MÉMOIRES SUR LA CONVENTION ET LE DIRECTOIRE

TOME PREMIER. — LA CONVENTION

 

CHAPITRE XVII. — RÉACTION ET ASSASSINATS ROYALISTES.

 

 

QUAND les terroristes criaient qu'il n'y avait point eu de terreur, et qu'elle n'avait été qu'un prétexte imaginé pour persécuter les patriotes, la France entière leur donnait un démenti. Quand les républicains signalaient la réaction à laquelle se livraient le royalisme et l'esprit de vengeance, ils n'avaient que trop raison. En effet, sans parler de la guerre de brigandage que les chouans faisaient aux acquéreurs de biens nationaux et aux patriotes, il y avait presque partout une réaction violente contre eux et contre la république. A Paris, comprimés par la présence du gouvernement ; les réacteurs n'assassinaient pas, mais ils insultaient, ils vexaient, ils calomniaient, ils flétrissaient, et, au 13 vendémiaire, ils montrèrent de quoi ils étaient capables, si on les eût laissés faire. Dans plusieurs départements, les réacteurs, excités et favorisés par les autorités locales et par des représentants en mission, égorgeaient au nom de l'humanité et de la justice. Le midi surtout était le théâtre de leurs sanglons exploits. Leur association impie s'étendait depuis Lyon jusqu'à Nîmes, Marseille et Toulon. Ils y étaient organisés, et pour ainsi dire enrégimentés ; ils y obéissaient à des chefs, et ceux-ci recevaient l'impulsion d'agences royalistes existantes en France et à l'étranger. Les assommeurs prenaient le nom de Compagnie de Jésus et du soleil.

A Lyon, ils poignardaient en plein jour l'homme qu'il leur plaisait de désigner comme terroriste, et, sans plus de façon, ils jetaient son cadavre dans le Rhône. La police, la justice étaient muettes ou complices. La terreur fermait toutes les bouches, enchaînait toutes les langues.

En Provence, les pieux soldats des compagnies de Jésus égorgeaient en détail et en masse. Ils avaient entassé plusieurs centaines de citoyens, signalés comme terroristes, dans les cachots du fort Saint-Jean à Marseille, sous le prétexte de les livrer aux tribunaux. A un jour convenu, les égorgeurs précédés d'un crucifix, allèrent avec du canon assiéger le fort, y firent irruption, immolèrent tous les détenus, et renouvelèrent de sang-froid l'épouvantable hécatombe des prisons de Paris en septembre 1792. Les mêmes massacres eurent lieu dans le château de Tarascon. Du haut des tours, les assassins jetèrent dans le Rhône jusqu'à des cadavres de femmes auxquelles ils avaient coupé les mamelles.

Pendant toutes ces horreurs, deux représentants du peuple, Chambon et Cadroy, étaient en mission dans ces départements ; tous les deux dévoués au royalisme, Chambon d'un caractère faible, Cadroy violent et cruel. Non-seulement ils ne prirent aucunes mesures pour prévenir ces attentats, ou en faire punir les auteurs ; mais Leblanc-Serval les ayant dénoncés, à la Convention (3 messidor), en présence de Chambon, de retour de sa mission, il eut le front de le nier ; et plus tard (29 vendémiaire), Pélissier ayant renouvelé cette dénonciation, Cadroy essaya de s'en laver, elle n'eut aucune suite.

Comment la Convention ne, tira-t-elle pas vengeance au nom des lois, de ces crimes abominables ? Comment, après avoir fait justice des noyades de Nantes, laissa-t-elle impunis les égorgements non moins atroces de Marseille ? Comment fut-elle plus impitoyable envers les terroristes révolutionnaires qu'envers les terroristes royaux ? C'est qu'elle craignait moins les uns que les autres. Les premiers la menaçaient de plus, près, ils l'entouraient, ils la cernaient, ils siégeaient jusques dans son sein ; ils l'attaquaient, ils ne visaient à rien moins qu'à s'emparer du pouvoir pour régner encore par les lois révolutionnaires. Comme ils se donnaient pour les défenseurs de la révolution et de la république, ils avaient encore une sorte de popularité. Les seconds n'étaient pas nombreux, commettaient leurs excès loin de la capitale ; et cornue ils ne dissimulaient pas qu'ils agissaient pour la royauté, ils répandaient l'épouvante, mais ils avaient peu de partisans, et rien ne semblait faire craindre qu'ils pussent établir leur domination. La révolte du 13 vendémiaire avait un autre caractère ; telles sont, du moins en y réfléchissant, mes conjectures à cet égard sur la conduite de la Convention ; car, dans le temps même, on ne raisonnait pas toujours ce que l'on faisait, et on ne se rendait guère compte des motifs pour lesquels on n'agissait pas. La Convention eût dû faire un exemple des assassins royaux. Rien de plus juste, rien de plus vrai en théorie. Mais j'ai déjà dit souvent combien il était difficile qu'elle tint un milieu entre les deux écueils sur le bord desquels elle se trouvait. Peut-être un homme juste et vigoureux l'aurait-il pu ; cela était impossible à une assemblée en guerre avec, elle-même. Je ne crois pas avoir eu alors de craintes pour moi-même, et je pense qu'il en était ainsi de la plupart de mes collègues ; mais pour la république, je craignais bien plus les terroristes de l'an II,  que les terroristes royaux de l'an III. Il ne me venait pas à la pensée que le royalisme pût renaître de ses cendres, ni que les armées étrangères pussent triompher des nôtres. C'était une erreur, sans doute, mais elle était partagée par beaucoup d'autres ; elle était fondée sur la confiance aveugle, que nous avions dans la solidité inébranlable de la révolution, la durée de la république, et la bonté de notre cause.

On a imputé la terreur royale aux thermidoriens, à Tallien, à Fréron, à Barras même, qui, dans les premiers mois après leur victoire, déchaînèrent toutes les fureurs et employèrent toutes sortes d'instruments contre les terroristes. Quoique Tallien fût vivement suspecté d'avoir prêté l'oreille au royalisme, et que Barras fût capable de le faire, comme il le prouva dans la suite, je ne crois pas ce reproche fondé. Il en fut de cette terreur comme de celle de 93 ; elle vint insensiblement et sans préméditation ; elle commença aussi par la violence des discours et des accusations, et finit par des égorgements.

Du reste, leur impunité n'absout point le parti qui les a commis. En vain a-t-il essayé de justifier ses excès par le sentiment d'une vengeance légitime et d'une juste représaille ; l'homme en société n'est point juge de sa propre offense ; celui qui se fait bourreau par représailles n'est jamais qu'un lâche assassin, et le sang du coupable égorgé dans le cachot malgré la garantie de ses fers, crie éternellement vengeance. Le sang du coupable ? qui oserait dire qu'il l'était ? Tant qu'un jugement ne l'avait point condamné, il était innocent.

En rapportant les crimes de la réaction, je n'ai point l'intention d'y chercher une excuse pour ceux qui la précédèrent et lui servirent de prétexte. Je n'ai voulu qu'être narrateur impartial et fidèle ; loin de sentir une satisfaction secrète à prouver, par le seul récit de faits notoires ; que le parti qui se disait le soutien du trône n'a rien à reprocher à celui qui l'avait renversé, je voudrais de tout mon cœur, et pour l'honneur de l'humanité, que les contre-révolutionnaires n e lui eussent jamais fait cet outrage. Que d'autres calculent lequel des deux partis, vu sa force et le temps pendant lequel il a été le maître, a le plus ensanglanté la France. Pour moi je déplore également, quels qu'en aient été les auteurs, les taches imprimées au nom français et les plaies faites à la patrie.