HISTOIRE LA TERREUR 1792-1794

NOTES, ÉCLAIRCISSEMENTS ET PIÈCES INÉDITES

 

XIV. — LE BATAILLON DES FILLES-SAINT-THOMAS.

 

 

Le bataillon des Filles-Saint-Thomas s'est acquis une si grande célébrité au commencement de la révolution, et ses officiers ont eu, pour la plupart, une fin si malheureuse, que nous avons cru devoir consacrer une notice spéciale à la mémoire de ces fidèles amis de la cause constitutionnelle.

Le bataillon des Filles-Saint-Thomas était le second de la deuxième légion. Il était composé de cinq cents hommes environ, divisés en neuf compagnies. Le banquier Tassin de L'Estang en était le commandant en premier, Boscary de Villeplaine, agent de change, en était le commandant en second. La compagnie des grenadiers fut commandée, jusqu'au 1er mai 1792, par Picquet qui, à cette époque, devint aide de camp de La Fayette et ensuite d'Arthur Dillon.

D'après le contrôle du 21 mars 1792, que nous avons retrouvé, la compagnie de grenadiers avait un effectif de cinquante-sept hommes, y compris les officiers et sous-officiers. La plupart des officiers et soldats du bataillon demeuraient dans la circonscription de la section de la Bibliothèque. Après le 10 août 1792, cette section subit naturellement le joug de la minorité démagogique qu'elle renfermait, et nomma des commissaires-enquêteurs à l'effet de recevoir, prendre des renseignements et faire les recherches nécessaires relativement à l'événement du 10 de ce mois au château des Tuileries. Les principaux de ces commissaires étaient Nicolas Vergne et Pierre-Nicolas Chrétien ; ils interrogèrent les officiers du bataillon et reçurent un grand nombre de déclarations. Nous en extrayons les renseignements suivants :

Le 9 août, à onze heures du soir, je reçus l'ordre de nous rendre au Château. Je laissai, pour la sûreté du poste et du quartier, environ cent hommes sous les ordres d'un capitaine et autres officiers ; le reste du bataillon se mit en marche. Nous entrâmes d'abord dans la grande cour, ensuite l'on nous fit reporter dans le jardin sur la terrasse du Château et nous y passâmes la nuit au bivouac. A la pointe du jour, la porte du côté du Manège s'ouvrit, et, comme nous en étions très-près, je craignis qu'il ne s'élevât quelques rixes entre nos jeunes gens et l'autre partie du peuple. J'en fis l'observation à un membre de l'Assemblée nationale qui se trouva là, qui me dit qu'il en allait rendre compte à l'Assemblée nationale et ferait passer des ordres.

... Peu après, Louis XVI vint voir les différents piquets de troupes qui étaient dans le jardin ; les uns applaudirent, d'autres crièrent : A bas ! Le nôtre rendit simplement les honneurs militaires.

Plusieurs autres bataillons étant arrivés dans le jardin, l'on nous fit repasser dans la grande cour ; peu d'instants après, des membres du département, accompagnés d'autres de la commune et de M. Rœderer, procureur-syndic du département, parurent dans la cour et vinrent lire à chaque bataillon l'article de la loi sur la force publique, mais en même temps tous recommandèrent de rester sur la défensive. Je fis faire la même promesse à mon détachement.

Entre sept et huit heures du matin, Louis XVI se décida à se rendre avec sa famille à l'Assemblée nationale. Un des chefs me donna ordre de prendre le plus de monde que je pourrais pour augmenter l'escorte qui devait l'y conduire. Je laissai quarante 'hommes avec un capitaine et l'adjudant du bataillon à la garde de nos canons et emmenai tout le reste avec moi. Me. trouvant à la tête de la colonne, j'entrai un des premiers dans l'Assemblée nationale, dont il me fut impossible de ressortir, tous les passages étant obstrués. Je ne pus ressortir que plus de deux heures après.

GABRIEL TASSIN, commandant en premier du bataillon des Filles-Saint-Thomas.

 

A minuit ou à peu près, le commandant en chef reçut l'ordre de se porter sur-le-champ avec le bataillon au château des Tuileries.

On nous fit entrer dans le jardin des Tuileries par la porte du pont Royal et on nous plaça le long de la terrasse, la droite du bataillon appuyant du côté de la cour du Manège.

Sur les cinq heures trois quarts du matin ou à peu près, le roi descendit dans les cours et passa en revue les troupes qui s'y trouvaient, ce dont je ne fus pas témoin, étant auprès du bataillon.

Le roi se rendit de là au jardin, ou il passa devant notre bataillon, qui se tint silencieusement avec décence, comme l'exige la vraie tenue sous les armes ; le roi fit le tour des Tuileries et rentra.

Peu de temps après, M. de Menou, l'un des commandants au Château, donna l'ordre de faire rentrer le bataillon dans la cour Royale ; ce qui fut exécuté de suite.

Etant là formés, l'ordre me fut donné de conduire vingt grenadiers dans les appartements, ce que je fis après avoir pris l'agrément du commandant en chef. Je passai par l'escalier qui donne dans la cour des Princes, et nous montâmes dans une grande salle, dont je ne sais pas le nom, contiguë aux appartements du roi. Là restèrent quatorze grenadiers, et les six autres furent demandés pour un autre poste que j'ignore.

Je me disposais à redescendre pour joindre le bataillon lorsqu'on me donna l'ordre de marcher avec l'escorte qui allait conduire le roi et sa famille à l'Assemblée nationale. Je partis de suite faisant partie de ladite escorte.

BOSCARY, commandant en deuxième.

 

M'étant absenté pendant la nuit, je revins vers huit heures et, sous le vestibule qui conduit dans les cours, je rencontrai un fort détachement du bataillon composé de grenadiers, fusiliers et chasseurs, qui accompagnait le roi et sa famille à l'Assemblée nationale M. Tassin, commandant, était avec ce détachement. Je me suis mis en rang au dernier peloton. Ce détachement a pris la droite du bassin et longé la terrasse jusqu'à l'escalier du passage des Feuillants arrivé là, il a entendu plusieurs personnes crier Vive le Roi ! Ces cris partaient du détachement qui accompagnait le roi, mais il ignore quelles sont les personnes qui ont fait ces cris. Je fais observer qu'il y avait à gauche, le long dudit détachement, un détachement de Suisses sur deux de front.

Arrivés à l'escalier, la reine et sa famille ont souffert quelques difficultés pour entrer ; mais après la lecture de la loi, le peuple a consenti à laisser entrer le roi et sa famille. Alors un fédéré a pris le prince royal dans ses bras et l'a porté lui-même dans l'Assemblée nationale ; les grenadiers sont montés seuls avec la famille royale, et le restant du détachement est resté au bas de la terrasse avec le détachement des Suisses ; un instant après, le déclarant s'est aperçu que dans un groupe de monde on portait trois têtes au bout des piques, sur la terrasse, du côté du Manège.

NOËL AVRIL, sous-lieutenant de la 2e compagnie.

 

Je, soussigné, lieutenant de la ci-devant compagnie des grenadiers du bataillon des Filles-Saint-Thomas, déclare et certifie ce qui suit :

Qu'arrivé audit Château sur les neuf heures et demie, je fus faire inscrire ma patrouille, et qu'on nous fit ranger tout le long du mur, à côté du poste d'honneur que le soir, entre huit et neuf heures, un officier supérieur que je ne connais pas me donna ordre de faire avancer mon peloton près de la porte royale pour en garder l'entrée conjointement avec un autre peloton de gardes suisses ; que depuis ce moment jusqu'à près d'une heure, plusieurs renforts de différents bataillons, que je ne connais pas, se rendirent au Château et entrèrent par la porte qui m'était confiée ; que le bataillon des Filles-Saint-Thomas entra ensuite avec ses deux pièces de canon, resta quelques minutes dans la cour, ressortit et fut se ranger, à ce que j'appris un moment après, dans le jardin, au long de la terrasse du Château. On donna peu après l'ordre de faire avancer les deux pièces d'artillerie qui étaient pour la garde du roi. Mon peloton, ainsi que les Suisses, furent rangés en bataille ; deux petits pelotons d'un autre bataillon furent placés tant derrière nous que derrière les Suisses ; l'ordre fut ensuite donné de défendre l'entrée de la porte, ce que je promis de faire de mon mieux. On me fit donner ma parole d'honneur. Peu après tout le bataillon, ainsi que ses deux pièces de canon, fut se ranger dans la cour Royale. Il fut ensuite décide que le roi allait aller à l'Assemblée nationale avec sa famille je me trouvai du nombre de ceux qui l'accompagnèrent. Peu après qu'il fut entré dans l'Assemblée, il se fit un mouvement par les gardes qui avaient accompagné le roi. Je m'approchai avec vivacité, et je défendis qu'on fît aucun feu ni menace. On vint dire après que le Château était forcé par le peuple. J'en eus bientôt la preuve par les décharges affreuses tant de mousqueterie que d'artillerie. Le mouvement de cette même garde fut alors bien plus violent. Je me portai au-devant d'eux, et je défendis le feu, et même tout mouvement. La terrasse de l'Assemblée ayant été débarrassée par le bruit des canons, la garde qui avait accompagné le roi se retira dans l'Assemblée nationale.

Je supplie messieurs les commissaires nommés pour l'information à prendre sur les grenadiers, de vouloir bien épurer ma conduite, pour qu'ils aient ensuite la bonté de me faire délivrer un certificat, afin que je puisse en bon citoyen me présenter à ma section.

Fait chez M. Chrétien, l'un des commissaires nommés à cet effet, l'an IV de la liberté (le 13 août 1792).

GUICHARD, lieutenant des grenadiers.

 

Le jeudi, 9 de ce mois, sur les dix heures et demie du soir, M. Tassin, commandant du bataillon, avait reçu l'ordre du commandant général de faire rappeler et d'assembler le bataillon aussitôt ; ce qui a eu lieu. Le bataillon s'assembla sur la place de la Comédie italienne, de là fut porté sur le boulevard de ce nom, où il a été rangé en bataille et en disposition de défense en cas d'attaque. Sur les onze heures à onze heures et demie environ, le commandant du bataillon reçut un second ordre pour se transporter au château des Tuileries ou il est entré par la porte royale, a traversé la cour en passant sous le vestibule, pour se placer derrière le Château, sur la terrasse ; ayant fait ouvrir les rangs, poser les armes à terre jusqu'à cinq heures du matin, que le bataillon a pris les armes, ayant entendu crier aine armes ! dans la cour ; ensuite le bataillon a gardé les armes en main jusqu'à sept heures, que le roi est venu passer devant les rangs, comme s'it passait en revue (sic). Il fit le tour de tous les bataillons qui se trouvaient alors dans le jardin, et les cris répétés de : vive le roi ! se firent entendre dans tous les rangs. Après qu'il a eu passé devant tous les bataillons, il est rentré au Château par le vestibule.

Le roi rentré, le commandant du bataillon (M. Tassin) donna l'ordre de se transporter dans la cour Royale, rangé en bataille. Étant ta, tes officiers municipaux se sont présentés à la tête du bataillon et ont fait lecture de la loi et ont fait prêter à la troupe serment d'obéissance. Après la lecture de la loi et le serment prêté, il s'est élevé parmi les canonniers une discussion, autant comme le peut croire le déclarant, sur ce que plusieurs d'entre eux annonçaient la disposition de ne pas faire feu dans le cas ou ils seraient commandés. Il est survenu un piquet de huit à dix hommes armés de piques, qui ont discuté très longtemps avec les canonniers d'après laquelle discussion, le piquet armé de piques se retira par la cour des Suisses, et alors la majeure partie des canonniers ont abandonné leurs pièces, se sont retirés et n'ont plus reparu.

Il était alors huit heures environ. Le commandant du bataillon ordonna aux grenadiers de se transporter dans les appartements, et à trois pelotons composés de quarante-huit hommes au total de se transporter à l'Assemblée nationale.

Le déclarant resta dans la cour Royale avec le restant du bataillon, composé de vingt-huit hommes. Voyant qu'il était tout seul dans la cour avec aussi peu de monde, il prit le parti de conduire ce détachement sous le vestibule, où il s'est trouvé un commandant à lui inconnu, vêtu d'un habit bleu à galon d'or, décoré d'une croix de saint Louis, qui lui a dit qu'il fallait se ranger au pied de l'escalier, les Suisses au derrière du détachement. Un instant après avoir été placé, le même commandant est venu lui dire d'aller au-devant des Marseillais pour leur communiquer leurs intentions (sic). Alors la porte n'était pas encore ouverte, mais on jugeait par les coups qu'elle allait être enfoncée ; à dix pas avant cette porte, il la vit tomber par terre sans que personne se soit mis en devoir d'entrer. Alors un Marseillais entra environ six pas dans la cour, courut sur lui pour t'embrasser en disant qu'il était bien flatté d'être réunis tous ensemble. Alors sont survenus une vingtaine d'autres Marseillais qui tour à tour voulaient l'embrasser, et. lui marquaient les plus grands signes de joie et d'amitié. Un. entre autres dit au déclarant qu'il jugeait bien que les Suisses rendraient les armes, et qu'il allait monter dans les appartements pour les inviter à se joindre à eux ; mais j'ignore le résultat de leur conférence.

J.-B. JARDIN, adjudant-major du bataillon des Filles-Saint-Thomas.

 

Cette enquête se termina par un rapport qui signalait spécialement à la vengeance des patriotes Laurent, Angibaut et Dangest, Leblancpère et Leblanc fils, anciens gardes du roi Guay, ancien capitaine de la mémo garde ; Janneret-Lamertière, Parisot, Boucher, tous trois commissaires de la comptabilité nationale ; Parceval de Grand'Maison, demeurant rue Saint-Thomas-du-Louvre, Weber, Wenmaring, Machetard, Picquet, aide de camp de La Fayette ; Picquet son frère, capitaine de la garde du roi les sieurs Tassin, Boscary, commandants, et les frères Soubeyrand, dont l'un avait été l'aide de camp de La Fayette ; Bazancourt. Il y était dit que le sieur Deprizy, aussi commissaire de la comptabilité nationale, avait été tué aux Tuileries tirant sur le peuple. Le rapport était signé : VERGNE, CHRÉTIEN, DELPIEUX, THOMÉ, commissaires.

A la suite de cette enquête, le jury d'accusation, institué près le tribunal du 17 août, fut saisi d'un commencement de procédure intentée contre les deux commandants, Tassin et Boscary. La section de la Bibliothèque fut obligée de reconnaître qu'après la levée des scellés, qu'elle avait apposés sur les papiers du commandant Boscary, elle n'avait rien trouvé de suspect chez lui. Sur le rapport de Fouquier-Tinville, qui faisait alors ses débuts dans le régime des tribunaux exceptionnels et qui y montra autant de modération que plus tard il déploya de cruauté, le jury déclara, le 5 octobre 1792, qu'il n'existait contre Boscary, ci-devant de Villeplaine, aucune trace ni vestige de délit contre la sûreté générale. Un jugement identique, rendu sur le rapport du même Fouquier-Tinville, renvoya également, le 28 octobre, Tassin Justine.de toute prévention.

Mais, dix-huit mois après, sur les ordres du comité de salut public, cette affaire fut reprise. Fouquier-Tinville, fidèle aux instructions secrètes du terrible comité, dressa un nouvel acte d'accusation, modèle de mensonge et d'impudence. On y faisait un crime aux accusés d'avoir assisté au repas des Champs-Élysées, ou des patriotes avaient été vexés[1], d'avoir assisté le tyran Capet dans ses projets de vengeance contre le peuple, le 17 juillet 1791, au Champ-de-Mars, et le 10 août 1792, aux Tuileries.

Boscary réussit à se dérober aux poursuites de Fouquier-Tinville, mais Tassin ne fut pas aussi heureux. Il fut arrêté par les soins de la section Guillaume Tell. En vain invoqua-t-il en sa faveur le bénéfice de la chose jugée, en vain voulut-il se retrancher derrière le jugement du 28 octobre 1792 les fureurs révolutionnaires avaient progressé et avaient éteint toute justice comme toute pitié dans le cœur des juges. Tassin de l'Étang, son frère, qui avait été officier municipal de 1790 au 10 août 1792, et onze autres accusés, furent traduits devant le tribunal révolutionnaire, le 14 floréal an II (3 mai 1794).

Les onze autres étaient :

1° Wenmaring, capitaine des grenadiers, chef de bureau du comité des banquiers et agents de change

2° Picquet, aide de camp de Dillon et de La Fayette, et auparavant capitaine des grenadiers

3° Angibaut, grenadier et traiteur, rue Vivienne ;

4° Parisot, grenadier et commissaire à la comptabilité ;

5° Dangest, ancien mousquetaire, ancien chevalier de saint Louis, fabricant de papiers et grenadier ;

6° Rougemont, directeur de la comptabilité des Loteries ;

7° Deschamps-Tréfontaine, grenadier, sous-chef de comptabilité des droits d'enregistrement

8° Maulgue, architecte et capitaine d'une des compagnies du centre du bataillon ;

9° Laurent, sous-lieutenant et vitrier ;

10° Bérard, négociant et armateur, capitaine de la troisième compagnie du centre, et, après le 10 août, commandant de la force armée de la section de la Bibliothèque

11° Ferrée, ci-devant agent de change, commandant du bataillon des Petits-Pères.

Cette espèce de machine, qu'on appelait le jury du tribunal révolutionnaire, et que Fouquier-Tinville et Dumas faisaient mouvoir à leur guise, les déclara tous les treize convaincus d'avoir participé au complot qui a existé entre Capet, sa femme et les ennemis de la république, tendant à allumer la guerre civile, en armant les citoyens les uns contre les autres, en portant atteinte à la liberté du peuple et dont les suites ont coûté la vie à un grand nombre de citoyens, au Champ-de-Mars, le 17 juillet 1791, et dans la journée du 10 août 1792.

Ils furent condamnés à mort et exécutés le jour même de leur condamnation. Un quatorzième accusé, nommé Salleneuve, qui avait été officier dans le bataillon des Filles-Saint-Thomas, mais avait quitté, avant 179/), la section de la Bibliothèque, fut renvoyé de l'accusation. Pour faire croire à son impartialité, le tribunal révolutionnaire acquittait généralement un ou deux accusés par chaque fournée.

 

 

 



[1] Duhamel, officier du bataillon des Filles-Saint-Thomas, avait été tué, douze autres officiers et soldats avaient été blessés plus ou moins grièvement ; les agresseurs, les fédérés Marseillais, n'avaient pas reçu une seule égratignure. Voilà comment les soi-disant patriotes avaient été vexés lors du fameux banquet des Champs-Élysées.