L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

 

CHAPITRE V. — LA POLITIQUE RELIGIEUSE DU GOUVERNEMENT ET LE PROJET DE LOI DE 1844 (1841-1844).

 

 

I. Les dispositions personnelles de M. Guizot. M. Martin du Nord et M. Villemain. — II. Le sentiment du roi. Louis-Philippe et Mgr Affre. — III. La gauche et la liberté religieuse. Les regrets de M. de Tocqueville. Les préventions des conservateurs. M. Guizot n'essaye pas d'en triompher. Ce qui peut excuser sa faiblesse. — IV. Les bons rapports entre le gouvernement et le clergé sont altérés. Difficultés avec les congrégations, avec les évêques. La question des articles organiques. — V. Les universitaires mécontents du gouvernement. Défis échangés pardessus la tête des ministres. M. Dupin et M. de Montalembert. — VI. Le projet de 1844. Le rapport du duc de Broglie, plus libéral que le projet, bien qu'encore insuffisant. — VII. La discussion à la Chambre des pairs. Attitude des divers partis. Échec infligé à l'Université. Les catholiques, quoique battus au vote, sortent plus forts du débat.

 

I

Le gouvernement n'avait pas saisi du premier coup toutes les raisons de justice, d'honneur, de stabilité dynastique, de sécurité sociale, et même de tactique parlementaire et ministérielle, qui eussent dû le décider à s'emparer de la question d'enseignement et à la résoudre dans un esprit de liberté et de bienveillance ; il avait même débuté par la fausse démarche du projet de 1841. Mais cette faute commise, la lutte ainsi engagée, va-t-il comprendre enfin son devoir et son intérêt ? Il ne s'agissait pas sans doute pour lui, de souscrire immédiatement à toutes les exigences du parti religieux ; sauf quelques esprits ardents et absolus, les catholiques se fussent contentés à moins. Que le ministère, se portant médiateur, prit avec autorité l'initiative d'une sorte de transaction, ils auraient été heureux de l'accepter, s'ils y avaient discerné la bonne volonté de faire tout ce que permettaient les circonstances. N'eussent-ils pas été pleinement et définitivement satisfaits, qu'ils eussent du moins désarmé, et, suivant la aine distinction de Mgr Parisis, à défaut d'un acquit, donné un reçu. Il aurait probablement suffi de reprendre le projet de 1836.

Tel était certainement le désir de M. Guizot, qui n'avait pas le titre de président du conseil, mais qui en avait l'autorité et la responsabilité. On sait quelle était son opinion personnelle sur la conduite de l'État envers la religion, et en particulier sur la liberté d'enseignement ; on peut le croire quand il affirme après coup, dans ses Mémoires, que personne n'était plus engagé et plus décidé que lui à sérieusement acquitter, quant à la liberté d'enseignement, la promesse de la Charte. La lutte qui avait éclaté n'était pas de nature à le faire changer d'avis. Ce n'est pas ce haut esprit qui s'effrayait où s'effarouchait de voir des catholiques et même le clergé user des armes de la liberté. S'il avait professé à côté de M. Villemain et de M. Cousin, il n'était pas resté comme eux un dévot de l'Université : Vous voulez, disait-il alors à un professeur fort mêlé aux polémiques, vous voulez, avec votre question universitaire, être un parti, et vous ne serez jamais qu'une coterie. A la différence de la plupart de ses contemporains, M. Guizot comprenait les griefs des hommes religieux, la gravité des questions soulevées par eux ; il se plaisait à considérer dans ces débats, à y saluer, quelque chose de plus vrai, de plus profond, de plus élevé, que ce qui agitait les partis politiques, au milieu desquels il était condamné chaque jour à manœuvrer. Aussi rendait-il hommage à la sincérité de l'opposition des catholiques, et déclarait-il leur émotion digne d'un grand respect, alors même qu'elle conduisait à des démarches, selon lui, excessives. Bien plus, comme il l'avouera plus tard, ses sympathies étaient au fond avec les partisans de la liberté religieuse, et, au plus fort de la lutte, il éprouvait à l'égard de la cause qu'il lui fallait combattre, comme un sentiment mêlé d'envie et de regret. Il désapprouvait les violences de la polémique antireligieuse et on lui attribuait l'inspiration du Globe, qui blâmait alors sévèrement l'attitude du Journal des Débats dans ces questions. Il avait l'esprit libre et large, même sur les jésuites. Pour le P. de Ravignan, qu'il avait été souvent entendre à Notre-Dame, il ressentait estime et sympathie ; plus d'une fois il eut avec lui des entretiens. Au sortir de l'une de Ces conversations, le 29 décembre 1843, l'éloquent religieux écrivait à son supérieur général :

M. Guizot m'a étonné par la supériorité de ses vues, par son estime pour la Compagnie, par la manière dont il se prononçait contre toutes les préventions et les attaques auxquelles nous sommes en butte. Je sais positivement que, dans le conseil des ministres, il a parlé en notre faveur. Le nonce à Paris et d'autres encore pensent devoir plus compter, pour les intérêts catholiques, sur M. Guizot que sur tout le reste des hommes publics de notre temps. Il est certain qu'il est homme d'État, que ses vues sont élevées, larges et favorables à la liberté d'enseignement, comme à celle de l'Église.

 

On a retrouvé dans les papiers du P. de Ravignan la minute de cette conversation. Le ministre y apparaît très bienveillant pour les jésuites, parlant, d'une façon fort dégagée, des préoccupations de l'opinion. La crédulité d'un grand nombre, disait-il, admet sur votre compte des faits auxquels je n'ajoute point foi ; vous devez être prudents, le gouvernement n'a point de répulsion pour vous ; je pense que vous pouvez encore rendre de grands services à la société... A peine faisait-il quelques réserves au sujet du rôle historique des jésuites, par exemple sous les Stuarts. Le P. de Ravignan demandant : Quel fait nous reproche-t-on ? M. Guizot répondait : Aucun fait : il y en aurait d'isolés que je n'y attacherais aucune importance. Et il déclarait que les jésuites ne devaient pas être exclus de la liberté d'enseignement[1]. Peu après, dans l'intimité, il témoignait de la satisfaction que lui causait le petit livre de l'Existence et de l'Institut des Jésuites. Sa belle-sœur, Mme de Meulan, disait à Mme Swetchine : Si vous entendiez M. Guizot parler de tout cela, des jésuites, etc., vous seriez enchantée[2]. Naguère ambassadeur à Londres, il devait avoir d'ailleurs, plus qu'un autre, les yeux fixés sur les hommes d'État anglais ; il les voyait, Robert Peel aussi bien que John Russel, mettre à l'envi l'honneur et l'intérêt de leur politique à satisfaire les consciences catholiques, et il entendait, à cette époque, M. Gladstone se. vanter d'avoir fait à la religion catholique, en Angleterre, des conditions plus larges et plus libérales qu'elle n'en possédait en France.

Mais M. Guizot était-il secondé par ses collègues, entre autres par le ministre des cultes et par celui de l'instruction publique, que leurs attributions appelaient à s'occuper plus spécialement de ces questions ? M. Martin du Nord eût été en temps ordinaire le plus aimable des ministres, bien intentionné, déférent envers ceux qu'il appelait ses évêques, son clergé, gracieux même pour les jésuites, désirant sincèrement le bien de la religion, et proclamant sa foi à la tribune. Le plus ardent des écrivains catholiques disait alors de lui :

On sait de quelle heureuse physionomie est doué M. le garde des sceaux ; rien de plus doux que son air, que sa voix, que toute sa personne : rien de plus conciliant que son langage, rien de plus honnête que ses intentions. Lorsqu'on l'écoute, on s'en veut de n'être pas de son avis, ou l'on croit qu'il se trompe involontairement ; lorsqu'il blâme les choses les plus avouables et les plus louables, on est plus tenté de le plaindre que de le contredire ; car il semble qu'avec un peu plus de courage, il parlerait tout autrement. Ne croyez pas qu'il perde une occasion de vanter son respect pour la religion, sa vénération pour les vertus des évêques, même pour leur titre sacré. Dans les grandes circonstances, il va plus loin, il ose se proclamer bon catholique, et M. de Montalembert est à peine plus téméraire à braver le respect lm-main.

 

Mais cet avocat disert, ancienne célébrité d'un barreau de province, n'avait pas les Vues hautes et le caractère ferme qui font l'homme d'État. Il était surpris et troublé des graves problèmes qu'on soulevait devant lui ; il eût volontiers étouffé l'attaque comme la défense. On ne savait ce qui agissait le plus sur lui, la crainte d'attrister les évêques on celle de braser leurs adversaires. Il n'eût pas fait obstacle à une politique largement libérale, mais il n'était pas homme à en prendre l'initiative. Néanmoins les prélats rendaient volontiers hommage à ses bonnes intentions, et quand il leur fallait le combattre, ils le présentaient comme associé à contre-cœur à des mesures qu'il ne pouvait approuver.

Ils se plaignaient plus vivement de M. Villemain, qui leur paraissait être, dans le cabinet, le principal obstacle à la politique de conciliation désirée par M. Guizot. Était-ce donc que le ministre de l'instruction publique fia animé de passions antireligieuses ? Nullement. Dans une note confidentielle adressée à ses collègues, Mgr Affre faisait., au contraire, remarquer que M. Villemain se distinguait, entre les hommes politiques de l'époque, par ses habitudes privées de vie chrétienne, et que, comme ministre, il avait fait, dans le choix des livres ou des hommes, des efforts sincères pour rendre l'enseignement officiel plus religieux[3]. Mais, chez cet ancien professeur, l'attachement à l'Université était devenu un esprit de corps exclusif et étroit. M. Cousin et lui, tout en se jalousant, l'un violent, impétueux, passionné, l'autre chatouilleux, susceptible, inquiet, se partageaient l'honneur de personnifier la corporation enseignante. Une feuille de gauche disait à ce propos[4] :

M. Villemain est bien plutôt le grand maître de l'Université qu'il n'est le ministre de l'instruction publique. Au lieu de se considérer comme le grand pontife de l'enseignement universel, il est resté le général du corps enseignant laïque, le supérieur du couvent universitaire. Ainsi l'ont fait ses antécédents, ses habitudes d'esprit, la situation actuelle des choses et la difficulté de s'élever à la hauteur de son personnage.

 

La fin de ce jugement paraît suspecte de quelque animosité. On ne saurait nier cependant que M. Villemain, tout en étant le plus ingénieux des littérateurs, n'avait pas plus que M. Martin du Nord les qualités de l'homme d'État. Sans prétendre, comme M. Michaud, qu'il était toujours resté un bel esprit de collège, on peut dire, avec M. Sainte-Beuve, que la politique avait été pour lui une diminution, et qu'il était surtout un éloquent rhéteur, dans le sens antique et favorable du mot[5]. Habile à se tirer des petites difficultés de rédaction, il faiblissait en présence des difficultés réelles, et, dans ce cas, il était insuffisant même à la tribune. Joignez à cela cette susceptibilité craintive et irritable, qui est souvent le mal des hommes de lettres, et que les polémistes catholiques ne ménageaient pas toujours assez. Très sensible à la louange, encore plus aux critiques, M. Villemain avait été fort ému de l'accueil, pour lui inattendu, qui avait été fait à son projet de 1841. Ce début l'avait jeté tout de suite dans la lutte avec je ne sais quoi d'aigri et d'agité. Le nom seul de jésuite suffisait d'ailleurs à lui faire perdre la tête. Il souffrait lui-même plus encore qu'il ne faisait souffrir les autres, et la difficulté de concilier ses sentiments religieux et ses animosités universitaires lui causait une anxiété qui devait bientôt être trop lourde pour sa raison.

Les autres membres du cabinet ne paraissent pas s'être occupés de la question d'enseignement, dont tous ne comprenaient sans doute pas alors l'importance. Mais quel était sur ce point le sentiment du roi qui, par son activité d'esprit, sa haute expérience, son sens politique si aiguisé, méritait d'exercer, et exerçait en effet, une action considérable sur la marche des affaires ?

 

II

Louis-Philippe était personnellement un homme du dix-huitième siècle : il en avait à la fois le scepticisme et la sensibilité ; il laissait même dire assez volontiers qu'il était voltairien. Mais, chez lui, le politique avait, par instinct et par expérience, le sentiment très profond de l'intérêt qu'a le pouvoir à vivre en paix avec le clergé. Ne l'avait-on pas entendu, dès 1830, dire cette parole si juste dans sa vive familiarité : Il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l'Église ; il y reste. Seulement, s'il avait l'esprit trop fin pour ne pas voir les embarras et les périls d'une lutte avec le catholicisme, peut-être ne l'avait-il pas toujours assez haut pour discerner à quelles conditions on pouvait satisfaire les consciences. A défaut de la foi personnelle, il n'avait pas cette intelligence large et délicate des choses religieuses que possédait si bien M. Guizot. Il ne comprenait rien à l'attitude de M. de Montalembert et avait coutume de demander quand il entrerait dans les ordres. La vraie portée de la lutte pour la liberté d'enseignement lui échappait, et parfois il ne semblait y voir qu'une querelle de cuistres et de bedeaux. Ce n'est pas qu'il fût porté à prendre parti pour les cuistres contre les bedeaux. Les prétentions de la philosophie notamment inquiétaient plutôt son bon sens un peu terre à terre. Aussi, dans le monde universitaire, se plaignait-on généralement du roi, et M. Sainte-Beuve disait à celte époque :

Le roi Louis-Philippe, dans cette querelle de l'Université et des jésuites, n'est pas très favorable à l'Université. Si Villemain n'a pas proposé, cette année, sa loi organique sur l'instruction secondaire, c'est que le roi ne s'en est pas soucié. Laissons faire, disait-il au ministre : laissons-leur la liberté à tous, moyennant un bon petit article de police qui suffira. Le roi est peut-être meilleur politique en disant cela, mais Villemain est meilleur universitaire[6].

 

M. Quinet écrivait avec amertume, dès avril 1842[7] : Je suis bien convaincu que le parti prêtre est soutenu par le château. C'est là ce qui leur donne cette insolence. D'autre part cependant, le roi se méfiait de l'enseignement du clergé : il craignait que des collèges ecclésiastiques les enfants ne sortissent carlistes. Aussi Mgr Affre, qui avait eu l'occasion de saisir plusieurs fois sur le vif les inquiétudes royales, engageait-il ses collègues de l'épiscopat à rassurer le gouvernement sur ce point, et paraissait-il croire que, ce malentendu dissipé, le roi n'aurait plus aucune répugnance à la réforme demandée.

Pour le moment, la pensée de Louis-Philippe ne se dégageait pas nettement. Il était d'ailleurs dans la nature de cet esprit pourtant si brillant et si étendu, dans les habitudes de ce politique, par certains côtés, si consommé, de ne pas prendre parti sur les questions de principes, mais de louvoyer au milieu des faits avec une souplesse patiente et avisée, multipliant au besoin les inconséquences pour éviter les conflits. Plein de bravoure personnelle, il était, a dit M. Guizot, timide en politique[8]. Rien chez lui de cette jeunesse chevaleresque, mais un peu téméraire, qui se plaît à poser les grandes questions. Il aimait mieux tourner une difficulté que l'aborder de front, ajourner un problème que tenter de le résoudre. Il croyait que c'était déjà beaucoup de durer au moyen d'expédients successifs, comptant sur le temps et le hasard pour se tirer des embarras qu'il renvoyait à l'avenir ; au fond, d'ailleurs, fort perplexe et quelque peu désabusé sur le succès final. Tout au rebours de cette génération de 89, dont il avait partagé les illusions, mais aussi les déceptions, il croyait peu à la puissance du bien et beaucoup à celle du mal ; il pensait volontiers qu'à combattre le mal de front, on risquait de se faire briser, et que le meilleur moyen de lui échapper était de ruser avec lui, en le cajolant. Ainsi il en usait avec l'esprit révolutionnaire. Peut-être était-il disposé à traiter de même la passion antireligieuse, quand celle-ci se montrait trop menaçante, non pas sans doute qu'il la partageât ou voulût lui céder ; mais il estimait, au contraire, que c'était la seule manière, sinon de détruire, au moins de limiter son action malfaisante.

Était-ce une tactique heureuse ou nécessaire dans les matières purement politiques ? Ceux qui le pensent font observer que le vieux roi, dans ce siècle d'instabilité, et en dépit des faiblesses de son origine, a su durer dix-huit ans. Ceux qui le contestent répondent qu'en fin de compte il a échoué. Quoi qu'il en soit, s'il était des questions où ces expédients fussent insuffisants, où les courtes habiletés ne pussent prévenir les conflits, ni les petites caresses faire oublier les légitimes griefs, c'étaient celles qui intéressaient la conscience religieuse. Le roi devait en faire l'expérience, parfois non sans surprise ni vif déplaisir ; à ce point de vue, ses rapports avec Mgr Affre sont assez curieux à étudier.

Louis-Philippe avait été fort ennuyé de l'opposition de Mgr de Quélen. Quand il fut question de lui trouver un successeur, fidèle à sa pratique constante dans les choix d'évêques, il voulut avant tout un prêtre justement considéré ; mais il ne lui avait pas déplu d'appeler à ce siège élevé un personnage sans patronage et sans clientèle, que ne désignaient ni un grand nom, ni un talent hors ligne, ni une haute situation. Jugeant des choses ecclésiastiques par ce qui se passait dans la politique, il comptait ainsi, non pas pouvoir exercer sur le nouveau prélat une pression qui n'était pas dans ses desseins, mais lui en imposer, l'avoir dans sa main. Au début, il s'amusait de cette situation nouvelle, à laquelle ne l'avait pas habitué la bouderie hautaine de Mgr de Quélen. Mgr Affre était accueilli avec effusion aux Tuileries. Le roi, le tenant assis auprès de lui sur un canapé, pendant une grande réception, répétait à tous ceux qui venaient le saluer : Je cause avec mon cher archevêque. Il se livrait avec lui à toute l'abondance de sa conversation, s'étendait sur le bien qu'il voulait au catholicisme : Ah ! si je n'étais pas là, s'écriait-il, tout serait bouleversé. Que deviendriez-vous ? Que deviendrait, la religion ? Le prélat était consulté sur les choix épiscopaux. Il est délicieux, disait-il, notre cher archevêque : comme il juge bien les hommes ![9] Mgr Affre se prêtait à ces caresses avec une gravité peu souple. Nullement hostile à l'établissement de Juillet, fort mal vu, pour cette raison. du parti légitimiste, opposé par goût à toute démarche téméraire et même à toute action publique, plus que personne il désirait un accord entre le clergé et la monarchie de 1830. Mais, pour cet accord, il ne suffisait pas de caresses, auxquelles sa nature droite et un peu fruste était moins sensible qu'une autre, et nul n'était plus éloigné de se réduire au rôle d'un prélat de cour qui éviterait avant tout de paraître gênant. Aussi quand, après le projet de 1841, la question d'enseignement fut mise à l'ordre du jour, le prélat voulut-il user des relations que lui avait permises la faveur royale, pour aborder ce sujet. Ce n'était pas l'affaire du prince, qui croyait pouvoir passer à côté de la question sans la résoudre. Aux premiers mots de l'archevêque, Louis-Philippe essaya de changer la conversation ; il aimait à parler, parlait facilement ; aussi était-il, avec lui, fort difficile de suivre un entretien, quand il voulait le rompre. Plusieurs fois, l'évêque revint au sujet loin duquel l'entraînaient les digressions calculées de son interlocuteur. Tout à coup le roi lui dit : Monsieur l'archevêque, vous allez prononcer entre ma femme et moi. Combien faut-il de cierges à un mariage ? Je soutiens que six cierges suffisent, ma femme prétend qu'on en doit mettre douze. Je nie rappelle fort bien qu'à mon mariage, c'était dans la chambre de mon beau-père, il n'y avait que six cierges. Ces mots étaient dits avec cette bonhomie caressante, légèrement narquoise, qui était un des grands artifices du prince. L'archevêque ne voulait pas céder. Il importe peu, répondit-il d'un ton à la fois courtois et sérieux, que l'on allume six cierges ou douze cierges à un mariage, mais veuillez m'entendre sur une question plus grave. — Comment, monsieur l'archevêque, ceci est très grave, reprit en souriant le roi ; il y a division dans mon ménage : ma femme prétend avoir raison, je soutiens qu'elle a tort. Sans répliquer, l'archevêque poursuivit sa défense de la liberté d'enseignement. Le roi l'interrompit : Mais mes cierges, monsieur l'archevêque, mes cierges ? L'accent du prince prenait le caractère d'une certaine impatience. Le prélat ne se troubla pas, et continua comme s'il ne se fût aperçu de rien. Le roi alors, s'emportant, s'écria : Tenez, je ne veux pas de votre liberté d'enseignement, je n'aime pas les collèges ecclésiastiques ; on y enseigne trop aux enfants le verset du Magnificat : Deposuit potentes de sede. L'archevêque se leva, salua et se retira.

La dernière parole du roi était moins l'expression réfléchie de sa pensée qu'une boutade comme il lui en échappait souvent dans l'intempérance de la conversation : seulement, ce qui était vrai, c'est qu'il voulait gagner du temps sans se prononcer. D'autres jours, l'archevêque revint à la charge, il ne fut pas plus heureux ; le roi lui ripostait par quelque question étrange : Apprenez-moi donc la différence qu'il y a entre Dominus vobiscum et pax tecum ; il se mettait à lui raconter l'histoire de sa première communion ou quelque anecdote de son exil, ou bien parlait sur tout autre sujet, avec une imperturbable volubilité, puis il terminait son monologue : Allons, bonjour, monsieur l'archevêque, bonjour. Du reste, toujours fort gracieux avec le prélat qu'il pensait à la fois avoir séduit et éconduit, comme il avait fait de tant d'hommes politiques. C'était là où l'habileté royale se trompait, par ignorance de la conscience religieuse. Quand on traite avec des hommes de foi, on peut les contredire, on ne leur fait pas, par de pareils moyens, perdre de vue ce qu'ils croient être un devoir. L'archevêque sortait de ces entretiens agacé, nullement intimidé ; le prestige du roi en était amoindri, la résolution du prélat n'en était pas ébranlée. Aussi, puisqu'on ne voulait pas l'entendre dans des conversations secrètes, Mgr Affre se résolut à parler publiquement. Le 1er mai 1842, présentant ses hommages au roi, à l'occasion de sa fête, il exprima, d'ailleurs en termes réservés et convenables, le vœu du clergé de pouvoir travailler plus librement à former le cœur et l'esprit de la jeunesse. Le roi fut mécontent. Où ai-je été prendre ce M. Affre ? dit-il, c'est une pierre brute des montagnes. Je la briserais, si je n'en craignais les éclats. Le ministre des cultes adressa des reproches au prélat ; le Journal des Débats tint un langage menaçant. Mais le gouvernement revint bientôt à des vues plus calmes, et, interpellé à ce sujet, M. Martin du Nord répondit sagement que le langage de l'archevêque avait été après tout naturel. Ce fut néanmoins, entre le souverain et Mgr Affre, le commencement de rapports tendus, qui, comme on le verra plus tard, aboutiront à des scènes assez vives et détermineront le prélat, d'abord si bien disposé pour le régime de Juillet, à s'en éloigner de plus en plus. Les faits, sur ce point, ne donnaient-ils pas tort à l'habileté trop timide et sceptique du vieux roi, qui se trouvait ainsi avoir mécontenté à la fois les universitaires et le clergé, sans qu'on pût même parvenir à préciser quels étaient son principe et son but ?

 

III

Mal secondé, ou même parfois contrarié, au sein du gouvernement, M. Guizot pouvait-il trouver un point d'appui dans le inonde parlementaire ? Chez les hommes de gauche, la vieille haine révolutionnaire contre le clergé l'emportait sur les principes libéraux. A peine pouvait-on citer quelques rares exceptions[10]. M. de Tocqueville souffrait vivement de l'inconséquence vulgaire et passionnée du parti au milieu duquel il avait pris place. Il ne manquait pas une occasion de répéter à la tribune ce qu'il avait déjà dit dans son livre de la Démocratie en Amérique, sur l'accord de la religion et de la liberté. Il fondait, avec quelques amis, un journal, le Commerce, précisément pour pouvoir défendre, du point de vue libéral, la liberté d'enseignement, sans s'associer à la guerre déclarée au clergé[11]. Mais c'était avec peu de succès : il ne parvenait pas à l'amener les groupes de gauche à leurs principes, à les arracher à cette politique d'expédients et d'intrigues, qui était, selon lui, la conséquence de la direction donnée par M. Thiers. Attristé, dégoûté de ne pas trouver ces grands partis et ces grandes questions auxquels il aurait aimé à donner sa vie, il se renfermait de plus en plus dans le rôle d'un prophète un peu chagrin, dénonçant à la bourgeoisie les vices de ses mœurs publiques, lui prédisant les catastrophes de l'avenir, et se déclarant impuissant, entre des partis contraires qui, ni l'un ni l'autre, ne suivaient ses conseils, à donner une autre direction aux événements. C'est ainsi notamment qu'il envisageait la question religieuse, et il a exposé son sentiment dans une lettre curieuse, dont quelques jugements particuliers peuvent être contestés, mais dont l'ensemble est, après tout, intéressant et instructif à connaître[12]. Voici cette lettre :

Mon cher ami, j'aborde la session tristement. L'état de la question religieuse me cause surtout une profonde douleur. Mon plus beau rêve, en rentrant dans la vie politique, était de contribuer à la réconciliation de l'esprit de liberté et de l'esprit de religion, de la société nouvelle et du clergé ! Cette réconciliation est ajournée pour des années ; la brèche qui se fermait est rouverte, et sera bientôt presque aussi large qu'en 1828. Ce résultat est dû à la combinaison des plus tristes passions et du plus grand esprit d'aveuglement — à mon sens du moins — qui se puisse concevoir. Je n'ai pas besoin de te dire à quel point je suis affligé de la guerre que les journaux — je dis les journaux, car, sur ce point, ceux du gouvernement sont peut-être pires que ceux de l'opposition — font au clergé et à la religion même ; mais, d'une autre pari, je me sens profondément irrité contre les folies qui ont donné naissance à cet orage. Quand je pense qu'il y a trois ans encore, presque toute la presse, ou était favorable au retour des idées religieuses, ou du moins n'y était pas contraire ; que la jeunesse presque entière marchait dans ce sens ; que les conseils municipaux de presque toutes les villes ouvraient la porte aux corps religieux pour l'enseignement ; qu'enfin il se trouvait dans les Chambres une majorité immense et toujours prête à voter de l'argent pour créer des succursales, augmenter le traitement des ecclésiastiques ; et qu'aujourd'hui toute la presse, à la seule exception des journaux légitimistes — exception plus dangereuse quelquefois qu'utile —, est dans un paroxysme de vraie fureur ; qu'on injurie le clergé dans les cours publics ; que des villes commencent à se montrer hostiles, et qu'enfin il n'est pas douteux qu'une immense majorité dans la Chambre ne fasse à la première occasion une querelle au clergé ; quand je vois ce déplorable tableau, je ne puis m'empêcher de croire qu'il faut qu'on ait commis de bien graves fautes pour avoir transformé eu si peu de temps, une situation si bonne en une position si critique.

 

M. de Tocqueville reconnaissait que, sur le terrain de la liberté d'enseignement et du choit commun, le clergé était invincible ; mais, attachant trop d'importance à quelques opinions isolées et téméraires, il lui reprochait d'avoir laissé entrevoir l'arrière-pensée de prendre la direction exclusive de l'éducation. Il ajoutait :

Ce n'est pas tout. Au lieu de se borner à réclamer leur part d'enseignement, ils ont voulu prouver que l'Université était indigne d'enseigner. Une multitude d'articles de journaux, de brochures et de très gros livres ont été publiés dans le but d'attaquer nominativement une foule de professeurs et de prouver qu'ils ne méritaient pas la confiance des familles. Qu'ils eussent raison ou tort dans ces attaques, peu importe, ce n'est pas là la question ; le tort était de prendre une marche qui ne pouvait manquer d'éloigner indéfiniment la liberté d'enseignement pour laquelle on combattait, soulèverait nécessairement contre le clergé et la religion une foule d'amours-propres exaspérés, et jetterait dans une guerre acharnée des milliers d'hommes influents et actifs, qui, bien qu'ils ne fussent pas ou qu'ils n'eussent pas toujours été orthodoxes et bons chrétiens, laissaient la réaction religieuse se faire sans y mettre obstacle.

 

Seulement, après avoir blâmé et surtout regretté ce qui lui paraissait être le tort des catholiques, M. de Tocqueville disait[13] : Je crois que les fautes du clergé seront toujours infiniment moins dangereuses à la liberté que son asservissement. Réflexion remarquable entre toutes, que les hommes politiques ne devraient jamais oublier, mais qu'alors, comme aujourd'hui, les hommes de gauche ne savaient ni comprendre ni mène entendre.

Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient guère plus nombreux dans le parti conservateur que dans les groupes de gauche. Si quelques hommes d'État, comme M. Molé, se montraient, dans certains salons, favorables aux catholiques, même aux jésuites[14], ils se gardaient de faire aucun acte public qui pût les compromettre. Parmi ceux qui naguère croyaient se montrer hommes de gouvernement en étant bienveillants pour l'Église, combien avaient agi ainsi parce qu'ils avaient cru cette Église vaincue et réduite pour toujours à l'état d'une cliente affaiblie, timide. humiliée, qu'ils étaient flattés d'avoir sous leur protection ! Mais que les catholiques reprissent un langage fier, mâle, hardi, ils en éprouvaient comme une déception irritée ; leurs vieilles préventions se réveillaient. Les plus conservateurs ne parvenaient pas d'ailleurs à comprendre les sentiments et les besoins au nom desquels parlaient les évêques. Voilà de singulières querelles pour notre temps, écrivait l'un d'eux. Arborer le drapeau religieux, dix ans après 1830, leur paraissait une sorte de démence inexplicable, un éclat de mauvais goût, un oubli des convenances, absolument comme si, dans un salon, ceux-là venaient tout à coup à parler bruyamment que leur situation obligeait à garder un silence modeste. On ne s'expliquait pas le rôle de M. de Montalembert. Que veut-il ? disait-on. Où cela peut-il le mener ? Il ne tiendrait qu'à lui d'être ambassadeur en Belgique, et il se rend impossible de gaieté de cœur[15]. Aussi lorsque, en 1843, les bureaux de la Chambre des députés furent saisis d'une très modeste proposition, déposée par M. de Carné, et tendant seulement à supprimer le certificat d'études, ne se trouva-t-il que deux bureaux sur neuf, pour autoriser la lecture du projet. Des ministériels s'étaient unis aux hommes de gauche, pour refuser même de l'examiner.

Il ne faudrait pas croire cependant que les partis d'alors fussent animés de passions antireligieuses analogues à celles qui règnent aujourd'hui. Sans doute, dans l'émotion de la lutte, certains polémistes catholiques étaient disposés à peindre fort en noir ce qu'ils appelaient l'impiété de leurs adversaires. Mais les esprits sages jugeaient les hommes avec plus de sang-froid. M. de Champagny écrivait à ce propos, dans le Correspondant d'alors, ces très justes réflexions :

Peu d'hommes, dans la sphère politique, ont une volonté arrêtée contre le christianisme ou contre l'Église... Beaucoup comprennent que, pour qui veut gouverner honnêtement, c'est-à-dire avec un peu de Aillé pour l'avenir, je ne dirai pas l'amitié du clergé, mais l'absence de justes ressentiments de la part des catholiques, est nécessaire... Il est certain que la pensée d'une guerre fondamentale contre l'Église, sort par la force, soit par la ruse, répugne d'une manière profonde aux instincts chrétiens d'un grand nombre, à l'honnêteté de quelques autres, à la sagesse politique de presque tous. Mais ces hommes savent mal ce que c'est qu'une Église, ce qu'il lui faut ; ils ne savent au fond ni la servir ni la combattre ; dans leurs jours de bonne volonté, ils la protègent mal ; dans leurs jours de défiance, ils croient ne s'armer contre elle que du bouclier, et ils lui font de profondes blessures[16].

 

Cet état des esprits, dans toutes les régions du monde politique, était fait pour entraver les bonnes dispositions de M. Guizot. Il était obligé d'eu tenir compte, au moins en partie, et on comprend qu'il fût tenté parfois de répondre aux catholiques trop exigeants : Mais mettez-vous donc à ma place ! Y aurait-il eu moyen, avec un peu de décision et de volonté, de dominer, d'entraîner cette opinion qui n'était pas possédée par des passions bien profondes ? Question délicate, que nous nous garderions de trancher légèrement. En tout cas, M. Guizot ne parait pas avoir essayé. Il était distrait absorbé par d'autres affaires, particulièrement par les affaires extérieures qui étaient alors le sujet principal, presque exclusif, des débats parlementaires, et sur lesquels se jouait, à chaque session, l'existence du cabinet. Du 29 octobre 1840 au mois d'avril 1844, M. Guizot ne prit pas une seule fois la parole dans les débats qui s'engagèrent sur la liberté d'enseignement ou sur la question religieuse. Il laissa au ministre des cultes et à celui de l'instruction publique, le soin d'y représenter le gouvernement, ce qu'ils firent avec des nuances dont le contraste à lui seul eût suffi pour révéler qu'il n'y avait, sur ce point, ni décision concertée ni direction donnée. D'ailleurs M. Guizot qui avait la vue, l'intelligence et la parole de la grande politique, en avait-il au même degré la volonté efficace ? L'éclat, l'accent dominateur de son éloquence faisaient, sous ce rapport, illusion aux autres et lui faisaient illusion à lui-même. L'éloquence à ce degré, a dit finement M. Sainte-Beuve, est une grande puissance ; mais n'est-ce pas aussi une de ces puissances trompeuses dont a parlé Pascal ? Sans doute, quand M. Royer-Collard disait : Guizot, un homme d'État ! C'est une surface d'homme d'État ! ou encore : Ses gestes excèdent sa parole, et ses paroles sa pensée ; s'il fait par hasard de la grande politique à la tribune, soyez sûr qu'il n'en fait que de la petite dans le cabinet, c'était la sortie injuste d'un esprit chagrin et jaloux ; peut-être, cependant, y avait-il, dans cette boutade, la parcelle de vérité qu'on trouve dans les caricatures.

M. Guizot était conduit à se montrer faible envers ses amis politiques par l'exagération d'une idée juste. Depuis la mort de Casimir Périer, il avait senti très vivement le mal de l'anarchie parlementaire dont la cause était la dislocation et l'inconsistance des partis ; aussi, en prenant le pouvoir, s'était-il donné pour première tâche de former cette majorité conservatrice, ce parti de gouvernement qui avait manqué à tous les ministères précédents. Seulement, pour y parvenir, au lieu des impulsions impérieuses que la nécessité visible du péril matériel faisait accepter de Casimir Périer, il se crut obligé à des moyens de séduction qui le firent accuser de corruption, et à une docilité qui, en plus d'une circonstance, et spécialement dans la question religieuse, lui fit sacrifier son opinion personnelle aux préjugés de ses partisans. Jusqu'en 1848, la crainte de désorganiser sa majorité ne lui fera-t-elle pas commettre plus d'une faute ? Par ces causes diverses, auxquelles il faut joindre le caractère mesquin, déloyal de l'opposition, M. Guizot se trouvait faire tout autre chose que ce qui eût été dans la nature de son esprit : ce grand spiritualiste était amené parfois à suivre une politique matérialiste, ce doctrinaire était réduit trop souvent à vivre d'expédients[17].

Robert Peel tenait sans doute une conduite bien différente, quand, à cette même époque et sur cette même question de liberté religieuse, il violentait les traditions de son propre parti, et répondait aux reproches d'infidélité, qu'il aimait mieux perdre le pouvoir que de le garder à des conditions serviles. Mais un rapprochement serait-il équitable ? N'y avait-il pas, entre les deux situations, des différences capitales ? Comme tous les gouvernements que la France a connus dans ce siècle, et que peut-être, hélas ! elle connaîtra d'ici à longtemps, la monarchie de Juillet ne représentait qu'une fraction de la nation, la bourgeoisie triomphant des partis soupçonnés d'attache à l'ancien régime et cherchant à se défendre contre l'invasion du flot démocratique qui, après l'avoir portée à la surface, cherchait à la submerger. C'était une hase étroite et vacillante. Ne pouvant s'appuyer que sur cet élément social et ayant à lutter contre tous les autres, les hommes d'Etat de ce régime étaient réduits à subir, au moins en partie, l'influence et la pression des préjugés de ses seuls défenseurs ; ils n'avaient pas, en tout cas, pour y résister la large assiette, la liberté d'allure, la possibilité de changer d'appui qui faisaient la force d'un Robert Peel, en face des préventions des vieux tories. L'histoire a le droit et le devoir de relever, dans la conduite de ceux qui nous ont gouvernés, les fautes qui proviennent des erreurs et des passions du parti qu'ils représentaient ou du peuple dont ils avaient la charge ; à la condition toutefois qu'elle tienne compte de ce qui, en accusant les seconds, peut, dans une certaine mesure, excuser les premiers, et qu'elle ne cède pas à la tentation, fréquente dans le public, de faire porter toute la responsabilité sur le pouvoir ; à la condition aussi de ne pas oublier que tous les régimes et toutes les opinions ont été à peu près dans le même cas ; que nul d'entre eux n'est assez sûr d'être sans péché pour jeter à autrui la première pierre. Pour ne citer qu'un exemple, la situation de M. de Villèle en face des ultra qui lui imposaient, contre son gré, la loi des majorats et celle du sacrilège, n'avait-elle pas quelque analogie avec celle de M. Guizot n'osant pas accorder la liberté d'enseignement à cause des méfiances qu'elle inspirait à la bourgeoisie voltairienne ? Il faut reconnaître là le malheur de notre temps et de notre pays, la conséquence fatale do nos révolutions, plus encore que la faiblesse des hommes d'État.

Triste temps et malheureux pays, où ceux qui essayent de gouverner sont en quelque sorte condamnés à ces faiblesses, et ne peuvent réussir on seulement durer qu'à la charge de louvoyer, de vivre de compromis et de concessions ! On conçoit, que quelques-uns préfèrent renoncer à rien entreprendre et songent uniquement à garder leur nom intact, à se draper dans le fier renom d'une opinion qui n'a jamais transigé et d'une conscience qui n'a jamais fléchi. C'est pour ces derniers que l'opinion réserve d'ordinaire sa bienveillance. Il ne nous conviendrait pas, sans doute, de paraître plaider la cause de l'ambition sceptique qui sacrifie les principes aux expédients, contre la constance désintéressée des hommes de foi. Cependant, sur ce point, les faveurs de l'opinion sont-elles toujours équitablement distribuées ? Aurait-on raison, par exemple, de préférer M. Royer-Collard, refusant de se compromettre pour la monarchie et parfois l'exposant à périr, afin de conserver l'intégrité de sa doctrine et de son rôle de libéral, à M. de Serre contredisant ses opinions antérieures et rompant ses amitiés, pour sauver cette monarchie et assurer à son pays quelques années de repos ; ou même à M. de Villèle qui a pu acheter sa durée au prix de concessions fâcheuses, mais qui, après tout, a su donner à la France ce qu'elle ne connaît plus, des années de gouvernement libre, honorable et prospère ? Ce n'est pas toujours dans les convictions immuables, solitaires, hautaines et inactives, que l'on rencontre, en allant au fond, les mobiles les plus élevés et surtout les moins personnels. Il semble qu'à bien connaître et surtout à avoir vu d'un peu près les conditions faites à ceux qui sont au pouvoir, dans notre temps et dans notre pays, et qui ont ainsi charge de résoudre le problème presque insoluble légué par nos révolutions, l'historien soit tenté de devenir indulgent pour les gouvernements et de réserver plutôt sa sévérité pour les oppositions. Tout au moins, quand il lui faut, comme nous le faisons en ce moment, noter et blâmer des erreurs ou des faiblesses, doit-il mettre en garde le public contre l'injustice d'un jugement qui ferait porter uniquement sur quelques hommes ce qui est aussi la faute d'une nation, et sur un seul régime ce qui est, de notre temps, sous des formes diverses, le malheur de tous.

 

IV

Quand les gouvernements ne donnent pas l'impulsion, ils la reçoivent : c'est ce qui arrivait au ministère dans la question religieuse. Il ne voulait sans doute pas aller aux extrémités où le poussaient les adversaires du clergé, mais il se croyait obligé de céder à quelques-unes de leurs exigences. Sur plus d'un point, les bons rapports qui avaient commencé à s'établir entre l'Eglise et l'État, se trouvaient ainsi altérés. Jusqu'alors les ministères successifs avaient gardé, en face de la restauration monastique entreprise par Lacordaire, une neutralité un peu inquiète, mais bienveillante. Une fuis les luttes de la liberté d'enseignement engagées, la bienveillance demeura au fond, mais elle n'osa plus se manifester, et l'inquiétude augmenta. De 1841 à 1844, on vit un ministre s'agiter pour empêcher que le nouveau dominicain ne prêchât en froc : campagne aussi malheureuse que puérile. A Bordeaux, en 1841, M. Martin du Nord obtenait seulement qu'un rochet fut passé par-dessus le froc ; encore le rochet disparaissait-il au troisième ou quatrième sermon. A Nancy, en 1842, pas de rochet ; il fallut se contenter de ce que la chape noire ne recouvrait pas la robe blanche. Paris, en 1843, grâce à l'intervention de Rome, sollicitée par le roi, Lacordaire revêtit son costume de chanoine ; mais quelques semaines plus tard, à Grenoble, en février 1844, il parlait avec son habit monastique complet, et, après une réclamation de pure forme, le gouvernement laissait faire. La liberté l'avait emporté ; la victoire dépassa même cette petite question de costume. En effet, pendant ce temps, Lacordaire, hardi avec prudence et finesse, fondait les deux premières maisons de son ordre. à Nancy d'abord, près de Grenoble ensuite. Le ministre protestait, mais en vain ; il s'en consolait d'ailleurs, n'ayant eu d'autre dessein que de prendre ses sûretés pour le cas où il serait harcelé par M. Isambert.

Ces petites gênes n'entravaient donc pas sérieusement les progrès de la liberté religieuse ; mais elles suffisaient pour que le gouvernement n'eût ni l'honneur ni le profit de ces progrès, pour que tout parut se faire malgré lui et presque contre lui. Et pourquoi ? Au fond il n'en voulait pas au froc ; il craignait seulement le mécontentement que la vue d'un tel habit pourrait exciter. Les faits ne donnaient-il pas tort à ses appréhensions ? Partout le nouveau moine n'était-il pas accueilli avec respect, avec enthousiasme même, par les populations ? En 1841, le bruit avait couru que Lacordaire allait établir un couvent à Bordeaux ; aussitôt les dix députés de la Gironde, tous ministériels, s'étaient présentés en corps à la chancellerie, déclarant que si le gouvernement n'empêchait pas cette fondation, ils porteraient la question à la tribune : c'était plus qu'il n'en fallait pour troubler M. Martin du Nord. Or, Lacordaire étant venu prêcher, cette même année, dans cette même ville de Bordeaux, le succès fut tel, qu'il fallut construire des tribunes dans la cathédrale, pour faire place aux auditeurs ; toutes les autorités demandaient des sièges réservés ; l'orateur recevait des députations qui venaient lui témoigner de leur admiration reconnaissante ; il dînait en froc chez le préfet qui était protestant, et on lui offrait, au collège, un banquet d'honneur présidé par le recteur. Depuis longtemps aucun personnage n'avait obtenu à Bordeaux une telle popularité. N'y avait-il pas là l'indice que le gouvernement eût pu être. sans danger, moins timide, qu'il avait tort de juger de l'opinion par les préventions du petit monde parlementaire, et que, pour dominer ces préventions, il eut trouvé un point d'appui dans le pays ?

Même attitude à l'égard de la Compagnie de Jésus. Le ministère n'avait contre elle aucun parti pris ; M. Guizot et M. Martin du Nord étaient heureux, quand, dans les entretiens assez fréquents qu'ils avaient avec ses membres, ils pouvaient les rassurer ; mais, s'ils n'avaient pas peur des jésuites, ils avaient peur de ceux qui cherchaient à leur en faire peur. Ils ne voulaient pas agir contre ces religieux, mais tâchaient, sans succès il est vrai, de faire agir les évêques, ou essayaient d'obtenir, de la Compagnie elle-même, quelque concession qui pût désarmer ses adversaires. Le P. de Ravignan écrivait alors au P. Général[18] :

Il faut véritablement être ici pour se former une idée des choses ; il faut avoir causé plusieurs fois avec nos hommes publics, au milieu de leurs angoisses à notre sujet, pour comprendre toutes les difficultés de la position. Deux fois, pendant le court Avent de Rouen, j'ai été mandé par le garde des sceaux et par le directeur des cultes à Paris. Tantôt c'est une chose, tantôt c'est une autre... fermer nos chapelles, renvoyer nos novices, faire sortir de France tous nos théologiens. M. Dupin prépare un Factum qui met en émoi tout le gouvernement. C'est pitoyable, c'est misérable. C'est ainsi que nous vivons, continuellement harcelés... Sans cesse mêlé par les supérieurs à ces tristes négociations, j'avoue que je préférerais quelquefois la persécution ouverte. Devons-nous cependant la provoquer ?

 

Le gouvernement n'avait pas seulement affaire à quelques religieux ; c'était avec les évêques, réclamant la liberté d'enseignement, que le conflit était le plus directement engagé et aussi le plus embarrassant. Le ministre répugnait aux mesures répressives qui sont d'ordinaire odieuses ou inefficaces, quelquefois l'un et l'autre. Aussi M. Martin du Nord essaya-t-il d'abord d'adresser des lettres de remontrances non publiques à tel prélat ou à l'épiscopat tout entier ; mais qu'il usât de caresses ou de menaces, l'effet était à peu près nul, et le ton sur lequel répondaient les évêques montrait combien peu ils étaient séduits ou intimidés. Les hommes de gauche s'étonnent, se plaignent souvent aujourd'hui que les observations du pouvoir civil ne soient pas accueillies avec déférence par le clergé. Ne doivent-ils pas s'en prendre à eux-mêmes, à l'atteinte que les révolutions ont portée à ce pouvoir, à son prestige et à son autorité morale ? Quand Louis XVIII ou Charles X parlaient de ne plus recevoir un prélat à leur cour, cette menace, sans avoir l'effet qu'elle aurait eu dans la bouche de Louis XIV, produisait cependant encore quelque impression. Elle n'en dit fait presque aucune après 1830. Et depuis lors, les gouvernements qui se sont succédé ont été encore plus impuissants à adresser le moindre conseil ou le moindre avertissement aux personnages ecclésiastiques. C'est moins le clergé qui s'est émancipé de lui-même que l'autorité politique qui s'est discréditée par son fait.

Dans la voie on il s'était engagé, le pouvoir se trouva bientôt amené à ne plus se contenter de remontrances trop vaines pour ne pas être un peu ridicules. Quelles mesures prendre ? L'évêque de Châlons, en novembre 1843, fut déféré pour abus au conseil d'État, à raison d'une lettre où il avait menacé éventuellement de retirer les aumôniers des collèges ; mais la sentence, raillée par les catholiques, ne fut guère prise au sérieux que par M. Dupin[19]. Au commencement de 1844, deux prêtres auteurs de publications véhémentes contre le monopole universitaire, l'abbé Moutonnet à Nîmes, l'abbé Cornbalot à Paris, étaient poursuivis devant le jury. Le premier fut acquitté, le second fut condamné à quinze jours de prison et à 4.000 francs d'amende. Mais l'émotion produite faisait plus de tort au gouvernement, accusé de persécution, qu'au condamné qui refusait sa grâce, et qui, passé aussitôt martyr, recevait de partout, même de certains évêchés, d'enthousiastes et publiques félicitations.

Du reste, s'il n'intimidait et ne contenait personne, le gouvernement semblait, par son imprévoyance, prendre à tâche d'élargir l'attaque dirigée contre lui. Dans les premiers jours de 1844, les évêques de la province de Paris adressèrent au roi un mémoire collectif qui demandait, avec fermeté et dignité, la liberté d'enseignement. M. Martin du Nord crut devoir alors écrire Mgr Affre une lettre, où, après avoir déclaré que le mémoire blessait gravement les convenances, il y signalait une infraction à celui des articles organiques qui interdisait toute délibération dans une réunion d'évêques non autorisée. Il serait étrange, disait-il, qu'une telle prohibition pût être éludée au moyen d'une correspondance établissant le concert et opérant la délibération, sans qu'il y ait eu assemblée. Qui eût voulu fournir une occasion d'attaquer les articles organiques, en en faisant l'application la plus excessive et la plus ridicule, n'aurait pas agi autrement. Il n'y eut pas assez de sarcasmes, dans toute la presse catholique, sur le concert par écrit de M. Martin du Nord. L'archevêque de Paris répondit par une lettre légèrement ironique et fortement raisonnée, où il ne se contenta pas de démontrer ce qu'avait d'insoutenable cette extension donnée aux interdictions portées par les articles organiques ; il protesta contre les interdictions elles-mêmes, et demanda, au nom de la liberté religieuse, la révision de cette législation. Ce ne fut pas tout : la plupart des évêques de France (cinquante-cinq environ), écrivirent à l'archevêque de Paris pour approuvé sa conduite et s'associer à ses protestations. Le ministre était réduit à subir en silence l'éclatante manifestation qu'il s'était attirée ; ce pacifique, ce timide, si désireux d'éviter les conflits et d'écarter les grosses questions, se trouvait s'être mis tout l'épiscopat suries bras et avoir soulevé le redoutable problème des rapports de l'Église et de l'État[20]. Le P. de Ravignan écrivait alors dans une de ses lettres :

De mûres réflexions jointes à la prière, mes conversations avec l'abbé Dupanloup, le cardinal de Bonald et M. de Montalembert, me font penser, avec raison, que la sphère s'agrandit devant nous. La question vraie est la liberté de l'Église. C'est une nouvelle -voie qu'il faut ouvrir, une nouvelle ère à commencer ; c'est, comme je le conçois, l'action ferme et prudente de l'autorité spirituelle, réclamant, par tous les moyens constitutionnels et légaux, le libre exercice de ses droits et sa place au soleil des institutions du pays.

 

L'éminent jésuite qui, on le voit, se plaçait plus nettement que jamais sur le terrain libéral, Concluait à la formation d'un comité pour la défense de la liberté religieuse, et il déclarait avoir donné son humble mais pleine approbation au programme rédigé par M. de Montalembert.

Somme toute, le gouvernement n'avait pas d'intentions méchantes : il n'avait même qu'une résolution bien arrêtée, celle de ne pas être persécuteur ; et quand, dans l'émotion de la lutte, des journalistes ou même de vénérables prélats parlaient comme ils l'eussent fait en face de quelque Dioclétien, M. Martin du Nord était assez fondé à leur répondre : Vous pouvez parler des persécutions sans crainte ; il n'y a pas grand courage à braver des dangers imaginaires. Plus tard, les catholiques jugeront ce gouvernement avec plus de sang-froid et d'équité. Lacordaire, par exemple, énumérant après coup les causes auxquelles il devait le succès de sa campagne en faveur de la liberté des ordres religieux, indiquera la modération du pouvoir. Mais, vers 1844, l'irritation causée par les petites vexations empêchait les hommes religieux de rendre justice à cette vertu un peu trop négative qui faisait éviter les grandes oppressions. Les évêques, dans leur langage, paraissaient de plus en plus s'éloigner de la monarchie de Juillet, et l'un des plus modérés entre les écrivains du parti catholique, l'abbé Dupanloup, après avoir rappelé la patience du clergé après 1830, le rapprochement commencé en 1837, ajoutait :

Je ne le dissimule pas, cette bonne volonté qui, pendant sept ou huit années, allait au-devant de ceux qui se plaignent aujourd'hui, s'est affaiblie, par la seule force de cette défiance injuste et outrageuse dont nous sommes depuis plusieurs années devenus l'objet... N'est-il pas évident qu'on nous méconnaît, et que, nous méconnaissant, on tend à nous pousser dans une opposition où nous ne sommes pas ? Ce sentiment qui s'attriste quand un gouvernement fait des fautes, et qui se réjouit des choses sages et heureuses qu'on lui voit faire, ce sentiment qui est déjà de l'affection et du dévouement, on travaille à le diminuer en nous, malgré nous-mêmes. Encore un peu et nous ne nous attristerons plus, nous ne nous réjouirons guère, nous serons sur la voie de l'indifférence. Eh bien, je le répète, quoique nous ne puissions ni ne voulions jamais agir en rien, ni seulement proférer un mot de menace, il y a péril à nous accoutumer à ne rien attendre du présent, et à nous faire, las et déçus, porter nos regards vers l'avenir[21].

 

V

Si les catholiques étaient mécontents, leurs adversaires ne l'étaient pas moins. C'est la condition des politiques indécises et faibles, que tout le monde s'en plaint. Les universitaires se trouvaient mal défendus, presque trahis, et, à gauche, on accusait couramment le ministère et le roi de complaisance envers le clergé. M. Libri et M. Génin le disaient avec amertume, MM. Quinet et Michelet, avec menaces. On en voulait surtout à M. Martin du Nord, auquel on opposait M. Villemain. Chaque année, M. Isambert venait à la tribune dénoncer les défaillances du gouvernement dans les questions religieuses. Dès 1842, il déclarait que c'était pire que sous le ministère Villèle ; en 1843, il accusait le cabinet d'être le complice des congrégations religieuses ; l'année suivante, il proclamait que les concessions du gouvernement envers le clergé avaient pris des proportions effrayantes ; il demandait gravement si l'on voulait laisser ramener le pays au moyen âge, et s'il y avait, comme sous la Restauration, un gouvernement occulte, allié au parti jésuitique[22]. M. Martin du Nord trahissait dans ses réponses tout l'embarras de sa situation ; d'une part, il ne pouvait entendre tant d'attaques odieuses et absurdes, sans vouloir en effacer l'effet par quelques paroles douces et polies à l'adresse des évêques, parfois même sans élever quelques protestations chaleureuses. On craint que la religion ne nous envahisse, s'écriait-il un jour : je suis loin de partager cette crainte, et je me félicite au contraire du développement des idées religieuses... Je ne cherche pas à obtenir l'assentiment d'hommes qui voient toujours dans la religion un péril pour le gouvernement. Mais il croyait ensuite nécessaire de se faire pardonner cette bienveillance, en se vantant de toutes les mesures qu'il avait prises contre le clergé, et en adressant aux prélats, du haut de la tribune, des remontrances qu'il cherchait du reste à rendre paternelles. Il donnait aux néo-gallicans la satisfaction d'adhérer à leurs prétentions ; on disait alors qu'il présentait la face souriante de cette médaille dont M. Isambert ou M. Dupin étaient le revers moins aimable. Ce qui apparaissait de plus clair au milieu de ces contradictions hésitantes, c'était le désir qu'avait le ministre, non de rien résoudre, mais de tout assoupir. Son idéal eût été que les évêques parlassent tout bas et que M. Isambert ne parlât pas du tout, et il semblait que cette double et un peu naïve supplication, adressée aux partis opposés, fût le dernier mot de chacun de ses discours. La discussion une fois soulevée malgré lui, loin de l'élever et de l'agrandir pour en dégager la vraie et large politique, il ne paraissait occupé qu'à la rétrécir et à la raccourcir ; un écrivain catholique disait malicieusement que le premier soin du ministre des cultes était naturellement de rapetisser le débat pour le mieux remplir.

On comprend sans doute qu'entre deux opinions extrêmes, un gouvernement veuille tenir une conduite intermédiaire : c'est souvent son devoir ; mais cette modération n'est pas l'incertitude et le laisser-aller ; nulle politique n'exige même une volonté plus résolue et plus précise ; il s'agit d'imposer des deux côtés une ligne nettement arrêtée, non de suivre tour à tour les impulsions de chaque parti. M. Martin du Nord ne le comprenait pas. Aussi ne gouvernait-il ni les esprits ni les événements, et, au lieu d'obtenir cette pacification qu'il croyait faciliter en éludant les questions, voyait-il les ardents des deux camps donner le ton, saisir l'opinion, échanger leurs défis et leurs coups par-dessus sa tête, sans presque s'inquiéter de ce qu'il pouvait penser et dire. C'est ce qui se produisit surtout dans certains débats retentissants qui marquèrent les débuts de la session de 1844.

A la tête de ceux qui prétendaient défendre les droits de l'État contre le clergé, M. Dupin s'empara avec éclat du premier rôle parlementaire. Prenant des mains de M. Isambert le drapeau que celui-ci avait tenu jusqu'alors d'une façon un peu ridicule, il fit une charge à fond contre le parti prêtre, réprimanda les faiblesses ou les hésitations du gouvernement et lui dicta le programme d'une politique de combat[23]. Rien cependant, chez ce personnage, des passions démagogiques ou des haines irréligieuses animant ceux qui aujourd'hui l'invoquent ou prétendent l'imiter. C'était un bourgeois routinier, et il se croyait sincèrement chrétien. Mais il avait recueilli de l'ancien régime toutes les préventions, toutes les rancunes, toutes les jalousies du vieux légiste gallican et janséniste, n'ayant pas d'ailleurs l'esprit assez large et assez haut pour voir ce que ces thèses avaient de déplacé dans la société nouvelle, ne comprenant pas mieux, en 1844, la liberté religieuse qu'il ne devait, après 1851, comprendre la liberté politique. Il se plaisait à ces luttes dont la vraie portée lui échappait et qu'il réduisait à une sorte de querelle de basoche et de sacristie. Elles vont juste, écrivait alors M. Sainte-Beuve[24], à cette nature avocassière et bourgeoise de Dupin, le remettent en verve et le ravigotent. D'ailleurs, sous son masque de paysan du Danube, se cachaient une finesse subalterne et une courtisanerie vulgaire : en flattant les passions mauvaises, il cherchait à retrouver quelque chose de la popularité qu'il avait perdue après 4830, et un peu de l'importance parlementaire que les mésaventures de son tiers-parti avaient singulièrement diminuée. Il lança son réquisitoire avec une verve un peu grossière, mais rapide et vigoureuse. Rien de neuf, de haut, de profond ; c'était plein de ce que le vieux duc de Broglie appelait ces arguments à la Dupin, ces raisons de coin de rue. Un tel langage n'allait que mieux aux étroites rancunes, aux jalousies mesquines. Quel plaisir pour les petits bourgeois de voir un des leurs maltraiter les évêques avec une sorte de familiarité rude, comme on ferait d'un employé mutin ! D'ailleurs, l'une des habiletés de cet homme qu'on a appelé le plus spirituel des esprits communs était de donner aux préjugés terre à terre la tournure d'une saillie de bon sens. Sa parole était singulièrement âpre. Rappelons-nous, s'écriait-il, que nous sommes sous un gouvernement qu'on ne confesse pas. Et il terminait par cette injonction fameuse : Je vous y exhorte, gouvernement, soyez implacable ! La véhémence de cette péroraison causa une telle émotion que l'orateur la corrigea après coup, et remplaça implacable par inflexible. L'effet fut considérable. Dans une lettre écrite le lendemain, M. Jules Janin disait :

Jamais je n'avais vu l'assemblée plus unanime, l'opinion plus générale, l'inquiétude plus entière. On eût dit que le clergé avait touché à toutes les libertés de la France, qu'il avait déchiré la Charte d'une main violente et que nous allions revenir aux temps de Grégoire VII !... M. Dupin est redevenu un homme populaire. Il s'est vraiment retrouvé l'orateur des anciens jours, quand il parlait avec tant d'énergie contre les menées de Saint-Acheul... Il a parlé en maître à tous les instincts révolutionnaires de la France. Plus il est brutal, et plus on l'écoute ; plus il est incisif, et plus on l'applaudit ; il a la verve et la passion de certains discours de Saurin, le protestant, et, à cette verve, à cette passion, il conserve la couleur catholique[25].

 

Le ministère avait été, on le conçoit, vivement troublé de cette déclaration de guerre contre le clergé, que la majorité avait semblé faire sienne par ses applaudissements, et qu'il n'avait osé ni contredire ni approuver. Il n'était pas encore remis de ce trouble, qu'il lui fallait assister, dans l'autre Chambre, à la contre-partie. M. de Montalembert, à peine débarqué de Madère, où il venait de passer deux ans, avait entendu, d'une tribune, la violente harangue de M. Dupin. Quelques jours après, il lui répondait à la Chambre des pairs : et certes il apparut que si l'orateur gallican avait embarrassé le gouvernement, il n'avait pas intimidé les catholiques. Jamais la parole du jeune pair n'avait été plus fière, plus provocante même. A peine s'arrêtait-il à railler les vexations impuissantes du gouvernement : il se prenait directement au réquisitoire de M. Dupin qu'il mettait en pièces. Arrière ces prétendues libertés ! s'écriait-il en parlant des libertés gallicanes. Puis, avec un accent jusqu'alors inaccoutumé dans la bouche d'un catholique, il disait :

On vous dit d'être implacables ou inflexibles ; mais savez-vous ce qu'il y a de plus inflexible au monde ? Ce n'est ni la rigueur des lois injustes, ni le courage des politiques, ni la vertu des légistes ; c'est la conscience des chrétiens convaincus. Permettez-moi de vous le dire, Messieurs, il s'est levé parmi vous une génération d'hommes que vous ne connaissez pas. Qu'on les appelle néo-catholiques, sacristains, ultramontains, comme on voudra, la chose existe. Cette génération prendrait volontiers pour devise ce que disait, au dernier siècle, le manifeste des généreux Polonais qui résistèrent à Catherine II : Nous qui aimons la liberté plus que tout au monde, et la religion catholique plus encore que la liberté. Nous ne sommes ni des conspirateurs, ni des complaisants ; on ne nous trouve ni dans les émeutes, ni dans les antichambres ; nous sommes étrangers à toutes vos coalitions, à toutes vos récriminations, à tontes vos luttes de cabinet, de partis ; nous n'avons été ni à Gand, ni à Belgrave-Square ; nous n'avons été en pèlerinage qu'au tombeau des apures, des pontifes et des martyrs ; nous y avons appris, avec le respect chrétien et légitime des pouvoirs établis, comment on leur résiste quand ils manquent à leurs devoirs ; et comment on leur survit.

Il terminait ainsi :

Dans cette France accoutumée à n'enfanter que des gens de cœur et d'esprit, nous seuls, nous catholiques, nous consentirions à n'être que des imbéciles et des lâches ! Nous nous reconnaîtrions à tel point abâtardis, dégénérés de nos pères, qu'il faille abdiquer notre raison entre les mains du rationalisme, livrer notre conscience à l'Université, notre dignité et notre liberté aux mains de ces légistes, dont la haine pour la liberté de l'Église n'est égalée que par leur ignorance profonde de ses droits et de ses dogmes ! Quoi ! parce que nous sommes de ceux qu'on confesse, croit-on que nous nous relevions des pieds de nos prêtres, tout disposés à tendre les mains aux menottes d'une légalité anticonstitutionnelle ? Ah ! qu'on se détrompe. On vous dit : Soyez implacables. Eh bien ! soyez-le ; faites tout ce que vous voudrez et tout ce que vous pourrez, l'Église vous répond par la bouche de Tertullien et-du doux Fénelon : Nous ne sommes pas à craindre pour vous, mais nous ne vous craignons pas. Et moi, j'ajoute au nom des catholiques laïques comme moi, catholiques du dix-neuvième siècle : Au milieu d'un peuple libre, nous ne voulons pas être des ilotes ; nous sommes les successeurs des martyrs, et nous ne tremblerons pas devant les successeurs de Julien l'Apostat ; nous sommes les fils des croisés, et nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire[26].

 

Pendant que ce dialogue enflammé s'échangeait d'une tribune à, l'autre, et occupait l'attention publique, quelle pâle figure faisait le ministère ! La question qu'il aurait voulu étouffer, était devenue la plus importante et la plus passionnée de toutes celles qui occupaient l'opinion. Seulement elle se développait en dehors de lui, et M. de Tocqueville pouvait dire alors : Le cabinet a fait en cela ce qu'il fait toujours, ce qu'il fait au dedans et au dehors ; il s'est abstenu, il a laissé arriver les événements, il a laissé les passions se développer, il s'est tenu coi en face de toutes choses ; c'est là son habitude.

 

VI

Si désireux qu'il fût de s'effacer, le gouvernement avait reçu de la Charte elle-même une mission à laquelle il ne pouvait indéfiniment se dérober. Il se décida, le 2 février 1844, à déposer un nouveau projet sur l'instruction secondaire. Cette fois, le ministère avait eu garde de répéter la maladresse de 1841, en s'attaquant aux petits séminaires : il prétendait même leur offrir quelques avantages. Par contre, les autres dispositions étaient singulièrement étroites. Les établissements libres se trouvaient placés, soit pour leur fondation, soit pour leur surveillance, sous l'autorité et la juridiction, non de l'État, juge impartial, mais du corps universitaire, leur concurrent ; ce qui faisait dire à une feuille de gauche : Le vice radical de cette loi, c'est qu'à chaque article l'Université s'y proclame et dit : l'État c'est moi ! C'est un acte de parti et non un acte de gouvernement[27]. Les formalités, les conditions de brevets, de grades,  imposées à l'enseignement libre étaient si multipliées et si gênantes que, dans beaucoup de cas, elles devaient équivaloir à une interdiction : n'allait-on pas jusqu'à exiger que tous les surveillants fussent bacheliers ? Le certificat d'études était maintenu : pour se présenter au baccalauréat, il fallait justifier avoir fait sa rhétorique et sa philosophie, dans sa famille, dans les collèges de l'État ou dans les institutions de plein exercice, ce dernier caractère ne pouvant être acquis aux établissements libres que moyennant des conditions à peu près impossibles à réaliser. Enfin un article, visant spécialement les jésuites, obligeait tous ceux qui voulaient enseigner à affirmer, par une déclaration écrite et signée, qu'ils n'appartenaient à aucune association ou congrégation religieuse rien de plus contraire aux principes que cette interrogation inquisitoriale, obligeant un citoyen à se frapper par sa propre déclaration ; c'était comme la violation du plus sacré des domiciles, celui de la conscience, et les catholiques demandaient si l'auteur du projet avait voulu recueillir, dans le naufrage de l'intolérance anglaise, l'odieuse formalité du Test[28].

On était donc encore bien loin du grand acte de gouvernement et de justice qu'il eût été dans l'intérêt du ministère et dans le goût de M. Guizot d'entreprendre. Celui-ci cependant avait dit, quelques semaines auparavant, au P. de Ravignan : On va s'occuper de la liberté d'enseignement. Il n'y aura pas de concessions, parce qu'un gouvernement n'en fait pas. Mais, sous certaines conditions, tous seront admis. Vous ne devez pas être exclus, pourvu que vous vous conformiez à ce qui sera exigé[29]. Plus récemment encore, le P. de Ravignan avait écrit au P. Provincial : Le vent est pour nous à la paix : avant-hier, samedi 10, M. Guizot a dit à M. de Montalembert, en conversation particulière, à la Chambre des pairs : Je suis en mesure de me défendre sur la question des jésuites, si on m'attaque... Je puis prouver qu'ils ont fait de grands sacrifices[30]. Depuis lors, que s'était-il donc passé ? Le ministre des affaires étrangères, distrait ou faible, avait-il, une fois de plus, laissé carte blanche à son collègue de l'instruction publique ? Divers indices tendraient à faire croire qu'il avait été question un moment de présenter un projet plus libéral, mais que les partisans de l'Université l'avaient fait écarter, en exploitant l'émotion produite, à la fin de 1843, par certaines polémiques épiscopales.

Les amis de la liberté d'enseignement n'étaient pas en disposition de laisser passer sans résistance un tel projet. Précisément, à cette époque, le parti catholique en avait fini avec les tâtonnements du début ; il était organisé ; il avait arrêté son programme et sa tactique. Ce furent les chefs du clergé qui donnèrent le signal. De presque tous les évêchés partirent des protestations émues, fermes, quelques-unes presque menaçantes, toutes n'invoquant que la liberté. Jamais on n'avait vu une manifestation aussi générale et aussi prompte de l'épiscopat. Si les critiques étaient parfois assez vives, les conclusions qui s'en dégageaient étaient, après tout, modérées et raisonnables ; on pouvait les résumer ainsi : soustraire les établissements libres, non à la surveillance de l'État qu'on acceptait, mais à l'autorité de l'Université ; diminuer les exigences de grades ; supprimer le certificat d'études ; n'exiger aucune déclaration relative aux congrégations religieuses, sauf à s'en référer à la législation existante pour la situation de ces congrégations[31].

Le projet avait été déposé à la Chambre des pairs. La commission nommée pour l'examiner choisit comme président le comte Molé et comme rapporteur le duc, de Broglie. On devait dès lors espérer que, si elle n'était pas prête à donner aux catholiques des satisfactions que nul n'espérait alors obtenir du premier coup, elle ne serait pas néanmoins animée d'un esprit étroit et hostile. Bientôt on put en juger par le rapport, œuvre considérable, dont les doctrines, les tendances et le ton tranchaient avec l'exposé des motifs de M. Villemain. Avec quelle netteté supérieure, répudiant les sophismes sur l'État enseignant qu'on tente aujourd'hui de ressusciter, le duc de Broglie posait tout d'abord le principe même de la liberté d'enseignement, qu'il proclamait la conséquence nécessaire de la liberté de conscience ! Si l'État intervient, disait-il, ce n'est point à titre de souverain ; c'est à titre de protecteur et de guide ; il n'intervient qu'à défaut des familles... et pour suppléer à l'insuffisance des établissements particuliers. N'était-ce pas beaucoup, à cette époque, que de proclamer ce principe, dût-on n'en pas tirer immédiatement toutes les conséquences ? Les spectateurs clairvoyants le comprenaient. Le principe de la concurrence, à côté et en face de l'Université, a été posé d'après le rapport même de M. de Broglie, écrivait l'un d'eux ; il est difficile que ce principe, dans de certaines limites, n'arrive pas à triompher[32]. Le rapport se préoccupait de satisfaire, sur un autre point, les consciences catholiques : il proclamait hautement la nécessité de l'instruction religieuse. Ne dirait-on pas que, par une sorte de pressentiment, le noble duc se fût attaché à désavouer toutes les thèses que devaient soutenir plus tard M. Ferry et ses amis, et qu'il leur eût interdit ainsi par avance de s'abriter sous son autorité ? Craignant qu'on ne comprît pas bien sa pensée : Il ne suffit pas, disait-il, d'un enseignement vague et général, fondé sur les principes du christianisme, mais étranger au dogme et à l'histoire de la religion... Un tel enseignement aurait pour résultat d'ébranler dans l'esprit de la jeunesse les fondements de la foi, de donner aux enfants lieu de penser que la religion tout entière se réduit à la morale. Mieux vaudrait un silence absolu. Et il ajoutait : La loi telle que nous la proposons place au premier gang des études l'instruction morale et religieuse ; elle veut que la morale trouve dans le dogme son autorité, sa vie, sa sanction ; elle lui veut pour appui des pratiques régulières. Son insistance même trahissait une certaine méfiance de l'enseignement universitaire, principalement de l'enseignement  philosophique, et, sur ce point, le rapport prenait presque parfois le caractère d'une admonestation non dissimulée.

Sans doute la commission était loin de faire une application complète des principes qu'elle avait si bien posés. Il dit fallu pour cela bouleverser radicalement le projet du gouvernement, ce qui n'était pas dans les habitudes circonspectes de la pairie. D'ailleurs, si, par logique comme par sentiment, l'éminent rapporteur était poussé vers les solutions libérales, il paraissait retenu par une double crainte à laquelle les événements ne devaient pas donner raison : la crainte que cette liberté, jusqu'alors inconnue, n'amenât un abaissement et une désorganisation des études : de là, l'adhésion donnée aux exigences de grades ; la crainte qu'en heurtant les préjugés existants on ne provoquât un soulèvement d'opinion, plus nuisible à la religion qu'une loi temporairement restrictive ; de là, l'exclusion des congrégations. Sur ce dernier point, le rapporteur passait rapidement, avec une gêne visible, ne présentant cet article que comme une concession momentanée à. des préventions fâcheuses, comme l'application forcée d'une législation préexistante, qu'il ne cherchait guère à justifier, et qu'il se gardait surtout de présenter comme définitive[33]. La réserve et la timidité regrettables de la commission dans les questions d'application ne l'avaient pas empêchée cependant d'apporter au projet des améliorations notables. Les principales étaient fondées sur cette idée, que, pour la constitution, la surveillance, la discipline des établissements libres, il n'était pas juste de donner toute l'autorité au corps universitaire, mais qu'il convenait de faire intervenir des personnes en position plus indépendante et plus impartiale, appartenant à la magistrature, aux corps électifs, à la haute administration, au clergé, et représentant, non plus une corporation rivale, mais l'État, ou mieux encore la société. Plusieurs amendements étaient proposés dans cet esprit. C'était introduire dans la législation un principe nouveau, essentiel à la liberté d'enseignement, fécond dans ses applications, et qui devait se retrouver dans les innovations les plus importantes de la loi de 1850. N'était-ce pas aussi, sur ce point encore, désavouer par avance les doctrines de nos radicaux, notamment celle qu'on veut faire prévaloir dans la réorganisation du conseil supérieur et des conseils académiques ?

Le projet amendé par la commission était donc un pas en avant. Si incomplet qu'il fût encore, si fâcheuses que fussent quelques-unes de ses dispositions, il proclamait et en partie appliquait des principes qui devaient conduire tôt ou tard à une liberté plus large et plus équitable. N'était-ce pas ainsi que l'entendait le rapporteur, et ne sentait-on 'pas qu'à ses yeux la loi n'était qu'une transaction et une transition ? Les universitaires ne s'y trompaient pas, et M. Sainte-Beuve constatait, à cette époque, que le rapport les avait sérieusement blessés[34]. Certains catholiques, dans l'excitation de la lutte, étaient naturellement plus frappés de ce qu'on continuait à leur refuser que de ce qu'on commençait à leur accorder. Néanmoins l'évêque de Langres et surtout l'abbé Dupanloup adressèrent alors à M. le duc de Broglie des lettres publiques, où, tout en combattant sur plusieurs points ses conclusions, ils rendaient, sur d'autres, hommage à l'œuvre de la commission et surtout au langage du rapporteur[35].

 

VII

Le débat s'ouvrit, à la Chambre des pairs, le 22 avril 1844. Il ne dura pas moins de vingt-sept jours, avec une gravité, un éclat qui en font l'un des épisodes parlementaires les plus remarquables de la monarchie de Juillet. La discussion générale montra aussitôt que la haute assemblée se partageait en trois groupes de bien inégale importance. Celui des universitaires exclusifs se réduisait à M. Cousin qui, dès son premier discours, se plaignit que la cause de l'Université eût été abandonnée par la commission. Celui des partisans de la liberté d'enseignement n'était guère plus nombreux ; toutefois M. de Montalembert avait déjà fait des recrues précieuses et inattendues, entre autres le premier président Séguier, principal auteur de l'arrêt de 1826 contre les jésuites, et surtout le comte Arthur Beugnot, que ni ses antécédents ni ses relations n'avaient paru préparer à devenir un champion du clergé ; son intervention ne surprit pas moins ceux qu'il venait seconder que ceux qu'il venait combattre ; il fit l'effet, a écrit plus tard M. de Montalembert, de ces champions imprévus que les romans du moyen âge font apparaître tout à coup dans la lice des combats judiciaires, pour secourir quelque victime innocente, et qui vont hardiment frapper du bout de la lance l'écu du vainqueur dont nul n'osait, avant eux, affronter le courroux. M. de Montalembert d'un côté, M. Cousin de l'autre, rivalisaient d'ardeur, de véhémence et de talent. Mais quelle différence d'attitude et d'accent ! M. Cousin, mélancolique, larmoyant et désespéré, faisait paraître l'Université devant la Chambre, en robe presque de suppliante et d'accusée[36] ; M. de Montalembert, confiant et hardi, se faisait accusateur et lançait des défis. Avec le premier, c'étaient les adieux attristés d'une cause naguère triomphante, qui se sentait vaincue ; avec le second, le fier salut d'une cause hier méconnue, mais assurée de vaincre demain. Contrairement à bien des prévisions, c'était le jeune catholique que les pairs se prenaient à écouter avec une surprise attentive et sympathique, tandis qu'ils demeuraient froids et même souriants aux adjurations les plus solennelles et aux lamentations les plus pathétiques du philosophe ; on eût dit parfois qu'ils discernaient, dans cette mise en scène, une sorte de charlatanisme dont leur vieille expérience n'était pas la dupe. Entre ces minorités opposées flottait la masse de l'assemblée, disposée à les taxer toutes deux d'exagération, et à leur imposer une transaction plus ou moins hétérogène ; ayant d'anciennes attaches avec l'Université, mais agacée par ses prétentions, effarouchée par ses doctrines et surtout par ses défenseurs ; bienveillante pour le catholicisme, par convenance politique plus que par foi religieuse, mais inquiète, dans sa sagesse timide, de ce que la thèse de la liberté d'enseignement avait de jeune, d'audacieux, d'inconnu ; dans certaines choses ecclésiastiques, sur les jésuites par exemple, dégagée peut-être des passions, non des préjugés de son temps ; portée, suivant l'expression de M. Beugnot, à prendre un principe à droite, un principe à gauche, à les rapprocher malgré eux, et à faire ainsi adopter un projet qui ne fût ni complètement bon, ni tout à fait mauvais.

Le ministère joua un petit rôle dans le débat, et laissa la commission exercer la direction qui eût dù appartenir au gouvernement. Il n'y avait même pas harmonie entre le langage des divers ministres. Pendant que M. Villemain, dont le talent était alors comme voilé, rivalisait parfois de zèle et de passion universitaires avec M. Cousin, M. Martin du Nord se posait, au contraire, presque en avocat et en protecteur du clergé. Le débat était trop considérable pour que M. Guizot se tint à l'écart, comme il l'avait fait jusqu'alors. Mais son intervention ne faisait guère que révéler son propre embarras. On sentait qu'il soutenait, par tactique parlementaire, une opinion qui n'était pas la sienne, qu'il connaissait la faiblesse de la cause à laquelle il était associé et comprenait la grandeur de celle qu'il avait regret de combattre. Aussi évitait-il autant que possible de parler de la loi elle-même ; il s'échappait à côté ou planait au-dessus. Il élevait ses auditeurs dans d'éloquentes généralités, et, pendant qu'il les tenait pour ainsi dire les regards en l'air, il escamotait l'article gênant. Du reste le ministre semblait vouloir se faire excuser et se consoler lui-même des restrictions qu'il se croyait obligé de maintenir contre la religion, en faisant de celle-ci l'un des plus magnifiques éloges qui aient été prononcés à la tribune française ; il y saluait non seulement un principe d'ordre extérieur, mais la seule force capable de donner à la masse des hommes la règle intérieure, le frein moral, plus nécessaires dans un pays libre et dans une société démocratique que dans tout autre. Comme pour se séparer avec éclat du commun des adversaires du clergé, il se plaisait à rendre hommage à la sincérité et à la légitimité de l'opposition religieuse. Il prêchait l'indulgence pour ce qu'on appelait ses excès, et prononçait ces paroles, dont pourrait aujourd'hui s'inspirer plus d'un homme d'État :

Il y a, dans la pensée religieuse, un caractère qui, même dans ses erreurs, commande longtemps le respect. Nous supportons beaucoup d'écarts de la pensée laïque, sans les poursuivre ; c'est un spectacle que vous avez tous les jours sous les yeux. Nous serons modérés et tolérants envers les écarts de la pensée religieuse.

Puis, pénétrant plus avant, s'adressant directement à ces préjugés mêmes auxquels il croyait momentanément nécessaire de céder :

Au fond, de quoi s'agit-il ? Il s'agit, pour la société nouvelle, de s'accoutumer à une chose à laquelle elle est bien peu accoutumée, car elle en a été longtemps affranchie, de s'accoutumer à la liberté et à l'influente de la religion. Il faut que la société nouvelle accepte ce fait et ce spectacle, et il faut en même temps, chose nouvelle aussi, il faut que la religion accepte les mœurs, les tendances, les libertés et les institutions de la société nouvelle.

Il sentait que la loi proposée n'était pas une solution définitive, il l'espérait même, et la liberté qu'il regrettait de repousser dans le présent, il l'entrevoyait dans l'avenir :

Nous ne serons pas trop impatients de voir terminer cette lutte par des moyens prompts et décisifs. Croyez-moi, Messieurs, il s'agit en ceci d'un état qui se prolongera plus qu'on ne l'a imaginé d'abord... J'ai la confiance que, dans un temps qu'à Dieu seul il appartient de savoir, la lutte cessera, et la réconciliation sera sincère et profonde ; mais n'espérez pas qu'elle soit l'œuvre d'un jour ni qu'elle puisse être, dans aucun cas, le fruit de mesures violentes et précipitées.

 

Les universitaires furent les premiers auxquels la Chambre des pairs infligea un échec. Apportant une conclusion pratique aux défiances manifestées dans le rapport, M. de Ségur-Lamoignon avait déposé, sur l'article premier, un amendement qui restreignait le cours de philosophie. M. Cousin, personnellement attaqué, se défendit avec vivacité. On vit alors, non sans surprise ni sans émotion, M. de Montalivet appuyer l'amendement. La position de l'orateur auprès du roi était telle, que chacun crut deviner dans sa démarche la pensée du château ; l'intendant de la liste civile soutint qu'il convenait de donner à la fois un avertisse-nient à certaines témérités de l'enseignement universitaire et une satisfaction aux griefs du clergé : il protesta, avec une grande énergie, contre cette philosophie officielle qu'on prétendait rendre indifférente à toutes les religions, par respect pour la liberté des cultes. L'effet fut considérable. Dès le lendemain, le Constitutionnel raillait avec amertume les conversions opérées par la parole du favori et dénonçait le gouvernement occulte. Au nom de la commission, le rapporteur s'associa à la pensée de l'amendement, et, dans ce dessein, il proposa d'enlever au conseil royal de l'Université, pour le donner au conseil d'Etat, le droit d'arrêter le programme du baccalauréat. C'était l'application de cette idée que nous avons déjà mise en lumière et que le duc de Broglie appelait le principe de la loi : principe en vertu duquel l'autorité sur l'enseignement libre devait appartenir, non à l'Université, mais t un pouvoir plus impartial, représentant l'État, la société entière. Dans tous les rapports essentiels que le ministre de l'instruction publique peut avoir avec les établissements libres, disait le rapporteur, ce n'est pas seulement le corps enseignant qui interviendra ; il n'interviendra qu'avec le concours, et permettez-moi de le dire, un peu sous le contrôle de personnes compétentes. mais étrangères an corps enseignant lui-même. En face d'une proposition ainsi appuyée, la situation du ministère était bizarre et gênée ; l'amendement visait presque autant M. Villemain que M. Cousin : ni le duc de Broglie, ni M. de Montalivet ne l'avaient dissimulé, et le Constitutionnel comparait ce qui se passait à l'effet produit dans le sénat romain, quand l'affranchi de Tibère y était venu lire à l'improviste la lettre impériale blâmant l'administration de Séjan. Mais le ministre de l'instruction publique était hors d'état de résister ; ses collègues ne l'eussent pas suivi. D'ailleurs ses sentiments à l'égard de M. Cousin lui apportaient quelque consolation dans cette mésaventure : il était, écrivait-on alors, partagé entre la douleur de voir sa loi modifiée, l'Université un peu réduite, et le plaisir de voir la philosophie de son rival recevoir une chiquenaude. De là un malaise visible qui faisait dire que M. Villemain était vraiment, comme l'Andromaque de l'antiquité, entre un sourire et une larme[37]. Il combattit si mollement l'amendement, que c'était presque le servir, exprimant sans doute son regret qu'on voulût donner ce soufflet à la philosophie, mais indiquant que, si l'on tenait à le faire, il se résignait à présenter la joue de M. Cousin. Seul, celui-ci stupéfait et désolé de l'abandon où il était réduit, se débattit avec une énergie désespérée, violent d'abord, suppliant ensuite, et humiliant l'orgueil de cette philosophie, naguère si hautaine, jusqu'à l'abriter derrière des noms catholiques. Rien n'y fit. L'amendement fut voté à une grande majorité. L'opinion vit avec raison, dans cet incident, un échec grave pour l'Université, une marque solennelle de défiance contre ses doctrines, et la négation de sa prétention d'être l'État et de dominer à ce titre les établissements particuliers. Le coup moral est porté, écrivait alors M. Sainte-Beuve. Et l'Univers était fondé à dire : N'est-ce pas la justification de toutes les réclamations de l'épiscopat et de toute notre polémique ? On avait voulu, comme le disaient M. de Montalivet et le duc de Broglie, tenir compte, dans une certaine mesure, des réclamations des évêques. Mais n'est-il pas surprenant qu'on eût mieux aimé donner raison à leurs griefs religieux que satisfaction à leurs revendications libérales, qu'on eût trouvé plus facile de faire quelque chose contre l'Université que pour la liberté ? Fallait-il voir dans ce choix l'action personnelle du roi ?

Quoi qu'il en soit, ce vote émis, l'assemblée se crut quitte envers les catholiques. MM. Beugnot, de Barthélemy, Séguier et de Gabriac avaient présenté un contre-projet dont les principales dispositions étaient : le droit d'enseigner pour tout bachelier muni d'un certificat de moralité ; la suppression du certificat d'études ; des jurys d'examen composés mi-partie de professeurs de faculté, mi-partie de notables ; à côté du conseil royal de l'Université, l'institution d'un conseil supérieur pour l'enseignement libre, composé de magistrats, de membres de l'Institut, de chefs d'institution, et de l'archevêque de Paris. Tous les articles de ce contre-projet furent rejetés. La majorité se borna à accepter les améliorations réelles, mais insuffisantes, par lesquelles la commission, appliquant le principe de la loi, substituait ou associait d'autres autorités à l'Université quand il s'agissait de l'enseignement libre. L'article excluant les membres des congrégations fut naturellement voté. Mais, sur ce point même, à qui profita le débat ? M. de Montalembert fit entendre, du haut de cette tribune peu accoutumée à un tel langage, l'apologie hardie des ordres religieux, et en particulier des jésuites. Il savait bien n'avoir aucune chance de victoire immédiate, mais il voulait briser le respect humain ; il voulait par l'éclat et la fierté de sa révolte contre les préjugés régnants, réveiller les catholiques de l'espèce de torpeur résignée ou craintive, avec laquelle eux-mêmes subissaient l'empire de ces préjugés[38]. Il y réussit. Puis, se tournant vers les ministres et rappelant la séance récente de la Chambre des députés, où M. Guizot avait, pendant plusieurs heures, bravé et dominé les calomnies, les outrages qu'on lui jetait, à propos de son voyage à Gand en 1815, M. de Montalembert s'écriait :

Le plus éloquent d'entre vous disait naguère qu'on aurait beau entasser-injure sur injure, calomnie sur calomnie, qu'elles ne monteraient jamais au niveau de son dédain. Et quand ces injures et ces calomnies s'adressent à de pauvres religieux, non seulement elles atteignent le niveau de votre dédain, mais elles le dépassent, elles vous recouvrent, elles vous dominent, elles vous entraînent à leur suite... Quant à moi, je cherche en vain le fier vainqueur des injustes clameurs de la foule ; je ne trouve plus que leur écho, leur complice et leur docile instrument ! Ah ! s'il fallait encore, après tant de leçons et tant de mécomptes, une preuve nouvelle de la misère morale du pouvoir de nos jours et des tristes compensations de la grandeur politique, je n'en voudrais pas d'autre que ce cruel empire des circonstances qui rend les hommes les plus éminents de notre pays infidèles à eux-mêmes, qui leur fait courber la tête sous des préjugés qu'ils ne partagent pas, subir le joug de passions qu'ils méprisent, et immoler à des haines surannées, à des déclamations passagères, à des calomnies mille fois réfutées, immoler l'innocence, la liberté et le dévouement, sur l'autel de la défiance, de la jalousie et de la peur.

 

La hauteur et la puissance de cette parole en imposèrent aux plus indifférents, aux plus mal disposés. M. Sainte-Beuve fut obligé de reconnaître que M. de Montalembert avait eu des accents de vérité, de générosité et d'élévation remarquables. Et il ajoutait cet aveu : Oui, il est fâcheux que, dans un pays libre, il y ait cette trace de test dans la loi. Si une telle restriction lui paraissait une nécessité, c'était une nécessité regrettable qu'il espérait voir bientôt disparaître[39]. Ainsi pensaient la plupart des pairs qui avaient voté l'article, et l'abbé Dupanloup pouvait écrire, au lendemain même de ce vote :

Si mes impressions ne m'ont pas trompé, beaucoup de ceux qui ont approuvé cette mesure n'ont pas paru vouloir lui imprimer le caractère auguste et permanent de la loi ; ils l'ont accordée plutôt comme un sacrifice à la nécessité du jour, et, mon respect pour l'illustre assemblée ne me défend pas de l'ajouter, elle s'en est délivrée par son vote, comme d'un fardeau dont il fallait débarrasser le présent, sans prétendre engager l'avenir[40].

 

Enfin, après un débat prolongé, approfondi, comme on n'en pouvait voir qu'à la Chambre des pairs, et qui faisait contraste avec les discussions trop souvent stérilement et superficiellement passionnées de l'autre assemblée, on procéda au vote final sur l'ensemble du projet. 85 voix se prononcèrent pour, 51 contre. Ce dernier chiffre, inaccoutumé au Luxembourg, fut vivement commenté. Les 51 n'étaient sans doute pas tous des partisans de la liberté : mais l'importance de la minorité signifiait tout au moins que cette loi in complète, illogique, n'était pas regardée comme une œuvre définitive, qu'elle n'était, pour ainsi dire, qu'un essai, un examen préparatoire. En effet, elle ne devait pas aboutir. A peine la Chambre des pairs avait-elle fini, que la Chambre des députés nommait ab irato une commission, avec mandat de poursuivre la revanche du monopole. M. Thiers, désigné rapporteur, rédigeait lestement un long rapport, tout empreint des animosités universitaires. Mais, après avoir fait un moment quelque tapage, ce rapport était bientôt volontairement oublié et ne devait même jamais venir en discussion.

Si rien ne resta des articles votés, la discussion de la Chambre haute n'en avait pas moins été un fait considérable et fécond. Il est très certain, écrivait alors M. Sainte-Beuve[41], qu'on ne conclura pas cette année, mais les idées germeront. L'importance prise par le débat, l'attention vraiment exceptionnelle qu'y avait prêtée l'opinion, ne montraient-elles pas tout d'abord ce qu'était devenue cette controverse que certains politiques avaient appelée dédaigneusement une querelle de cuistres et de bedeaux ? N'était-ce pas beaucoup que de voir le public oublier presque les luttes de portefeuille ou les spéculations de chemins de fer, pour s'intéresser si vivement aux plus hautes questions religieuses ? Et avec quelle élévation respectueuse ces questions étaient discutées ! Jamais, écrivait l'abbé Dupanloup[42], la grande et sainte Église catholique, l'épiscopat français, l'autorité pontificale, les congrégations, les jésuites eux-mêmes, n'ont été traités avec plus de gravité et de convenance. On eût cherché vainement, dans la haute assemblée, cette passion antichrétienne qui inspire aujourd'hui d'autres parlements, et on avait entendu M. Cousin lui-même s'écrier qu'il faudrait éteindre l'Université, si elle voulait nuire à la religion. Jusqu'alors il n'y avait eu, dans les Chambres, sur la liberté d'enseignement, que des escarmouches passagères ; cette longue discussion avait fait pour ainsi dire l'éducation du public en ces matières ; elle lui avait révélé les diverses faces d'un problème pour lui tout nouveau, et la lumière ainsi faite avait profité à la bonne cause. Pour la première fois l'Université, naguère dominante, avait subi un échec dont ses partisans ne se dissimulaient pas l'importance. Du côté opposé, au contraire, en dépit des résultats matériels du vote, les cœurs était à l'espérance. La petite armée, de formation si récente, avait noblement déployé et planté son drapeau. Cette cause, disait un spectateur, par situation peu porté à la bienveillance, gagne et gagnera chaque jour du terrain. Ce qui suffisait il a trois ans, ne suffira plus aujourd'hui ; ce qui suffirait aujourd'hui, ne suffira plus dans trois ans. La direction était prise, l'élan donné, et chacun sentait que la victoire définitive n'était plus qu'une question de temps.

Aussi, pendant que les défenseurs du monopole s'avouaient battus, et que l'un d'eux disait : Si vous avez suivi le débat sur l'instruction secondaire, vous axez dû voir que le clergé, assisté de Louis-Philippe, de M. de Broglie et des magistrats, a vaincu l'Université[43] ; les catholiques laissaient éclater leur émotion confiante. Le 4 mai 1844, avant même que la discussion fût complètement terminée, Lacordaire, écrivant à Mme Swetchine, s'étonnait de voir comment ces pairs, vieux débris de l'Empire, de la Restauration et de la révolution de 1830, avaient accueilli la parole toute sacriste de M. de Montalembert, et il ajoutait :

Je trouve admirables le chemin que nous avons fait et la justice que Dieu exerce contre ses ennemis. Qui nous l'eut dit l'an passé, à pareille époque, lorsque commençait la guerre du Collège de France, dont on se promettait tant de profit et tant de joie ? Tout est devenu grave, profond ; on n'a plus guère envie de rire, et il est impossible que le gouvernement n'ait pas senti à quel point la France est sourdement travaillée par le besoin de Dieu.

 

Quelques jours après, la discussion finie, M. Veuillot s'écriait dans l'Univers[44] :

Hâtons-nous de le proclamer avec sincérité, avec reconnaissance : ces institutions du gouvernement constitutionnel, dont nous sommes encore loin de recueillir tous les bienfaits, sont belles et bonnes, et nous devons les aimer, les défendre, nous y attacher avec amour ; nous obtiendrons tout par elles ; il ne nous manque que de savoir mieux en user, et nous venons d'en faire un essai qui doit nous remplir d'espérance. Ces combats où elles nous appellent, ces défaites même qui en ont été et qui peuvent en être encore la suite, valent mieux pour nous que la protection, que la faveur, que la justice d'un maître. Eh quoi ! il a suffi de quelques hommes de talent et de cœur pour défendre si longtemps contre le gouvernement, contre ses amis, contre la ruse et le talent d'une coterie prépondérante, des droits et des idées dont on ne parlait qu'avec mépris, les dénonçant, depuis un an, par tous les moyens possibles, aux préjugés les plus violents et les plus ignares ! Ces hommes ont pu non seulement se défendre, mais se défendre avec honneur, mais attaquer avec succès, mais croître dans le combat et se retirer de l'arène plus forts qu'ils n'y sont entrés, et nous ne bénirions pas les institutions qui nous présentent un si beau spectacle et nous promettent de si grands avantages ! Que ceux d'entre nous qui ne les ont pas aimées, reconnaissent et réparent leur injustice ! Si les gens de bien peuvent désirer quelque chose, c'est le pouvoir de se faire connaître et de faire entendre la vérité ; nos institutions nous donnent ce pouvoir. Qu'importe qu'elles le donnent aussi à l'erreur ! Ceux qui redoutent la lutte, pensant que la vérité pourrait avoir le dessous, n'honorent pas assez le cœur de l'homme et ne connaissent pas assez la vérité !

 

Ne se prend-on pas à partager rétrospectivement cet enthousiasme ? Cette discussion d'avril et de mai 1844 n'est-elle pas une époque brillante et heureuse entre toutes, dans l'histoire du parti catholique ? N'est-ce pas comme l'apogée de sa fortune sous la monarchie de Juillet ?

 

 

 



[1] Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, t. Ier, 265 à 269.

[2] Lettre inédite du P. de Ravignan au P. Provincial, du 9 février 1844.

[3] Vie de Mgr Devie, par M. l'abbé Cognat, t. II, p. 416.

[4] Courrier Français, du 12 février 1844.

[5] Sainte-Beuve, Chroniques parisiennes, p. 42, 101, 103, 105.

[6] Chroniques parisiennes, p. 62. — L'homme politique, dont nous avons déjà cité plusieurs fois le journal inédit, écrivait en 1844 : Les intentions du roi ont toujours été assez suspectes aux partisans de l'Université. On le croit disposé à voir sans peine quelques concessions au clergé... Il est peu favorable aux élucubrations philosophiques et toujours assez porté, par politique, à ménager le clergé.

[7] Correspondance de Quinet.

[8] Conversation avec M. Senior rapportée par ce dernier.

[9] Ces détails et ceux que nous ajoutons plus loin sont rapportés dans la Vie de Mgr Affre, par M. Cruice, depuis évêque de Marseille.

[10] Si, dans une lettre à Lamartine, M. Ledru-Rollin dénonçait le monopole universitaire, qu'il appelait la conscription de l'enfance trainée violemment dans un camp ennemi et pour servir l'ennemi, il était contredit par son propre journal, la Réforme, où M. Flocon, plus fidèle à la tradition jacobine, déclarait que l'enseignement était une des plus saintes fonctions de l'État.

[11] Lettre de M. de Tocqueville, du 17 septembre 1844.

[12] Lettre à M. E. de Tocqueville, 6 décembre 1843.

[13] Lettre à M. de Corcelle, du 13 novembre 1843.

[14] M. Molé est toujours et très explicitement nôtre, lit-on dans une lettre du P. de Ravignan.

[15] M. Molé disait au contraire : Si je n'avais que quarante ans, je ne voudrais pas d'autre rôle que celui de Montalembert.

[16] Correspondant, 1845, t. XI, p. 660.

[17] Ce qui faisait dire alors au comte Beugnot : Harcelé, depuis cinq ans, par une meute d'envieux qui ne savent que lui tendre d'indignes embûches, M. Guizot a fini par contracter, dans cette guerre mesquine, non le goût, mais l'habitude des expédients qui composent la tactique parlementaire. (Correspondant de 1845, t. XII, p. 345.)

[18] Lettre du 30 décembre 1843, en partie inédite.

[19] M. Dupin faisait, à la tribune, le 19 mars 1844, un étrange rapprochement. Il faudrait se plaindre, disait-il, si le prêtre blâmé comme d'abus, n'éprouvait pas ce sentiment intérieur du soldat qui se trouve censuré devant sa compagnie ; de l'avocat qui se croit flétri dans sa carrière, si son conseil de discipline l'a admonesté. Non, non, Messieurs, nous ne sommes pas déchus à ce point !

[20] Le Correspondant (t. V, p. 465), disait à ce propos : Le gouvernement a voulu comprimer, et le ressort qu'il comprime rejaillit contre sa main... Il indique au parti catholique un Lut précis, actuel, saisissable, tel qu'il en faut aux partis... Ce but, c'est l'abrogation ou l'interprétation plus libérale des lois qu'on nous oppose ; en d'autres termes, l'émancipation civile de notre religion.

[21] Première lettre à M. le duc de Broglie (1844).

[22] Discours du 18 mai 1812, du 14 juin 1843 et du 19 mars 1844.

[23] Discours du 19 mars 1844. M. Dupin avait du reste déjà commencé, le 25 janvier précédent.

[24] 6 novembre 1843. Chroniques parisiennes, p. 146.

[25] Correspondance de Jules Janin.

[26] Ces dernières paroles, dont le retentissement fut alors très grand, furent gravées sur la médaille d'honneur offerte par les catholiques de Lyon à M. de Montalembert.

[27] Courrier français du 12 février 1844.

[28] Quelques journaux non catholiques se firent honneur en condamnant sévèrement cette disposition, notamment la Presse et le Globe. Citons aussi une feuille protestante, l'Espérance, qui disait finement le 15 février : On reproche entre autres choses aux jésuites de ne pas se regarder comme liés par le serment, et l'on n'en compte pas moins sur leur sincérité pour s'exclure eux-mêmes ! Pour se débarrasser d'eux dans l'instruction publique, on en use envers eux à peu près comme cet Athénien qui ne savait pas écrire, à l'égard d'Aristide, auquel il demanda de concourir à son propre exil, en écrivant son nom sur la coquille.

[29] Conversation du 29 décembre 1813. (Vie du P. de Ravignan, par le P. de Pontlevoy, t. I, p. 268.)

[30] Lettre inédite du 12 janvier 1844.

[31] Ces protestations ont été réunies dans les cieux premiers volumes des Actes épiscopaux. Nous y avons relevé que soixante-quatre évêques avaient protesté, entre le 15 février et les premiers jours de mai. M. de Montalembert disait à la tribune, le 26 avril, que sur soixante-seize évêques, il n'y en avait pas plus d'un ou deux qui n'eussent pas énergiquement réclamé la liberté d'enseignement.

[32] Chroniques parisiennes de M. Sainte-Beuve, p. 289.

[33] Dans son beau livre des Vues sur le gouvernement de la France, le duc de Broglie a exprimé sur ces questions son opinion définitive : il s'y prononce pour la liberté religieuse la plus large. Voir la lettre écrite, le 22 juin dernier, par son fils, le duc actuel, au journal le Français.

[34] Chroniques parisiennes, p. 203.

[35] L'évêque de Langres publia trois Lettres, l'abbé Dupanloup deux. M. Sainte-Beuve disait alors à propos de la première des deux lettres de l'abbé Dupanloup : Elle est d'une grande modération de ton, tout à fait digne de relui à qui elle est adressée ; elle est, avec la brochure de M. de Ravignan, ce que le clergé a produit de plus recommandable et de plus honorable dans cette controverse. (Chroniques parisiennes, p. 203.)

[36] Expression de M. Sainte-Beuve qui disait aussi : M. Cousin a l'air véritablement, depuis toute cette discussion, d'être condamné à la ciguë, et il varie l'Apologie de Socrate sur tous les tons. (Chroniques parisiennes, p, 203 et 214.)

[37] Chroniques parisiennes de Sainte-Beuve, p. 217.

[38] On se ferait difficilement aujourd'hui une idée de ce qu'étaient alors ces préjugés : Moi aussi, s'écriait M. de Montalembert, j'ai eu besoin d'être converti aux jésuites. Quand j'étais élève de l'Université, sous la Restauration, moi aussi je criais contre les jésuites, et, au milieu de mes camarades incrédules, je mettais ma foi de chrétien à couvert de mon antipathie pour les jésuites, comme cela arrive encore à bien des gens dans le monde.

[39] Chroniques parisiennes, p. 218.

[40] Seconde lettre au duc de Broglie.

[41] Chroniques parisiennes, p. 210.

[42] De la Pacification religieuse.

[43] Lettre de M. Léon Faucher à M. Henry Reeve, du 7 mai 1844. M. Léon Faucher était alors engagé dans la presse de gauche et lié avec M. Thiers. (Correspondance de M. L. Faucher, t. I, p. 149.)

[44] Univers du 24 mai 1844.