TURENNE

SA VIE, LES INSTITUTIONS MILITAIRES DE SON TEMPS

 

CHAPITRE XII. — GUERRE DE HOLLANDE.

 

 

CAMPAGNE DE 1674

État général des affaires au commencement de l'année 1674. — Opérations militaires de Turenne. — Première période : il empêche les Suisses et le duc de Lorraine de secourir la Franche-Comté attaquée par Louis XIV. — Deuxième période : il ferme la France aux impériaux par le combat de Sintzheim. — Troisième période : il livre la bataille d'Entzheim et s'assure des routes de la Lorraine. — Quatrième période : il évacue l'Alsace, longe le pied des Vosges, culbute les Allemands à Turckheim et les rejette au delà du Rhin.

 

VOICI l'une des campagnes les plus instructives que l'on puisse étudier, la plus féconde de la guerre de Hollande par ses résultats, l'une des plus glorieuses de la carrière déjà si brillante de Turenne, celle qui a si profondément gravé son nom dans le souvenir de l'Alsace reconnaissante qu'il y est toujours vénéré, toujours béni !

Elle s'annonça mal cette année pendant laquelle l'Alsace devait être disputée aux Impériaux et la Franche-Comté conquise sur les Espagnols ! Turenne et Condé, également irrités contre Louvois, avaient résolu de l'éloigner des affaires et il avait fallu toute l'habileté de le Tellier pour le sauver. Il conserva sa situation de secrétaire d'État de la guerre, mais le roi exigea qu'il fit au maréchal une visite en témoignage de soumission, et nous en trouvons le résumé dans une lettre de Turenne écrite en janvier 1674 : Sire, je dirai à Votre Majesté que M. le marquis de Louvois vint me voir hier, que j'irai chez lui dès que je serai de retour et que j'en userai fort civilement avec lui. Il m'a avoué que l'on a eu beaucoup de temps pour sauver Bonn avec quatre ou cinq mille hommes, et par là toutes les affaires. Nous sommes entrés dans de grands détails, avec beaucoup d'honnêteté et de dissimulation de son côté. Je savois parfaitement, il y a deux jours, comment s'étoit passé l'accommodement de M. le Prince avec M. le Tellier, et comme le marquis de Louvois y est entré, et les raisons que l'on lui a dites pour cela. Comme j'aurai l'honneur de pouvoir parler à Votre Majesté ici, et de lui écrire quand elle sera éloignée, je lui dirai ou lui ferai sçavoir les pas que M. de Louvois continuera à faire pour entrer dans les sentiments de son père, lequel n'a jamais pardonné ; et cela joint avec l'ambition du fils, Votre Majesté peut bien juger du danger où est un homme éloigné, et quel est le précipice qu'il voit à chaque pas devant soi, puisque, étant près, il a remarqué quantité de petits endroits qui ne l'assurent que trop de cette vérité-là[1].

Pour rassurer Turenne contre le danger qu'il paraissait redouter, Louis XIV l'autorisa à correspondre directement avec lui, par l'intermédiaire du cardinal de Bouillon, mesure regrettable parce qu'elle pouvait rendre l'unité d'action difficile et compromettre les opérations qui allaient devenir plus compliquées que jamais. Heureusement pour la France, Turenne et Louvois sacrifièrent au moment décisif leurs querelles au salut de la patrie, et comme autrefois Mazarin, le ministre procura au maréchal toutes les ressources que son puissant esprit d'organisation savait si promptement réunir, et le maréchal en tira merveilleusement parti pour la défense de nos frontières.

Au dehors, la situation s'était aggravée ; l'insuccès de la campagne précédente avait augmenté le nombre des ennemis de la France et découragé ses alliés. Le parlement anglais, en refusant des subsides pour la continuation d'une guerre que la' nation considérait comme contraire à ses intérêts, obligea son roi à conclure la paix avec la république. L'évêque de Münster et l'électeur de Cologne, dont les États se trouvaient envahis par les Impériaux, ne tardèrent pas aussi à faire leur accommodement. D'un autre côté, l'électeur palatin et le duc de Brunswick-Lüneburg promirent de joindre leurs troupes à celles de l'empereur, et plus tard l'électeur de Brandebourg, oubliant la paix qu'il venait de jurer avec la France, s'engagea aussi à prendre de nouveau les armes contre cette puissance. Les électeurs de Bavière et de Hanovre furent les seuls princes allemands qui persistèrent dans le système de la neutralité. Le roi et son ministre s'élevèrent la hauteur de cette situation critique et ils formèrent un plan aussi judicieux que simple : achever l'évacuation de la Hollande, sauf Grave, destiné à recevoir l'immense matériel des places délaissées ; abandonner la ligne du Rhin que la prise de Bonn ne permettait plus de conserver avec avantage, mais occuper fortement le cours de la Meuse, depuis la frontière française jusqu'à Maëstricht ; couvrir l'Alsace et la Lorraine contre les Allemands, le Roussillon contre les Espagnols, et prendre vigoureusement l'offensive en Flandre et en Franche-Comté[2].

L'exécution de ce plan fut promptement poursuivie. Louis XIV entra en Franche-Comté en avril ; le prince de Condé porta la guerre en Belgique ; le maréchal de Schomberg commanda l'armée sur les Pyrénées et Turenne l'armée d'Allemagne. Les opérations du maréchal pendant cette campagne peuvent se diviser en quatre périodes : la première, du 1er janvier 1674 au 25 mai ; la deuxième, du 26 mai au 31 juillet ; la troisième, du 1er août au 28 novembre ; la quatrième, du 29 novembre au 30 janvier 1675.

 

I

13 JANVIER — 25 MAI.

Turenne, persuadé que l'Alsace sera le théâtre de la guerre, se prépare à la défendre en couvrant Philipsbourg, Landau, Saverne et Haguenau. En même temps, pendant que Louis XIV conquiert la Franche-Comté, il manœuvre pour empêcher les Suisses et le duc de Lorraine de secourir cette province.

 

L'électeur palatin s'étant engagé par un traité signé le 14 janvier à recevoir les troupes impériales dans la ville de Germersheim. afin de faciliter le siège de Philipsbourg, les marquis de Rochefort et de Vaubrun s'approchèrent de Germersheim, prirent cette ville et son château, et après l'avoir pourvue d'une garnison suffisante, ils renvoyèrent les troupes dans leurs quartiers. Ce fut la première opération de l'année. Au mois d'avril, Louis XIV, informé que les confédérés se réunissaient en corps d'armée près de Mannheim, jugea qu'ils n'avaient quitté leurs quartiers d'hiver avant la saison que pour assiéger Philipsbourg, dont les fortifications n'étaient pas encore achevées, ou pour pénétrer en Alsace. Il fit partir Turenne pour les observer et pour couvrir la Franche-Comté qu'il allait attaquer. Le marquis de Rochefort eut le commandement du premier corps, formé de deux mille quatre cents chevaux ; le second, qui était composé de deux mille hommes d'infanterie et de huit cents cavaliers, fut confié au marquis de Vaubrun, qui fit raser le château et les murailles de Germersheim qu'on ne pouvait garder ; Turenne ne conserva d'abord que onze cents hommes de cavalerie et six cents d'infanterie. Il ne disposait en tout que de quatre mille trois cents cavaliers et deux mille six cents fantassins, et le reste des troupes était à peine suffisant pour garnir les places. Celles-ci sont l'objet de toute la sollicitude du maréchal. Philipsbourg l'inquiète beaucoup : Les redoutes de maçonnerie, écrit-il à Louvois, ne sont pas en état d'être achevées de six mois, et les ennemis peuvent y être en six heures. On ne voit point comment on pourroit empêcher l'ennemi de se mettre entre le Rhin et Philipsbourg. Il recommande aussi Brisach à toute sa sollicitude : Tant que l'on pourra en deçà du Rhin secourir Brisach, il n'y a pas à en appréhender le siège : mais si la communication étoit ôtée, un peu plus ou un peu moins de travaux n'en empêcheroit pas la prise. Il signale l'importance respective de plusieurs autres points : Saverne est située en lieu pour être la clef de l'Alsace.... ce qui est de l'Alsace affectionné au roi regarde Saverne comme une chose très capitale : je sais que la ville ne vaut rien : mais dans les guerres de campagne ce sont les postes qui sont considérables, et on a grand'peine il y revenir quand on les a une fois perdus.... Landau devient présentement un poste fort considérable.... J'ai dit que l'on raccommodât Haguenau, le plus diligemment et le mieux que l'on pourra. Ce doit être la tête de l'Alsace, et pour y avoir des magasins, pour aller plus avant, et pour y tenir ferme quand on sera plus faible. Il est très bon que Schélestat et Colmar soient en l'état qu'ils sont (13 avril)[3].

Tout en organisant la défense du côté de l'Alsace, Turenne surveillait le duc de Lorraine, les Allemands, les Suisses et contribuait ainsi au succès de Louis XIV en Franche-Comté. Prévoyant que pour entrer dans cette province, le duc de Lorraine pourrait s'avancer vers les villes frontières, il songea à lui barrer le chemin et envoya aux environs de Belfort quatre cents chevaux commandés par le marquis de Ruvigny. Il dépêcha avec la même mission près de Brisach le comte de Roye, maréchal de camp, à la tête de douze cents chevaux. Considérant en même temps que le comte de Caprara pouvait masquer Philipsbourg à la gauche du Rhin et lui couper la communication de cette place, il répandit le bruit qu'il allait faire jeter un pont au-dessous de Strasbourg et il envoya l'ordre de rassembler à Brisach des bateaux chargés de munitions de guerre et d'approvisionnements pour Philipsbourg. Ses prévisions sur les projets du due de Lorraine s'étant changées en certitude absolue vers le 20 avril, il prit de nouvelles et rapides mesures pour conserver l'Alsace en contenant. Caprara, et pour faire échouer le dessein des Lorrains, que leur éloignement permettait de prévenir vers Bâle. Comme il était possible que, pendant qu'il serait dans la haute Alsace, les troupes de l'empereur, jointes à celles de l'électeur palatin vers la basse Alsace, reçussent des renforts, il fallait laisser de ce côté un corps assez nombreux pour les empêcher de rien entreprendre et pour protéger Haguenau, Saverne et la Lorraine. Le marquis de Vaubrun reçut donc l'ordre de rester derrière Haguenau avec ses troupes, et le comte de Montclar, qui commandait dix escadrons destinés à joindre le prince de Condé en Flandre, se posta aux environs de Saverne pour soutenir Vaubrun si l'électeur palatin et Caprara formaient quelque entreprise, ou pour renforcer Turenne si d'autres troupes de l'empereur ou celles des cercles de Franconie et de Souabe joignaient le due de Lorraine[4].

Ces précautions eurent d'heureux résultats : Caprara, en apprenant que quelques bateaux français descendaient de Brisach, et que des détachements envoyés par Vaubrun s'approchaient de Strasbourg, craignit que les Français ne traversassent le Rhin pour se joindre à la garnison de Philipsbourg et ruiner le Palatinat ; il s'empressa clone de repasser le fleuve.

De son côté, le duc de Lorraine, abrité derrière les massifs de la forêt Noire, espérait dérober sa marche à Turenne, gagner rapidement le Sud, franchir le cours supérieur du Rhin à Rheinfelden, soulever les Suisses et entrer en Franche-Comté. Il arriva trop tard ; tous les passages étaient gardés : sur l'ordre de Turenne, le comte de Roye et Ruvigny étaient venus se poster à l'entrée de la Franche-Comté, dans la vallée de Delémont, et le maréchal pour être à portée de les soutenir s'était rendu successivement de Saverne à Brisach, et de Brisach à Heisingen près Bâle. Le 10 mai, quand il occupait déjà ce poste important, le duc de Lorraine, qui s'était avancé de Schaffhausen à Waldshut, se dirigeait inutilement sur Rheinfelden. La route était fermée, et le 15 mai Turenne pouvait annoncer à Louvois que le duc battait en retraite : M. de Lorraine est derrière les villes forestières ; le bruit commence à courir qu'il s'en veut retourner vers le Palatinat. Il peut, si je n'étois ici, être en huit heures de Rheinfelden dans l'entrée de la vallée de Delmont, d'où on ne peut plus l'empêcher d'aller en Comté ; et les Suisses ne gardent pas[5]. Tandis que Turenne contenait ainsi les Lorrains postés à Rheinfelden, Caprara n'osait rien tenter dans la basse Alsace, de sorte que Vaubrun y jouit de la plus grande tranquillité et en profita pour former des magasins et accélérer les autres préparatifs de la campagne. Les Suisses, intimidés par la présence de Turenne ou séduits par l'argent que l'on avait fait distribuer dans les cantons, ne firent que manifester une malveillance évidente mais inoffensive. Privés de tout secours étranger, les paysans franc-comtois prirent le parti de rentrer dans leurs villages, et Louis XIV fit rapidement, quoique plus sérieusement qu'en 1668, la conquête de leur province. Le duc de Navailles occupa successivement Pesmes, Marnay, Gray, Vesoul et Lons-le-Saulnier. Louis XIV, arrivé au mois d'avril, entrait le 15 mai à Besançon, qui avait capitulé après quinze jours de tranchée ouverte. Les ducs de Luxembourg et de la Feuillade achevaient d'occuper les places et les forts isolés tels que Pontarlier et Salins, et le duc de Duras, chargé du gouvernement après le départ du roi, eut mission de réduire les derniers postes. La plus grande partie des troupes disponibles était envoyée en Flandre et sur le Rhin.

 

II

26 MAI — 31 JUILLET.

Turenne ne quitte pas l'Alsace, où il a déjà fermé l'entrée de la Franche-Comté au duc de Lorraine, et où il doit fermer celle de la France aux Impériaux. Il essaye de prévenir la jonction de Bournonville et de Caprara, bat à Sintzheim l'armée impériale, qui est obligée de se retirer derrière le Main, et apprenant que l'Allemagne prépare une nouvelle invasion, il affame le Palatinat pour en rendre le séjour impossible à une armée ennemie.

 

Le maréchal n'avait pas attendu la fin de la conquête de la Franche-Comté pour quitter son poste d'observation. Quand il sut que le duc de Lorraine avait quitté Rheinfelden pour se rapprocher du Palatinat, et qu'il ne restait au roi que Dole et Salins à soumettre, il renvoya Montclar à Condé, prit avec lui le comte de Roye et le marquis de Ruvigny, et suivit son adversaire en côtoyant le fleuve sur la rive opposée. Le 30 mai, il arrivait à Waltenheim, où il prit son quartier, et répartit les troupes aux environs. Il se fortifia avec d'autant plus de soin que, si les ennemis se fussent rendus maîtres de ce point, ils auraient bientôt disposé de Strasbourg, où ils avaient beaucoup de partisans.

Caprara rejoignit le 2 juin le duc de Lorraine à Oberkirch, et ils établirent leurs troupes dans des villages depuis cette ville jusqu'à Bühl, en demandant le passage du pont de Kehl aux Strasbourgeois. Ils voulaient en l'intimidant contraindre Turenne h l'inaction. Celui-ci ne redoutait pas les Strasbourgeois ; il craignait plutôt que le comte de Souche, qui réunissait une nombreuse armée sur le bas Rhin, ne marchât vers la Moselle. Dans ce cas, il était déterminé à s'approcher de cette rivière pour s'opposer aux Impériaux, et il avait déjà fait avancer sur la Sarre vers Fenestrange le chevalier d'Humières avec huit escadrons pour surveiller les mouvements du comte de Souche, qui cependant semblait plutôt disposé à agir entre la Moselle et la Meuse qu'à la droite de ce dernier fleuve. Désespérant de gagner les magistrats de Strasbourg et de passer le fleuve, les Allemands s'avancèrent sur Heidelberg pour rejoindre les troupes palatines, celles du cercle de Franconie et le corps que le duc de Bournonville, nommé par l'empereur pour commander en chef l'armée du haut Rhin, amenait des environs de Cologne. Turenne, à cette nouvelle, prit la belle résolution de les croiser en marche et de les combattre avant qu'ils eussent été renforcés. Il fait jeter le Il juin, par Maulevrier, un pont sur le Rhin près de Philipsbourg, laisse à Saverne le marquis de Puisieux, rejoint à Haguenau le chevalier d'Humières, passe le Rhin avec six mille hommes à Philipsbourg, donne au comte d'Auvergne deux mille fantassins, quatre escadrons de cavalerie, soixante dragons et six pièces de canon pour former l'avant-garde, et le dirige sur Ockenheim. Celui-ci fait emporter d'assaut par le marquis de la Ferté-Senneterre la cense de Burghausen, où se trouvaient deux cents fantassins détachés d'Heidelberg, sous perdîmes dans ce combat vingt-cinq hommes et quelques officiers.

Le lendemain, Turenne fit un mouvement à droite, à travers les bois et de longs défilés, pour surprendre en marche le duc de Lorraine et le comte de Caprara, mais ceux-ci suivirent le pied des montagnes pour joindre Bournonville sans obstacles, et ils campèrent à Eppingen, avec deux mille hommes d'infanterie et six mille chevaux. Turenne possédait un peu plus de quinze cents fantassins, six mille cavaliers et six petites pièces d'artillerie. Les renforts qu'il reçut le 15 juin de Philipsbourg montèrent l'effectif de son infanterie à trois mille hommes. Il s'arrêta près de Wisloch, qui refusa de le recevoir. Cette ville n'avait comme garnison que deux cents cavaliers, quelques miliciens et un grand nombre de paysans armés. Pensant qu'il pourrait rencontrer les ennemis le jour suivant, le maréchal ne voulut point attaquer la ville, afin de ne point fatiguer ses troupes. Au bruit de sa marche, l'ennemi s'était jeté vers Heilbronn pour se couvrir du Neckar. Turenne l'atteignit à moitié chemin le 16 juin à Sintzheim. S'il s'était porté directement sur Waihstadt, il aurait probablement prévenu ses adversaires, toujours lents à se mouvoir, et qui pour y parvenir avaient plus de chemin à faire que lui ; malheureusement il se rabattit sur sa droite par sa droite sur Sintzheim, qui était plus éloigné de Wisloch que d'Eppingen ; aussi, lorsqu'il se présenta devant Sintzheim, il trouva que le due de Lorraine et Caprara avaient déjà passé l'Elsenz prés de cette ville. Le premier voulait continuer la marche vers le Neckar, mais Caprara, frappé de la force de la position de Sintzheim, fit décider que l'on y attendrait l'attaque des Français.

La position était très avantageuse ; séparés des nôtres par un ruisseau profond, les Allemands occupaient des haies et des jardins placés en avant de la ville ; leur infanterie se déployait au travers de ce terrain d'un accès difficile. Les dragons du duc de Lorraine gardaient l'unique pont du ruisseau ; le reste de sa cavalerie s'étageait sur une hauteur voisine. Pour atteindre le gros de l'armée ennemie, il fallait franchir l'eau, s'emparer des jardins et des haies. emporter d'assaut la ville et le château, puis défiler par une gorge étroite qui ne s'élargissait qu'auprès des alliés. Cependant ces difficultés n'arrêtèrent pas Turenne. Il avait autant de cavalerie que ses adversaires, et son infanterie était bien supérieure en nombre. Il est vrai que les troupes de l'ennemi étaient fraiches ; mais, vu la nature du terrain, le nombre de ses fantassins était une ressource précieuse, et de plus le maréchal comptait sur l'effet de six pièces de canon qu'il avait emmenées de Philipsbourg, tandis que l'Allemand n'avait pas d'artillerie à lui opposer. Il résolut d'aborder les alliés de front, quoiqu'il semblât plus facile et surtout plus décisif de les tourner en passant l'Elsenz au-dessus de leur gauche. En agissant ainsi, Turenne aurait pli se flatter de les jeter dans le coude formé par l'Elsenz et de consommer leur ruine en leur coupant la retraite vers le Neckar. Au contraire, en les attaquant de front on ne devait se promettre d'autre résultat que de les pousser dans la direction de leur ligue de retraite.

Le 16 juin, à neuf heures du matin, le maréchal donna le signal de l'attaque. D'Hocquincourt lut envoyé, avec treize cents fantassins sous les ordres du major général de l'infanterie, et quatre escadrons de dragons pour fouiller les haies occupées par l'ennemi. Turenne, disposa son infanterie au centre et sa cavalerie sur les deux ailes, posta sur la droite les six pièces de canon qui ouvrirent immédiatement le feu sur les alliés qui occupaient la hauteur dont lions avons parlé. A la suite de l'assaut, les haies, les jardins et la ville furent envahis ; on mit le feu à cette dernière, pendant que le vicomte arrivait avec le gros de l'armée. Pour gagner la hauteur, il fallait s'engager dans un étroit défilé qui ne prenait de l'ampleur que peu à peu en face de la position de l'ennemi. Turenne détache une partie de son infanterie, qui s'empare du château sur lequel les Allemands se retiraient devant l'incendie ; il place le plus grand nombre de ses mousquetaires à droite et à gauche derrière les haies qui bordaient cette sorte d'entonnoir que formait la gorge en arrivant sur l'ennemi ; il leur donne l'ordre de se tenir toujours en avant de la ligne de bataille qui allait se former sous la protection de leur feu. Le reste de l'infanterie fut distribué à droite et à l'avant-garde.

Lorsqu'il eut gagné assez de terrain pour avoir quatre cents hommes de front, il fit rapidement déboucher douze escadrons, qui commencèrent à se déployer en marchant derrière l'infanterie ; l'artillerie suivait et enfin le reste de la cavalerie. Au moment où le maréchal s'avançait pour voir si ses ordres étaient bien exécutés ; les Anglais qui servaient dans son armée le saluèrent de leurs cris en jetant leurs drapeaux en l'air : les chevaux de l'artillerie française s'effarouchèrent, et les cuirassiers de l'empereur, profitant tout à la fois du désordre et de l'avantage du terrain, descendirent comme la foudre sur la première ligne, qui n'était pas encore solidement formée, et la rompirent. Il y eut pendant longtemps une effroyable mêlée. Quelques escadrons de la droite, pris en flanc, essuyèrent des pertes sérieuses. On ne se reconnaissait plus au milieu du désordre et de la poussière ; les étendards furent plusieurs fois pris et repris ; celui du colonel général, qui était le régiment de Turenne, le premier de la cavalerie française, fut surtout vivement disputé. Mais enfin, grâce aux efforts de Saint-Abre et des officiers généraux qui se jetèrent au combat comme des capitaines de chevau-légers, grâce surtout aux mousquetaires placés dans les haies et dont le feu prenait en liane les cuirassiers de l'empereur, ces redoutables cavaliers commencèrent à céder.

Caprara reculait ses lignes pour en rétablir l'ordre. A ce moment, le comte du Plessis se trouvait au centre ; le marquis de Saint-Abre, de Beauvezet, le comte de Maulevrier, le brigadier Pillois commandaient l'aile droite ; la gauche était aux ordres de Foucault, lieutenant général, des comtes de la Marck et d'Auvergne, maréchaux de camp, et dut marquis de Coulanges, brigadier. L'infanterie du vicomte, en se rapprochant de l'ennemi, se forme sur deux lignes en élargissant encore son front, et l'artillerie, qui avait été surprise par le choc et refoulée, étant encore attelée fut reportée en avant, mise en batterie, et acheva de repousser la cavalerie impériale. Sans donner à l'ennemi le temps de se reconnaître, Turenne marchait en avant, sur un terrain plus ouvert, mettant en bataille de nouveaux escadrons tandis que l'infanterie se rangeait sur trois ligues et qu'elle continuait à protéger les ailes en les débordant. Turenne, en avançant sa droite, voulait prendre en flanc la cavalerie de l'ennemi. Pour arrêter ses progrès le duc de Lorraine essaya d'une seconde charge, mais Foucault renverse l'aile droite des alliés et le maréchal avançant toujours élargit son front de bataille et déploie davantage sa cavalerie. Caprara fond encore sur les escadrons qui restent entassés dans le défilé, mais celte fuis il éprouve un échec plus sérieux et se détermine à la retraite. Les Impériaux avaient constamment reculé ; après la troisième charge, ils tournèrent bride et talons pour ne plus reparaitre. Leur seconde ligue gagne les bois, tandis que la première et quelques escadrons couvrent à peine les derrières. On leur prit quarante chariots d'équipage pendant qu'ils reculaient sur Heidelberg et Heilbronn, suivis jusqu'au Neckar par quatre cents cavaliers français qui leur firent un assez grand nombre de prisonniers. Ils mirent la rivière entre eux et les poursuivants. Turenne fit reposer ses troupes en campant à Waihstadt.

L'action avait duré sept heures ; l'ennemi perdait deux mille hommes, dont deux colonels ; deux autres furent blessés. On lui enleva deux drapeaux, onze étendards, quelques paires de timbales et quatre cents hommes. Parmi les nôtres, le marquis de Coulanges fut tué ; Saint-Abre, Beauvezet, de la Marck furent blessés. Nous comptions en outre onze cents hommes morts ou blessés. On explique facilement cette défaite des alliés qui ne s'étaient pas suffisamment inquiétés des projets et de la marche de Turenne. Le poste de Sintzheim était avantageux, mais Caprara devait attendre ses renforts et ne pas abandonner la ville pour chercher derrière tin terrain de bataille ; il devait fortifier le château, garnir le défilé, ranger toute sa cavalerie de manière à ne pas permettre au maréchal de déployer son armée. Turenne profita habilement des fautes des Allemands, et quoique la résolution de les combattre paraisse au premier coup d'œil fort hasardeuse. leur mauvaise disposition l'engageait à livrer bataille. Il reconnut lui-même la valeur des troupes impériales et la difficulté qu'il eut de les vaincre[6].

Les ennemis, écrivait-il au roi le 17 juin, étoient plutôt plus de six mille ehevaux que moins, dont il y avoit plus de trois mille de vieux régiments de l'empereur, douze cents hommes de pied et trois mille dragons. Je n'ai jamais vu bataille plus opiniâtrée..... La chose a été longtemps douteuse.... Ces vieux régiments de l'empereur faisoient fort bien, et l'infanterie de Votre Majesté des merveilles..... Les ennemis s'en sont allés en déroute entière et par divers chemins, dans les bois, où on a trouvé beaucoup de leurs bagages.... Je ferai, en repassant le Rhin (n'y ayant rien à faire de deçà qu'il consommer les blés de Philipsbourg), tout ce que je croirai le mieux pour le service de Votre Majesté[7].

Quelques jours après, dans une lettre à Louvois (26 juin), il avoue avoir eu des inquiétudes. On passoit à deux cents pas du lieu du combat par une porte, et tout eût été perdu si les gens qui s'enfuyaient l'eussent remplie.

Les ennemis contestèrent l'avantage de Turenne. Quoique le maréchal s'attribuât l'avantage que l'on sait au combat de Sintzheim, cet avantage fut entièrement à nous, puisqu'il se retira, et que, malgré lui, on fit la jonction que l'on souhaitoit aux troupes du Palatin et de M. de Bournonville, notre perte n'étant pas si considérable que la leur. On en plaisanta même en France. On était tout prêt à le contester en Flandre, surtout parmi les flatteurs de M. le Prince. Le maréchal d'Humières lui écrivait de Lille (26 juin) : — Comme je n'entends parler de tous côtés que de la grande bataille que M. de Turenne a gagnée, je ne puis m'empêcher encore de vous demander la grâce de me faire savoir ce que Votre Altesse en a appris et ce qu'elle en pense, car je demanderois volontiers, comme le comte de Grammont au maréchal de Gassion : Ubi est cadaver ? ne voyant rien de toutes les suites d'une victoire[8].

Que les ennemis aient contesté le succès de Turenne, rien n'est plus naturel ; mais l'on comprend moins facilement qu'il ait pu se trouver un Français pour diminuer l'importance de ce succès. Opérant avec une poignée d'hommes, dans un poste en quelque sorte secondaire, le maréchal n'usait-il pas depuis bientôt six mois l'armée organisée pour envahir le territoire de la France ? N'avait-il pas réussi à détruire en détail les troupes qui devaient reprendre l'Alsace ? N'avait-il point, à force d'habiles manœuvres, empêché, la jonction de généraux qui, réunis plus tôt, pouvaient nous infliger d'irréparables défaites ? Louvois ne pensa point connue M. d'Humières et il rendit justice il l'infatigable activité du général qui tenait le jeu contre quatre ou cinq adversaires dans un pays hérissé de forteresses, coupé de rivières, couvert de montagnes à travers lesquelles, faute de bonnes routes, il était souvent difficile de diriger deux ou trois escadrons. A partir de la victoire de Sintzheim, il renforça cette armée du Rhin devant laquelle grossissait l'ennemi, et oubliant désormais les torts que le maréchal avait pu avoir envers lui, n'écoutant plus que sa passion pour la grandeur de la France, il fit tout pour empêcher les alliés d'avoir un avantage du côté de l'Allemagne et pour permettre à Turenne de retenir la victoire sous ses drapeaux. Le roi. pour consacrer la mémoire d'une expédition si prompte et si hardie, fit frapper une médaille représentant un foudre ailé avec cette légende : Vis et celeritas, vigueur et vitesse ; et cet exergue : Pagna ad Sintzhemium M. DC. LXXIV, Bataille de Sintzheim 1674.

On ne tarda pas à juger de l'importance du succès de Turenne par ses suites : le ronfle de Souche fut forcé de détacher une partie de ses troupes, qui devaient agir en Flandre, pour les renvoyer sur le Rhin an secours de l'électeur palatin et du duc de Lorraine. Tel fut le désarroi des vaincus, qu'il leur fallut du temps pour rallier les fuyards et leur faire reprendre courage. Si l'armée française n'eût pas été harassée de fatigue par une série de marches qui avaient duré plusieurs mois, la victoire al été probablement décisive ; mais Turenne dut donner à ses troupes du repos et des renforts ; il les ramena en deçà du Rhin le 20 juin et les établit près de Neustadt dans le Palatinat. afin de rassembler les soldats qu'il avait laissés dans la basse Alsace et de rafraîchir suffisamment son armée. Les vaincus, pendant ce temps, se ralliaient au delà du Neckar, où Bournonville les rejoignit avec cinq mille hommes et de l'artillerie. Ils n'osèrent se remettre eu campagne et ils campèrent à Ladenbourg, entre Heidelberg et Mannheim. C'est là que Turenne vint les chercher le 3 juillet. Ils s'étaient retranchés et fortifiés par tous les ouvrages qui peuvent assurer un camp ; ils avaient le Neckar pour les couvrir, une armée forte de seize mille hommes. Turenne n'en avait que onze mille. Résolu à les attaquer, il garnit les bords du Neckar de son canon, près du petit village de Wiblingen, à une lieue au-dessous de Heidelberg, et se disposa à jeter un pont sous le feu de son artillerie : mais il était à peine commencé que les ennemis abandonnèrent leur camp et leurs retranchements et prirent le parti de se retirer derrière le Main, à dix lieues en arrière, dans la direction de Francfort. Turenne détacha aussitôt il leur poursuite le comte de Roye avec un corps de cavalerie, lui ordonnant de les charger dès qu'il serait à portée pour les arrêter et lui donner le temps d'arriver avec le reste de l'armée. Nos troupes marchèrent avec ardeur, mais les ennemis avaient si peur d'être atteints qu'ils firent quatorze lieues d'une traite ; ils étaient déjà au delà de Zwingenberg quand le comte de Roue commença à charger leur arrière-garde. Il y eut alors parmi eux, comme le répéta Turenne, une épouvante qui n'est pas croyable. Telle fut leur frayeur, qu'ils jetèrent tout ce qui pouvait les incommoder pour fuir avec plus de précipitation et semèrent leur route de cuirasses, d'hommes et de chevaux fatigués. L'infanterie se dispersa dans les montagnes et dans les bois, et la cavalerie ne s'arrêta que derrière Francfort, au delà du Main. Nos coureurs enlevèrent quelques officiers de l'arrière-garde, un grand nombre de soldats, six pièces de canon et une partie du bagage. En souvenir de celte déroute on frappa une médaille représentant un homme à cheval qui tient un étendard aux armes de France et qui court à toute vitesse après les ennemis. Derrière est le Neckar. Il y a pour légende : Germanis iterum fusis, les Allemands défaits une seconde fois, et pour exergue : Ad Nicrim, M. DC. LXXIV, sur les bords du Neckar, 1674.

Turenne, se trouvant maitre du Palatinat par cette fuite des ennemis, y distribua ses troupes en quatre ou cinq campements, les y fit vivre à discrétion près d'un mois, et consuma tous les fourrages et tontes les moissons de ce pays, de manière qu'il eût été impossible à aucun corps de troupes d'y subsister. Certains historiens ont pris texte de ces faits pour accabler le maréchal d'une inculpation aussi calomnieuse qu'accréditée. et l'on dit encore aujourd'hui qu'il a reçu de Louvois l'ordre de réduire en cendres les États de l'électeur palatin. Le chevalier de Beaurain, historien des quatre dernières campagnes de Turenne, avait déjà réfuté cette accusation qui avait cours de son temps. M. Rousset, dans l'Histoire de Louvois, a repris la question et a ajouté de nouveaux arguments à ceux qu'avait donnés Beaurain ; mais cette calomnie est encore si accréditée qu'il est bon de les résumer.

Est-il vrai que Turenne ait incendié le Palatinat ? Est-il vrai qu'il ait, envers des populations inoffensives, usé, abusé de la force brutale ? Il faut bien se rappeler que les villes, bourgs et villages situés dans un certain rayon autour des postes occupés par des troupes ennemies étaient soumis à la contribution ou au feu, s'ils refusaient de contribuer. On l'a déjà dit à propos de la Hollande, c'était le droit de la guerre en ce temps-là, droit que l'électeur palatin lui-même, dans sa lettre de défi à Turenne, ne songeait pas à contester : Il me semble, disait-il, qu'à toute rigueur on ne met le feu qu'aux lieux qui refusent des contributions. Si ce droit était incontestable, ce n'était certainement pas Louvois qui eût négligé de le faire valoir. Aussi avait-il ordonné à l'intendant d'Alsace, N. de la Grange, d'expédier des mandats de contribution, et aux officiers de la garnison de Philipsbourg d'envoyer des partis pour brider les lieux qui n'obéiraient pas aux mandats. En donnant ces ordres, Louvois avait moins pour objet, disait-il, de tirer au bénéfice du roi l'argent des sujets de Son Altesse électorale que de matter Son Altesse elle-même et de la contraindre à s'humilier aux pieds du roi, qui consentirait, volontiers à lui rendre l'honneur de ses bonnes grâces, à la considération de Monsieur et de Madame. Mais ni l'électeur ni ses sujets n'étaient d'humeur à se soumettre ; les paysans du Palatinat partageaient la passion de leur souverain contre la France. Non seulement ils refusaient de contribuer. Non seulement ils abandonnaient leurs villages, ils ne s'en tenaient même pas à la résistance passive, ils s'armaient, ils poussaient les représailles jusqu'aux portes de Philipsbourg, jusqu'en Alsace. Un jour, les schnapans, c'était le nom qu'on leur donnait, avaient attaqué un convoi de bateaux ; une autre fois, ils avaient osé s'aventurer au delà du Rhin et brûler un village du bailliage de Haguenau. Des officiers de la garnison de Philipsbourg avaient eu la mauvaise fortune de se laisser prendre ; l'électeur palatin les fit mettre au cachot, au pain et à l'eau ; même avec menaces de mort ; ce qui, disait le marquis de Vauban, était un procédé tout à fait contre toutes les formes. Louvois s'irritait : C'est une moquerie, s'écriait-il, que les habitants du Palatinat continuent à ne point contribuer ; et il ordonnait de nouvelles rigueurs. Rien n'y faisait : trois mois après, le 9 septembre, le gouverneur de Philipsbourg, Dufay, lui écrivait comme au premier jour : J'ai fait brûler depuis quinze jours, treize petites villes, bourgs ou villages ; mais il n'y a pas une âme dans aucun.

Voilà, dans l'incendie du Palatinat, en 1674, quelle a été la part de Louvois, voici quelle a été la part de Turenne. Après avoir chassé les Allemands au delà du Main, il avait voulu les empècher4le, revenir en deçà ; même après son départ, et leur ôter la tentation d'assiéger Philipsbourg, en faisant enlever ou détruire tous les fourrages et tontes les récoltes sur les deux rives du Neckar. Il en avait louché quelques mots à Louvois, comme d'une chose toute naturelle et très utile : Comme j'ai extrêmement mangé le pays entre Mannheim et Heidelberg, deçà et delà le Neckar, lui écrivait-il le 5 juillet, je crois, monsieur, que vous jugez bien de quelle conséquence cela est pour empêcher de venir à Philisbourg. Louvois ne pouvait trouver mauvais que Turenne ravageai un pays que, de son côté, lui-même il s'appliquait il détruire ; cependant il ne l'approuvait pas entièrement ; il craignait, disait-il, qu'un séjour trop prolongé dans les États de l'électeur n'augmentât en Allemagne le nombre et l'ardeur de ses partisans. Cette inquiétude n'était pas autrement sérieuse ; Louvois ne se préoccupait alors que de rappeler Turenne sur la Moselle. Turenne ne s'y laissait pas tromper lorsqu'il répondait au roi, qui affectait les mêmes craintes : Je supplie Votre Majesté de croire, sur ma parole, que rien au monde n'est si capital pour empêcher le siège de Philisbourg que d'avoir fourragé tons les endroits on l'ennemi peut s'assembler pour y venir. Pour ce qui est des alliés, la ruine du pays de M. l'électeur palatin les refroidit bien plus qu'elle ne les échauffe. Et de fait, lorsque Turenne eut repassé en deçà du Rhin, quoique ses troupes vécussent avec la n'élue licence qu'au delà, ni le roi ni le ministre n'y trouvèrent plus à redire.

Les sujets de l'électeur palatin n'avaient pas souffert sans représailles les ravages de leurs champs. Embusqués aux alentours de l'armée de Turenne, les schnapans tuaient sans pitié les traînards ou les imprudents qui s'aventuraient hors du camp. Des soldats, on dit des Anglais, avant trouvé les cadavres de quelques-uns de leurs camarades horriblement mutilés, mirent le feu aux villages les plus proches. L'électeur avait souffert les incendies pour refus de contribution, qui pouvaient passer pour des exécutions quasi légales : ceux-ci lui parurent sans excuse : ce fut alors qu'il écrivit à Turenne, le 27 juillet, cette fameuse lettre qui se terminait par un cartel en bonne forme. Turenne lui répondit, mais avec beaucoup de modération et tant de secret, que Louvois, qui était cependant bien informé, demeura plus de trois semaines avant de rien savoir. Enfin Turenne lui écrivit, le 25 août : Quand je sortis du Palatinat delà du Rhin, je reçus une lettre de M. l'électeur palatin, dont le roi aura assurément ouï parler, car je la lus à ceux qui étoient dans ma chambre. J'en ai gardé l'original et n'en ai point laissé prendre de copies, de peur que cela courût, car je suis assuré que M. l'électeur palatin en aura été fâché une heure après. Je lui répondis que j'avois reçu la lettre qu'il m'avoit fait l'honneur de m'écrire. et lui mandai, ce qui est vrai, que si les soldats avoient brûlé sans ordre quelques villages, c'étoient ceux où ils avoient trouvé des soldats tués par les paysans d'une assez étrange façon. Si le roi veut, je vous enverrai la copie de sa lettre, mais j'ai cru, à cause de Madame, qu'il valoit mieux assoupir cela[9].

Ainsi, d'après ce que nous venons de dire, l'un voit clairement que s'il s'est passé dans le Palatinat des faits regrettables, ni Louvois ni Turenne n'ont donné l'ordre d'incendier cette région fatalement exposée aux rigoureuses lois de la guerre. Ajoutons que l'humanité des Français en adoucit les cruelles nécessités que la commission des vivres pour l'armée du roi fut émue de pitié et distribua du pain de munition aux sujets palatins aussi bien qu'aux soldats. Environ un siècle après ces actes, que réprouve notre civilisation, un roi de Prusse, le grand Frédéric, recommandait encore à ses officiers de ne pas discuter avec les habitants d'un pays occupé, de les traiter avec hauteur, de les menacer de mettre tout à feu et à sang s'ils ne fournissent à temps ce qu'on leur demande, et de mettre à exécution les menaces faites afin de produire une impression salutaire. De récentes et cruelles épreuves nous ont appris que ces principes ne sont pas oubliés. Souhaitons qu'ils disparaissent à tout jamais, et terminons en jetant sur ces faits le jugement de celui qui fut le plus humain des hommes : Qu'il y ait eu à cela, dit Michelet, quelque utilité stratégique et passagère, je ne le nie point ; mais j'affirme que les choses qui créent des haines durables entre les nations sont mauvaises et impolitiques[10].

III

1er AOÛT — 28 NOVEMBRE.

Turenne tente de prévenir la jonction des impériaux et de l'électeur de Brandebourg ; mais la bataille d'Entzheim ne sert qu'à intimider l'ennemi. Le maréchal se maintient quelque temps en Alsace en couvrant Haguenau et Saverne, et il s'assure des routes qui conduisent en Lorraine.

 

Malgré l'effroi qu'ils avaient éprouvé, les Allemands ne désespéraient pas de prendre leur revanche de Sintzheim, et, ils firent bientôt de nouvelles levées et des concentrations de troupes. Louvois, de son côté, détacha le marquis de Rochefort entre la Mense et la Moselle, avec l'ordre de se joindre à Condé ou à Turenne, selon que le comte de Souche gagnerait la rive gauche de la Meuse pour appuyer le prince d'Orange, ou que, cédant aux sollicitations du duc de Lorraine et de l'électeur palatin, il resterait sur la Moselle. On put craindre un instant qu'il ne prit ce dernier parti et qu'il n'entrât en France par les Trois-Évêchés. Louis XIV, qui partageait cette crainte, rappela Turenne sur la Moselle, et, dans nue longue dépêche du 1er août, il le consulta sur l'utilité d'un plan éventuel qui consisterait à évacuer l'Alsace en ne conservant que Brisach et Philipsbourg, et à se replier entièrement en Lorraine, sauf à rentrer en Alsace après l'hiver. Il pensait que ce plan ne devrait être exécuté que si l'ennemi conservait la supériorité à la fin de la campagne, et qu'en rasant Neustadt, Landau, Wissembourg et quelques autres places, il aurait bien de la peine à s'établir en Alsace et à y prendre ses quartiers. Le maréchal avait consenti à céder à l'ordre du roi qui l'invitait à se replier sur la Moselle, et quand il se fuit assuré que les Trois-Évêchés n'étaient pas sérieusement menacés, il était revenu camper prés de Landau, afin d'are à portée du Palatinat transrhénan et d'en reprendre possession dès qu'il le jugerait utile. Quant à l'abandon éventuel de l'Alsace, il s'y opposa avec la plus franche énergie ; il fit valoir que si, par sa retraite, il abandonnait l'Alsace aux ennemis, ayant Strasbourg derrière eux, ils demeureraient dans cette province tant qu'il leur plairait : que de là ils pousseraient la guerre à leur gré en Franche-Comté, en Lorraine et même en Champagne ; qu'ils seraient maîtres de tout depuis Mayence jusqu'à Bâle, c'est-à-dire d'une étendue de pays capable de faire subsister cent mille hommes tout un hiver ; que bientôt nous n'aurions plus de nouvelles de Philipsbourg ni de Brisach, n'ayant plus de communication avec ces deux villes ; que rien ne produit plus mauvais effet que de raser des places, puisqu'on fait voir par là qu'on n'a pas même l'espérance d'y pouvoir revenir ; que d'ailleurs ces places rasées n'empêchent point qu'on ne s'établisse dans un pays ; des palissades qu'on peut dresser en un jouir étant tout aussi bonnes que des murailles pour des quartiers d'hiver. Turenne terminait sa réponse en résumant énergiquement toute sa pensée : Je dirai à Votre Majesté que je suis persuadé qu'il vaudroit mieux pour son service que j'eusse perdu une bataille que si je repassois les montagnes et que je quittasse l'Alsace. Elle sait le nombre qu'elle a de troupes ; je la supplie, dans ces trois mois, qui feront le bon ou le mauvais état de ses affaires, de ne les envoyer qu'aux lieux où elles pourront servir à quelque chose de capital. Pourvu qu'on ait un nombre raisonnable de troupes, on ne quitte pas un pays, encore qu'un ennemi soit plus fort ; mais il faut être soutenu par des secours et avoir ses derrières assurés[11]. Satisfait de cette réponse, le roi n'insista pas ; il fit même donner par Louvois l'ordre au marquis de Rochefort d'envoyer une partie de ses troupes à Turenne et de rejoindre Condé avec le reste. Bournonville se tint prudemment derrière le Main, attendant les contingents des divers États de l'Allemagne, et Turenne fit vivre ses troupes tout le mois d'août dans le Palatinat cisrhénan, comme elles avaient vécu tout le mois de juillet dans le Palatinat transrhénan.

Vers le commencement de septembre, la cour eut de nouvelles et plus graves inquiétudes : Bournonville avait été rejoint par les troupes des cercles de l'Empire et par celles de Zell, de Wolfenbüttel de Lüneburg, de Münster, de Saxe, de Hesse, de Trèves, de Cologne, et, sans attendre l'arrivée du grand électeur, il avait passé le Rhin à Mayence le 28 et le 29 août avec trente mille hommes et trente pièces de canon. A cette nouvelle, Louvois, éprouvant encore de bien légitimes inquiétudes pour la Lorraine, essaye de les faire partager a Turenne ; mais le maréchal s'est mis en mesure de le rassurer : il a pris nue forte position entre Wissembourg et Landau, derrière Vinden et Hergerswiller, son front couvert par ces villages et un ruisseau et sa droite appuyée à des bois marécageux. L'armée étant ainsi également éloignée des passages de Rhinzabern et Bergzabern, les seuls par ail on pouvait l'aborder, avait la facilité de se porter en peu de temps à l'un ou à l'autre, c'est-à-dire vers le Rhin ou les montagnes[12]. Confiant dans sa position, Turenne persiste dans sa résolution de défendre l'Alsace, mais en rendant raison de sa conduite à Louvois : L'armée du roi est en une disposition merveilleuse, et je pense que, l'ennemi se croit si supérieur en nombre que cela donne beaucoup de hardiesse à ses gens pour avancer.... Une armée comme celle de l'ennemi et en la saison où l'on est ne peut songer qu'il chasser l'armée du roi d'Alsace, n'avant ni vivres ni moyen d'aller en Lorraine que je ne sois chassé du pays... Aussi, monsieur, je ne doute pas, Verdun n'étant en nul danger, que Sa Majesté, ainsi que vous lui en aviez parlé, ne fasse avancer à Metz ce qui étoit à Verdun et ne commande au régiment royal, qui est à Marsal, de marcher à Saverne promptement[13].

Bournonville avait cru d'abord que Turenne avait peu de troupes, qu'il n'était pas retranché, et qu'en s'avançant contre lui, ou le rejetterait aisément en Lorraine. Il dirigea donc son armée vers Spire, d'où il envoya reconnaitre le camp des Français. Frappé de l'avantage du poste qu'ils occupaient ainsi que de leur ferme contenance, il n'osa ni attaquer le maréchal ni faire filer ses troupes entre Landau et le Rhin, et après avoir beaucoup souffert dans l'évêché de Spire par suite de la disette du fourrage, il se décida à rétrograder et à repasser le fleuve. Le 20 septembre il était sur la rive droite ; il renonça, malgré l'électeur palatin, à assiéger Philipsbourg en présence de Turenne, et remonta le Rhin à travers les marquisats de Dourlach et de Bade dans le dessein de s'approcher de Strasbourg. Turenne envoya aussitôt le marquis de Vaubrun avec un fort détachement pour intimider les magistrats de cette ville, les empêcher de rompre la neutralité et pour prévenir les impériaux au pont du Rhin ; il le suivit avec le reste de l'armée et s'établit au village de Wanzenan, à une Bene et demie au-dessous de Strasbourg.. C'était trop tard : entrainés par leurs inclinations allemandes, les magistrats s'étaient laissé gagner par les émissaires de l'empereur et ils livrèrent le pont à ses troupes, donnant comme excuse de cette violation de lu neutralité, qu'ils avaient promise et jurée, de prétendues violences que le peuple aurait exercées sur eux. Le gouvernement français avait commis une grave faute, de ne pas ordonner l'occupation de cette place ; il connaissait les mauvaises dispositions des Strasbourgeois, et puisque tout l'Empire était en guerre, il aurait dû comprendre que la possession de cette ville était indispensable pour la sûreté de la frontière. Contrairement à l'opinion de Napoléon, nous pensons que Turenne n'est point responsable de celle faute ; il veillait sur ce point important et il avait envoyé Vaubrun assez tôt pour prévenir Bournonville, mais Vaubrun qui devait agir avec vigueur, entra en pourparlers avec les bourgeois et perdit l'occasion d'enlever un fort indispensable. Le 24 septembre, les Impériaux étaient à Strasbourg ; une partie de leurs troupes occupaient la haute Alsace, qui n'avait pas été épuisée par la guerre ; l'électeur de Brandebourg arrivait sur le Neckar avec dix-huit mille hommes et quarante-sept pièces de canon. Turenne, dont les troupes étaient inférieures de moitié à celles des confédérés, occupait un pays sans ressources ; il avait à défendre la France ouverte à l'invasion, à couvrir plusieurs places d'Alsace mal fortifiées et dont la possession lui était nécessaire pour se maintenir dans le pays, et, s'il perdait quelques jours, la jonction de l'électeur avec Bournonville permettait aux confédérés de jeter cinquante mille hommes sur la France. La situation était critique. Turenne fil tout ce que l'on pouvait attendre de lui et il résolut de prévenir la jonction dont il était menacé, ainsi qu'il avait prévenu an début de la campagne celle de Bournonville et du duc de Lorraine.

A ce moment les impériaux et les Français occupaient les positions suivantes aux portes de Strasbourg : Turenne, le village de Wanzenan, sa gauche à l'Ill, sa droite à des marais ; Bournonville, Saint-Blaise, la droite au Rhin, interceptant la route de Saverne. Informé que son adversaire passait l'Ill et se dirigeait sur Molsheim, le maréchal leva son camp le 5 octobre à minuit, passa la rivière de Souffel à Lampertheim, laissant Strasbourg sur la gauche ; il marcha sur trois colonnes, s'empara du bourg d'Achenheim, passa la Bruche et découvrit le camp des ennemis derrière Entzheim. S'étant avancé pour les reconnaître, il aperçut qu'ils avaient jeté de l'infanterie dans un bois sur notre droite et qu'ils s'étaient rangés en bataille pour le recevoir. Il fit mettre aussitôt son armée dans la plaine, à gauche et en avant du village de Holtzheim ; sa première ligne était composée de quatorze escadrons à chaque aile et de dix bataillons dans le centre. Sa seconde ligue avait pareillement quatorze escadrons à chacune de ses ailes et huit bataillons au centre, et son corps de réserve était de trois bataillons et quatre escadrons, outre un bataillon et deux escadrons qu'il avait placés entre les deux lignes.

Les ennemis avaient leur droite vers Strasbourg- et leur gauche près du village d'Entzheim, où ils se retranchèrent, quoique leur armée mt forte de quarante bataillons et de quatre-vingt-treize escadrons, et que celle de France ne fût que de vingt-sept bataillons et de soixante-deux escadrons. Ils étaient maîtres de positions qu'ils avaient fortifiées et dans lesquelles ils avaient mis du canon qui couvrait leur droite. Ils avaient jeté quelque infanterie et fait quelques abatis d'arbres dans le bois qui couvrait leur gauche. Le duc de Bournonville qui la commandait était au centre ; le duc de Lorraine était la tête de l'aile droite, et l'aile gauche était sous les ordres du comte de Caprara. Turenne ayant compris la nécessité de chasser les ennemis du bois qui couvrait leur gauche, et sans la possession duquel il ne pouvait les aborder, fit avancer son artillerie pour le battre et commanda le marquis de Boufflers pour l'attaquer avec ses dragons. soutenus de cinq bataillons ; les ennemis, qui avaient eu dessein de prendre l'armée du roi eu flanc par cet endroit, défendirent avec acharnement celle position dont ils comprenaient toute l'importance, et il y eut en cet endroit un combat des plus vifs, dans lequel périrent de part et d'autre un grand nombre de soldats et d'officiers, ce qui obligea les deux chefs de faire soutenir les premières troupes par de nouvelles ; il se passa plus d'Hile heure et demie avant qu'aucun parti lait se vanter d'avoir l'avantage, pendant que le reste des deux armées demeurait spectateur de cette action ; mais le marquis de Boufflers, impatienté d'une si longue résistance, força la première ligne des retranchements qui gardaient l'entrée du bois, et, suivi par le reste des troupes, il s'en rendit le maitre et prit trois pièces de canon. On s'était flatté que les ennemis abandonneraient ensuite le bois ; mais ils s'y soutinrent grâce à leur seconde ligne, qui était armée de huit pièces de canon et que les Français ne purent forcer.

Pendant que les troupes combattaient avec opiniâtreté de part et d'autre, le duc de Lorraine, ayant vu que Turenne avait dégarni le centre de sa première ligne pour envoyer du secours aux troupes qui combattaient dans le bois, y fit marcher quinze escadrons qui, trouvant un vide entre la cavalerie et l'infanterie de la droite, l'attaquèrent avec avantage et v mirent du désordre ; mais le comte de Lorges accourut au secours de la cavalerie qui avait déjà plié, et rétablit le embat avec tant de valeur qu'il se sauva très peu de monde de ces quinze escadrons.

A ce moment les troupes qui Minent dans le bois tentaient de nouveaux efforts. Turenne, ayant fait avancer le corps de réserve et six bataillons de la deuxième ligne, chassa les ennemis du deuxième retranchement qu'ils avaient fait, et se rendit maître de leur canon qu'il tourna contre eux ; mais il ne Inn encore les obliger d'abandonner le bois ; Bournonville, par lm retour offensif, l'ébranlait sur le terrain conquis en faisant avancer sept bataillons de Lünebourg. Turenne leur apposa le reste des bataillons de la deuxième ligne, et là se renouvela le combat pour la troisième fois et le carnage devint bientôt effroyable. Les Allemands avaient cet avantage-considérable que leur ligne de bataille était plus près du bois et que dès lors ils étaient appuyés par leur cavalerie et leur artillerie. Quand il s'en aperçut, Turenne tenta un mouvement qui décida du succès : il porta en avant la cavalerie de sa première ligne et fit avancer la cavalerie de la seconde pour prendre la position de la première. Les Allemands durent renoncer à se défendre et ils furent définitivement expulsés du bois.

Tandis que la bataille était gagnée à sa droite, Turenne vit le moment où, sur sa gauche, la chose prenoit un autre train. Il avait attiré sur son extrême droite toute l'aile droite et une grande partie du centre, sans prendre la précaution ou sans avoir le temps de rapprocher sa gauche du point où il avait jugé nécessaire de porter la majeure partie de ses forces ; il en résulta un immense intervalle entre la gauche et la droite, et l'ennemi se mit en devoir d'en profiter. Caprara, débouchant tout à coup à droite d'Entzheim, tomba sur sept bataillons qui restaient de l'infanterie française au centre ; Bournonville eu même temps marchait de front contre la cavalerie de la gauche française. Caprara renversa plusieurs escadrons et tourna sur les derrières de la cavalerie de la gauche et de l'infanterie du centre ; c'en était fait de ces troupes et, par suite, de la victoire, si Caprara eût été soutenu et si Turenne n'avait pas eu des soldats aussi solides 'et des lieutenants aussi dévoués ! Heureusement le mouvement de Caprara ne fut point appuyé, l'infanterie tint ferme, le comte de Lorges et le comte d'Auvergne rallièrent la cavalerie de la réserve, enfoncèrent celle de Caprara et la repoussèrent. Après une longue et confuse mêlée les Impériaux cédèrent et rentrèrent en désordre dans leurs positions du matin. Pour compléter la défaite des Allemands il aurait fallu franchir sous leur feu les ravins qui les couvraient. Turenne n'osa l'entreprendre de peur d'y faire écraser toute son infanterie. De part et d'autre on demeura en observation, et le reste de l'action se passa jusqu'à la nuit en canonnade réciproque. Les deux partis profitèrent de l'obscurité pour se retirer : Turenne repassa la Bruche et la Mutzig et alla camper à Achenheim, à une lieue du champ de bataille, qui resta occupé par vingt escadrons français. Bournonville, craignant d'être attaqué le lendemain, repassa l'Ill et se retira sous le canon de Strasbourg, abandonnant deux pièces de canon sur ses positions, outre les huit pièces perdues à l'attaque du bois. La bataille d'Entzheim nous avait coûté deux mille Hommes tués et quinze cents blessés ; les Allemands avaient perdu trois mille hommes tués, autant de blessés, plusieurs étendards, des timbales et des drapeaux. Leur armée n'était qu'affaiblie mais non détruite ; elle était toujours en Alsace et l'électeur de Brandebourg approchait. Le danger que courait la France était toujours grave ; que va faire Turenne pour le conjurer[14] ?

Bien que son armée souffrît de la disette, Turenne ne voulut pas abandonner l'Alsace aux Allemands. Le 7, il s'établit dans une position retranchée en avant de Marlenheim, sa droite du côté de la Mutzig. Ce camp était bien choisi. L'armée, appuyée sur Haguenau et Saverne, couvrait la basse Alsace. De plus, les ennemis ne pouvaient gagner la Lorraine sans lui prêter le flanc, et. ils se trouvaient ainsi obligés de chercher A le déposter avant de se porter vers les Vosges. Cependant l'armée française, vu son infériorité eu nombre, ne pouvait espérer se soutenir devant les forces des alliés que l'arrivée prochaine de l'électeur de Brandebourg allait rendre prodigieuses. Turenne avait besoin plus que jamais de recevoir du renfort et il en demanda à Louvois.

Celui-ci tomba tout à coup si sérieusement malade qu'il fut obligé d'abandonner A le Tellier la décision et le détail des affaires ; mais le 9 octobre, avant trouvé quelques instants de répit, il en profita pour écrire à le Tellier : Comme rien ne me pare plus important que de finir la campagne aussi glorieusement du côté de l'Allemagne que l'on a fait du côté de Flandre, et qu'il est de la prudence du roi de se mettre en état de prévenir tous les malheurs qui pourvoient arriver à M. de Turenne, je croirois qu'il seroit fort important qu'il lui plût d'ordonner à Monseigneur le Prince d'envoyer vingt bataillons d'infanterie (fort peu de Suisses), de ceux qui ont le moins souffert dans le combat de Seneffe, avec encore trente escadrons de cavalerie, outre les cinquante, afin d'avoir ces gens-fit tout prêts pour jeter en Bourgogne ou pour soutenir la Lorraine s'il arrivoit un malheur à M. de Turenne. J'avoue que ce sera une fatigue aux troupes et une marche peut-être inutile ; mais s'il arrivoit un malheur, je suis assuré que le roi seroit au désespoir de n'avoir pas ces troupes-là[15]. Le 16 octobre, le Tellier annonçait officiellement à Turenne qu'il aurait bientôt à ses ordres vingt bataillons et quatre-vingts escadrons des meilleures troupes de M. le Prince. On ne devait pas tarder à les renforcer de l'arrière-ban, que le roi avait convoqué dès qu'il eut appris que le grand électeur avait passé le pont de Strasbourg avec vingt-deux mille hommes, ce qui portait le chiffre des alliés à plus de cinquante mille soldats. Turenne n'en avait pas la moitié.

Le 17 octobre, le duc de Bournonville était à Molsheim, à environ une lieue des Français, et, pour protéger le front et la droite de son camp, il faisait élever des retranchements. Les alliés croyaient que Turenne voulait se maintenir en avant de Marlenheim ; mais il avait vu rapidement que sa situation devenait difficile et qu'il fallait à tout prix sauver Haguenau et Saverne, car la perte de la première l'isolait de Philipsbourg et l'empêchait de se maintenir dans la basse Alsace, et la seconde lui était indispensable pour ses communications avec la Lorraine. Il résolut de se retirer à Dettwiller, entre Saverne et Haguenau, pour couvrir ces deux places, et dans la nuit du 18 au 19, il engagea son armée dans le défilé de Vasslen et dans une autre gorge sur la gauche. Le comte de Lorges partit à minuit avec l'avant-garde ; Foucault et le comte de Roye étaient à l'arrière-garde avec la cavalerie ; Créqui suivait avec l'arrière-ban. A onze heures du matin, l'arrière-garde sortait du second défilé lorsque les Allemands parurent sur les hauteurs. Une partie de l'avant-garde se mit en bataille, tandis que les dragons se déployaient en tirailleurs, et il y eut quelques escarmouches qui se terminèrent à l'avantage des Français. L'armée passa tranquillement plusieurs ruisseaux et la Sarre, et arriva à dix heures du soir près de Dettwiller, où elle passa la nuit sous les armes. Dès qu'il fut jour, le maréchal reconnut toutes les avenues de son poste, établit des gardes en avant de la Sarre et fit camper l'armée, la droite appuyée à Dettwiller et la gauche à Waltenheim. L'arrière-ban fut dispersé dans plusieurs villages derrière les troupes, sans entrer en ligne ; on lui marqua cependant le poste qu'il devait occuper en cas d'action. Les alliés s'étendirent depuis Truchtersheim, où ils appuyèrent leur droite, jusqu'à des hauteurs en avant de Durningen. Turenne avait choisi le camp de Dettwiller comme un asile assuré et craignait d'autant moins qu'on vînt l'y attaquer que la Sarre, qui est d'un accès difficile, couvrait son front, et des ruisseaux ses flancs. De là il pouvait aisément se jeter soit sur Haguenau, soit sur Saverne, si l'ennemi se hasardait à l'attaquer.

L'indécision des Allemands ne tarda pas à le tirer d'embarras au sujet de leur plan. Le 21 octobre, ils se rapprochèrent de la Zorn, faisant mine de vouloir la franchir pour marcher sur Haguenau. Ce mouvement n'eut pas de suite. Réunis en conseil de guerre, les généraux des alliés ne purent s'accorder sur les opérations à entreprendre, et une démonstration de Turenne acheva de les troubler : le maréchal ayant fait jeter ses ponts sur la Zorn, en avant de son camp, comme s'il avait eu le dessein de les attaquer, ils se décidèrent, Malgré leur grande supériorité numérique, à battre en retraite. Ils décampèrent le 29, et ils allèrent réoccuper, sous la protection de Strasbourg, leur ancien camp sur le champ de bataille d'Entzheim.

Turenne se maintint quelques jours seulement à Dettwiller ; apprenant l'arrivée des renforts qu'il attendait de Flandre, il ne se fit rejoindre du 30 octobre au 5 novembre que par vingt bataillons et cinquante escadrons : la rareté des fourrages autour de son camp l'obligea à faire arrêter sur la Sarre les trente escadrons restants ; le comte de Sailli, qui les commandait, prit ses quartiers aux environs de Bouquin. Malgré cette précaution, sa cavalerie souffrant beaucoup de la disette, il la dispersa le 6 novembre aux environs d'Ingwiller, et le 9 il détacha l'arrière-ban, avec ordre de se porter sur la Moselle, vers Toul et Metz, dans le double but de se débarrasser de cette noblesse qui n'avait ni la bravoure ni la discipline de la noblesse de l'armée régulière, et de la mettre à portée de couvrir la frontière de Lorraine et de Champagne, si elles étaient menacées par le général Sporck, qui avait remplacé le comte de Souche dans le commandement des Impériaux aux Pays-Bas.

Bientôt les environs de Dettwiller se trouvèrent entièrement épuisés, et Turenne se vit dans la nécessité de quitter ce poste ; il se rendit à Ingwiller ; il fit cantonner son infanterie derrière la Moder, depuis la Petite-Pierre jusqu'à Pfaffenhoffen ; la cavalerie fut cantonnée le long de la montagne, derrière la droite de l'infanterie. Pour assurer ses communications avec la Lorraine, il acheta du prince de Lutzelstein le droit de mettre une garnison de trois cents hommes d'élite dans sa ville de la Petite-Pierre. Trompés par cette inaction, les Allemands crurent que- la campagne était terminée et ils mirent leur armée en quartiers d'hiver, dans les derniers jours de novembre, à Belfort, le long des Vosges, à Thann, Sainte-Marie-aux-Mines, Colmar et Schlestadt. Turenne ne pensait pas comme eux, et une fois qu'il eut appris que Sporck prenait aussi ses quartiers à Bonn, il se prépara à chasser l'étranger de l'Alsace par la pais heureuse des inspirations militaires.

 

IV

29 NOVEMBRE 1674 — 30 JANVIER 1675

Turenne évacue entièrement l'Alsace, repasse en Lorraine, et, longeant le pied des Vosges du côté de la Lorraine, il arrive le 27 décembre à Belfort, surprend les Allemands dans la haute Alsace, les culbute à Turckheim et les rejette au delà du Rhin.

 

Turenne avait de longue main formé le projet d'attaquer les Allemands au milieu de leurs cantonnements ; mais comme il était clair qu'ils se garderaient soigneusement sur leur front couvert par la Bruche, il s'arrêta au parti de faire repasser les Vosges à son armée, comme pour la mettre en quartiers d'hiver en Lorraine. Après avoir fait ainsi croire aux ennemis qu'il renonçait à leur disputer la possession de l'Alsace, il voulait longer le revers oriental des Vosges et déboucher par Belfort sur la queue de leurs cantonnements. En les attaquant du côté où ils s'y attendaient le moins, il espérait les empêcher de se mettre en état de défense, et leur infliger de grandes pertes. Dès le 9 novembre, il faisait part de ce projet à le Tellier : Si l'ennemi veut s'établir en Alsace, on laisse Saverne et Haguenau bien garnis et l'on marche à lui par les montagnes de la Lorraine droit dans la haute Alsace. Il revient sur ce plan le 13 : J'ai fait travailler à Haguenau et à Saverne, prétendant y laisser assez de troupes, les mettre en sûreté, après avoir demeuré autant que je pourrai à portée de les secourir ; et si les ennemis vouloient s'établir dans la haute Alsace, y marcher avec l'armée, me servant des troupes de M. le comte de Saulx pour avant-garde, et laissant quelque arrière-garde pour retourner promptement vers Saverne et Haguenau si l'ennemi y venoit. Enfin le 27 il annonce l'exécution très prochaine de ce mouvement : Un de ces jours, toute l'armée de l'ennemi demeurant où elle est, je laisserai beaucoup d'infanterie dans Haguenau, ferai avancer toutes les troupes qui se sont reposées sur la Sarre de trois ou quatre journées au delà des montagnes, pour être en état de revenir avec la cavalerie françoise, et je repasserai avec les troupes par la Petite-Pierre, pour ensuite, si l'ennemi marche dans la haute Alsace, y aller par les montagnes de Lorraine ou par Belfort[16]. Trois jours après il abandonnait l'Alsace, traversait les Vosges par le défilé de la Petite-Pierre et descendait en Lorraine. Il n'avait laissé que six bataillons français dans Haguenau et trois dans Saverne.

Il avait une si grande confiance dans le succès que, sortant de sa circonspection habituelle, il avait fait pressentir la victoire au jeune marquis de la Fare en ces termes : La cour est quelquefois contente quand elle ne doit pas l'être, et elle ne l'est pas quand elle le doit. Pour moi, je vais au mieux que je m'imagine qu'on puisse faire, et liez-vous à moi : il ne faut pas qu'il y ait homme de guerre en repos en France tant qu'il y aura un Allemand en deçà du Rhin en Alsace. Remettez seulement vos troupes en bon état, j'en ferai mon avant-garde.....[17] Après avoir rallié les troupes venues de Flandre et qui étaient restées sur la Sarre, il établit successivement son quartier du 4 au 20 décembre è Lorquin, à Blamont, à Baccarat, à Domptail, à Padoux, à Éloyes et à Longuet, dresse un journal des marches et des campements, remet à chaque officier son itinéraire, se débarrasse de tous les malingres, de tous les cavaliers démontés et des chevaux ruinés qu'il renvoie à Nancy, fait établir des boulangeries, des dépôts de grains et de farines sur sa route, chasse d'Épinal par une habile démonstration une garnison allemande, surprend et enlève Remiremont sur la Moselle, et, pour donner tout à fait le change à l'ennemi, il fait assaillir et occuper par des détachements tous les passages des Vosges depuis Sainte-Marie-aux-Mines jusqu'à Belfort. En un mot, il règle et prévoit tous les détails, et tout en faisant filer ses troupes par des routes différentes, il prend toutes ses dispositions pour qu'elles puissent être toutes réunies sous sa main en cas de besoin. Napoléon a dit, et l'on a répété après lui, qu'an lien do se préparer ainsi à déboucher sur l'extrême gauche des cantonnements des alliés, Turenne aurait mieux fait de pénétrer dans la haute Alsace par Münster sur Colmar et Strasbourg, ou par Saint-Amarin sur Thann ; en tombant au milieu de leurs quartiers, il aurait pu facilement séparer en deux leur armée et en assurer la défaite. En raisonnant ainsi, les adversaires de Turenne oublient qu'il était moins fort que les alliés, qu'en tombant au milieu d'eux et en les frappant au cœur de l'Alsace, il les atteignait au seul endroit où ils fussent abrités par des places fortifiées et où leurs quartiers fussent réunis par des communications faciles : il leur aurait donné la chance de réunir assez vite suffisamment de troupes pour l'arrêter dans sa marche, se concentrer à l'abri des canons des forteresses et l'enfermer entre les Vosges et leurs retranchements. Au contraire, en débouchant par Belfort, il les surprenait dispersés dans des camps très isolés, rendait toute concentration impossible de leur part, les culbutait les uns sur les autres avant qu'ils fussent revenus de leur premier effroi, et courait la chance de pouvoir peut-être les expulser de l'Alsace sans combat sérieux. Les hommes de guerre de cette valeur ne se décident que par des calculs d'une sage lenteur à une opération aussi délicate que celle que nous racontons, et le devoir de l'historien est de chercher à découvrir les raisons qui ont pu les déterminer, au lieu de hasarder une critique dont le moindre défaut est une téméraire légèreté.

La première marche fut assez pénible, car la neige tombait en abondance, faisait déborder ruisseaux et rivières, et les chemins s'effondraient ; mais vers le 22 la gelée raffermit les routes, et l'on put accélérer le mouvement. Turenne fit étape à la Rochotte, à Melisey, à Champagney, à Valdoye, et le 29 toutes ses troupes étaient à Belfort, qu'il leur avait assigné pour lieu de rassemblement.

Elles s'étendirent dans la plaine et s'emparèrent de plusieurs postes et châteaux, dans lesquels on fit un grand nombre de prisonniers : tout fuyait devant elles au milieu d'une épouvante générale. Les chefs des alliés, avertis par un si grand nombre de fuyards que Turenne marchait à eux, se trouvèrent tellement surpris que, si la nouvelle ne leur eût été confirmée de moment en moment, ils auraient eu de la peine à le croire, tant ils étaient convaincus qu'une marche était impossible en cette saison ; ils prirent aussitôt le parti de se retirer au delà de l'Ill et, tâchant de rassembler leurs corps dispersés, ils résolurent de disputer le passage de cette rivière pour donner le temps au gros de leur armée de se réunir auprès de Colmar. Turenne, qui les suivait de près, et qui vit que le succès de son entreprise ne dépendait que de la diligence, se mit en état de forcer ce passage, et marcha d'abord à ceux qui s'étaient couverts de l'Ill. Comme il arrivait près de Mulhouse avec trois brigades de cavalerie pour se saisir des gués qu'il connaissait sur cette rivière, on lui rapporta qu'on voyait quelques escadrons de l'autre côté. Il fit promptement passer un gué au marquis de Montauban et au chevalier de Sourdis avec quelques escadrons, qui chargèrent les ennemis, et quoique Montauban fût fait prisonnier en combattant avec beaucoup de valeur, les Allemands furent obligés de faire avancer d'autres escadrons pour soutenir les premiers. Presque toute leur cavalerie fut engagée. Turenne, pendant ce temps fit passer celle qu'il avait avec lui par des gués qu'il avait reconnus, ce qui donna lien à un nouvel engagement qui se termina par la fuite des ennemis. Comme ils se trouvèrent surpris, ils n'eurent pas le temps de retirer quantité de garnisons qui étaient sur le chemin de Colmar, et à qui ils venaient d'envoyer ordre de marcher au rendez-vous. Turenne les prit, mais il ne poursuivit pas les fuyards, car il venait de lutter avec quinze cents hommes contre quatre mille et son avant-garde était épuisée. Il avait enlevé à ses adversaires quatorze étendards, huit cents prisonniers, le champ de bataille ; c'était assez pour donner espoir et confiance aux Français et pour jeter la démoralisation et le désarroi parmi les Allemands. Montauban augmenta encore leur terreur en racontant au prince de Bade que l'avant-garde seule avait donné, mais que toute l'armée suivait et arrivait sur le champ de bataille. Aussi les Allemands ne l'attendirent pas, et ils se replièrent sur Ensisheim avec leurs bagages et leur infanterie, et de là sur Colmar.

Turenne gagna cette ville après s'être emparé du château de Brunstatt, où le régiment de Portia, fort de huit cents hommes, se constitua prisonnier ; il se contenta de désarmer les nombreux traînards qu'il rencontrait, campa le 4 janvier à Pfaffenheim, et le 5 au matin il divisa son armée en trois colonnes, et se porta sur l'électeur de Brandebourg, qui avait massé trente à quarante mille hommes entre Colmar et Turckheim. La position qu'il occupait avait été heureusement choisie ; elle formait une espèce d'île en triangle, les deux côtés les plus longs fermés par le Fecht et par un canal, appelé aujourd'hui le Logelbach, unissant le Fecht à l'Ill ; le troisième fermé par l'Ill. Leur gauche était à Colmar, et leur droite tirait vers Turckheim, qui en était éloigné d'une demi-lieue. Comme ils n'avaient pas assez de troupes pour l'étendre jusqu'à cette ville, ils se contentèrent d'y mettre trois cents dragons ; le front de leur armée était couvert par le canal que défendaient vingt-quatre pièces d'artillerie. Outre l'électeur de Brandebourg, l'ennemi avait comme généraux les dues de Bournonville, do Lorraine, de Brunswick et de Zell.

Turenne jugeait prudent de ne pas attaquer l'ennemi de front, mais d'enlever Turckheim qui dominait la plaine, et, malgré la difficulté du terrain, de tourner la droite de l'ennemi pour le déposter. Son année se met en mouvement sur trois colonnes, l'infanterie en tête. Elle suit le pied de la montagne de Hoh-Landsberg, ce contrefort des Vosges qui sépare la vallée du Fecht de celle de la Laud, et se termine à une lieue de Colmar. Dès que les Français l'eurent dépassé, Turenne fit déployer sur deux lignes ses colonnes de droite et du centre. L'infanterie se forma dans les vignes, en avant du village de Wintzenheim ; sa gauche fut couverte du côté des gués du bras du Fecht par des escadrons disséminés également dans des vignes ; sa droite, par l'aile de 'cavalerie qui s'étendit dans la plaine de Colmar. A la faveur de ce déploiement exécuté hors de la portée du canon ennemi, la colonne de gauche, conduite par Turenne en personne, composée de quatorze bataillons, de plusieurs régiments de cavalerie et de quelques pièces de canon, pénétra dans les défilés de la montagne pour déboucher ensuite dans le val de Saint-Grégoire, traverser le Fecht au-dessus de Turckheim et se porter sur cette ville dont la prise permettait au maréchal de s'établir sur la droite des Allemands.

Inquiet sur le sort de l'armée qui suit des gorges si dangereuses et où l'ennemi peut l'écraser, le marquis de la Faye interroge le vicomte sur son dessein, et le maréchal le rassure en lui expliquant son plan. Personne ne comprenoit rien à son dessein ; car il sembloit prêter le flanc aux ennemis, qui pouvoient passer le ruisseau et tomber sur lui avant qu'il frit en bataille. Cela m'inquiéta comme plusieurs autres, et comme je pouvois lui dire ce qui me venoit dans la tête, que j'étois sans conséquence, et, si j'ose le dire, dans son amitié, il me l'avoit permis. Je gagnai donc la tête de la colonne et je lui dis : Je vous demande pardon, monseigneur, si j'ose vous dire que nous sommes tous inquiets de la marche que vous nous faites faire, et de voir que nous allons du nez dans cette montagne, et que nous sommes tous les uns sur les autres dans cette vallée. Il me dit : Effectivement, vous n'avez pas tort ; mais j'ai compris que l'année des ennemis, qui a le ruisseau de Turckheim devant elle, et Colmar à sa droite, où sont ses vivres et ses munitions, ne se déposteroit point d'un lion poste où elle est pour tomber sur moi, et ne passeroit point le ruisseau ; que d'ailleurs elle n'abandonnerait point Colmar, où sont ses magasins, de peur que je ne me jetasse de ce côté et ne m'en saisisse ; que pourtant elle n'étoit pas assez grande pour tenir Turckheim autrement que par un détachement, et qu'ainsi me saisissant de ce poste, comme je vais tâcher de faire tout à l'heure, je me donnerai un passage dans leur flanc, qui les obligera à retourner leur armée et à me combattre dans un terrain égal aux uns et aux autres.

Les Allemands se bornent à détacher, pour couvrir leur droite, six pièces de canon, un corps de douze bataillons auquel le duc de Lorraine joint trente escadrons. Ces troupes se portèrent sur Turckheim par la rive droite de la rivière et trouvèrent déjà les Français établis dans la ville, mais en petit nombre ; ils avaient placé des dragons et des fantassins dans un cimetière, dans un moulin, dans des vignes et le long du Fecht pour empêcher leurs adversaires de le franchir, tandis que leur colonne de droite contenait le centre et la gauche de l'ennemi. Celui-ci, comprenant trop tard l'importance de Turckheim, veut tenter de la reprendre ; il s'empare du moulin du Fecht. Turenne détache aussitôt trois cents hommes, soutenus par deux bataillons, qui le reprennent et y mettent le feu. Sur la rive opposée, les fantassins ennemis forment le long de la rivière une ligne soutenue par deux lignes de cavalerie. Ils dirigent un feu meurtrier contre nos soldats qui étaient postés dans les vignes et qui étaient gênés dans leurs mouvements par les échalas : c'est pourquoi Foucault leur ordonne de descendre dans un pré resserré par les vignes et le Fecht. L'avantage du terrain devient alors égal, mais les Français souffrent toujours de la supériorité des alliés dont la mousqueterie tue Foucault ; Turenne a son cheval blessé sous lui. Le reste de l'infanterie arrivant enfin, Turenne l'envoie secourir la ligne avancée. Celle-ci devient alors plus étendue que celle des Allemands, la déborde sur les lianes pendant que notre feu les décime. Deux bataillons soutenus par deux escadrons ont déjà franchi la rivière, et le combat devient, opiniâtre et sanglant. Les régiments de Bandeville, de Navarre, d'Anjou, des gardes françaises enfoncent leurs adversaires malgré des renforts toujours renouvelés. Un troisième bataillon s'élance à son tour, mais Turenne le rappelle, car il voit arriver sa cavalerie et son artillerie qui avaient été retardées dans leur marche par la difficulté du terrain, et il les étend à la gauche de son infanterie. A cette vue, les Allemands battent en retraite et rejoignent leur armée. Le combat avait duré quatre heures. Il y eut du côté des ennemis six cents tués et environ mille blessés ; du côté des Français, environ quatre cents hommes tués et cinq cents blessés. Pendant la nuit les confédérés se retirèrent sur Schlestadt, laissant malades et magasins à Colmar avec six cents blessés.

Turenne, dans l'attente d'un combat pour le lendemain, plaça du canon et de l'infanterie sur une hauteur à la gauche de Colmar, et comme depuis deux mois il était accablé de travail et de fatigue, il se coucha sur des manteaux en recommandant à de Lorges et à Vaubrun la plus scrupuleuse vigilance. Il avait fait suivre l'ennemi par deux brigades de cavalerie qui ramenèrent beaucoup de prisonniers.

L'armée française traversa le Fecht le 6 janvier et se rendit à Colmar, où Turenne s'arrêta et apprit que l'on avait fait filer les bagages vers Strasbourg, et que toutes les troupes avaient pris cette direction. Il prescrivit à son armée la plus sévère discipline et il se logea à l'auberge de la Montagne-Noire, d'où il annonça la victoire de Turckheim à Louvois :

A Colmar, ce 6 janvier au matin.

J'ai cru, Monsieur, que le roi seroit bien aise de savoir ce qui se fait à l'armée. Les ennemis s'étant mis en un très bon poste près Colmar, je me saisis par un très grand bonheur d'une petite ville nommée Turckheim, à leur aile droite. Leur infanterie attaqua un poste qui la flanquoit. Le combat d'infanterie seulement a duré trois ou quatre heures : ils ont été repoussés à l'entrée de la nuit. Le combat a été fort grand : il y avoit un ruisseau entre deux ; ils se sont retirés toute la nuit, et j'arrive présentement près Colmar, où il n'y a personne. M. d'Albret, et M. de Bocquemar avec ses gardes, et M. de la Mollie ont très bien fait ; on nommera les autres dans la relation. M. de Foucault, lieutenant général, et M. de Mouchy ont été tués ; nulle autre personne de considération, que M. d'Aubijou blessé. On prend beaucoup de prisonniers[18].

Comme il jugea que Strasbourg, dans la crainte qu'il ne voulut se venger de ce qu'elle avait livré passage sur son pont aux ennemis de la France. pouvait se décider à recevoir garnison allemande, il la fit assurer qu'il oublierait le passé, à condition qu'elle reviendrait franchement à une neutralité rigoureuse. Cette conduite sage et habile réussit. Les Strasbourgeois pressèrent les Impériaux de se retirer an plus vite, et bientôt il n'y eut plus d'antres Allemands sur la rive gauche que les blessés, les morts et un poste de douze cents hommes à Dachstein. Tous les autres corps de leur armée prirent des quartiers d'hiver à la rive droite. Les troupes impériales et celles de Lorraine et de Lüneburg cantonnèrent dans le Brisgau et en Souabe. Celles de Münster et des Cercles rentrèrent dans leur pays. Les Brandebourgeois se proposaient d'hiverner en Franconie, mais l'électeur se vit obligé de les ramener dans ses propres États que les Suédois avaient envahis à l'instigation de la France. Quant à Turenne, une fois qu'il fut bien convaincu de la retraite définitive des ennemis, et qu'il eut reçu la réponse des Strasbourgeois, il songea aussi à faire prendre des quartiers d'hiver à son armée. Après s'être emparé de Molsheim et de Mutzig, où l'on mit Pierrefitte le 14 janvier, il envoya sur Brisach du canon pour intimider la droite du Rhin, et à partir de ce moment il pourvut paternellement au repos de ses troupes. Celles de Créqui et de Duras gagnèrent la Comté, d'autres la Lorraine et la Bourgogne ; Montclar resta seul sur le Rhin avec quelques escadrons, et Turenne, après avoir confié la conduite du siège de Dachstein à Vaubrun, entre les mains duquel il mit huit bataillons le 18 janvier, partit le 22 pour la cour.

La ville de Dachstein, abondamment pourvue, était défendue par une forte muraille, des tours et des demi-lunes de terre. Son donjon avait deux enceintes. Dans la nuit du 25 au 26, le marquis de Vaubrun fit ouvrir la tranchée et s'approcha de cette manière jusqu'à cent pas d'une des portes de la place. Dans la nuit du 26 au 27, on ouvrit une brèche à l'aide de l'artillerie, mais on ne put attacher le mineur, et l'artillerie dut continuer à tirer pour élargir la brèche. Ce résultat atteint, cent hommes, soutenus par quatre bataillons, emportèrent un retranchement que l'ennemi avait élevé derrière elle. Le commandant Olibi fit incendier les maisons voisines pour enfumer les assiégeants ; mais il fut tué, et les Français purent s'avancer avec quelques pertes jusqu'à la porte du château. Le nouveau commandant. Contarini, se décida à battre la chamade, tandis qu'on se disposait à donner l'assaut. Il capitula, stipulant qu'on accorderait la liberté aux officiers, et il se constitua prisonnier avec ses soldats.

Le duc de Lorraine et le prince de Bade, qui accouraient à son secours, furieux de sa capitulation, voulaient qu'il fût pendu, mais il évita ce supplice en se tuant lui-même. Ce siège ne nous coûta pas cent hommes et termina la campagne. Les Français, qui avaient de fortes garnisons à Brisach et à Philipsbourg, mirent à contribution tout le pays qui est à la droite du Rhin, depuis les frontières du canton de Bâle jusqu'au Neckar.

Pendant cette longue et pénible campagne, Turenne, avec beaucoup moins de troupes que les ennemis, avait soutenu une guerre défensive et offensive, pénétré et fait échouer tous les projets de ses adversaires, battu les alliés chaque fois qu'il les avait attaqués, et fermé la route de France à leurs bataillons avides de l'envahir. Il avait eu toute l'activité qui leur faisait défaut, et, profitant hardiment de leurs fautes, il les avait empêchés de pénétrer en Lorraine et en Franche-Comté, et leur avait enlevé l'Alsace en déployant les plus beaux talents militaires. Aussi les triomphes ne lui fuirent pas épargnés ; le 15 janvier le roi lui écrivit qu'il avait impatience de le revoir : En même temps que vous ferez séparer mes troupes pour suivre mes ordres et routes que je leur ai donnés, je désire que vous licenciiez les équipages d'artillerie et de vivres, et que vous permettiez aux officiers généraux de ma dite armée d'aller où bon leur semblera, et qu'ensuite vous reveniez près de moi, où j'ai bien de l'impatience de vous voir, pour vous témoigner de vive voix la satisfaction que me donnent les services considérables et importants que vous m'avez rendus pendant toute la campagne, et de la dernière victoire que vous venez de remporter sur mes ennemis[19]. Turenne ne s'empressa point de venir recevoir les félicitations de la cour ; il assura d'abord le sort de l'armée pour le reste de l'hiver, et c'est le 21 janvier seulement qu'il annonça son départ à Louvois à la fin d'une longue dépêche où il résumait les derniers ordres qu'il avait donnés pour les logements des troupes : Suivant la permission que le roi me fait l'honneur de me donner, je partirai demain et n'arrêterai point en chemin jusqu'à ce que je me rende près de Sa Majesté[20]. Il eut beau se diriger sur Paris aussi rapidement que possible, il trouva sur la route un concours de gens de tout âge et de toute condition qui venaient à sa rencontre ; en Champagne, les paysans firent dix lieues pour se trouver sur son passage, et persuadés qu'ils lui devaient tout le repos dont ils jouissaient, ils versaient des larmes de joie en le voyant. la cour, on ne parlait que de sa conduite pendant cette dernière campagne, dont l'éclat semblait surpasser celui de toutes les autres ; chacun le regardait comme un homme qui venait de sauver l'État. Quand il arriva à Saint-Germain, le roi descendit au-devant de lui, l'embrassa devant toute la cour en lui disant : Vous avez relevé un lis de ma couronne. — Il n'y eut pas, dit Pellisson, jusqu'aux porteurs de chaises qui ne quittassent leur travail pour se présenter en foule à lui. La modestie a relevé sa gloire ; tout le monde a trouvé qu'il étoit un peu plus honteux qu'il n'avoit accoutumé de l'être. On ne peut parler plus simplement de tout se qu'il a fait. En récompense, il a fait remarquer à tout le monde que si le roi n'avoit pas pris la Franche-Comté au commencement de la campagne, les ennemis au lieu de repasser le Rhin se seroient maintenus dans le cœur de l'État. Bussy-Rabutin, l'homme le plus vindicatif et le plus jaloux de son siècle, était forcé lui-même de s'incliner devant tant de gloire, et d'écrire à Mme de Sévigné : Je vous dirai que j'aime autant M. de Turenne que je l'ai autrefois haï, car pour dire la vérité, mon cœur ne peut plus tenir contre tant de mérite. Personne n'avait jamais joui d'une réputation plus brillante ni mieux méritée ; mais Turenne, loin de s'enorgueillir au milieu de tout cet éclat ne voulut voir dans ses succès que la patrie sauvée : Quoique je ne parle pas beaucoup de ce qui se passe depuis quelque temps, je sais très bien que cela est bien heureux et utile au service du roi. Au milieu de son triomphe, il songea même à la retraite et voulut quitter le commandement des armées, et achever ses jours dans la maison des Pères de l'Oratoire ; mais Dieu en avait décidé autrement[21] !

 

 

 



[1] Rousset, I, 511-515.

[2] Rousset, II, 6.

[3] Grimoard, II, 459-464.

[4] Quatre dernières campagnes, p. 94-96.

[5] Grimoard, II, 487.

[6] Quatre dernières campagnes, p. 98-107 ; Rousset, II, 71-75 ; Grimoard, II, 515.

[7] Grimoard, II, 509-511.

[8] Grimoard, II, 515-516. Armagnac, p. 508. — Pour la marche de Turenne du 17 juin au 1er août, Quatre dernières campagnes, p. 107-118.

[9] Rousset, II, 79-85. — La lettre de l'électeur palatin à Turenne commence ainsi : L'embrasement de mes bourgs et villages, qu'une lettre d'un de vos domestiques aussi bien que d'autres avis, donnent sujet de croire avoir été fait par vos ordres. Il croit que Turenne a agi par dépit ou par chagrin contre lui. Le maréchal lui répondit quelques lignes : Je peux assurer V. A. E. que le feu qui a été mis dans quelques-uns de ses villages, a été sans aucun ordre, et que les soldats qui ont trouvé leurs camarades tués d'une assez étrange façon, l'ont fait à des heures qu'on n'a pu l'empêcher. Grimoard, II, 557, 558.

[10] Armagnac, p. 516 ; Michelet, Histoire de France : campagne de 1674.

[11] Grimoard, II, 549-550.

[12] Armagnac, p. 505.

[13] Grimoard, II, 572, 574.

[14] Quatre dernières campagnes, p.127-156. Quincy, I, 399-402.

[15] Rousset, II, 91 : B., p. 132-138.

[16] Grimoard, II, 609, 611, 615.

[17] La Fare, p. 160-161. — Pour la marche de Turenne : Quatre dernières campagnes, p. 149-156.

[18] La Fare, p. 170-171 ; Quatre dernières campagnes, p. 157-161 ; Grimoard, II, 629 : Armagnac, p. 329-332 ; Relation de Turenne, Grimoard, II, 629.

[19] Rousset, II, 165-106 : Grimoard, II, 636.

[20] Grimoard, II, 636, 645.

[21] Armagnac, p. 333-334.