L'ÉGLISE ET L'ÉTAT

 

CHAPITRE IV. — LES DÉFENSEURS DU MONOPOLE ET LA DIVERSION TENTÉE CONTRE LES JÉSUITES (1841-1844).

 

 

I. L'Université défend son monopole. Comment l'éclectisme répond aux reproches des catholiques. Ses protestations d'orthodoxie ne sont pas prises au sérieux. Renaissance du voltairianisme. Effroi et plaintes de la philosophie officielle. — II. Les libéraux renient la liberté quand elle est demandée par les catholiques. Ils prennent l'offensive contre le parti prêtre. La polémique contre les livres des cas de conscience. — III. Les jésuites depuis 1830. Explosion contre eux en 1812. Qui avait donné le signal ? Raison de cette diversion. Le catholicisme attaqué sous le nom de jésuitisme. — IV. La question des jésuites au Collège de France. Ce qu'avaient été jusqu'alors M. Quinet et M. Michelet. Leurs leçons contre les jésuites. Le scandale de ces cours. Leur caractère antichrétien et révolutionnaire. — V. La défense des catholiques au sujet des jésuites. Le P. de Ravignan et son livre de l'Existence et de l'Institut des Jésuites. Étendue et raison de son succès.

 

I

Dans ces premières années de la lutte, quels étaient les défenseurs du monopole ? Que faisaient-ils ? Offraient-ils un spectacle aussi intéressant que la petite armée catholique ? Retrouvait-on chez eux le même élan, la même nouveauté généreuse dans les doctrines, la même hardiesse à se dégager des préjugés rétrogrades, la même résolution habile et heureuse à choisir le terrain du combat, et, en tout, ce je ne sais quoi qui révèle la cause en progrès et présage le succès d'avenir ? Il semblait, surtout au premier moment, que ce fût l'Université qui soutint le combat et fit face au clergé. Elle ne s'était pas encore approprié les idées si larges sur la liberté d'enseignement, développées dès 1836, par un de ses membres les plus dévoués et les plus éminents, M. Saint-Marc Girardin[1]. Elle se cramponnait, au contraire, à son monopole avec un égoïsme craintif, et M. Sainte-Beuve ne pouvait s'empêcher de relever alors le caractère mesquin de ces anxiétés de pot-au-feu[2]. Fallait-il être beaucoup surpris de cette attitude ? Les nuits du 4 août sont rares dans l'histoire des privilégiés. D'ailleurs, le tour pris à l'origine par une partie de la polémique catholique, la façon dont celle-ci avait poursuivi, en quelque sorte, la déchéance de l'Université pour cause d'indignité religieuse et morale, par-dessus tout, les dénonciations irritantes du livre sur le Monopole universitaire, étaient de nature, en blessant les amours-propres, à provoquer, de la part de la corporation tout entière, une résistance plus passionnée. C'était, avec les luttes actuelles, une différence capitale qu'il importe tout d'abord de marquer. Aujourd'hui, parmi ceux qui attaquent la liberté d'enseignement, nous voyons des politiciens engagés dans des manœuvres de partis, des jacobins affamés de despotisme, des sectaires enivrés de haine antireligieuse : mais nous ne voyons pas l'Université. Éclairée par trente ans d'expérience sur l'innocuité, bien plus, sur l'avantage et l'honneur de la libre concurrence, elle se tient à l'écart, et si quelqu'un de ses membres se mêle à la lutte, c'est le plus souvent pour se ranger du côté de la liberté[3].

La première attaque de l'épiscopat et de la presse catholique avait porté, on s'en souvient, sur l'enseignement philosophique. Les représentants de cet enseignement témoignèrent une grande surprise de se voir accusés au nom du christianisme. Ils se posèrent presque en persécutés, tout au moins en pacifiques que des voisins contraignaient à la lutte par leur esprit d'empiétement et de querelle. Ils oubliaient volontairement que le conflit était principalement imputable à ceux qui avaient, depuis dix ans, obstinément entravé l'exécution de la promesse de la Charte, qui avaient fait échouer, en 1837, la transaction offerte par le gouvernement et acceptée des catholiques, qui, en 1841, avaient imposé à M. Villemain son malencontreux projet et fait ainsi sortir l'épiscopat de la réserve patiente où il se fût volontiers maintenu. M. Cousin surtout affecta des airs d'innocence méconnue et indignée. On l'entendit affirmer à la tribune du Luxembourg, avec la solennité émue de sa parole, qu'il ne s'enseignait aucune proposition qui pût directement ou indirectement porter atteinte à la religion catholique[4]. Sans doute, depuis qu'il était passé de l'opposition au pouvoir, le chef de l'éclectisme, désireux de jouir en paix de l'autorité acquise, avait, sans rien désavouer ni rectifier, laissé dans l'ombre les parties agressives ou les lacunes suspectes de sa doctrine ; il avait même fait des avances de courtoisie au christianisme[5]. Peut-être aussi y était-il poussé par cet attrait qui devait, jusqu'à la dernière heure, le rapprocher davantage de la vérité religieuse, sans le déterminer cependant à faire le pas suprême. Mais ces politesses de tactique ou ces velléités incomplètes lui permettaient-elles de crier à la calomnie et presque à l'ingratitude, quand les catholiques dénonçaient l'insuffisance et le péril de sa philosophie ? L'autorisaient-elles, suivant l'expression de M. de Montalembert, à traiter l'Eglise de France comme une protégée qui s'émancipe ?

Ses protestations n'avaient pas, du reste, la chance d'en imposer beaucoup, non seulement aux évêques, mais aux spectateurs les moins suspects de partialité catholique. M. Sainte-Beuve trouvait étrange la prétention de l'éclectisme, ce scepticisme déguisé, de prendre place à côté de la religion, comme autrefois le cartésianisme, et la défiance du clergé lui paraissait fort naturelle. L'éclectisme, ajoutait-il plaisamment, ne serait en réalité qu'un compagnon habile qui, tout en respectant l'autre, finirait, j'en demande bien pardon, par le dévaliser... Au bout de quelque temps de ce voyage entre bons amis, le catholicisme se trouverait fort dépourvu et amoindri : il le sent, aussi n'accepte-t-il pas les avances, et il tire à boulets contre l'ennemi qui a beau se pavoiser de ses plus pacifiques couleurs. La force des choses l'emporte[6]. Un autre jour, il racontait à ce propos une piquante anecdote :

On se souvient encore et l'on raconte que, dans son zèle pour la christianisation au moins apparente et officielle de l'Université, Cousin avait, il y a quelques années, rédigé — oui, rédigé de sa propre et belle plume — un catéchisme. Cet édifiant catéchisme était achevé, imprimé déjà, et allait se lancer dans tous les rayons de la sphère universitaire, quand on s'est aperçu tout d'un coup, avec effroi, qu'on n'y avait oublié que d'y parler d'une chose, d'une seule petite chose assez essentielle chez les catholiques : quoi donc ? du purgatoire. Il fallut vite lotit arrêter, détruire toute l'édition ; les philosophes, en fait de théologie, ne pensent pas à tout[7].

 

Le même observateur croyait parfois retrouver dans cette tactique quelqu'un de ces traits qui lui faisaient dire, un jour, de l'éloquent philosophe : C'est un sublime farceur. Il écrivait, à la date du 24 mai 1843 :

Voir, dans les Débats d'aujourd'hui, l'allocution de Cousin à l'Académie des sciences morales, à propos du Spinoza de Saisset, et la phrase sur la divine providence, avec force inclinaison de tète. C'est cette religion officielle de l'éclectisme et du charlatanisme qui est un peu impatientante. Là où d'autres disent les saintes Écritures, Cousin dit les très saintes Écritures[8].

 

C'est à propos de cet incident académique que Henri Heine s'écriait avec Figaro : Qui trompe-t-on ici ? et il reprochait à M. Cousin, que cependant il admirait fort, ce qu'il appelait son hypocrisie et son jésuitisme[9]. D'autres libres penseurs s'exprimaient plus brutalement, témoin Proudhon, qui écrivait le 9 niai 1842 :

J'aurais voulu qu'au moins un des universitaires dénoncés, au lieu de crier à la calomnie, répondît hardiment : Non je ne suis plus catholique, et vous, vous êtes stupides. Mais ces messieurs ont préféré faire comme Voltaire, qui écrivait contre l'infâme, tout en faisant ses pâques. — C'est Cousin qui a fait la plus triste figure ; quoi de plus ignoble que de l'entendre dire qu'il croit à la Trinité, voire à l'Incarnation, et citer en preuve deux ou trois lambeaux de phrases platoniques sur le logos, ce logos qui n'eut jamais le sens commun ? Tout cela est indigne[10].

 

M. Cousin avait du malheur : à l'heure où il s'efforçait de faire prendre au sérieux ses protestations, celles-ci étaient contredites par la franchise imprudente de plusieurs de ses professeurs. Au moment ou il tâchait de convaincre les autres et où il se persuadait peut-être lui-même de l'orthodoxie de sa doctrine, ses plus chers disciples, soit dans leur enseignement, soit dans leurs écrits et jusque dans leurs réponses aux critiques catholiques, laissaient voir le scepticisme qui était au fond et surtout au terme de cette doctrine ; ils trahissaient leur hostilité dédaigneuse à l'égard de cette Église si savamment caressée par le maître. Chaque jour les catholiques aux aguets pouvaient relever quelque fait de ce genre. A cette époque, la publication des fragments posthumes de M. Jouffroy ne donnait-elle pas un démenti plus retentissant encore à ceux qui soutenaient que la philosophie officielle était pour le moins inoffensive au point de vue religieux ? La séparation douloureuse du christianisme y apparaissait et y était comme confessée en des pages mémorables et navrantes. Vainement l'éditeur, disciple de M. Cousin, M. Damiron, avait-il, afin de se conformer à la tactique du maître, mutilé le texte, et en avait-il retiré les négations par trop vives, il n'avait pu en effacer assez pour que la rupture n'éclatât pas à tous les yeux ; la maladresse même de cette mutilation, bientôt découverte et dénoncée avec fracas par des libres penseurs plus hardis, n'avait fait que mettre davantage en lumière ce qu'on avait cherché à dissimuler.

Il était dans l'Université une école qui, rebelle à l'éclectisme, ne se gênait pas pour dévoiler et railler ce qu'elle appelait les timidités hypocrites de la philosophie d'État. La Revue indépendante était fondée pour servir d'organe à cette école. Par une sorte de malice, elle reproduisait, en tête de son premier numéro, le fameux article que le plus illustre allié de M. Cousin, Jouffroy, avait publié, en 1825, dans le Globe, sous ce titre : Comment les dogmes finissent. M. Génin, ancien élève de l'École normale et professeur de faculté, polémiste durement passionné, des écrits duquel M. Sainte-Beuve disait alors : C'est âcre, violent et du pur dix-huitième siècle, — raillait, dans cette revue, les hommages d'une sincérité suspecte rendus par l'éclectisme à la religion, et les efforts pour concilier, du moins en public, le catholicisme et la philosophie. Tel était aussi le langage de M. Quinet, qui venait de quitter la faculté des lettres de Lyon pour le Collège de France. Avant même d'avoir pris l'attitude violente que nous aurons plus tard à signaler, il protestait contre les concessions trompeuses de la philosophie officielle, et il ajoutait :

La philosophie s'est vantée d'être orthodoxe ; déguisant ses doctrines, elle a souvent affecté le langage de l'Église ; après l'avoir bouleversée au siècle dernier, elle a prétendu, dans celui-ci, la réparer sans la changer. Dans cette confusion des rôles, que de pensées, que d'esprits ont été faussés ! et pour résultat quelle stérilité !... Que devenait la philosophie sous son masque de chaque jour ? Obligée de détourner le sens de chacune de ses pensées, se ménageant toujours une double issue, l'une vers le monde, l'autre vers l'Église, parlant à double entente, elle retournait à grands pas vers la scolastique... Il faut même à un certain point, féliciter l'Église de s'être lassée la première de la trêve menteuse que l'on avait achetée si chèrement de part et d'autre...

 

Puis, faisant allusion aux protestations d'orthodoxie prodiguées par M. Cousin, au nom de l'Université, il ajoutait : A-t-on bien songé cependant à quoi l'on s'engage quand on parle d'un enseignement strictement catholique ?[11]

A ces dissidents se joignait M. Libri. Ce réfugié italien, de vive et souple intelligence et de petite moralité, qui devait se faire plus tard un renom criminel par son trop de goût pour les livres de nos bibliothèques, était alors en grande faveur dans le monde universitaire. Sa fortune avait été singulièrement rapide naturalisé Français, il était devenu bientôt, et presque coup sur coup, membre de l'Institut, professeur à la faculté des sciences et au Collège de France, membre du Conseil académique de Paris, officier de la Légion d'honneur. Il se jeta avec passion dans les polémiques de la liberté d'enseignement, et publia, en 1843 et 1844, sous ce titre : Lettres sur le clergé et la liberté d'enseignement, le plus perfide et le plus haineux des pamphlets[12]. Plus aucune trace des précautions de M. Cousin. C'est un philosophe du dix-huitième siècle, écrivait alors M. Sainte-Beuve, qui pousse sa pointe à travers ce débat, et ne songe qu'à frapper son vieil ennemi. La note était même un peu aiguë pour l'opinion régnante ; c'est, disait-on, trop voltairien et trop dix-huitième siècle[13].

Plus, en effet la lutte s'animait, plus on voyait reparaître cet esprit du dix-huitième siècle que l'éclectisme s'était flatté d'avoir chassé et remplacé. On évoquait ce nom de Voltaire auquel on revient fatalement dans toute lutte de ce genre. A tort ou à raison, on prêtait à M. Thiers ce mot : Il est temps de mettre la main de Voltaire sur ces gens-là. Il est vrai que cet homme d'État avait peine à reconnaître, autour de lui, les descendants du philosophe de Ferney : S'il vient un nouveau Voltaire, disait-il avec finesse dans un des bureaux de la Chambre, je souhaite qu'il ait autant de bon sens que le premier. Et un autre délicat, M. Sainte-Beuve, écrivait, à la vue de cette campagne : C'est bien peu imiter Voltaire que de faire cela. Que ferait donc Voltaire de nos jours ? Oh ! je ne sais quoi, mais tout autre chose. Il n'était pas jusqu'à l'Académie française qu'on ne mêlât aussi, un peu par surprise, à cette mise en scène voltairienne. En juin 1842, sur la proposition de M. Dupaty, elle mettait au concours l'éloge de Voltaire. Cette résolution, combattue par M. Molé et M. de Salvandy, avait été appuyée par M. Mignet, et même par M. Cousin, oublieux, en cette circonstance, des prudences de sa tactique. L'émotion fut vive, et chacun y vit une manifestation. Pour en atténuer le caractère, l'Académie substitua après coup, dans le programme du concours, le mot de discours à celui d'éloge.

Le feu duc de Broglie le disait énergiquement au roi, dans une conversation déjà citée : c'est le malheur de tous ceux qui engagent une lutte avec le clergé, d'avoir bientôt contre eux toutes les bonnes âmes, et pour eux tous les vauriens. L'Université en faisait alors l'épreuve ; il suffisait de lire ce qui se publiait dans certaines brochures, et particulièrement ce qu'écrivaient dans les journaux les plus bruyants de ses défenseurs. Une telle polémique ne contribuait pas peu à déranger la tactique de ceux qui auraient voulu ne pas fournir de prise trop apparente aux critiques du clergé. De tout temps, parmi les membres du corps enseignant, parmi les anciens élèves de l'École normale, à côté de ces professeurs modestes, laborieux, consciencieux, tout entiers à leurs devoirs pédagogiques, il y a eu des esprits agités, ambitieux, incapables de s'en tenir aux devoirs de leur état ; ceux-ci se jettent d'ordinaire dans les chemins de traverse du journalisme, y apportant, avec le talent qu'on leur a fait acquérir pour une autre œuvre, l'amertume inquiète de tous les déclassés, nous allions dire de tous les défroqués, le goût des révoltes intellectuelles et religieuses, la prétention de parler au nom du corps dans lequel ils n'ont pu rester et qu'ils compromettent au lieu de le servir. C'étaient eux qui alors, dispersés dans les divers journaux, y défendaient la cause universitaire ; ils le faisaient avec une âpreté et une violence qui leur donnaient peu de droit à se plaindre de la vivacité regrettable de certains écrits catholiques et à se voiler la face devant les exagérations du livre du Monopole. Ils répondaient aux plus graves réclamations des prélats, en dénonçant l'émeute épiscopale et en parlant de l'insolence de ces gens-là ; mais surtout ils donnaient à la polémique universitaire un caractère de plus en plus antichrétien. Tel était le langage de tous les journaux de gauche ou de centre gauche, du National, où écrivait M. Génin, du Courrier français, qui déclarait que le clergé était un ennemi devant lequel il ne fallait jamais poser les armes, du Constitutionnel, rédigé encore à cette époque par les survivants du dix-huitième siècle ; tel était aussi celui de la principale feuille conservatrice d'alors, de l'organe attitré du ministère, de la cour et du gouvernement : obéissant moins aux inspirations de ses patrons politiques qu'aux passions et aux ressentiments propres de plusieurs de ses rédacteurs, universitaires personnellement atteints par les plaintes des catholiques, le Journal des Débats faisait campagne avec les feuilles contre lesquelles il défendait chaque jour la monarchie il refusait de voir que les passions qu'il servait ainsi étaient des passions révolutionnaires, menaçant autant le gouvernement que l'Église, et il se faisait remarquer, entre tous les autres journaux, par la vivacité de sa polémique antireligieuse, et notamment par une sorte de spécialité à reproduire le vieil accent voltairien[14]. Voltaire, s'écriait-il, désormais c'est notre épée, c'est notre bouclier ! Un des amis politiques de cette feuille, nullement favorable aux réclamations du clergé, mais observateur de sang-froid, écrivait alors, dans des notes inédites, rédigées au jour le jour : Le Journal des Débats se distingue par l'ardeur, la passion voltairienne, avec laquelle il attaque le clergé. C'est tout au plus s'il a la précaution de mêler à ses arguments et à ses épigrammes quelques protestations banales et vagues en faveur de la religion. Il ramasse avec soin tout ce qui lui paraît propre à discréditer, à ridiculiser le catholicisme. Aussi M. de Tocqueville, après avoir constaté que tous les journaux étaient dans un paroxysme de vraie fureur contre le clergé et contre la religion elle-même, ajoutait que, sur ce point, les journaux du gouvernement étaient peut-être pires que ceux de l'opposition[15]. Seul, de toute la presse, le Journal des Débats obtint plus tard cet honneur particulier, qu'un évêque crut devoir ordonner des prières, en réparation des impiétés d'un de ses articles. Ce qui paraissait sacrilège aux rédacteurs de cette feuille, c'était la moindre attaque contre l'Université, dont l'un d'eux, M. Cuvillier-Fleury, déclarait la cause sainte ; ces attaques causaient même à cet écrivain une telle émotion, qu'il en venait, dans un style qui, cette fois, n'avait rien de Voltaire, à les qualifier d'œuvres de quelques plumes honteuses, trempées dans le fiel d'une réaction avortée[16].

Nous voilà bien au delà des limites prudentes où M. Cousin aurait voulu d'abord renfermer la justification de l'Université. Aussi l'un de ses disciples les plus autorisés, M. Saisset, finissait-il par pousser un cri d'alarme sur ce qu'il appelait la Renaissance du voltairianisme[17]. Il prenait sans cloute beaucoup de précautions oratoires, déclarait absoudre pleinement le voltairianisme dans le passé et ne sentir pour lui qu'une juste reconnaissance ; il proclamait n'admettre, pour son compte, aucune vérité surnaturelle et ne reconnaître d'autre source de vérité, parmi les hommes, que la raison ; mais il s'effrayait de voir que des alliés, plus logiques et plus impatients — on cirait aujourd'hui moins opportunistes — concluaient à la destruction immédiate des institutions religieuses, et il confessait, d'une façon assez naïve, la terreur ressentie par la philosophie officielle, à la vue des responsabilités qui, dans ce cas, pèseraient sur elle :

Il y a, dans le monde, deux puissances spirituelles, la religion chrétienne et la philosophie. La philosophie est-elle capable, à l'époque où nous sommes, d'exercer à elle seule le ministère spirituel ? Voilà la véritable question... Il ne s'agit pas ici d'avoir plus ou moins de courage, mais d'avoir plus ou moins de bon sens... Voilà les philosophes chargés de parler aux hommes de Dieu et de la vie future... L'homme du peuple, courbé sur le sillon, s'arrête, pour songer à Dieu, pour se relever dans cette pensée. Il sent peser sur lui le fardeau de la responsabilité morale, et le mystère de la destinée humaine. Qui lui parlera de Dieu ? Seront-ce les philosophes ? Les philosophes font des livres. Qu'importe au peuple, qui ne les peut lire, et qui, s'il les lisait, ne les comprendrait pas ?... D'ailleurs, tout besoin universel de la nature humaine demande un développement régulier. Si ce besoin est laissé à lui-même, il se déprave, il s'égare. Supposez le peuple le plus éclairé de l'Europe moderne, privé d'institutions religieuses : voilà la porte ouverte à toutes les folies. Les sectes vont naître par milliers. Les rues vont se remplir de prophètes et de messies. Chaque père de famille sera pontife d'une religion différente. Si donc la philosophie veut exercer le ministère spirituel, il faut qu'elle lutte contre cette anarchie de croyances individuelles, donne aux hommes un symbole de foi, un catéchisme... Or ce catéchisme si nécessaire, qui le composera ? Un concile de philosophes ? Qui déléguera leurs pouvoirs à ces nouveaux docteurs ? On peut se passer à la rigueur d'une église ou d'un pape ; mais encore faut-il un évangile. Quel homme osera dire : Voilà l'évangile de l'humanité ? Et, s'il en est un assez orgueilleux pour le dire, en trouvera-t-il un autre qui veuille le croire ? S'il est donc une chose palpable, évidente à tout homme de bon sens, c'est que la philosophie est incapable de se charger à elle seule du ministère spirituel dans les sociétés modernes.

 

Les indépendants avaient beau jeu contre M. Saisset. Après l'avoir traité de jeune homme, de jésuite, et l'avoir déclaré digne d'écrire dans l'Univers, M. Génin montrait comment, au fond et de son propre aveu, le défenseur de l'éclectisme n'était pas plus chrétien que ceux qu'il blâmait ; comment il voyait, ainsi qu'eux, dans. le christianisme, une religion fausse ; comment enfin sa thèse aboutissait à écraser la vérité dangereuse, pour prêter la main à une imposture utile. Puis, s'amusant des timidités contradictoires de M. Cousin, il ajoutait avec malice : Franchement, j'avais cru l'article de M. Saisset inspiré, suggéré peut-être, par M. Cousin. Tout le monde s'y est trompé. Mais M Cousin dément ce bruit en termes formels et qui ne permettent pas le doute. Une telle polémique n'était pas faite pour déplaire aux catholiques : ceux-ci y trouvaient la confirmation de ce qu'ils avaient toujours dit sur la négation religieuse qui faisait le fond de la philosophie officielle. Et n'étaient-ils pas fondés à demander de quel droit cette philosophie, si épouvantée à la pensée de recueillir la succession de la religion détruite, prétendait, après un tel aveu d'impuissance, former seule les jeunes intelligences, et refuser aux ministres de cette religion la liberté de prendre part à l'enseignement ? Ainsi, entre leurs adversaires de droite et leurs alliés de gauche, la situation des doctrinaires de l'Université était de moins en moins tenable.

 

II

Les partisans du monopole avaient eu peine à se défendre contre l'évêque de Chartres et contre les écrivains qui, à sa suite, avaient dénoncé l'enseignement philosophique et religieux de l'Université ; étaient-ils plus heureux contre ceux qui, comme M. de Montalembert et Mgr Parisis, portaient ailleurs la controverse, et réclamaient, au nom de la Charte, de la justice, du bon sens, la liberté pour tous ? Découvrait-on quelque bon argument pour justifier l'obligation, imposée à tous les enfants, de subir un enseignement que leurs parents, à tort ou à raison, trouvaient mauvais et dangereux ? La thèse était au moins ingrate. Cependant un magistrat de quelque renom, héritier des légistes du bas-empire et futur théoricien du césarisme moderne, M. Troplong, lisait, en 1843 et 1844, à l'Académie des sciences morales, un mémoire sur le pouvoir de l'État dans l'enseignement d'après l'ancien droit public français. Sans prendre explicitement parti dans la controverse contemporaine, il soutenait qu'autrefois, en France, l'éducation était un droit régalien, une sorte de propriété de l'État, et que la liberté d'enseignement était une idée toute récente. Aussitôt les libéraux de la presse, ne se rappelant plus que, jusqu'alors, la marque de l'ancien régime n'était pas une recommandation à leurs eux, applaudissaient à cette thèse, opposaient à la liberté moderne le vieux droit évoqué et du reste souvent mal compris par M. Troplong. C'était merveille de voir l'aisance avec laquelle presque tous les écrivains de gauche oubliaient que la liberté d'enseignement avait été un des articles de leur programme, que leurs maîtres du Censeur et du Globe l'avaient proclamée sous la Restauration. que leurs amis l'avaient insérée dans la Charte de 1830 et s'étaient montrés les plus vifs à critiquer l'Université dans la discussion de 1837. Le National, en 1842, était encore un adversaire du monopole ; il déclarait alors l'éducation, de l'État impie, immorale, incohérente ; c'était, à ses veux, une école d'égoïsme et de corruption prématurée, et l'Université n'était qu'une caisse ; mais bientôt, par haine du clergé et sous l'impulsion de son collaborateur, M. Génin, il devenait l'un des défenseurs les plus passionnés de ce monopole, et criait aux congrégations religieuses. On ne vous doit que l'expulsion ! Le Temps, dès 1841, demandait qu'on déclarât, par une loi, l'incompatibilité des fonctions de prêtre avec celles de professeur. Le Courrier français, en février 1842, disait de ceux qu'il appelait les prêtres intolérants : Qu'ils prennent garde d'éveiller chez nous cette autre espèce d'intolérance que les disciples du dix-huitième siècle montrèrent en 1793. Les feuilles ministérielles n'avaient pas plus de scrupule, et c'était le Journal des Débats qui, pour se débarrasser de la promesse de la Charte, répondait allègrement que les catholiques n'avaient pas qualité pour invoquer cette Charte, faite non pour eux et par eux, mais contre eux. On ne trouvait guère quelque pudeur libérale que dans le Commerce, organe du petit groupe Tocqueville, dans la Presse de M. de Girardin, et, par intermittence, dans la Réforme, feuille radicale. Aussi, avec quel accent de mépris douloureux M. de Montalembert stigmatisait, à la tribune, cette palinodie, dont alors on avait encore la naïveté d'être surpris :

Un fait infiniment douloureux, c'est l'accueil qui a été fait à cette grande évolution de l'esprit catholique, par les hommes qui, parmi nous, ont longtemps usurpé le monopole du libéralisme. Je ne sache rien, pour ma part, de plus propre à donner une idée misérable des préventions et des passions de notre temps... Il faut le dire avec tristesse : dès que ces prétendus libéraux ont vu que la liberté pouvait et devait profiter au catholicisme, ils l'ont reniée, et ils ont évoqué contre nous toutes les traditions et toutes les ressources de la tyrannie[18]. — ... Chose étrange ! Chaque fois qu'il arrive au moindre citoyen d'élever une plainte contre ce qui le gêne ou l'opprime, aussitôt il rencontre de nombreuses sympathies... Mais chaque fois qu'un évêque, qu'un prêtre, qu'un catholique élève la voix et proteste au nom de son opinion, de sa conscience, aussitôt une meute acharnée de journalistes... se déchaîne contre lui, on cherche à présenter soit comme un forfait, soit comme une grave inconvenance, chez lui, ce qui est le droit naturel et habituel des autres citoyens[19].

 

Devant ces reproches accablants, on n'avait qu'à baisser la tête, et la défensive, sur ce point, ne paraissait aux champions de l'Université ni plus agréable, ni moins gênante que sur la question philosophique. Ne devaient-ils pas, dès lors, chercher à prendre l'offensive à leur tour, en choisissant quelque sujet d'attaque où la passion pût facilement l'emporter sur la raison ? Telle est l'explication des diversions où les défenseurs du monopole firent bientôt en sorte de porter tout l'effort de la lutte.

On essaya d'abord de ressusciter le vieux fantôme du parti prêtre dont il avait été fait si grand usage sous la Restauration. On se mit à dénoncer le clergé comme travaillant à s'emparer du monopole et à établir sa domination politique. Mais, au lendemain de 1830, avec un gouvernement qu'on ne confessait pas[20], il était malaisé d'éveiller, sur ce point, de bien sérieuses alarmes : d'ailleurs, à ces accusations, tous les défenseurs de l'Église, depuis les évêques jusqu'aux journalistes, opposaient le plus énergique démenti, déclarant, avec une unanimité embarrassante pour leurs adversaires, ne vouloir que la liberté et la liberté pour tous. On eut recours à une insinuation plus précise : la campagne de la liberté d'enseignement, disait-on, cachait une manœuvre carliste ; et le Journal des Débats, en 1843, découvrait une relation entre la publication de tel manifeste de M. de Montalembert et une visite faite par les royalistes à M. le duc de Bordeaux. Mais le pair catholique répondait victorieusement, en rappelant et en renouvelant les adhésions qu'il avait tant de fois données à la monarchie de Juillet. Les journaux se rabattaient alors sur les petits scandales, les faits divers médisants ou calomnieux ; ils racontaient ou inventaient, contre le clergé, des historiettes de captation de succession ou d'attentats aux mœurs, servant ainsi la niaiserie haineuse d'une partie du public : genre misérable de polémique, fort usité sous la Restauration, et dont avaient été chargés, au Constitutionnel de 1826, les rédacteurs des articles bêtes[21] ; mais il paraissait avoir été complètement délaissé depuis 1830. Bientôt on crut avoir découvert quelque chose de plus nouveau. Dans tous les séminaires, quand les jeunes clercs sont sur le point de recevoir le sacerdoce, pour les mettre à même d'exercer le ministère de la confession, on leur fait étudier une certaine partie de la théologie morale, celle qui traite des cas de conscience les plus délicats. Là, comme dans les thèses de droit criminel, il faut, pour définir les degrés le culpabilité et la gravité des peines, recourir à des distinctions que l'ignorant superficiel peut être tenté de regarder comme subtiles. Là, surtout quand il s'agit des péchés contre le sixième et le neuvième commandement, on est réduit à approfondir les plaies les plus honteuses de l'âme, comme il est fait, dans les livres de médecine, pour celles du corps : répugnante, mais nécessaire dissection, qui n'est pas plus immorale dans un cas que dans l'autre. Les règles de cette science, s'appliquant non à des faits créés par une imagination pervertie, mais à ceux que fournit l'expérience des confesseurs, sont réunies dans des ouvrages spéciaux, écrits en latin, pour les mieux soustraire aux mauvaises curiosités[22].

L'un de ces ouvrages tomba, en 1843, sous les yeux d'un protestant de Strasbourg qui y vit prétexte à un petit pamphlet qu'il publia sous ce titre : Découvertes d'un bibliophile. Il accusait les professeurs des séminaires d'excuser le vol, le parjure, l'adultère et jusqu'aux débauches contre nature, de pervertir la conscience et de corrompre l'imagination de leurs élèves, et il affectait l'effroi d'une pudeur indignée, à la vue des ignominies où se complaisait l'enseignement ecclésiastique. Il s'appuyait sur des citations audacieusement tronquées et dénaturées, ou sur des contresens comme on en commet toujours, quand on veut traiter au pied levé d'une science quelconque, dont on ignore l'ensemble, les principes, la méthode et même la langue.

Une telle accusation pouvait-elle un moment se soutenir ? N'avait-on pas aussitôt victorieusement rétabli le texte ou le sens des citations fausses ou mal comprises ? La conclusion nécessaire eût été que de tout temps le clergé avait été élevé dans des principes d'immoralité honteuse ; ne suffisait-elle pas à manifester l'odieuse absurdité de ce grief ? Mais peu importait aux polémistes peu scrupuleux qui saisissaient cette Occasion de représailles flatteuses à leur ressentiment, et qui n'étaient pas fâchés de faire ainsi diversion à des controverses devenues embarrassantes. Je ne sais, écrivait alors M. Libri, de quelle source il est parti, mais certes ce trait a été lancé par une main habile, et il a eu pour résultat de forcer les pieux assaillants à défendre leur propre morale. Aussi quel tapage dans toute la presse, contre ces catéchismes d'impureté, où l'on s'indignait de voir les questions traitées avec un calme, avec une sérénité de conscience qui étonneraient chez un libertin des plus dépravés. M. Génin et M. Libri donnaient le ton, et, derrière eus, il n'était pas si mince plumitif qui ne se crût un Pascal, en pourfendant à son tour les casuistes et la casuistique. N'était-ce pas une bonne aubaine, pour tel journal, de pouvoir à la fois servir les haines et amuser la curiosité malsaine de son public, en étalant sous ses yeux les détails les plus secrets de la médecine des âmes, quitte à feindre de grands airs effarouchés, comme si l'immoralité n'était pas tout entière du fait du journal lui-même[23] ? Et l'on s'étonnait que le gouvernement ne fit pas flétrir par les tribunaux ces ignominies de l'éducation cléricale. Il est piquant de voir quels étaient ces moralistes scandalisés du relâchement et de la corruption théologiques. L'écrivain le plus âpre à dénoncer, chez les casuistes, ces distinctions où il prétendait trouver l'excuse de tous les crimes, et en particulier du vol, était M. Libri : peut-être avait-il déjà commencé, dans nos bibliothèques, les soustractions qui devaient lui attirer, peu après, une condamnation infamante. Nul ne s'était autant complu à cette campagne que le Journal des Débats, nul n'avait dénoncé, d'une langue plus énergique et d'une conscience plus émue, les honteux écarts de l'enseignement ecclésiastique, la boue de la casuistique, la sale et honteuse morale des traités de théologie, les citations impures qui font frémir la morale[24]. Or que publiait alors ce journal, non plus dans un latin barbare, scientifique et à l'usage exclusif de quelques initiés, mais en français, sollicitant, par toutes sortes d'appâts, les curiosités inavouables, spéculant sur elles dans un intérêt industriel, et se servant du crédit de son pavillon pour faire pénétrer la marchandise corruptrice dans les maisons respectables et jusque sur la table des femmes du monde ? Il publiait les Mystères de Paris, l'un des plus grands scandales de cette littérature du roman-feuilleton, qu'un rédacteur du Journal des Débats ne craindra pas, après 1848, à la vue des résultats produits, de qualifier de satanique[25]. La coïncidence était d'une précision plus accablante encore, contre ces pharisiens d'un nouveau genre : en effet, à la fin de mai 1843, au moment où il s'indignait le plus contre les hypothèses des cas de conscience, qui, disait-il, excitaient et salissaient l'imagination des jeunes clercs, le Journal des Débats en était arrivé au passage le plus sensuellement obscène du roman d'Eugène Sue, à cet épisode de la Cécily, que M. Sainte-fleuve appelait alors des chapitres d'appât et d'ordure, des scènes priapiques, et dont il écrivait, dès le 3 juin : Les deux feuilletons des Débats sur Cécily ont révolté unanimement la morale publique[26].

Au premier abord, il semblait que ni cette indignité des accusateurs, ni l'absurdité de l'accusation, ni les réfutations nombreuses et péremptoires qui en avaient été faites, ne pussent décourager une manœuvre chaque jour plus injurieuse et plus bruyante. Au bout de quelques mois, cependant, le bon sens et le dégoût général en avaient fait justice. Nul n'osait la continuer. Il n'en restait que le souvenir du plus honteux épi-socle des luttes de cette époque. Et c'est là qu'après trente-six ans les adversaires actuels de la liberté d'enseignement ont été chercher leur modèle ! C'est dans les factums de M. Libri et de M. Génin qu'ils ont ramassé des calomnies usées, démenties, jugées, abandonnées ! Seulement, aujourd'hui, ce ne sont plus quelques pamphlétaires qui accomplissent cette vilaine besogne : elle est faite, à la tribune nationale, par un homme qui parle au nom de la majorité, qui est l'ami, bien plus, le protecteur du cabinet ; le ministre l'applaudit et le seconde. Le 25 janvier 1844, un personnage assez isolé et quelque peu ridicule dans son rôle d'adversaire du clergé, M. Isambert, ayant osé porter à la Chambre l'écho des calomnies odieuses répandues par la presse contre l'enseignement ecclésiastique, le ministre des cultes, M. Martin — du Nord —, avait aussitôt pris la parole, et cet orateur, d'ordinaire si calme dans son universelle amabilité, avait fait entendre cette protestation, dont l'accent inaccoutumé révélait la vivacité de son émotion et de son indignation :

Il n'est pas possible de traduire ainsi, devant la Chambre, des hommes qui font tons les jours preuve d'abnégation et de désintéressement, qui sont voués aux sacrifices, à la pratique constante les devoirs les plus sacrés ; il n'est pas permis, dis-je, de venir prétendre que l'éducation qu'ils donnent est une éducation pervertie, et que les doctrines qu'ils professent sont des doctrines infâmes. Messieurs, s'il en était ainsi, vous n'auriez rien autre chose à faire : il faudrait immédiatement fermer les petits séminaires, déclarer la guerre au clergé. Grâce à Dieu, il n'en est pas ainsi ; les ministres de la religion sont dignes de leur sainte tâche, et tant que la confiance du roi me conservera la noble mission qui m'a été donnée, je viendrai les défendre à cette tribune, avec la conviction d'un honnête homme, d'un homme qui veut franchement que le clergé se renferme dans les devoirs qui lui sont imposés, mais qui veut aussi que justice lui soit rendue. Je désirais parler avec calme, et je demande pardon à la Chambre d'avoir cédé à quelque émotion.

 

Et voilà comme les politiciens, aujourd'hui au pouvoir, sont autorisés à se dire les continuateurs des hommes d'État de la monarchie de Juillet !

 

III

La diversion des cas de conscience avait été un moment fort vive, mais il avait fallu promptement y renoncer. On en avait imaginé une autre qui, pour n'être pas neuve, devait être plus durable. Presque dès le début, on avait jeté dans la lutte le nom des jésuites. Pourquoi ? Ceux-ci s'étaient-ils mis en avant, dans les premières controverses de la liberté d'enseignement ? Non. Pouvait-on redouter de leur part une domination politique, analogue à celle qu'on leur imputait sous Charles X, aux beaux jours de la congrégation ? Pas davantage. Si, depuis 1830, ils avaient suivi et développé leurs œuvres de confession et de prédication, c'était sans bruit, sans même prendre officiellement leur nom. Ils n'enseignaient plus en France, depuis 1828, et leurs collèges de Brugelette, de Fribourg et du Passage étaient hors frontières. Nul surtout ne pouvait leur reprocher de s'être mêlés aux partis politiques. Le P. Guidée, alors provincial à Paris, écrivait, en 1838, dans une note destinée au roi, où il exposait ce qu'avaient fait les jésuites :

... Leur est-il échappé une seule parole adressée aux passions politiques ? Étrangers, par inclination autant que par devoir, à tous les partis hostiles à la tranquillité publique, ils ont pour principe de se conformer aux institutions qui régissent les pays où ils vivent, et de se soumettre, avec sincérité et respect, au roi qui nous gouverne, parce que, à leurs yeux comme aux yeux de la religion, il est le représentant de la Majesté divine. Plus d'une fois, depuis 1830, la modération de leur lang.a.ge et la justice qu'ils rendaient hautement aux intentions bienveillantes et aux actes émanés du pouvoir eu faveur de la religion, ont étonné des esprits exaltés ou prévenus, et les ont ramenés à des sentiments de paix et ils ne réclament que l'application da droit commun, et ils sont fondés à. l'invoquer avec confiance[27].

 

Est-ce cette conduite qui les fera bientôt accuser fort amèrement par la Gazette de France d'avoir plaidé à Rome la cause de la monarchie de Juillet et de lui avoir l'allié une partie du clergé[28] ?

Nous ne prétendons pas sans doute que les jésuites fussent tous devenus grands admirateurs du régime parlementaire et partisans des théories modernes. Nul n'avait le droit de l'exiger. Mais, en tout cas, les idées d'ancien régime n'avaient plus alors chez eux le même crédit que chez certains vieux jésuites, revenus d'exil en 1814 : changement qu'il est intéressant de voir noté par un membre même de la Compagnie : Le P. Daniel écrivait, il y a quelques années, à M. Guizot :

Peut-être, monsieur, dans votre jeunesse, aux jours de la Restauration, auriez-vous, par hasard, rencontré, sur votre route, quelques jésuites voués, comme tous les membres du vieux clergé, comme tous les catholiques de ce temps, à la défense du trône et de l'autel, deux causes, ou, si vous aimez mieux, deux cultes qui paraissaient alors inséparables. Vétérans des combats de la foi, cruellement maltraités par la Révolution, proscrits, emprisonnés, émigrés, quelques-uns, que voulez-vous ? n'avaient pas pris goût au régime nouveau. Entrés tard dans notre ordre, ils y apportaient toutes les vertus du prêtre, mais aussi des idées toutes faites, et, ces idées, ils les avaient puisées aux divers courants théologiques de leur temps, non à nos grandes et larges sources doctrinales. Que vous ayez cru, monsieur, remarquer chez plusieurs d'entre eux quelque chose do rétrograde, je suis loin de m'en étonner ; mais il ne faudrait pas attacher à ce fait trop d'importance. Depuis, soit dit sans la moindre métaphore, les révolutions nous ont fait voir du pays. Ils sont bien rares, dans la génération suivante, ceux d'entre nous qui n'ont pas visité au moins deux ou trois contrées de l'ancien ou du nouveau monde, et subi le contact d'autant de nationalités, d'autant de régimes politiques différents. Avec cela, monsieur, on ne s'inféode guère à une caste, à une coterie, et les préjugés de naissance ou d'éducation dont on pouvait être atteint ne jettent pas dans les esprits de profondes racines[29].

 

Depuis 1830, aucun ministre n'avait élevé la moindre plainte sur la conduite des jésuites. Plusieurs même, entre autres M. Thiers et M. Villemain qui devaient plus tard les combattre, leur avaient donné des témoignages particuliers de bienveillante tolérance, le premier, en 1833, lorsque l'appel de deux Pères auprès du jeune duc de Bordeaux avait causé quelque émotion, le second, vers 1837, à propos de l'ouverture, rue du Regard, d'une sorte d'école de hautes études ecclésiastiques. Si les préjugés n'avaient pas encore complètement disparu dans les parties basses de l'opinion, ils avaient du moins singulièrement perdu de leur vivacité. En 1838 et 1839, M. Isambert et quelques personnages de même esprit s'étaient alarmés des progrès des jésuites et avaient tenté de réveiller les anciennes passions. Nous avons déjà vu comment ils avaient échoué, comment M. Saint-Marc Girardin, à la tribune, et le Journal des Débats, dans la presse, avaient raillé dédaigneusement ceux qui avaient peur des jésuites[30]. D'ailleurs, parmi les esprits éclairés, on en venait, ce semble, à se demander compte des préventions historiques et doctrinales que jusqu'alors on avait reçues, sans guère les contrôler, des jansénistes et des parlementaires d'ancien régime. Ainsi commençait à se former sur cette question, naguère si brûlante et si obscurcie par la passion, le jugement plus froid, plus libre et plus équitable qui tend aujourd'hui à prévaloir chez les honnêtes gens. N'était-ce pas un symptôme de cette évolution, que de voir M. Doudan, qui était le contraire d'un dévot, écrire à M. d'Haussonville, le 10 avril 1840 :

Je lis Port-Royal par Sainte-Beuve. J'entends matines et laudes, mais je ne suis pas non plus de ces gens de Port-Royal. J'ai quelquefois la pensée que les jésuites ont été calomniés ; que ce terrible christianisme d'Arnauld n'a ni la grandeur, ni la lumière, ni le vaste horizon du vrai christianisme ; que plusieurs de ces pauvres diables de jésuites ont voulu donner un peu d'air et de jour à ces tristes cellules où l'on tentait, à Port-Royal, d'enfermer la pensée. Je voudrais faire une suite de biographies des grands jésuites, sages, à l'esprit ouvert et bienveillant. Je suis sûr qu'en cherchant bien je trouverais de grands jésuites. Les épiciers de Paris croient que les jésuites enseignent les sept péchés capitaux. Je voudrais que le plus honnête des honnêtes gens qui croient cela ressemblât à un jésuite moyen. Nous gagnerions beaucoup en douceur, en patience, en modération dans les désirs, en pardon des injures et même en vérité dans les discours... Après cela je ne tiens pas aux jésuites.

 

Or c'est à ce moment que, tout d'un coup, on se remet, dans la presse dite libérale, à crier : Au jésuite ! comme sous M. de Villèle. Le Journal des Débats est le plus ardent de tous à agiter le fantôme dont il se moquait naguère avec tant de verve. Le pamphlet principal de M. Génin a pour titre : les Jésuites et l'Université, et, dans ses Lettres, M. Libri se pose cette question : Y a-t-il encore des jésuites ? N'emploiera-t-on pas même bientôt, dans cette bataille l'arme nouvelle du roman-feuilleton, et ne verrons-nous pas, à la fin de 1844, M. Sue entrer en lice, avec son Juif-Errant[31] ? Il n'est pas jusqu'aux écoliers que des défenseurs compromettants de l'Université n'aient l'inconvenance de mêler à ces querelles ; dans plusieurs collèges de Paris, en 1842, on donne pour sujet de discours français Arnauld demandant, au nom de l'Université, devant le Parlement, l'expulsion des jésuites, accablant ces derniers des accusations les plus violentes et les plus injurieuses, et faisant, par contre, un éloge enthousiaste de l'Université[32]. Que s'est-il passé ? La Compagnie de Jésus a-t-elle fourni aucun grief ? Non, mais il a fallu se défendre contre les partisans de la liberté d'enseignement. Et vraiment, à voir le tour que prend le débat, il semble que le sujet n'en soit plus l'Université, mais l'ordre des jésuites ; ce qui faisait dire spirituellement à M. Rossi qui n'était pas de leurs amis : Je ne sais si l'humilité chrétienne est parmi les vertus de cette congrégation, mais elle aura quelque peine à ne pas Céder aux séductions de l'orgueil, tellement est grande la place qu'elle a occupée dans nos débats. La polémique n'est pas du reste plus sérieuse que sous la Restauration : c'est la même façon de transformer les actes les plus simples de dévotion ou de charité en noirs complots, les humbles demeures des religieux en redoutables et mystérieuses forteresses. L'Archiconfrérie de Notre-Dame des Victoires, fondée par M. Desgenettes, en dehors des jésuites, est présentée comme une terrible société secrète, dont les 50.000 affiliés sont les agents de la puissante Compagnie. Rien ne se fait, dit gravement M. Libri, sans que les jésuites y prennent part, et il les montre ayant pied dans toutes les classes de la société, particulièrement dans le boudoir des jolies femmes, les faisant quêter et détournant le produit de ces quêtes, pour former les fonds secrets de la congrégation. Guerres, révolutions, tout ce qui s'accomplit dans le monde est l'œuvre des jésuites. Ils ont du reste, dans leur maison mère, à Rome, un immense livre de police qui embrasse le monde entier, et où est admirablement racontée la biographie de tous les hommes auxquels ils ont eu affaire. Un de mes amis a vu le livre, affirme M. Libri. Registre fantastique, car on s'est amusé à calculer que, dans les conditions où le décrit M. Libri, il doit avoir 128 millions de pages. Ce sont ces sottises qui finissent par impatienter Henri Heine lui-même : il raille ceux qui attribuent tout aux intrigues des jésuites et s'imaginent sérieusement qu'il réside à Rome un général de la Compagnie qui, par ses sbires déguisés, dirige la réaction dans le monde entier. Ce sont, ajoute-t-il, des contes pour de grands marmots, de vains épouvantails, une superstition moderne[33]. Mais M. Libri n'en est pas moins tout entier à l'épouvante irritée que lui cause l'envahissement croissant, de cette congrégation. Sa perspicacité ne laisse échapper aucun signe de cet envahissement ; quelques églises commençaient alors à être chauffées : n'est-ce pas la preuve, demande le savant professeur, que la morale relâchée des jésuites gagne et domine tout le clergé ?

On a le regret de constater que le signal de cette triste et souvent bien sotte campagne était parti d'assez haut. N'avait-il pas été donné par le grand maître de l'Université, M. Villemain, qui, le 30 juin 1842, en pleine Académie, à propos d'un concours sur Pascal, avait semblé imiter à reprendre les vieilles polémiques contre cette Société remuante et impérieuse que l'esprit de gouvernement et l'esprit de liberté repoussent également ? Il est vrai que la jésuitophobie avait, dans cet esprit si brillant et ce cerveau si faible, le caractère d'une manie maladive ; et, quand bientôt M. Villemain perdra momentanément la raison, l'obsession du jésuite sera l'une des formes de sa folie. Avant même cette crise violente, il était, sur ce sujet, victime de véritables hallucinations. Il croyait toujours voir auprès de lui des jésuites le guettant et le menaçant. Un jour, à cette époque, il sortait, avec un de ses amis, de la Chambre des pairs où il avait prononcé un brillant discours, et causait très librement, quand, arrivé sur la place de la Concorde, il s'arrête effrayé. — Qu'avez-vous ? lui demande son ami, médecin fort distingué. — Comment ! vous ne voyez pas ?Non. — Montrant alors un tas de pavés : Tenez, il y a là des jésuites : allons-nous-en. M. Sainte-Beuve a raconté, à ce propos, l'anecdote suivante[34] :

Un jour que Villemain avait été repris de ses lubies et de ses papillons noirs, il avait à dicter à son secrétaire, le vieux Lurat, un de ces rapports annuels qu'il fait si bien. Il se promenait à grands pas, dictait à Lurat une phrase ; puis, s'arrêtant tout à coup, il regardait au plafond et s'écriait : A l'homme noir ! Au jésuite ! Puis, reprenant le fil de son discours, il dictait une autre phrase qu'il interrompait de même par une apostrophe folâtre, et le rapport se trouva ainsi fait, aussi bien qu'à l'ordinaire. Des deux écheveaux de la pensée, l'un était sain, l'autre était en lambeaux. Quelle leçon d'humilité ! Ô vanité de talent littéraire !

 

L'exemple de M. Villemain était suivi, à l'Académie, par M. Mignet, dans la séance du 8 décembre 1842 ; à la Sorbonne, par M. Lacretelle, ouvrant, l'année suivante, son cours d'histoire. Un inspecteur d'académie, désireux d'imiter son chef, faisait, au collège de Nevers, un discours contre la Compagnie de Jésus. Les vieilles préventions parlementaires venaient au secours des rivalités universitaires, et, en 1843, deux procureurs généraux, M. Dupin, à la cour de cassation, M. Borely, à la cour d'Aix, attaquaient les jésuites dans leurs discours de rentrée. Enfin un pair de France, homme du monde et homme d'esprit, le comte Alexis de Saint-Priest, publiait un volume d'histoire sur la suppression de l'ordre au dix-huitième siècle.

Qu'il y eût une part de préjugés sincères, nous ne le nions pas, et quelques-uns des noms que nous venons de citer en sont la preuve : toutefois, la façon dont cette attaque a éclaté de toutes parts, si subitement et sans prétexte apparent, révèle une tactique raisonnée ou instinctive. C'est une ruse de guerre, disait alors Henri Heine, qui déclarait en même temps cette dénomination de jésuites, appliquée aux adversaires de l'Université, aussi dépourvue de justesse que de justice. On avait compris l'avantage de ce mot, pour soulever les passions et pour rendre impopulaire la liberté elle-même. Comme le disait M. de Montalembert, les défenseurs du monopole ont fait ce qu'on fait dans une place assiégée ; ils ont fait une diversion habile, une sortie vigoureuse. Aussi le comte Beugnot disait-il, à la tribune des pairs, en évoquant les souvenirs de la Restauration :

Vous vous rappelez, messieurs, la croisade que nous fîmes alors contre les jésuites ; je ne sais si mes souvenirs me trompent, mais il me semble qu'en 1828, nous poursuivions tout autre chose que les jésuites ? Aujourd'hui que veut-on dire par jésuites ? Prétend-on indiquer les deux cent six jésuites qui, au dire de quelques écrivains, existent en France ? Non, messieurs, par jésuites, on entend la concurrence au monopole de l'Université. J'admire l'Université : elle a choisi le mot le plus propre à échauffer les esprits, à. les irriter, à les enflammer pour sa cause. C'est un trait d'habileté sublime ; mais enfin souvenons-nous- de ce qu'il y a au fond de tout cela : c'est l'Université qui s'est fort ingénieusement rappelé 1828 en 1844.

 

Ce mot de jésuite paraît si commode et à lui seul si efficace, qu'on l'applique à tous ceux que l'on veut combattre. A propos des cas de conscience, a-t-on à parler des ouvrages des abbés Mouflet, Sœttler, etc., on a bien soin de les appeler le Père Mouflet ou le Père Sœttler, pour faire croire qu'ils appartiennent à la Compagnie de Jésus. Tout ce qu'on reproche au clergé, dans le présent ou dans le passé, on l'attribue aux jésuites, même ce pour quoi ils pourraient répondre :

Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ?

Bénédictins, dominicains, prêtres séculiers, M. Génin les appelle tous indistinctement jésuites : Lacordaire est un jésuite, et le pamphlétaire écrit, en s'adressant au chef laïque du parti catholique : Vous êtes le comte de Montalembert, pair de France et jésuite. Mais alors il apparaît, chaque jour avec plus de clarté, que, contrairement aux vues premières de quelques-uns de ceux qui ont étourdiment engagé ce combat, par exemple de M. Villemain, on attaque, sous ce nom de jésuitisme, le catholicisme lui-même. C'est ce qui se produit toujours en pareille circonstance. La fiction gallicane ou janséniste, derrière laquelle on cherchait à dissimuler l'hostilité antichrétienne, était déjà bien usée sous la Restauration, quoiqu'on eût M. de Montlosier et M. Cottu, et que la société de cette époque se rattachât encore, par quelques points, aux traditions d'ancien régime. Mais, après 1830, ce déguisement est absolument démodé, et, en réalité, il ne peut plus faire illusion à personne. Aussi, répondant au Journal des Débats qui s'est un jour défendu d'avoir attaqué la religion du pays et prétend n'en vouloir qu'à la superfétation honteuse du jésuitisme, une autre feuille ministérielle, le Globe, lui dit : Soyez donc plus francs et plus hardis, ne lancez plus vos attaques obliquement, laissez là les épithètes de jésuites et de casuistes, allez droit au but, ayez la hardiesse de votre inconsidération. Osez dire aux évêques de France : Nos injures sont pour vous. Et un allié que le Journal des Débats pouvait trouver compromettant, mais auquel il ne pouvait opposer aucune contradiction sérieuse, la Revue indépendante, s'écrie le 25 mai 1843 :

Qu'on ne se trompe pas sur le sens de la réaction qui s'est manifestée si énergiquement, ces derniers jours, contre les empiétements souterrains du jésuitisme. Le jésuitisme n'est ici qu'une vieille formule qui a le mérite de résumer toutes les haines populaires, contre ce qu'il y a de rétrograde et d'odieux, dans les tendances d'une religion dégénérée. En dépit des distinctions que l'on établit entre le clergé français et les Pères de la foi, tout le monde voit bien ce qui est au fond de cette querelle ; il s'agit en réalité de savoir qui l'emportera du catholicisme exclusif ou de la liberté, des idées anciennes ou des idées modernes, de la révolution ou de la contre-révolution.

 

Donc, de l'aveu de tous, il s'agit de bien autre chose que du sort d'une congrégation particulière. C'est, selon le mot de M. de Montalembert[35], un grand procès qui se débat sous le pseudonyme des jésuites. D'ailleurs, qui eût pu conserver quelque doute sur le caractère que prenait de plus en plus cette lutte, en voyant ce qui se passait alors dans deux des principales chaires de l'État ?

 

IV

A la même heure, en 1843, deux professeurs du Collège de France, non les premiers venus, M. Quinet et M. Michelet, transformaient leurs cours en une sorte de diatribe haineuse contre les jésuites. La surprise fut grande. Ce qu'on savait alors de ces deux hommes ne devait pas faire supposer qu'ils s'abaisseraient à ce rôle de pamphlétaire. Les atteintes de fièvre révolutionnaire et belliqueuse, que M. Quinet avait ressenties an 1830 et en 1840[36], étaient considérées comme des accès passagers, dans une vie qui paraissait d'ailleurs absorbée par des travaux d'érudition et de poésie. S'il n'était pas chrétien, il n'avait pas apporté jusqu'ici, dans les choses religieuses, de passion agressive, et on croyait voir en lui un penseur noblement troublé, cherchant le Dieu qu'il souffrait d'avoir perdu. Du reste, aussi éloigné que possible de toute question pratique et contemporaine, il vivait plutôt dans les nuages, cherchant si peu les applaudissements vulgaires qu'un de ses amis pouvait dire : Que voulez-vous ? Quinet a toujours eu un talent particulier pour cacher ce qu'il fait. — Une bonne pâte d'Allemand, écrivait de son côté Henri Heine... et quiconque le rencontre dans les rues de Paris le prend à coup sûr pour quelque théologien de Halle qui vient d'échouer dans sou examen, et qui a traîné ses pas lourds en France, afin de dissiper son humeur chagrine... Une bonne grosse face honnête et mélancolique. Redingote grise et ample, qui parait avoir été cousue par notre pieux écrivain tailleur, Jung Stilling. Des bottes qu'a ressemelées peut-être jadis le cordonnier philosophe, Jacques Bœhm.

M. Michelet avait été jusque là considéré par les catholiques, sinon comme un des leurs, du moins comme un allié. C'était M. Frayssinous qui l'avait nommé à l'École normale, et l'on avait compté sur lui, pour y contre-balancer l'influence voltairienne de professeurs plus libéraux. Il avait été alors membre de la Société des bonnes études, avec la fine fleur de la jeunesse catholique et royaliste. On l'avait choisi pour enseigner l'histoire à la fille du duc de Berry, en attendant qu'on lui donnât pour élève, après 1830, la princesse Clémentine. Nul n'avait semblé goûter plus vivement cette poésie du christianisme que Chateaubriand venait de révéler à son siècle ; nul n'avait mieux senti le moyen âge, rendu un plus tendre hommage au rôle maternel de l'Église envers la jeune Europe ; nul n'avait baisé, d'une lèvre plus émue, la croix du Colisée ou les pierres de nos cathédrales gothiques. Toucher au christianisme ! s'écriait-il, ceux-là seuls n'hésiteraient point qui ne le connaissent pas ; et pour exprimer la nature des sentiments que la vieille religion lui inspirait, il rappelait ce qu'il avait éprouvé auprès du lit de sa mère malade[37]. Aussi pouvait-il écrire, en 1843 : Les choses les plus filiales qu'on ait dites sur notre vieille mère l'Église, c'est moi peut-être qui les ai dites. Du reste étranger aux passions et aux intrigues du dehors, tout entier à ses vieux documents ou à ses élèves qu'il aimait également, sorte de bénédictin soucieux de ce qu'il appelait sa virginité sauvage, il donnait à tous, par sa personne comme par ses écrits, l'idée d'un talent dont la note dominante était une naïveté tendre et enthousiaste ; Henri Heine l'appelait alors le doux et paisible Michelet, cet homme au caractère placide comme le clair de lune.

Et cependant, ce sont ces deux hommes qui, à peine atteints, comme tant d'autres, par le livre du Monopole universitaire, bondissent furieux et deviennent, à l'étonnement de tous et au regret de leurs amis[38], les adversaires les plus vulgairement passionnés du clergé et du catholicisme. Peut-être y avait-il, dès cette époque, chez M. Quinet, un fanatisme révolutionnaire et antichrétien plus profond qu'on ne le croyait ; ses lettres, récemment publiées, révèlent en effet, de 1830 à 1843, une sorte de misanthropie irritée contre le gouvernement et la société, qui rappelle parfois la correspondance de la Mennais[39]. Quant à M. Michelet, à côté des tendresses de sa nature littéraire, il avait une sensibilité douloureuse, venant peut-être de la misère et des blessures d'amour-propre qui avaient marqué sou enfance et souvent même son âge mûr. La longue et laborieuse solitude où il avait vécu sur soi, accumulant dans le silence bien des amertumes, avait ajouté à cette susceptibilité quelque chose de concentré et une sorte d'exaltation intérieure qui n'attendait que l'occasion de faire explosion. Il y avait en outre, chez lui, un grand orgueil, une vanité plus grande encore. N'est-ce pas surtout par là qu'il est tombé Ne semble-t-il pas qu'à cette époque le démon l'ait transporté sur la montagne de la tentation, qu'il lui ait montré à ses pieds et offert, s'il voulait servir des passions mauvaises, le royaume de la basse popularité. M. Michelet crut voir là une revanche des humiliations mondaines dont il avait souffert. Il se laissa séduire, et aussitôt le vertige s'empara de lui.

Ce fut à propos des littératures méridionales de l'Europe, sujet officiel de son cours, que M. Quinet trouva moyen de faire six leçons sur les jésuites ou plutôt contre eux. Prétendant analyser et définir le jésuitisme, il s'attaqua, avec une violence extrême, aux Exercices spirituels de saint Ignace ; par des citations mal traduites ou falsifiées qui eussent, en matière profane, déshonoré à jamais un historien aux yeux du inonde savant, il chercha à rendre odieuse et ridicule cette grande méthode de vie intérieure, et montra, dans l'esprit qui en émanait, une influence mortelle à toute civilisation : Ou le jésuitisme doit abolir l'esprit de la France, concluait.il, ou la France doit abolir l'esprit du jésuitisme. Cette dernière œuvre était, à ses yeux, la mission propre de l'Université et la raison d'être de son monopole. Estimant que le catholicisme — il l'appelait alors le jésuitisme — était incompatible avec la Révolution, il voulait que l'État fondât une religion nouvelle, destinée à rétablir, au-dessus des divisions actuelles de sectes, l'unité morale de la nation ; l'enseignement public lui paraissait le moyen d'imposer ce nouvel évangile aux jeunes générations[40]. M. Quinet devait bientôt laisser voir que cette religion se confondait, dans sa pensée, avec l'idée révolutionnaire. Pour le moment, soit incertitude, soit timidité, il s'en tenait à des niaiseries de ce genre : Puisqu'on nous le demande, nous le cirons bien haut : nous sommes de la communion de Descartes, de Turenne, de Latour d'Auvergne, de Napoléon. Qu'on ne s'étonne pas de trouver là ce dernier nom ; le bonapartisme tenait alors beaucoup de place dans la démocratie de M. Quinet, et, quand il parlera, l'année suivante, sur l'ultramontanisme, l'un des reproches qu'il fera à la papauté, sera de n'avoir pas délivré Napoléon, prisonnier à Sainte-Hélène[41]. Il est impossible de discuter bien sérieusement ces divagations : notons seulement que cet homme qui reprochait si amèrement au jésuitisme de n'avoir pas respecté la liberté des consciences, rêvait d'imposer à la nation, au moyen de l'enseignement monopolisé, une religion qui, pour être inventée par lui, n'en eût pas moins été la plus tyrannique des religions d'État.

De telles idées eussent toujours causé une vi e émotion : mais le scandale était beaucoup plus grand, quand elles étaient professées du haut d'une chaire publique, dans une enceinte où devait régner la sérénité de la science, devant un jeune auditoire dont il fallait instruire l'esprit, non soulever les passions, et par un personnage qui se plaisait lui-même à dire : Je suis un homme qui enseigne ici publiquement, au nom de l'État. Faut-il s'étonner que l'amphithéâtre du Collège de France ressemblât parfois plus à la salle d'un club qu'à celle d'un cours ? Chaque leçon était une bataille, dit M. Chassin. La partie ardente de la jeunesse catholique, ainsi provoquée, venait protester contre les outrages que le professeur jetait à sa foi. Plus d'une fois, raconte encore M. Chassin, entendant des cris formidables, l'administrateur accourut, par les couloirs intérieurs, jusqu'à la chaire du professeur, et, pâle d'effroi, lui conseilla de lever immédiatement la séance : Je ne sais pas, disait-il, si ce soir il subsistera une pierre du Collège de France. Après quelques scènes de ce genre, les étudiants catholiques, obéissant aux conseils des chefs de leur parti, notamment du P. de Ravignan, renoncèrent à ces protestations tapageuses. Au milieu des passions qu'il soulevait, M. Quinet apportait une sorte de fanatisme mystique dont on trouve la trace dans sa correspondance, se croyant un apôtre et presque un martyr, quand il faisait œuvre de détestable pamphlétaire. Il s'enivrait d'ailleurs de cette popularité bruyante. J'ai trouvé, écrivait-il le 15 mars 1844, l'opinion, l'auditoire, si électrique, si vivant, qu'il a bien fallu se donner tout entier à la position morale qui se présentait... Nous voilà embarqués à pleines voiles et sur une grande mer. J'y suis dans le fond très tranquille, parce que je me sens dans le vrai... Enfin nous vivons, nous agissons ! Ce qui nous manque, c'est un journal tout à nous et à notre heure.

Encore avec M. Quinet y avait-il une apparence d'enseignement, une certaine gravité chez le professeur, un plan suivi. lien de tout cela avec M. Michelet. Chargé d'un cours d'histoire et de morale, les sujets traités par lui jusqu'alors ne le conduisaient pas à s'occuper des jésuites. Mais sa passion fantaisiste dédaignait même la feinte d'une transition ; il disait à ses élèves :

Hier encore, je l'avoue, j'étais tout entier dans mon travail, enfermé entre Louis XI et Charles le Téméraire, et fort occupé de les accorder, lorsque, entendant à mes vitres ce grand sol de chauve-souris, il m'a bien fallu mettre la tète à la fenêtre et regarder ce qui s'y passait. Qu'ai-je vu ? Le néant qui prend possession du monde, et le monde qui se laisse faire, le inonde qui s'en va flottant comme sur le radeau de la Méduse, et qui ne veut plus ramer, qui délie, détruit le radeau, qui fait signe : à l'avenir, à la voile du salut ? non, mais à l'abîme, au vide. L'abîme murmure doucement : Venez à moi, que craignez-vous ? Ne voyez-vous pas que je ne suis rien ?

 

Et voilà pourquoi M. Michelet jugeait à propos de parler des jésuites. Devant quel auditoire ! Il suffit d'y jeter un regard, pour voir jusqu'où ce professeur faisait descendre l'enseignement. Une foule tapageuse fait queue aux portes. On se bouscule pour entrer. Dans la salle comble, en attendant le maître, on s'interpelle, on crie, on échange de grossiers lazzis, on chante la Marseillaise, ou Jamais l'Anglais ne régnera, ou des couplets de Béranger dont chaque refrain est accueilli par un hurlement : A bas les jésuites ! quelquefois des chants pires encore. Un jeune homme profite d'un intermède pour déclamer des vers patriotiques, un autre quête pour la Pologne. Enfin M. Michelet fait son entrée : tête couverte de grands cheveux déjà presque blancs, figure longue et fine, bouche un peu contractée, regard ardent, et, dans toute sa physionomie, quelque chose de fébrile et de troublé. Il s'assied. Les bras pendants sous la table, il s'agite, se balance, et commence d'un ton saccadé, en style haché. Il n'est pas orateur : les mots lui viennent rares et pénibles ; souvent il se gratte le menton, en paraissant attendre l'idée. Sur quoi va porter la leçon ? On ne s'en doute pas. Le sait-il lui-même ? Son début est parfois des plus étranges : tel jour, il parle d'un incident vulgaire qui a frappé un moment son regard. en venant au Collège de France. Il veut charmer et amuser ses auditeurs ; il veut surtout les flatter et obtenir leur applaudissement, en faisant écho à leur passion du moment. Cette recherche lui attire parfois quelque mésaventure. Un jour, les jeunes gens, en l'attendant, s'étaient mis à chanter une chanson obscène qui avait pour refrain un mot ignoble, hurlé en chœur. Sur ce mot, qu'un de nos députés radicaux a récemment fait entrer dans la langue parlementaire, la porte s'ouvre, le silence se fait, et M. Michelet parait. N'ayant entendu de loin que le vacarme, il s'imagine qu'on chantait la Marseillaise ; empressé, suivant son usage, de s'unir aux sentiments des assistants, il commence : Messieurs, dit-il, au milieu de ces chants patriotiques... Un immense éclat de rire couvre sa voix, et le professeur est obligé de chercher un autre exorde, en face d'un auditoire rendu, par cet incident, plus tumultueux et plus inconvenant encore que de coutume[42].

Nul ne pourrait se flatter d'analyser les leçons de M. Michelet sur les jésuites. Il y règne une haine violente, une colère folle et furieuse, et comme une terreur grotesque, que tout révèle, jusqu'au trouble inouï du style et de la composition. Pour bien combattre, il faut moins d'emportement, disait alors un écrivain de la Revue des Deux-Mondes, M. Lerminier, et il ajoutait : En lisant ce que M. Michelet a écrit contre les jésuites, on se met parfois à prendre contre lui leur défense. Dans toutes ces divagations agressives, rien qui puisse se saisir. Le plus souvent, le professeur s'attaque aux hypothèses que crée son imagination, aux perfidies, aux égarements, aux corruptions qu'il suppose possibles, que dès lors il prend comme réels et sur lesquels il fonde sa satire et son réquisitoire[43]. Du reste, dans cette vision troublée, tout défile et se mêle en désordre, passé, avenir et présent, philosophie, politique, peinture, Pologne, bals du quartier latin, architecture, façon dont les babys mangent de la bouillie, et presque toujours il aboutit à parler de soi ; c'est lui qui a tout fait, qui a tout vu ; il est la personnification de l'humanité ; il est le précurseur d'un nouveau Messie, s'il n'est ce Messie lui-même. Aussi M. Sainte-Beuve écrit-il à cette époque, le 28 juillet 1843 : On voit que si Barante est le père de l'école descriptive en histoire, Michelet y est le fondateur de l'école illuminée. Jamais le je et le moi ne s'est guindé à ce degré. C'est menaçant. Il déclare que ce cours est un peu burlesque, ægri somnia ; puis il ajoute : Michelet ne méritait pas l'outrage : non, mais il méritait le sourire[44]. En effet, l'impression qui domine, quand ou essaye de relire après coup ces leçons, est celle du ridicule, mais d'un ridicule qui attriste plus qu'il n'égaye.

M. Michelet a néanmoins la plus haute idée de son œuvre. Chacune de mes leçons est un poème, dit-il ; il déclare n'avoir jamais eu un sentiment plus religieux de sa mission, n'avoir jamais mieux compris le sacerdoce, le pontificat de l'histoire. Et pourtant quoi ressemble moins à l'enseignement d'un professeur ? N'est-ce pas plutôt un tribun politique, s'inspirant de la passion du jour ? M. Michelet lui-même avoue qu'il préparait les notes de son cours le matin de chaque leçon. Je ne pouvais écrire plutôt, ajoute-t-il ; d'une leçon à l'autre la situation changeait, la question avançait, par la presse ou autrement. Aussi, quelque temps après, M. Biot peut-il lui répondre dans une réunion des membres du Collège de France : Vous êtes professeur d'histoire et de morale, et je ne trouve dans vos leçons ni histoire ni morale. M. Michelet est d'ailleurs le premier à convenir qu'on n'apprend rien à son cours. Au contraire, dit-il aux jeunes étudiants qui l'écoutent, c'est moi qui viens ici m'instruire, et il en doit être de même dans tous les ordres de choses : l'enfant enseigne sa mère, alors qu'elle croit l'élever ; le disciple enseigne le maitre ; ici, messieurs, vous enseignez, vous professez, moi j'apprends. C'était une des formes de cette flagornerie, attitude habituelle du professeur envers ses élèves. On reconnaît là ce mal de la courtisanerie populaire qui semble propre à notre démocratie, qui a perdu tant de belles intelligences, et qui accompagne le plus souvent, comme pour le châtier, un orgueil poussé jusqu'à la folie.

Triste décadence d'un brillant esprit, que rien désormais n'arrêtera plus. Le cours de 181t3 a été une époque décisive et fatale dans la vie de M. Michelet. L'une des extravagances de sa dernière manière sera de prétendre distinguer deux François Ier, l'un avant, l'autre après l'abcès, deux Louis XIV, l'un avant, l'autre après la fistule : comme on l'a dit spirituellement, on serait mieux fondé à distinguer deux Michelet, l'un avant, l'autre après le jésuite. Le second n'a rien du premier, et prend en quelque sorte plaisir à le contredire. Le talent même s'est troublé. Les défauts sont aggravés, les qualités se sont voilées. L'écrivain paraît de plus en plus sous l'empire d'une folie malsaine dans laquelle un sentiment domine : une sorte de haine satanique contre le christianisme. Ce fut une des grandes ruines morales et intellectuelles de ce siècle qui en a tant connu, et cette ruine date du jour où le professeur s'est luis à pousser le cri : Au jésuite !

L'émotion des cours de MM. Quinet et Michelet s'étendait au delà de l'enceinte du Collège de France. Les journaux publiaient, au fur et, à mesure, chaque leçon. Le soir même, disait alors M. Michelet, je cours à la presse ; elle haletait sous la vapeur, l'atelier n'était que lumière, brillante activité ; la machine sublime absorbait du papier et rendait des pensées vivantes... Je sentis Dieu, je saisis cet autel. Le lendemain j'étais vainqueur... Ces leçons ainsi publiées soulevaient partout, a dit un de leurs admirateurs, M. Chassin, de si ardentes discussions, que l'on pouvait croire au renouvellement de la bataille philosophique et religieuse du dix-huitième siècle. Pour prolonger l'agitation, les deux professeurs publiaient ensemble leurs leçons de 1843, dans un volume intitulé : les jésuites, qui obtint aussitôt un assez vif succès de pamphlet.

Les cours de MM. Michelet et Quinet n'étaient pas alors le seul scandale du Collège de France : à côté d'eux professait Mickiewicz, poète polonais, à l'âme exaltée, à la parole tourmentée, mais non sans puissance, à l'imagination orientale et possédée d'une sorte de mysticisme révolutionnaire[45]. Sous prétexte d'enseigner la langue slave, il prêchait une religion nouvelle, le messianisme, dont l'objet devait être la délivrance de la race slave, sa régénération par les armes de la France, et la déification de Napoléon. La jeunesse se plaisait à unir ces professeurs qui tous trois, ainsi que l'a dit un apologiste de M. Michelet, M. Monod, se croyaient appelés à une sorte d'apostolat philosophique et social. En 1844, on faisait frapper, par souscription, une médaille où étaient gravées les trois têtes, avec cette inscription : Ut unum omnes sint.  Ce sera pour moi une gloire immortelle — disait alors M. Michelet avec la modestie qui devait désormais le caractériser — d'avoir fait partie de la trinité de ces grands hommes. Le Collège de France avait ainsi une physionomie si inaccoutumée et si étrange, qu'au dire d'un témoin impartial cet antique établissement ressemblait à une maison de fous.

Ces cours, qui furent le plus grand désordre des luttes religieuses de ce temps, eurent au moins un avantage. Dès lors il ne fut plus possible de soutenir qu'en attaquant les jésuites, on ne s'en prenait pas au clergé tout entier et à la religion elle-même. Les deux professeurs dédaignaient de dissimuler la vraie portée de leurs coups. M. Michelet en venait bientôt à soutenir que le christianisme était un obstacle aux progrès de l'humanité, une décadence par rapport, non seulement au paganisme, mais au fétichisme ; la cité du mal par opposition à la Révolution, qui était la cité du bien, et il déclarait qu'il fallait détrôner le Christ. Quant à M. Quinet, son apologiste, M. Chassin, nous le montre, dans son cours, poursuivant le catholicisme à travers tous les siècles, se rangeant du côté de ses grands ennemis du dix-huitième siècle, détrônant l'Église, et décernant à la Révolution française la papauté universelle et le gouvernement des âmes.

Cette franchise brutale dérangeait bien des tactiques. Au premier moment, tous les partisans du monopole, depuis le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes, jusqu'au National et à la Revue indépendante, avaient applaudi à la sortie des deux professeurs ; mais les habiles ou les prudents y trouvèrent bientôt plus d'embarras que de secours. Dès l'apparition du livre des Jésuites, la Revue des Deux Mondes disait : La publication a réussi, le coup a porté, trop bien peut-être. Peu de temps après, elle se plaignait de cette renaissance du voltairianisme, où elle voyait tout au moins une maladresse. Elle était d'ailleurs obligée de reconnaître que j'attaque était aussi faible dans le fond que violente dans la forme, qu'aucune des assertions de M. Michelet ne tenait contre une discussion régulière, et qu'on ne pouvait s'instruire, en prenant M. Quinet pour guide[46]. Protestation sans résultat, et qui manifestait, une fois de plus, quelle est l'illusion de ceux qui s'imaginent pouvoir engager une lutte contre le Clergé et la maintenir dans certaines limites.

Un autre fait se dégageait des scandales du Collège de France, c'est que le mouvement soulevé contre les jésuites était en réalité un mouvement révolutionnaire, s'attaquant à la monarchie de Juillet aussi bien qu'à l'Église catholique. Dès 1843, M. Quinet ne s'écriait-il pas, du haut de sa chaire, que la question des jésuites était l'affaire d'un trône et d'une dynastie ; et M. Michelet : Pour chasser les jésuites, ceux qui ont chassé une dynastie en chasseraient dix, s'il le fallait encore ! A chaque incident, à chaque parole des maîtres, à chaque manifestation des élèves, ce caractère révolutionnaire apparaissait plus marqué et plus agressif. M. Michelet ne considérera-t-il pas comme une suite logique du pamphlet contre les jésuites, d'écrire, à cette même époque, son Histoire de la Révolution, réhabilitation de la démagogie de 93, et, au même titre que l'Histoire de M. Louis Blanc ou les Girondins de Lamartine, préambule de la révolution de 1848 ? M. Chassin, le disciple de M. Quinet, ne le loue-t-il pas de ce que, après deux ans de son cours, la jeunesse des écoles avait cessé d'être catholique et était devenue républicaine ? Ne montre-t-il pas cette jeunesse se mettant, sous l'action d'un tel enseignement, en guerre ouverte avec la royauté constitutionnelle ? Ne déclare-t-il pas, en parlant des événements de 1848, que les cours du Collège de France peuvent être considérés comme une des causes les plus directes de ce réveil national et universel ? Et n'ajoute-t-il pas, à propos du rôle de M. Quinet le 24 février : Au jour de l'action, il fut à son poste ; il avait, si j'ose dire, armé les âmes ; il devait donc se jeter en personne dans la bataille... Un des premiers, il entra aux Tuileries, le fusil à la main. L'alliance conclue par l'idée fut ainsi scellée dans le sang ?

Il y a là une leçon pour les hommes d'État à courte vue qui s'imaginent que le cri À bas les jésuites ! ne menace pas l'État, ou qui même quelquefois croient habile de détourner de ce côté les passions gênantes ou redoutables.

 

V

La diversion, chaque jour plus violente et plus tapageuse, tentée contre les jésuites, obligea les catholiques qui avaient pris d'abord l'offensive contre le monopole universitaire à se défendre, à leur tour, sur le terrain où on les attaquait, et qui, à raison des préjugés encore régnants, pouvait paraître moins favorable[47]. Non pas sans doute qu'on fût arrivé à produire un mouvement d'opinion bien profond. Rien de comparable à ce qu'on avait vu sous la Restauration, lors de la grande bataille contre les jésuites. Ces querelles, disait M. Sainte-Beuve, le 24 mai 1843, sont tellement du réchauffé, qu'après quinze jours on est à bout, et que le monde, qui devient dégoûté, n'y a jamais mordu. Il écrivait encore l'année suivante :

La passion n'est, dans tout ceci, qu'à la surface ; on a besoin d'occasion, de sujet pour s'occuper, pour se combattre, pour s'illustrer. Faute d'autre, la question des jésuites s'est offerte, et on s'y est jeté avec activité, on l'a cultivée, on l'a réchauffée et elle a produit. Production de serre chaude, après tout ! Si elle venait à manquer, on serait fort embarrassé, on ne saurait que faire de son activité, de son talent, de ses colères.

 

Mais si les esprits libres prenaient peu au sérieux cette évocation d'un vieux fantôme usé, on devait compter avec la masse des badauds, que la répétition et la véhémence des calomnies finissaient par émouvoir. La question des jésuites, disait encore M. Sainte-Beuve[48], si artificielle, si factice qu'elle soit de notre temps, est enfin inoculée, et, sans agiter, occupe. Les livres se publient coup sur coup à ce sujet, se débitent et se lisent avec intérêt et curiosité. Il fallait donc. faire face à l'attaque. Journaux, revues, brochures, livres, tout fut employé. Mentionnons, entre autres, l'ouvrage du P. Cahours, des Jésuites, par un Jésuite, réfutation vive, railleuse sans amertume et avec belle humeur, dans laquelle M. Michelet et M. Quinet étaient pris en flagrant délit de citations fausses et d'erreurs de fait. Mais un écrit surtout effaça tous les autres : en janvier 1844, le P. de Ravignan publia son livre de l'Existence et de l'institut des jésuites.

Rare fortune pour la Compagnie de Jésus, de posséder alors dans ses rangs un prédicateur célèbre dont les hommes de tous les partis étaient les auditeurs assidus et les admirateurs, un religieux dont la vertu en imposait à ce point, que personne n'osait l'attaquer. A la fin de 1842, dans cette Académie où M. Villemain venait d'attaquer les jésuites, à la séance même où M. Mignet allait répéter cette dénonciation, n'avait-on pas entendu faire l'éloge de l'abbé de Ravignan ? Et celui qui lui rendait un si solennel et public hommage, était l'un des hommes les plus considérables de l'époque, peu sujet aux entrainements irréfléchis et aux maladresses de conduite, plutôt porté contre la Compagnie par ses traditions de famille : c'était le chancelier Pasquier. M. Sainte-Beuve ne résistait pas à ce pieux prestige, et il écrivait, dans une revue protestante, le 4 avril 1844 :

M. de Ravignan a plus que de la candeur et de l'onction ; il a une haute vertu évangélique, de l'austérité, de l'autorité ; il se tue à faire le bien ; il prêche depuis toute cette semaine, trois fois le jour, à Notre-Dame ; il crache le sang et continue jusqu'au bout, jusqu'à ce qu'il ait gravi tout son calvaire. Il y a du vrai chrétien dans une telle pratique[49].

 

Aussi les adversaires de la Compagnie, gênés par cette réputation, répandaient-ils le bruit que le P. de Ravignan allait quitter son ordre, ou répétaient-ils sur lui le mot de Royer-Collard : Voilà un homme qui se croit jésuite, il a la candeur de croire qu'il l'est ; il est vrai que si on lui montrait ce que c'est que les jésuites, il ne le croirait pas[50]. Le Journal des Débats était plus brave ; la sainteté du P. de Ravignan ne l'intimidait pas, et il s'écriait : Qu'importe que les moines de la rue des Postes ou de la rue Sala soient des saints, s'ils cachent dans les plis de leur robe d'innocence, le fléau qui doit troubler l'État ! Qu'ai-je à faire de vos vertus, si vous m'apportez la peste ?[51]

C'était déjà beaucoup pour les jésuites, qu'un tel homme prît leur cause en main, et, au jour du péril, les personnifiât en quelque sorte devant le monde. Son nom, à lui seul, était une force et une protection ; mais de plus son petit livre était, en lui-même, excellent. Traitant successivement des Exercices spirituels de saint Ignace, des Constitutions, des missions et des doctrines de la Compagnie, il était une réfutation brève, simple et forte, de toutes les accusations portées. Et surtout, quel accent incomparable avait cette courte apologie, fière sans rien de provocant ni d'irritant, où l'auteur se défend sans s'abaisser au rang d'accusé : mélange singulièrement saisissant de l'humilité du religieux, qui parle par obéissance, avec un absolu détachement de tout ce qui le touche personnellement, et de la noblesse d'âme du gentilhomme, soucieux de l'honneur de son drapeau. Et quelle sérénité dans une œuvre de polémique ! A peine, par moments, un peu d'impatience, à la vue du bon sens et de la bonne foi si outrageusement méconnus, mais sans aucune pensée petite, amère, sans aucune animosité contre les hommes ; toujours cette politesse du langage qui, chez l'écrivain, était à la fois la marque de l'homme bien né et la manifestation d'une ardente charité chrétienne ; depuis la première page jusqu'à la dernière, une émotion où l'on ne sait ce qui domine, l'amour de la cause qu'il défend ou celui des âmes qu'il veut toucher, et, par place, des cris du cœur d'une admirable éloquence. Quel contraste avec les œuvres troublées auxquelles il répondait, et aussi, il faut le dire, avec quelques-unes de celles où avait été défendue jusqu'alors la cause catholique !

Qui ne connaît les paroles par lesquelles débutait le P. de Ravignan :

La prudence a ses lois, elle a ses bornes.

Dans la vie des hommes, il est des circonstances où les explications les plus précises deviennent une haute obligation qu'il faut remplir.

Je l'avouerai : depuis surtout que le pouvoir du faux semble reprendre parmi nous un empire qui paraissait aboli, depuis que des haines vieillies et des fictions surannées viennent de nouveau corrompre la sincérité du langage et dénaturer les droits de la justice, j'éprouve le besoin de le déclarer : je suis jésuite, c'est-à-dire religieux de la Compagnie de Jésus.

... Il y a d'ailleurs, en ce moment, trop d'ignominie et trop d'outrages à recueillir sous ce nom, pour que je ne réclame point publiquement ma part d'un pareil héritage.

Ce nom est mon nom ; je le dis avec simplicité : les souvenirs de l'Évangile pourront faire comprendre à plusieurs que je le dise avec joie.

La fin n'était ni moins noble ni moins touchante :

Que si je devais succomber dans la lutte, avant de secouer, sur le sol qui m'a vu naître, la poussière de mes pas, j'irais m'asseoir une dernière fois au pied de la chaire de Notre-Dame. Et là, portant en moi-même l'impérissable témoignage de l'équité méconnue, je plaindrais ma patrie, je dirais avec tristesse :

Il y eut un jour où la vérité lui fut dite ; une vois la proclama, et justice ne fut pas faite ; le cœur manqua pour la faire. Nous laissons derrière nous la Charte violée, la liberté de conscience opprimée, la justice outragée, une grande iniquité de plus. Ils ne s'en trouveront pas mieux ; mais il y aura un jour meilleur, et, j'en lis dans mon âme l'infaillible assurance, ce jour ne se fera pas longtemps attendre. L'histoire ne taira pas la démarche que je viens de faire ; elle laissera tomber sur un siècle injuste tout le poids de ses inexorables arrêts. Seigneur, vous ne permettrez pas toujours que l'iniquité triomphe sans retour ici-bas, et vous ordonnerez à la justice du temps de précéder hi justice de l'éternité.

 

Dans la publication du P. de Ravignan, il y avait plus qu'une belle parole, il y avait un grand acte. Jusqu'à présent les jésuites ne s'étaient défendus, en quelque sorte, que par la vieille méthode, attendant tout de la tolérance du gouvernement sollicitée sans bruit, faisant parler d'eux le moins possible, évitant même de se nommer. En 1838, par exemple, ils avaient été menacés : le provincial de Paris, le P. Guidée, avait fait alors parvenir au roi un mémoire secret, où il trouvait moyen de justifier son ordre sans en prononcer une seule fois le nom : il s'y faisait même un mérite de cette espèce de dissimulation : À l'époque du Concordat, disait-il[52], quelques prêtres se réunirent pour travailler de concert, avec plus de succès, au rétablissement de la foi et des mœurs ; mais ils ne prirent aucun titre, n'adoptèrent aucun costume, aucune singularité, qui put les faire distinguer des autres membres du clergé. Il était une autre méthode inaugurée par Lacordaire, avec son Mémoire pour le rétablissement des Frères Prêcheurs, suivie par M. de Montalembert, Mgr Parisis, et les autres chefs du mouvement catholique. Elle consistait à se défendre par la publicité, par toutes les armes que fournissaient les libertés modernes, à s'adresser à l'opinion plus qu'au gouvernement, à faire acte de citoyen : tactique nouvelle et pourtant bien ancienne, puisqu'elle avait été celle de saint Paul, prononçant son fameux Civis Romanos sum. Par sa brochure, le P. de Ravignan s'engage et engage avec lui résolument sa Compagnie dans cette voie libérale. Tout d'abord il se nomme, avec une hardiesse dont la nouveauté étonne les adversaires[53]. Il n'invoque pas le droit divin de l'Église, mais le droit public de la France ; il s'appuie, non sur les bulles des papes, mais sur la Charte. La Charte a-t-elle proclamé la liberté de conscience, oui ou non ? Tel est le fond de son argumentation. Il se défend d'être l'ennemi des principes auxquels il fait appel. On nous transforme, dit-il, en ennemis des libertés et des institutions de la France : pourquoi le serions-nous ? Afin de compléter sa démarche et sa thèse, il publie, en même temps, une lettre et une consultation de M. de Vatimesnil qui établissent la situation légale des congrégations, notamment des jésuites, et qui déterminent ainsi le terrain de la résistance légale et judiciaire. Il les fait précéder de cette déclaration :

J'ai, comme M. de Vatimesnil, cette conviction profonde, que la Charte et les lois nous protègent, et qu'on ne saurait proscrire l'existence religieuse, intérieure et privée, des associations non reconnues, sans violer la loi fondamentale, sans porter atteinte à la liberté de conscience, dans ce qu'elle a de plus intime et de plus sacré.

 

L'effet du livre sur l'Existence et l'institut des jésuites fut immense. Il s'en vendit plus de vingt-cinq mille exemplaires, dans la seule année 1844 : chiffre considérable pour l'époque. Pendant que Lacordaire proposait au Cercle catholique trois salves en l'honneur du P. de Ravignan, celui-ci recevait l'avis que, dans les Chambres, sa brochure avait produit très bon effet, qu'on en avait beaucoup parlé dans un bon sens, que MM. Pasquier, Molé, de Barante, Sauzet, Portalis et autres, l'approuvaient hautement, que les ministres eux-mêmes, M. Guizot et M. Martin — du Nord —, la jugeaient favorablement[54]. Le premier président, M. Séguier, venait voir le P. de Ravignan pour le féliciter[55]. Il n'était pas jusqu'à M. Royer-Collard, si imbu de préventions jansénistes, qui ne lui envoyât une lettre d'admiration : Les jésuites ne passeront pas, disait-il après avoir lu leur apologie ; ils ont un principe d'immortalité dans le christianisme et dans les passions guerrières de l'homme. L'action de ce livre s'étendait jusque sur un écrivain dont nous nous sommes plu à citer souvent le témoignage, comme étant celui d'un spectateur clairvoyant et non suspect de partialité catholique : M. Sainte-Beuve écrivait alors dans la Revue suisse :

M. de Ravignan, jésuite et prédicateur célèbre, vient de publier une brochure qui obtient un grand succès et qui le mérite : c'est le premier écrit sorti des rangs catholiques, durant toute cette querelle, qui soit digne d'une grande et sainte cause... Ce livre est de nature à produire beaucoup d'effet ; il s'en vend prodigieusement ; cela réfute, du moins en partie, Michelet et Quinet. M. de Ravignan n'arrivera pas à prouver que les jésuites soient une bonne chose en France ; mais il forcera ceux qui parlent en conscience à y regarder à deux fois, et à distinguer ce qui est respectable[56].

 

Aussi le P. de Ravignan écrivait-il modestement au Père général : Dieu a béni cette publication, malgré l'inconcevable indignité de l'instrument ; pas un blâme encore, que je sache, pas un inconvénient signalé, au contraire. Fait remarquable : les adversaires n'osaient s'y attaquer directement. Cet effet si considérable ne s'est-il pas prolongé ? Depuis lors, toutes les fois que les jésuites se sont vus attaqués, leur premier soin n'a-t-il pas été de réimprimer le petit livre du P. de Ravignan ? Ne viennent-ils pas d'en publier la neuvième édition ? Un succès si vif, si fécond et si durable contient une leçon. N'oublions pas qu'il est dû à deux causes : d'abord la modération et la dignité du ton, l'esprit large, juste et charitable qui anime l'auteur, sa préoccupation, non de flatter les passions de ses amis ou de meurtrir ses adversaires, mais de convaincre et d'attirer tous les hommes d'entre-deux ; ensuite l'avantage du terrain nouveau où il s'est placé, de la thèse de liberté et de droit moderne sur laquelle il s'est fondé. Il a pris, pour une défensive devenue -nécessaire, les armes dont les chefs du parti catholique s'étaient servis naguère pour l'offensive ; il l'a fait avec un succès égal, et il a empêché ainsi que les partisans du monopole ne trouvassent, par la diversion contre le jésuitisme, un moyen de réparer l'échec moral subi par eux, sur la question même de la liberté d'enseignement.

Après avoir ainsi passé successivement en revue l'armée des amis et celle des adversaires de la liberté d'enseignement, telles qu'elles se sont montrées dans ces premières années de lutte, de 1841 à 1844, il semble qu'on soit en mesure de les comparer, de dire laquelle faisait alors la plus brillante figure, laquelle a jusqu'ici remporté cette victoire morale qui tôt ou tard passe dans les faits. Peut-être s'étonnera-t-on que, dans ce tableau des forces en présence, il n'ait pas encore été question du gouvernement. Cette omission ou du moins ce retard serait en effet inexplicable, si, dans cette matière, le gouvernement avait pleinement rempli son rôle, s'il avait gouverné. Mais, en dehors de l'initiative imprévoyante par laquelle, en présentant le projet de 1841, il avait, sans le savoir et sans le vouloir, donné le signal de la lutte, il n'a rien dirigé on se battait par-dessus sa tête, et, entre les deux partis, il gardait une attitude embarrassée ; indécise, en quelque sorte subordonnée, qu'il convient maintenant d'exposer, mais qu'il était naturel et logique d'exposer en dernier lieu.

 

 

 



[1] Voir le rapport de M. Saint-Marc Girardin sur le projet de 1836, chap. III, § I.

[2] Chroniques parisiennes, p. 148-149.

[3] C'est ce qu'ont fait MM. Jourdain, Bouillier, Albert Duruy, etc.

[4] Discours du 12 mai 1843.

[5] Un indépendant, M. Taine, a fait une peinture assez piquante et quelque peu irrévérente de cette évolution de M. Cousin. (Les Philosophes du dix-neuvième siècle, p. 306.)

[6] Chroniques parisiennes, p. 150-152.

[7] Chroniques parisiennes, p. 119.

[8] Chroniques parisiennes, p. 53.

[9] Lettre du 8 juillet 1843, adressée à la Gazette d'Augsbourg. (Lutèce, p. 386.)

[10] Correspondance de Proudhon.

[11] Un mot sur la polémique religieuse. (Revue des Deux Mondes du 15 avril 1842.)

[12] Quelques unes de ces Lettres parurent dans la Revue des Deux Mondes.

[13] Chroniques parisiennes, p. 38 et 210.

[14] Le Journal des Débats disait par exemple, quelques années plus tard, en réponse à ceux qui se plaignaient des entraves apportées à la propagande chrétienne en Algérie : C'est à tort qu'on nous fait une mauvaise réputation : on dit que nous ne croyons à rien ; le fait est que nous croyons à tout. Nous protégeons également l'Évangile et le Coran ; nous bâtissons à la fois des églises des mosquées, et notre drapeau flotte impartialement sur la croix et le croissant. Il n'y a donc pas de danger que les musulmans nous soupçonnent de n'avoir pas de religion : car nous les avons toutes, en y comprenant la leur.

[15] Lettre du 6 décembre 1843.

[16] Discours prononcé par M. Cuvillier-Fleury à une réunion des anciens élèves de Louis-le-Grand, présidée par M. Villemain (22 décembre 1844).

[17] Revue des Deux Mondes du 1er février 1845.

[18] Discours du 13 janvier 1845.

[19] Discours du 16 avril 1844.

[20] Expression de M. Dupin.

[21] Voir le Parti libéral pendant la Restauration, p. 323.

[22] Ce cours spécial est confié à l'un des directeurs les plus expérimentés et les plus âgés. Comme il a été dit, n'y assistent que ceux qui doivent recevoir la prêtrise dans l'année. De là le nom de Diaconales qui a été donné à ces pénibles, mais nécessaires leçons.

[23] L'évêque de Chartres écrivait à ce propos en 1843 : Vous vous êtes montré semblable à celui qui, après s'être glissé dans un amphithéâtre d'anatomie, où un professeur vertueux offre à ses élèves le spectacle innocent et nécessaire des objets les plus propres par eux-mêmes à blesser la pudeur, irait, aidé de quelques-uns de ses compagnons d'impiété et de libertinage, s'emparer de tout cet appareil et le transporter effrontément sur la place publique.

[24] Une autre feuille ministérielle, le Globe, blâmait sévèrement, en mai 1843, les inexcusables diatribes du Journal des Débats, et déclarait qu'il n'y avait rien de plus triste et de plus inqualifiable que sa polémique sur les cas de conscience.

[25] M. Saint-Marc Girardin, Littérature dramatique, t. I, p. 373.

[26] M. Sainte-Beuve, qui n'était pas un juge d'une austérité ridicule, ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir le roman accepté, publié, répandu et, en quelque sorte, patronné par le Journal des Débats : c'était, disait-il, une œuvre impure, où il découvrait un fond de Sade dont l'attrait principal était une odeur de crapule, et il détournait les yeux avec dégoût de ce qui lui paraissait une plaie ignoble et livide. (Chroniques parisiennes, p. 63 et 169. Portraits contemporain, t. III, p. 115-116, 428-429.)

[27] Vie du P. Guidée, par le P. Grandidier.

[28] Gazette de France, du 29 décembre 1844.

[29] La liberté de l'enseignement, les jésuites et la cour de Rome en 1845, lettre à M. Guizot, sur un chapitre de ses Mémoires, par le. P. Ch. Daniel. (1806.)

[30] Voir les paroles de M. Saint-Marc Girardin et l'article du Journal des Débats, chap. II, § 3.

[31] Le Juif-Errant a commencé dans le Constitutionnel le 25 juin 1844.

[32] Le texte même de ce sujet de discours, tel qu'il avait été donné aux élèves, se trouve dans l'Ami de la Religion du 28 avril 1842.

[33] Heine ajoutait que le véritable esprit jésuite, dans le mauvais sens du mot, se retrouverait plutôt chez certains champions de l'Université, notamment chez M. Villemain et M. Cousin. Du reste, comme naguère M. Doudan, il en venait à se demander si même historiquement il n'y avait pas lieu de réviser le procès des jésuites. Ils ont été exécutés. non jugés, disait-il, mais le jour viendra où on leur rendra justice. (Lettre du 8 juillet 1813. Lutèce, p. 383 à 387.)

[34] Cahiers de Sainte-Beuve, p. 30-31.

[35] Lettre inédite au P. Rozaven.

[36] Voir, dans ses Œuvres complètes, les brochures qu'il a publiées à ces diverses époques.

[37] Mémoires de Luther, préface, p. 14.

[38] C'est déchoir, écrivait alors M. Sainte-Beuve, pour un homme aussi élevé que Quinet, que de se faire controversiste anticatholique. L'auteur d'Ahasvérus avait mieux à faire que de se jeter sur les jésuites, comme l'a fait l'auteur du Juif-Errant. (Chroniques parisiennes, p. 238.)

[39] Correspondance de Quinet. Lettres à sa mère. Voir par exemple les lettres du 2 novembre 1830, des 18 et 25 mars 1831, de septembre 1832, du 22 novembre 1837, des 14 et 29 octobre 1840, des 29 février et 15 juillet 1843.

[40] Ce rôle, attribué par M. Quinet à l'enseignement d'État, apparaît dans la lettre qu'il a écrite, en 1843, à l'archevêque de Paris, en réponse à quelques critiques de ce dernier sur son cours. Un de ses disciples et apologistes, M. Chassin, dans un livre qui a uniquement pour objet d'exposer la doctrine de son maitre, a dit, à propos de cette lettre : M. Quinet posa le vrai principe de l'enseignement public, principe repris plus tard et mieux développé dans l'Enseignement du peuple, lequel est, non pas le partage entre une communion particulière ou même entre l'as diverses communions et l'État athée, mais l'État dominant, absorbant plutôt toutes les communions, tirant de lui-même une vie religieuse générale, représentant plus que le christianisme, la Révolution. (Edgar Quinet, Sa vie et son œuvre, par C. L. Chassin, p. 52.)

[41] Où est l'homme, s'écrie M. Quinet, qui n'eût été frappé, ébranlé jusque dans le fond de son cœur, à la vue de ce Prométhée délivré du vautour par l'Hercule chrétien !

[42] Ce dernier incident a été rapporté par M. Heinrich, dans un excellent article sur M. Michelet (Correspondant du 19 mars 1874). Signalons aussi, sur le même sujet, la brillante étude du vicomte Othenin d'Haussonville. (Revue des Deux Mondes du 15 mai et du 1er juin 1876.)

[43] Par exemple, M. Michelet était convaincu que les jésuites cherchaient, à prix d'argent, à débaucher les jeunes gens qui suivaient son cours, leur offrant une bourse pour acheter leur conscience. Il parlait sérieusement des tentatives hardies faites sous ses yeux, pour corrompre les écoles. Il montrait, avec effroi, comment ces jeunes gens ainsi gagnés livreraient aux jésuites la société tout entière : comme médecins, le secret des familles ; comme notaires, celui des fortunes ; comme parquet, l'impunité. Ce fantôme était devenu pour lui une réalité, et il y revenait sans cesse.

[44] Chroniques parisiennes, p. 86. — Heine, grand admirateur de M. Michelet, était cependant obligé d'avouer qu'il y avait là une bizarrerie poussée jusqu'à la grimace, une surabondance enivrée, où le sublime touche au scurrile, et le profond à l'absurde... C'était l'œuvre, ajoutait-il, d'un historien somnambule. (Lettre du 1er juin 1813. Lutèce, p. 355).

[45] Mickiewicz, disait M. Michelet au Collège de France, c'est un saint, — c'est un Oriental, — un homme à légendes ; — c'est un saint.

[46] Voir les articles de M. Lerminier sur les livres de MM. Michelet et Quinet (15 octobre 1843 et 1er août 1844), et l'article de M. Saisset sur la Renaissance du voltairianisme (1er février 1845).

[47] M. de Montalembert avouait, un peu plus tard, l'embarras qu'avait causé aux catholiques cette évocation des jésuites : Il y a, disait-il à la tribune, le 15 juillet 1845, des embarras pour tout le monde, il y en a dans toutes les causes de ce monde, il faut savoir les accepter. Nous avons accepté celui de l'impopularité injuste, inique, absurde, monstrueuse, qui s'attache, en vertu de préjugés invétérés, aux Jésuites ; nous l'avons accepté avec courage, avec bonheur, et, j'ose le dire, avec honneur, comme on doit accepter des embarras qui n'ont rien que d'honorable.

[48] Chroniques parisiennes, passim.

[49] Chroniques parisiennes, p. 200.

[50] Ce mot est rapporté par M. Sainte-Beuve, à qui il a été dit, dans son Histoire de Port-Royal, t. III, p. 78.

[51] Journal des Débats du 10 mai 1845, article de M. Cuvillier-Fleury.

[52] Vie du P. Guidée, par le P. Grandidier, p. 131 et sq.

[53] M. Libri écrivait alors : M. l'abbé de Ravignan s'intitule publiquement membre de la Compagnie de Jésus, ce qu'on n'avait jamais osé faire sous la Restauration. Et M. Cuvillier-Fleury disait dans le Journal des Débats : Ils ont osé, quatorze ans après la révolution de Juillet, ce qu'ils n'avaient jamais tenté même sous la Restauration ; ils se sont nommés.

[54] Lettres inédites du R. P. de Ravignan.

[55] Il est venu me voir, sans que je fusse allé chez lui. IL ne m'a pas trouvé ; il m'a écrit lui-même au parloir un mot très aimable de compliment. (Lettres inédites du R. P. de Ravignan.)

[56] Chronique parisienne, p. 181.