassé de sa capitale, Louis-Philippe était renversé. Mais, tandis qu'à Rome la révolution fait échouer l'œuvre du Pontife et semble emporter toutes les espérances qu'y ont attachées M. de Montalembert et ses amis, elle a, en France, ce résultat imprévu, de précipiter la solution, si longtemps attendue et toujours reculée, du problème religieux. On assiste d'abord à ce spectacle sans précédent et qui ne devait plus se reproduire, d'un déchaînement de passions révolutionnaires n'attaquant pas le catholicisme, bien plus, affectant de rechercher son concours. A l'heure où le trône est brisé, où toutes les institutions sont détruites, où la propriété est en péril, l'Église reste debout, respectée, presque courtisée ; l'émeute, qui saccage le palais des rois et viole l'enceinte du parlement, ne touche pas à un seul temple et ne casse même pas une vitre dans les couvents de jésuites : conséquence de l'attitude libérale et indépendante prise par les catholiques français, sous le régime déchu, et de la popularité conquise par Pie IX. Celui-ci, écrivant à M. de Montalembert, le 16 mars 1848, se réjouit de ce que dans ce grand changement, aucune insulte n'ait été faite à la religion et à ses ministres ; et il se complaît dans cette pensée que c'est le langage tenu par le grand orateur et par ses amis qui a rendu le nom catholique cher à un peuple généreux.

En ces jours troublés, l'Église recueille, du reste, des avantages plus sûrs et plus féconds que l'honneur suspect et éphémère d'être appelée, par les insurgés, à bénir les arbres de la liberté. Quand la bourgeoisie régnante est brusquement réveillée de sa sécurité orgueilleuse et trop souvent égoïste, par le fracas lugubre d'une monarchie et d'une société qui s'effondrent, quand elle se voit tout d'un coup livrée — et avec elle la fortune et la civilisation françaises — à des vainqueurs de hasard, exerçant le pouvoir comme un instrument de ravage[28], il y a alors une heure de stupeur, d'humiliation, d'horreur et d'effroi. A la lueur de la foudre qui brise tout autour d'elle, il se fait, en cette bourgeoisie, une illumination soudaine. Ses derniers préjugés voltairiens s'évanouissent ; elle comprend le néant des intérêts matériels ou des philosophies rationalistes auxquels elle s'est confiée ; elle sent le besoin de la religion, naguère crainte ou dédaignée, l'appelle à son secours, et il semble que son cri d'angoisse se termine en une prière.

Ce ne sont pas seulement les esprits déjà ouverts, depuis longtemps, à ces idées, qui s'écrient, avec M. Guizot, qu'il ne faut plus redouter les influences et les libertés religieuses, qu'il faut les laisser s'exercer et se déployer grandement, puissamment ; qu'elles apporteront en définitive plus de paix que de lutte, plus de secours que d'embarras[29]. Les mêmes sentiments se font jour, parfois avec une nuance de remords, dans les régions autrefois les plus hostiles. Il s'est trouvé, dit la Revue des Deux-Mondes, que dans une civilisation où tout s'écroule ou tremble, l'Église seule survivait, partout présente et agissante. Puis, revenant sur un passé bien récent, elle ajoute :

A cette société si malade, l'Église, pour la guérir, ne demandait que le libre usage des deux moyens les plus puissants du prosélytisme : la liberté d'enseignement et la liberté d'association. Aussitôt un orage se forma contre elle. Cet égarement qui, au 24 février, poussa dans les rangs des démolisseurs, avec un mot : Vive la réforme ! tant d'hommes intéressés à la défense de la société, en avait tourné un plus grand nombre encore contre l'Église avec ce cri brutal : A bas les jésuites ![30]

 

Le lendemain même de la révolution, M. Cousin, épouvanté, rencontrant M. de Rémusat sur le quai Voltaire, lève les bras au ciel et s'écrie : Courons nous jeter aux pieds des évêques ; eux seuls peuvent nous sauver aujourd'hui[31]. M. Thiers, dès le 2 mai 1848, déclare, dans une lettre rendue publique, qu'il est changé quant à la liberté d'enseignement ; qu'en face du désordre révolutionnaire, il ne voit de salut que dans cette liberté, dans l'enseignement du clergé, et il ajoute : L'ennemi, c'est la démagogie ; je ne lui livrerai pas le dernier débris de l'ordre social, c'est-à-dire l'établissement catholique. Peu après, suppliant M. de Falloux de prendre le portefeuille de l'instruction publique, il lui dit : Nous avons fait fausse route sur le terrain religieux, mes amis les libéraux et moi, nous devons le reconnaître. Dans les débats de la grande commission de 1849 chargée de préparer les lois d'enseignement, il avoue, avec une sincérité effarée, sa terreur de voir la société s'abîmer, si le clergé et les congrégations n'interviennent pas dans l'enseignement ; il proclame qu'il faut rompre avec les préventions surannées... ne plus adorer les anciens dieux terriblement renversés dont l'inanité lui est démontrée ; il voit même ses derniers préjugés, ceux contre les jésuites, se dissiper sous la parole de l'abbé Dupanloup, et, prenant le bras de M. Cousin, il s'écrie : Cousin ! Cousin ! avez-vous bien compris quelle leçon nous avons reçue lit ? Il a raison, l'abbé ; oui, nous avons combattu contre la justice, contre la vertu, et nous leur devons réparation[32]. Cette réparation, il la fait éclatante : à la même tribune Où il avait commis l'injustice dont il se repent si noblement, il défend la liberté d'enseignement, il combat ceux qui prétendent en exclure les jésuites ; puis, avec ce qu'il appelle lui-même une audacieuse franchise, il fait cette solennelle déclaration :

En présence de ce que nous avons vu depuis deux ans, j'avouerai sans crainte que je suis modifié... Oui, c'est vrai, je n'ai pas, à l'égard du clergé, les jalousies, les ombrages que j'avais, il y a deux ans... J'ai tendu la main à M. de Montalembert, je la lui tends encore (interruptions). Oui, en présence des dangers qui menacent la société, j'ai tendu la main à ceux qui m'avaient combattu, que j'avais combattus ; ma main est dans la leur ; elle y restera, j'espère, pour la défense commune de cette société qui peut bien vous être indifférente, mais qui nous touche profondément[33].

 

D'autre part, une évolution s'accomplit également chez les catholiques. Dans le péril commun, ils ne gardent plus leur attitude un peu exclusive et se mêlent à ceux qui défendent la société ; d'ailleurs, les conservateurs ayant dépouillé leur hostilité ou leur indifférence dans les choses de la conscience, il ne convenait pas de maintenir, entre eux et les défenseurs des intérêts religieux, une séparation anormale et fâcheuse pour tous. Dès lors, le parti catholique n'a plus d'existence distincte ; il n'y a qu'un grand parti conservateur, au premier rang duquel sont les catholiques. M. de Montalembert naguère si ardent, si ennemi de toute transaction où il pressentait une défaillance, est le premier à comprendre que l'heure de la conciliation est venue. Il est aussi vaillant à conclure l'alliance que tout à l'heure à faire la guerre. Quelques-uns de ses amis, comprenant mal et exagérant l'idée du parti catholique, voulaient à contre-temps en prolonger le quant à soi ; il leur répond par ces déclarations qui — nous ne dirons pas corrigent — mais complètent admirablement les paroles de combat, jusqu'alors tombées de sa bouche :

On nous a reproché d'avoir substitué l'alliance à la lutte. Messieurs, j'ai fait la guerre et je l'ai aimée ; je l'ai faite plus longtemps, aussi bien et peut-être mieux que la plupart de ceux qui me reprochent aujourd'hui de la cesser ; mais je n'ai pas cru que la guerre fût le premier besoin, la première nécessité du pays ; au contraire, j'ai pensé qu'en présence du danger commun, et en présence aussi des dispositions que je rencontrais chez des hommes que nous avions été habitués h regarder comme adversaires, le premier de nos devoirs était de répondre h. ces dispositions nouvelles... Certes, ces hommes ne croient pas tout ce que nous croyons.., mais ils croient aujourd'hui au péril qu'ils niaient jadis, et que nous signalions d'avance... Messieurs, on fait la paix le lendemain d'une victoire, on fait la paix le lendemain d'une défaite, mais on la fait surtout, selon moi, le lendemain d'un naufrage. Eh bien ! que l'honorable M. Thiers me permette de le dire, nous avons fait naufrage, lui et moi, en février, quand nous naviguions ensemble sur ce beau navire qu'on appelait la monarchie constitutionnelle... En nous retrouvant ensemble, au lendemain du naufrage, sur la frêle planche qui nous sépare à peine de l'abîme, fallait-il, sans nécessité impérieuse, recommencer la lutte de la veille ? Fallait-il repousser la main que, tout naturellement, nous étions portés à nous offrir l'un à l'autre ?.., je ne l'ai pas pensé et je ne m'en repens pas. Nous n'avons sacrifié ni la vérité ni la justice ; nous n'avons sacrifié que l'esprit de contention, l'esprit d'amertume et d'exagération qui sont malheureusement inséparables des luttes même les plus légitimes, lorsqu'elles sont prolongées.

 

La nouvelle attitude, prise par les conservateurs et par les catholiques, rendait facile la réforme autour de laquelle on avait livré tant de batailles de 1841 à 1848, dont chaque jour on s'était rapproché davantage, qu'on entrevoyait certaine dans un délai plus ou moins éloigné, mais enfin qu'on n'avait pu encore atteindre. Le concordat de la loi de 1850 vint mettre un terme aux luttes des catholiques et de l'Université. Il faisait triompher les doctrines, donnait raison à la tactique, récompensait le courage de M. de Montalembert et de ceux qui avaient combattu avec lui.

Cette conclusion dépasse notre sujet et appartient à l'histoire d'un autre régime. La monarchie de Juillet a eu en effet ce malheur, et peut-être ce châtiment sévère de ses timidités, de ses défaillances et de ses préventions, que les nobles idées de liberté d'enseignement, de liberté religieuse, qui avaient été semées et avaient germé sous son règne, n'ont définitivement mûri et n'ont été moissonnées qu'après sa chute ; et, bien que ses hommes d'État, tardivement, mais complètement éclairés, aient été parmi les principaux auteurs de la loi de 1850, cette monarchie risque d'apparaître aux veux de l'histoire comme avant été, en ces matières, un obstacle dont la disparition a suffi pour résoudre toutes les difficultés. Il y aurait dans une telle manière de voir un défaut de justice. N'est-ce pas un devoir de le prévenir ? Du succès et du mérite de ces vaillants catholiques que nous honorons comme nos ancêtres et nos maîtres, les faits eux seuls parlent alors assez haut, et ils ont parlé d'ailleurs à chaque page de cette histoire ; nous n'avons rien à y ajouter, et nous aimons mieux laisser le lecteur conclure. Il y a plus lieu de se préoccuper du jugement trop sévère que, par contre-coup, on pourrait être tenté de porter sur le régime dont la politique religieuse a été ainsi condamnée par les événements, et répudiée en même temps que réparée par la conduite ultérieure de ses propres partisans. Nul, sans doute, ne saurait nous reprocher d'avoir dissimulé les fautes commises par la monarchie de 1830 ; nous nous flattons même de n'avoir pas ménagé les vérités aux hommes qui, à d'autres points de vue, étaient les plus dignes de nos sympathies et de notre estime. Mais il nous déplairait que, par l'effet même de notre sincérité et sous l'impression de l'irritation et de l'espèce d'agacement qu'a pu produire la succession de tant de petites incertitudes, de faiblesses, de méfiances souvent mesquines et maladroites, on fia amené à prononcer un arrêt précipité et excessif, et surtout à faire, avec la conduite d'autres gouvernements, un rapprochement qui, lui seul, serait un affront. Moins que jamais il ne faut faillir à cette mesure, à cette sérénité pacifiée, à cette intelligence des questions complexes, à cette équité dans la répartition des responsabilités, à cette indulgence par comparaison et par connaissance des difficultés, qui doivent marquer les appréciations définitives de l'histoire.

Conviendrait-il, par exemple, de juger uniquement, d'après les erreurs évidentes de sa politique religieuse, — erreurs qui sont plus le fait du temps que du régime, plus la faute de la nation que celle des gouvernants, — une monarchie qui a été après tout, avec les seize années de la Restauration, l'époque la plus prospère, la plus féconde et la plus regrettée de notre histoire contemporaine. Et d'ailleurs, même à ne considérer que cette politique religieuse, mais à la considérer de haut et dans son ensemble, tout était-il à blâmer et à regretter ? D'abord, dans les premières années, par la paix et la liberté, chaque jour mieux assurées à l'Église en dépit des passions de 1830, le gouvernement a laissé faire et a même souvent secondé cette merveilleuse réaction qui a rendu au catholicisme un prestige et une influence inconnus sous la Restauration, et qui seule a donné l'idée et la force d'entreprendre plus tard la campagne contre le monopole universitaire. Une fois la lutte engagée, s'il a eu le tort d'hésiter à accorder aux catholiques une liberté nouvelle, il leur a du moins assuré l'usage. toujours respecté, même quand il était gênant pour lui, de ces libertés publiques qui leur fournissaient les armes nécessaires pour conquérir la réforme refusée. Si parfois, obéissant moins à ses sentiments propres qu'aux excitations d'une partie de l'opinion, il a eu quelque velléité d'appliquer des lois vexatoires, il s'est trouvé bientôt arrêté par un sentiment naturel de modération bienveillante et par des scrupules d'honnêteté politique, n'allant guère au delà de ce qu'il fallait pour donner, à très bon marché, aux catholiques un peu de la popularité qui s'attache aux opposants et aux persécutés. Nous voyons bien le tort qu'il se causait ainsi à lui-même, en s'aliénant une force morale dont le concours lui eût été si nécessaire ; nous voyons moins le mal qu'il faisait à l'Église.

La monarchie de Juillet ne peut-elle pas d'ailleurs demander qu'on tienne compte non seulement des actes mais aussi des résultats de sa politique religieuse. Comparez seulement la situation de l'Église de France, en 1830 et en1848 ? Que de changements heureux ! Quel abîme entre les deux époques ! Sans doute au moment où éclate la révolution de février, il y a encore, dans l'esprit public, bien des ignorances et des préventions qui vont disparaître avec le temps. Cependant a-t-on connu dans ce siècle, avant ou depuis, une époque où les catholiques aient ressenti davantage cet élan et cette confiance intime d'une cause en progrès, où surtout on ait pu se croire aussi près de dissiper les malentendus qui éloignent l'esprit moderne de la vieille foi, et de résoudre ainsi le plus difficile et le plus important des problèmes qui pèsent sur notre temps ? Que le gouvernement eût tout le mérite, et le mérite voulu, de ces avantages recueillis par le catholicisme sous son règne, nous ne le prétendons pas ; mais on ne peut dire non plus qu'il n'y fût pas pour quelque chose, ne serait-ce que par le bienfait de ces lois et de ces mœurs, avec lesquelles le monopole et l'oppression ne pouvaient longtemps résister aux réclamations des intérêts froissés et aux protestations des consciences émues.

Aussi ceux des catholiques ou des membres du clergé qui, encore tout chauds des excitations ou des ressentiments de la lutte religieuse, ont salué la révolution de Février presque comme une délivrance, ne se sont montrés en cela ni justes ni clairvoyants. Ils ne devaient pas tarder à se repentir de leur joie. D'ailleurs plusieurs, et non des moins illustres, n'ont pas attendu pour rendre justice à la monarchie tombée. Dés juillet 1849, dans un discours et dans une lettre que nous avons déjà eu occasion de mentionner, M. de Montalembert, qui avait été l'un des plus passionnés au combat, mais dont l'âme fière n'eût pas supporté un moment la pensée d'être injuste envers les vaincus, se reprochait publiquement d'avoir poussé trop loin et trop vivement son opposition contre le gouvernement de Louis-Philippe, de n'avoir pas bien apprécié toutes ses intentions, et de n'avoir pas assez pris compassion de ses difficultés[34]. Un peu plus tard, en 1852, il rappelait que tous les biens dont les catholiques étaient alors en possession, avaient été gagnés sous la monarchie de Juillet, grâce aux libertés publiques, grâce à ce culte du droit, à cette horreur de l'arbitraire qu'inspirait le régime parlementaire. Il déclarait ne pas vouloir être de ces gens qui se figurent que la saison des récoltes mérite seule d'être estimée, et qui ne tiennent aucun compte des temps qui ont permis les labours et les semailles. Plaisants cultivateurs, ajoutait-il, que ceux qui, dans leur enthousiasme pour l'automne, vont jusqu'à calomnier l'hiver et à supprimer le printemps ![35] Gardons-nous de mériter un tel reproche et n'oublions pas que si la loi de 1850, par sa date, n'appartient pas à la monarchie constitutionnelle, elle est la conséquence, brusquée par une révolution, de luttes, de mouvements d'idées, de progrès quelquefois hésitants et lents, mais constants et réels, dont il faut faire en partie honneur à cette monarchie. En terminant un livre, où sont racontés les luttes et les succès des champions de la liberté religieuse, par une parole de justice envers le gouvernement dont ces catholiques s'étaient trouvés par moment combattre si ardemment la politique, nous avons conscience de répondre à la pensée dernière des plus grands, des plus vaillants et des plus éclairés d'entre eux, et il nous semble que c'est remplir comme une des conditions de l'héritage qu'ils nous ont laissé.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Dans la session de 1846, M. de Montalembert prononça deux discours sur les affaires du Liban, trois sur celles de Pologne et de Gallicie, un sur l'Algérie, sur la marine française, sur les passeports et sur les livrets d'ouvriers. Seul, un discours sur la réorganisation du Conseil royal se rattache aux questions d'enseignement.

[2] Lettre du 17 juin 1815 (Correspondance d'Ozanam, t. II, p. 82).

[3] C'est dans cet écrit que l'abbé Dupanloup disait, au nom du clergé qui no le désavouait pas : Nous acceptons, nous invoquons les principes et les libertés proclamés en 89... Vous avez fait la révolution de 89 sans nous et contre nous, mais pour nous, Dieu le voulant ainsi malgré vous.

[4] De la liberté d'enseignement à la prochaine session (10 novembre 1845).

[5] L'auteur de la Pacification religieuse était en butte à des attaques plus grossières et plus viles. On lisait dans une brochure intitulée : Mémoire adressé à l'épiscopat sur les maux de l'Église de France par un catholique ami de la vérité (chez Saguier et Bray) : Cette médiation d'antichambre et de salon ne trompera que des courtisans, que des abbés dont les yeux sont déjà ou-yens sur les dignités futures, brillamment rétribuées, du chapitre royal de Saint-Denis. Si l'abbé Dupanloup eût vécu au temps de l'arianisme, il aurait eu probablement des paroles dures pour saint Athanase, et des phrases doucereuses et pacifiques pour les courtisans et les prélats qui furent si bienveillants pour la secte arienne.

[6] Quelque mots de réserve (10 décembre 1845).

[7] C'est M. de Salvandy qui, en 1838, avait nommé M. Quinet professeur, en dépit du roi qui lui disait : Vous faites là une belle nomination, vous venez de nommer un républicain.

[8] Le cours de M. Michelet ne put être suspendu qu'en janvier 1848.

[9] Contrairement à ce qui avait existé sous l'Empire et sous la Restauration, depuis 1831 aucun ecclésiastique ne faisait partie du conseil royal. Ce n'avait pas été l'une des moindres causes de la vivacité de la lutte entre le clergé et l'Université. M. Guizot l'avait reconnu, à la Chambre des pairs, dans la discussion de la loi de 1814 : Je suis convaincu, avait-il dit, que s'il y avait toujours eu, s'il y avait, dans le conseil royal de l'instruction publique, un ecclésiastique, la plus grande partie des embarras que nous rencontrons n'existeraient pas.

[10] Discours du 31 janvier 1846.

[11] Discours du 27 mai 1846.

[12] Lettre du 22 juin 1846 (Correspondance, t. I, p. 179).

[13] Courrier français du 22 juillet 1846.

[14] Du devoir des catholiques dans les élections (juillet 1846).

[15] Le Journal des Débats disait alors : La session n'a pas été bonne. Elle a mal commencé, elle a mal fini. Le cabinet s'est endormi dans sa victoire électorale. Ce n'est pas seulement le ministère, c'est le parti conservateur qui ne résisterait pas à une seconde session semblable. Le ministère s'est présenté sans idées, sans projets pour occuper la Chambre. La Revue des Deux-Mondes était plus alarmée encore : Aujourd'hui, disait-elle, une sorte de découragement semble s'être emparé des intelligences, une inquiétude sourde agite les imaginations. Si nous avons la satisfaction de voir que l'ordre matériel n'a pas reçu d'atteintes... sommes-nous dans toutes les conditions de cette sécurité morale qui n'est pas un des moindres besoins de la société ? Dans la même Revue, un député ministériel, à la fois dévoué et clairvoyant, M. d'Haussonville, déclarait que le tort réel du cabinet était de n'avoir pas su gouverner cette majorité.

[16] On était alors bien loin des chiffres d'aujourd'hui. En 184 on avait réuni 20.000 signatures ; en 18455 et 1846, 80.000. Le compte rendu du comité de pétitionnement disait à ce propos : C'est quelque chose qu'un tel chiffre, dans notre pays surtout, où l'esprit public est encore à peine initié à ce secret de la puissance représentative... Aucune pétition, de quelque nature qu'eu ait été l'objet, n'a jamais obtenu en France une adhésion plus considérable. En 1847, ou arriva au chiffre de 140.000. Le gouvernement mettait son honneur à ne pas entraver l'exercice du droit de pétition. Un maire de Franche-Comté, qui ne l'avait pas suffisamment respecté, fut publiquement blâmé à la tribune par le ministre de l'intérieur. À la même époque, un député ayant prétendu mettre en doute la sincérité des signatures et argué de leur défaut de légalisation, le président l'arrêta en lui disant que la Chambre avait décidé qu'il ne serait jamais fait de recherches sur les signatures qui sont apposées au bas des pétitions. (Assentiment général.) Elle a décidé plusieurs fois que la légalisation des signatures n'était pas nécessaire. Et commue M. de Falloux demandait la parole pour défendre les pétitions, on lui cria que c'était inutile. Votre défense, lui disait le président, mettrait en doute le droit des pétitionnaires, et c'est pour cela que je ne puis l'admettre.

[17] Le Correspondant, organe autorise des chefs du parti catholique, déclarait alors qu'on eût été satisfait de voir simplement reprendre le projet de 1836. L'abbé Dupanloup écrivait à la même époque : Nous ne disons qu'une chose, c'est que le projet de M. Guizot, celui de 1836, est le seul projet vraiment libéral, vraiment politique, vraiment digne de la Charte, vraiment conciliateur de tous les droits, le seul vraiment capable d'accomplir parmi nous le grand et désirable ouvrage de la pacification religieuse.

[18] Du rapport de M. Liadières sur le projet de loi relatif la liberté d'enseignement (1847).

[19] Voir la Vie de Mgr Affre par l'abbé Cruice.

[20] M. Guizot le faisait remarquer alors à la tribune : Le pays a traversé des temps de grands désordres, le règne de la force, et souvent de la force anarchique ; il en est résulté un certain affaiblissement, je le reconnais, des croyances morales et des sentiments muraux ; il y a moins de force, de vigueur, et dans la réprobation, et dans l'approbation morales.

[21] M. de Tocqueville écrivait à M. de Corcelles, le 27 aoùt 1847 : J'ai trouvé ce pays-ci sans passion politique, mais dans un bien redoutable état moral. Nous ne sommes pas près peut-être d'une révolution ; mais c'est assurément ainsi que les révolutions se préparent. L'effet produit par le procès Cubières a été immense. L'horrible histoire dont on s'occupe depuis huit jours d'affaire Praslin, est de nature à jeter une terreur vague et un malaise profond dans les âmes. Elle produit cet effet, je le confesse, sur la mienne.

[22] C'est en 1847 qu'étaient publiés, presque simultanément, les Girondins de Lamartine, l'Histoire de la Révolution de Michelet et celle de M. Louis Blanc.

[23] Allocution du 15 juin 1847.

[24] Ces renseignements sont contenus dans une lettre inédite, écrite de Rome le 20 janvier 1847, par M. Dupanloup à M. de Vatimesnil, lettre dont une bienveillante communication de M. de Vatimesnil fils nous a permis d'avoir connaissance.

[25] M. Guizot saluait, comme un des plus grands faits du siècle, Pie IX accomplissant la réconciliation de l'Église catholique avec la société moderne. — M. de Lamartine appelait cela une immense bonne fortune de l'humanité. — M. Thiers disait : Un saint Pontife, qui joint à la piété d'un prêtre les lumières d'un prince éclairé, a formé ce projet si noble de conjurer les révolutions, en accordant aux peuples la satisfaction de leurs justes besoins. C'est une œuvre admirable !... Et l'orateur terminait en poussant, en pleine Chambre des députés, le cri des rues de Rome : Courage, Saint-Père ! — M. Odilon Barrot comparait l'œuvre de Pie IX aux saintes entreprises des grands papes du moyen âge. — M. de Salvandy, à la distribution des prix du concours de 1847, parlait de ce Pontife qui faisait remonter vers Dieu, de Rome et de tr ut l'univers, autant de bénédictions que sa main en versa. — M. Liadières, dans ce rapport où il combattait la liberté d'enseignement, se croyait obligé de parler de l'Esprit-Saint lui-même qui vient de faire passer tout ce qu'il renferme de sagesse, dans une de ces âmes d'élite qui apparaissent de siècle en siècle, pour l'honneur du pontificat et la joie du monde chrétien.

[26] Note au cardinal Antonelli du 19 août 1849, citée par M. Léopold de Gaillard dans la brillante page d'histoire qu'il a écrite sous ce titre : L'expédition de Rome en 1849.

[27] Les dangers de Rome et ses espérances (Correspondant du 10 février 1847).

[28] Expression du feu duc de Broglie. Introduction aux Vues sur le gouvernement de la France.

[29] M. Guizot, De la Démocratie en France (1849).

[30] Revue des Deux Mondes du 15 avril 1849 ; article de M. E. Forcade.

[31] Souvenirs de l'année 1848, par M. Maxime du Camp.

[32] Voir la belle étude de M. le comte de Falloux sur l'Évêque d'Orléans, et l'intéressant volume publié par M. H. de Lacombe, sous ce titre : Les débats de la Commission de 1849.

[33] Discours du 18 janvier 1850.

[34] Discours sur la loi de la presse, du 21 juillet 1849, et lettre à l'Univers du 23 juillet.

[35] Des intérêts catholiques au XIXe siècle.