Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

CONQUÊTE DE SARDAIGNE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE CCLXXI

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon résolut d’envoyer l’infant En Alphonse, son fils, à la conquête du royaume de Sardaigne, avec l’aide du seigneur roi de Majorque, qui lui fournit vingt galères.

 Il est vérité que le seigneur roi d’Aragon, voyant ses fils grands, fiers et valeureux, convoqua ses cortès dans la cité de Gironne, où se trouvèrent le seigneur roi de Majorque et tous les barons de la Catalogne ; et là il fit publier qu’il chargeait complètement son fils, le seigneur infant En Alphonse, de la conquête du royaume de Sardaigne et de Corse, qui devait être sien. Aussi lui semblait-il à lui et à tous ses sujets que c’était grand honte pour lui de ne point le conquérir, puisqu’il y avait si longtemps qu’il s’en disait et signait roi.[1] Tous approuvèrent cette résolution, et par-dessus tous le seigneur roi de Majorque, qui offrit d’armer vingt galères à ses frais et dépens, et d’envoyer deux cents hommes à cheval et des gens de pied.

Après cette offre du seigneur roi de Majorque, tous les riches hommes, toutes les cités, tous les évoques, archevêques, abbés, prieurs, offrirent aussi de lui faire aide chacun d’une chose fixée ; et ainsi les secours que le seigneur roi trouvait en Catalogne furent si considérables que c’est merveille. Il vint aussi en Aragon, où on lui fit de pareilles offres ; puis dans le royaume de Valence, où on en fit tout autant. Que vous dirai-je ? Chacun fit de tels efforts qu’on peut bien dire que jamais seigneur ne reçut de ses sujets si belle aide que celle qu’il reçut des siens. Il vint à la bonne heure à Barcelone ; il fit construire à neuf soixante galères et beaucoup de lins armés, et nolisa un grand nombre de nefs et de térides, et il ordonna que de l’Aragon, de la Catalogne, du royaume de Valence et du royaume de Murcie, on se rendît auprès du seigneur infant. Le seigneur roi de Majorque fit aussi construire ses vingt galères tout à neuf ; puis, organisa la cavalerie et les autres troupes, et s’en alla avec la cavalerie ; et il ouvrit son bureau de paiement en stipulant, qu’aussitôt ses galères confectionnées, les hommes seraient tenus pour enrôlés. De leur côté, le seigneur roi d’Aragon et le seigneur infant En Alphonse, et le seigneur infant En Pierre, allaient çà et là pour disposer le départ, et tous y contribuaient de leur mieux.

Il est vérité que chacun est tenu de conseil 1er son seigneur en tout ce qu’il peut de bien, le plus grand comme le plus petit. Si, par hasard, c’est un homme qui ne puisse pas dire personnellement au roi ce qu’il sait ou connaît de bien, il doit le dire à un autre qui le fasse savoir au seigneur roi, ou bien il doit le lui faire savoir lui-même par écrit. Et puis le seigneur roi aura certainement assez de sagesse, s’il sait que le conseil est bon, pour le suivre ; sinon, on doit en rester là ; et il n’en sera pas moins bien vrai qu’on aura agi à bonne intention, et on aura ainsi purgé sa conscience et on se sera acquitté de son devoir.

Voilà pourquoi, dès que le voyage fut publié, je composai un sermon que j’envoyai par En Comi[2] au seigneur roi et au seigneur infant, et qui était relatif aux bonnes dispositions à prendre dans ce voyage ; et vous allez l’ouïr ici. Et je le lui fis porter à Barcelone, parce que je n’étais pas dispos pour chevaucher et y aller en personne.

CHAPITRE CCLXXII

Où se fit le sermon[3] que moi, Ramon de Muntaner, j’envoyai au seigneur roi à l’occasion du passage de Sardaigne et de Corse, afin de donner conseil au seigneur infant, ou au moins le disposer à se souvenir de toutes choses.

I.

Au nom de ce vrai Dieu, qui fit le ciel et le tonnerre,

Sur l’air de je vais faire un beau sermon

A l’honneur et louange de la maison d’Aragon ;

Et, pour que cela soit ainsi ; qu’un Ave Maria,

Soit dit par chacun, s’il lui plaît, et que la Vierge nous donne

Raison et intelligence qui tournent à notre profit

Pour ce monde et pour l’autre ; et pour que saufs

Reviennent tous les comtes, vicomtes et barons

Qui, dans cette importante expédition de Sardaigne, s’empressent

De livrer eux, et leurs terres, et leurs revenus,

Et suivront l’illustre infant En Alphonse, qui est le gonfalonier de cette entreprise,

Et est de toute l’Espagne la grandeur et la confiance.

Du Levant au Couchant, du Midi au Nord,

Tremblera toute nation qui, par sa conduite,

……………………………………………[4]

La race de ses pères, les vaillants rois issus de Jacques.

Et je veux que chacun sache que c’est lui qui est le lion

Dont nous parle la Sibylle, lequel sous l’emblème d’un pal[5],

Abattra l’orgueil de mainte haute maison.

Je n’en dirai pas davantage pour l’heure, car on me comprend assez.

II.

Et je veux que vous sachiez maintenant mon intention ;

Car tout ce sermon s’applique seulement

A trois objets que je vous dirai en toute vérité.

Le premier est la personne qui fait ce sermon aux gens ;

Le second est le peuple qui l’écoute et l’entend ;

Le troisième est le sens qui découle du sermon.

Ainsi donc, quant au premier point, je vous dis que c’est folie

A tel de monter en chaire, qui sait avec assurance

Dire le pour et le contre, selon son caprice,

Et qui sait bien défendre ses propres arguments.

Quant au second point, qui est le peuple, je vous dis que sans murmurer

Chacun doit écouter très attentivement

Afin de le faire tourner à son profit ;

Et ce n’est que dans ce peu de fruit qu’est la valeur de tout le sermon.

Car l’Evangile dit : que la semence est perdue

Qui est jetée entre les pierres, et aussi entre les épines.

Quant au troisième point, je vous dis que je dois me fonder

Sur le sujet dont il s’agit, s’il est bien clairement exposé.

Ainsi donc je fonderai ma prédication, et cela brièvement,

Sur ce bon voyage qui nous est si agréable à tous.

III.

Donc, seigneur infant, en qualité de votre vassal,

Je vous ferai entendre mon argument ; car assez de dangers

J’ai vu dans ce monde, et plus que nul de ma façon.

Veuillez donc sur la mer donner grande attention

Aux troupes de cette expédition qui auront maint combat à livrer.

Prenez soin de ne pas mettre de tierciers[6] sur votre flotte ; et décisifs

Seront tous vos faits ; car haubert ni salade de mailles

Ne pourront tenir devant vous. Réservez-les pour vingt bâtiments, et que l’amiral

Fasse construire ces galères aussi légères qu’un éventail.

Ainsi les arbalétriers iront comme une agrafe ;

Leurs armes ne leur feront pas défaut ; mais forts comme un batail,

Vous les trouverez à l’œuvre, comme qui dirait des apprêteurs de drap ;

De sorte qu’ils tirent tout ce qui est devant eux et que rien n’est manqué.

Qu’entre vos gens, seigneur, il n’y ait aucun débat ;

Que tous sont d’un seul cœur et que nul ne se querelle.

La vérité est qu’un cristal de grande valeur

N’est pas aussi prisé par le grand monde, que fest le fin corail

Qui se pêche en Sardaigne. Et ensuite, quant au métal’,

Qu’on puisse, seigneur, en former un câble

Pour amener devant vous tous ceux qui verront cela et en riront.

IV

Ce qui m’a fait commencer par le fait de la mer.

C’est qu’il faut qu’il tienne d’abord la mer celui qui veut posséder

Le royaume de Sardaigne. Et s’il le fait, tremblera,

Et bientôt, tout le monde. Et, cela ne peut pas se fare

Sans amener des gens tout frais, toujours disposés à férir et à charger ;

Tandis que jamais, en se servant de tierciers, on ne peut conserver

Ni nocher, ni arbalétrier qui sache appareiller son fait,

Ni pilote ni rameur. Et cela, je n’ai pas besoin de le prouver ;

Car les arbalétriers d’enrôlement manœuvrent de manière à tout enlever,

Et par terre comme par mer rien ne saurait leur résister,

Et de ce succès je pourrais bien m’en féliciter.

Ainsi donc, seigneur infant, si Notre Seigneur Jésus-Christ vous a en garde,

Tenez tous vos gens en haute affection

Et veuillez donner honneur et pouvoir à l’amiral ;

Et que nul autre n’ait à commander,

Si ce n’est lui, après vous ; et ainsi honorer

Vous fera-t-il dans tous les faits que vous jugerez bon d’entreprendre.

Je sais que vous pourrez y mener cent galères u plus ;

Qui se trouve dans la Sardaigne.

Quant aux lins armés et aux sagittaires je ne puis en estimer le nombre.[7]

Je sais bien seigneur, que vous y mènerez cinquante nefs.

Lins, térides côtières et beaucoup d’autres petits bâtiments,

Que tous, la merci Dieu ! vous obtiendrez de vos gens

Que l’embarquement s’opère d’une manière agréable et régulière ;

Que tous soient réunis à Port Fangos ;

Qu’ils y viennent au jour fixé. Et aux grandes nefs, vous ferez,

Seigneur, dresser des échelles, et de même aux panquets[8].

Qui se sépare de son cheval peut se tenir pour perdu ;

Car il peut lui faillir en lieu où il en serait moins bien venu.

Afin qu’aucun ne puisse donner éveil à l’ennemi.

Et qu’il ne puisse ainsi vous apporter dommage. De cela je vous prie de vous garder.

Je sais qu’il vous faudra avoir à lutter contre des gens très faux.

Ainsi donc, seigneur, il est nécessaire que vous observiez

De n’avoir en leurs paroles ni en eux aucune confiance.

Et vous tiendrez toutes vos galères près déterre.

Et les appareillerez ainsi, en les échelonnant, que,

Elles soient disposées ; et vous mettrez en vedette

Quatre lins armés, auxquels vous donnerez un signal

Qu’ils puissent faire à grande distance. Et alors ne craignez plus

Qu’aucun des gens que vous n’aimez pas puisse vous occasionner aucun dommage ;

Au contraire, vous vous embarquerez doucement à la garde de Dieu,

Qui puisse vous donner honneur et joie et l’accomplissement de tous vos désirs.

VI

Je supplie encore de plus Votre Royale Majesté,

Que sur chaque galère soient ordonnés

Deux nochers ou gabiers qui, sans aucun autre soin,

Aient à s’occuper des chevaux ; qu’un seul oublié

Ne soit jamais, et que tout le nécessaire leur soit donné ;

Car les gens d’armes, jusqu’à ce qu’ils soient habitués à la mer,

Ont assez de s’occuper d’eux. Qu’ils soient au contraire bien soignés,

Chacun dans ce qui le concerne, et que l’ordre en soit donné ainsi.

Ainsi tous navigueront frais et reposés.

Et que tous les cavaliers soient accoutumés

A ce que là où son cheval ira, lui le suive

Avec toute sa compagnie ; afin que, si cela convient,

Ils sautent tous sur leur cheval en très bon arroi.

Et si on agissait autrement, tout serait fait en vain.

Le passage est fort court. Aussi, avec joie et gaîté

Chacun ira avec tout ce qui est sien ; et s’il en était éloigné,

Son cœur lui dirait que tout a été mal arrangé.

El ne reste muet qui veut être lancé.[9]

VII

Et, pour le service de votre haute personne, vous ordonnerez, seigneur,

Que les almogatens[10] et autres chefs

Des almogavares, qui sont la fleur du monde,

Montent sur les galères, et avec eux dix compagnies

De tels ou tels ; ceux-ci y courront par bandes ;

De même sur les nefs où il leur sera fait honneur.

Pour les vivres, ordonnez que, selon l’importance de chacun,

Tous en aient assez, aussi bien le grand comme le moindre.

Que sur chaque bâtiment il y ait un, ordonnateur

De toutes ces choses, qui les distribue par un ordre écrit.

Sur chaque nef pour en imposer, faites mettre

Trois arbalétriers de garde à leur tour, et que qui vous veut mal soit à leur merci.

Je vous prie aussi de ne pas oublier les trébuchets, les mangonneaux,

Les haches, les bêches avec mille bons ouvriers

Que vous emmènerez, seigneur, et cent tapieurs[11]

Charpentiers et ferriers qui ne craignent pas le bruit ;

Et puis, Dieu aidant, vous n’avez pas à craindre

Que villes, ni châteaux, cités, hôtels ni tourelles

Ne se rendent à vous, à moins qu’avec grande douleur

Ils ne veuillent s’exposer à mourir et à perdre leur honneur.

VIII.

Et quand tout cela, seigneur, sera fait et accompli, Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit,

Et de sa douce Mère, que je prie de ne pas vous oublier,

Et de tous les Saints qui puissent avec joie et délices

Vous tenir en leur garde et en leur main, comme il est dit ;

Alors le bon roi de Majorque vous invitera à un tel repas

Que tous vous diront que rien n’y a manqué.

Après cela, seigneur, qui que ce soit qui veuille ou crie,

A l’île Saint-Pierre,[12] avec sécurité, à l’aise, sans presse,

Rafraîchissez vos chevaux, car ils seront affaiblis.

Pendant ce temps la flotte sera réunie à minuit

Pour passer tous en Sardaigne, grands et petits.

Ah ! qui verra ce jour sera rempli de joie ;

Alors que débarqueront tant de comtes, de vicomtes, de vavasseurs,

En si bel arroi et dont la valeur est engagée

A servir le puissant seigneur infant, adoré

De tout ce qui l’approche et le plus imposant

Qui jamais ait été ; que jamais on ne vit de mauvaise humeur ;

Qui n’a pas imposé, que je sache, au monde, le poids de ses armes.[13]

IX

Tous les cavaliers qui avec vous partiront

Sont vos sujets naturels, et vaillants et prisés.

Et chacun d’honorable parage, car il n’y a nul

Et il y a là deux mille hommes si bons, que nul roi ne saurait se vanter

D’en avoir de si bons ; et également il y aura,

Dix mille almogavares qui en tout temps vous suivront.

Et maints autres varlets qui ne vous demanderont pas

Que vous leur donniez rien du vôtre ; car ils n’ont rien plus à cœur

Que de pouvoir vous servir comme des gens qui, sans faux semblant,

Sont vos sujets naturels ; et ils le montreront bien

Si quelqu’un ose s’opposer à votre demande.

Ainsi donc, seigneur, quand tous seront en Sardaigne,

Au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit,

Songez à marcher par terre sur Cagliari, incendiant

Villes, châteaux et bourgs qui ne vous obéiront pas.

Que la flotte aille également audit château ;

Que dans l’intérieur de la palissade qu’ils trouveront dans le port

Ils se placent en s’échelonnant, ainsi que je l’ai dit déjà.

Et vous verrez comment les arbalétriers combattront les gens des murailles ;

Car ils abattraient d’un coup un oiseau volant en l’air.

X.

Est-il quelqu’un parmi ceux qui seront à Cagliari,

Qui ne sente son cœur fléchir alors que mettra le pied à terre

Le vaillant amiral En Carros qui y disposera

Tant de vaillants Catalans, hommes de mer qu’il aura avec lui,

Que Cagliari n’osera rien vous répondre et que le monde en tremblera.

Depuis que le monde fut créé, personne ne pourra me montrer

Que nul homme ait jamais fait un passage semblable à celui qu’il fera avec les siens :

Car il ne mettra personne autre, et avec lui il n’emmènera personne autre

Que des gens de sa terre. Quel roi pourrait donc

Se présenter lui-même pour s’opposer à lui ?

Ah ! certes, on n’aura pas plus tôt vu à Cagliari son étendard paraître

En haut sur la montagne et y flamboyer,

Et par derrière lui toute son ost avec mainte bannière

De maint homme notable qui l’accompagnera,

Et, après avoir déployé son armée, dresser, je suppose, ses tentes

Le preux seigneur infant dont le cœur sera tout joyeux,

Que de gré ou de force il entrera dans Cagliari.

Puis de là en avant je n’aurai plus à donner mes conseils ;

Car ce ne serait plus le cas, du moment où il se trouve tant de savoir

Parmi ceux de son conseil, et que d’ailleurs Dieu le guidera.

XI.

Rappelez-vous, seigneur, une seule chose, s’il vous plaît,

Et ne mettez pas en oubli tout ce que je vous dirai.

Ne souffrez qu’aucun homme de commune aille ça et là,

En châteaux ni en villes ; et je ne m’en tairai pas ici :

Je ne sais pas le bien qu’ils pourraient y faire ; car leur cœur jamais vrai

Ne saurait être ; et je vous montrerai clairement

Beaucoup de leurs mauvaises actions que j’ai vues en mon temps.

Contre le saint roi votre père, n’ont-ils pas fait mainte folle attaque ?

Le saint roi Frédéric, ne l’ont-ils pas mis tout en émoi ?

Ils ont tout fait, je le sais, en couvrant leur tête en voleur.[14]

N’ont-ils pas repris de l’argent (ce dont ils furent tout gais),

Dont à tous vos prédécesseurs ils avaient fait don ?

Sire Dieu le leur fera payer cher, car autrement tout serait deuil dans le monde.

Mais par leurs fausses raisons dont on ne sort jamais,

Ne vous laissez plus amuser, car vous n’y trouverez rien autre chose.[15]

Mais les Sardes sont issus de vos gens de deçà.

Aussi ferez-vous acte de merci, vous qui êtes toute lumière et tout éclat

(Car ce seront de loyales gens ceux que je vais vous dire),

Si vous mettez en Corse des gens de Moncay.

Et de ceux de la montagne[16]

XII

Je veux que maintenant finisse mon sermon,

Et je prie à Dieu, qui est toute lumière et toute clarté,

Qu’il veuille avoir pour recommandés le haut seigneur infant,

Les comtes, les vicomtes, les barons et tous les prélats

Qui iront avec lui, ainsi que tout le baronnage,

Et que bientôt en soient, avec grande joie, envoyées

Bonnes nouvelles à son père le saint roi, qui assez

Aura d’inquiétude jusqu’à ce qu’il sache la vérité.

Donc, seigneurs et dames qui écoutez ce sermon,

Faites prière à Dieu qu’il vienne de bonnes nouvelles

De chacun à sa maison, à ses amis, à ses privés.

Et afin que tout cela puisse s’achever avec l’aide de Dieu,

Que chacun se lève sur ses pieds et que tous disent

Trois Pater Noster pour la très Sainte Trinité ;

En honneur de la Vierge Mère, conçue sans aucun péché,

Pour qu’elle prie son cher Fils que cela nous soit octroyé,

Que le nom d’Aragon en soit exhaussé, Et que les Pisans ou autres ne puissent à leurs faussetés

Donner suite ni les préparer ; et que saint Georges, au côté

Du haut seigneur infant, lui serve toujours de compagnie. Amen.

J’envoyai ce sermon au roi d’Aragon et au seigneur infant En Alphonse, pour qu’ils se souvinssent de ce qu’ils avaient à faire. Et bien que mon conseil ne fût pas suffisant, il rappelait du moins les choses en mémoire, et avait ainsi son utilité ; un bon conseil en amène un meilleur, car chacun vient parler pour ou contre. Et, grâces à Dieu, tout ce que j’avais conseillé dans ce sermon s’accomplit, excepté deux choses, ce dont je fus très fâché, et le suis encore, et le serai toujours. La première est qu’on ne construisit pas les vingt galères légères. Et tous ces ennuis, et cette sorte de moquerie qu’eurent à souffrir l’amiral et toute l’ost par les galères des Pisans et des Génois, ils ne les auraient pas soufferts si on eût eu les vingt galères légères. La seconde est que, quand le seigneur infant eut pris terre avec toute sa cavalerie et ses hommes de pied, il ne marcha pas tout droit sur Cagliari, lui par terre et la flotte par mer, ainsi que le fit la flotte de son côté ; car si tous ensemble fussent arrivés à la fois par mer et par terre à Cagliari, ils auraient sur-le-champ obtenu cette ville, plutôt que de se rendre maîtres d’Iglesias. Et ainsi, tous les gens de l’ost auraient été frais et bien portants, car ils auraient eu tous leurs effets, vivres, vins, lits, et toutes choses de qualité que chacun avait sur les galères, tandis qu’ils ne purent se servir de rien à Iglesias. Et ainsi ces deux choses m’ont été fort à cœur ; mais cependant, grâces à Dieu, tout leur vint à bien ; mais il y a du bien et du mieux.

CHAPITRE CCLXXIII

Comment le seigneur infant En Alphonse partit du Port Fangos et prit terre à Palmas de Sulcis, où le juge d’Arborée et une grande partie des habitants de la Sardaigne le reconnurent pour seigneur ; et comment il envoya l’amiral assiéger Cagliari.

Il est vérité que, lorsque le seigneur roi et les seigneurs infants eurent réuni dans leurs royaumes et comtés tout ce qui était nécessaire pour cette expédition, ils ordonnèrent, d’un commun accord, que chacun fût rendu au jour fixé, à Port Fangos, tant les troupes de mer que celles de terre ; et au jour désigné, et même avant, tout le monde y fut. Et les gens étaient si désireux de partir qu’il n’était pas besoin d’aller les chercher par le pays ; mais tous s’y rendirent d’eux-mêmes, je veux dire ceux qui avaient été désignés par le seigneur roi et le seigneur infant ; et je ne dirai pas seulement ceux qui étaient désignés pour partir, mais il en vint bien trois fois autant ; et on s’en aperçut bien au moment de l’embarquement, car il fallut laisser là plus de vingt mille hommes d’armes, attendu que les nefs, galères, térides et lins, ne purent les contenir. Ainsi, avec la grâce de Dieu, tous s’embarquèrent. Le seigneur roi, madame la reine et tous les infants s’étaient rendus à Port Fangos. Là, le seigneur infant En Alphonse prit congé du seigneur roi son père ; autant en fit madame l’infante ; ils prirent aussi congé de madame la reine et des infants. Le seigneur roi les accompagna jusqu’à la barque armée où ils montèrent et s’embarquèrent ; et madame la reine les y accompagna également. Ainsi, à la bonne heure, le seigneur infant et madame l’infante s’embarquèrent, et chacun en fit autant. Ce jour-là[17] ils eurent bon vent et firent voile ; et lorsqu’ils furent dans les eaux de Mahon, les vingt galères de Majorque, ainsi que les nefs, térides et lins se joignirent à eux. Le seigneur roi et madame la reine demeurèrent tout ce jour-là sur le rivage, à les regarder, jusqu’à ce qu’ils les eussent perdus de vue ; après quoi ils allèrent à la cité de Tortose, et tous les autres se retirèrent chez eux.

Le seigneur infant eut bon temps et se disposa à l’île Saint-Pierre[18] avec toute la flotte. Quand tous furent réunis ils se dirigèrent sur Palmas de Sulcis. Là toute la cavalerie et toute l’almogavarerie furent débarquées. Aussitôt se présenta le juge d’Arborée[19] avec toutes ses forces, qui le reconnut pour seigneur, ainsi que firent une très grande partie des habitants de l’île de Sardaigne. Les habitants de Sassari[20] se soumirent aussi à lui. Là ils tombèrent d’accord, d’après les conseils du juge, que le seigneur infant devait aller assiéger Iglesias. Le juge fit ceci parce que ses terres avaient beaucoup à souffrir du voisinage d’Iglesias, et bien plus que de Cagliari ou de tout autre lieu. Ainsi le seigneur infant alla mettre le siège devant Iglesias, et envoya l’amiral avec toute sa flotte assiéger le château de Cagliari, de concert avec le vicomte de Rocaberti, qui déjà le tenait assiégé avec deux cents hommes de cheval bardés, et deux mille hommes de pied que lui avait d’avance envoyés de Barcelone le seigneur infant, sur d’autres nefs.[21] Ils prirent position devant Cagliari et la tinrent si resserrée que chaque jour ils enlevaient quelques hommes ; et ils leur avaient déjà pris une grande partie des terrains fertiles qui l’environnent.[22] Lorsque l’amiral fut arrivé, vous pouvez être certains qu’entre le vicomte et lui, ils leur donnèrent une assez mauvaise étrenne ; et toutefois il y avait dedans plus de trois cents hommes à cheval et dix mille hommes de pied. Je cesse maintenant de vous parler du vicomte et de l’amiral, qui s’entendaient très bien ensemble pour toutes choses, en bons cousins germains qu’ils étaient, et je reviens au seigneur infant.

CHAPITRE CCLXXIV

Comment le seigneur infant En Alphonse, ayant pris Iglesias vint assiéger le château de Cagliari, et fit élever devant, ledit château de Cagliari un autre château et une autre ville qui fut nommé le château de Bon-Aria.

Le seigneur infant ayant mis le siège devant Iglesias, tous les jours ils avaient à le combattre, et il faisait en même temps tirer sur eux avec ses trébuchets. Et il les resserra de telle sorte qu’ils avaient fort à souffrir. Et ils étaient si bien cernés qu’ils ne savaient plus que faire ; mais, d’un autre côté, le seigneur infant et toute son ost furent attaqués par tant de maladies qu’une grande partie de ses troupes lui fut enlevée, et que lui-même y fut très malade. Et assurément il était en grand danger d’en mourir, sans les soins extrêmes qu’en prit madame l’infante ; si bien que c’est, à Dieu et à elle qu’on doit rendre grâce de la conservation de sa vie. Mais quelque malade que fût le seigneur infant, jamais médecin ni aucun autre homme ne put obtenir qu’il consentît à s’éloigner du siège ; maintes fois, au contraire, avec la fièvre au corps, il se revêtait de ses armes et conduisait au combat ; si bien que, par ses bons efforts et par sa valeur toute chevaleresque, il amena la ville à se rendre à lui. Ainsi, le seigneur infant, madame l’infante et toute l’armée entrèrent dans la ville d’Iglesias.[23] Ils la renforcèrent très bien de nos gens et y laissèrent ceux qu’il parut au seigneur infant convenable d’y laisser. Il y mit donc un capitaine et en mit un autre dans la ville de Sassari ; puis il revint sur Cagliari et fit élever devant le château de Cagliari, un château et une ville, et lui donna le nom de château de Bon-Aria ;[24] puis vint assiéger si étroitement Cagliari que pas un homme n’osait en sortir. Et l’on pouvait bien voir que, s’il y fût venu dès son débarquement, il se serait emparé bien plus tôt de Cagliari qu’il ne le fit d’Iglesias. Que vous dirai-je ? Ceux de Cagliari souffrirent de grands maux[25] ils attendaient des secours qui devaient leur venir de Pise, lesquels secours y arrivèrent peu de jours après que le seigneur infant fût devant Cagliari.

CHAPITRE CCLXXV

Comment le comte de Donartico vint secourir Cagliari avec huit cents cavaliers allemands, quarante Pisans, six mille hommes de pied et trente galères ; comment Ils livrèrent bataille au seigneur infant En Alphonse ; comment le comte prit la fuite, et tous les Allemands et Pisans fuient tués, et comment le comte, à peu de temps de là, mourut de ses blessures.

Les secours furent tels que le comte de Donartico[26] y vint à la tête de douze cents hommes à cheval, dont huit cents Allemands, qu’on regarde comme la meilleure cavalerie du monde ; les autres étaient Pisans. Il amena bien aussi six mille hommes de pied, avec de méchants Sardes qui vinrent se réunir à toute l’armée Stationnée auprès de Capo-Terra ;[27] il avait aussi de ces sergents[28] toscans et mantouans avec de longues lances qu’ils estiment valoir chacun un cavalier, et trente-six galères, entre celles des Pisans et des Génois, et un grand nombre de térides et lins qui amenaient cavaliers et chevaux. Ils abordèrent à Capo-Terra, et là ils débarquèrent la cavalerie et tous les piétons, et bien trois cents arbalétriers qu’ils avaient. Et quand ils eurent débarqué tout leur monde, tous les bâtiments s’en allèrent à l’île Rossa,[29] où se trouve un bon port. Les térides étaient toutes armées de leur château[30] et se mirent en bon ordre pour se défendre. Ces dispositions faites, les galères vinrent contre le château de Cagliari.[31] Le seigneur infant fit armer trente galères seulement, et, de sa personne, il monta sur les galères et sortit pour combattre les Pisans, les Génois, et beaucoup de térides et de lins qui s’y trouvaient. Ceux-ci furent si courtois qu’ils ne voulurent nullement les attendre, mais ils s’en allèrent comme s’en va un bon cheval devant des piétons qui le poursuivent ; de sorte que, durant tout ce jour-là, ils n’eurent d’autre exercice, à mesure que le seigneur infant faisait voguer, de fuir devant lui, puis de revenir ensuite à leur volonté.

Quand le seigneur infant vit qu’il ne pouvait faire autrement, il sortit des galères et donna ses ordres pour que tous les gens qui tenaient le siège gardassent bien leurs postes, car dans le château se trouvaient bien cinq cents hommes de cheval en sus de deux cents qui y étaient venus après la prise d’Iglesias. La force était donc grande dans l’intérieur ; c’est pourquoi le seigneur infant résolut d’empêcher à tout prix que ceux qui venaient d’arriver se réunissent à ceux du dedans, et il établit son siège de manière que, si les troupes de l’intérieur sortaient pour se rapprocher de celles de l’extérieur, les assiégeants pussent s’y opposer.

Tandis que le seigneur infant prenait ces dispositions, les galères des Pisans et des Génois venaient jusqu’auprès des galères du seigneur infant. L’amiral En Carros désarma toutes ses galères, à l’exception de vingt sur lesquelles il monta, pensant qu’ils l’attendissent pour lui livrer combat ; mais eux refusèrent de l’accepter ; si bien que l’amiral leur envoya dire que, s’ils voulaient accepter la bataille, il sortirait avec seulement quinze galères ; et aussi peu voulurent ils accepter. Ce fut alors que le seigneur infant et l’amiral reconnurent que les vingt galères légères que j’avais conseillé, dans mon sermon, de faire construire, leur faisaient faute ; et s’ils les eussent eues, ce n’eût pas été quarante galères de Pisans ni de Génois qui eussent osé se présenter ; car, pendant que ces vingt les auraient occupées, les autres leur seraient venues à dos. Jugez par là quelle faute ce fut. Je cesse de vous parler des galères pour vous entretenir du seigneur infant et de ses ennemis.

Quand le seigneur infant, d’accord avec l’amiral, eut pris les dispositions nécessaires pour la flotte et pour le siège, et investi l’amiral du commandement général de l’un et de l’autre, il désigna ceux qui devaient l’accompagner lui-même, et ne voulut avoir que quatre cents hommes à chevaux bardés, cinquante hommes à chevaux armés à la légère, et environ deux mille hommes de pied, entre almogavares et varlets des menées.

Pendant la nuit il quitta le siège et se plaça là où le comte de Donartico devait passer pour aller au château ; et toute la nuit ils se tinrent prêts à combattre. A l’aube du jour ils virent le comte s’avançant en bon ordre, et en bataille aussi bien rangée que se présentèrent jamais gens pour livrer un combat. Le seigneur infant qui les aperçut, disposa aussi ses batailles et confia l’avant-garde à un noble homme de Catalogne nommé En G. d’Anglesola ; et lui, avec sa bannière et toute la cavalerie, et tous formés en masse avec tous les hommes de pied, il marcha sur l’aile où il vit s’élever la bannière des ennemis. Que vous dirai-je ? les armées s’abordèrent, et le comte de Donartico, d’après l’avis d’un brave chevalier nommé Horigo l’Allemand,[32] qui était sorti de la ville d’Iglesias, et qui connaissait le seigneur infant, ordonna que douze cavaliers réunis audit Horigo l’Allemand n’auraient d’autre affaire que d’attaquer la personne du seigneur infant. Il avait aussi été ordonné de l’autre côté : que dix hommes de pied choisis ne s’éloigneraient jamais de l’étrier du seigneur infant, et que des cavaliers d’élite garderaient sa personne et sa bannière ; car le seigneur infant ne s’éloignait jamais de sa bannière. Que vous dirai-je ? Quand les osts se furent disposées, chacun alla brochant avec grande vigueur, si bien qu’on ne vit jamais bataille plus terrible, ni osts s’attaquer avec plus d’ardeur que ne le firent celles-ci. Les Allemands se confondirent si bien avec notre cavalerie, que les douze cavaliers conduits par cet Horigo l’Allemand vinrent là où se trouvait le seigneur infant. Le seigneur infant, qui s’aperçut que c’était particulièrement lui qu’ils cherchaient, férit d’un tel coup de lance le premier d’entre eux, qu’il le perça de part en part et le jeta à terre roide mort ; puis il saisit sa masse d’armes, fondit sur un autre et lui porta un tel coup sur son heaume qu’il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles. Que vous dirai-je ? De sa masse d’armes, il en étendit quatre morts sur la place. Sa masse d’armes s’étant rompue, il mit la main à son épée, et se fit faire jour de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui.

Quand les sept cavaliers qui restaient des douze virent leurs cinq compagnons tués de la main du seigneur infant et furent témoins de ses prouesses merveilleuses, tous s’accordèrent à férir sur son cheval afin de l’abattre. Et ils le firent ainsi : tous sept ensemble férirent sur son cheval et le tuèrent. Et le seigneur infant et le cheval tombèrent à la fois à terre. Au même instant ils tuèrent le cheval du porte-étendard, et la bannière fut ainsi renversée. Au moment où le seigneur infant tomba à terre, son épée vola de sa main dans sa chute. Déjà il n’en tenait plus qu’un tronçon, car l’autre moitié était partie en éclats. A ce moment de péril, il n’oublie pas qui il était ; mais en homme vigoureux et agile, il se dégage du cheval gisant sous lui, et avec un cœur mieux fait pour toute prouesse que ne le fut le cœur d’aucun chevalier du monde, il saisit l’estoc qu’il portait ceint au côté, voit sa bannière à ses pieds, et, l’estoc toujours en main, va relever sa bannière, la redresse haute et la tient embrassée. A cet instant un de ses cavaliers, nommé En Boxados, descend de son cheval, va prendre la bannière et donne son cheval au seigneur infant. Le seigneur infant monte aussitôt à cheval et remet la bannière à deux chevaliers. A peine a-t-il relevé sa bannière et est-il remonté à cheval, qu’il aperçoit devant lui les sept cavaliers et reconnaît Horigo l’Allemand. Le pommeau de l’estoc appuyé sur la poitrine, il broche de l’éperon sur lui et lui assène un tel coup au milieu de la poitrine, qu’il le perce de part en part. Horigo tombe à terre roide mort, si bien qu’il n’eut jamais la peine de retourner en Allemagne conter des nouvelles de cette bataille. Que vous dirai-je ? Lorsque les compagnons d’Horigo le virent mort, ils voulurent fuir ; mais le seigneur infant et ceux qui se trouvaient auprès de lui manœuvrèrent si bien que tous les douze restèrent sur la place ; et de ces douze sept moururent de la main du seigneur infant. Quand ceux-ci furent morts, le seigneur infant, avec sa bannière, brocha de l’éperon en avant ; et là vous eussiez vu alors de tels faits d’armes, que jamais si belle journée ne fut mise afin par un aussi petit nombre d’hommes. Dans ce choc, le seigneur infant se trouva en présence du comte de Donartico, et, d’une lance qu’il avait prise des mains d’un sien varlet, il l’en férit d’un tel coup par le premier canton de l’écu qu’il l’abattit à terre ; et là se firent de belles prouesses. De haute lutte les Allemands et les Pisans firent remonter le comte de Donartico, qui était féru de plus de dix blessures. Une fois remonté à cheval, pendant que la mêlée était le plus engagée, il sortit de la bataille suivi de dix cavaliers, et s’enfuit au château de Cagliari.[33] Là il trouva réunie la cavalerie du château qui était bien de cinq cents hommes, rangés en dehors et attendant l’événement, car ils n’osaient pas sortir pour se porter sur le champ de bataille, de crainte que, s’ils le faisaient, l’amiral ne vînt à l’instant les attaquer à dos ; l’amiral de son côté pouvait aussi peu s’éloigner du siège. Et ainsi chacun avait fort à faire. Et quand ceux du château de Cagliari virent le comte de Donartico, ils regardèrent l’affaire comme perdue. Que vous dirai je ? La bataille fut si chaude que tout à coup les Allemands et les Pisans qui restaient se retirèrent à la fois et allèrent s’emparer d’un tertre, et le seigneur infant en fit autant avec ses troupes ; si bien qu’on eût dit que c’était un tournoi de plaisir ; et là ils s’observèrent les uns les autres. Je vais vous parler des hommes de pied.

Quand les almogavares et varlets des menées virent commencer la bataille entre les cavaliers, tout à coup deux cents d’entre eux rompirent leurs lances par le milieu, et se jetèrent entre les cavaliers pour éventrer les chevaux, tandis que les autres fondirent sur leurs hommes de pied d’une manière si terrible que de son dard chacun abattait un ennemi ; puis ils se précipitèrent sur eux avec un tel acharnement qu’en peu d’heures ils les eurent déconfits et tués. Plus de deux mille furent noyés dans l’étang[34] qui était tout près, et tous les autres périrent. Ceux qui purent s’enfuir se cachèrent dans les buissons à mesure qu’ils entraient dans l’île ;[35] mais de ceux qu’on trouva on n’en laissa pas un en vie, et ainsi tous moururent.

Quand le seigneur infant et sa troupe se furent reposés un moment, ils fondirent en masse serrée sur leurs ennemis, et ceux-ci en firent autant de leur côté, à l’exception de quatre-vingts hommes à cheval du comte de Donartico, qui, ne le voyant pas, profitèrent du moment où la bataille était forte et dure pour s’enfuir à Cagliari, et les autres continuèrent à combattre. Et si la bataille avait été terrible au premier choc, plus acharnée fut-elle au second, bien que les ennemis eussent bien peu de gens ; tellement que le seigneur infant fut blessé d’un coup d’estoc au visage. Et quand il vif le sang lui couler par la figure, s’il fut enflammé de fureur, il n’est pas besoin de vous le dire. Jamais lion ne s’élança sur ceux qui l’ont blessé comme lui s’élança sur les ennemis. Que vous dirai-je ? De sa longue épée il frappait de tels coups que malheur à ceux qui en étaient atteints ; un seul coup suffisait pour en finir. Que vous dirai-je ? Il allait par le champ de bataille, tantôt de çà, tantôt de là, de telle manière que rien ne pouvait tenir devant lui. Enfin en peu d’heures ils férirent tant et tant, lui et les siens (car tous liront très bien, riches hommes, chevaliers et citoyens), que les ennemis furent tous vaincus, tués ou noyés ; si bien que, y compris ceux qui s’étaient mis à l’abri dans Cagliari et ceux qui avaient pu se réfugier à bord de leur flotte, il n’en échappa pas deux cents ; et encore ces deux cents n’eussent-ils pas échappé si ce n’eût été de l’inquiétude qu’avait le seigneur infant sur la situation de ses gens du siège Ainsi le seigneur infant et ses gens prirent possession du champ de bataille, et s’en retournèrent joyeusement avec un grand butin rejoindre leur ost. Les Pisans et leur flotte s’en retournèrent pleins de grand deuil, prirent la fuite et revinrent à Pise avec cette mauvaise nouvelle qu’eux-mêmes y portèrent.

Le seigneur infant expédia au seigneur roi son père, en Catalogne, un lin armé, pour lui faire savoir ce qui s’était passé, et il le pria de lui envoyer vingt galères légères, pour éviter que désormais les galères des Pisans se jouassent de lui. De retour au siège, si le seigneur infant resserra étroitement Cagliari, il n’est pas besoin de le dire ; aussi, tout ce qu’il y avait de Sardes dans l’île qui ne se fussent pas encore rendus, se rendirent à lui.[36] Le second jour qui suivit la bataille, le juge d’Arborée arriva avec toutes ses forces, et fut fort joyeux et satisfait de la victoire que Dieu avait accordée au seigneur infant, mais bien fâché toutefois que ni lui ni aucun des siens n’y fussent. Et assurément il n’y avait pas de sa faute, car depuis que le seigneur infant avait attaqué Iglesias il avait toujours assisté au siège, soit lui-même en personne, soit tous ses gens ; et aussitôt après la prise d’Iglesias, il était parti avec l’autorisation du seigneur infant pour aller visiter ses places ; et aussitôt qu’il eut terminé cette inspection, il avait réuni ses forces et s’était mis en route pour Cagliari. Vous avez déjà vu qu’il ne s’en fallut que de deux jours qu’il ne fût présent à la bataille. Et lorsqu’il fut de retour vers l’ost du seigneur infant, lui, le seigneur infant, l’amiral et les autres riches hommes, resserrèrent si bien Cagliari que les habitants étaient à la dernière extrémité et virent mourir parmi eux le comte de Donartico.[37] Le comte mourut des blessures qu’il avait reçues dans la bataille, aussi bien que la plupart de ceux qui avaient pu fuir de cette terrible journée ; car il y en avait bien peu qui ne portassent sur le corps les armes royales, c’est-à-dire de bons coups de lance ou de bons coups d’épée, dont les gens du seigneur infant les avaient marqués. C’est marqués de telles armes qu’avait fui le comte de Donartico et qu’avaient fui les autres qui s’étaient échappés de la bataille.

CHAPITRE CCLXXVI

Comment ceux de Cagliari crurent entrer au château de Bon-Aria ; comment le seigneur infant En Alphonse les déconfit ; des méfaits que commuent ceux de Cagliari envers En Gilbert de Ceutelles et autres chevaliers ; et comment les Pisans résolurent de faire la paix avec le seigneur infant En Alphonse.

Quand ceux de Cagliari virent le comte de Donartico mort et se virent eux-mêmes en si piteux état, un jour, à l’heure de midi, qu’il faisait une excessive chaleur et que tous les gens de l’ost et du château de Bon-Aria dormaient ou prenaient leur repas, le seigneur infant aussi bien que les autres, ils garnirent leurs chevaux de leurs armures ; et, ainsi bien appareillés, les hommes de cheval comme les hommes de pied, ils firent une sortie, sans que ceux des assiégeants qui étaient à Bon-Aria en sussent rien. Les premiers qui les virent furent des pêcheurs catalans qui les aperçurent descendant du château de Cagliari. Ils commencèrent à crier : » Alarme ! Aux armes ! Aux armes ! » Le seigneur infant qui les entendit, et qui dormait, toujours revêtu de ses épaulières de mailles, saisit sa salade de fer, prend son écu et le passé à l’instant à son cou. On lui tenait constamment deux chevaux tout sellés ; il saute sur l’un d’eux, et le premier qui arriva à la porte du retranchement ce fut lui. En peu d’instants il eut à ses côtés plus de deux mille hommes de pied, soit almogavares, soit varlets des menées, soit hommes de mer. Il s’y trouva aussi des cavaliers, les uns revêtus de leurs armures, les autres non, car les Catalans et Aragonais ont cet avantage sur les autres que, tant qu’ils sont en guerre, les hommes de cheval sont constamment revêtus de leurs épaulières de mailles et coiffés du cuir-tête,[38] et que leurs chevaux sont toujours sellés. Entendent-ils grand bruit, ils n’ont d’autre soin à avoir que de prendre l’écu et la salade de fer et de monter à cheval, et ils se tiennent pour aussi bien armés que le sont les autres cavaliers avec leurs hauberts et leurs cuirasses. Les hommes de pied ont aussi toujours leurs lances à la porte de leur logement ou à l’entrée de leur tente ; et au moindre bruit ils saisissent leur lance ou leur dard ; et cette lance et ce dard, voilà toutes leurs armes.

Aussitôt donc qu’ils eurent entendu ce bruit, ils furent à l’instant en présence des ennemis ; dire et faire fut tout un pour eux. Ceux de Cagliari, qui s’imaginaient que nos soldats tardaient aussi longtemps qu’eux à s’armer et à se présenter en bon arroi au combat, se trouvèrent fort déçus de voir le seigneur infant se présenter aussi brusquement à leur rencontre avec sa cavalerie. Et malheureusement pour les Pisans, ils étaient venus si avant, qu’ils croyaient déjà pénétrer par la grande porte du château de Bon-Aria lorsque le seigneur infant vint fondre sur eux, et avec une telle impétuosité que ces gens du château de Cagliari furent forcés de tourner le dos. Que vous ferai-je de plus longs récits ? Le seigneur infant, avec l’amiral, qui est un des meilleurs chevaliers du monde, et avec ceux qui les suivaient, commencèrent à culbuter les chevaux et à férir de leurs lances. Les lances une fois rompues, vous les auriez vus, les masses d’armes en main, porter les plus terribles coups du monde. Je n’ai pas besoin de vous dire que de leur côté ils ne faisaient que transpercer tout ce qu’ils rencontraient, homme de cheval et homme de pied ; et ils manœuvrèrent si bien que, de cinq cents hommes à cheval qui étaient sortis, et de trois mille hommes de pied, il ne resta que deux cents hommes à cheval, tous les autres ayant été tués ; et des gens de pied il n’en réchappa que cent tout au plus. Et si le champ eût été plus vaste et qu’ils n’eussent pas été si bien à portée de se réfugier comme ils le firent au fort de Cagliari, il n’en eût pas échappé un seul.

Cette journée fut aussi complète que l’avait été celle de la bataille, pour l’extermination de ceux du fort de Cagliari. Et voyez avec quelle ardeur combattaient les gens du seigneur infant, puisque En Gilbert de Centelles et plusieurs autres entrèrent pêle-mêle à Cagliari avec les ennemis, férant-battant, sans songer à autre chose qu’à férir sur les fuyards. Mais les Pisans commirent un grand méfait ; car, après les avoir fait prisonniers, ils les tuèrent. Et de pareils méfaits ils sont toujours tout prêts à les commettre, eux et aussi tout homme des communes ; aussi est-ce déplaire à Dieu que d’avoir aucune merci pour eux.

Le seigneur infant, les ayant poussés jusques aux portes du fort de Cagliari, s’en retourna joyeux et satisfait à son siège. Quant à ceux du dedans, ils furent saisis de grande douleur, et envoyèrent un message à leurs amis de Pise, pour faire part de ce qui s’était passé et leur demander d’accourir ; car ils voyaient bien que désormais ils ne pourraient plus rien contre les forces du seigneur infant. Lorsque ceux de Pise eurent été informés de ces nouvelles, ils se tinrent pour dénués de toute ressource, et pensèrent qu’ils étaient entièrement perdus si, de manière ou d’autre, ils ne faisaient la paix avec le seigneur roi d’Aragon et le seigneur infant. Après avoir tenu conseil sur ce point et s’être tous rangés à cet avis, ils choisirent des envoyés, auxquels ils donnèrent tout pouvoir pour conclure la paix. Je cesse de vous parler d’eux, et vais vous entretenir du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CCLXXVII

Comment le seigneur roi d’Aragon envoya vingt galères légères au seigneur infant En Alphonse ; et comment l’envoyé des Pisans traita de la paix avec messire Barnabé Doria, qui s’entremit pour traiter de la paix cuire la commune de Pise et le seigneur infant.

Quand le seigneur roi d’Aragon eut reçu le message que le seigneur infant lui avait envoyé, après la bataille dans laquelle il avait défait ses ennemis, il fit aussitôt construire à neuf vingt galères légères entre Barcelone et Valence ; incontinent il fit mettre la main aux vingt galères, et fit faire des enrôlements, à Barcelone pour huit galères, à Tarragone pour deux, à ce pour deux, et à Valence pour les huit autres. Et pour les huit galères de Valence ce fut l’honorable En Jacques Escriva et moi, Ramon Muntaner, qui reçûmes commission de les mettre en armement, et nous le fîmes ainsi ; et si bien que, de là à peu de jours, lesdites huit galères de Valence furent toutes armées, et partirent pour Barcelone. Pendant qu’elles allaient à Barcelone, les autres se préparaient. Le seigneur roi nomma, pour les commander toutes, l’honorable En Pierre de Belloch, chevalier brave et expérimenté, dont la famille est de Vallès. Lesdites vingt galères partirent de Barcelone, et furent en peu de jours à Cagliari. Le seigneur infant eut grande joie et satisfaction en les voyant ; et ceux de Cagliari se regardèrent comme perdus, sentant bien que désormais ils ne pouvaient plus compter sur aucun secours ni par les galères des Pisans ni par celles des Génois, car les Catalans les chasseraient de partout. Là-dessus arriva l’envoyé de Pise, qui traita avec messire Barnabo Doria, lequel s’entremit pour traiter de la paix entre la commune de Pise et le seigneur infant En Alphonse.

CHAPITRE CCLXXVIII

Comment se fit la paix entre le seigneur infant En Alphonse et les Pisans ; et comment ceux de Bonifazio et d’autres lieux de la Corse firent hommage au seigneur infant En Alphonse.

On eut beaucoup à négocier pour arriver à cette paix, car jamais le seigneur infant ne voulut consentir à faire la paix avec eux, qu’ils ne lui remissent le château de Cagliari. Enfin la paix fut faite, sous la condition : que les Pisans tiendraient le château de Cagliari au nom du seigneur roi d’Aragon, et que la commune de Pise serait sa vassale, et aurait à lui payer le droit de juridiction, de succession et d’impôt donné de la main à la main,[39] toutes et quantes fois que l’exigeraient le seigneur roi d’Aragon. le seigneur infant ou leurs fondés de pouvoirs, et aussi bien qu’eux tous leurs successeurs : Il fut stipulé en outre[40] : que la commune de Pise renoncerait à tout droit qu’elle pouvait avoir eu dans l’île de Sardaigne, et en tous lieux de la dite île ; que de plus le château de Cagliari cesserait d’étendre ses limites sur aucun terrain environnant, à l’exception des terrains de jardinage[41] placés auprès du château, et même seulement en partie, car unie autre partie devait être de la dépendance du fort de Bon-Aria ; que, de plus, dans le fort de Cagliari, Une se ferait aucun commerce d’échange sinon de Pisans à Pisans ; qu’aucun bâtiment, excepté ceux des Pisans, ne pourrait s’y abriter ; qu’aucun Sarde ne pourrait y venir acheter ou vendre quoi que ce fût, et que ceux du château de Cagliari seraient tenus de venir acheter tout ce dont ils auraient besoin au fort de Bon-Aria. Les Pisans devaient de plus être en aide au seigneur roi et aux siens, contre tout homme qui, dans l’île de Sardaigne, voudrait leur porter dommage. Le seigneur infant, de son côté, leur promit de les autoriser, comme tous autres marchands, à commercer par toute l’île de Sardaigne et autres lieux et terres du seigneur roi d’Aragon, sous la condition de payer les mêmes droits que les marchands catalans payaient à Pise.

Quand toutes les clauses furent signées et jurées des deux parts, la bannière du seigneur roi d’Aragon, escortée de cent hommes à cheval, entra dans le château de Cagliari, et fut placée sur la plus haute tour du dit château. Ainsi la paix fut signée et jurée et les portes du château de Cagliari furent ouvertes, et il fut permis à chacun d’y entrer ; et les Pisans et les habitants du quartier de la Pola à Cagliari[42] firent de même dans le camp et le château de Bon-Aria.

Quand ceci fut fait, le seigneur infant envoya l’honorable En Boxados à Pise, avec l’envoyé de Pise, afin que la commune approuvât et confirmât tout ce qui s’était fait ; et la commune l’approuva et le confirma.

Aussitôt que ceux de Corse[43] apprirent cette nouvelle, ceux de Bonifazio et autres lieux de Corse vinrent trouver le seigneur infant et lui firent hommage. Ainsi le seigneur infant fut maître de toute la Sardaigne et de la Corse. Si vous considérez bien cette affaire, ce fut chose bien plus honorable que la commune de Pise tînt la terre de lui, et que les Pisans fussent ses vassaux, que s’il eût eu le château de Cagliari. D’autre part, le château de Bon-Aria se peupla de telle manière qu’avant qu’il s’écoulât cinq mois il fut muré et tout bâti.[44] Et il y plaça, seulement de purs Catalans, plus de six mille hommes d’armes. Et de là en avant, le château de Bon-Aria sera destiné à contenir le château de Cagliari, si les Pisans voulaient se mal conduire.

CHAPITRE CCLXXIX

Comment le seigneur infant retourna en Catalogne, et laissa pour son lieutenant général le noble Philippe de Saluées, pour capitaine du château de Bon-Aria le noble En Béranger Carros, et pour trésoriers de l’île En P. de Lesbia et Augustin de Costa.

Quand tout fut ainsi terminé, le seigneur infant, sur l’avis du juge d’Arborée, laissa pour son fondé de pouvoir général dans les lieux et villes le noble Philippe de Saluées, qui devait diriger les affaires d’après les conseils du juge d’Arborée. Il laissa comme capitaine du château de Bon-Aria et de toute cette contrée le noble En Béranger Carros, fils de l’amiral ; pour capitaine de Sassari, En Raimond Semenat, et ainsi dans toutes les autres places. Il nomma pour trésoriers de l’île En Pierre de Lesbia et A. de Costa, citoyen de Majorque. Et quand il eut mis en état et organisé toutes les terres et places,aussi bien en Sardaigne qu’en Corse, il laissa le noble Philippe de Saluées, avec trois cents hommes à cheval de nos gens, soldés par le seigneur roi, et environ mille hommes de pied, aussi à la solde du seigneur roi ; après quoi il prit congé du juge et du noble Philippe de Saluées, et du noble En Béranger Carros et des autres, et s’embarqua avec madame l’infante et avec toute l’ost et toute la flotte ; et il s’en retourna en Catalogne, sain, joyeux et comblé d’honneur.

Il prit terre à Barcelone, où il trouva le seigneur roi et madame la reine, le seigneur infant En Jean, son frère, archevêque de Tolède, le seigneur infant En Pierre, le seigneur infant En R. Béranger, le seigneur infant En Philippe, fils du seigneur roi de Majorque,[45] et tous les chevetains de Catalogne, qui venaient de se réunir, afin de se concerter sur l’envoi de secours au seigneur infant, en Sardaigne. Aussitôt que le seigneur infant et madame l’infante eurent débarqué sur le rivage où se trouvaient le seigneur roi et tous les infants et madame la reine, ils furent reçus de tous avec de grands honneurs. Que vous dirai-je ? Grandes furent les fêtes à Barcelone, en Aragon, au royaume de Valence, au royaume de Murcie, à Majorque, et en Roussillon, que tout le monde célébra pour le retour du seigneur infant et de madame l’infante. Et là le seigneur roi et le seigneur infant firent grands dons et grandes faveurs à tous ceux qui étaient venus avec le seigneur infant ; et chacun s’en retourna joyeux et satisfait retrouver ses amis.

CHAPITRE CCLXXX

Comment le seigneur roi En Sanche de Majorque trépassa de cette fie et laissa pour héritier son neveu, l’infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand ; et comment il fut inhumé à Perpignan, en l’église de Saint-Jean.

A peu de temps de là, le seigneur roi de Majorque tomba malade. Il était allé en Cerdagne pendant les grandes chaleurs, en un lieu nommé Formiguières,[46] où il se plaisait beaucoup ; et là il trépassa de cette vie. Ce fut un grand malheur, car jamais ne naquit seigneur qui fût autant que lui doué de justice et de vérité ; et l’on peut dire de lui ce qu’il serait fort difficile de dire d’aucun autre, c’est qu’il n’eut jamais en soi colère ni rancune contre son prochain. Avant de mourir il fit son testament, et laissa le royaume et toute sa terre et tout son trésor à son neveu le seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand ; et au cas où ledit seigneur infant mourrait sans enfant mâle de légitime mariage, l’héritage devait revenir à un autre fils que le seigneur infant avait eu de sa seconde femme ; car aussitôt après s’être emparé de Clarentza il avait fait venir la nièce du roi de Chypre et l’avait épousée ; et c’était et c’est encore une des belles et bonnes et intelligentes femmes du monde. Il l’avait prise comme sa première femme, et jeune et vierge, car elle n’avait pas plus de quinze ans. Il ne vécut pas plus d’un an avec elle ; et dans cette année naquit ce fils que ladite dame tient en Chypre ; car aussitôt après la mort du seigneur infant elle était retournée en Chypre avec deux galères armées.

Ainsi le seigneur roi de Majorque substitua le royaume à cet infant, si l’autre infant venait à mourir ; ce qu’à Dieu ne plaise ! Mais puisse-t-il lui accorder vie et honneurs, autant qu’en continuant à vivre il continuera à être bon ! Car quant à ce jour, c’est bien la plus sage petite créature pour son âge[47] qui ait vu le jour depuis cinq cents ans.

Le seigneur roi de Majorque stipula de plus qu’au cas où ces deux infants viendraient à mourir sans enfants mâles de légitime mariage, tout le royaume, et toute la terre reviendraient au seigneur roi d’Aragon.

Après sa mort, le seigneur roi En Sanche fut transporté de Formiguières à Perpignan, où il fut déposé dans l’église principale, nommée Saint-Jean. Là lui furent faits des obsèques très solennelles, ainsi qu’il appartenait à un tel seigneur. Aussitôt qu’il eut été inhumé, on plaça sur le siège royal le seigneur infant En Jacques, qui, à dater de ce jour, prit le titre de roi de Majorque, comte de Roussillon et de Confient, et seigneur de Montpellier. Ainsi donc, quand nous aurons désormais à parler de lui, nous le nommerons le roi de Majorque. Que Dieu lui donne vie et salut pour prix de son bon service, et le donne à ses peuples ! Amen.

Je cesse en ce moment de vous entretenir de lui, pour vous parler de nouveau du seigneur roi de Sicile.

CHAPITRE CCLXXXI

Comment le seigneur roi d’Aragon rendit au Saint-Père Reggio et les autres châteaux que le seigneur roi de Sicile possédait dans la Calabre, pour qu’il les tint en séquestre ; et comment, peu après, le pape les livra au roi Robert, ce dont le seigneur roi de Sicile fut très mécontent.

La vérité est, que le seigneur roi de Sicile possédait, en Calabre, la cité de Reggio, le château de Sainte Agathe, le château de Calana et le château de la Motta et autres lieux ; et dans le traité de paix que le seigneur roi d’Aragon négocia entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert, il fut stipulé que, quant à ces châteaux et villes, on s’en tiendrait à ce que déciderait là-dessus le seigneur roi d’Aragon. Lesdits châteaux et la cité de Reggio furent donc remis entre les mains du seigneur roi d’Aragon, qui y fit passer des cavaliers à lui pour les tenir en son nom. A peu de temps de là, il voulut donner satisfaction aux parties, et ordonna que la cité de Reggio et tous les châteaux et lieux que le seigneur roi de Sicile possédait en Calabre fussent remis au Saint-Père, pour être confiés par le Saint-Père à qui bon lui semblerait, et que le Saint-Père les tînt en séquestre, de telle manière que, si jamais le roi

Robert attaquait le roi de Sicile, le Saint-Père fût tenu de remettre ces châteaux et cette île au seigneur roi de Sicile, pour s’en faire aide. Il y eut encore d’autres conventions que je n’ai pas à raconter ici. Quand ceci fut fait et que les châteaux furent aux mains du pape, il ne s’écoula pas beaucoup de temps jusqu’à ce que le Saint-Père, en seigneur tout plein de sainteté et de bonne foi, n’imaginant pas que mal pût en provenir d’aucun côté, livra au roi Robert la ville de Reggio et autres lieux. Quand le roi Robert tint ces biens en ses mains, il s’en réjouit fort ; et le seigneur roi de Sicile, en l’apprenant, en fut au contraire fort mécontent ; mais il fut obligé de souffrir cela puisqu’il y avait alors paix ; si bien que la paix n’en fut pas troublée. Et depuis ce temps le roi Robert continua à tenir lesdits lieux et les tient bien.

CHAPITRE CCLXXXII

Comment les galères du roi Robert détruisirent les thonaires de Sicile, ce qui fit renaître la guerre entre le seigneur roi de Sicile et le roi Robert ; et comment le dit roi Robert envoya le duc son fils avec de grandes forces en Sicile, lequel fut obligé de retourner en Calabre sans avoir rien fait d’avantageux.

Après cela, comme le diable est toujours occupé à mal faire, la guerre se renouvela entre ces deux seigneurs.[48] A qui en fut la faute ? Ce n’est pas à moi d’en inculper aucun d’eux ; de tels seigneurs on n’en doit jamais parler que pour dire tout le bien qu’on en sait. Ainsi je ne veux dire ni contredire de quel côté furent les torts. Mais enfin la guerre recommença lorsque les galères du roi Robert vinrent détruire les thonaires[49] de Sicile et prirent lins et vaisseaux et barques chargées de marchandises appartenant à des Siciliens. Puis ceux de Sicile en firent autant à ceux du roi Robert. Si bien que le seigneur roi de Sicile envoya en Calabre En Blasco d’Aragon et En Béranger Senestra et autres riches hommes et chevaliers. Ils coururent une grande partie de la Calabre, prirent de vive force Terra Nova et la ravagèrent, ainsi que d’autres lieux ; après quoi ils retournèrent en Sicile, joyeux et satisfaits, avec un grand butin ; et voilà la guerre allumée. Dans cet état de choses, le roi Robert fit de grands préparatifs pour passer en Sicile ; et le seigneur roi Frédéric se prépara aussi très bien pour pouvoir se défendre ; et il fit mettre en bon état les villes de Messine, de Palerme et de Trapani, et toutes les places de la côte. Tous les habitants qui étaient disséminés dans les maisons de campagne de l’intérieur de l’île, il les fit entrer dans les villes et dans les châteaux bien fortifiés et bien défendus, et ainsi l’île de Sicile fut en bon état de défense. Et le seigneur roi ordonna aussi que la cavalerie catalane et aragonaise ne s’éloignât pas de certains riches hommes et chevaliers désignés. Il voulut en même temps qu’ils ne s’éloignassent pas du roi En Pierre son fils,[50] et que chacun d’eux se tînt toujours prêt à se transporter et à donner aide où besoin serait. Il ordonna aussi à messire Simon de Val Guarnera, chevalier de Peralade, qu ; l’avait servi longtemps, de parcourir toute l’île avec cent hommes à cheval et deux cents almogavares, pour se porter dans tout lieu où le roi Robert viendrait se présenter avec ses forces. A peine toutes ces dispositions avaient-elles été prises, et bien peu de temps après, le roi Robert envoya son fils le duc[51] avec toutes ses forces, comme chef et commandant en Sicile. Ils prirent terre devant Palerme, au pont de l’amiral, avec bien cent vingt-quatre galères armées, onze grandes nefs et un grand nombre de térides, lins et barques, qui portaient certainement trois mille chevaux armés et des gens de pied sans fin. Quand ils eurent débarqué et furent restés trois jours à dévaster le pays, ils s’approchèrent de la ville. C’était au mois de juin de l’an treize cent vingt-cinq. Dans la ville se trouvaient le comte de Clermont, don Blasco d’Aragon et autres riches hommes et chevaliers, et En Simon de Val Guarnera, qui, dès le moment où les ennemis avaient pris terre à Palerme, s’était jeté dedans avec les cent hommes à cheval et les deux cents almogavares qui marchaient toujours avec lui. Et si jamais vous vîtes cité en bon état de défense, ce fut bien Palerme. Ceux de dedans avaient ordonné qu’au moment où les assiégeants dresseraient les échelles, les grues et autres machines qu’ils avaient faites pour l’attaque, qui que ce soit se gardât de paraître sur la muraille ; mais qu’aussitôt les échelles dressées, les autres machines disposées et les gens montés à l’escalade, tout à coup on sonnât à la fois toutes les trompettes et les nacaires, et que chacun, qui armé de grosses pierres, qui d’arbalètes à tour, qui de planches, qui de poix, qui de goudron fondu, qui de feu, donnât sur eux en même temps ; et cela eut lieu ainsi. Le troisième jour donc après leur débarquement, ils s’approchèrent des murailles et dressèrent leurs échelles et leurs machines ; et quand ils furent dessus, à l’instant, comme vous l’avez entendu, ceux de la ville se précipitèrent sur eux, et avec une telle ardeur, que dans cette journée même l’amiral des vingt-cinq galères armées qui étaient parties de Gênes y périt, et qu’il y périt avec lui plus de mille Génois et plus de deux mille autres personnes. Enfin ils y furent si bien traités, qu’il leur en souviendra toujours.

Après une aussi mauvaise journée, ils restèrent pendant bien trois jours sans s’approcher des murailles. Le quatrième jour, ils s’avancèrent tout prêts à livrer bataille ; mais si la première journée avait été mauvaise pour eux, celle-ci fut encore bien pire, et ils y perdirent aussi beaucoup de monde. Le duc, voyant qu’il n’y gagnait rien, partit fort mécontent, et s’en alla par mer et par terre à Mazzara ; mais avant qu’il y fût arrivé, messire Simon de Val Guarnera y était entré avec ses gens, et en sortit aussitôt pour le combattre. Que vous dirai-je ? Ils essayèrent à attaquer également Mazzara, et là aussi ils éprouvèrent grand dommage.

Puis ils s’éloignèrent de Mazzara et allèrent à Sciacca. Là aussi était entré messire Simon de Val Guarnera avant qu’ils y arrivassent, et ils y éprouvèrent également grand dommage. Que vous dirai-je ? Ils s’éloignèrent de Sciacca et allèrent successivement à Calatabellota, à Cattolica,[52] Girgente ; puis à Naro, Alicata, Terra-Nova, Carselat,[53] Scicli, Modica, Syracuse, Noto, Bucheri, Forla, Palazzolo, Cacciola, Nola,[54] Agosta, Lentini, Catane ; et en chacun de ces lieux, se trouvait en face d’eux messire Simon de Val Guarnera avec ses gens, qui faisait grand dommage à leur ost et aidait à la défense des places. Et il les suivait de si près que nul d’entre eux ne pouvait, soit pour fourrager ou pour toute autre chose, s’éloigner de l’ost, qu’il ne le tuât ou le fît prisonnier. Et il leur causait ainsi de grands maux. Il fallut donc que le duc s’éloignât de Catane et allât s’embarquer à bord de sa flotte placée à l’ancrage situé à la main gauche de la ville. De là il se mit en route et débarqua pour quelques jours, sans jamais s’approcher de la ville de Messine. Il reconnut alors les gens qui lui restaient, et trouva que, soit par les maladies, soit dans les combats, il avait perdu la moitié des siens. Là il apprit que le seigneur roi de Sicile, son oncle, était dans la plaine de Mellazzo, et se disposait à venir l’attaquer ; et considérant que le seigneur roi Frédéric viendrait sur lui avec de grandes forces, et des troupes fraîches qui toutes étaient d’un même cœur et d’une même volonté, tandis que lui n’avait que des gens fatigués et qui avaient éprouvé beaucoup de déroutes, et qui, d’ailleurs, étaient de diverses nations et de diverses volontés, et qu’ainsi la bataille ne pouvait lui être salutaire, il s’embarqua et passa en Calabre, dans la ville de Reggio, et fort mécontent. Et il devait l’être, puisque dans toute la Sicile il n’avait pu s’emparer d’une seule terre, d’une seule maison, d’un seul bourg ; et il eut à réfléchir sur les grands dommages qu’il avait soufferts.

Et vous, seigneurs, qui entendrez la lecture de ce livre, songez combien les trésors et les hommes qui furent perdus en cette expédition auraient produit bien meilleur fruit, dépensés au profit des chrétiens ! Voyez donc, au cas où cela eût plu à Dieu et aux arbitres de la sainte foi catholique, s’il n’eût pas beaucoup mieux valu que tout cela eût été employé en faveur de la sainte foi catholique, contre Grenade, que là où on l’a perdu et consumé. Et croyez bien qu’autant il en arrivera à tous ceux qui, à l’avenir, voudront faire le même passage, c’est-à-dire auront en volonté d’enlever l’île au seigneur roi de Sicile et aux siens, qui savent reconnaître à la sainte Église romaine tout ce qu’ils doivent lui reconnaître.

Je cesse de vous parler de ces affaires de Sicile pour vous entretenir des grandes tromperies et toutes mauvaises choses qu’on trouve toujours dans les hommes des communes. Déjà je vous en ai conté une partie ; mais celui qui voudrait mettre par écrit tous leurs mauvais faits, tout le papier qui se fabrique dans la ville de Xativa ne pourrait lui suffire. Mais bien que la méchanceté des communes soit bien notoire par tout le monde, je veux vous raconter ce que les Génois ont fait au seigneur roi Frédéric, et le mauvais tour qu’ils ont fait aussi au seigneur roi d’Aragon ; et je vous en raconterai tout autant de la commune de Pise. Tous les rois du monde feraient donc grand acte de sagesse, de bien se garder de se lier jamais en rien à hommes des communes ; et s’ils s’y fient, ils en seront toujours trompés.

CHAPITRE CCLXXXIII

Des grands méfaits que les hommes de la commune de Gênes ont fait au seigneur roi de Sicile, et qu’ils firent de tout temps à la maison d’Aragon.

La vérité est que le seigneur roi de Sicile, en homme qui était tout entier du parti des Gibelins, eut à donner aide à la maison de Doria et à la maison de Spinola, et aux autres grandes maisons qui avaient été bannies de Gênes et étaient retirées à Savonne, et à leur fournir argent, cavalerie, galères et vivres. Ainsi, grâce à l’assistance de Dieu et à la sienne, ils purent se maintenir dans la cité de Savonne contre le parti de Guelfes qui était demeuré à Gênes. Il est très certain que c’est Dieu et son aide, et aussi l’aide du seigneur roi de Sicile, qui les ont soutenus. Or, lorsque le duc,[55] fils du roi Robert, passa en Sicile, ces gens qui étaient à Savonne promirent au roi de Sicile de lui faire aide de leurs galères, et ledit seigneur roi y compta fermement. S’il se fût bien rappelé les nombreux manques de foi dont ils s’étaient rendus coupables envers le seigneur roi En Jacques, son frère, lorsqu’il était roi de Sicile, et tout ce qu’ils lui avaient fait à lui-même, il n’aurait certainement eu aucune confiance en eux. Mais les seigneurs rois, lorsque Dieu leur fait la grâce de les faire vivre longtemps, changent souvent les membres de leurs conseils, soit pour cause de mort, soit pour d’autres raisons ; et les jeunes conseillers portent grand préjudice à tous seigneurs ; et en effet, fussent-ils plus intelligents que ne l’étaient ceux qui les ont précédés, ils ne peuvent connaître les affaires aussi bien que des hommes âgés, qui ont beaucoup vu et beaucoup entendu ; car, avec la moitié moins de science, un vieillard pourra donner de meilleurs avis que les jeunes gens en tous faits de guerre, par la raison qu’il aura vu et entendu plus de choses que le jeune homme ; et ainsi, par le souvenir des choses passées, on peut pourvoir aux choses présentes et aux choses futures. Aussi je puis bien vous assurer que si le bon comte En Galeran eût vécu, ou don Blasco d’Alagon, ou En Hugues d’Ampurias comte de Squillace, et maints autres Catalans et Aragonais qui sont trépassés de cette vie, ou encore messire Matthieu de Termini ou messire Viciguerrade Palosi, ou si maints autres encore eussent été vivants, certes, le seigneur roi de Sicile n’aurait pas perdu, à secourir les Génois, tout ce qu’il y a perdu ; car tous lui auraient rappelé le souvenir de ce qui s’était passé jadis. Et de même qu’il a été trompé à présent, ainsi le seront dans tous les temps et lui et tous les rois qui auront confiance en gens des communes. Il me semble donc fort utile de vous rappeler à la pensée la tromperie que, lors du passage du duc dans la Sicile, les Génois firent au seigneur roi de Sicile.

Il est vérité que le seigneur roi de Sicile envoya à Savonne pour avoir aide de leurs galères, et il y envoya en même temps de l’argent ; ils lui promirent de lui faire aide de vingt-cinq galères, et il eut toute confiance que cela serait ainsi. Les Génois firent si bien que l’été s’écoula, et le duc était déjà hors de Sicile, et il était retourné de Messine en Calabre, ainsi que je vous l’ai dit, avant qu’ils eussent fait armement de leurs galères. Ils n’eurent pas plus tôt appris que le duc avait quitté la Sicile et était retourné en Calabre, que les voilà qui partent de Savonne et s’en viennent du côté de Trapani, à deux cents milles du lieu où se trouvait le duc. Voyez comment ils pouvaient l’attaquer, et quelle fut l’assistance que le seigneur roi de Sicile reçut des Génois, et comment il tira grande utilité de l’argent qu’il leur avait envoyé pour faire leur armement ! Mais ce n’était pas assez de cette moquerie et de ce manque de foi, ils conçurent l’idée de faire autant de mal audit seigneur roi de Sicile, avec leurs vingt-deux galères, qu’ils devaient lui être utiles. Ils s’arrangèrent donc avec la commune de Pise, et tombèrent d’accord, qu’avec les vingt-deux galères qu’ils avaient tirées de Savonne, ils serviraient ladite commune de Pise contre le seigneur roi d’Aragon ; et ladite commune de Pise leur donnait mille florins par mois pour aller, de conserve avec la flotte pisane, porter vivres et renfort au château de Cagliari. Ils firent plus ; il fut stipulé entre eux que Gaspard Doria, qui était l’amiral des vingt-deux galères, serait amiral de Pise, et que tous recevraient des terres en Sardaigne. Telles furent les conventions entre eux et la commune de Pise. Et le grand service qu’ils rendirent au seigneur roi de Sicile ce fut d’entrer en arrangements avec les Pisans, contre le roi d’Aragon, qui est son frère et son aîné. Et de tels faits, si honteux aux yeux de Dieu et aux yeux du monde, quel bon fruit pourraient-ils jamais produire ? Notre Seigneur vrai Dieu, qui est toute vérité et toute justice, juge chacun selon la voie sur laquelle il se dirige. Aussi la maison d’Aragon et les descendants de cette maison ont-ils toujours marché en avant, et ils y marchent encore, et ils y marcheront toujours, ne suivant de l’œil et du pied que la voie de la vérité et de la bonne foi ; aussi Dieu les élève et les fait croître, et leur fait avoir victoire dans tous leurs faits ; tandis que ceux qui marchent dans la voie de la fausseté et de l’intrigue il les confond et les abat.

Je vais vous conter maintenant la fin de cette déloyale association, qui eut lieu entre la commune de Pise et les Génois de Savonne, quel en fut le chef, et comment la justice de Notre Seigneur vrai Dieu se déploya sur eux, et se déploiera en tout temps sur ceux qui marchent dans la voie de la malice et du mensonge.

CHAPITRE CCLXXXIV

Comment deux galères légères des pisans, chargées de vivres, entrèrent dans la palissade du château de Cagliari ; et comment l’amiral En François Carros les prit avec tout l’équipage ; ce que les Pisans ayant appris, ils résolurent de venir secourir le château de Cagliari.

Il est vérité que, quand ils formèrent entre eux leur association, ce fut dans les mêmes, vues que se forma autrefois la Société entre le rat et la grenouille, dans laquelle chacun comptait bien tromper l’autre, ainsi que vous le verrez dans les fables d’Esope ; et pendant que chacun d’eux suivait ses mauvais desseins, survint le milan qui emporta l’un et l’autre.[56] Ainsi en advint à ceux-ci, qui ne s’associaient que dans des vues de fausseté et dans le mauvais dessein de se tromper mutuellement ; et pendant ce temps la puissance de la maison d’Aragon, qui est le milan de la fable, leur est venue à la traverse, et les a tous dévorés et détruits, comme elle le fera toujours, s’il plaît à Dieu.

Vous saurez donc que, quand la Hotte fut disposée à Pise pour venir approvisionner le château de Cagliari, il s’y trouva vingt trois galères des Génois, vingt-cinq des Pisans, six vaisseaux, cinq sagittaires, une nef et beaucoup de barques, tous réunis à Pise, de sorte qu’il partit bien certainement de Pise soixante voiles. Quand le noble En François Carros, amiral du seigneur roi d’Aragon, eut appris que cette flotte venait contre lui, et que leur intention était de secourir le château de Cagliari que le dit amiral tenait assiégé, il résolut de faire tous ses efforts pour empêcher que ce renfort de troupes qu’ils amenaient n’entrât dans le château. Il fit donc ses dispositions en homme qui est un des meilleurs chevaliers du monde et des plus expérimentés, et réfléchit mûrement sur les événements passés et sur ceux qui devaient arriver, ainsi que vous allez le voir.

Je pense que vous savez qu’à l’époque où ces choses se passaient il y avait bien déjà deux mois que deux galères des Pisans étaient venues de nuit à la palissade du château, sans que l’amiral En Carros s’en fût aperçu ; c’étaient des galères fort légères de rames. Elles étaient entrées en dedans de la palissade, et elles apportèrent des vivres et les déposèrent au château de Cagliari. Le matin, quand l’amiral eut vu ces galères en dedans de la palissade, il fut très mécontent ; mais avec l’aide de Dieu et avec son habileté, la chose tourna à bien, à profit et à contentement pour lui. Il fit cerner de telle manière lesdites galères qu’elles ne purent sortir sans avoir à passer par ses mains, et les tint si à l’étroit que les équipages des dites galères eurent le temps de manger plus de provisions qu’elles n’en avaient apporté. Quand il les vit dans cette situation, une nuit il s’en vint derrière elles par mer et par terre, et les surprit si bien qu’il s’empara des deux galères, des équipages et de tout ; et ils furent si convenablement traités par les Catalans qu’ils furent tous taillés en pièces, et qu’il n’en échappa pas vivants plus de trente. Le jour venu, les Catalans, trouvant ceux-ci encore vivants, ne les tuèrent pas ; car ce n’est pas bravoure de tuer un homme quand on l’a pris ; mais on leur fit bel et bien des jambières de fer,[57] et on les fit travailler à la muraille et au retranchement que l’amiral faisait faire audit lieu de Bon-Aria, qui en peu de temps devint une des plus belles cités que l’on pût jamais voir édifier en dix fois autant de temps ; car je veux que vous sachiez qu’en ce temps-là il s’y trouvait plus de six mille bonnes gens, tous Catalans, avec leurs femmes ; et il n’y avait pas trois ans que l’amiral avait commencé à la faire bâtir, pendant qu’il tenait assiégé le château de Cagliari, et que le seigneur infant assiégeait Iglesias. Les Pisans doivent donc bien se dire : qu’avec les forces de la seule cité de Bon-Aria, on pourrait de tout temps tenir Cagliari en état de siège.[58]

Pour que vous sachiez quel lieu c’est que la place de Bon-Aria pour le commerce, je vous dirai que, lorsque l’amiral sut que la flotte était partie de Pise, et qu’elle se composait au moins de soixante voiles, comme vous l’avez vu ci-devant, il fit le recensement des forces de la cité de Bon-Aria, et trouva qu’il y avait quatorze grandes nefs, dont douze étaient catalanes ; une appartenait au roi de France et était venue de Chypre, et l’autre était génoise, appartenant jadis à la ville de Gênes, et dont l’amiral s’était emparé. Il y avait ensuite trente-six lins à un pont, appartenant à des Catalans. L’amiral avait en outre avec lui vingt-deux galères, avec cinq vaisseaux, et huit bâtiments entre lins armés et canots qu’il avait fait construire et qui servaient à la navigation sur l’étang. Tous ces bâtiments, l’amiral les avait fait placer en ligne devant la palissade, quand il s’était aperçu du tour que lui avaient joué les deux galères. Aussi, éveillé par ces événements, s’arrangea-t-il si bien, que désormais rien ne put pénétrer à l’intérieur de la palissade. Je vais cesser de vous entretenir de la cité de Bon-Aria et de l’amiral pour vous parler des Génois et des Pisans.

CHAPITRE CCLXXXV

Comment le juge d’Arborée prit quatre-vingts Pisans et les envoya à l’amiral, qui lui-même en avait pris cent cinquante ; comment, le jour de Noël, il arriva cinquante bâtiments, entre galères et lins, devant Cagliari pour le secourir ; et comment l’amiral Un Carros en prit sept, et comment les autres furent déconfits et prirent la fuite.

La flotte partit donc de Pise. Arrivés à l’embouchure de Busnayre,[59] les Génois perdirent une galère, qui échoua contre la côte. De l’équipage de cette galère, il échappa vivants quatre-vingts hommes environ. Le juge d’Arborée l’ayant appris, envoya sur-le-champ de ses hommes là où la galère s’était brisée. On prit ces quatre-vingts hommes, et, la corde au cou, on les envoya à Bon-Aria à l’amiral, qui leur fit mettre de bonnes jambières de 1er, et les envoya travailler à la muraille et au retranchement de Bon-Aria.

Dans ce temps-là, une galère de Génois de Savonne, qui venait du côté de la Flandre, fut poussée par une tempête sur l’île de Saint-Pierre et s’y brisa ; il s’en échappa environ cent cinquante personnes. L’amiral en fut informé à Bon-Aria ; il envoya sur les lieux, fit prendre tous ces cent cinquante hommes, et en fit ce qu’il avait fait des autres. Que vous dirai-je ? Le jour de Noël de l’an treize cent vingt-cinq, les vingt-deux galères génoises et les vingt-cinq de Pise, et six bâtiments, entre lins armés et sagittaires, se présentèrent devant Cagliari, ayant laissé les autres navires à Bonifazio. Ils étaient venus ainsi comme à vol d’oiseau, parce qu’ils croyaient bien pouvoir pénétrer dans la palissade et y déposer les vivres qu’ils apportaient ; mais l’amiral avait si bien disposé l’entrée que rien ne pouvait y pénétrer sans passer par sa main. Or, le jour de Noël, ils s’en vinrent devant le débarcadère des nefs et autres bâtiments des Catalans, et firent ce jour-là divers stratagèmes ; et le jour de saint Etienne,[60] ils essayèrent une attaque par un côté de la flotte ; mais ils furent très maltraités et ne purent réussir en rien. Le lendemain, jour de Saint-Jean, ils tournèrent d’un autre côté de la flotte, sans pouvoir réussir davantage, et ils y furent également fort maltraités. Le jour des Innocents, ils s’en allèrent à Capo-Terra ; ils firent de l’eau, puis revinrent pour attaquer la flotte par un autre côté. Et tous ces essais, ils les faisaient à l’aide de dix galères, afin de provoquer l’amiral à sortir du débarcadère avec ses galères, et pour que, lorsqu’il en serait sorti et courrait sur lesdites dix galères qui le redoutaient peu, attendu qu’il leur était toujours loisible de forcer de rames et de fuir, pendant ce temps les autres galères, faisant force de rames, saisiraient le moment et pénétreraient dans la palissade avec les vivres. Ils comptaient ainsi approvisionner Cagliari ; mais l’amiral, connaissant leurs intentions, se gardait bien de quitter son poste.

Ainsi donc, tout le jour de Noël, qui était un mercredi, et le jeudi, et le vendredi et le samedi suivants, ils furent occupés à ces manœuvres. Le dimanche, l’amiral fit dîner tout son monde de bonne heure, et donna ordre à tous les hommes de ses galères, lesquelles étaient au nombre de dix-huit sans y compter les vaisseaux, que chacun se revêtit de son armure ; et il fit publier à bord de toutes ses galères que, si le combat avait lieu ce serait une bataille royale[61] et qu’à chacun serait laissé en toute propriété le butin fait par lui, à l’exception des hommes et des galères, que le seigneur roi se réservait ; et il ajouta que certainement, s’il voyait le bon moment, ce jour même, il irait attaquer l’ennemi ; et qu’ainsi tous eussent à se tenir prêts à combattre.

Ces dispositions prises et arrêtées, les galères des Génois et des Pisans s’avancèrent dans l’ordre de bataille suivant. Elles placèrent en tête sept galères, dont cinq des Génois et deux des Pisans, toutes amarrées ensemble et commandées par Gaspard Doria, leur amiral ; et toutes les autres les suivaient en poupe. Les sept galères, proue en avant, s’approchèrent des galères de l’amiral En Carros jusqu’à ce qu’elles lussent à la portée du trait. Quand l’amiral vit ces sept galères si voisines de lui, il fit dire de bouche en bouche, parmi ses galères, que, sans bruit et secrètement, chacun laissât aller sa petite ancre, parce que, s’ils la levaient, pendant ce temps les ennemis s’en iraient lestement, et marcheraient plus vite avec leurs vingt rames que les galères de l’amiral avec cent cinquante. Ainsi donc tout doucement chacun laissa aller sa petite ancre en mer, et si doucement que les Génois ni les Pisans ne s’en aperçurent nullement. A l’instant même ils saisirent les rames, et, avant que les sept galères eussent eu le temps d’opérer leur mouvement de conversion, l’amiral était sur leur dos ; et on les attaqua si rudement qu’on leur tua plus de onze cents hommes qui étaient sur les ponts. Il se cacha bien à fond de cale quatre cents Génois et deux cents Pisans ; et ainsi l’amiral prit les sept galères, et tous les hommes furent morts ou prisonniers. Les autres galères des Génois et des Pisans firent volte-face aux sept galères qu’elles avaient on tête et ne songèrent plus qu’à fuir. Gaspard Doria, en vrai brave Génois, au moment le plus chaud du combat, avait pris la fuite à l’aide d’une barque qu’il avait à sa poupe, et il était monté sur une galère qui le suivait en poupe, appartenant à un sien frère.

Les sept galères prises, l’amiral poursuivit les autres, mais en vain ; car il ne put les atteindre. Alors il s’en revint parmi les siens, content et satisfait ; et tous y firent un tel butin que chacun en fut riche ; car rien ne fut prélevé à personne sur ce qu’il avait gagné.[62]

Lorsque les Génois furent éloignés, ils envoyèrent une galère en message à l’amiral, pour le prier de permettre à leur envoyé de venir voir ceux qu’il avait fait prisonniers, afin de pouvoir connaître qui était mort et qui restait vivant. L’amiral le permit ; et leur messager les vit tous. Il se trouva qu’il restait vivants quatre cent onze Génois et deux cents Pisans, qui s’étaient cachés à fond de cale, ainsi que je vous l’ai déjà dit. Lorsque le messager eut pris leurs noms par écrit, on offrit à l’amiral de lui abandonner, pour la rançon des Génois, tout ce qu’on apportait de vivres, d’armes et autres objets à bord des galères qui s’étaient échappées. Mais l’amiral répondit qu’il ne leur céderait pas le plus humble de tousses prisonniers ; mais qu’ils aideraient tous à construire le retranchement et les murs de Bon-Aria ; et ils s’en retournèrent avec grande douleur.

Vous voyez quel fruit ils retirèrent, avec leur méchanceté, de l’armement qu’ils avaient fait, et de la perfide association qu’ils avaient formée avec les Pisans, là où chacun cherchait à tromper l’autre, et l’amiral du seigneur roi vint à la traverse, et les dévora et les dispersa tous.

CHAPITRE CCLXXXVL

Comment les galères des Pisans et des Génois, qui s’étaient échappées des mains de l’amiral En Carros, attaquèrent la nef du noble En R. de Péralta ; comment, après avoir perdu trois cents Génois, ils furent contraints d’abandonner ladite nef, fort dolents ; et comment les Pisans résolurent de rompre tous les engagements qu’ils avaient avec le seigneur infant.

Quatre jours après que tout ceci fût arrivé, les galères des Génois et des Pisans s’en retournaient fort tristement, lorsqu’elles rencontrèrent une nef catalane, à bord de laquelle se trouvait le noble En R. de Péralta avec soixante chevaliers que le seigneur roi d’Aragon envoyait en Sardaigne, et aussi une autre nef à bord de laquelle étaient quarante-huit chevaliers, également de la suite d’En R. de Péralta, laquelle nef le précédait d’environ dix milles. Le hasard voulut que ces chevaliers tombèrent sous la main des Génois, qui leur livrèrent seize attaques sans pouvoir leur causer aucun dommage, tandis que les galères perdirent plus de trois cents hommes que leur tuèrent les Catalans, outre un grand nombre de blessés. Ils s’éloignèrent enfin de la nef, mais si maltraités qu’ils ne pourront jamais en entendre parler sans grande douleur.[63]

Chacun de vous peut connaître que c’est bien véritable œuvre de Dieu qu’en toutes ces actions l’amiral En Carros ne perdît que trois hommes et qu’En R. de Péralta, sur sa nef ; ne perdit qu’un seul chevalier. Chacun de nous doit donc s’efforcer de se conduire en toute loyauté ; car celui qui se conduira avec loyauté, Dieu sera avec lui ; et celui qui se conduira avec déloyauté, Dieu saura bien le confondre et le mener à destruction. Et tous les jours ce miracle s’opère devant nos yeux, que, dès ce monde même, Dieu fait sentir sa vengeance. Vous le voyez aujourd’hui avec les signes les plus manifestes par ce Hui arriva aux Pisans ; car le seigneur infant avait fait la paix avec eux, comme vous l’avez déjà vu, et jamais, sous aucun prétexte, ni lui ni les siens n’auraient failli à rien de ce qu’ils lui avaient promis. C’était avec cette pureté de cœur qu’il avait fait la paix, c’était avec cette pureté de cœur qu’if avait quitté la Sardaigne, c’était avec cette pureté de cœur qu’il était retourné en Catalogne, dans la confiance que, puisqu’il avait conclu la paix avec les Pisans, il n’était pas nécessaire qu’il prolongeât plus longtemps son séjour. Que voulaient et que faisaient cependant les Pisans ? Je vais vous le dire. La paix que faisaient les maudits Pisans, ils la faisaient avec fausseté de cœur et afin que le seigneur infant retournât bien vite en Catalogne, espérant bien, une fois qu’il serait parti, anéantir en peu d’instants les Catalans qui resteraient. De ce que je dis ils commencèrent bien vite à en prouver la vérité. Et à l’instant même ils firent mettre de grands approvisionnements dans le château de Cagliari ; ils y firent venir grand nombre de troupes à cheval et à pied à leur solde, et mirent en bon état ledit château ; et ayant ainsi pris toutes leurs dispositions, ils résolurent de rompre tous les traités et toutes les conventions qu’ils avaient faits avec le seigneur infant. Que vous dirai-je ? Ils ne trouvaient jamais un Catalan en un lieu écarté, qu’aussitôt il ne fût égorgé ; de sorte qu’en peu de temps, et avant que les Catalans s’en avisassent, ils en avaient tué et jeté dans un puits soixante-dix, que l’on y retrouva lorsque les Catalans s’en furent aperçus. Ils armèrent aussi des barques ; et une barque sortait-elle du château de Bon-Aria, aussitôt ils l’entouraient avec les leurs, la prenaient et la coulaient à fond. Voyez par là quelle confiance on peut avoir en eux ! On ne saurait trouver en eux, je vous l’assure, aucune bonne foi, aucune vérité. Aussi voyez comment Notre Seigneur vrai Dieu les va détruisant pour les châtier de leurs mauvaises œuvres. Et eux-mêmes ils ont coupé les verges dont ils sont battus, en renouvelant la guerre pour leur malheur. Vous avez déjà vu et entendu comment il leur en prit jusqu’ici, et vous allez voir ce qui va suivre.

Après avoir attaqué ce riche homme En Raymond de Péralta, ils se retirèrent fort déçus ; et le dit riche homme En Raymond débarqua joyeux et satisfait avec ses deux nefs au château de Bon-Aria ; et il fit débarquer les hommes de cheval et de pied qu’il avait avec lui. Ils furent très bien accueillis par l’amiral et par tous ceux de Bon-Aria et on leur fit grande fête et honneur. Peu de temps après, l’amiral et En Raymond de Péralta convinrent entre eux d’envoyer la cavalerie et l’infanterie par terre, et la flotte par mer, pour escalader Stampace, qui est le bourg[64] de Cagliari, et qui est fermé séparément par de bonnes murailles, et est fort bien fortifié. C’était dans le bourg de Stampace que tous les habitants du quartier de la Pola[65] s’étaient réfugiés avec leurs femmes et leurs enfants, et il n’était resté dans le château de Cagliari que des soudoyers.

CHAPITRE CCLXXXVII

Comment les bannières de l’amiral En Carros et du noble En Raymond de Péralta se disposèrent à entrer dans Stampace, l’emportèrent de vive force, et eurent une telle lutte avec les habitants de Stampace qu’ils n’y laissèrent en vie ni hommes, ni femmes, ni enfants ; et comment ladite ville fut punie avec juste raison de tous ses méfaits.

Et comme ils avaient résolu, ils le firent. A l’aube du jour, ils furent tous autour des murailles de Stampace ; et ils les attaquèrent si vigoureusement qu’ils fermaient les y eux à tout péril qui pût leur en advenir. Lorsque les hommes de mer furent parvenus vers le quartier de la Pola,[66] le combat fut violent, car les assiégés se défendirent avec vigueur. Et ils s’y étaient bien préparés, car rien ne leur faillit de ce qui pouvait servir à la défense. Que vous en dirai-je, et qu’irai-je vous conter plus longuement ? Par force d’armes les gens de mer attaquèrent le mur et se disposèrent à pénétrer dans la ville. Quand ceux de Stampace se virent ainsi attaqués, ils accoururent tous de ce côté, abandonnant l’attaque des hommes de cheval ; et ainsi les hommes de cheval s’approchèrent aussi des murs, et se préparèrent à les attaquer également. Que vous dirai-je ? Les bannières de l’amiral En Carros et celles du noble En Raymond Péralta entrèrent dans Stampace, et c’est alors que la bataille fut terrible. Toutefois les habitants de Stampace et une grande partie des gens du château qui en étaient descendus[67] déployèrent les plus grands efforts à cause de leurs femmes et de leurs enfants qu’ils voyaient périr ; mais Notre Seigneur vrai Dieu voulut les punir de leur méchanceté, et ils furent déconfits de telle manière qu’il ne survécut aucun d’eux, ni de leurs femmes ni de leurs enfants. Il y périt aussi le capitaine et le châtelain du château, et une grande partie des soudoyers. Les Catalans crurent bien à ce coup pénétrer dans le château ; mais ceux de l’intérieur, voyant le massacre de leurs gens et leur entière destruction, fermèrent les portes et se barricadèrent d’un mur de pierres et de chaux.[68] Quand les Catalans eurent mis à mort tous les habitants, ils pillèrent le bourg de Stampace pour s’emparer de tout. Et ce qui s’y trouvait d’argent et d’effets était immense ; et ils y firent un tel butin qu’à tout jamais ceux qui s’y trouvèrent en seront dans l’opulence. Cela fait, le lendemain ils revinrent, et abattirent les murs et les maisons, et mirent tout à raz ; et ledit amiral et En R. Péralta ordonnèrent que chacun pût à sa volonté prendre la pierre et le bois et l’emporter dans la ville et dans le château de Bon-Aria. Chacun incontinent se mit donc à ces objets, qui sur des barques, qui sur des chariots, et ils les transportèrent à Bon-Aria, et en firent bâtir ou refaire de bonnes maisons. Ils ordonnèrent aussi que l’église des frères mineurs, qui était très riche, fût démolie, et qu’en l’honneur de monseigneur saint François elle fût transportée à Bon-Aria, et que là fût le couvent des frères mineurs ;[69] et que dorénavant il n’y eût plus de ces frères mineurs, mais des Catalans ; que ce fût une province séparée qui ne dépendît d’aucun diocèse ; et que tous les ordres religieux qui existaient en Sardaigne et en Corse ne fussent composés que de Catalans.

Ainsi donc, seigneurs, vous qui entendrez lire ce livre, que votre cœur se pénètre bien de la toute-puissance de Dieu ! Voyez quelle vengeance Notre Seigneur vrai Dieu a exercée en moins d’un an contre ces méchantes gens, dont la perfidie et la déloyauté avaient renouvelé la guerre contre le seigneur roi d’Aragon qui, par bénignité et par pitié, venait de leur accorder la paix ; voyez aussi quelle vengeance Dieu a prise de ce bourg de Stampace, peuplé des plus maudites gens du monde et des plus grands pécheurs ; car il n’est pas de péché que puisse concevoir cœur d’homme, qui n’ait été commis à Stampace ; si bien que la pudeur révoltée en est remontée au trône de Dieu. Si vous me dites : « Mais racontez-nous donc, En Muntaner, quels sont ces crimes ? » je vous répondrai : que là avaient établi leur séjour, et l’orgueil, et l’arrogance, et le péché de luxure sous toutes ses formes ; de telle sorte que Dieu a détruit cette ville comme il avait détruit Sodome et Gomorrhe ; et il l’a fait anéantir par le feu, et il l’a fait abattre à raz. Je dirai plus : l’usure s’y exerçait publiquement, et ils en tenaient comptoir ouvert à qui se présentait. Le péché de gourmandise y était aussi porté plus loin qu’en aucun autre lieu du monde. Ce lieu abominable approvisionnait constamment toute la Barbarie de fer, d’acier, de toute espèce de bois, de toute espèce de vivres, au grand dam de toute la chrétienté. Enfin tout corsaire et tout voleur y était le bienvenu, à qui que ce fût qu’il lui eût plu de porter injure. Cotait le réceptacle de tout tripot, et de tant d’autres méfaits qu’on ne saurait tous les décrire. Voyez aussi quelle vengeance Notre Seigneur vrai Dieu (béni soit-il !) a fait tomber sur eux en un court espace de temps. Bien fou est donc celui qui n’a peur ni crainte de Dieu ! Sans doute Dieu souffre longtemps le mal, mais aussi sa justice couve en secret et tombe enfin sur les pervers ; car, sans une telle rétribution, les bons ne pourraient subsister dans ce monde.

Je cesse de vous parler du château de Cagliari que je laisse pour un instant assiégé, et de ceux du dedans que je laisse tout barricadés, et de Stampace qui gît renversée, détruite et brûlée, et je reviens à vous parler du seigneur roi d’Aragon et du seigneur infant En Alphonse, et du seigneur roi de Majorque.

CHAPITRE CCLXXXVIII

Comment l’on donna pour tuteur au seigneur roi En Jacques de Majorque, le très haut et pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle, lequel traita et conclut que le seigneur roi de Majorque aurait pour femme madame Constance, fille du seigneur infant En Alphonse.

Il est vérité, ainsi que vous l’avez vu ci-devant, que, lorsque le seigneur roi En Sanche de Majorque fut trépassé de cette vie, le seigneur infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand, fut placé sur le siège royal ; et dès ce moment il s’était appelé roi de Majorque, ainsi qu’il l’est encore à présent et le sera longtemps, s’il plaît à Dieu.[70] Il fut décidé par les riches hommes, les chevaliers, les prélats, les hommes des cités et des villes, qu’on donnerait pour tuteur audit, seigneur roi de Majorque, le très haut et très pieux seigneur monseigneur En Philippe de Majorque, son oncle.[71] Et cela fut fait ainsi qu’il avait été ordonné. Pendant que monseigneur En Philippe exerçait les fonctions de tuteur, il négocia et mena à bonne fin le mariage dudit seigneur roi de Majorque avec la fille du seigneur infant En Alphonse fils du très haut seigneur roi En Jacques d’Aragon ; et pour ce mariage une dispense fut accordée par le Saint-Père. Et ce mariage fut traité avec grande concorde et grande sympathie d’affection et de parenté, entre la maison d’Aragon et celle de Majorque. Tous leurs sujets en ont eu, en ont et en auront toujours grande joie, grand plaisir et profit ; Dieu veuille par sa merci leur donner à tous deux bonne vie et santé ! Lorsque ce mariage eut lieu, ledit seigneur roi de Majorque n’avait que onze ans et peu de chose de plus ; et madame l’infante, nommée madame Constance, n’avait que Cinq ans et peu de chose de plus. Dieu leur fasse la grâce d’accomplir leur mariage, et leur donne des garçons et des filles qui soient agréables à Dieu et fassent leur gloire et le bonheur de leurs peuples ! Ce mariage fut consenti des deux parties en l’an de l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ mil trois cent vingt-cinq.

Je cesse en ce moment de vous parler du seigneur roi de Majorque et de monseigneur En Philippe, qui régit le royaume au nom du seigneur roi son neveu, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d’Aragon et du seigneur infant En Alphonse.

CHAPITRE CCLXXXIX

Comment le seigneur roi d’Aragon et le seigneur roi de Majorque envoyèrent de tels secours à Bon-Aria, que tous ceux de Cagliari se tinrent pour perdus, et comment les Pisans traitèrent de la paix avec ledit seigneur roi et lui livrèrent le château de Cagliari.

Quand le seigneur roi d’Aragon et le seigneur infant En Alphonse virent que méchamment et iniquement les Pisans cherchaient, autant qu’il était en eux, à se procurer des secours de toutes parts, afin de pouvoir faire lever le siège du château de Cagliari, ils résolurent de faire construire des galères et des térides et ordonnèrent que journellement des cavaliers et fantassins seraient expédiés en Sardaigne. Et de plus, lorsque le mariage du seigneur roi de Majorque fut fait et conclu, on arma six galères et deux nefs à Majorque, qu’on envoya, avec un grand nombre de troupes, au nom du seigneur roi de Majorque, au secours du château de Bon-Aria. Il s’y rendit aussi beaucoup de nefs, lins et térides de Catalogne, tous chargés de braves gens ; si bien que, en très peu de jours, le seigneur roi d’Aragon et le seigneur infant y eurent envoyé tant de cavalerie et tant d’autres gens, et tant de térides et tant de galères, que ceux qui étaient dans le château se tinrent pour morts et firent dire à la commune de Pise de les secourir promptement, sans quoi ils ne pouvaient plus tenir. Les Pisans, sachant les grandes forces que le seigneur roi d’Aragon y avait envoyées, regardèrent toute leur affaire comme perdue, et pensèrent que désormais, loin d’avoir aucune possibilité de sauver le château, ils devaient au contraire se trouver fort heureux si le seigneur roi d’Aragon les laissait vivre en paix dans la cité de Pise. Ils envoyèrent donc des gens munis de pleins pouvoirs vers le seigneur roi d’Aragon. Ces messagers vinrent à Barcelone, où ils trouvèrent ledit seigneur roi ; et là ils le supplièrent très humblement, lui et le seigneur infant, qu’il leur plût de leur pardonner ce qu’ils avaient fait contre eux, promettant de lui rendre le château de Cagliari et tout ce qu’ils avaient encore clans la Sardaigne.

Ledit seigneur roi et ledit seigneur infant, pleins de pitié, ainsi qu’ils le furent et le sont toujours et ainsi que leurs prédécesseurs ont été constamment remplis de pitié, de charité et de miséricorde, leur accordèrent leur demande et signèrent la paix avec eux, sous la condition qu’ils lui rendraient immédiatement et absolument le château de Cagliari et tout ce qu’ils possédaient en Sardaigne. Le seigneur roi, de son côté, voulut bien leur accorder la faveur de commercer dans toute la Sardaigne et par tous les pays qui lui appartenaient, sauvement et sûrement, sauf par eux toutefois, à payer les péages, leudes et droits imposés ou à imposer par le seigneur roi. Il leur fut aussi permis d’avoir des consuls et lieutenants dans les cités du seigneur roi, ainsi que les Catalans en ont et devaient continuer à en avoir dans la cité de Pise.[72]

La paix ainsi faite, les Pisans, fort satisfaits d’avoir obtenu merci du seigneur roi et du seigneur infant, partirent pour remettre le château de Cagliari au seigneur roi d’Aragon et aux chevaliers que le seigneur roi y envoya en son nom pour recevoir ce château, aussi bien que tous les lieux qui tenaient encore pour eux et qu’ils devaient rendre également.

CHAPITRE CCXC

Comment, en tout temps, Dieu punit tout homme qui viole la paix ; comment les Pisans rendirent le château de Cagliari au seigneur roi d’Aragon, et en son nom au juge d’Arborée, et sortirent par la porte de mer ; et comment l’étendard royal et les penons flottèrent sur la tour de Saint Pancrace.

Vous avez pu voir comment, par leur propre malice, ils se sont eux-mêmes détruits ; car s’ils n’eussent pas rompu la première paix qu’ils avaient faite avec le seigneur roi, il se pourrait qu’ils possédassent encore le château de Cagliari et autres lieux ; mais, ainsi que vous l’avez vu, ils coupèrent eux-mêmes les verges dont ils furent frappés. Or, que chacun tienne donc pour bien certain, que celui qui viole la paix transgresse les commandements de Dieu, qui paix a laissée et paix veut. Qu’on fasse donc mûre attention à ce qu’on promettra dans des engagements de paix ; car il faut tenir fermement ce qu’on a promis ou juré, et on ne doit en rien aller contre ; et si on le fait, on ne le fera pas pour son bien, car Dieu sera contraire à tout ce qu’on fera ainsi.

Que vous dirai-je ? Les messagers de Pise et les autres chevaliers que le seigneur roi avait désignés allèrent tant, qu’ils arrivèrent au château de Cagliari ; et ils envoyèrent un message au juge d’Arborée, qui était procureur général en Sardaigne pour le seigneur roi d’Aragon. Il arriva aussitôt au château de Bon-Aria, et là se trouva aussi En Philippe Boyl, qui était capitaine de la guerre pour le seigneur roi, et En Boxados, qui remplaçait l’amiral. Les envoyés de Pise s’abouchèrent avec ceux du château de Cagliari et le lundi, neuvième jour de juin de l’an de l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ mil trois cent vingt-six, ils remirent ledit château de Cagliari audit seigneur roi d’Aragon, et pour lui audit juge d’Arborée et audit noble En Béranger Carros et audit En Philippe Boyl et audit En Boxados, lesquels entrèrent dans ledit château de Cagliari avec quatre cents cavaliers armés et douze mille varlets,[73] tous Catalans. Ils entrèrent par la porte de Saint Pancrace, et les Pisans sortirent par la porte de mer et s’embarquèrent sur quatre galères et une nef que lesdits officiers du seigneur roi leur avaient l’ait préparer et qui les portèrent à Pise.

Quand lesdits officiers furent entrés, le noble En Béranger Carros et les autres gens du seigneur roi hissèrent sur la tour de Saint Pancrace un grand étendard royal aux armes dudit seigneur roi, et ensuite, sur chacune des tours, ils placèrent de petits penons royaux. Et, par une faveur particulière de Dieu, au moment où lesdits étendards et penons furent hissés sur lesdites tours, il ne faisait pas un souffle de vent ; mais, dès qu’ils furent arborés, le vent tourna au garbin,[74] le plus beau garbin du monde, qui s’en vint enfler gracieusement toutes les bannières et tous les penonceaux ; et ce fut le plus beau coup d’œil qui fût jamais pour ceux qui veulent du bien à la maison d’Aragon, mais bien triste pour leurs adversaires. On en tonna à grands cris force laus Domino ; et il y avait au dedans tant et tant de Catalans, et au dehors tant et tant de Sardes, en y joignant ceux de Bon-Aria qui tous répondaient à la fois à ces cris, que le ciel et la terre paraissaient s’abîmer.

Lesdits officiers dudit seigneur mirent si bien ledit château en bon état, en y plaçant beaucoup de bonnes gens de pied et de cheval, que désormais Dieu y sera toujours servi et honoré, et qu’on n’y trouvera que des gens de vérité et de justice ; de telle sorte qu’avec l’aide de Dieu la maison d’Aragon en recevra à toujours honneur.

Ainsi les Catalans peuvent faire compte qu’avec cette même aide de Dieu ils seront perpétuellement les seigneurs de la mer, sous la condition toutefois que le seigneur roi, les seigneurs infants ses fils et tous leurs sujets reconnaîtront que cela leur vient de la grâce de Dieu, qu’ils ne s’en enorgueilliront pas, et qu’ils ne s’imagineront pas que cette gloire, et tant d’autres que Dieu leur accordera, leur soient venues par leur propre mérite et leur propre puissance, mais bien que tout cela est un effet du pouvoir et de la grâce de Dieu. Et si dans cette bonne pensée se nourrit constamment le cœur desdits seigneurs et de leurs sujets, faites compte que toutes leurs affaires iront toujours de bien en mieux ; car il n’y a rien de réel dans ce monde que le pouvoir de Dieu, (béni soit-il et sa mère madame sainte Marie !), qui leur a fait cette grâce.

Tandis que les Catalans faisaient ainsi grande fête à Cagliari et au château de Bon-Aria, les Pisans, dolents et marris, s’embarquaient et retournaient à Pise, aussitôt après avoir remis le château et autres lieux qui tenaient pour eux en Sardaigne. Dieu veuille, par sa merci, nous accorder plus de joie qu’on n’en eut à Pise quand ils y virent rentrer leurs gens ! Toutefois ils se réconfortèrent avec l’idée qu’ils avaient obtenu la paix avec le seigneur roi d’Aragon ; car ils se regardaient tous comme perdus s’ils n’eussent eu la paix avec ledit seigneur roi. A l’avenir, eux et les autres gens des communes feront que sages s’ils évitent d’avoir guerre avec ledit seigneur roi. Ainsi Pise recouvra tous les prisonniers qui avaient été faits à Bon-Aria, et aussi les Génois de Savonne.

Vous pouvez voir à présent à quelle fin est venue cette association entre les Pisans et les Génois réfugiés à Savonne, et le fout par leur mauvaise conduite. Et qu’ils s’attendent à recevoir le même châtiment de Dieu, ceux qui ne marchent pas dans la voie de la justice et de la vérité ; car voyez comment ceux-ci furent confondus et abattus à cause de leurs mauvaises actions, tandis que Notre Seigneur vrai Dieu, en récompense de la loyauté et de la justice qui sont dans la maison d’Aragon, lui a accordé, lui accorde et lui accordera ses grâces comme il se plaît à le faire. Et parmi les autres grâces que Dieu a faites au seigneur roi d’Aragon En Jacques, il lui a fait la grâce d’avoir, de madame la reine Blanche, qui fut fille du roi Charles[75] (comme je vous ai dit ci-dessus) et qui fut une dame sainte et bonne, cinq fils et cinq filles, qu’il a vus tous et toutes de son vivant élevés et dotés, et je vous dirai de quelle manière et comment.

Le fils aîné, qui se nommait l’infant En Jacques, fut procureur général de tous les royaumes au nom du seigneur roi son père. Et tout le temps qu’il exerça ladite procuration, il maintint fermement la justice envers les grands comme envers les petits. Et après avoir exercé cette autorité, il renonça à tous les royaumes et au monde ; et pour la gloire de Notre Seigneur vrai Dieu, il prit l’habit de l’ordre de la chevalerie de Muntesa, et vit et vivra, s’il plaît à Dieu, toute sa vie au service de Dieu dans ledit ordre.[76] Ainsi, dorénavant, nous n’avons plus à parler de lui, puisqu’il a abandonné toute seigneurie qu’il pouvait posséder en ce monde pour posséder le royaume de Dieu ; puisse Dieu, dans sa merci, lui faire la grâce de l’obtenir ! Amen.

Le second fils du seigneur roi, nommé l’infant En Alphonse, est celui dont je vous ai ci-devant parlé. Après que le seigneur infant En Jacques eut renoncé à l’héritage de son père, l’infant En Alphonse reçut le titre de premier-né,et fut reconnu, après le seigneur roi son père, pour seigneur et roi de tous les royaumes du seigneur roi son père et de tout le pays ; et il fit, comme vous l’avez ouï ci-devant, la conquête de la Sardaigne ; et il a toujours marché et marchera toujours dans la voie de la vérité et de la justice ; car c’est le plus gracieux seigneur du monde et le meilleur chevalier de sa personne qui fût jamais au royaume d’Aragon, quoiqu’il y en ait eu beaucoup de bons ; mais il en a toujours été ainsi avec cette bienheureuse maison qui, par la grâce de Dieu, va toujours de bien en mieux, et fera toujours de même par la suite, s’il plaît à Dieu.

CHAPITRE CCXCI

Comment la dame Infante, femme du seigneur infant Alphonse, trépassa de celle vie, après qu’il en eut eu l’infant En Pierre et l’infant En Jacques, et une fille ; et comment l’auteur continue à énumérer les cinq fils du seigneur roi En Jacques d’Aragon et de madame la reine Blanche.

Ce seigneur infant En Alphonse eut pour femme une des plus nobles dames d’Espagne qui ne fût pas fille de roi, et la plus riche. C’était la fille du très noble En Gombaud d’Entença. Elle lui apporta le comté d’Urgel, toute la baronnie d’Antillon et toute la baronnie de son père[77] En Gombaud. Chacune de ces baronnies est de grande maison. Il fut ainsi fort bien marié avec une femme très noble et très riche, et qui fut une des plus sages dames du monde ; et de sa sagesse on pourrait faire un gros livre. Elle fut aussi très bonne chrétienne, et fit beaucoup de bien en sa vie pour la gloire de Dieu. Et le seigneur infant eut de cette dame, à laquelle il survécut,[78] deux fort gracieux enfants, dont l’aîné fut nommé l’infant En Pierre, et le plus jeune l’infant En Jacques. Il en eut aussi une fille qui est reine de Majorque, et qui, toute petite qu’elle était et à peine âgée de cinq ans, fut mariée au seigneur roi En Jacques de Majorque. Et toutes ces choses elle les vit terminées de son vivant. Puis, ainsi qu’il plut à Dieu, ladite dame infante, femme du seigneur infant En Alphonse, trépassa de cette vie dans la ville de Saragosse, le dernier mardi d’octobre de l’an mil trois cent vingt-sept, et elle fut ensevelie le lendemain, qui était le jour de la fête des bienheureux apôtres saint Simon et saint Jude, dans l’église des frères mineurs de Saragosse. Dieu veuille en sa merci avoir son âme, comme il doit recevoir celle d’une bienheureuse et sainte dame ! car elle reçut la communion et l’extrême-onction, et avait été plusieurs fois confessée, en bonne catholique qu’elle était et agréable à Dieu et au monde ; et Dieu la voulut avoir en son royaume toute enfant et toute jeune. Dans la cité de Saragosse on fit pour cette mort grand deuil et grandes lamentations. Et ainsi termina-t-elle ses jours au service de Dieu, ainsi qu’il lui plut de l’ordonner. L’autre fils dudit seigneur roi d’Aragon est nommé l’infant En Jean ; il est archevêque de Tolède ; c’est un des meilleurs chrétiens du monde. Aussi Dieu, pendant sa vie, opéra-t-il de grandes choses par lui ; et c’est un des prélats les mieux doués du monde, soit pour la prédication, soit dans toutes sciences, soit en fous avantages qu’un saint homme plein de bonté et d’honneur doit posséder. Que Dieu, par sa grâce, daigne le maintenir ainsi[79] !

Le quatrième fils se nomme l’infant En Pierre ; c’est le seigneur le mieux doué, le plus savant et le plus habile parmi les plus habiles du monde, quoique tout jeune, il est fort accompli en toutes bonnes choses, et le seigneur roi son père lui a donné seigneurie, et a tant fait en sa faveur, qu’il l’a fait comte d’Ampurias et de Ribagorça ;[80] et chacun de ces comtés est bon et noble, et de plus il doit lui donner un très noble château et une très noble terre dans le royaume de Valence ; de sorte qu’on peut bien dire qu’il est aussi bien doté que fils de roi qui ne soit pas roi.

Le cinquième fils dudit seigneur roi En Jacques d’Aragon est nommé En Raymond Béranger.[81] ÏI est, comme ses frères, très intelligent et très bien doué ; car on ne pourrait trouver au monde aucune personne de son âge aussi accomplie en toutes grâces et qualités ; et le roi son père lui a donné seigneurie et l’a fait comte de Prades et seigneur de la baronnie d’En G. d’Entença, et de plus lui a donné une fort belle terre dans le royaume de Murcie ; et ainsi on peut dire qu’il est très noblement et honorablement doté, et qu’il peut mener la vie qui convient à fils de roi. Ledit seigneur roi voit donc de son vivant tous ses enfants bien pourvus.

Quant aux filles, voici comment il les a pourvues :

L’aînée,[82] il l’a donnée au seigneur Infant don Pierre de Castille, fils du roi don Sanche de Castille.[83]

La seconde, il l’a mariée au noble don Juan, fils de l’infant don Manuel de Castille.[84]

La troisième, il l’a mariée au duc d’Autriche,[85] un des meilleurs barons d’Allemagne.

La quatrième[86] est entrée dans l’ordre de Sixena, qui est le plus noble ordre de femmes qui soit en Espagne, et l’infante est abbesse de cet ordre, en sainte dune qu’elle est ».

La cinquième, il a pris des dispositions pour la marier au fils du prince de Tarente.[87]

CHAPITRE CCXCII

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon, après s’être plusieurs fois confessé et avoir reçu les sacrements de l’église, trépassa de cette vie ; comment il fut inhumé à Sainte-Croix ; et comment le royaume d’Aragon et de Valence demeura au seigneur infant En Alphonse.

Ainsi le seigneur roi En Jacques put voir, de son vivant, tous ses enfants bons, beaux et sages envers Dieu et envers le monde ; et quand il eut vu tout cela, et que Dieu lui eut fait cette grâce, il lui survint une telle et si grave maladie, qu’il en souffrit grandes douleurs. Aussi, à beau coup de reprises, en bon, sage et gracieux seigneur, et plein de la sainte foi catholique, il se confessa, communia, reçut l’extrême-onction, et enfin tous les sacrements de la sainte Église. Et les ayant reçus dans la plénitude de son bon jugement et de sa bonne mémoire, il croisa ses mains, embrassa la croix, et déposa son âme entre les mains de Notre Seigneur Jésus-Christ, le lundi deuxième jour de novembre de l’an mil trois cent vingt-sept, à l’heure où on allumait les cierges. Notre Seigneur vrai Dieu et sa benoîte mère madame sainte Marie, et toute la cour céleste reçurent son âme et la déposèrent avec celles des fidèles dans la gloire.

Ainsi, ledit seigneur roi En Jacques d’Aragon mourut à Barcelone le jour dessus dit, et laissa son corps au monastère de Sainte-Croix, où reposait le corps du bienheureux roi En Pierre, son père. Son corps fût porté, avec grande solennité, et parmi les pleurs abondants, les grands cris et les grandes douleurs de tous ses sujets, audit monastère de Sainte Croix, où il fut enterré ; et là se trouvèrent ses fils, une partie de ses filles et des prélats, et un grand nombre des premiers personnages de son royaume. Dieu veuille, par sa grâce, tenir en sa garde et sous sa protection, et à jamais, ses fils et tous ses peuples ! Quant à lui, il est en bon lieu. Il naquit heureusement pour le bien de son âme et pour le bonheur de ses peuples. Il eut un bon commencement, un bon milieu, et il a fait une fin encore meilleure, et le tout par la foi, la bonté et la vérité dont il était plein ; voyez aussi la grâce que Dieu lui a faite.

Chacun doit donc s’efforcer de faire le bien ; car Dieu le voit. Et ainsi il est nécessaire que désormais le seigneur roi En Alphonse, roi d’Aragon, de Valence, de Sardaigne, et comte de Barcelone et d’Urgel, son fils, s’efforce de faire beaucoup de bien ; car tel est le miroir qu’il a reçu du seigneur roi son père. Et lui aussi il a eu un tel commencement que de bien en mieux marchent toutes ses affaires ; et ainsi marcheront-elles, s’il plaît à Dieu, et, s’il est ainsi qu’il doit l’être, le père et le protecteur de ses frères, et s’il se rappelle qu’il n’y a pas au monde de fils de rois ni de reines qui soient nés de meilleur père et de meilleure mère qu’ils ne le sont, et qu’ils sont tous sortis d’un même ventre. Fasse aussi le seigneur Dieu, par sa grâce, qu’il ail à cœur de soutenir le seigneur roi En Frédéric son oncle, et ses fils qui sont ses cousins germains des deux côtés, et qu’il ne permette jamais qu’on enlève la Sicile à celui qui la gouverne ; car, tant qu’il plaira à Dieu et à lui, cette maison se soutiendra ferme et inébranlable, pour la gloire de Dieu et pour la sienne, et pour celle de tout son lignage, et pour le plus grand bien de ses sujets. Et il peut se regarder véritablement comme roi d’Aragon, de Valence, de Sardaigne, de Corse, de Majorque et de Sicile. N’est-il pas en effet le chef supérieur de tous, et tous ne sont-ils pas à ses ordres ? Car s’il le désire, le royaume de Majorque est aussi bien à ses ordres que l’est celui d’Aragon, et il en est de même de celui de Sicile. Tant qu’il lui plaira donc que ces royaumes soient et se tiennent en faveur de sa maison, que lui, le seigneur roi de Majorque et le seigneur roi de Sicile soient d’une même volonté et d’une même alliance, comme ils doivent l’être, et ils peuvent compter qu’ils seront supérieurs à tous les rois et princes du monde, aussi bien chrétiens que Sarrasins, et aussi à toutes les communes. S’il arrivait au contraire, ce qu’à Dieu ne plaise ! Qu’ils fussent divisés entre eux, soyez sûrs qu’à l’aide de l’un on anéantirait l’autre. Il convient donc que le seigneur roi En Alphonse d’Aragon mette bien dans son cœur que toute assurance d’avenir et toute vérité est en Dieu, puis en lui-même qui est le chef supérieur de tous. Et puisse-t-il bien avoir en mémoire le proverbe catalan, qui dit : Ne sont pas nos amis tous ceux qui rient à notre face !

Ces maisons de Majorque et de Sicile, qui portent ses armes et qui doivent vivre et mourir avec lui, qu’il les dirige donc et les protège contre tous les hommes du monde ; que des méchants ne versent pas d’autres pensées en son cœur ; qu’il se rappelle l’exemple du faisceau de joncs, qui s’applique particulièrement à eux ; que Dieu, par sa divine bonté, dirige leurs cœurs et leurs intentions, et les comble tous de ses grâces ! Amen.

Si quelqu’un me disait ici : « En Muntaner, quel est donc cet exemple du faisceau de joncs ? » je répondrais : c’est que si vous liez un faisceau de joncs bien fortement ensemble d’une corde, et que vous vouliez ensuite les en arracher tous ensemble, je vous dis que dix hommes, avec quelque force qu’ils tirent, ne les en arracheront pas, dussent-ils prendre plus d’hommes encore avec eux ; mais si vous déliez la corde, un enfant de huit ans arracherait tout le faisceau, de jonc en jonc, de manière qu’il n’y resterait pas un seul jonc. C’est ce qu’adviendrait de ces trois rois ; car s’il naissait entre eux division et discorde, ce qu’à Dieu ne plaise ! Soyez sûrs qu’ils ont de tels voisins que ces derniers songeraient bientôt à les épuiser, d’abord l’un, puis l’autre. Il est donc bien nécessaire qu’ils se mettent en garde contre ce danger ; car tant qu’ils seront tous d’une même volonté et d’une même alliance, ils n’auront à redouter aucune puissance au monde, et comme je vous l’ai déjà dit, ils seront au contraire toujours supérieurs à leurs ennemis.

CHAPITRE CCXCIII

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon vint avec tous ses frères et riches hommes à la ville de Mont Blanc, où il tint conseil pour savoir en quelle partie de ses possessions il irait ; comment il se rendit à Barcelone, et prêta serment aux usages et libertés garantis à tout Catalan, et comment les Catalans lui prêtèrent serment en qualité de chef et seigneur.

Je vous reparlerai à présent du seigneur roi En Alphonse, par la grâce de Dieu, roi d’Aragon, de Valence, de Sardaigne et de Corse, et comte de Barcelone.

Après que ledit seigneur roi son père, à qui Dieu veuille donner sa sainte gloire ! fut inhumé avec toute la solennité qui était due, ledit seigneur roi En Alphonse, avec tous ses frères, tous les prélats, riches hommes, chevaliers, et citoyens notables, se rendit à la ville de Mont Blanc, et là il tint conseil pour savoir où il irait : s’il se rendrait en Aragon ou au royaume de Valence, ou s’il s’en retournerait à Barcelone ; car il voulait s’acquitter de son devoir envers chacune de ces provinces, ainsi que l’avaient fait ses prédécesseurs. Et là il fut finalement décidé que, pour recevoir l’hommage des prélats, riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes des villes, et de tous ceux qui avaient quelque tenance de lui en Catalogne, il se rendrait à Barcelone, et que là il aurait parlement et conférence avec tous les Catalans. Ainsi le roi s’en alla à la bonne heure à Barcelone, accompagné de tous les prélats, riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes de villes ; puis il fit dire à ceux qui avaient quelque tenance de lui et ne se trouvaient pas présents, de se rendre près de lui à Barcelone. Et pendant ce temps il alla visiter plusieurs places ; si bien qu’il se trouva à Barcelone pour la bienheureuse fête de la Noël, laquelle fête se passa avec peu de joie et de déduits, en raison de la mort du seigneur roi son père. Après la fête, il fit à Barcelone tout ce qu’il avait à y faire, et il jura complètement et fort gracieusement de maintenir les usages, libertés et franchises de tous les Catalans. Et ils lui prêtèrent ensuite serment de fidélité comme à leur seigneur et à l’héritier du très haut seigneur roi En Jacques son père, à qui Dieu fasse part de sa sainte gloire !

CHAPITRE CCXCIV

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon ordonna que les prélats, riches hommes et chevaliers de son royaume Tussent à Saragosse, au jour de Pâques, parce qu’il voulait se faire chevalier, et prendre la bienheureuse couronne du royaume.

Tout cela terminé, il pensa que, de même que les saints apôtres et disciples de Notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ étaient demeurés inconsolables, ainsi ses sujets avaient été plongés dans une grande tristesse à cause de la mort du seigneur roi son père ; et que, comme l’avait fait Jésus-Christ, il devait, lui, le jour de Pâques premier venant, dimanche trois d’avril de l’an mil trois cent vingt-huit, réconforter et réjouir et lui-même, et ses frères, et ses sujets. Il ordonna donc que, ce jour de Pâques, les prélats, riches hommes, chevaliers, messagers étrangers, citoyens et hommes des bonnes villes de ses royaumes, se trouvassent dans la cité de Saragosse ; et il annonça que ce saint jour il se ferait armer chevalier et prendrait la benoîte et bien fortunée couronne, avec la plus grande solennité et la plus grande pompe qu’ait jamais déployée aucun roi, soit en Espagne, soit ailleurs, autant que je puis le savoir. Et à ce sujet il fit écrire des lettres qu’il envoya par tous ses royaumes aux prélats, riches hommes, chevaliers et hommes des villes

CHAPITRE CCXCV

Comment le roi En Alphonse partit de Barcelone, vint en la cité de Lérida, et visita une grande partie de ce pays ; comment les rois de Tlemcen et de Grenade lui offrirent des présents et de riches joyaux ; et comment tous les nobles hommes commencèrent à s’appareiller pour se rendre au couronnement à Saragosse

Ces lettres missives écrites et expédiées, il partit de Barcelone et s’en alla dans la cité de Lérida. Il visita une grande partie de ce pays, et chacun se disposa à se rendre à ladite bienheureuse fête de son couronnement. Et ce ne furent pas seulement les barons de ses royaumes qui s’appareillèrent pour y venir, mais il y vint aussi de la Sardaigne le fils du juge d’Arborée, l’archevêque d’Arborée et deux neveux dudit juge. Avec eux vint aussi sur trois galères armées l’honorable En Boxados, amiral dudit seigneur roi d’Aragon et gouverneur de Sardaigne, et beaucoup d’autres notables personnages. Il y arriva aussi des envoyés avec de riches présents et joyaux de la part du roi de Tlemcen, et aussi des envoyés avec de riches joyaux et présents de la part du roi de Grenade, et beaucoup de notables hommes de Castille. Et il en serait venu davantage, si ce n’eût été qu’il y avait alors guerre entre le roi de Castille et le noble don Juan Manuel, fils de l’infant don Manuel de Castille. Il y vint aussi beaucoup de très honorables personnages de Navarre de Gascogne, de Provence et de grand nombre d’autres pays. Enfin si nombreuse fut la multitude de gens qui se trouvèrent réunis à Saragosse, ledit jour de la sainte fête de Pâques, qu’on estima bien qu’il y avait certainement plus de trente mille chevaucheurs.

Le seigneur roi En Alphonse était arrivé à Saragosse la semaine des Rameaux ; ensuite y arriva le seigneur archevêque de Tolède, son frère ; puis le seigneur infant En Pierre, son frère, comte de Ribagorça et d’Ampurias, avec plus de huit cents hommes à cheval ; puis le seigneur infant En Raymond Bérenger, son frère, comte de Prades, avec cinq cents hommes à cheval.

II y vint ensuite le noble don Jacques de Exirica, avec cinq cents hommes à cheval ; et son frère, don Pedro de Exirica, avec deux cents hommes achevai ; et le noble En R. Folch, vicomte de Cardona, aussi avec grand nombre d’hommes à cheval, et le noble A. Roger, comte de Pallars, avec une nombreuse suite d’hommes à cheval et à pied ; et le noble En Lope de Luna, avec grand nombre d’hommes à cheval, et En Dalmau, vicomte de Castellnou, suivi aussi d’une bonne compagnie de cavaliers et de beaucoup d’autres bonnes gens ; et le noble En Othe de Moncada, avec une bonne suite de bons cavaliers ; et le noble En G. d’Anglesola, avec une nombreuse suite ; et le noble En Bérenger d’Anglesola ; et En R. de Cardona ; et le noble En G. de Cervello ; et les nobles En Ximénès Corneyll, En Pierre Corneyll et En R. Corneyll ; les nobles En Pedro de Luna, En Jean Ximénès de Roca, En Philippe de Castro, En Amoros de Ribelles, En G. d’Arill et le noble vicomte de Villamur ; En Pons de Caraniany ; le noble En Gillabert de Cruylles, le noble En Alphonse-Ferdinand d’Ixer, le noble En P. Ferdinand de Vergar, le noble En Bertrand de Castellot, le noble En P. d’Almenara, le noble En Gomb de Trameset, le noble En Artalet de Fosses, le noble En Ximénès Pérez d’Arénos, le noble En Sandorta d’Arénos, le noble En Ferrand d’Abeylla, le noble En Jofroi, vicomte de Rocaberti, et le noble En Béranger Cabrera, vicomte de Monsoriu. Et tous y venaient très richement accompagnés de bonnes troupes de cheval et de pied ; mais un messager leur ayant apporté la nouvelle que la comtesse d’Ampurias, tante dudit noble En Bérenger de Cabrew, était morte, ils durent rester eux-mêmes ; toutefois il y en eut beaucoup de leur suite qui s’y rendirent.

Il y vint aussi le noble don Pierre de Régal et beaucoup d’autres nobles d’Aragon, de Catalogne, du royaume de Valence, du royaume de Murcie et des autres provinces, tous avec un grand nombre d’hommes à cheval ; et «4 en vint tant et tant, qu’il serait trop long de les dénombrer et décrire.

Il y vint aussi, avec grand nombre d’hommes à cheval, le grand-maître de Calatrava, le grand-maître de l’ordre de Muntesa, le commandeur de Muntalba et le noble frère Sanche d’Aragon, castelain d’Amposta, de l’ordre de chevalerie de l’hôpital Saint-Jean.

Là aussi se trouvèrent le susdit archevêque de Tolède, le seigneur archevêque de Saragosse, le susdit archevêque d’Arborée, le seigneur évêque de Valence, l’évêque de Lérida, l’évêque d’Osca, l’évêque de Tarazona et beaucoup d’autres évêques, abbés et prieurs.

Nous nous y rendîmes également, nous autres six qui étions députés par la cité de Valence, escortés d’une suite nombreuse. Tous les jours nous donnions l’avoine à nos propres montures, qui étaient au nombre de cinquante-deux, et nous avions bien cent douze personnes avec nous. Nous emmenâmes des trompettes, des joueurs de timbales, des joueurs de nafils[88] et de flûtes douces, tous à la livrée royale et avec fanons royaux, et tous montés de beaux chevaux. Et chacun de nous six nous amenions avec nous nos fils et nos neveux en costume de tournoi. Et nous tînmes maison ouverte depuis notre départ de Valence jusqu’au jour de notre retour, pour tous ceux qui voulaient manger avec nous. Nous donnâmes à chacun des jongleurs de la cour des habits de drap d’or et autres. Nous y apportâmes cent cinquante brandons de Valence, chacun de douze livres, et nous les Cimes tous verts avec les écussons royaux.

Il y eut aussi six prud’hommes pour la cité de Barcelone, tous en bel arroi et bien ordonnes, et avec de très beaux brandons.

Il y en eut aussi quatre de la cité de Torloxe, et également des autres cités et bonnes villes de toutes les provinces dudit seigneur roi. Et chacun s’efforçait d’y paraître honorablement. Que vous en dirai-je ? Jamais, en Espagne, il n’y eut si belle réunion de bonnes gens en un seul lieu qu’il y eut là.

CHAPITRE CCXCVI

Des nobles que le seigneur roi En Alphonse arma chevaliers nouveaux à son couronnement, et de ceux qu’armèrent l’infant En pierre et l’infant En R. Bérenger, et de beaucoup d’autres chevaliers nouveaux qui furent alors armés.

Je vous ai déjà parlé d’une partie des prélats, et riches hommes, et autres bonnes gens qui se réunirent à cette fête ; il convient maintenant que je vous nomme les nobles que ledit seigneur roi arma chevaliers nouveaux dans ce bienheureux jour ; puis les nobles que le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Bérenger armèrent aussi chevaliers. Le noble En Folch et chacun de ces nobles armèrent à leur tour beaucoup de chevaliers nouveaux. Et vous allez entendre comment le tout fut ordonné.

Premièrement le roi arma chevalier, ce jour-là, le noble don Jacques d’Exirica ; et ledit noble arma vingt chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble fils du juge d’Arborée ; et il fut ordonné qu’aussitôt son retour en Sardaigne, il armerait vingt chevaliers nouveaux, dix Catalans et dix Aragonais, lesquels il doit apanager en Sardaigne,[89] ne pouvant le faire pendant cette cour plénière, attendu qu’il n’aurait pas le temps de s’y préparer ; mais autant vaut, puisqu’il les a reçus de sa maison et les doit armer chevaliers, et leur doit donner apanage en Sardaigne.

Après cela, le seigneur roi arma chevalier le noble En Raymond Folch, vicomte de Cardona et ledit noble arma trois nobles chevaliers, savoir : En Raymond de Cardona, son frère, le noble En Amoros de Ribelles, et le noble Pierre de Régal ; puis chacun de ces nobles arma dix chevaliers.

Ensuite ledit seigneur roi fit chevalier le noble En Lope de Luna ; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.

Ensuite le roi fit chevalier le noble A. Roger, comte de Pallars ; et ledit noble arma aussitôt vingt chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble Alphonse-Ferdinand, seigneur d’Ixer ; et ledit noble arma aussitôt quinze chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En G. d’Anglesola ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble don Juan Ximénès de Roca ; et ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Bérenger d’Anglesola ; « ledit noble arma aussitôt dix chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Pierre de Corneyll ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier Guillaume de Cervello ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.

Ensuite le seigneur roi arma chevalier le noble En Othe de Moncada ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers.

Quand le seigneur roi eut fait chevaliers ces riches hommes, le seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble En Dalmau, vicomte de Castellnou ; et ledit vicomte arma aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma chevalier le noble En G. d’Aril ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit seigneur infant En Pierre arma chevalier le noble vicomte de Villamur ; et ledit noble fit aussitôt dix chevaliers. Ensuite ledit infant En Pierre arma chevalier le noble Gilabert de Cruylles ; et ledit noble arma aussitôt six chevaliers.

Après quoi l’infant En Raymond Bérenger se leva et arma nouveaux chevaliers trois riches hommes ; et chacun de ceux-ci en arma aussitôt, qui dix, qui huit. Et lesdits nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger arma chevaliers, furent les premiers qu’il ait jamais faits.

Que vous dirai-je ? Lorsque ces seigneurs et ces riches hommes eurent armé ces nouveaux chevaliers, d’autres riches hommes de Catalogne et d’Aragon armèrent beaucoup d’autres chevaliers. Je puis vous dire que j’y comptai deux cent cinquante-six nouveaux chevaliers, sans y compter les nobles. Et bien certainement il y en eut beaucoup plus qu’un homme n’en pourrait compter, tant la presse était grande. Et tous ces nouveaux chevaliers furent habillés de drap d’or avec fourrures de menu-vair ; lesquels vêtements ils donnèrent aux jongleurs, et puis ils se revêtirent d’autres habillements de velours rouge ; et tous eurent des manteaux fourrés de menu-vair et d’hermine, des cottes et jupons de velours rouge et de longues robes. Quant aux chevaux, je ne vous en parlerai pas, car jamais nulle part on ne vit si beaux harnais et freins.

Il fut ordonné qu’en sortant de l’église, chacun des riches hommes chevaucherait accompagné de ses chevaliers nouveaux. Ils se rendirent ainsi à l’Aljaferia, qui est un palais du seigneur roi, et nul ne chevauchait à côté de ces chevaliers nouveaux. Et chaque riche homme chevauchait en avant des chevaliers nouveaux qu’il avait armés, monté sur son plus beau cheval. Qui voulait voir de beaux et bons chevaux et en bel arroi, c’était là qu’il les pouvait bien voir. Devant eux s’avançaient à cheval des fils de chevaliers, portant chacun l’épée de son seigneur, de son frère ou de son parent, qui était le chevalier nouveau ; et derrière eux les suivaient d’autres fils de chevaliers, aussi à cheval, portant leurs armes ; et nul autre n’osait se mêler à cette chevauchée. Chaque troupe marchait ainsi au son de ses trompettes, timbales, flûtes, cymbales et de beaucoup d’autres instruments.

Il s’y trouvait aussi bien d’autres jongleurs, qui vêtus en chefs de sauvages et à cheval, qui autrement, au nombre de plus de mille ; et l’on poussait de tels cris, et l’on faisait un tel bruit qu’il eût semblé que la terre et le ciel s’abîmaient.

Dans cet ordre ils se rendirent tous, avec grande joie de l’église de Saint-Sauveur de Saragosse à l’Aljaferia. Outre cela il y avait plus de trois cents hommes armés d’estocs, et ! bien cent chevaliers, ou fils de chevaliers, ou notables citoyens qui joutaient ensemble ; et d’un autre côté, plus de cent hommes à cheval, du royaume de Valence et de Murcie, qui manœuvraient à la genetaire. Puis, auprès de l’Aljaferia, était un champ clos[90] où l’on pouvait voir tuer les taureaux ; car chaque paroisse avait amené son taureau couvert des armes royales, et on ramenait au son des trompettes et au bruit de la joie la plus vive. Et ils avaient en même temps amené chacun leurs monteros,[91] qui tuaient leurs taureaux.

On voyait aussi dans toutes les rues des danses de femmes et de filles, et de beaucoup d’autres bonnes gens.

Que vous dirai-je ? L’allégresse était si grande que chacun n’avait autre chose à cœur qu’à regarder çà et là ; et tout était si bien ordonné que personne ne portait gêne à autrui.

Cette fête dura depuis la veille de Pâques jusqu’au vendredi après Pâques, par le plus beau temps du monde, et avec la meilleure concorde qui fût jamais entre les hommes ; car on ne peut dire qu’il y eût une seule mauvaise parole dite, de l’un à l’autre, en allant du plus grand au plus petit, depuis le jour que nous fûmes réunis à Saragosse jusqu’au jour que nous en partîmes. On s’y réunit avec grande concorde, on y séjourna avec grande concorde et on se sépara avec grande concorde et affection. Tout le monde fut bien logé, tant les prud’hommes de Saragosse avaient bien ordonné la chose. Et chacun mangea avec le seigneur roi la veille de Pâques, et le jour de Pâques et le lundi, et ensuite autant qu’il plut à chacun ; car tant que la cour plénière dura, nulle porte ne fut fermée. Quant au seigneur infant En Pierre et au seigneur infant En Raymond Bérenger, quand ces trois jours furent passés, chacun d’eux donna un grand festin.

Le mardi, le seigneur infant En Pierre invita ledit seigneur roi et tous les riches hommes, prélats, chevaliers et citoyens, et tous ceux qui voudraient aller y manger. Ce jour-là, le seigneur infant En Pierre tint une cour brillante, et fit des présents nombreux aux riches hommes, chevaliers, citoyens, et à toutes autres personnes.

Le mercredi qui suivit, le seigneur archevêque de Tolède en fit autant dans la maison de l’ordre des frères mineurs de Saragosse, où il était logé.

Le jeudi, le seigneur infant En Raymond Bérenger en fit autant.

Que vous dirai-je ? Ainsi séjourna toute la cour au milieu de la joie la plus vive en toutes choses, jusqu’au jeudi soir, et toujours avec un très beau temps.

Le vendredi au matin, il survint par la grâce de Dieu une bonne pluie qui enveloppa tout l’Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence et de Murcie et qui dura jusqu’à la (in du jour de dimanche suivant. Ainsi la torre, qui en avait grand besoin, eut, par la grâce de Dieu, son complément de joie ; et en effet, avec un bon seigneur et une bonne paix (car le seigneur roi avait, à ce temps, le bonheur d’être en paix avec toutes les nations du monde, ce qu’on ne peut dire de nul autre roi), et de plus avec grande joie et en bonne concorde entre toutes gens, elle eut aussi sa gratification d’une bonne plaie. Plaise donc à Notre Seigneur vrai Dieu d’accorder au seigneur roi En Alphonse d’Aragon vie et santé pendant longues années, et de le conserver longtemps à ses sujets, heureux de trouver en lui le seigneur le mieux doué et le plus accompli, le meilleur chevalier qui soit au monde, et le plus catholique, et l’un des meilleurs chrétiens du monde.

Là furent aussi ses deux bien heureux fils, savoir le seigneur infant En Pierre,[92] l’aîné, qui fut reconnu roi d’Aragon après le seigneur roi son père, et ensuite le seigneur infant En Jacques, qui est comte d’Urgel. Et chacun de ces heureux infants ceignit pour la première fois l’épée à un grand nombre de riches hommes qui se firent armer chevaliers ; et ils leurs firent de riches présents, et leur accordèrent de grandes faveurs. Et ainsi toute cette cour plénière fut, de toute manière, bénie de Dieu, de madame sainte Marie, et de tous ses bienheureux saints et saintes. Amen.

CHAPITRE CCXCVII

Comment le seigneur roi En Alphonse s’arma lui-même chevalier à Saragosse, et de quelle manière et avec quelle solennité il reçut la sainte couronne du royaume.

A présent que je vous ai dit comment la cour plénière se réunit avec la grâce de Dieu, je vais vous raconter de quelle manière le seigneur roi s’arma lui-même de l’ordre de chevalerie et reçut la sainte couronne, de quelle manière il vint faire la veillée des armes à l’église de Saint-Sauveur de Saragosse, de quelle manière eut lieu la solennité de la bienheureuse chevalerie qu’il se conféra à lui-même, ainsi que la sainte couronne, de quelle manière il sortit de l’église, et de quelle manière il retourna jusqu’à son palais de l’Aljaferia.

Je veux que chacun de vous sache que, de l’église de Saint-Sauveur, qui est la cathédrale de Saragosse, jusqu’à l’Aljaferia, il y a plus de deux grands milles. Or, je veux vous raconter, afin que tous ceux qui liront ce livre le sachent bien, comment le seigneur roi s’arma lui-même chevalier, comment il se mit la couronne sur la tête avec grande solennité de bénédictions et de messes et avec maintes bonnes oraisons, et comment on l’adextra jusqu’à ce qu’il fut de retour en son palais ; car toutes ces choses sont bonnes à savoir de chacun, de quelque condition qu’on soit.

La vérité est que ledit seigneur roi fit savoir à tous, le vendredi saint, à vêpres : que le samedi matin, veille de Pâques, quand on aurait repris l’alléluia,[93] tout le monde devait quitter le deuil que l’on portait pour le roi son père, se faire la barbe et se disposer à faire fête. Et ainsi que je vous l’ai déjà dit, il convia tous en général à festoyer pendant trois jours. Ainsi le samedi matin, lorsque l’on eut repris l’alléluia, et que toutes les cloches se furent mises en branle, chacun se disposa, ainsi que le roi l’avait ordonné, à commencer la fête.

Nous autres, qui étions à Saragosse pour représenter la cité de Valence, précédés de nos jouteurs, ainsi que de nos trompettes, tambours, timbales, flûtes et autres instruments, tous les six rangés deux par deux, très richement vêtus, et chevauchant sur nos chevaux bien harnachés et en bel arroi, nos écuyers bien parés, nous partîmes de notre hôtel, qui était dans l’intérieur de la cité, près de l’église de Saint-Sauveur. Nous commençâmes ainsi notre fête, allant par le milieu de la cité jusqu’au palais de l’Aljaferia. Et au moment où nous commencions tout le monde commença aussi ; si bien que tout à coup vous eussiez, entendu le bruit le plus éclatant du monde, de trompettes et de toute sorte d’instruments. Et ces cavalcades et cette fête se continuèrent jusqu’à l’heure du repas. Et lorsque nous eûmes mangé à l’Aljaferia, nous retournâmes tous chez nous avec la même pompe.

Au moment où sonna l’heure de vêpres chacun fit allumer les brandons aux lieux prescrits. Et de l’Aljaferia jusqu’à Saint-Sauveur vous n’auriez pu dire où il y avait le plus de brandons. Et les brandons n’étaient jamais déplacés du lieu où ils étaient placés, car en chaque lieu était écrit sur la muraille le nombre de brandons qui devaient s’y trouver ; et ainsi tout se faisait avec ordre.

Aussitôt que les cloches eurent cessé de sonner, le seigneur roi sortit de l’Aljaferia pour se rendre à Saint-Sauveur, et dans l’ordre suivant :

Tout premièrement venaient à cheval tous les fils de chevaliers, portant les épées des chevaliers nobles ;

Ensuite venaient les épées des nobles qui devaient être chevaliers nouveaux ;

Puis, après les épées desdits nobles, venait l’épée du seigneur roi, que portait le noble En R. Corneyll.

Après l’épée du seigneur roi, venaient deux chariots du seigneur roi chargés de deux cierges, ayant chacun plus de dix quintaux de cire, et qui cheminaient allumés, bien que cela ne fût pas fort nécessaire, car les autres luminaires étaient en si grand nombre qu’on y voyait comme en plein jour.

Après les deux cierges venait le seigneur roi, chevauchant sur son cheval, tout caparaçonné du plus beau harnais qui fût jamais fait de main de maître ; et l’épée qu’on portait devant lui, comme je vous l’ai déjà dit, était la plus riche et la mieux garnie qu’ait jamais portée empereur ou roi.

Après ledit seigneur roi venaient ses armes que portait un noble ; et deux autres nobles entouraient ces armes ; ainsi les armes et celui qui les portait s’avançaient entre deux nobles. Le noble En Raymond Corneyll, qui portait l’épée, marchait aussi au milieu de deux nobles.

Après les armes du seigneur roi, venaient tous les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, deux par deux.

Après les nobles que le seigneur roi devait armer chevaliers nouveaux, venaient les nobles que le seigneur infant En Pierre devait armer chevaliers.

Ensuite venaient les nobles que le seigneur infant En Raymond Bérenger devait armer chevaliers ;

Puis les nobles qu’En Raymond Folch devait armer chevaliers.

Puis, après ces riches hommes, venaient tons les autres qui devaient être armés chevaliers nouveaux, tous rangés deux par deux.

Après que tous ceux-ci eurent défilé, vinrent toutes leurs armes, portées aussi deux par deux. Et toutes les armes des nobles hommes et leurs épées étaient portées par des chevaliers ; et celles des autres chevaliers étaient portées par des fils de chevaliers. Et tous allaient ainsi par ordre, chevauchant sur leurs beaux chevaux couverts de riches draps d’or, et avec de très beaux harnais. Et, comme je vous l’ai déjà dit, ils allaient deux par deux à la suite dudit seigneur roi. Et il n’était autre qui osât chevaucher çà et là hors du rang, que le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger, qui se portaient partout pour empêcher que nul ne quittât la place qui lui était assignée.

Ainsi, par la grâce de Dieu, et au bruit le plus éclatant des tambours, des cymbales, des trompettes, des timbales et autres instruments, et des clameurs d’hommes vêtus en chefs de sauvages, et de toute la maison de chacun des riches hommes du cortège, qui criaient tous Aragon ! On vint à l’église de Saint-Sauveur. Et il était certainement plus de minuit avant que le roi et sa suite fussent arrivés à l’église. Là tous firent ensemble la veillée des armes, récitant les uns et les autres leurs oraisons, se réjouissant et chantant les cantiques de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et ils passèrent ainsi toute cette bienheureuse nuit ; et ils entendirent très dévotement les matines, auxquelles assistèrent tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, qui dirent tous leurs heures avec grande dévotion.

Quand le jour fut venu, le seigneur archevêque de Saragosse se revêtit pour dire la messe ; et le seigneur roi, de sa propre main, plaça à la bonne heure sur le maître-autel, sa couronne ainsi que son épée ; il se revêtit ensuite d’un surplis, comme s’il allait dire la messe ; puis, pardessus le surplis, il mit la dalmatique royale la plus riche dont jamais empereur ou roi ait été revêtu ; et à chaque vêtement qu’il prenait, l’archevêque lui disait son oraison, celle qui était ordonnée dans les livres canoniques pour se dire dans de semblables circonstances. Ensuite il se para de l’étole qui passait à son cou et sur ses épaules, comme on le fait à un diacre. Et cette étole était si riche, si chargée de perles et de pierres précieuses, qu’il serait difficile de dire ce qu’elle valait ; puis enfin il prit le manipule qui était aussi très riche et très magnifique. Tout cela fait, ledit archevêque de Saragosse dit la messe avec grande solennité. Et quand la messe fut commencée et l’épître dite, ledit seigneur se fit chausser les éperons ; l’éperon droit par son frère le seigneur infant En Pierre, l’éperon gauche par le seigneur infant En Raymond Bérenger.

Cela étant fait, ledit seigneur roi s’approcha de l’autel, prit l’épée, et, tenant cette épée, il se prosterna en oraison devant l’autel ; et ledit seigneur archevêque lui dit debout auprès de lui une très belle oraison.

Quand les oraisons furent finies et que ledit seigneur roi eut fait sa propre oraison, il baisa la croix de l’épée et se ceignit lui-même ladite épée ; et quand il l’eut ceinte, il la sortit du fourreau et la brandit trois fois. A la première fois qu’il la brandit, il défia tous les ennemis de la sainte foi catholique ; à la seconde, il promit de secourir tous les orphelins, les pupilles et les veuves ; et à la troisième, il promit de rendre justice pendant toute sa vie, aussi bien au plus grand qu’au plus petit, aussi bien aux étrangers qu’aux simples particuliers.

Cela fait, il remit l’épée dans le fourreau ; et quand l’évangile fut chanté, il offrit sa personne et son épée à Dieu, le priant de le tenir toujours en sa sainte garde et de lui accorder la victoire contre tous ses ennemis. Et ledit seigneur archevêque l’oignit du saint chrême sur l’épaule et au bras droit, et il entendit ainsi la messe. Et quand la messe fut ainsi dite, le seigneur roi se déceignit l’épée lui-même et la remit sur l’autel auprès de la couronne.

Cette messe dite par l’archevêque de Saragosse, le seigneur infant En Jean, archevêque de Tolède, frère dudit seigneur roi, alla se revêtir à son tour ; et quand il fut revêtu et eut commencé sa messe, ledit seigneur roi prit lui- ! Même la couronne de dessus l’autel et la posa : sur sa tête. Cela fait, le seigneur archevêque de Tolède, le seigneur infant En Pierre et le seigneur infant En Raymond Bérenger la lui affermirent. Et au moment où le seigneur roi se posa la couronne sur la tête, lesdits seigneurs archevêques et les évêques, les abbés, les prieurs et les seigneurs infants s’écrièrent à haute voix : Te Deum laudanum. Et pendant qu’ils entonnaient ce chant, le seigneur roi prit le sceptre d’or en sa main droite, le plaça dans sa main gauche ; puis il prit ensuite le globe dans la main droite ; et à chaque chose qu’il recevait ledit seigneur archevêque disait une longue oraison.

Tout cela fait, et pendant que l’évangile se chantait, le seigneur roi, une seconde fois, et avec beaucoup de respect, offrit et sa personne et sa sainte couronne à Dieu, et s’agenouilla très humblement devant l’autel ; et ledit seigneur archevêque acheva de dire sa messe. Quand elle fut terminée, et que ledit seigneur roi eut accompli, par la grâce de Dieu, la prise de possession de sa chevalerie et de sa sainte seigneurie royale, et eut été oint et sacré pour roi et seigneur des royaumes d’Aragon, de Sardaigne, de Valence, de Corselet comte de Barcelone, il alla s’asseoir devant l’autel de Saint-Sauveur sur le siège royal et déposa le sceptre et le globe sur l’autel ; puis il fit venir en sa présence chacun des nobles que je vous ai déjà nommés, et les fit armer tous chevaliers dans le même ordre que j’ai déjà désigné. Et à mesure qu’un riche homme était armé chevalier, il se rendait dans la chapelle qui lui était assignée, et là il armait ses chevaliers nouveaux. Et le seigneur infant En Pierre alla aussi dans la chapelle qui lui était assignée, et fit chevaliers nouveaux ses quatre riches hommes ; et le seigneur infant En Raymond Bérenger en fit autant ; et le noble En Raymond Folch de même.

Et chacun des riches hommes qu’ils armaient chevaliers allait ensuite aussi à la chapelle qui lui était assignée et armait les chevaliers qu’il devait armer ; et à mesure que chaque riche homme avait fait ses chevaliers, il se rendait avec eux à l’Aljaferia, comme je vous ai déjà dit.

Quand tout cela fut fait, le seigneur roi prit le globe dans la main droite et le sceptre de la main gauche ; et ainsi, avec la couronne sur la tête, et dans les mains le globe et le sceptre, il sortit de l’église et monta sur son cheval. Devant lui on portait son épée et derrière lui ses armes, dans le même ordre que vous avez vu qu’on l’avait fait pendant la nuit, quand on était allé faire la veillée des armes. Et si vous voulez savoir ce qu’était cette couronne, je vous dis que la couronne était d’or, toute garnie de pierres précieuses, telles que rubis, rubis-balais, saphirs, turquoises, émeraudes, et des perles aussi grosses qu’un œuf de pigeon, et il y avait sur le devant une magnifique escarboucle. Et cette couronne avait bien de hauteur un pan de Montpellier ; et elle avait seize fleurons ; si bien que tout le monde, et les marchands et les lapidaires eux-mêmes, l’estimaient valoir cinquante mille livres de Barcelone. Le sceptre était d’or et avait bien trois pans de longueur ; et au haut du sceptre, il y avait un rubis, le plus beau qu’on ait jamais vu, et qui était bien aussi gros qu’un œuf de poule. Le globe était d’or et était surmonté d’une fleur en or garnie de pierres précieuses, et au-dessus de la fleur était une croix richement ornée de pierres précieuses. Et le cheval était le mieux harnaché qui fût jamais.

Il monta donc à cheval, revêtu de la dalmatique, de l’étole et du maniple, avec ladite couronne sur la tête, et le globe dans la main droite et le sceptre dans la gauche. A la courbure du frein du cheval étaient attachées deux paires de rênes ; les unes appartenaient au frein qui était attaché au cou du cheval ; et avec celles-là en main le seigneur infant En Pierre adextrait le seigneur roi en les tenant du côté droit ; et elles étaient tenues du côté gauche par le seigneur infant En Raymond Bérenger, suivi d’un grand nombre de nobles de Catalogne et d’Aragon. Les autres rênes étaient de soie blanche et avaient bien cinquante pans de longueur chacune ; et étaient adextrées par des riches hommes, chevaliers et notables citoyens qui adextraient à pied le seigneur roi ; et après ceux-ci nous l’adextrions nous autres six députés de Valence, et les six de Barcelone, et les six de Saragosse, et les quatre de Tortose, et les députés des autres bonnes villes ; de sorte que les rênes étaient complètement tenues par tous les adextreurs qui s’avançaient à pied.

Nul autre n’était à cheval à l’entour, excepté celui qui portait l’épée devant tous les adextreurs ; et après lui venait celui qui portait les armes ; et chacun d’eux était accompagné de deux nobles, ainsi que vous l’avez déjà vu.

Derrière les armes du seigneur roi venaient les riches hommes à cheval, tous dans le plus élégant arroi ; lesquels riches hommes étaient ceux que le roi avait armés chevaliers nouveaux.

Ainsi témoignant une heureuse satisfaction, Sa Royale Majesté, ointe, sacrée et bénie de Dieu et de toutes choses, au milieu des témoignages de la joie la plus vive, comme vous l’avez déjà vu, s’en revint à l’Aljaferia ; et certes l’heure de nonne était bien passée avant qu’il y fût arrivé. Et toujours adextré de la même manière et à cheval, il entra dans le palais, il descendit avec la couronne en tête, le globe dans la main droite, le sceptre dans la main gauche, et monta ainsi à sa chambre.

Après un assez long intervalle, il sortit de la chambre ayant sur la tête une couronne plus petite, car l’autre pesait énormément ; toutefois elle n’était pas tellement petite qu’elle n’eût plus d’un demi pan de hauteur ; et elle était si riche et si belle qu’on l’estimait bien certainement vingt-cinq mille livres.

Je veux que vous sachiez que, lorsque le seigneur roi l’ut remonté sur son cheval et sortit de Saint Sauveur, on estimait bien ce qu’il portait sur lui ou le harnais du cheval à cinquante mille livres de Barcelone.

Ainsi donc, comme je vous l’ai dit, le seigneur roi, avec une autre couronne plus petite sur la tête, et le globe et le sceptre en main, vint s’asseoir pour manger. On lui avait préparé à sa droite à table un siège d’or sur lequel il plaça le globe, et à sa gauche un autre siège d’or où il plaça le sceptre tout droit. Et à sa table, qui avait bien dix-huit pans de long, s’assirent, à une petite distance de lui, à droite, son frère le seigneur infant En Pierre et monseigneur En Jean son autre frère, archevêque de Tolède. Et de l’autre côté, un peu plus loin du siège royal, le seigneur archevêque de Saragosse, et l’archevêque d’Arborée après l’archevêque de Saragosse.

A une autre table s’assirent les évoques ; à une autre les abbés et prieurs ; et puis de l’autre côté, à droite, s’assirent tous les riches hommes qui avaient été armés chevaliers ce jour-là ; puis s’assirent tous les chevaliers qui avaient été faits chevaliers nouveaux.

Et le seigneur roi était assis sur un siège si élevé, et tellement plus haut que tous les autres, que tout le monde pouvait le voir.

Après quoi, nous autres notables citoyens, nous fûmes tous arrangés pour nous asseoir ensemble, et tous en fort bon ordre ; car nous eûmes chacun les places qui nous revenaient de droit ; et à chacun on assigna des serviteurs nobles, chevaliers et fils de chevaliers, pour les servir, ainsi qu’il appartenait à chacun selon son rang et selon qu’il convenait à la solennité de la fête ; et tous furent très honorablement traités et servis ; et ce fut une vraie merveille, car il y avait tant et tant de gens que personne ne saurait le croire sans y avoir été présent.

Après vous avoir dit comment en général tous furent servis, je vais vous dire spécialement comment fut servi le seigneur roi.

Il est certain que le seigneur infant En Pierre voulut, ce bienheureux jour de Pâques, faire les fonctions de majordome, et c’est lui qui de sa personne arrangea toute l’affaire de la manière dont je vous l’ai fait connaître. Lui-même et le seigneur infant En R. Bérenger présentèrent l’eau pour les mains audit, seigneur roi. Il fut ordonné que le seigneur infant En R. Bérenger présenterait la coupe au seigneur roi, et que douze nobles serviraient avec lui à la table du seigneur roi.

Pendant le service, le seigneur infant En Pierre, avec deux nobles, tous trois se tenant main à main, et lui au milieu d’eux, vint premièrement en chantant une ronde[94] nouvelle qu’il avait composée, et tous ceux qui apportaient les mets lui répondaient. Et quand il fut arrivé ainsi à la table du seigneur roi, il prit le plat, fit la révérence, et le posa devant le seigneur roi ; puis il en fit autant du tailloir.[95] Et quand il eut servi le premier mets au roi et eut terminé sa ronde, il quitta son manteau et sa cotte de drap d’or à fourrure d’hermine, et ornée de beaucoup de perles, et les donna à un jongleur ; et aussitôt on lui apporta d’autres riches vêtements qu’il mit sur lui ; et il fit la même cérémonie à tous les mets qu’il présenta. De sorte qu’à chaque mets qu’il apportait, il chantait une ronde nouvelle qu’il avait lui-même composée, et il donnait les vêtements qu’il portait, et qui étaient tous fort beaux.

On apporta bien dix sortes de mets ; et chaque fois qu’il avait placé un mets devant le seigneur roi et fait sa révérence, les nobles, les chevaliers et autres serviteurs posaient sur les autres tables tant et tant de mets que personne n’aurait pu faire mieux.

CHAPITRE CCXCVIII

Comment, après que le seigneur roi En Alphonse eut reçu la couronne du royaume, on lui prépara un riche siège, où il s’assît avec ses riches hommes et chevaliers, et comment En Romaset et En Comi, jongleurs, chantèrent devant lui.

Et quand le seigneur roi et tous les autres eurent pris leur repas dans le palais royal, il fut fait un siège très riche et très noble, où se placèrent le roi et les archevêques avec lui, dans le même ordre où ils avaient été assis à table. Et le seigneur roi, la couronne sur la tête, le globe dans la main droite et le sceptre dans la main gauche, ainsi qu’il avait été assis à table, se leva de table et vint s’asseoir sur ledit siège, dans ledit palais ; et à ses pieds, tout à l’entour, s’assirent les nobles, les chevaliers et nous autres notables citoyens.

Et lorsque nous fûmes tous assis, En Romaset,[96] jongleur, chanta à haute voix devant le seigneur roi nouveau une nouvelle sirvante que le seigneur infant En Pierre avait composée en l’honneur dudit seigneur roi ; et le sens de ladite sirvante était tel : ledit seigneur infant expliquait dans cette pièce ce que signifiaient la couronne, le globe et le sceptre ; et, d’après ladite signification, il disait ce, que le roi devait faire. Et afin que vous le sachiez, je vais vous le dire en somme : si vous voulez le savoir plus clairement, recourez à ladite sirvante, et là vous le comprendrez bien mieux.

Voici le sens de la couronne. La couronne étant toute ronde, et le rond n’ayant ni commencement ni fin, cela signifie Notre Seigneur, vrai Dieu tout-puissant, qui n’a point ou de commencement et n’aura point de fin. Et parce que cette couronne signifie Dieu tout-puissant, on la lui a placée sur la tête, et non au milieu du corps ni aux pieds, mais bien sur la tête, siège de l’intelligence. Et parce qu’on la lui a placée sur la tête, il doit toujours se souvenir de Dieu tout-puissant ; et puisse-t-il, avec cette couronne qu’il a prise, gagner la couronne de la gloire céleste, dont le royaume est éternel !

Le sceptre signifie la justice qu’il doit exercer envers tous. Et comme le sceptre est une verge longue et tendue, et frappe et châtie, ainsi la justice châtie, afin que les méchants ne fassent pas le mal et que les bons deviennent encore meilleurs.

Le globe signifie que, comme il tient le globe en sa main, il tient aussi en main ses royaumes et son pouvoir ; et puisque Dieu les lui a confiés, il faut qu’il les protège et les gouverne et les régisse avec vérité, justice et clémence, et qu’il ne souffre point que qui que ce soit, ni par soi, ni par autrui, leur cause du dommage.

Le roi entendit bien ladite sirvante, et en comprit bien le sens, et, s’il plaît à Dieu, il le mettra en œuvre de telle manière que chacun en sera satisfait. Que Dieu lui lasse la grâce d’en agir ainsi !

Et quand ledit En Romaset eut dit cette sirvante, En Comi[97] chanta une chanson nouvelle, qu’avait faite aussi ledit seigneur infant En Pierre ; et il la lui avait donnée à chanter parce qu’En Comi était l’homme de Catalogne qui chantait le mieux.

Quand En Comi l’eut chantée, il se tut ; et En Novellet,[98] jongleur, se leva et récita[99] sept cents vers rimés que ledit seigneur infant En Pierre avait composés tout nouvellement. Et cette tenson était relative l’ordre que le seigneur roi doit suivre dans l’établissement de la cour et de tous ses officiers, aussi bien à sa cour que dans toutes ses provinces. Et le seigneur roi entendit bien tout cela ; car il est le seigneur le plus habile qui soit au monde, et, s’il plaît à Dieu, il le mettra à exécution.

Tout cela chanté ou dit, la nuit était arrivée. Et ainsi royalement, la couronne en tête, le globe à la main droite et le sceptre à la main gauche, le seigneur roi monta en sa chambre pour se reposer ; et il en avait grand besoin ; et nous nous retirâmes, nous, chacun chez nous. Toute la cité était en joie, ainsi que je vous l’ai dit.

On peut bien dire que jamais ne fut tenue cour si royale, si belle, si joyeuse et si pompeuse. Veuille Notre Seigneur vrai Dieu laisser régner le seigneur roi d’Aragon durant longues années à son service, pour le bien de son âme et la gloire et l’agrandissement de tous ses royaumes et de toute la chrétienté ! Amen.

Ainsi vous pouvez voir comment ledit seigneur roi a voulu imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, qui, en cette bienheureuse fête de Pâques, réconforta, par sa résurrection, la vierge madame sainte Marie, ses saints et bienheureux apôtres et évangélistes, et ses autres disciples, qui étaient auparavant tristes et affligés à cause de sa passion ; de même aussi les sujets du seigneur roi d’Aragon étaient tous tristes et affligés de la mort du bon seigneur roi En Jacques, son père, et lui, dans ce saint et bienheureux jour de Pâques, il les a tous réjouis et réconfortés, de telle sorte que, s’il plaît à Dieu, nous en serons tous joyeux et satisfaits aussi longtemps que nous aurons à vivre de la vie de ce monde. Amen.

LOUÉ SOIT DIEU !

FIN DE LA CHRONIQUE DE RAMON MUNTANER.

 

 

 



[1] Apres l’expulsion définitive des Sarrasins de l’île de Sardaigne par les forces réunies des Pisans et des Génois, en 1050, les Pisans qui avaient autrefois possédé dans cette île des établissements considérables, rentrèrent en possession de leur conquête, et récompensèrent les Génois de l’assistance qu’ils en avaient reçue par d’importantes concessions à Algliero et au Cap septentrional, mais sous la suzeraineté de la commune de Pise. A mesure que s’éloignait cette époque de la grandeur pisane, l’influence de Pise s’en allait faiblissant en même temps que grandissait la prépondérance des Génois, et la Sardaigne fut souvent leur champ de bataille. Au moment de la conquête de 1050, lise, après avoir distribue les fiefs à ses alliés, avait divisé l’Ile en quatre petites souverainetés connues sous le nom de judicatures : celles de Cagliari, de Gallura, d’Arborée ou Oristano et de Torrès ou Logaduro, confiées aux chefs des principales familles pisanes, envoyés d’abord comme gouverneurs, mais qui rendirent promptement la dignité de juge héréditaire dans leur famille. Peu à peu ces judicatures s’étaient affranchies de toute reconnaissance de suzeraineté envers Pise, occupée tout entière de ses luttes de terre et de mer avec Gênes. La victoire de Molara, remportée par les Génois sur mer, le 6 août 1284, acheva la ruine des Pisans ; et en même temps qu’ils perdirent, avec leur confiance en eux-mêmes, tous les établissements disséminés sur les mers. Ils furent réduits dans l’île de Sardaigne à la seule judicature de Cagliari.

Le comte Ugolino della Gherardesca, dit M. Mimaut, nommé dictateur sous le titre de capitaine général, après la défaite de Molara, offrit même de leur céder le château de Castro qui domine Cagliari, pour la rançon de leurs onze mille prisonniers ; mais un mouvement digne des plus beaux temps de l’antiquité, sauva ce débris de la puissance pisane. Les prisonniers pisans turent indignés d’apprendre à Gênes la négociation dont ils étaient l’objet. Ils obtinrent de leurs vainqueurs la permission d’envoyer des commissaires à Pise pour y manifester leurs sentiments. Introduits dans le conseil, les envoyés déclarèrent : que les prisonniers ne consentiraient jamais à une capitulation aussi honteuse ; qu’ils aimaient mieux mourir dans la captivité que de souffrir qu’on abandonnât lâchement une forteresse bâtie par leurs ancêtres et défendue au prix de tant de sang et de travaux ; que si les conseils de la république étaient capables de persévérer dans une résolution aussi insensée, aussi criminelle, les prisonniers ne voulaient pas leur cacher qu’à peine rendus à la liberté, ils tourneraient leurs armes contre des magistrats ou pusillanimes ou traîtres, et qu’ils les puniraient d’avoir sacrifié la patrie et l’honneur à de vaines et éphémères jouissances. »

A côté de cette province pisane avait grandi la judicature d’Arborée, devenue complètement indépendante et presque en même temps Boniface VIII, en vertu du droit exercé par les papes de conférer à leur gré l’investiture de la Sardaigne, conféra, par les clauses de la paix de 1297 et en échange de la Sicile (voyez p. 394), cette investiture à Jacques II d’Aragon, et Jacques ajouta en effet à ses titres celui de roi de Sardaigne et de Corse. Jacques II ne put alors faire valoir ses droits et remit la prise de possession effective à un moment plus favorable. Benoît IX renouvela en 1304 cette même donation en faveur de Jacques, mais sans plus d’effet. Sous Clément V, la même investiture fut renouvelée en 1306, et dès l’année suivante 1507, une flotte aragonaise fut enfin dirigée sur la Sardaigne, mais sans aucun succès. Enfin une occasion se présenta pour le roi d’Aragon de se jeter en Sardaigne avec de meilleures chances, appuyé qu’il allait être par des auxiliaires de l’intérieur de l’île. Mariano III, juge d’Arborée, étant mort sans enfants légitimes, en 1321, son fils naturel, Hugues, s’empara de l’autorité. Les pisans croyant le moment favorable pour reprendre leur prépondérance sur le judicat d’Arborée, se prononcèrent contre les prétentions de Hugues, et se disposèrent à l’attaquer. Ce fut dans ces circonstances qu’Hugues s’adressa au roi d’Aragon.

Cette longue note était une avant-scène nécessaire du récit de Muntaner. Les notions sur la Sardaigne sont fort peu répandues et les ouvrages dans lesquels on peut trouver des notions exactes ne sont pas fort nombreux, je puise mes renseignements dans un utile et consciencieux ouvrage, l’Histoire de la Sardaigne, par M. Mimaut.

« Hugues III, dit M. Mimaut, irrité de la conduite des Pisans à son égard, résolut d’en tirer vengeance. Le nouveau droit acquis au souverain d’Aragon sur l’île de Sardaigne par la concession du pape, lui en offrit l’occasion et les moyens. Il travailla secrètement et avec la persévérance de la haine à former une conspiration qui avait pour but de les expulser et de faire entrer dans la ligue les Malaspina, seigneurs de Bosa, les Doria, seigneurs d’Alghero, et les grandes familles génoises possessionnées dans le nord de l’île. Plusieurs messagers des conjurés avertirent le roi d’Aragon, à qui d’autres soins avaient ôté les moyens et peut-être la pensée de se prévaloir de sa bulle d’investiture depuis plus de vingt-cinq ans qu’elle lui avait été accordée, que, s’il voulait se présenter avec des forces suffisantes, il serait reçu à bras ouverts et qu’Userait puissamment secondé. Jacques II, fort aise de pouvoir se dédommager par l’acquisition de la Sardaigne de la perte de la Sicile, à laquelle il avait fallu se résigner, ne négligea pas cet avis officieux, et jugea que le moment d’agir était venu. Après avoir renouvelé sa prestation de foi et hommage au pape Jean XXII récemment élu, il assembla les cortès à Gironne, et y fit proposer et décréter les moyens d’exécution d’une grande expédition en Sardaigne Le prince royal, l’infant Alphonse, chargé de diriger les opérations, partit des côtes de Catalogne, accompagné de sa femme Thérèse d’Entenza (héritière du comté d’Urgel) et suivi de la fleur de la noblesse et des plus braves guerriers de l’Aragon, de Valence et de la Catalogne. Le juge d’Arborée, pour mieux tromper les Pisans et les faire tomber plus facilement dans le piège que sa perfidie leur avait tendu, les prévint de la découverte qu’il avait faite, en sa qualité de leur ami le plus dévoué, du but des préparatifs d’Alphonse, et se faisant à leurs yeux un mérite de sa surveillance et de sa fidélité, il demanda à la république des secours qu’elle s’empressa de lui expédier. Il dissémina les hommes qu’on lui avait envoyés dans ses divers forts et châteaux, et au moment où il reçut la nouvelle de l’approche d’Alphonse, il fit impitoyablement égorger tous les Pisans, soldats, marchands ou voyageurs, qui se trouvaient dans ses états. La flotte aragonaise, qui avait appareillé le 30 mai 1323, des côtes de Catalogne, mouilla le 13 juin suivant au cap San Marco, en face d’Oristano. Elle se composait de soixante-trois galères armées en guerre, de vingt-quatre palandres et de deux cents bâtiments de transport. Elle portait à bord plus de vingt-cinq mille hommes d’infanterie et plus de trois mille de cavalerie ce qui était pour cette époque une armée formidable. »

[2] En Comi était un jongleur de la connaissance de Muntaner et dont il parle dans son dernier chapitre. Les jongleurs portaient toujours un surnom caractéristique de leurs habitudes littéraires.

[3] Ce sont 12 strophes composées chacune de vingt vers de douze syllabes monorimes. Quelques-unes des strophes ont été laissées incomplètes parle premier imprimeur. Le désordre introduit par ces lacunes, réuni aux fautes commises par les imprimeurs, ajoute encore à l’obscurité du texte. On ne peut marcher qu’en tâtonnant dans une interprétation semblable. Craignant que le sens ne m’eût souvent échappé, j’ai prié un de mes amis de soumettre ma traduction de ces vers à M. Tastu, qui a bien voulu les revoir sur le texte catalan et y faire diverses corrections. Les vers que je n’avais pu comprendre et dont M. Tastu a donné la traduction, sont imprimés en italiques.

[4] Il manque ici un vers dont le sens, selon M. Tastu, doit être, dépréciera.

[5] Allusion aux quatre pals d’Aragon.

[6] on appelait en général ainsi dans le vieux français celui qui était chargé du tiers d’une besogne. Ici Muntaner applique particulièrement le nom de trezol ou tiercier aux troisièmes rameurs surnuméraires chargés de remplacer les rameurs fatigués, et transformés dans l’intervalle en arbalétriers. Il désapprouve ce genre d’arbalétriers.

[7] Les sagittaires étaient des bâtiments construits pour une marche rapide.

Tous ces noms passaient d’une Langue à une autre presque sans mutation. On les retrouve employés par Muntaner en langue catalane dans cette Chronique qui donne des renseignements si curieux et si exacts pour l’étal de la marine au treizième et au commencement du quatorzième siècle.

Ceux qui voudront poursuivre ces recherches au-delà de l’année 1328, où Muntaner a cessé d’écrire, doivent étudier avec soin l’amusante chronique du comte Pero Sino, écrite par son porte-étendard Gutierre Diez de Cames qui l’a suivi dans toutes ses expéditions sur terre et sur mer. Si la traduction de la seconde partie était faite par un homme familiarisé à la fois avec les opérations maritimes du quatorzième et du quinzième siècle et avec celles de notre siècle, aucun ouvrage ne serait plus propre a jeter un grand jour sur ce point important. Voici les différents mots que j’y ai trouvés pour désigner les bâtiments de toute espèce.

Galera. — Galeota. — Galeaza. — Nave. — Kavio. —Nao. — Leno. — Coca. — Drca. — Caravo. — Carraca. — Fusta. — Dallener. —Bergantin. — Cbarrua. — Chalupa. — Copano. — Baiel. —Barco. —Barca. —Barquela. —Zabra.

[8] Les panquets sont, selon M. Tastu, de grands canots à rame et à voile. Serait-ce ici le même mot que nos palanques ?

[9] Selon M. Tastu ce vers signifierait : Celui qui doit agir ne doit pas s’endormir.

[10] Chefs des almogavares.

[11] Les tapieurs étaient les ouvriers chargés de taire des tapies ou tapiées. On appelait ainsi, dans notre vieille langue, des murailles très épaisses formées de terre tapée et dont chacun des deux côtés était retenu par une couche de plâtre. Il existe encore quelques-unes de ces vieilles murailles dans nos anciennes villes ; elles sont plus multipliées dans plusieurs parties de l’Espagne. Les murailles en pierre et en chaux s’appelaient parois, par opposition aux tapiées.

[12] Petite île entre Oristano et Cagliari sur la côte occidentale de la Sardaigne.

[13] Cette strophe n’a que 19 vers.

[14] Je ne comprends pas bien ce vers.

[15] Je doute du sens de ce vers et du précédent.

[16] Je ne comprends pas bien ces trois derniers vers et les notes de M. Tastu ne me fournissent aucune explication.

[17] Le 30 mal 1325.

[18] Sur la côte occidentale de Sardaigne.

[19] Hugues III, de la maison Serra.

[20] Ils lui avaient envoyé leur soumission avant son départ de Port Fangos, et il leur avait concédé le 7 mai 1323 une extension de leurs libertés.

[21] Ils étaient venus sur trois vaisseaux ab tres quoques (ch. de Pierre IV, fol. cv verso) et avaient pris position à Quarto.

[22] De la horta, j’ai plusieurs fois expliqué ce mot.

[23] Iglesias capitula le 7 février 1234, après un siège de huit mois, pendant lequel les fièvres pestilentielles, ordinaires dans ce lieu marécageux et rendues plus actives par la réunion d’un grand nombre de troupes sur le même lieu, avaient moissonné une bonne partie de l’armée.

[24] A un quart de lieue de Cagliari au sud-est, sur le golfe de Cagliari. Je renvoie à la grande carte de la Sardaigne en deux feuilles que fait graver en ce moment M. le ch. de la Marmora, qui a bien voulu me la communiquer.

[25] Les pisans réduits en Sardaigne à la possession de la province de Cagliari, pour ne pas s’exposer à la voir usurpée par un chef unique, l’avaient divisée en trois parties qu’ils avaient données aux trois chefs de familles illustres de Pise qui leur avaient montré le plus de fidélité et de dévouement : le comte de Donartico, de la maison de la Guerardesoa (maison rendue si célèbre sous la plume de Dante par le récit d’Ugolino de la Gherardesca), Guillaume, marquis de Massa et comte de Capra, et Chiano de Visconti. « A la nouvelle du débarquement d’Alphonse (dit M. Mimant), les Pisans armèrent à la hâle trente-deux galères qu’ils envoyèrent dans le golfe de Cagliari ; mais ce golfe était alors occupé par une flotte catalane supérieure en forces. L’amiral pisan s’estima fort heureux d’éviter le combat et d’effectuer sa retraite après avoir débarqué Manfredi della Gherardesca avec trois cents hommes de cavalerie allemande et quelque peu d’infanterie qui se jetèrent dans Iglesias (p. 178). » C’est ce même Manfredi, comte de Donartico, que Muntaner appelle le comte de Ner.

[26] Un peu avant la prise d’Iglesias, Manfredi en était sorti pour aller chercher de nouveaux secours à Pise, et reparut le 23 février 1524 dans le golfe de Cagliari avec une flotte de cinquante-deux bâtiments qui portait environ deux mille cinq cents hommes. Il débarqua sans opposition à la pointe de l’étang de Cagliari vers la Maddalena, et y fit sa jonction avec les troupes et les milices restées fidèles aux Pisans, qui lui amenèrent en outre quelques forts détachements de cavalerie sarde.

[27] De l’autre côté de l’étang de Cagliari, vers la Maddalena.

[28] Servent, varlet, mot qui s’appliquait aux troupes de pied.

[29] Dans le golfe de Teulada ; il y a trois autres îles de ce nom sur les côtes de Sardaigne.

[30] Sorte de bastide construite à bord des bâtiments.

[31] Castro, construit par les Pisans sur la hauteur qui domine Cagliari.

[32] Le texte semble faire un nom propre de Tudesch, mot tiré de l’italien tedesco, allemand.

[33] « Alphonse, dit M. Mimaut, informé de la marche des Pisans (le long de l’étang de Cagliari jusqu’à Decimo), quitta les retranchements qu’il avait fait Taire, au lieu où est maintenant l’église de Sainte, et vint au-devant d’eux. Les deux armées se rencontrèrent le 28 février dans un lieu que Zurita appelle Lutocisterna et qui n’existe plus sous ce non. (M. Mimaut croit que c’est Bao-Terra à la pointe de l’étang du Cagliari entre Masu et Assemini.) On se battit longtemps avec un courage égal et avec un extrême acharnement. Les avantages furent d’abord balancés, mais la supériorité du nombre finit par prévaloir et les Aragonais remportèrent une victoire complète. Les Pisans mis en fuite se rembarquèrent en désordre, et un grand nombre se noyèrent dans les marais fangeux qui environnaient le champ de bataille. Le chef de l’expédition, Manfredi della Gherardesca (comte de Donartico), quoique blessé, parvint avec cinq cents soldats environ à entrer dans Castro (le château de Cagliari) ; le reste de son armée fut détruit ; les bâtiments de transport qui accompagnaient sa Doue tombèrent au pouvoir des Aragonais. On avait fait de part et d’autre des prodiges de valeur ; l’infant lui-même, qui avait été constamment à la tête des siens et avait eu un cheval tué sous lui, fut un moment complètement cerné et en danger d’être fait prisonnier ; mais il fut secouru à temps et reprit l’étendard royal qui lui avait été enlevé. » Pierre, dans sa ch. fol. cix, dit que le combat eut lieu en la travessa del cami qui va de Decimo a Caller, eu lo camp qui es dit Lu-Cisterna.

[34] L’étang salé de Cagliari.

[35] C’est probablement l’île appelée Ische-e-ois ou île des bœufs, sorte de delta du fleuve Sixerri, au nord-ouest de l’étang de Cagliari.

[36] « Les assiégés de Cagliari, perdant tout espoir d’être secourus (après la mort de Manfredi) et séduits d’ailleurs par les promesses que leur fit l’infant, prirent le parti de se rendre par capitulation. »

[37] « Alphonse, après la victoire de Luto-Cisterna, retourna sous les murs de Cagliari et en recommença le siège avec vigueur. Manfredi, a peine guéri de ses blessures, dirigea la défense de la place. Il tenta, pour faire une sortie, une diversion sur les assiégeants. Il surprit leur camp et y jeta le désordre ; mais bientôt les Aragonais victorieux l’environnèrent de toutes parts, et de cinq cent hommes qu’il commandait, trois cents restèrent sur le champ de bataille. Atteint d’une blessure mortelle, ce brave et malheureux capitaine ramena dans Castro le reste de ses soldats, au milieu desquels il expira quelques jours après. »

[38] Coiffe qu’on mettait sous la salade de fer.

[39] Ces mots ne peuvent se traduire que par des équivalents ; le dernier est un droit dont le seigneur se réservait lie faire apporter le paiement par le vassal en personne et non par délégué.

[40] « Le traité de paix portait : que la république de Pise, faisant abandon de l’île entière au roi d’Aragon, conserverait la ville de Cagliari, son château (Castro), ses faubourgs et son port, comme fief de la couronne d’Aragon, et que tous les Pisans dont les propriétés, de quelque nature qu’elles fussent, seraient scrupuleusement respectées, seraient considérés et traités, dans toutes les parties de l’île indistinctement, comme sujets aragonais. Ce traité est du mois de juillet 1334. »

[41] Orta, terrain planté en jardins et servant de potager et de verger, par opposition a jardi qui est un jardin pour les fleurs.

[42] Muntaner dit els pulis de Caller et à la fin du chapitre clxxxvi tots los polins de Caller ; je pense que par ce mot de polins il désigne tes habitants d’un quartier de Cagliari appelé la Pola, comme on le verra plus loin, chapitre cclxxxvii. Ce quartier de la Pola, qui a pris plus tard le nom de quartier de la Marine qu’il porte en ce moment, est encore aujourd’hui le quartier marchand. Il s’y trouve une rue appelée rue de Barcelone qui est la rue marchande par excellence. Castro ou le quartier de la citadelle de Cagliari, était surtout habité alors par les militaires et les hommes puissants ; c’était comme qui dirait le quartier de la cour, tandis que c’était dans le quartier de la Pola que les marchands et toute la classe moyenne, les bourgeois en un mot, avaient établi leur résidence.

[43] Aussitôt après la malheureuse bataille de Malora (1284) les forces des Pisans avaient décliné en Corse comme en Sardaigne, et la Corse avait été donnée par Boniface VIII, en 1297, à Jacques II en même temps que la Sardaigne. Ainsi il y eut trois seigneuries réelles en Corse ; celle du roi d’Aragon, celle des Pisans et celle des Génois. Dans l’année 1300, d’après les conditions d’une trêve de vingt-cinq ans qui terminait treize ans de guerre, Pise céda à Gênes tout ce qu’elle possédait en Corse. Voyez, pour la concession de la Corse par Boniface VIII, la bulle confirmative de cette concession commençant par Ad honorent Dei omnipotentis.

[44] Le fort et la ville prirent le nom d’Aragonetta. Pierre IV, dans sa chronique catalane, raconte d’une manière fort détaillée et fort exacte cette expédition de l’infant Alphonse son père en Sardaigne ; et c’est par le récit de cette campagne et par celui du couronnement de son père qu’il prélude à l’exposé des événements de son propre règne.

[45] Philippe, frère aîné du roi Sanche de Majorque, avait renoncé au trône pour embrasser l’état ecclésiastique, et il mourut cardinal et évêque de Tournai.

[46] Dans le Capcir.

[47] Il était né en avril 1315 et au moment où Muntaner écrit (en 1325) il avait dix ans.

[48] En 1325.

[49] Filets pour prendre le thon. Il y avait et il y a encore en Sicile de forts grands établissements consacrés à cette pêche.

[50] Pierre, son fils aîné, né en 1305 avait été associé, au trône par son père en 1321.

[51] Charles, duc de Calabre.

[52] Muntaner, dit Creslia, mais il me paraît évident qu’il a été trompé par la similitude du sens ; la situation des lieux indique que ce ne peut être que Cattolica.

[53] Je ne puis trouver de ce côté aucun nom qui réponde à celui-ci. Peut-être a-t-il voulu parler de Calata-Girone qui se trouve placée assez près entre Terra-Nova et Scicli.

[54] Je ne puis trouver ce lieu sur les cartes.

[55] Charles, duc de Calabre.

[56] C’est la troisième fable du premier livre de la traduction catalane ancienne des fables d’Esope, Cette traduction catalane a été plusieurs fois imprimée.

[57] Fers placés aux jambes, comme menottes sont les fers placés aux mains.

[58] Alphonse profita des avantages de sa situation pour faire de son ancien camp retranché de Sainte une place forte qui prit le nom d’Aragonetta, et qui, placée à l’entrée du port de Cagliari, le dominait tellement que les vaisseaux, les vivres et les marchandises ne pouvaient plus y parvenir que sous le bon plaisir des Aragonais.

[59] Probablement l’embouchure du fleuve de Bosa, à une journée d’Oristano, qui était la résidence habituelle du juge d’Arborée.

[60] Lendemain de Noël.

[61] Chevauchée royale et bataille royale étalent celles où le roi se trouvait en personne, et, par extension, celles où les soldats étaient traités comme dans les chevauchées royales et recevaient leur butin sans qu’aucun droit fût prélevé.

[62] Ce combat eut lieu le 29 décembre 1325.

[63] Zurita (Ann. d’Aragon) raconte que Péralta se défendit pendant plus de huit heures contre dix-sept galères, repoussa huit fois l’abordage, et qu’après en avoir démâté trois, coulé une à fond, et leur avoir tué deux cents hommes, il rentra triomphalement au port, n’ayant perdu qu’un seul homme avec 40 blessés.

[64] La Vila, le faubourg qui suivait la cité.

[65] Le texte dit Polins.

[66] J’ai dit que la Pola était le quartier marchand ou bourgeois de Cagliari, aujourd’hui quartier de la marine, comme Castro ou le quartier de la citadelle était le quartier militaire ou de la cour.

[67] Cagliari s’élève en amphithéâtre, depuis le quartier de la Pola ou de la marine qui borde le port jusqu’au sommet d’une haute colline où est placé le quartier de la citadelle ou Castro, couronné par des ouvrages de fortification et des tours ; il y a de plus deux autres quartiers qui sont regardés comme ses faubourgs, Ville Neuve et Stampace.

[68] Paredar, faire une paroi, en opposition à tapiar, faire une tapiée. J’ai déjà indiqué que la paroi était construite de pierres et de chaux, et la lapide de terre serrée entre deux couches de plâtre qui la retenaient en se séchant.

[69] Le couvent de Notre Dame de Sainte appartient aujourd’hui à l’ordre de la Merci.

[70] Le sort de Jacques II de Majorque ne fut pas aussi heureux que le désirait Muntaner. Pierre II, dit le Cérémonieux, fils d’Alphonse d’Aragon, s’empara de Majorque en 1343, et réunit, en 1344, par un acte solennel le royaume de Majorque, y compris Minorque, Ibiza, le Roussillon, la Cerdagne, le Confient et toutes les autres possessions de Jacques II sur le territoire espagnol, à la couronne d’Aragon. En 1340, pour obtenir aide du roi de France, Jacques lui vendit pour 120.000 écus d’or les seuls domaines qui lui restaient : la seigneurie réelle de Montpellier et de La tes dont le roi de France possédait déjà la seigneurie directe. Après de longs revers soutenus avec courage, Jacques II mourut couvert de blessures, dans une bataille qu’il livra dans l’île de Majorque, le 23 octobre 1349.

[71] Il était alors trésorier de l’église Saint-Martin de Tours.

[72] Ce traité, par lequel la république de Pise cédait au roi d’Aragon tout droit sur la Sardaigne après trois cent soixante seize ans de possession, est du mois de mai 1320.

[73] Troupes à pied.

[74] Sud-ouest.

[75] Blanche était fille du roi de Naples Charles II, le Boiteux et de Marie de Hongrie.

[76] Le 22 décembre 1319, Jacques, fils aîné de Jacques II d’Aragon, entra dans l’ordre du Temple, puis dans celui de Muntesa et y mourut en 1333.

[77] La baronnie d’Entença et celle d’Alcaleya.

[78] Elle mourut à Saragosse, le 28 octobre 1327, cinq jours avant son beau-père le roi Jacques II, en accouchant d’un fils nommé don Sanche, qui mourut lui-même quelques jours après.

[79] L’infant Jean, archevêque de Tolède, puis de Tarragone, puis patriarche d’Alexandrie, meurt à Tarragone, le 19 août 1344.

[80] L’infant pierre épousa, en 1347, Blanche, fille de Philippe, prince de Tarente. Cette famille est toute littéraire. Son bisaïeul pierre II, tué à Muret en 1213, compte parmi les troubadours célèbres ; son aïeul Jacques Ier écrivit l’histoire de son règne ; son grand-père Pierre III composa une pièce de vers sur l’expédition des Français en 1285 ; son neveu, Pierre le Cérémonieux fut poète et chroniqueur ; et enfin son petit-neveu Jean Ier, fonda l’académie du Gay saber à Barcelone. L’infant Pierre, comte de Ribagorça et d’Ampurias a, comme tant d’autres membres de sa famille, laissé un nom dans l’histoire des lettres. On verra plus loin que Muntaner mentionne de lui une sirvente allégorique sur l’art de régner, des chansons et une tenson en sept cents vers.

[81] Il épousa à Valence, en janvier 1358 dona Maria Alvarez Excerica.

[82] Dona Maria.

[83] ce mariage, eut lieu en 1317. D. Pedro son mari étant mort en 1319, elle se retira au monastère de Sixena, ne laissant qu’une fille.

[84] Dona Constance épousa en 1311 l’infant D. Jean Manuel, fils de l’infant D. Manuel de Castille.

[85] Isabelle fut mariée encore enfant à Frédéric III, duc d’Autriche et de Styrie. Ce mariage ne s’effectua qu’en 1313.

[86] Elle s’appelait Blanche, comme sa mère.

[87] Cette cinquième fille fut mariée en 1337 seulement avec Philippe, despote de Romanie, fils aîné de Philippe, prince de Tarente. A la mort de Philippe elle se remaria, en 1339, à Lope de Lima, seigneur de ségorbe.

[88] Espèce de flûte arabe.

[89] Il était d’usage de faire des dons de terres aux chevaliers qu’on armait.

[90] Camp tapiat, champ formé avec un mur de tapiée, c’est-à-dire de terre retenue entre deux couches de plâtre.

[91] Piqueurs.

[92] Pierre IV d’Aragon, ou III de Barcelone, surnommé le Cérémonieux. Il était alors âgé de neuf ans ainsi que son oncle, pierre, comte de Ribagorça et d’Ampurias. Pierre IV, roi d’Aragon, fut un des célèbres troubadours de son temps. Son ordonnance sur l’étiquette de sa cour et le cérémonial à suivre dans le couronnement des rois d’Aragon lui fit donner le surnom de Cérémonieux. On n’a conservé qu’un petit nombre de ses poésies. Outre son ordonnance sur l’étiquette, pierre IV a rendu trois ordonnances célèbres dans l’histoire. La première constitue la première fondation d’archives diplomatiques, en remontant aux rois ses prédécesseurs. Par la seconde, rendue à Perpignan, le 15 décembre 1330, il prescrit d’adopter dorénavant pour les dates du mois et de l’année l’ère de la naissance de Jésus-Christ. La troisième enfin, est relative à l’ordre de chevalerie de Saint-Georges, et en général à la manière d’armer un chevalier. A l’exemple de son bisaïeul, Jacques le Conquérant, qui écrivit le récit des faits publics de son règne, pierre a écrit l’histoire de son règne. Sa Chronique, qui commence par un récit détaillé de l’expédition de Sardaigne, entreprise par son père, l’infant En Alphonse, en 1325 et du couronnement de ce même infant en 1328 à Saragosse, contient en six livres toute l’histoire de son propre règne jusqu’eh 1330, est insérée dans la Chronique d’Espagne de Carbonell.

[93] On recommence le Samedi Saint, veille de Pâques, à chanter l’Alléluia à midi, en faisant l’eau bénite pour toute l’année. Les cloches, dont le son a été suspendu après le Jeudi Saint à midi recommencent en même temps à se faire entendre.

[94] Una dança, un air de danse. Il ne faut pas confondre l’infant Pierre, comte de Ribagorça et d’Ampurias, et frère d’Alphonse, avec le fils du même Alphonse nommé Pierre IV, qui fut poète aussi, et mérita le surnom de Pierre le Cérémonieux. Il paraît que l’oncle n’était pas moins partisan que le neveu du cérémonial de cour.

[95] Sorte d’assiette sur laquelle on taillait les mets. Ce mot se prend aussi dans le sens de tranchoir.

[96] Celui qui romance ; chacun des jongleurs recevait un nom suivant le genre de ses compositions.

[97] Le même dont Muntaner a déjà parlé et qu’il fit porteur de son sermon en vers.

[98] Chaque jongleur était, comme je viens de le dire, surnommé suivant ses occupations littéraires.

[99] Dix en parlant, dit en parlant, à la différence des au très qui avaient dit en chantant.