Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

FAITS DE MORÉE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE CCLXI

Où il est fait mention comment le seigneur de la Morée descend du duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, dont madame Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, descend en ligne directe.

Je cesse de vous parler de cette guerre qui est suspendue par une trêve, et reviens à vous parler de ce qui advint au seigneur infant En Ferrand de Majorque.

Il est vérité qu’il y a bien deux cents ans que des barons de France, afin d’obtenir des indulgences firent le voyage d’outre-mer ;[1] et de ceux-là étaient chefs et seigneurs, le duc de Bourgogne[2] et son frère le comte de la Marche,[3] et ils étant petits-fils du roi de France.[4] Le duc était le plus âgé. Ils étaient suivis de mille chevaliers de France et d’un grand nombre d’hommes de pied. Ils arrivèrent à Brindes ; ils se préparèrent à s’embarquer, et tardèrent si longtemps à expédier leurs affaires que l’hiver les surprit, si bien qu’on leur conseilla d’attendre jusqu’au printemps ; mais eux ne voulurent écouter le conseil de personne ; et ainsi ils partirent de Brindes avec une grande quantité de nefs et de lins, et se mirent en route. Un coup de vent les surprit et ils durent prendre abri à Glarentza en Morée.

Je dois vous dire qu’en ce temps-là ce pays était gouverné par un grec qui était prince de la Morée, duc d’Athènes, seigneur de la Sola,[5] seigneur de la baronnie de Matagrifon, seigneur de la baronnie de Damala, seigneur de la baronnie de Mandissa,[6] et de Bodonitza et de Nègrepont ; et c’était un fils bâtard de l’empereur de Constantinople, qui s’était révolté avec tout son pays contre son père l’empereur et contre le Saint-Père apostolique ;[7] et c’était un homme de fort mauvaise vie.

Quand ces barons de France se virent au milieu d’un si grand hiver et en si grand danger pour leur passage, ils envoyèrent un message au pape,[8] lui disant que, si tel était son bon plaisir, ils enlèveraient la terre de Morée à ce bâtard de l’empereur de Constantinople, sous la condition que le Saint-Père leur accorderait les mêmes indulgences qu’ils auraient eues outre-mer, et alors qu’ils partageraient ce pays avec les prélats, évêques et archevêques de la pieuse fol catholique. Que vous dirai-je ? Le pape leur accorda tout ce qu’ils demandaient.

Tandis qu’ils avaient envoyé leurs messages au pape, l’empereur se trouvait au royaume de Salonique, et marchait pour attaquer son fils ;[9] mais il ne pouvait traverser la Valachie ni le despotat d’Arta qui s’étaient déclarés pour son fils, et il ne savait quel parti prendre. A ce moment il apprit que ces deux riches hommes, qui étaient frères et de plus petits-fils du roi de France, venaient d’arriver dans ce pays avec de grandes forces. Et il leur envoya des messagers pour leur dire que, s’ils voulaient détruire son traître de fils, il leur donnerait franchement et quittement toute la terre qu’il occupait. Lesdits riches hommes en eurent grand soin, et envoyèrent à l’empereur deux de leurs chevaliers, afin qu’il dressât par écrit le privilège de ce qu’il leur avait promis. Ces envoyés allèrent trouver l’empereur et rapportèrent avec la bulle d’or de bons privilèges bien scellés de ladite donation. De plus l’empereur leur envoya des secours d’argent. Que vous dirai-je ? Ces deux riches hommes bâtirent une ville qui s’appelle encore Patras ;[10] ils y placèrent un archevêque, et défièrent ce fils de l’empereur, qui se nommait Andronic.[11] A la fin, cet Andronic réunit toutes ses forces et une partie de celles du despote d’Arta, et il marcha contre eux. Ceux-ci se présentèrent en bataille rangée, et Dieu voulut qu’Andronic fût vaincu et fût tué sur le champ de bataille, lui et tout ce qu’il y avait de chevaliers dans son pays, et une grande partie des hommes de pied qui étaient avec lui.

Ainsi ces deux seigneurs furent maîtres de ce pays qu’il gouvernait et où tout le menu peuple lui voulait grand mal ; et ainsi se rendirent aussitôt à eux cités, villes et châteaux. Ces deux seigneurs se partagèrent les terres ; le duc fut prince de la Morée, et le comte fut duc d’Athènes,[12] et chacun d’eux eut sa terre franche et quitte. Ensuite ils firent le partage de toutes les baronnies, châteaux et autres lieux, qu’ils distribuèrent à leurs chevaliers.

Ainsi ils donnèrent toute la Morée en possession héréditaire à ceux-là et à beaucoup d’autres qui y arrivèrent ensuite de France.

C’est de ces seigneurs que sont descendus les princes de la Morée. Et toujours depuis ils ont pris leurs femmes dans les meilleures maisons de France ; et il en a été de même des autres riches hommes et des chevaliers, qui ne se sont jamais mariés qu’à des femmes qui descendissent de chevaliers de France. Aussi disait-on, que la plus noble chevalerie du monde était la chevalerie de la Morée, et on y parlait aussi bon français qu’à Paris. Et cette pureté de noblesse de la chevalerie de Morée dura jusqu’au moment où les Catalans les exterminèrent tous en un seul jour, lorsque le comte de Brienne vint les attaquer, ainsi que je vous l’ai déjà raconté.[13] Soyez assurés qu’ils périrent tous, et qu’il n’en échappa pas un seul.

CHAPITRE CCLXII

Comment les barons de la principauté de la Morée résolurent de faire le mariage de la jeune princesse de la Morée avec Philippe second fils du roi Charles ; et comment le mariage fut convenu, avec la condition que le Dis du comte d’Andria épouserait la sœur de ladite princesse, qui était dame de Matagrifon.

Il est vérité que, de ce seigneur duc de Bourgogne, petit-fils du roi de France, ainsi que je vous l’ai déjà dit, descendirent les princes de la Morée, savoir jusqu’au prince Louis,[14] qui fut le cinquième prince issu de ces seigneurs de Bourgogne, petits-fils du roi de France. Ce prince Louis mourut sans avoir de successeur mâle, mais ne laissant que deux filles, dont l’une avait quatorze ans lorsqu’il mourut, et l’autre en avait douze.[15] Le prince laissa la principauté à l’aînée,[16] et à la plus jeune la baronnie de Matagrifon. Il substitua de plus la principauté à sa fille la plus jeune, avec cette clause que si sa fille aînée mourait sans enfants de légitime mariage, la principauté retournerait à la plus jeune.[17] La baronnie de Matagrifon était substituée à l’aînée sous les mêmes conditions. Quand les barons de la principauté de Morée eurent perdu le prince Louis,[18] qui avait été pour eux un très bon seigneur, ils cherchèrent à qui ils pourraient donner la fille aînée,[19] voulant que ce fût à un seigneur puissant qui pût les défendre contre le despote d’Arta, contre l’empereur et contre le seigneur de la Valachie ; car la principauté est limitrophe de tous ces pays, ainsi que du duché d’Athènes. Et le duché d’Athènes avait autrefois été une dépendance de la principauté de Morée ; mais depuis la répartition qu’avaient faite les deux frères après leur conquête, le duché avait été attribué d’une manière indépendante au comte de la Marche. Que vous dirai-je ? En ce temps-là le roi Charles venait de faire la conquête du royaume de Sicile, ainsi que vous l’avez déjà appris, et ce fut le plus grand et plus puissant seigneur qui fût alors dans le Levant. Le seigneur roi Charles avait un fils qui se nommait Philippe,[20] qui venait après l’aîné ; et les barons de la Morée pensèrent qu’ils ne pourraient donner la jeune princesse à qui que ce fût qui valût monseigneur Philippe, fils du roi Charles, qui était si brave et si expérimenté. Ils choisirent alors un archevêque, un évoque, deux riches hommes, deux citoyens, et les envoyèrent vers le roi Charles à Naples, où ils le trouvèrent.[21] Ces envoyés firent leur proposition de mariage, et cela plut beaucoup au roi Charles, d’abord, parce qu’il savait que cette entant était issue de son lignage à lui, et que, d’un autre côté, le titre de prince de la Morée est, après celui de roi, un des titres les plus hauts et puissants du monde. Il consentit donc au mariage de madame la princesse avec monseigneur Philippe.[22] Mais avant de procéder plus loin, il fit venir en sa présence son fils Philippe, et lui dit comment il avait conclu ce mariage, si toutefois il y donnait son consentement. Monseigneur Philippe lui répondit que cela lui plaisait infiniment, pourvu qu’il voulût bien lui octroyer un don. Le roi Charles lui dit de demander ce qu’il désirait, et que cela lui serait octroyé. Alors il baisa la main à son père, et lui dit : « Monseigneur, le don que je vous demande est celui-ci : vous savez bien que dès mon enfance vous m’avez donné pour compagnon le fils du comte d’Andria,[23] qui est de mon âge ; et si jamais homme put se tenir pour satisfait d’un serviteur et compagnon, c’est bien moi surtout qui me tiens satisfait de lui. Ainsi donc, seigneur père, je vous supplie qu’il ait pour femme la sœur de la princesse, avec la baronnie de Matagrifon ; que notre mariage avec les deux sœurs soit célébré à la même messe, et que le même jour vous nous fassiez chevaliers l’un et l’autre de votre propre main. » Le roi Charles lui octroya sa demande, fit appeler les envoyés et conclut également cet autre mariage. Il donna ordre aussitôt d’armer dix galères à Brindes, pour aller prendre les deux jeunes filles[24] et les amener à Brindes, où le roi Charles et son fils iraient les attendre, et là se feraient les noces. De Brindes à la principauté il n’y a pas deux cent milles ; et Brindes en était ainsi fort voisine. Que vous dirai-je ? Les jeunes filles furent amenées à Brindes. Là le roi Charles arma chevalier de sa propre main son fils d’abord, et ensuite le compagnon de son fils. Monseigneur Philippe arma ensuite ce jour-là cent chevaliers de sa main, et son compagnon en arma vingt ; et les deux sœurs furent mariées en même temps. La fête fut brillante, et toute l’octave[25] fut célébrée en ce même lieu ; ensuite avec les dix galères on passa dans la principauté ; et monseigneur Philippe fut prince de la Morée,[26] et son compagnon fut seigneur de la baronnie de Matagrifon. Que vous dirai-je ? Monseigneur Philippe ne vécut pas longtemps, et mourut sans laisser d’enfants.[27] Puis la princesse eut pour second mari un grand baron du lignage du comte de Hainaut,[28] dont elle eut une fille.[29] Ce prince mourut et, quand sa fille fut parvenue à l’âge de douze ans, la princesse la maria au bon duc d’Athènes,[30] celui qui laissa le duché au comte de Brienne, son cousin germain, lequel n’eut pas d’enfant de la fille de la princesse.

Lorsque la princesse eut marié sa fille, elle s’en alla en France,[31] prit pour troisième mari monseigneur Philippe de Savoie, et retourna aussitôt avec lui dans la principauté de Morée.[32]

A peu de temps de là la princesse mourut de maladie, et déclara par son testament que son mari continuerait à posséder la principauté sa vie durant,[33] et qu’à sa mort il la transmettrait à leur fille ;[34] ce qu’elle n’avait pas le droit de faire, car cette principauté devait auparavant revenir à sa sœur qui était encore vivante, conformément à la substitution faite par son père. Et lorsque cette princesse[35] mourut, le prince[36] se trouvait en France.

Dans ce temps, le prince de Tarente, frère du roi Robert, était passé en Morée pour attaquer son beau-frère le despote d’Arta ;[37] et voyant la principauté sans seigneur et sans dame, il s’en empara sans que personne s’y opposât, si bien que monseigneur Philippe de Savoie, prince de Morée, en apprenant cette nouvelle, en fut très mécontent. A peu de temps de là, le prince de Tarente alla en France, et le prince de Morée adressa au roi de France sa réclamation contre le prince de Tarente, qui s’était emparé de sa principauté sans défi préalable. Enfin une sentence fut rendue, par laquelle le prince de Tarente était tenu de lui abandonner cette principauté. Cela fit que le prince de la Morée envoya ses fondés de pouvoir pour recevoir la principauté de la Morée.

En ce temps-là mourut le duc d’Athènes, sans laisser d’enfants, et il laissa le duché au comte de Brienne, son cousin germain,[38] ainsi que je vous l’ai déjà dit ; et la duchesse, fille de la princesse, resta ainsi veuve.[39] Je vais cesser de vous parler de la princesse, et reviens à vous parler de sa sœur.[40]

CHAPITRE CCLXIII

Comment le seigneur infant Ferrand prit pour femme madame Isabelle, fille du comte d’Andria et petite-fille du prince de Morée ; et comment la dame de Matagrifon laissa en héritage à sa fille la baronnie de Matagrifon, et tous les droits qu’elle avait sur la principauté de Morée.

Quand le fils du comte d’Andria eut célébré ses noces, il entra en possession de la baronnie de Matagrifon. Et si jamais seigneur donna de belles preuves de tout ce qu’il valait, ce fut bien lui ; car il fut plein de sagesse et accompli en toutes choses. Il eut de sa femme, une fille qui eut nom madame Isabelle, et peu de temps après la naissance de cette fille, il mourut,[41] ce dont furent bien fâchés tous ses barons et tous ses vassaux, autant qu’il en avait en Morée. Ce comte d’Andria est du lignage de ceux des Baux, qui est la maison la plus ancienne et la plus noble de la Provence, et qui est de la parenté du seigneur roi d’Aragon.

Quand cette dame eut perdu son mari elle fut très affligée et ne voulut plus se remarier. A la mort de la princesse sa sœur, elle réclama la principauté, mais ceux qui la tenaient lui firent brève réponse. A ce moment elle apprit que se trouvait en Sicile le seigneur infant En Ferrand, fils du seigneur roi de Majorque, et qu’il n’était pas marié et ne possédait aucune terre, et elle pensa qu’il n’y avait pas d’homme au monde aux mains duquel sa fille pût avec plus d’avantage être remise, parce que, de gré ou de force il saurait bien faire valoir son droit sur la principauté. Elle envoya donc des messagers au seigneur roi de Sicile et au seigneur infant En Ferrand, si bien qu’on tomba enfin d’accord que la dame viendrait avec sa fille à Messine et qu’alors, si cette jeune fille était telle qu’on le disait, le mariage serait agréé. Ainsi donc la dame avec sa fille, accompagnées de dix jeunes filles et d’autant de dames, de vingt chevaliers et de vingt fils de chevaliers, et de beaucoup d’autres personnes de sa suite, vinrent à Messine, où elles furent reçues avec de grands honneurs. Le seigneur roi et le seigneur infant arrivèrent à Messine. Et quand ils eurent vu la demoiselle, qui eut donné à l’infant le monde entier avec une autre femme, n’eut pas obtenu qu’il renonçât à cette jeune fille pour un tel échange ; et il en était si ravi de plaisir qu’un jour lui paraissait une année, jusqu’à ce que l’affaire fût conclue. Si bien qu’il déclara au seigneur roi, que très décidément il voulait que cette jeune fille fût sa femme et nulle autre au monde. Et ce n’est pas merveille s’il en fut tellement énamouré, car c’était bien la plus belle créature de quatorze ans que l’on pût jamais voir, la plus blanche, la plus rosé et la mieux faite, et de plus, pour son âge, la plus habile fille qui fût au monde. Que vous dirai-je ? La dame de Matagrifon fit à sa fille une donation entre vifs, et lui céda, après sa mort, toute la baronnie de Matagrifon et tout le droit qu’elle avait sur la principauté pour en faire et ordonner selon toutes ses volontés, et dégagée de toute autre substitution.

Cela fait et les chartes de donation de mariage rédigées, par la grâce de Dieu et avec grande solennité, et à la grande joie du seigneur roi, de madame la reine, de tous les barons de Sicile et chevaliers catalans, aragonais et latins, et de tous ceux de Messine, le seigneur infant prit pour femme madame Isabelle.[42] L’archevêque de Messine dit la messe. La fête dura bien quinze jours, de telle sorte que tout le Monde s’émerveillait de voir la satisfaction dont ils étaient remplis.

Quand la fête fut terminée, le seigneur infant emmena sa femme à Catane, avec sa belle-mère et tous ceux qui l’avaient accompagnée, et il donna à sa femme des dames catalanes, des demoiselles catalanes, et des femmes et des filles de chevaliers. Lorsqu’ils furent à Catane, le seigneur infant fit de grands présents à tous ceux qui étaient venus avec elle. Ils restèrent quatre mois à Catane, et puis la dame, belle-mère du seigneur infant, s’en retourna avec sa suite en Morée, joyeuse et satisfaite ; et le seigneur infant, joyeux et satisfait aussi, resta en Sicile avec l’infante. Et il plut à Dieu qu’il la rendît bientôt enceinte, ce dont on se réjouit beaucoup quand on l’apprit. Pendant la grossesse de l’infante, le seigneur infant se disposa à se rendre en Morée avec cinq cents hommes à cheval et un grand nombre de gens de pied.

CHAPITRE CCLXIV

Comment moi, Ramon Muntaner, j’envoyai un message ou seigneur roi de Sicile, pour le prier de vouloir bien m’autoriser à me rendre à Catane où était le seigneur infant En Ferrand avec l’infante sa femme qui accoucha d’un Bis, lequel fut nommé Jacques ; et comment ledit seigneur infant se disposa à passer en Morée.

Tandis que le seigneur infant faisait ses préparatifs pour partir, j’en fus informé à Gerbes. Quelque grande chose qu’on m’eût offerte, rien n’aurait pu me faire retarder d’aller le voir ni m’empêcher d’aller avec lui partout où il voudrait aller ; j’envoyai donc un message au seigneur roi, lui demandant l’autorisation de me rendre en Sicile. Le seigneur roi trouva bonde me l’accorder, si bien qu’avec une galère et un lin, et accompagné des anciens de l’île venus avec moi, je me rendis en Sicile et laissai le château et l’île de Gerbes sous bonne garde. Le premier lieu où je pris terre en Sicile, ce fut à Catane ; là je trouvai le seigneur infant bien portant et fort gai ; madame l’infante était si avancée dans sa grossesse, que je l’avais à peine quittée depuis huit jours avant qu’elle accoucha d’un beau garçon ; et on en fit grande fête.

Quand je fus descendu de la galère, je fis débarquer deux balles de tapis de Tripoli et une grande quantité d’anibles, d’ardiens, d’almaxies, d’alquinals, de mactans, de jucies[43] et beaucoup d’autres présents de toute espèce.

Je fis déployer tous ces objets en présence de madame l’infante et du seigneur infant, et lui offris le tout, ce dont le seigneur fut très satisfait ; puis je pris congé d’eux et m’en allai à Messine où le seigneur infant me dit qu’il serait avant quinze jours, et qu’il avait à m’y entretenir longuement.

J’étais à peine arrivé depuis quinze jours à Messine que me vint un message, qui m’apprenait que madame l’infante avait eu un beau garçon, né le premier samedi du mois d’avril de l’an mil trois cent quinze. Dieu donne à chacun autant de joie que j’en eus alors ! Et ne me demandez pas si le seigneur infant en fut joyeux, aussi bien que tous les habitants de Catane. Et pendant plus de huit jours se prolongea la fête qui s’en fit à Catane. Le seigneur infant fit baptiser son fils à la grande église de la bienheureuse madame sainte Agathe et lui donna le nom de Jacques. Si jamais enfant fut doué de bonne grâce en naissant, ce fut bien ce petit En Jacques. Que vous dirai-je ? Le petit seigneur infant En Jacques étant baptisé et la dame hors de danger, le seigneur infant En Ferrand vint à Messine ; et quand il fut arrivé à Messine, je lui fis offre de mes biens et de ma personne, et lui demandai de le suivre là où il lui plairait, ce dont il me sut très bon gré. Il me dit : « Il faut que vous vous rendiez auprès du seigneur roi, qui est à Piazza, où vous le trouverez ; vous lui rendrez le château et les îles de Gerbes et des Querquenes ; après quoi vous reviendrez à nous, et alors nous arrangerons tout ce que nous avons à faire. » Je pris donc congé de lui. Et pendant que je prenais congé de lui il lui arriva un message, qui lui disait de se rendre en toute hâte à Catane, car madame l’infante était fort malade, ayant été prise de la fièvre et de maux de dysenterie. Il chevaucha si rapidement que cette nuit-là même il entra à Catane. En le voyant madame l’infante se sentit mieux. Toutefois, elle avait fait un testament, de peur que le pire ne lui arrivât, et elle le reconnut et confirma ensuite. Par ce testament elle laissait la baronnie de Matagrifon, et de plus tout le droit qu’elle avait sur la principauté, à son fils, l’infant En Jacques ; et au cas où son fils mourrait, elle les laissait à l’infant En Ferrand son mari. Je dois dire maintenant qu’il y avait bien deux mois que sa mère venait de mourir de maladie à Matagrifon,[44] mais elle n’en savait rien, et le seigneur infant ne voulait pas qu’on lui en dit rien tant qu’elle serait enceinte ; et la même injonction fut faite après ses couches et jusqu’à ce qu’elle pût sortir pour aller à la messe. C’est pour cela que le seigneur infant était impatient d’aller en Morée, et il n’attendait que le moment où l’infante serait délivrée et en état de se rendre à la messe, et alors il devait s’embarquer avec elle, car toutes choses étaient déjà préparées pour leur embarquement.

CHAPITRE CCLXV

Comment madame l’infante Isabelle, femme du seigneur infant En Ferrand de Majorque, trépassa de cette vie ; et comment moi, Ramon Muntaner, je rendis au seigneur roi de Sicile les îles de Gerbes et des Querquenes, et allai là ou était le seigneur infant Ferrand.

Que vous dirai-je ? L’infante, ainsi qu’il plut à Dieu, trépassa de cette vie trente-deux jours après la naissance de son fils l’infant En Jacques, et elle mourut dans les bras du seigneur infant En Ferrand. Et si jamais on vit grande douleur, ce fut celle qu’éprouva le seigneur infant En Ferrand, et qu’éprouva aussi toute la ville. Et puis comme elle était et bien confessée, et bien communiée, et munie de l’extrême-onction, elle fut, avec grande solennité, placée en un beau monument, près du corps de la bienheureuse vierge madame sainte Agathe, dans sa benoîte église de Catane.

Après ce grand malheur le seigneur infant vint à Messine pour s’embarquer et aller en Morée. Et moi je le fis attendre, et me rendis auprès du seigneur roi que je trouvai à Piazza. Puis je m’en allai à Palerme ; et en présence du noble En Béranger de Sarria et de beaucoup d’autres riches hommes de Sicile, et chevaliers et citoyens, je lui rendis les châteaux et les îles de Gerbes et des Querquenes. Et plaise à Dieu que tous ceux qui nous veulent du bien puissent rendre aussi bon compte de ce qui leur a été confié que je le fis au dit seigneur roi de Sicile des dites îles que j’avais tenues pendant sept ans, savoir : premièrement pendant la guerre, deux ans ; ensuite pendant les trois ans durant lesquels le roi m’avait fait la grâce de me les donner ; et enfin pendant les deux ans de la guerre du roi Robert !

Et dès que j’eus rendu ces îles et en eus ma charte de délivrance, je pris congé du seigneur roi, et m’en retournai vers le seigneur infant que je trouvai à Messine, faisant ses préparatifs d’embarquement. Je lui disque j’étais venu pour le servir, monter sur ses galères, et lui prêter tout ce que je possédais. Le jour où je lui dis cela, il me répondit que le lendemain il me ferait réponse. Et le lendemain, au moment où je venais d’entendre ma messe, il manda devant lui un grand nombre de chevaliers et de bonnes gens, et en présence de tous il me ‘dit : « En Ramon Muntaner, il est vérité que l’homme du monde envers lequel nous nous tenons pour plus obligé qu’envers aucun autre, c’est vous ; » et là il en donna beaucoup de bonnes raisons. Il raconta : comment, pour son service, j’avais perdu tout ce que j’apportais de Romanie ; comment j’avais été mis en prison avec lui ; comment à cause de lui, le roi Robert m’avait fait beaucoup de mal ; comment je lui avais prêté de mon avoir en Romanie et abandonné tout ce que je possédais ; comment tous les emplois que je tenais dans la Compagnie, je les avais abandonnés par affection pour lui, et enfin bien d’autres services que moi je ne me rappelle pas, mais que lui assurait que je lui avais ‘rendus ; et il ajouta : que maintenant en particulier, et par pure affection pour lui, je venais d’abandonner encore la capitainerie de Gerbes, que j’avais possédée pendant sept ans, et que de plus je venais de lui prêter en ce moment même tout l’argent que je possédais. « Enfin, dit-il, tant et si grands sont les services que vous nous avez rendus, qu’il y aurait impossibilité à nous de pouvoir jamais vous en donner le guerdon. Et aujourd’hui, telle est notre position, qu’au-dessus de tous les services que vous nous avez rendus s’élèveront encore celui que nous voulons vous prier de nous rendre ; et je vous prie en présence de tous ces chevaliers de vouloir bien nous octroyer de nous rendre ce service. » Je me levai à l’instant, j’allai lui baiser la main et lui rendis grâces du bien qu’il avait dit de moi, et de vouloir bien se tenir comme ayant été bien servi de moi ; et je lui dis : « Seigneur, ordonnez ce que vous voulez que je fasse, et tant que j’aurai vie au corps, je ne faudrai en rien de ce que vous m’aurez ordonné. —Maintenant, dit-il, ce que nous désirons de vous, nous allons vous le dire. Il est bien vrai qu’il nous serait fort nécessaire que vous vinssiez avec nous en ce voyage, qu’on y aurait grand besoin de vous et que vous y ferez grand faute ; mais le service que nous vous demandons nous tient tant à cœur, qu’il faut que tout autre cède à celui-là. »

CHAPITRE CCLXVI

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque me confia, à moi Ramon Muntaner, le seigneur infant En Jacques, son cher fils, pour que je le portasse et livrasse à la reine sa mère, et me donna une procuration par laquelle j’étais autorisé à faire tout ce que je jugerais à propos.

« C’est véritablement Dieu qui nous adonné ce fils En Jacques de madame notre femme ; nous vous prions donc de le recevoir de nous, de le porter à la reine notre mère et de le remettre entre ses mains. Vous noliserez des nefs ou armerez des galères, ou tout autre bâtiment sur lequel vous penserez qu’on puisse aller plus sûrement. Nous adresserons une lettre au noble En Béranger Des Puig, chevalier et notre fondé de pouvoir, pour qu’il vous avance tout l’argent dont vous aurez besoin, et qu’il vous croie de tout ce que vous lui direz de notre part. Nous écrirons de même à madame la reine notre mère et au seigneur roi de Majorque notre frère, et nous vous ferons une charte de procuration générale pour toutes les quatre parties du monde, savoir, du ponant au levant et du midi au nord. Et tout ce que vous promettrez, ferez ou direz pour nous, à cavaliers ou gens de pied, ou à tous autres, nous le tenons pour bien et le confirmons, et nous ne vous dédirons en rien, et nous en donnerons comme caution toutes les terres, châteaux et autres lieux que nous possédons et espérons posséder avec l’aide de Dieu. Ainsi vous partirez avec notre plein et entier pouvoir ; et lorsque vous aurez remis notre fils à madame la reine notre mère, vous irez chez vous, et reconnaîtrez et arrangerez toutes vos affaires ; puis, quand vous aurez tout terminé, vous viendrez nous joindre, avec toutes les troupes de cheval et de pied que vous pourrez réunir. Le seigneur roi de Majorque, notre frère, vous comptera tout l’argent que vous lui demanderez pour payer les troupes que vous nous amènerez. Voilà ce que nous désirons que vous fassiez pour nous. »

Et moi, en entendant toutes ces choses, je fus fort ébahi de la grande charge qu’il plaçait sur mes épaules, c’est-à-dire son fils ; et lui demandai en grâce de me donner un collègue. Il me répondit qu’il ne me donnerait aucun collègue, mais que je me tinsse prêt, et que je le gardasse comme on doit garder son seigneur ou son propre fils. Je me levai aussitôt et allai lui baiser la main. Je fis sur moi le signe de la croix, et je reçus ce bienheureux ordre.

Le seigneur infant ordonna à l’instant à En Othe de Monells, chevalier, qui tenait son fils en garde dans le château de Catane, de me le livrer, et que de là en avant il le tînt à mes ordres et non à ceux d’aucun autre, et que toutes et quantes fois que je le jugerais à propos, il me le remît. Ce chevalier me fit serment et hommage de cela, et ainsi fis-je ; et depuis ce jour l’infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand, fut en mon pouvoir. Et ce jour-là il y avait quarante jours qu’il était né, et pas davantage. Je me fis rédiger la charte de procuration ainsi que je l’ai déjà dit, avec sceau pendant, aussi bien que toutes les autres chartes.

CHAPITRE CCLXVII

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque passa en Morée et prit Clarentza de vive force, et fut maître de toute la contrée ; et comment tous ceux de Clarentza et de la Morée le reconnurent pour maître et seigneur, et lui prêtèrent serment.

Ceci étant terminé, il s’embarqua pour Messine, et partit pour Clarentza ; il débarqua à deux milles de la cité. L’ost sortit de Clarentza avec deux cents hommes pour lui en disputer l’entrée.[45] Que vous dirai-je ? Les almogavares qui étaient avec le seigneur infant prirent terre ainsi que les arbalétriers, et allèrent férir sur ces gens, et les forcèrent à s’éloigner et à faire place, et pendant ce temps on débarqua les chevaux ; et quand il y eut une cinquante d’hommes à cheval de débarqués, et que le seigneur infant fut revêtu de son armure, et bien appareillé, et monté sur son cheval, il fit déployer sa bannière, ne voulant point attendre le reste de sa cavalerie, et il fit son attaque avec ces cinquante cavaliers et les almogavares. Il fondit donc sur les ennemis et les mit en déroute, et eux dans leur fuite se dirigèrent du côté de la cité, et le seigneur infant les suivit avec tous ses gens, toujours férant battant. Que vous dirai-je Vils entrèrent avec eux dans la ville, et tuèrent tout ce qu’ils voulurent tuer. Et ils les auraient tué tous ; mais ils ne furent pas plus tôt entrés dans la ville que tous les habitants s’écrièrent : « Seigneur, merci, seigneur, merci ! » Sur cela il arrêta ses gens et défendit que de là en avant on tuât personne.

Alors les galères ainsi que toute la flotte arrivèrent dans la ville et tous y firent leur entrée ; et les habitants se rassemblèrent et jurèrent de reconnaître pour seigneur le seigneur infant En Ferrand, et tous lui firent hommage, sachant bien que c’était à lui qu’appartenait la principauté, du droit de sa femme. Et aussitôt que ceux de la ville de Clarentza eurent prêté leur serinent, il alla assiéger le château de Beau-Voir,[46] qui est un des plus beaux châteaux du monde et très près de Clarentza. Il attaqua le fort, dressa ses trébuchets ; et il resserra si bien ceux du château qu’en peu de jours ils se rendirent à lui. Ensuite il chevaucha à travers le pays, et toutes les places se rendirent volontairement à lui, car il avait fait lire en public le testament du prince Louis,[47] qui avait substitué sa principauté à la belle-mère du seigneur infant. Ainsi donc la principauté lui appartenait, et à cause de la substitution et parce qu’elle avait survécu longtemps[48] à la princesse sa sœur ; et tous savaient donc bien que c’était à elle que devait retourner la principauté. Ensuite il produisit la donation entre vifs qu’elle en avait faite à l’infante. Il montra aussi comment, en mourant, elle avait fait un testament par lequel elle avait laissé comme son héritière, madame l’infante sa fille ; et puis comment madame l’infante, par son testament, avait laissé cette principauté à l’infant En Jacques son fils, et l’avait substituée au seigneur infant En Ferrand, au cas où son fils viendrait à mourir. Ayant produit ceci en public, dans la cité de Clarentza, le seigneur infant envoya des lettres de tous côtés, afin que chacun se tînt pour dit que la principauté appartenait à son fils, et que si son fils mourait elle devait revenir à lui-même, l’infant En Ferrand.[49] Ainsi, tout le monde lui obéit, comme étant seigneur de nature et de droit, et le seigneur infant les tint en vérité et en justice. Je vais cesser de vous parler du seigneur infant et revenir à l’infant En Jacques.

CHAPITRE CCLXVIII

Comment moi, Ramon Muntaner, je me disposai à passer en Catalogne avec le seigneur infant En Jacques, pour le remettre à son aïeule ; comment j’appris que ceux de Clarentza avaient armé quatre galères pour enlever ledit infant ; et comment, le jour de la Toussaint, je débarquai à Salon.

Il est vérité que, lorsque le seigneur infant En Ferrand fut parti de Messine, je nolisai une nef de Barcelone, qui se trouvait au port de Palerme, appartenant à En P. Des-Munt, pour qu’elle vînt à Messine, et de Messine à Catane. J’y envoyai en même temps une dame de haut parage, très excellente dame. Elle était du Lampourdan et se nommait madame Agnès d’Adri, et était venue en Sicile comme compagne de la noble madame Isabelle de Cabrera, femme du noble En Béranger de Sarria. Elle avait eu vingt-deux enfants, et c’était une dame très bonne et très pieuse. Je m’arrangeai avec ladite madame Isabelle et ledit noble En Béranger son mari pour qu’ils me la laissassent, afin de confier à ses soins le seigneur infant Jacques, fils du seigneur infant Ferrand ; et leur courtoisie voulut bien m’accorder ma demande. Je lui confiai donc le seigneur infant, d’abord parce qu’il me semblait qu’elle devait fort bien se connaître en fait d’enfants, puis parce qu’elle était d’une grande bonté et qu’enfin elle était de bon et noble parage. Près de lui se trouvait aussi une autre bonne dame qui avait été autrefois nourrice du seigneur infant En Ferrand, et que madame la reine de Majorque lui avait envoyée dès qu’elle avait su qu’il venait de se marier. Je fis choix aussi de plusieurs autres dames avec leurs enfants, afin que, si l’une venait à manquer, les autres pussent la remplacer ; et je les pris avec leurs enfants, afin que leur lait ne vînt pas à se gâter. L’infant avait une bonne nourrice, de fort belle complexion, qui était de Catane, et qui le nourrissait à merveille ; et sans compter cette nourrice, je m’en procurai deux autres que j’embarquai sur la nef, et elles devaient donner tous les jours à téter à leurs enfants jusqu’à ce que nous eussions besoin d’elles. Je disposai ainsi mon passage et j’armai fort bien ma nef, et y plaçai cent vingt hommes d’armes, gens de parage et autres, et pris enfin tout ce qui était nécessaire à la subsistance et à la défense. Au moment où je venais d’appareiller ainsi ma nef à Messine, voici qu’arrive de Clarentza une barque armée, que le seigneur infant envoyait au seigneur roi de Sicile pour lui faire savoir la grâce que Dieu lui avait faite, et il me communiquait aussi cette nouvelle avec de grands détails, afin que j’en pusse faire part au seigneur roi de Majorque, à madame la reine et à ses amis. Il m’adressait aussi des lettres que je devais remettre à madame la reine sa mère et au seigneur roi de Majorque, et il me faisait dire qu’il me priait de hâter mon départ de Sicile. Assurément j’avais dépêché déjà tous mes préparatifs de départ, mais je les dépêchai encore avec bien plus de joie quand j’eus appris ces bonnes nouvelles. J’ordonnai à la nef de faire voile de Messine et de se rendre à Catane ; moi-même je me rendis par terre à Catane, et la nef y arriva peu de jours après moi. Là je fis embarquer tout mon monde.

Au moment où je voulus faire embarquer le seigneur infant, En Othe de Monells, qui l’avait eu jusque-là sous sa garde et qui me l’amena, avait pris soin d’avance de rassembler tout ce qu’il avait pu trouver de chevaliers catalans, aragonais et latins et tous les notables citoyens, et en présence de tous il dit : « Seigneurs reconnaissez-vous que cet enfant soit l’infant En Jacques, fils du seigneur infant En Ferrand et de feue madame Isabelle sa femme ? » Ils répondirent tous : « Oui, bien assurément ! Et nous avons tous assisté à son baptême, puis nous l’avons vu et connu, et nous déclarons comme chose certaine que cet enfant-ci est l’infant En Jacques. Sur cela ledit En Othe en fit rédiger une charte publique. Puis il leur répéta absolument les mêmes paroles, auxquelles ils firent absolument la même réponse ; et il en fit dresser une nouvelle charte. Enfin il leur fit la même demande une troisième fois, et ils fixent une troisième fois la même réponse, et il en fit dresser une troisième charte. Puis, cela fait, il me remit l’infant en mains et dans mes bras, et voulut avoir de moi une nouvelle charte, spécifiant, comme quoi je le tenais quitte et libre du serment et hommage qu’il m’avait fait, et comme quoi je convenais avoir reçu ledit enfant. Tout ceci étant terminé, je pris le seigneur infant dans mes bras et l’emportai hors de la ville, suivi de plus de deux mille personnes, et je le déposai dans la nef, et tous le signèrent et le bénirent.

Ce même jour il arriva à Catane un huissier du seigneur roi Frédéric, qui apportait de sa part deux paires d’habits de draps d’or, avec divers présents pour le seigneur infant En Jacques.

Nous fîmes voile de Catane le premier jour d’août de l’an mil trois cent quinze. Arrivé à Trapani, je reçus des lettres par lesquelles on m’avertissait de me bien garder de quatre galères armées qu’on avait envoyées contre moi pour m’enlever cet infant, car ils comptaient que s’ils pouvaient s’en emparer, ils recouvreraient par ce moyen la cité de Clarentza.

Aussitôt que je fus informé de ces projets, je renforçai encore ma nef et y mis meilleur armement et un plus grand nombre de gens. Et je puis vous assurer que, pendant quatre-vingt-onze jours entiers, ni moi, ni aucune des femmes qui étaient sur le navire, nous ne mîmes le pied à terre ; et cependant nous restâmes bien vingt-deux jours en station à l’île Saint-Pierre.[50] Et là se réunirent à nous vingt-quatre nefs, soit de Catalans, soit de Génois ; et nous partîmes tous ensemble de cette île, car tous faisaient route au Ponant. Nous éprouvâmes un tel fortunal que sept de ces nefs périrent, et que nous et tous les autres nous fûmes en grand danger. Toutefois il plut à Dieu que, le jour de la Toussaint, nous prissions terre à Salou. La mer n’avait jamais incommodé, pendant toute cette traversée, ni le seigneur infant ni moi-même ; et il n’était jamais sorti de mes bras tant qu’avait duré ce coup de vent, ni de nuit ni de jour. Et j’étais bien obligé de le prendre dans mes bras, attendu que sa nourrice ne pouvait se tenir assise, car elle éprouvait violemment le mal de mer ; et il en était de même des autres femmes qui ne pouvaient rester debout ni marcher.

CHAPITRE CCLXIX

Comment moi, Ramon Muntaner, je remis le seigneur infant En Jacques à madame la reine son aïeule, qui était à Perpignan, et le lui remis avec toute la solennité qu’exige la remise d’un infant et d’un fils de roi.

Quand nous fûmes à Salou, l’archevêque de Tarragone, nommé monseigneur En Pierre de Rocaberti, nous envoya autant de montures que nous en avions besoin ; et on nous donna pour logement l’hôtel d’En Guanesch ; puis à petites journées nous nous rendîmes à Barcelone. Là nous trouvâmes le seigneur roi d’Aragon, qui fit un très gracieux accueil au seigneur infant ; et il voulut le voir, et il le baisa et le bénit. Nous partîmes avec la pluie et le vent, et par un fort mauvais temps. J’avais fait faire une litière sur laquelle étaient placés l’infant et sa nourrice ; cette litière était couverte d’un drap enduit de cire, et par-dessus d’une étoffe de velours rouge ; et vingt hommes, à l’aide de lisières, la portaient à leur cou. Nous fûmes, pour aller de Tarragone à Perpignan, vingt-quatre bons jours. Avant d’y arriver, nous trouvâmes frère Raymond Saguardia, avec dix chevaucheurs que madame la reine de Majorque nous avait envoyés pour accompagner le seigneur infant, dont nous ne nous séparâmes jamais, et quatre huissiers de la maison du seigneur roi de Majorque, qui se tinrent avec nous jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Perpignan. Et au Boulou, quand nous fûmes près de passer l’eau du ravin, tous les gens du Boulou sortirent de chez eux ; et les plus notables prirent la litière à leur cou et firent passer ainsi le ruisseau au seigneur infant. Cette nuit même les consuls et un grand nombre de prud’hommes de Perpignan, et tout ce qui se trouvait de chevaliers dans cette ville, vinrent au-devant de nous ; et il y en aurait eu bien plus encore si le seigneur roi de Majorque n’eût pas été en France à ce moment.[51] Nous fîmes ainsi notre entrée à travers la ville de Perpignan, au milieu de grands honneurs qu’on nous rendait, et nous nous dirigeâmes vers le château où se trouvait madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand, et madame la reine, mère du seigneur roi de Majorque ; et toutes deux, quand elles virent que nous montions au château, descendirent à la chapelle. Et quand nous fûmes parvenus à la porte du château, je pris entre mes bras le seigneur infant, et là, plein d’une véritable joie, je le portai devant les reines qui étaient assises ensemble. Que Dieu nous accorde autant de joie qu’en éprouva madame la bonne reine quand elle le vit si bien portant et si gracieux, avec sa petite figure riante et belle, vêtu d’un manteau à la catalane et d’un paletot de drap d’or, et la tête couverte d’un beau petit béret[52] du même drap ! Lorsque je fus auprès des reines, je m’agenouillai et leur baisai les mains, et fis baiser par le seigneur infant la main de la bonne reine son aïeule. Et quand il lui eut baisé la main, elle voulut le prendre dans ses bras ; mais je lui dis : « Madame, sous votre bonne grâce et merci, ne m’en sachez pas mauvais gré ; mais jusqu’à ce que je me sois allégé de la charge que j’ai acceptée, vous ne le tiendrez pas. » La reine sourit et me dit qu’elle le trouvait bon. Alors je lui dis : « Madame, y a-t-il ici le lieutenant du seigneur roi ? » Elle me répondit : « Oui, seigneur, le voici ! » et elle le fit avancer. Et le lieutenant du seigneur roi était à cette époque En Huguet de Totzo. Je demandai ensuite s’il s’y trouvait également le bailli, le viguier et les consuls de la ville de Perpignan, qui tous devaient aussi être présents. Puis je demandai un notaire public, et il s’y trouva. Il y avait, de plus, un grand nombre de chevaliers, et tout ce qui se trouvait alors d’hommes notables à Perpignan. Et quand tous furent présents, je fis venir les dames, puis les nourrices, puis les chevaliers, puis les fils de chevaliers, puis la nourrice de monseigneur En Ferrand ; et, en présence des dames reines, je leur demandai trois fois : « Cet enfant que je tiens dans mes bras, le reconnaissez-vous bien tous pour l’infant En Jacques, premier né du seigneur infant En Ferrand de Majorque et fils de madame Isabelle sa femme ? » Et tous répondirent que oui. Je répétai la même demande trois fois, et chaque fois ils me répondirent qu’oui, et qu’il était bien certainement celui que je disais. Après avoir prononcé ces paroles, j’ordonnai au notaire de m’en dresser une charte publique. Après quoi je dis à madame la reine, mère du seigneur infant En Ferrand : « Madame, croyez-vous que ce soit là l’infant En Jacques, fils de l’infant En Ferrand, votre fils, qu’il a eu de madame Isabelle, sa femme ? — Oui, seigneur, » dit-elle. Et trois fois aussi, en présence de tous, je lui fis la même demande ; et trois fois elle me répondit qu’oui, et qu’elle le savait fort bien ; et elle ajouta : « Oui, certainement, c’est bien là mon cher petit-fils, et comme tel je le reçois. » De toutes ces paroles je fis dresser également chartes publiques authentiques, avec le témoignage de tous ceux devant dits ; et j’ajoutai alors : « Madame, en votre nom et au nom du seigneur infant En Ferrand, déclarez-vous ici me tenir pour bon et loyal, et pour entièrement quitte et dégagé de cette charge et de tout ce à quoi j’en étais tenu envers vous et envers le seigneur infant En Ferrand votre fils ? » Et elle me répondit : « Oui, seigneur. » Je lui fis aussi la même demande par trois fois ; et chaque fois elle me répondit qu’elle me tenait pour bon et loyal et quitte, et qu’elle me déchargeait de tout ce à quoi j’étais tenu envers elle et envers son fils. Et de cette déclaration je fis également dresser une charte publique. Tout cela ainsi terminé, je lui livrai à la bonne heure ledit seigneur infant. Elle le prit et le baisa plus de dix fois, et puis madame la reine jeune le baisa aussi plus de dix fois. Après quoi madame la reine mère le reprit et le confia à madame Pereyona,[53] qui était auprès d’elle. Ainsi partîmes-nous du château, et je m’en allai au logement où je devais demeurer, c’est-à-dire à la maison d’En Pierre, bailli de la ville de Perpignan. Tout cela eut lieu dans la matinée. Après mon repas, je retournai au château et remis les lettres dont m’avait chargé le seigneur infant En Ferrand à madame la reine sa mère, et aussi celles que j’apportais pour le seigneur roi de Majorque, et m’acquittai du message qui m’avait été recommandé. Que vous dirai-je ? Durant quinze jours je restai à Perpignan, et chaque jour j’allais voir deux fois le seigneur infant ; et j’eus tant de peine à me séparer de lui que je ne savais que devenir, et j’y serais resté bien davantage si ce n’eût été de la fête de Noël qui arrivait. Je pris donc congé de madame la reine mère, de madame la reine jeune, du seigneur infant et de toutes les personnes de la cour. Je payai tous ceux qui m’avaient suivi, et ramenai madame Agnès d’Adri dans son pays et en son hôtel près de Banyuls ; et madame la reine se tint pour très satisfaite de moi et de tous les autres. Je m’en vins de là à Valence, où était mon hôtel, et j’y arrivai trois jours avant Noël, sain, joyeux et dispos, grâces à Dieu. A peu de temps de là le roi de Majorque revint de France et eut grand plaisir à trouver là son neveu, et aussitôt, en bon seigneur, il régla, d’accord avec madame la reine, l’état de maison de l’infant tel qu’il convenait à un fils de roi.

CHAPITRE CCLXX

Comment le seigneur infant En Ferrand de Majorque envoya chercher des chevaliers et hommes de pied ; et comment, avant leur arrivée en Morée, ledit infant trépassa de cette vie ; et comment monseigneur Jean, frère du roi Robert, s’empara de tout le pays.

Il s’écoula peu de temps avant que le seigneur infant envoyât au seigneur roi de Majorque un message par lequel il lui demandait, qu’il voulût bien lui envoyer par moi des cavaliers et des hommes de pied. Madame la reine sa mère et le seigneur roi de Majorque me firent donc dire de me préparer moi-même, et de faire en sorte de me procurer une bonne troupe, tant à pied qu’à cheval, pour la lui conduire, et qu’il me ferait compter jusqu’à vingt mille livres à Valence pour mes troupes. Je m’occupai aussitôt de me procurer une compagnie, et j’eus à donner aide à beaucoup à mes propres frais ; mais quinze jours n’étaient pas passés qu’il m’arriva, par un courrier, ordre de ne plus m’occuper de cet objet, parce qu’Arnaud de Caza venait d’arriver de Morée sur la grande nef du seigneur infant, et qu’avec cette même nef il se procurerait à Majorque des gens qui passeraient avec lui. Ainsi ils révoquèrent à la male heure l’ordre que j’avais reçu et je n’y allai pas. En Arnaud de Caza ramassa à Majorque des gens de toute espèce, et y resta tant et tarda tant que, lorsqu’il arriva en Morée, le seigneur infant venait de trépasser de cette vie,[54] et ce fut la plus grande perte qu’eût encore éprouvée depuis longtemps la maison d’Aragon par la perte d’aucun fils de roi ; et je ne vous dirai pas que ce fut seulement la maison d’Aragon qui fit en ceci une telle perte, mais ainsi fit le monde tout entier, car c’était le chevalier le plus brave, le plus intrépide qui fût de ce temps parmi les fils de roi dans tout le monde, et aussi le plus droiturier et le plus sage dans tous ses faits. Son corps fut apporté à Perpignan. Il l’ut très heureux pour madame la reine, sa mère, de n’avoir pas connu cet événement ; car Dieu l’avait déjà rappelée à son saint côté ; et on peut bien dire qu’elle est sainte en paradis, car il n’y avait pas au monde femme aussi pieuse, aussi humble et meilleure chrétienne. Et elle était arrivée en paradis avant d’éprouver cette douleur de la perte de son fils. Le corps du seigneur infant fut déposé dans l’église des frères prêcheurs à Perpignan. Dieu veuille recevoir son âme et la placer au milieu de ses saints en paradis !

Il ne s’était pas encore écoulé deux mois depuis sa mort que mourut aussi l’autre prince.[55] Puis toute cette terre fut occupée par monseigneur Jean,[56] frère du roi Robert, qui la tient encore aujourd’hui. Dieu veuille, par sa sainte grâce, ramener le temps où cette principauté reviendra au seigneur infant En Jacques, à qui elle doit appartenir de plein droit. Puisse Dieu me laisser vivre pour voir ce moment, et me permettre, à moi et à mes vieux cheveux blancs, d’y porter aide de tout le pouvoir et savoir que Dieu a bien voulu mettre en moi ! Je cesse de vous parler de ces seigneurs de la maison de Majorque, et je vais vous entretenir de nouveau du seigneur roi d’Aragon et de ses enfants.

 

 

 



[1] Quand Muntaner ne parle pas de ce qu’il a vu et de ce qui s’est passe de son temps il confond tout, lieux et temps, hommes et choses. Il veut parler de la Croisade de 1204 qu’il éloigne de cent ans.

[2] Il veut parler de Guillaume de Champlitte, seigneur de la Marche et vicomte de Dijon.

[3] Il s’agit ici d’Othon de La Roche qui était en effet du comté de Bourgogne, puisqu’il était seigneur de Ray, mais qui n’était nullement parent de Guillaume de Champlitte, seigneur de la Marche.

[4] Ce sont là des histoires que les Moraïtes auront contées à Muntaner ; il y a plus de vérité sur ce qui concerne la Grèce.

[5] Est-ce Salona ?

[6] Je ne puis déterminer à quoi répond ce nom.

[7] Tout ce préambule historique est on ne saurait plus confus, Muntaner attachait probablement trop peu d’importance aux Grecs pour se donner la peine d’étudier leur histoire.

[8] Ici il applique à l’expédition de Morée ce qui se fit pour la grande expédition de Baudouin à Constantinople.

[9] Peut-être, après longues années, la tradition, qui confond souvent les détails et qui ne donne que des vérités en masse, aura-t-elle désigné ainsi Léon Sgure qui, précisément à l’époque du débarquement des Français, s’était emparé du Corinthe, d’Argos et d’une bonne partie de la Morée, et qui eut en mariage la sœur de l’empereur.

[10] C’est bien à patras que l’expédition débarqua, mais Patras était une ville ancienne. Voyez la Chronique de Morée pour la rectification de tous ces faits. Muntaner n’a d’autorité que pour les choses de son pays, de son temps, et surtout la grande autorité pour ce qu’il a vu, car c’est un homme éclairé et de bonne foi.

[11] Ainsi que je l’ai dit, je pense qu’il s’agit ici de Léon Sgure qui avait épousé la sœur d’Alexis.

[12] voyez, pour le redressement de toutes ces erreurs, la Chronique de Morée qui précède.

[13] Voyez chapitre CCXL.

[14] Non pas Louis, mais bien Guillaume. Guillaume de Villehardouin était le quatrième seigneur de Morée, en y comprenant Guillaume de Champlitte qui ne porta jamais le titre de prince de Morée. Geoffroy I, père de Guillaume, fut le premier qui prit le titre de prince ; Geoffroy II, fils de Geoffroy I et frère de Guillaume, le porta ensuite et le changea, après la prise de Corinthe, en celui de prince d’Achaïe ; et enfin Guillaume de Villehardouin succéda à son frère dans cette principauté.

[15] Guillaume de Villehardouin laissa en effet d’Anne Ange Comnène sa femme, fille d’Ange Calojean Coulroulis, despote d’Arta, deux filles, l’une Isabelle, l’autre Marguerite, qui, au moment de sa mort, vers 1280 pouvaient bien être de l’âge indiqué par Muntaner.

[16] Isabelle devint en effet, à la mort de son père, princesse d’Achaïe et de Morée.

[17] Cette clause est bien en effet celle du testament de Guillaume (voyez la Chronique de Morée vers la fin). A mesure que les événements se rapprochent de l’époque de Muntaner, son récit devient plus exact.

[18] Guillaume.

[19] Isabelle avait été fiancée par son père avec un fils de Charles d’Anjou, qui mourut en 1277 après Guillaume de Villehardouin, et aussi avant que le mariage avec Isabelle pût être consommé.

[20] Le chroniqueur grec seul, et le compilateur Dorothée qui l’a copié, l’appellent Louis ; tous les autres historiens et généalogistes lui donnent le nom de Philippe, peut-être portait il aussi, en souvenir de son oncle, celui de Louis.

[21] Tout cela est antérieur à la mort de Guillaume de Villehardouin.

[22] Ce mariage ne pouvait être que par provision, Isabelle ne devant guère alors être âgée que de deux ou trois ans.

[23] Bertrand des Baux était alors comte d’Andria.

[24] L’aînée pouvait avoir trois ans et la cadette deux.

[25] La fête solennelle des saints durait huit jours, et toutes les grandes solennités se prolongeaient pendant une octave.

[26] Il ne paraît pas que Philippe ait jamais joui de la seigneurie effective de Morée ; son beau-père, Guillaume de Villehardouin, ayant vécu aussi longtemps que lui. Je n’ai retrouvé aucun denier tournoi frappé en son nom, mais bien au nom de son père Charles.

[27] Il mourut en 1277, avant d’avoir consommé son mariage avec Isabelle, qui n’avait guère alors que douze ou quatorze ans.

[28] Florent de Hainaut épousa Isabelle vers 1290 et mourut vers 1297. On trouvera tous les renseignements qui lui sont relatifs à son article dans mes remarques sur les monnaies des princes d’Achaïe à la tête de ce volume.

[29] Isabelle eut en effet pour second mari Florent de Hainaut dont elle eut une fille nommée Mahaut (voyez la Chronique de Morée). On trouvera parmi les monnaies des princes d’Achaïe (V. mes éclairc.), un denier tournoi de Florent).

[30] Si le mariage de Mahaut avec Guy de La Roche, duc d’Athènes, eut lieu entre la mort de Florent de Hainaut et le troisième mariage d’Isabelle, Mahaut ne pouvait avoir douze ans, car elle était née eu 1293, Florent mourut en 1297 et Isabelle épousa Philippe de Savoie en 1301. Ce qu’il y a de certain, c’est que Mahaut était mariée avec Guy en septembre 1303. Peut-être ne fut-elle mariée qu’en 1304 au moment où Isabelle abandonna tout à fait la principauté avec Philippe de Savoie.

[31] Il est possible qu’Isabelle ait fait un voyage en France à cette époque ; ce qui est certain, c’est qu’après la mort de Florent de Hainaut, elle vint demeurer à Naples et à Rome, et que le pays fut gouverné par des baillis

[32] Ainsi que je viens de le dire, Isabelle de Villehardouin habitait l’Italie depuis la mort de son second mari, Florent de Hainaut. La grande solennité du Jubilé de l’année 1300 l’attira à Rome. Ce Jubilé est surtout célèbre pour avoir fait naître dans le célèbre Jean Villani l’idée d’écrire ses chroniques. Voici comme il s’exprime à ce sujet :

Cette même année y alla aussi Isabelle de Villehardouin, qui pouvait alors être âgée de 30 à 34 ans. Philippe de Savoie, né en 1270 de Thomas III, comte de Maurienne et alors âgé de 24 ans, n’ayant eu en partage qu’une partie du Piémont dont il avait pris possession en 1295, et faisant sa résidence à Pignerolles (voyez Data, Storia dei principi di savoia del ramo d’Acaia, II), résolut d’obtenir la main d’Isabelle et la principauté de Morée. Apprenant qu’Isabelle était à Rome, il y envoya de Pignerolles, avant d’y aller lui-même, un certain moine (nommé Philippe) pour préparer le mariage auquel s’intéressait le souverain pontife ; Isabelle accepta. Philippe arriva à Rome à l’occasion du Jubilé et le mariage fut célèbre dans cette ville entre le 17 et le 27 février 1301 en présence du cardinal Luca Fieschi et de Léonard évêque d’Albano (Data). Avant que le mariage fût contracté, elle fit don à Philippe du château et de la ville de Corinthe, pour les posséder en propre au cas où il n’aurait pas d’enfant d’elle, et elle se constitua à elle-même en dot toute la principauté d’Achaïe. Voici cet acte :

« Nous, Isabeaus, princesse d’Achaïe, faisons assavoir à tous chaus qui ces présentes lettres verront et liront, que cum ce soit chouse que traittement et parolles soient de mariage fere entre nous et noble baron et aul, monsieur Philippe de Savoye, par la maint des révérends pères, de monsieur Lucha del Fiesc et de monsieur Léonart evesque d’Albane, et par la Dieu grâce, cardinalx de Rome, et par l’entroit et par le commandement de saint père monsieur Boniface, par la miseracion divine appostoille de la sainte église de Rome, en lequel traictement nous demandons et requérons ledit monsieur Philippe qu’il viegne en nostre présence et amenit avec li certaine quantité de gens d’armes à cheval et à pie, por défendre et maintenir nostre guerre encontre nostres ennemis ; et ledit monsieur Philippe nous requiert que nous li doyons pourvoir de nostre terre et de nostre princey, pour le travail de son corps et pour les despeus que il et ses gens feront pour aller en nostre princée, en tel manière que les chousces que nous li donnons soient siens, se ainsi advenoit que nous et li ne feissiens heoirs ensemble qui restast a nostre heritage et nostre princée :

« Et nous voyans et reconnoissans que ledit monsieur Philippe demande et requis chose juste et raysonnable, et qu’il ne seroit avenant qu’il perdist avecque nous son temps ne son travail, ne ses despans qu’il fera por luy et por ses gens por aller en noslre terre, et voyans qu’il nous estoit besoin qu’il mainliegne et deffande nous et nostre terre et face nostre guerre : Pour ce, nous, de noslre bonne vollenté, donnons et feisons donation pure et mère eutre vis, et non revocable, audit monsieur Philippe de Savoye devant que matrimoine soit fait ne compli, et devant qu’il nous hait esposée, c’est assavoir : du chastel et de toute la chastelleaie de Corinthe et de la ville, avec toutes ses raisons et appartenances et droytures, en pleine juridiction et seignorie, tant ce que nous tenons à nostre domayne, comme lieus et hommages et toutes autres raissons et appartenances qui à ladite chastellcenie du Corinthe appartiengnent et pourraient appartenir, en tel manière que, se nous et ledit monsieur Philippe ferons hoirs ensamble qui soient hoyrs et princes de nostre terre et de nostre princée, que ceste donation soit casse et vane et de nulle valour. Et ceste donation faisons nous audit monsieur Philippe, en tel manière, qu’il soit quite, et si l’en quittons, del service de son corps à toute sa vie, qu’il devroit fere ou seroit en tenus, por ces choses que nous li avons données, ensi comme cy dessus se contient.

« Et por ce que ceste chose soit ferme et stable, nous havons données ces présentes lettres ouvertes audit monsieur Philippe, scellées de nostre grand scel pendant, qui furent escriptes à Rome, à 7 jours du mois de février l’an de N. S. J.-C. 1301 de la 14e indict. » (Guichenon, Preuves, p. 102.)

Aussitôt après son mariage Philippe demanda l’investiture la principauté du seigneur principal, Philippe de Tarente, qui prenait le titre d’empereur de Constantinople en vertu des droits de sa femme, Catherine de Valois, fille de Catherine de Constantinople dernière héritière de Baudouin. Charles II, roi de Naples, lui donna l’investiture, en l’absence de son fils, par l’acte suivant.

Investiture de la principauté d’Achaïe Philippe de Savoie par Charles II, roi de Sicile, au nom du prince de Tarente, son fils.

<texte en latin>

Sign : Franciscus de Suavis.

Il paraît du reste que Philippe ne s’opposa pas à cette investiture, puisque dans la lettre suivante il donne à Philippe de Savoie le titre de prince d’Achaïe.

Lettre de Philippe, prince de Tarente, à Philippe de Savoie, prince d’Achaïe.

<texte en latin>

« Datum Brindisiis, 4 augusti, 3 indict.

Sign : Princeps Tarenti despotus. »

Aussitôt après avoir reçu l’investiture des mains de Charles de Naples, Philippe de Savoie partit avec sa femme Isabelle pour le Piémont, y rendit quelques ordonnances sur l’administration du pays et en particulier sur les monnaies, qui devaient être semblables à celles d’Asti, et de Vienne (Data), et se disposa à se rendre en Morée avec sa femme. Il partit en effet avec elle pour l’Achaïe, vers la fin de l’année 1301, se fixa à Clarentza, et nomma Benjamin chevalier de la principauté d’Achaïe. Isabelle accoucha en 1 »05 au château de Beauvoir (Belvéder), d’une fille nommée Marguerite. Le 24 décembre 1302, elle donna à sa fille les châteaux de Cariténa et de Bosselet avec leurs dépendances, et le chancelier Benjamin en rédigea l’acte, qui fut ensuite confirmé à Patras. Voici l’acte de donations et de confirmation.

Donation à Marguerite de Savoie des châteaux de Caritena et de Bosselet par le prince et la princesse d’Achaïe.

« Nous Philippes de Savoie, prince d’Achaye, et Ysabiaux, princesse de cette meisme princée, foisons assavoir à tous ceaux qui cestes presentes lettres verront et orront, que nous, per nous et per nous hoirs, donnons et octroyons à nostre chiere fille Marguerite et as hoirs de son corps, le chastel et la chastelanie de Cariteyne et de Bosselet a tutes tours raisons, droitures et appartenances, tant ce que est au domayne per domayne, et ce que est aux homage, homes, jurisdiction, joustice, taut et vant, et tout ce qui appartient à la haute seigneurie, per ainsi que la dite Marguerite notre fille doit tenir toutes ces devant dictes chouses de nous et de nos hoirs qui seront princes, pour le service de son corps et de six chevaliers, six mois en l’ant. Et pour ce que ceste chose soit ferme et stable et que nulle personne ne puisse aller à l’encontre par nul temps, havons nous fait donner à la dicte Marguerite nostre fille cestes lettres ouvertes scellés de notres sceaux pendans. Et à plus gran tesmoniance et fermeté de ceste chouse, nous havons requeru le honorable et sage Benjamin, chancelier de nostre princée, qu’il mete su son propre seyaut à ces présentes lettres.

« Et nous, Benjamin, chancelier de la princée d’Achaye, à la requeste de très haut et puissant, nostre chier seigneur monsieur Philippes de Savoye, prince d’Achaye, et de nostre chière dame madame Ysabiaux, princesse de celle meisme princée, havons mis notre seyaul proprie à ces dites présentes lettres, en tesmoignance de vérité.

« Ce fut fait a Beauvoir, en l’ant de l’incarnation 1303, au 24e jour du mois de décembre de la seconde indicion. »

Confirmation de la susdite donation.

« Nous Philippes de Savoye, prince d’Achaye, et Ysabeaux, princesse de cette meisme princée, faisons assavoir à tous ceulx qui cestes lettres verront et orront, que cum ce soit chose que nous heussions donnée à nostre dite fille Marguerite, nostres chasteaux de Cariteyne et de Bosselet, à toute la chastellanie et les forteresses de ceulx meismes lieux, et à toutes ses raisons, dreytures et appartenances, justices, laut et vant et juridictions et tout ce qui appartient à la dite chastelanie, tant ce qui est au domayne per domayne, quant ce qui est au lieu por lieu, et en homage lige, ensi que il appart per ceues lettres que nous havons délivrés à la dite Marguerite nostre fille ; véés ce que ancores donons nous à celle nostre fille et aux hoirs de son corps, et outroyons et confirmons toutes celles chouses dessus escriptes et devisées pour le service de son corps et de six chevaliers six mois en l’ant. Et per ce que ceste chouse soit ferme et estable, et que nul ne puisse aler à l’encontre, nous havons fait bailler à ladite nostre fille cestes présentes lettres ouvertes scellées de nostres sceaux. Et à plus grant fermeté de ceste chouse nous havons requis :

« Le Revérend père en Dieu, messire Johan, per la grace de Dieu archevesque de Patras, et le honorable et sage homme messire Jaque, doyen de ce meisme lieu,

« Et les nobles hommes :

« Messire Nycole de Saint-Omer, grant mareschau de nostre princée,

« Messire Anglibert, grant connestable de cette meisme princée,

« Messire Hugues de Charpigny,

« Benjamin, nostre chancellier,

« Messire Giles de Laigny,

« Et messire Girard de Lambri,

« Qu’ils mettent leur seaux à cestes présentes lettres ;

« Et nous, Johans, archevesque, et Jaques, doyen de Panas,

« Nicolas de Saint-Omer, grant mareschaux,

« Anglibert, grant-connestable de la princée d’Achaye,

« Hugues de Charpigny, sire de la Voustice,

« Benjamin, chancellier de la princée d’Achaye,

« Giles de Laigny,

« Et Girard de Lambri,

« A la requeste de très haut et puissant nostre bon seigneur, monsieur Philippes de Savoye, prince d’Achaye, et de madame Ysabeaux, princesse de celle meisme princée, havons scelés cestes présentes lettres de nostre seyaux an tesmoniance de varité.

« Ce fut fait à Patras, à l’an de l’incarnation 1304, le 21e jour du mois de février de la seconde indiction. »

Philippe de Savoie passa en Morée toute l’année 1303. Voici un acte qui prouve qu’il y était au mois de juin :

« Nous, Philippes de Savoie, prince d’Achaïe, et Yssabiaux, princesse de celuy meisme princée, sa loyaulz espouse, feissons assavoir à tous ceaux qui verront et ourront ces presans lettrès, que nous, pour le bœn servisse et loyauz que Jaquemin de Scalenges nous ha fayt et pour celuy qu’il nous pourra fayre de ci en avant, donons et outroions à ly et à hoirs de son corps, trois cents impérials de rante par ans, lesquiels nous li promettons en bone foy assenier en leu suffisant à sa requeste en noustre princée d’Achaye. Et tandis que nous li aurons assenié lesdits trois cents impériauls, nous volons et li otroyons qu’il hait et preigne lesdits trois cents impériauls chascun an seour nostre comercle de Clarence, preignant premièrement lesdits trois cents impériaulx en ladite feste de Pasques prochainement vignant, et puys chacun an en ladite feste de Pasques, jusques a tant que nous li aurons assenié en autre leu suffisant. Et pour ce mandons et ordonnons à noustre comerclier deu comercle de Clarence, qui est ou qui sera pour le tans qui est à venir cameralier, qu’il responde audit Jaquemin et face payement à lui ou à son commandement desdits trois cents impériaulx chascun an, ou terme desus nomé. Et les chouses que nous li assènerons pour lesdicts trois cents impériaulx, il et ses hoirs de son corps le doyent tenir de nous et de nous hoirs, en gentils lieues (fiefs nobles), et selon les us et les coutumes dou pays (Voyez Chr. de Morée.) fere à nous le servisse de sa personne trois mois de l’ant à noustre requeste et de nous hoirs, pour luy et pour ses hoirs. Et se ansi fust qu’il ne nous peusse servir ou ne nayssit de sa personne, il nous promet de servir et doyt d’un escuyer à cheval, armés lesdits trois mois chascun an. Et pour ce nous a promis et juré fieutés et homages, et servir ansi come est dessus dit et devises, et pour ce que ceste chouse soit ferme et estable, nous li avons donnés ces présans lettres overtes, seillées de noustre grant saiel pendans. Escrites a Clarence, l’ant de l’incarnation de Noustre Seigneur Jésus-Christ 1303, de la prime indiction, à 10 jours du moys de jugnet. » (Data, documenti)

Ne pouvant parvenir à bien établir son autorité en Morée, Philippe se rembarqua à Patras avec sa femme et sa fille, et débarqua à Gênes dans les derniers mois de 1304.

[33] Isabelle de Villehardouin mourut en Piémont en l’année 1311.

[34] Marguerite, fille de Philippe de Savoie et d’Isabelle, resta en Piémont et épousa en 1324 Regnaud de Forez, seigneur de Malleval, de Virieu et de Chavanai. Il est possible que cette clause ait existé puisque Froissart donne à Regnaud le nom de prince de Morée ; mais les droits réels continuèrent à être revendiqués par les descendants de Philippe lui-même.

[35] Isabelle.

[36] Philippe. En 1312 il épousa la fille du dauphin de Viennois.

[37] Philippe de Tarente avait épousé Ithamar, fille du despote d’Arta Nicéphore, et sœur aînée de Thomas, despote d’Arta après son père.

[38] A la mort de Guy de La Roche le duché d’Athènes passa à Gautier de Brienne, fils d’Hélène de La Roche ; et d’Hugues de Brienne. Hélène était tante de Guy de La Roche.

[39] Mahaut, fille de la princesse Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, née le 29 novembre 1293, avait épousé par provision, étant encore enfant, Guy de La Roche duc d’Athènes mort en novembre 1308. La duchesse d’Athènes entrait donc à peine dans sa quinzième année, et le mariage n’avait pas été consommé.

[40] Marguerite, dame de Matagrifon, comtesse d’Andria.

[41] Probablement un peu après l’an 1500.

[42] Je trouve dans D. Luc d’Acheri, les conventions stipulées entre Fernand de Majorque et Marguerite, dame de Matagrifon, à la suite du mariage arrêté entre Fernand et Isabelle, fille de Marguerite. Cet acte est surtout curieux en ce qu’il fait connaître quelle était à cette époque la valeur des prétentions de la seconde fille du prince Guillaume de Villehardouin.

[43] Je n’ai pu retrouver la signification d’aucun de ces mots, bien que j’aie consulté à ce sujet plusieurs arabes attachés à notre service d’Alger, et que je me sois adressé à la science profonde de M. Etienne Quatremère. Je me borne donc à citer ces mots tels que les donne Muntaner.

[44] Lorsque les seigneurs français, ecclésiastiques et laïques, établis en Morée, tels que l’évêque d’Andravida, le comte de Céphalonie, Nicolas Mavros ou Lenoir, seigneur d’Arcadia (le même dont il est question dans la Chronique de Morée), eurent appris que la dame de Matagrifon, pendant son voyage en Sicile avec sa fille, avait marié sa fille avec Fernand de Majorque, ils furent vivement courroucés contre elle. Déjà menacés par la compagnie catalane qui s’était établie dans le duché d’Athènes, ils comprenaient que cette alliance pouvait donner une nouvelle force aux Catalans. Aussi, dès que Marguerite de Villehardouin fut de retour en Morée, ils l’arrêtèrent et lui confisquèrent ses biens, et Marguerite mourut au mois de mars de l’année 1315. C’est à la suite de ces événements que l’infant se résolut à partir sur-le-champ pour la Morée afin de soutenir les droits de sa femme.

[45] On a vu que le prince de Tarente, mari d’Ithamar, avait voulu faire valoir de prétendus droits sur la Morée. A la mort de sa première femme il chercha à obtenir la main de Catherine, héritière du trône de Constantinople, promise à un fils du duc Eudes de Bourgogne. Après de longues négociations un traite fut enfin signé au Louvre le 6 avril 1315, par lequel Philippe de Tarente épousait Catherine, et cédait en même temps tous ses prétendus droits sur l’Achaïe à Mathilde de Hainaut, fille d’Isabelle de Villehardouin et de Florent de Hainaut, en faveur de son mariage avec Louis de Bourgogne, frère du duc de Bourgogne, auquel donation entre vifs était faite de la principauté, en vertu de ce mariage. Louis se mit en route avec Mathilde de Hainaut, sa nouvelle épouse, pour se rendre en Morée par l’Italie, au mois d’octobre 1315. Arrivé à Venise, où il devait s’embarquer, il fit son testament le 26 novembre, jour de Saint-André 1315. Il y déclare qu’il veut être inhumé à Cîteaux s’il meurt deçà les monts, et s’il meurt au-delà des monts, dans la plus prochaine abbaye de l’ordre de Cîteaux du lieu où il décédera. Au cas où il décéderait sans hoirs, il veut que celui de ses frères qui sera duc de Bourgogne ait sa principauté de la Morée et toute sa terre de Bourgogne, sauf à la princesse sa femme tous ses droits ; et au cas où il laisserait un seul enfant, il veut qu’il soit son héritier universel ; s’il en avait plusieurs, que l’aîné ait la principauté de la Morée, et que sa terre de Bourgogne soit également partagée entre tous les autres. Ainsi donc, presque en même temps, les deux petites filles de Guillaume de Villehardouin avaient épousé l’une Louis de Bourgogne, l’autre Fernand de Majorque, qui arrivaient aussi en même temps en Morée avec des prétentions égales, qu’ils étaient prêts à soutenir par des troupes assez nombreuses. Les barons de Morée avaient adhéré de préférence au parti de Mathilde, par crainte de l’influence qu’un prince de race catalane, tel que Fernand, allait donner à la Compagnie des Catalans du duché d’Athènes ; et ce sont les troupes de ces barons que Fernand eut à repousser d’abord avant d’avoir à lutter contre celles qu’amenait Louis de Bourgogne.

[46] Ou Bel-Veder. Muntaner l’appelle noll-ver.

[47] C’est-à-dire de Guillaume de Villehardouin.

[48] Non pas longtemps, mais seulement quatre ans, Isabelle étant morte en février 1311 et Marguerite en 1315.

[49] Après la mort de sa première femme, la jeune Isabelle de Matagrifon, l’infant Ferrand de Majorque épousa, sur la fin de 1315, pendant son séjour à Clarentza, Isabelle d’Ibelin, alors âgée de quinze ans, fille de Philippe d’ibelin, sénéchal de Chypre, cousine de Henri roi de Chypre. Il avait envoyé plusieurs de ses chevaliers en message en Chypre pour la demander, et l’acte de mariage fut rédigé le 4 octobre 1315, à Nicosie. De ce mariage naquit un fils nommé Ferrand, qui épousa depuis Eschive, fille de Hugues roi de Majorque. Voici l’acte de mariage conclu à Nicosie, tel qu’il est rapporté par Ducange.

[50] Dépendante de la Sardaigne.

[51] Il avait été cité devant le parlement de Paris, au sujet de questions élevées par le roi de France sur Montpellier.

[52] Ce n’était pas à proprement parler un béret, mais un de ces bonnets catalans et valenciens qui tombent droit et se rejettent sur la tête en se repliant comme par couches. Muntaner lui donne le nom de battit. J’ai mis le mot béret dans le texte comme plus intelligible à des lecteurs français. Mais comme Muntaner est un rigide observateur des usages du temps, je devais respecter en note la sévérité de ses détails de costume.

[53] Abréviation qui répond à Pierrette, femme de Pierre ; c’était probablement la femme du bailli de ce nom.

[54] Je trouve dans un cahier de pièces manuscrites de la propre main de Ducange, déposé à la Bibliothèque royale, un morceau fort curieux sur les événements qui se sont passes en Morée au moment de la mort de l’infant Ferrand de Majorque. C’est une sorte de procès-verbal en forme. On voit qu’il a été rédigé par un Catalan, car plusieurs mots latins ne sont qu’une traduction de mots catalans ; et l’infant y parle même parfois tout à fait catalan. J’ai publié cette pièce pour la première fois à la suite de la seconde édition de l’histoire de Constantinople de Ducange, que j’ai donnée en 1826, en 5 vol. in-8°. Je la revois sur le seul manuscrit connu, cette pièce est intitulée dans Ducange.

[55] Avant même que la ville de Clarence eut été rendue par les gens de l’infant, à la suite du découragement dont sa mort frappa les siens, le prince Louis de Bourgogne, son rival, et mari de Mathilde de Hainaut, mourut aussi, empoisonné, dit-on, par le comte de Céphalonie. On a vu que Louis de Bourgogne, avant de s’embarquer, avait fait son testament à Venise et avait légué, au cas où il mourrait sans enfants, sa principauté de Morée à son frère Eudes de Bourgogne. Eudes, voyant qu’il lui serait difficile d’en prendre possession, par les obstacles qu’il trouverait en Morée dans la résistance de Mathilde, veuve de son frère, et dans les difficultés qu’il avait en France, vendit son droit à Philippe de Tarente, empereur titulaire de Constantinople par son mariage avec Catherine.

[56] Il paraît que les barons français de Morée, après la mort de Louis de Bourgogne, ne reconnaissant pas les droits éventuels cédés par lui à un prince titulaire, voulurent se donner un prince réel et prirent des arrangements avec Jean comte de Gravina, un des fils de Charles II, qui désirait avoir la main de la princesse et surtout la principauté. La princesse refusa. On la mena de force à Naples ; là nouveaux refus. Conduite jusqu’à Avignon devant le pape, en 1315, elle déclara qu’elle était mariée en secret à Hugues de lapalisse. Le comte Jean, furieux, n’en persista pas moins à vouloir donner suite au mariage, il fit d’autorité célébrer les fiançailles ; et comme c’était la principauté qu’il voulait, non la femme, il prit de lui-même le titre de prince de Morée et fit renfermer Mathilde au château de l’Œuf où elle mourut sans enfants. On trouve des éclaircissements curieux sur ces faits dans un mémoire dont un fragment est rapporté par Ducange, comme tiré de l’ancienne Chambre des Comptes de Paris ; je n’ai pu le retrouver aux Archives et je donne ici ce fragment revu sur l’extrait fait par Ducange et transcrit de sa propre main dans le cahier déjà cité plus haut.