HISTOIRE DE PIERRE TERRAIL

SEIGNEUR DE BAYART

 

CHAPITRE XXII.

 

 

Continuation du siège de Padoue. - Courses et prises du Bon Chevalier. - Trait de bravoure d'un jeune archer de sa compagnie. 1509.

 

La garnison de Trévise, place du voisinage tenue par les Vénitiens, ne cessait, durant le siège, de donner de continuelles alarmes au camp de l'Empereur, et de seconder les sorties des assiégés. Deux ou trois fois la semaine elle se mettait en campagne, sous la conduite de son brave et entreprenant gouverneur, Lucio Malvezzi. Rencontrait-il l'occasion, le capitaine vénitien savait en profiter ; mais en cas de résistance, il trouvait toujours le moyen de se retirer sans perdre un seul homme. Il revint si souvent à la charge, et fit tant parler de lui, qu'à la fin le Bon Chevalier se fâcha et mit tout doucement ses espions aux champs. Il les payait de façon qu'il pouvait compter sur leur activité à l'instruire des allées et des venues de Lucio Malvezzi. Sur le rapport de l'un d'eux, il fit un jour son plan, et le communiqua à deux de ses compagnons qui logeaient avec lui, les seigneurs de La Claytte et de La Cropte. Ceux-ci acceptèrent de grand cœur l'occasion de prendre revanche des insultes du Vénitien, et répondirent à Bayart qu'ils le suivraient partout où il voudrait. Or, leur dit- il, faites armer après minuit trente de vos meilleurs hommes d'armes ; moi, je prendrai les miens, et mes braves amis Bonnet, Mypont, Cossé, Brezon, et autres que vous connaissez ; sans bruit ni sonner trompette, nous monterons à cheval ; mon guide est bon, et ne vous inquiétez pas du reste.

Ils partirent par une nuit obscure du mois de septembre, faisant prudemment marcher devant eux l'espion entre quatre archers, après lui avoir promis une forte récompense s'il les conduisait bien, et la mort en cas de trahison. A la pointe du jour, ils s'arrêtèrent à dix milles de leur camp, près d'un palais environné de hautes murailles. Monseigneur, dit l'espion au Bon Chevalier, il vous faut cacher en ce logis que la guerre a fait abandonner à ses habitants, et attendre sans être vu le capitaine Malvezzi qui ne peut éviter de passer devant, en sortant de Trévise pour courir sur votre camp. Ils entrèrent dans le château où ils furent plus de deux heures sans rien entendre. Bayart avait placé un vieil archer nommé Monart en sentinelle au haut d'un colombier, pour l'avertir dès qu'il verrait paraître quelque chose. Enfin celui-ci aperçut Malvezzi s'avançant avec environ cent hommes d'armes, Permet en tête, et près de deux cents Albanais, sous la conduite du capitaine Scanderberg. Il descendit faire son rapport au Bon Chevalier qui recommanda le plus profond silence, et laissa passer outre les Vénitiens qui marchaient bon train, en gens de résolution. Bayart ordonna qu'on ressanglât les chevaux, ce que chacun fit soi-même, n'ayant point voulu s'embarrasser de pages ni de varlets. Messeigneurs, dit-il, il y a dix ans qu'il ne s'est présenté aussi belle aventure ! Les ennemis sont deux fois autant que nous ; mais nous ne sommes pas gens à y regarder de si près ; mettons-nous à leurs trousses. — Marchons, marchons ! répétèrent à l'envi les Français, en sortant au grand trot du château.

A un mille de là, ils découvrirent devant eux les Vénitiens au milieu de la route, et le Bon Chevalier commanda aux trompettes de sonner de tous leurs poumons. Les capitaines ennemis crurent à ce bruit que c'étaient quelques-uns des leurs qui les venaient rejoindre, et s'arrêtèrent pour les attendre. Détrompés bientôt, à leur étonnement, se joignit la disgrâce de se trouver enfermés entre le camp de l'Empereur et la troupe qui arrivait sur eux ; toutefois ils se rassurèrent un peu en reconnaissant le petit nombre de leurs adversaires. Lucio Malvezzi s'efforça d'encourager ses gens d'armes, en leur remontrant que puisqu'il ne leur restait aucun moyen de fuir, nécessité était de vaincre ou de périr. En effet, il paraissait impossible à des cavaliers pesamment armés de franchir les fossés aussi larges que profonds qui bordaient de chaque côté la route.

Les deux troupes se joignirent au son des trompettes et aux cris de France, France ! Empire, Empire ! Marco, Marco ! Ce premier choc fut très-rude ; chacun fit de son mieux, entre autres le seigneur de Bonnet qui, d'un coup de lance, perça d'outre en outre un homme d'armes vénitien. Les Albanais, laissant leur gendarmerie aux prises, s'écartèrent à pas de loup du chemin, pour venir prendre les Français en queue. Mais Bayart, s'étant aperçu de leur manœuvre, les avait recommandés au seigneur de La Cropte. Aussi furent-ils si bien reçus, qu'il en demeura une douzaine sur la place, et que le capitaine Scanderberg et les autres tirèrent au large plus vite que le vent. Le Bon Chevalier en finit promptement avec les gens d'armes vénitiens, et bientôt il n'y eut plus que des prisonniers à faire. Pour Lucio Malvezzi, suivi d'une trentaine des mieux montés, il franchit les fossés, et s'enfuit du côté de Trévise. Les Français auraient perdu leur peine à poursuivre des gens qui avaient des chevaux si légers et de si bons éperons. Ils reprirent la route de leur camp avec deux enseignes et plus de prisonniers qu'ils n'étaient d'hommes.

Comme ils approchaient des lignes de Padoue, l'Empereur qui se promenait aux environs, apercevant un gros nuage de poussière, envoya un gentilhomme de sa maison s'informer de ce que c'était. Dès qu'il le lui eut rapporté, Maximilien s'avança plein de joie au-devant de la troupe, combla de louanges tous les capitaines, et, s'adressant au Bon Chevalier, il lui dit : Seigneur de Bayart, votre maître, le Roi mon frère, est bien heureux d'avoir un tel serviteur que vous ; je voudrais qu'il m'en coûtât cent mille florins de rente, et en avoir une douzaine de vos pareils. Le Bon Chevalier le remercia avec modestie en l'assurant que tant qu'il serait l'allié de son maitre il n'aurait point de serviteur plus dévoué que lui. Jamais expédition n'avait fait tant d'honneur à un capitaine que celle-ci n'en fit à Bayart ; il ne pouvait sortir de sa tente qu'il ne fût accablé de félicitations ; mais plus on lui donnait d'éloges, plus il s'efforçait, selon sa courtoisie ordinaire, de les renvoyer à ses deux compagnons, La Cropte et La Claytte.

Trois ou quatre jours après cette course, le Bon Chevalier fut de nouveau averti par un de ses espions que le capitaine Scanderberg, avec ses Albanais et quelques arbalétriers à cheval, sous les ordres de Rinaldo Contarini, noble vénitien, s'étaient retirés dans un château nommé Bassano ; de là ils recommençaient leur métier sur ceux qui arrivaient au camp ou qui s'en retournaient chez eux avec leur butin. Récemment encore, ils venaient de tailler en pièces plus de deux cents lansquenets, et leur avaient enlevé environ cinq cents bêtes à cornes qu'ils emmenaient en Allemagne. L'espion se fit fort auprès de Bayart de le placer dans un défilé au pied des montagnes, où il ne pourrait manquer de les rencontrer. Sachant que les Vénitiens n'étaient pas plus de deux cents chevau-légers, Bayart résolut de n'entreprendre cette expédition qu'avec ses trente hommes d'armes et huit ou dix gentilshommes qui, comme noua l'avons vu, le suivaient en qualité de volontaires.

Un samedi du même mois, ils montèrent à cheval une heure avant le jour, et firent bien quinze milles pour arriver jusqu'au défilé. A peine venaient-ils de s'embusquer à une portée de canon du château, qu'ils entendirent, à leur grande satisfaction, la trompette des Albanais sonner le boute-selle. Bayart les laissa sortir du château d'où ils descendirent gaiement, comptant sur une aussi bonne journée que les précédentes. Lorsqu'ils. furent à une certaine distance, il plaça à l'entrée d'un pont de bois, sur lequel les Albanais étaient obligés de repasser, quelques archers aux ordres des seigneurs de Bonnet, Mypont et Petit-Jean de La Vergne. A la tête du reste de sa troupe, le Bon Chevalier ana prendre position derrière une colline d'où l'on découvrait toute la plaine à six milles de là. Ayant appelé le bâtard Du Fay, son guidon, il lui dit : Capitaine, prenez une vingtaine de vos archers et allez escarmoucher avec ces gens sur la route de Vicence. Lorsqu'ils vous verront en si petit nombre, ils vous chargeront hardiment ; feignez d'avoir peur, et amenez-les en recalant jusqu'ici ; je vous attendrai derrière cette côte, et vous verrez beau jeu.

Du Fay ne se le fit pas répéter, et marcha droit aux Albanais. Le capitaine Scanderberg eut bientôt reconnu les Français à leurs croix blanches, et, ravi de cette rencontre, les chargea avec confiance. Le bâtard Du Fay contrefit l'homme épouvanté et battit en retraite ; les Albanais le poursuivirent, et, tête baissée, se précipitèrent dans l'embuscade. Bayart et ses gens les reçurent la lance en arrêt, et du premier choc en jetèrent plus de trente par terre. Les Albanais surpris n'opposèrent qu'une faible résistance et s'enfuirent sur la route du château. Les Français les accompagnèrent de leur mieux ; mais ils étaient si bien montés que le Bon Chevalier eût perdu sa proie sans Bonnet et Mypont, qui barrèrent le passage aux ennemis. Il fallait combattre ou fuir à travers champs ; Scanderberg et Rynaldo choisirent ce dernier parti, mais ils furent cernés de telle sorte que les deux capitaines, trente arbalétriers et plus de soixante Albanais tombèrent entre les mains des vainqueurs.

Depuis environ six jours, Bayart avait fait archer, dans sa compagnie, Guigo de Guiffrey, seigneur de Boutières, jeune gentilhomme dauphinois, fils de Pierre Guiffrey, qui, après avoir été un des plus valeureux compagnons du Bon Chevalier au combat de Trani, avait trouvé une mort glorieuse à la journée de Cerignola. A peine âgé de dix sept ans, Boutières ne démentait pas sa race et suivait avec ardeur les traces de son père. Il aperçut, durant l'action, l'Enseigne des arbalétriers de Contarini qui franchissait un fossé pour s'échapper à travers la campagne. Le jeune homme le suivit au hasard de se tuer, et l'atteignit si rudement de sa demi-lance qu'il le jeta par terre et tomba sur lui l'épée à la main en lui criant  Rends-toi, Enseigne, ou je te tuerai ! L'Albanais ne balança pas et remit son épée e t son enseigne au jeune archer, qui n'en eût pas voulu tenir dix mille écus. Il revint en le conduisant devant lui sur le champ de bataille où le Bon Chevalier faisait sonner la retraite et désarmer tant de prisonniers qu'il ne savait qu'en faire. Du plus loin que l'aperçut le seigneur dé Bonnet, il le montra à Bayart en lui disant : Monseigneur, je vous prie, voyez venir Guigo avec un prisonnier et une enseigne. Le Bon Chevalier n'avait de sa vie ressenti une plus vive joie. Comment, Boutières, lui dit-il, c'est vous qui avez pris ce Vénitien et gagné cette enseigne !Oui, Monseigneur, Dieu m'a fait cette grâce, et je vous assure que celui qui la portait a bien fait de se rendre, autrement je l'eusse tué. Son assurance enchanta davantage le Bon Chevalier et toute la compagnie.

Messeigneurs, ce n'est pas assez, se prit à dire Bayart à Mypont, à Bonnet, et à son lieutenant Pierre-Pont ; il nous faut maintenant avoir le château et le butin qu'il renferme pour nos gens. — A merveille, répondirent-ils, mais comment en venir à bout sans artillerie ?Eh bien ! moi je connais le moyen de l'avoir avant un quart d'heure. Il ordonna d'amener les deux capitaines, et leur dit : Choisissez de me faire rendre cette place à l'instant, ou d'avoir à l'heure même la tête tranchée devant la porte. Ils répondirent qu'il ne tiendrait pas à eux qu'il ne fût contenté ; et de fait, le commandant, neveu de Scanderberg, la rendit dès que son oncle lui eut parlé. Bayart trouva dans ce château plus de cinq cents bêtes à cornes et quantité d'autre butin qui fut également réparti entre tous les archers. Les provisions de tout genre abondaient, et, pendant que leurs chevaux repaissaient, les Français se mirent eux-mêmes à dîner.

Sur la fin du repas, entra dans la salle le jeune Boutières avec son prisonnier qui paraissait deux fois plus haut que lui et âgé d'environ trente ans. Le Bon Chevalier à ce spectacle ne put se tenir de rire et dit aux deux capitaines vénitiens qu'il avait fait asseoir à sa table : Comment se peut-il que cet enfant à peine sorti de page et qui ne portera barbe de trois ans, ait pris votre enseigne ? Nous autres Français ne rendons nos étendards qu'à des forces supérieures et à la dernière extrémité. Le porte-enseigne sentit ce que cette réflexion avait d'humiliant pour lui et répondit en son langage : Qu'il ne s'était pas rendu à celui qui l'avait pris, mais à toute la troupe, et qu'il n'aurait guère été embarrassé de lui ou d'un plus terrible. — Eh ! Boutières, a s'écria le Bon Chevalier, entendez-vous ce qu'il dit ?Monseigneur, répondit le jeune archer en rougissant de colère, m'accordez-vous la grâce que je vais vous demander ?Volontiers, et quelle est-elle ?Permettez-moi de rendre à mon prisonnier ses armes et son cheval ; nous descendrons sur le pré ; s'il est vainqueur, je lui remets sa rançon ; mais s'il est vaincu, je le jure devant Dieu, il lui en coûtera la vie ! Ces paroles ravirent Bayart qui lui répliqua tout haut : Certainement je vous l'accorde ! Mais le Vénitien ne voulut pas en courir la chance, et son refus lui fit autant de honte que d'honneur au petit Boutières.

Mon ami, lui dit Bayart, vous avez aussi beau commencement que je vis à jeune homme ; continuez, et vous deviendrez un jour personnage de renom. Cette prophétie éleva rame de Boutières, et cet enfant devint lieutenant-général du Roi en Piémont, et décida, à la tête de l'avant-garde du duc d'Enghien, la victoire de Cérisoles. Ce que c'est que d'être baptisé et pronostiqué d'un grand homme ![1]

Les Français remontèrent à cheval, envoyèrent vendre le bétail à Vicence et conduisirent leurs prisonniers au camp, où ils ne furent pas moins bien reçus qu'au retour de leur précédente expédition. L'aventure du jeune Boutières avec son prisonnier divertit toute l'armée et causa un merveilleux plaisir au brave La Palice. Il connaissait de longue main sa famille et reconnaissait à ce trait un digne rejeton de ses vaillants ancêtres.

 

 

 



[1] Brantôme, Hommes illustres, disc. 57, M. de Boutières, p. 303.