Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

EXPÉDITION FRANÇAISE EN CATALOGNE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE CXIX

Comment le roi de France envoya le légat du pape et le sénéchal de Toulouse au roi de Majorque, pour demander passage sur son territoire et comment il se disposa à pénétrer avec toutes ses forces en Catalogne et par terre et par mer.

Les galères que le roi de France avait ordonnées étant terminées,[1] les provisions ayant été préparées à Toulouse, à Carcassonne, à Béziers, à Narbonne et aux ports de Marseille et d’Aigues-Mortes, il envoya le cardinal légat et le sénéchal de Toulouse à Montpellier, pour s’entendre avec le seigneur roi de Majorque afin que ses troupes pussent passer en paix sur son territoire. Le seigneur roi de Majorque se rendit à Montpellier. Le cardinal l’admonesta et lui fit de grandes offres de la part du Saint-Père, et le sénéchal en fit autant de la part du roi de France. Leurs exhortations auraient cependant produit peu d’effet,[2] sans la convention faite à Gironne entre les seigneurs rois d’Aragon et de Majorque ; et d’après laquelle les deux frères étaient tombés d’accord, que le roi de Majorque laisserait passer les troupes françaises sur ses terres, et cela par deux fortes raisons : la première, que le roi de Majorque ne pouvait nullement empêcher les Français d’entrer en Roussillon, et que si c’était de vive force qu’ils y entraient, Montpellier, le Roussillon, le Confient et la Cerdagne étaient à jamais perdus pour lui ; la seconde raison était que, s’ils n’entraient point parla, ils passeraient par la Navarre ou par la Gascogne, et y trouveraient un bien meilleur passage que par le Roussillon, car ils avouaient eux-mêmes que c’était une assez rude lâché de pénétrer en Catalogne par le Roussillon. Telles furent les raisons qui décidèrent le roi de Majorque à faire ce que désiraient le pape[3] et le roi de France. Le cardinal et le sénéchal retournèrent fort satisfaits vers le roi de France, croyant avoir partie gagnée. Et de la même manière qu’ils avaient annoncé le résultat de leurs négociations au roi de France, ils les communiquèrent à Charles,[4] roi du chapeau, et l’écrivirent au pape qui en fut fort content. Le roi de France fit payer la solde de six mois aux riches hommes, aux chevaliers, aux hommes des compagnies de pied et aux marins et autres ; car l’argent ne leur manquait pas, le pape leur fournissant les trésors qu’il avait amassés pour aller attaquer les infidèles d’outre mer, et qui ne servirent que contre le roi d’Aragon. Vous verrez aussi comment ces trésors fructifieront.

Le pape ayant poussé le roi de France, et le printemps étant venu, l’oriflamme sortit de Paris ; et quand on fût arrivé à Toulouse, on estima qu’il venait bien certainement avec le roi de France dix-huit mille chevaux bardés et un nombre infini d’hommes de pied. Il y venait aussi par mer cent cinquante grosses galères et plus de cent cinquante nefs chargées de provisions de bouche, et des lins et des térides et des barques sans nombre. Que vous dirai-je ? Les forces que le roi de France menait avec lui étaient si grandes que tous disaient là, méconnaissant la puissance de Dieu : « Le roi de France emmène avec lui une telle force qu’il aura bientôt conquis toute la terre du roi d’Aragon. » Et Dieu y était ainsi méconnu, et on ne mentionnait même pas son nom ; on ne parlait de rien autre chose que de la puissance du roi de France. Si quelqu’un venait à parler du seigneur roi d’Aragon, et disait : « Que deviendra le roi d’Aragon et son royaume ? » ses amis répondaient : « Dieu est tout puissant, et saura bien le défendre, lui et son droit. » Ainsi ceux-ci imploraient la puissance de Dieu, tandis que les autres la méconnaissaient. Aussi vous verrez comment notre seigneur vrai Dieu usera de son pouvoir, qui est au-dessus de tous les autres pouvoirs ; car il a pitié de ceux qui le craignent et se courrouce contre les orgueilleux et contre ceux qui le méconnaissent.

Cessons de nous entretenir du roi de France et de ses grandes armées, qui sont à Toulouse et distribuées par tout le pays, et parlons du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CXX

Comment le seigneur roi En Pierre envoya des messagers à son neveu le roi don Sanche de Castille, pour le requérir de l’aider de ses chevaliers ; et comment ses troupes se réunirent au col de panissas pour s’opposer a ce que le roi de France pénétrât en Catalogne.

Le roi d’Aragon ayant appris que le roi de France était sorti de Paris, qu’il avait déployé l’oriflamme,[5] et qu’il s’approchait avec de grandes forces de terre et de mer, envoya aussitôt ses messagers à son neveu, le roi don Sanche de Castille, pour lui faire savoir avec quelles forces immenses le roi de France s’avançait contre lui, et en conséquence de leurs accords, le requérir de lui faire aide de sa chevalerie, disant que s’il le faisait, il devait tenir pour certain qu’il livrerait bataille au roi de France.

A la réception de ce message, le roi de Castille répondit aux envoyés : qu’ils pouvaient s’en retourner, et qu’il allait se préparer de manière à faire telle aide au seigneur roi son oncle, qu’il s’en tiendrait pour satisfait. Sa réponse fut bonne, mais les faits furent nuls, puisqu’il ne lui envoya pas aide d’un seul chevalier ni d’un seul piéton : de sorte que le roi d’Aragon fut entièrement déçu en ce qu’il attendait de lui, ainsi qu’il le fut à l’égard de son beau-frère le roi de France. Et ainsi, au moment où il avait besoin de tous ses amis terrestres, il se vit abandonné ; mais, en bon et sage seigneur et le meilleur chevalier du monde, il leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur vrai Dieu, c’est à vous que je recommande et mon âme et mon corps, et mes peuples et mes terres. Puisque tous ceux qui devaient me secourir m’ont abandonné, daignez, Seigneur, me secourir vous-même et protéger moi et mes peuples. Signez-les et bénissez-les ! »

Tout exalté et animé de l’amour de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, il commanda qu’on sellât son cheval et que tout homme prêt au combat se revêtit de ses armes, car lui-même voulait s’armer. Aussi le même jour se montra-t-il armé dans la ville de Barcelone, et y fit-il célébrer de grandes fêtes, et des réjouissances en l’honneur de Dieu. Et par là il encouragea si bien ses gens que déjà ils eussent voulu se montrer en armes contre leurs ennemis ; et un jour de délai leur paraissait une année d’attente.

Les fêtes étant terminées à Barcelone, le roi envoya dans tout l’Aragon des messagers aux Aragonais, afin qu’ils prissent leurs mesures pour que ni du côté de la Navarre ni du côté de la Gascogne ne pût venir aucun dommage à son royaume. Il envoya en même temps par toute la Catalogne ses lettres de commandement à tous riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, pour qu’ils eussent à se rendre tout armés au col de Panissas, car c’est là qu’il se proposait d’aller à la rencontre du roi de France pour lui fermer l’entrée de son pays. Sur cet ordre, tous, au jour fixé, furent réunis au col de Panissas. Là ils dressèrent leurs tentes, aussi bien que le seigneur roi et l’infant En Alphonse, avec un grand nombre des chevaliers de Catalogne.

Quand ils furent tous réunis, le seigneur roi ordonna que le comte d’Ampurias avec ses gens gardât le col de Banyuls et le col de la Massane ; le comte d’Ampurias plaça les compagnies de Castellon au col de Banyuls, et les autres au col de la Massane, et le comte avec ses chevaliers alla visiter les uns et les autres à plus d’une demi lieue. Chacun de ces passages était si fort qu’on n’avait pas à craindre que personne y passât. Il mit d’autre part le vicomte de Rocaberti à la garde du Pertus ; et le seigneur roi lui-même, avec le reste de ses gens, demeura au col de Panissas.[6] En chaque lieu on s’était précautionné de marchands et autres gens qui apportassent à vendre tout ce dont on pourrait avoir besoin. Tous les passages furent ainsi bien gardés et bien munis de tout. Je laisse là le roi d’Aragon et son armée, et reviens au roi de France et au roi de Majorque.

CHAPITRE CXXI

Comment le roi de France essaya de forcer le passage de Panissas ; comment lui et son armée eurent beaucoup à souffrir ; et de la grande cruauté qu’ils exerceront contre le clergé et les habitants d’Elne, dans la fureur qu’ils éprouvèrent à cause de ce qui leur était arrivé.

Quand le roi de France eut réuni tout son monde et sut que tous étaient bien pourvus de tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, et que sa flotte était toute appareillée et embarquée (c’était en l’année 1285, au mois d’avril), il se rendit en Roussillon. A son entrée en Roussillon, le seigneur roi de Majorque vint au-devant de lui ; le roi de France lui fit grand accueil, et le roi de Majorque le lui rendit à lui et à ses fils, qui étaient ses neveux, lesquels avaient accompagné leur père ;[7] c’est à savoir monseigneur En Philippe, l’aîné de ses fils, qui était bien fâché et bien désolé de tout ce que faisait son père, et monseigneur En Charles, roi de chapeau, qui en était très satisfait, parce qu’il tenait beaucoup à être roi d’Aragon. Ils se rendirent ensemble à Perpignan, et toute l’armée du roi de France campa de Perpignan[8] jusqu’au Boulou ; si bien que journellement les gens de l’ost du roi d’Aragon couraient sur eux jusqu’à leurs tentes, en tuaient et en prenaient un grand nombre, et leur causaient beaucoup de dommages. Que vous dirai-je ? Le roi de France resta en cet état pendant quinze jours, ne sachant quel parti prendre. Un jour enfin il se décida à s’approcher du col de Panissas et à tenter le passage ; mais lorsqu’il fut au Boulou, et qu’il eut examiné le lieu par lequel il lui fallait passer, et qu’il eût vu toute la montagne couverte des tentes de l’ost du roi d’Aragon, il maudit celui qui lui avait conseillé de marcher par ce passage. Toutefois, il voulut un jour l’essayer, et jamais on ne fit si fol essai ; car tout à coup fondirent sur son avant-garde plus de cinquante mille hommes, almogavares et varlets des menées, de telle sorte qu’on les voyait rouler du haut de la montagne en bas, hommes et chevaux. Et ils reçurent tant de dommage ce jour-là qu’ils y perdirent bien mille cavaliers et une quantité innombrable de piétons. Le roi de France voyant revenir ainsi ses troupes mal menées et en déroute, sans qu’il lui fût possible de les secourir, s’écria : « Qu’est-ce, grand Dieu ! Je suis trahi ? » Alors monseigneur Philippe se tournant vers son frère Charles : « Beau frère, lui dit-il, voyez avec quels honneurs vous accueillent les habitants de votre royaume. »

Charles ne répondit rien, tant son chagrin était vif ; mais le roi leur père qui avait tout entendu répondit avec grande colère : « Taisez-vous, sire Philippe, car ils font une chose dont ils auront à se repentir. —Ah ! Sire ! Sire ! s’écria monseigneur Philippe, j’ai plus à cœur votre honneur ou votre honte et votre dommage que ne l’ont le pape et les cardinaux qui vous ont pourchassé cette bonne aubaine à vous et à mon frère, qu’ils ont fait roi du vent ; car, dans leurs déduits et au milieu des plaisirs, ils se soucient bien peu des dangers et des dommages qui vous sont réservés. »

Le roi de France ne répliqua rien, sentant bien que son fils disait la vérité ; mais il était trop tard pour se repentir. Que vous dirai-je ? Toute l’armée fut obligée de rétrograder vers Elne, pour se tenir toujours rapprochée de la rivière de Tech. Le seigneur roi de Majorque voyant que le roi de France marchait vers Elne, fit dire aux habitants de le recevoir processionnellement. Alors l’évêque et tous les ecclésiastiques sortirent pour le recevoir ; mais, au lieu de s’humilier devant la croix, les Français, furieux de ce qui leur était arrivé, se ruèrent sur eux, et taillèrent en pièces clercs, laïque, femmes et enfants. Jugez à présent avec quelle dévotion et quel respect pour leurs indulgences ils s’acheminèrent à cette expédition, et comment notre Seigneur vrai Dieu aurait pu supporter une si grande cruauté sans en tirer vengeance !

Aussi cette nouvelle ne fut pas plus tôt répandue dans toute la Catalogne qu’elle redoubla le courage de tous les habitants, qui virent bien qu’il valait mieux mourir tous en les combattant plutôt qu’un seul d’entre eux se rendit à de telles gens. Après cette abominable action ils restèrent bien encore quinze jours sans savoir à quoi se décider. La flotte pendant ce temps était réunie à Collioure. Que vous dirai-je ? Le roi de France eut l’intention de s’en retourner ; mais Dieu ne voulut pas permettre qu’il échappât à si bon marché, et il leur donna au contraire les moyens de passer, afin qu’ils allassent périr entre les mains de leurs ennemis.

CHAPITRE CXXII

Comment quatre moines fournirent au roi de France le moyen de pénétrer en Catalogne par le col de la Massane ; et comment, en quatre jours, ils construisirent une telle route que les charrettes y moulaient toute, chargées.

Quatre moines qui étaient de Toulouse, et qui se trouvaient dans un monastère près d’Arides, vinrent au roi de France. L’un d’eux était l’abbé du lieu. Ils étaient là parce que ce monastère est suffragant du monastère de la Grasse, qui est à Narbonne, et il y vient toujours un abbé de ce lieu. Les rois d’Espagne feraient donc que sages, s’ils ne permettaient pas qu’il y eût sur leurs terres un seul prélat qui ne fût né au royaume.

Or cet abbé dit au roi de France : « Seigneur, moi et ces moines, nous sommes nés en votre royaume, et vos sujets. Nous verrions donc avec grande douleur que vous fussiez contraint de vous retirer avec si grand déshonneur ; et ainsi, seigneur, si vous le désirez, nous vous indiquerons un lieu par où vous pourrez passer. A la vérité, ce lieu est très fort ; mais, par cette raison, on dédaigne de s’en occuper, et personne ne se trouve là pour s’opposer à vous. Il peut se faire qu’il y ait là cinquante hommes de garde ; mais vous, seigneur, qui avez beaucoup de gens munis de hoyaux, de houes, de pieux, de haches, envoyez un riche homme à vous avec mille chevaux bardés, et que beaucoup de gens de pied marchent en avant avec lesdits instruments et tracent un chemin. Ils peuvent être précédés d’un millier de piétons, afin que, si les travailleurs étaient aperçus, on eût affaire d’abord à ces hommes armés, et que ceux qui travailleraient ne fussent point obligés de se Béranger de leur ouvrage. Ainsi, seigneur, vous pourrez passer sûrement, vous et toutes vos troupes ; car si une fois vous avez mille de vos soldats en un lieu qui domine ce passage, personne au monde ne pourra vous l’enlever ni vous empêcher de monter tous, vous et votre chevalerie. » Le roi de France lui répondit : « Abbé, comment savez-vous cela ? —Seigneur, dit-il, parce que nos hommes et nos moines vont tous les jours en ce lieu-là pour y prendre du bois et de la chaux ; souvent aussi les gens de pied qui ont à se rendre au comté de Barcelone passent par ce chemin. Le lieu dont je vous parle, seigneur, se nomme le Col de la Massane. Demandez au comte de Foix, qui connaît le pays, et à En Raymond Roger, et vous trouverez que tout est ainsi que je vous le dis. — Nous ne le demanderons à personne, répliqua le roi de France, nous nous fions à vous ; et cette nuit même nous ferons ce que nous avons à faire. »

Aussitôt il fit appeler le comte d’Armagnac, qui avait sous ses ordres une bonne troupe de cavaliers et de piétons. Il fit venir aussi le sénéchal de Toulouse et leur ordonna à tous deux de se tenir prêts à minuit à suivre ces frères avec mille chevaux bardés et deux mille piétons de Languedoc, et de se pourvoir sur-le-champ de tout ce qu’il y avait dans l’ost d’hommes munis de houes, de hoyaux, de pieux et de haches, et d’aller faire ce que leur diraient les moines,

Et ainsi qu’il leur fut commandé, ainsi fut-il exécuté.

A minuit, le comte d’Armagnac, le sénéchal et tout leur monde suivirent les frères et commencèrent à faire le chemin. Arrivés à la montagne, les deux frères précédaient les gens de pied par l’ancien sentier, tandis que l’abbé et l’autre frère, avec les gens du monastère, qui connaissaient parfaitement bien cette montagne, restaient avec ceux qui travaillaient à la route. Que vous dirai-je ? A la pointe du jour les deux mille piétons eurent atteint le haut du col sans avoir été aperçus par ceux qui y étaient de garde que quand ils furent devant eux. Mais s’ils avaient fait mauvaise garde, ils y reçurent de bonnes taillades ; car de cinquante qu’ils étaient, il n’en échappa pas plus de cinq qui vinrent porter l’alarme et s’enfuirent vers l’ost de Castellon au col de Banyuls. Aussitôt que l’ost de Castellon entendit le cri d’alarme, tous coururent aux armes. Le hasard voulut que le comte d’Ampurias fût allé à Castellon pour mettre en état les lieux et les châteaux qu’il avait à garder, et avec lui étaient allés la plus grande partie de la chevalerie et autres braves gens de Castellon.

Ceux qui étaient placés à la garde du col de Banyuls marchèrent alors vers le col de la Massane ; et en levant les yeux ils aperçurent bientôt un grand nombre de gens qui déjà étaient montés ; et jugeant qu’ils ne pouvaient plus rien y faire, ils rétrogradèrent vers le col de Banyuls, et arrivés au-delà de Tornavels, où il y en avait quelques-uns, ils levèrent leurs tentes, et s’en retournèrent chacun chez eux.

Ils envoyèrent aussitôt au seigneur roi d’Aragon, au col de Panissas, pour lui faire savoir que les Français étaient passés par le col de la Massane. Le roi ne pouvait le croire, et envoya mille almogavares à la découverte de ce côté. Ceux-ci trouvèrent que le passage était déjà occupé par des forces nombreuses ; mais ils se dirent : « Pour rien au monde nous ne devons nous retirer sans avoir pris langue. Attendons ici la nuit ; et, à l’aube du jour nous férirons au milieu d’eux ; nous leur ferons de grands dommages, et nous en enlèverons trois ou quatre vivants, que nous amènerons, pour qu’ils puissent raconter au roi d’Aragon comment la chose s’est passée. »

Tous tinrent cet avis pour bon, et pendant le reste de la journée et la nuit suivante ils se tinrent cachés.

Je reviens maintenant à l’armée du roi de France. Tout se passa ainsi que l’avaient annoncé l’abbé et les moines. Aussitôt que la cavalerie fut arrivée en haut du col, on envoya en toute hâte et en toute joie des messagers au : roi de France, pour le prévenir qu’on était maître du passage sans aucun conteste, et que le chemin était si bien réparé que les charrettes pouvaient y passer ; qu’ainsi donc il s’y rendît lui-même avec toute l’armée.

Que vous dirai-je ? Le roi de France en fut ravi ; il fit aussitôt déployer l’oriflamme, et donna ordre à l’armée de monter. Voyez ce qu’est la puissance ; dans l’espace de quatre jours on y avait fait une route telle que les charrettes toute chargées y montaient.

Le lendemain, à la pointe du jour, les almogavares vinrent férir sur eux. Un bruit épouvantable en retentit jusqu’à l’ost du roi de France, si bien que l’on crut que le roi d’Aragon y était arrivé en personne. Vous eussiez vu alors chevaliers et piétons se troubler ; tous se croyaient perdus ; et sans doute ils l’eussent été, s’il fût arrivé seulement trois mille almogavares.

Que vous dirai-je ? Les deux mille varlets de Languedoc tinrent bon assez longtemps. Ils s’emparèrent d’un coteau et se défendirent jusqu’à ce qu’il fût jour, sans vouloir abandonner la position. Quand le jour eut paru, on s’aperçut que ceux qui avaient fait ce coup n’étaient qu’en bien petit nombre, et c’est alors qu’il se fit des prodiges de valeur ; les lances et les traits des almogavares jouèrent bien leur jeu. Que vous dirai-je ? Les almogavares voyant les troupes considérables qui étaient déjà réunies et celles qui continuaient toujours à monter, et que déjà il s’y trouvait plus de mille chevaux bardés, se replièrent par une crête de la montagne, emmenant avec eux plus de dix personnes notables et après avoir tué de leurs mains ou précipité du haut de la montagne plus de trois mille hommes de pied ou de cheval. Ils reprirent ensuite leur voie, s’en allèrent au roi d’Aragon, lui contèrent ce qu’ils avaient fait, et lui amenèrent tous leurs prisonniers, qui racontèrent le fait ainsi qu’il s’était passé. Le roi d’Aragon fit publier dans toute l’armée, que tous eussent à plier les tentes et que chacun retournât chez soi. Tous obéirent à ses ordres. Le seigneur roi, le seigneur infant En Alphonse, le comte de Pallars, le vicomte de Cardona, le vicomte de Rocaberti, et autres riches hommes et chevaliers de Catalogne, revinrent à Pérulade ; là ils apprirent par un homme venu du monastère de Saint Quirch, situé dans la plaine qui s’étend au bas de la montagne du col de la Massane, que le roi se trouvait audit monastère avec toute sa chevalerie. Que vous dirai-je ? Le roi de France s’arrêta huit jours au monastère de Saint Quirch, ne voulant point faire un pas en avant jusqu’à ce que toute sa cavalerie et son infanterie, ses charrettes et tout son bagage ne fussent prêts, et que sa flotte ne fût arrivée au port de Rosés, le meilleur port de la Catalogne, et si grand que toute la marine du monde pourrait y tenir. Il faisait cela afin que les vivres ne pussent lui manquer.

CHAPITRE CXXIII

Comment le roi de France marcha avec toutes ses forces sur Péralade dont il forma le siège ; et des prouesses du seigneur infant En Alphonse.

Quand toute l’armée fut passée, et que tous furent réunis à Saint Quirch, l’ost marcha en ordre de bataille, comme si elle eût eu à livrer le combat. Ils marchèrent ainsi en bon ordre et bien équipés tout droit sur Péralade et campèrent de Garigellas jusqu’à Garriga, de Garriga à Valguarnera et de Valguarnera à Puyamilot. Ainsi tous se trouvèrent dans cette belle plaine qui suit Péralade ; et jamais on ne put mieux voir l’armée du roi de France qu’on la vit des murs de Péralade. Aussi, lorsque le roi d’Aragon les vit ainsi tous réunis, il leva les yeux au ciel, et s’écria : « Seigneur vrai Dieu, que vois-je devant moi ? Je n’aurais jamais pensé que dans tout le monde on pût en un jour réunir autant de troupes ! » Il aperçut en même temps toute la flotte qui entrait au golfe de Rosés, et qui était infiniment nombreuse ; et il ajouta : « O mon Dieu ! Ne m’abandonnez pas, et que votre assistance soit avec moi et avec mes peuples ! »

Si le seigneur roi d’Aragon fut émerveillé de ce spectacle, tous ceux qui le virent ne le furent pas moins. Le roi de France lui-même et ceux qui étaient avec lui en eurent grande merveille, car ils ne s’étaient jamais vus réunis ainsi tous à la fois ; et dans cette plaine il n’y a pas un seul arbre ; ce sont partout des labours et des champs de blé. Péralade est placée dételle manière que sur l’un des côtés s’étendent, jusqu’à une moitié de la ville, les champs en labour, et de l’autre côté sont les ruisseaux qui passent près des jardins, ce qui est une fort belle chose. Et il n’est pas étonnant qu’il y eût là une si grande réunion de gens, puisqu’il y avait plus de vingt mille chevaux bardés, à la solde du roi de France et de l’Église, et plus de deux cent mille hommes de pied, sans compter encore tant et tant de gens de cheval et de pied accourus pour gagner des indulgences ; car il y avait indulgence de toute peine et faute. Aussi la multitude y était-elle sans fin.

Lorsqu’ils furent campés, que leurs tentes furent dressées, et que la flotte eut pris la ville de Rosés, ils distribuèrent leurs vivres dans les maisons. Le seigneur roi d’Aragon dit alors à l’infant En Alphonse de prendre cinq cents cavaliers et une compagnie de gens de pied, et de fondre sur l’armée ennemie. L’infant En Alphonse en eut la plus vive joie du monde. Il appela le comte de Pallars, le comte d’Urgel, le vicomte de Cardona, En Guillaume d’Anglesoia et le vicomte de Rocaberti, et leur dit de s’appareiller, car il voulait au jour naissant férir sur l’armée ennemie. Tous à cette nouvelle ressentirent un grand plaisir.

Le seigneur roi fit venir le comte d’Ampurias, qui s’était rendu auprès de lui aussitôt qu’il avait appris que les Français étaient passés ; il appela aussi les autres riches hommes, et leur dit : « Barons, tenons-nous prêts à nous armer comme eux, à monter à cheval et à nous rendre aux barrières, afin que, si les nôtres ont besoin de secours, nous puissions leur être en aide. —Seigneur, dit le comte et dirent-ils tous, vous dites bien. »

Le matin, dès l’aube du jour, le seigneur infant En Alphonse sortit de Péralade avec la cavalerie en bon ordre, et alla férir sur un coin de l’armée, au moment où le jour paraissait. Tous les jours un corps de mille chevaux bardés était chargé de faire le guet pour la garde de ladite ost. A peine l’attaque fut-elle commencée que vous eussiez vu les tentes abattues, et plus de mille hommes de pied qui avaient suivi nos cavaliers, tuer les gens, briser les coffres et mettre le fou aux baraques. Que vous dirai-je ? Grandes furent les clameurs des mille cavaliers bardés du guet accoururent, et c’était là qu’il fallait voiries faits d’armes ! si bien qu’en peu d’heures les gens du seigneur infant eurent tué plus de six cents hommes d’armes sur les mille cavaliers qui formaient le guet ; et il n’en eût pas échappé un seul, si le comte de Foix, le comte d’Astarac, le sénéchal de Mirepoix, le seigneur Jourdain de l’Isle, Roger de Cominge, et toute la chevalerie du Languedoc, ne fussent accourus bien armés et en bon ordre de bataille ; car ne pensez pas qu’ils arrivassent comme ont l’habitude de le faire les nôtres, sortant à mesure qu’on les appelle, sans que l’un attende l’autre ; mais d’un bon pas, en chevaliers plein d’assurance et de bravoure, et en bon ordre de bataille, ils marchèrent sur la bannière du seigneur infant. Et le seigneur infant, tout chaud de bravoure comme il était, voulait qu’on brochât de l’éperon pour aller férir sus ; mais le comte de Pallars s’y opposa. Que vous dirai-je ? Envis[9] pouvait-il être retenu d’aller férir ; tant qu’enfin le comte de Pallars l’alla saisir au frein de son cheval et lui dit : « Eh ! Seigneur, que voulez-vous faire ? Vous ne nous ferez pas ce mauvais tour ! » Et aussitôt il le fit retourner et ils réunirent toute leur compagnie.

Pendant ce temps, le seigneur roi était sorti de Péralade avec le comte d’Ampurias et le reste de la cavalerie, pour recevoir le seigneur infant. Que vous dirai-je ? Ils rentrèrent en bon ordre dans les barrières de Péralade, et le dernier qui y rentra avec la bannière fut En Dalmau de Rocaberti, seigneur de Péralade, et avec lui En Raimond Folch, vicomte de Cardona, aussi avec sa bannière ; car tous deux étaient chargés de l’arrière-garde. Et avec la grâce de Dieu, ils rentrèrent sains et saufs et satisfaits à Péralade, après n’avoir perdu que trois cavaliers et environ quinze hommes de pied, tandis qu’ils avaient tué plus de huit cents cavaliers et un nombre infini de gens de pied. Que vous dirai-je ? Ils eurent tellement à besogner que tous les jours on voyait aux barrières, des engagements de cavaliers et d’hommes de pied, et tant et tellement qu’il y avait bien raison d’en être émerveillé.

Et cela dura cinq jours, et on ne perdit pas un seul de ceux qui sortaient de Péralade ou y rentraient du côté des jardins ;[10] et tout autant de Français qui s’y engageaient, ils étaient tués ; et jamais il ne sortit aucun homme de l’ost du roi de France qui ne fût pris ou tué. C’est le lieu le plus fort du monde ; et nul ne pourrait y pénétrer qu’il n’y pérît, si les gens de Péralade le voulaient bien ; car nul n’en connaît bien le chemin, s’il n’est né et s’il n’a été élevé dans la ville.

Je veux vous conter une chose merveilleuse, et qui toutefois est aussi digne de créance que si vous l’eussiez vue de vos propres yeux.

CHAPITRE CXXIV

Comment une femme de Péralade, vêtue en homme, portant une lance en main, une épée à la ceinture et un écu au bras, prit un chevalier français brave et revêtu de bonnes armures.

Il y avait à Péralade une femme que j’ai vue et connue, nommée La Mercadière, parce qu’elle avait un magasin de marchandises ; c’était une femme très vive et grande et forte. Un jour, pendant que l’armée française était devant Péralade, elle sortit de la ville et alla à un sien jardin pour cueillir des choux, et elle se revêtit d’une robe d’homme, prit une lance, ceignit l’épée, saisit un écu au bras et alla ainsi accoutrée à son jardin. Pendant qu’elle y était, elle entendit le bruit de campanelles[11]et s’émerveilla de ce que cela pouvait être ; et aussitôt elle laissa là ses choux et s’en alla du côté d’où venait le bruit, pour voir ce que c’était. Elle regarde et aperçoit dans la rigole qui séparait son jardin de celui du voisin un chevalier français avec son cheval bardé, dont tout le poitrail était garni de campanelles et qui allait çà et là, sans savoir par où sortir. Elle qui le voit, se hâte de gagner un passage, agite sa lance et lui en donne un tel coup dans la cuisse qu’elle traverse la cuisse et la selle, et blesse le cheval. L’animal se sentant blessé se lève de ses pieds de devant, puis des pieds de derrière, tellement que le chevalier en eût été renversé s’il n’eût été affermi par une chaîne sur sa selle. Que vous dirai-je ? Elle met l’épée à la main, va se placer à une autre ouverture, frappe le cheval à la tête, et le cheval en fut tout étourdi. Que vous dirai-je ? Elle saisit le cheval par la bride et s’écrie : Chevalier, vous êtes mort si vous ne vous rendez. » Le chevalier, qui se tient pour mort, jette l’estoc qu’il portait, et se rend. Elle ramasse l’estoc, retire la lance de sa cuisse, et l’amène ainsi à Péralade ; ce qui causa une grande satisfaction au seigneur roi et au seigneur infant ; et ils lui firent raconter plusieurs fois la manière dont elle avait pris un chevalier. Que vous dirai-je ? Le chevalier et les armes furent bien sa propriété. Le chevalier se racheta au prix de deux cents florins d’or qu’elle en eut. Vous pouvez juger par là si la colère de Dieu n’était pas sur les Français !

CHAPITRE CXXV

Comment le seigneur roi, l’infant En Alphonse, les riches hommes et les barons sortirent de péralade pour aller meure le royaume en état, et de la grande méchanceté que les almogavares firent à Péralade en la mettant à feu et à sang.

Quand ces six jours furent passés, tous les comtes, riches hommes et barons dirent au seigneur roi : qu’il n’était pas bon que lui ni l’infant restassent plus longtemps en ce lieu ; qu’ils devaient aller donner leurs soins au pays ; que le comte d’Ampurias et le vicomte de Rocaberti iraient renforcer leurs châteaux, parce qu’à l’aide de ces châteaux ils pourraient occasionner de grands dommages à l’ennemi ; que, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui avait offert de fortifier et de défendre la cité de Gironne, irait préparer et organiser tout dans ladite ville, et qu’il suffisait qu’il restât à Péralade deux riches hommes avec leur suite. Que vous dirai-je ? Cela fut ainsi décidé, et le seigneur roi voulut que le comte de Pallars et En Guillaume d’Anglesola restassent à Péralade, ainsi qu’En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou, qui était alors fort jeune, et ne s’éloignait jamais du seigneur roi. Et on peut dire qu’il y avait alors à Péralade quatre riches hommes qui étaient des meilleurs chevaliers du monde. Ensuite il fut ordonné qu’En A. de Cortsavi et En Dalmau de Castellnou allassent renforcer leurs châteaux, parce qu’il y avait assez du comte de Pallars et d’En Guillaume d’Anglesola pour rester à Péralade.

Ainsi donc, dès le matin, et de grand jour, le comte d’Ampurias partit pour son comté afin d’y mettre en état les châteaux et autres places, et le vicomte de Cardona alla à Gironne, dans laquelle il s’enferma. Il débarrassa la ville des femmes et des enfants ; il prit en sa compagnie beaucoup de notables chevaliers qui l’aimaient de cœur, et beaucoup de notables citoyens, et il mit sur un bon pied la cité de Gironne et la tour de Gironelle.

Le vicomte de Rocaberti partit également pour fortifier ses châteaux, ainsi que le comte de Castellnou, En Gesbert, et A. de Cortsavi qui accompagna le noble En Dalmau de Castellnou. Les choses étant ainsi arrangées, ils prirent en pleurait congé du seigneur roi d’Aragon, qui se disposa à partir le lendemain.

Il convoqua un conseil général à Péralade ; il y prit la parole et dit beaucoup de fort belles paroles ; il les conforta, les anima, les requit de bien faire, puis prit congé d’eux en annonçant que le lendemain matin il se mettrait lui-même en marche avec le seigneur infant. Tous recommencèrent à pleurer, et ils le bénirent, et allèrent lui baiser les mains, à lui et au seigneur infant, si bien que les prud’hommes de Péralade lui dirent : « Seigneur, n’ayez aucune crainte pour cette ville. La place est bien forte et bien pourvue de vivres et d’hommes ; et s’il plaît à Dieu, nous ferons si bien que nous retiendrons le roi de France comme derrière une barrière, de telle sorte qu’il n’ira pas plus loin ; et s’il le fait, nous lui couperons les barrières et les chemins, et lui enlèverons tout moyen d’avoir des vivres. » Le seigneur roi les remercia beaucoup de ce qu’ils lui promettaient.

Que vous dirai-je ? Les almogavares qui étaient avec le roi étaient au nombre de bien cinq mille, et le seigneur roi avait ordonné qu’il en restât mille à Péralade. Ceux des almogavares de la compagnie du seigneur roi qui étaient désignés pour rester, furent fort dolents d’avoir à quitter leur compagnie pour rester à Péralade. L’idée du butin que leurs camarades pourraient faire sur les Français pendant leurs courses nocturnes leur allait au cœur, et ils résolurent de faire prendre au roi un autre avis ; et vous entendrez la grande méchanceté qu’ils firent ! Lorsque ce vint la mie nuit, et quand le seigneur roi et le seigneur infant furent sortis de Péralade et qu’ils pouvaient être arrivés ou à Villa Bertrand ou à Figuères, ils s’en vont mettre le feu à plus de cent endroits de la ville, et s’écrient : « Au feu ! Sauvez-vous ! Sauvez-vous ! » Que vous dirai-je ? Les bonnes gens de la ville, qui étaient dans leurs lits, entendant ces cris d’alarme et voyant la ville en flammes, ne songent qu’à courir, l’un à son fils, l’autre à sa fille, le mari au secours de sa femme et de ses enfants ; et pendant ce temps les almogavares se mettent à piller et ravager. Que vous dirai-je ? La ville fut tellement embrasée qu’à l’exception des murailles, il n’y resta sur pied que deux hôtels. Et ce fut un bien grand dommage, car Péralade était la plus ancienne ville qui depuis le temps de Charlemagne et de Roland fut purgée de la présence des Sarrasins. Et il est vrai aussi que ce fut par Charlemagne que fut fondé le monastère de Saint Quirch ; et quoiqu’il soit sur un autre territoire que celui de Péralade, c’est-à-dire dans le comté d’Ampurias, il le donna à Péralade, Et tandis que le feu était à la ville, tous les habitants en sortirent, et il n’y resta personne, si ce n’est une bonne femme, nommée La Batelière[12], qui alla à l’autel de Sainte-Marie, dans laquelle elle avait grande dévotion, et dit que là elle voulait mourir. Et comme elle avait bien dit, elle fit bien aussi, par amour pour Notre-Dame.

Pendant cette nuit, le roi de France et toute son ost, qui voyaient ce grand incendie, s’en émerveillèrent fort, et toute la nuit ils restèrent sur leurs chevaux bardés ; et quand ce vint qu’il fit jour, et qu’ils aperçurent toute la ville en flammes, ils virent bien qu’elle était abandonnée. Ils y entrèrent et ils éteignirent le feu comme ils purent. Et ceux qui avaient bon cœur déploraient qu’une si belle et bonne ville fût consumée par les flammes. Et aussi il y en avait entre eux d’une autre opinion, de sorte que les bon-» éteignirent le feu et les mauvais le rallumaient. Ils arrivèrent aussi à l’église, et trouvèrent cette bonne femme, qui embrassait l’image de madame Sainte-Marie. Mais voici venir les maudits Picards, la pire race de l’armée ; et ils taillèrent en pièces cette bonne femme ; ainsi agenouillée devant l’autel, puis ils attachèrent leurs chevaux aux autels et commirent toute sorte de sacrilèges, dont Dieu sut bien les récompenser, comme vous l’apprendrez plus tard.

Quand le seigneur roi d’Aragon, le seigneur infant et tous surent que la ville de Péralade avait ainsi été détruite, ils en furent très affligés ; mais les circonstances étaient telles qu’ils n’y pouvaient porter aucun remède. Il en résulte qu’à jamais tout roi d’Aragon, quel qu’il soit, est tenu de faire beaucoup en laveur de la ville de Péralade en général, et de ses anciens habitants en particulier. Ainsi le seigneur de Péralade, qui était au service du roi d’Aragon, perdit, comme le roi put bien le savoir, tout ce qu’il possédait. Aussi, moi et tant d’autres qui y perdîmes la plus grande partie de notre avoir, n’y avons-nous plus remis les pieds depuis, et nous avons couru le monde, cherchant fortune avec de grands maux et nous exposant à de grands dangers ; et au milieu de ces aventures la majeure partie a succombé dans ces guerres de la maison d’Aragon.

CHAPITRE CXXVI

Comment le comte de Castellon, suivi de vingt vaillants hommes, alla demander au seigneur roi ce qu’il devait faire de Castellon ; et comment le seigneur roi leur permit de se rendre au roi de France et les dégagea de leurs serments.

Lorsque le roi d’Aragon eut quitté Péralade et Villa Bertrand, il prit par la Saline[13] le chemin de Castellon, où il trouva le comte, qui ne savait que faire depuis qu’il avait appris l’incendie de Péralade. Les gens de Castellon étaient dans la même inquiétude, sachant bien que, Péralade étant désemparée comme elle l’était, ils ne pourraient plus résister aux forces du roi de France, tandis que, si Péralade eût conservé ses moyens de résistance, ils comptaient bien tenir ferme ; et ainsi, entre elles deux, ces villes auraient donné fort mauvaise aventure audit roi.

Si bien que les prud’hommes de Castellon n’eurent pas plus tôt appris que Péralade avait été incendiée par les almogavares, qu’ils allèrent trouver leur seigneur le comte et lui parlèrent ainsi : « Dites, seigneur, dites au roi d’Aragon qui s’approche, que si lui ou ses chevaliers veulent entrer dans notre ville, ils peuvent le faire ; mais nous ne souffrirons pas qu’un seul almogavare y mette le pied ; car ils feraient de nous ce qu’ils ont fait de Péralade. Nous vous prions de nous conseiller ce que vous désirez que nous fassions. Si vous le voulez, nous sommes prêts à abandonner Castellon, et à vous suivre avec nos femmes et nos enfants ; et nous-mêmes nous mettrons le feu à notre ville, car nous aimons mieux l’incendier nous-mêmes et emporter ce que nous pourrons, que si les almogavares venaient nous saccager, de la même manière qu’ils l’ont fait des bons habitants de Péralade ; car à mesure que ceux-ci fuyaient, emportant avec eux leurs hanaps d’argent, ou leurs choses précieuses, ou leurs effets, aussitôt qu’ils étaient loin des portes de la ville, les almogavares les leur enlevaient ; et ce ne saurait être le bon plaisir du seigneur roi ni le vôtre qu’ils en fassent autant de nous. »

Le comte leur répondit : « Prud’hommes, j’irai trouver le roi. Que vingt d’entre vous y viennent avec moi pour parler au nom de la ville, et nous verrons alors ce que le seigneur roi désirera et commandera ; et tout ce qu’il prescrira, je veux que cela soit fait. — Seigneur, vous dites bien, » répliquèrent-ils.

Le comte monta à cheval, et vingt prud’hommes des plus notables de Castellon partirent avec lui ; ils trouvèrent le seigneur roi tout près de là. Le comte et les prud’hommes le prirent en particulier ; on appela l’infant En Alphonse et les riches hommes qui s’y trouvaient. Alors les prud’hommes répétèrent devant eux à leur seigneur le comte tout ce qu’ils lui avaient déjà dit.

Après les avoir écoutés, et qu’ils eurent terminé leurs explications, le comte dit au seigneur roi : « Seigneur, vous avez bien entendu ce que m’ont dit ces prud’hommes ; et moi, seigneur, je leur répondrai devant vous ce que je leur ai répondu en votre absence. Et je leur dis, que ce que vous, seigneur, vous jugerez bon de dire et d’ordonner d’eux et de tout le comté, ma volonté est que cela soit exécuté. Et si vous voulez, seigneur, que ma main y mette le feu, de mes mains incontinent j’y mettrai le feu ; car tant qu’il y aura vie en mon corps, je ne sortirai pas de votre voie. —Nous avons bien entendu, lui répondit le seigneur roi, tout ce que les prud’hommes de Castellon vous ont dit ; et nous vous déclarons à vous et à eux : que nous sommes si affligés de la destruction de ne, que nous voudrions avoir donné dix fois ce que valait ne, et que cela n’eût point eu lieu. Mais les circonstances sont telles que nous ne pouvons point sévir contre ceux qui ont agi ainsi ; et nous reconnaissons que nous et nos successeurs nous sommes tenus à jamais de rendre au seigneur de ne et à toute la communauté ce qu’ils ont perdu. Nous n’ignorons point qu’ils n’avaient mérité en rien d’éprouver un tel désastre, puisque cette guerre a lieu pour soutenir nos droits et ceux de nos enfants, et nullement pour rien qui touche ces pauvres gens ; aussi nous regardons-nous devant Dieu et devant les hommes comme obligés à restitution ; et si Dieu nous tire avec honneur de cette guerre, nous ne manquerons pas, nous et les nôtres, d’en faire bonne réparation aux leurs. Si donc nous nous croyons tenu d’agir ainsi, comment pourrions-nous vouloir que Castellon fût détruit ? Vous pouvez bien croire que pour rien au monde nous ne le voudrions. Je conviens avec eux, que si ne n’eût pas été détruite, Castellon aurait pu tenir, et qu’entre ces deux villes où il y a tant de bonnes gens, et à l’aide des autres places, ils auraient tenu bon, protégés par les châteaux d’alentour garnis de nos troupes, et qu’ils auraient pu longtemps donner à faire aux ennemis. Mais puisque ce désastre de ne nous est survenu, nous reconnaissons que Castellon ne peut tenir contre les forces du roi de France. Ainsi donc, je consens et demande que vous donniez autorisation aux prud’hommes de Castellon, de se rendre au roi de France. Je vous relève, vous et eux, de toute obligation dont vous êtes tenus envers moi, et vous engage à faire de même envers eux pour tout ce à quoi ils étaient obligés envers vous. » Le comte se tourna alors vers les prud’hommes, et leur parla ainsi que le seigneur roi le lui avait prescrit. Si jamais on vit de la douleur et des larmes, ce fut bien là ; et cela n’est point merveille, car c’était une dure séparation. Ensuite le seigneur roi avec le comte, l’infant et toute sa suite, se rendirent à Gironne. Ceux de Castellon firent réunir le conseil général et rendirent compte de ce qu’ils avaient fait. Avant de sortir du conseil, ils firent choix de l’abbé de Rosés et de celui de Saint Pierre, et les envoyèrent à l’armée du roi de France et au cardinal ; et ceux-ci prièrent le cardinal d’être leur médiateur près du roi de France. Il répondit qu’il le serait volontiers. Déjà le roi de France et lui faisaient plus blanche farine qu’ils n’avaient coutume de faire ; car il y avait bien déjà trois mois qu’ils avaient payé la solde des troupes, et cependant ils n’avaient encore pris aucune place, de gré ni de force. Ils en étaient tout hors d’eux-mêmes, car ils s’étaient imaginés que, dès qu’ils auraient franchi les passages des montagnes, tout le pays accourrait à eux pour se rendre, et ils avaient éprouvé tout le contraire ; et plus les gens les connaissaient, moins on les prisait. Et certes il n’y a aucun royaume du monde où telle chose fût advenue, excepté la Catalogne, l’Aragon et le royaume de Valence ; et il n’en est aucun qui, se voyant investi par une si nombreuse multitude de gens, et armée en sus d’un interdit et d’indulgences, ne se fût sur-le-champ soumis. Aussi furent-ils grandement trompés dans leurs présomptions ; car ils ne croyaient pas avoir à lutter contre des hommes si déterminés.

Le cardinal fut donc volontiers médiateur entre les prud’hommes de Castellon et le roi de France, qui les reçut sauvement et sûrement sous la couronne de France sous la condition de n’en être tenus que comme ils l’étaient da comte. Il fut en outre convenu que toutes les portes de leur ville seraient fermées, excepté deux, et que nul individu de l’armée n’y serait reçu, s’il n’était porteur d’un permis. On leur donna enfin bien dix penonceaux pour les placer sur les portes et sur les murailles, en signe de sauvegarde. Le roi de France leur accorda par grâce spéciale que, si par aventure, il s’en retournait sans avoir conquis le royaume d’Aragon, dès le moment où il serait hors du col de Panissas, ils ne seraient plus tenus de rien envers lui. Les abbés revinrent à Castellon avec cet engagement signé.

CHAPITRE CXXVII

Comment le roi de France mit le siège devant Gironne, et de la grande méchanceté et cruauté que l’amiral des galères du roi de France exerça à Saint-Féliu.

Ceci étant terminé, le roi de France alla mettre le siège devant Gironne. Les galères vinrent à Saint-Féliu ; mais les nefs et les vivres restèrent au port de Rosés, car depuis que Castellon s’était rendu, elles n’avaient plus rien à craindre. En arrivant à Saint-Féliu, l’amiral des galères du roi de France trouva que tous les habitants avaient pris la fuite dans les montagnes, et il fit publier, que tous les gens qui étaient de Saint-Féliu et voudraient aumône n’avaient qu’à venir, et il la leur ferait. Alors tous les malheureux, vieux, pauvres, femmes ou enfants, s’en revinrent en grand nombre à Saint-Féliu. Quand il vit qu’il n’en arrivait plus, il fit placer ceux-ci dans des maisons, puis il y fit mettre le feu, et les fit tous brûler. Voilà l’aumône qu’il fit. Vous pouvez imaginer si la fumée de cet holocauste s’éleva vers le ciel ! Je ne vous en dirai pas plus sur ce fait ; le raconter seulement est pitié et douleur. Béni soit Dieu, qui souffre longtemps le mal, mais qui à la fin sait prendre de tout une droite vengeance.

Je laisse le roi de France assiéger Gironne, et reviens au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CXXVIII

Comment le seigneur roi En Pierre mit Besalu en état, ainsi que les châteaux des environs de Gironne, au moyen desquels ses troupes causaient de grands dommages à l’ost du roi de France ; et de la valeur d’En Guillaume Galeran de Cartalla.

Quand le seigneur roi d’Aragon eut fait mettre en état la ville de Gironne, il y plaça pour commandant et pour chef En Raimond Folch, vicomte de Cardona, et il laissa auprès de lui de notables chevaliers et citoyens. Voyant que le roi de France avait fait établir ses tentes et disposé le siège, il partit et se porta à Besalu, et fit mettre la ville en état de défense, de même que les châteaux qui étaient à l’entour de Gironne ; de telle manière que plus d’une mauvaise matinée était donnée à l’ost de France par les hommes que le roi d’Aragon avait placés dans les châteaux et autres lieux nouvellement fortifiés ; et ils enlevèrent ou détruisirent maints beaux convois qui allaient de Rosés à Gironne. Aussi les hommes d’armes gagnaient tant et tant sur les Français et en détruisaient tant, et en consommaient tant, et faisaient sur eux tant de bons faits de chevalerie[14] et d’almogavarerie,[15] que, comme je vous l’ai dit à l’occasion des affaires de Calabre, j’aurais trop à faire à vous les énumérer, et que je me contenterai de les mentionner en somme. Et en vérité je vous le dis, ils les serraient de si près que les Français ne pouvaient s’éloigner de l’ost, ni pour aller fourrager, ni pour faire du bois, sans se faire escorter d’un grand nombre de leurs chevaliers. Et ceux de la ville faisaient aussi de leur côté de fréquentes sorties et leur donnaient beaucoup de mal. Il n’y avait pas de jour qu’ils ne leur fissent quitter leurs repas par trois ou quatre fois, et ils ne leur permettaient jamais de goûter un bon sommeil, de sorte que le dormir et le manger ne leur profitaient guère. Et il paraît bien que la colère de Dieu tombait sur eux, car tant et tant de malédictions vinrent les assaillir, que ce fut la plus terrible contagion que jamais Dieu envoyât contre aucunes gens.

Le seigneur roi d’Aragon avait donc mis en bon état Besalu et les autres places à l’entour de Gironne, et avait posté toute l’almogavarerie et les varlets de suite sur cette frontière. Et ne pensez pas qu’ils fussent peu nombreux, car il s’y trouvait bien cinquante mille hommes, tant almogavares que varlets de suite, et bien cinq cents chevaliers, et bien encore cinq cents autres hommes à cheval des gens de Gironne ; si bien que la frontière était tellement gardée que jamais armée ne fut plus étroitement resserrée que ne l’était celle du roi de France. Jamais aussi troupe ne fit de plus grands butins que ne le firent les gens envoyés par le seigneur roi d’Aragon sur les Français. J’aurais aussi bien des choses merveilleuses à vous raconter de tout ce que firent les assiégés contre l’armée du roi de France.

Ainsi le seigneur roi d’Aragon avait tout disposé lui-même et laissé pour chef de ses gens le seigneur infant En Alphonse, et avec lui le comte d’Ampurias, le vicomte de ne, le vicomte de Castellnou, A. de Cortsavi, En Guillaume d’Anglesola et En Galeran de Cartalla, seigneur d’Ostalès et de Pontons, l’un des meilleurs chevaliers qui jamais furent en Espagne. Et il le prouva bien en plus d’une occasion, en Calabre et en Sicile, où, avec l’aide de Dieu, bien des victoires furent dues à ses sages conseils et à ses bonnes dispositions. Et, sur les prouesses de ce riche homme, En Guillaume Galeran, on pourrait, je vous le dis, faire un aussi gros livre que celui qu’on a fait sur Lancelot du Lac. Et jugez si Dieu lui voulait du bien ! Il fut alcayd[16] de Barbarie, et s’y trouva en beaucoup de faits d’armes ; puis il passa avec le seigneur roi à Alcoyll et en Sicile ; et là, comme je vous l’ai dit, il sut férir son coup de lance dans toutes les affaires ; si bien que, à cause de ses prouesses, le seigneur roi le créa comte de Catanzaro. Dieu enfin lui fit tant de grâce que, jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, il continua à porter les armes ; et puis il vint mourir dans son hôtel et dans sa seigneurie d’Ostalès, au sein de sa famille, dans la même chambre où il était né.

CHAPITRE CXXIX

Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, avec l’approbation du seigneur roi d’Aragon, entreprirent, avec onze galères et deux lins, de s’emparer de vingt-cinq galères du roi de France qui se trouvaient à Roses ; et comment le seigneur roi envoya à Naples vers l’amiral.

Le seigneur roi d’Aragon voyant ses frontières en si bon état et les affaires de la guerre si bien réglées et avec si bonnes troupes, et qu’ainsi il donnerait fort à faire à ses ennemis, partit pour Barcelone. Aussitôt après son arrivée dans cette ville, il fit venir En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et leur dit : « Prud’hommes, qu’avez-vous fait ? —Seigneur, répondirent-ils, vous trouverez ici douze galères armées et quatre lins armés, savoir : les dix nouvelles galères que vous avez ordonné de faire construire, et deux vieilles galères qui étaient ici, et que nous avons fait radouber. — C’est bien, répliqua le roi. Dites-moi, maintenant ce que vous entendez faire avec ces galères. — Seigneur, dit En Raymond Marquet, nous allons vous le dire. Il est vérité que nous avons eu et que nous avons encore nos espions à Rosés et à Cadaquès, deux places qu’occupent en ce moment les Français ; nous en avons aussi à Saint-Féliu ; et nous avons appris par eux, d’une manière certaine, que les galères du roi de France réunies dans ces trois ports sont au nombre de cent soixante, sur les quelles l’amiral du roi de France a ordonné que soixante, bien armées, resteraient toujours auprès de lui, réunies à Saint-Féliu. Cinquante autres galères, armées aussi, sont chargées d’aller et venir avec son vice-amiral de Saint-Féliu à Rosés, sans autre chose à faire que de faire charger des vivres à bord de nombreuses barques et lins qu’elles mènent avec elles de Rosés à Saint-Féliu, et qu’elles escortent ensuite à leur retour. De plus, ils en ont envoyé vingt-cinq à Narbonne, à Aigues-mortes et à Marseille, pour faire venir des vivres, afin que les nefs et lins ne cessent jamais de venir sous aucun prétexte. Quant aux vingt-cinq dernières elles restent au port de Roses, bien armées et bien appareillées, pour garder le port. Celui qui les commande est un bon chevalier, nommé G. de Lodève. Tel est, seigneur, l’arrangement établi dans ces galères par l’amiral du roi de France. Nous avons pensé, si vous le trouvez bon, seigneur, qu’avec ces douze galères que nous avons et nos quatre lins nous mettrons en mer ; et quand nous serons à la hauteur du Cap de Creus, nous resterons en mer ; puis nous louvoierons, et pendant la nuit, nous nous approcherons de Cadaquès. J’ai arrangé avec un nommé En Gras, qui est l’homme le plus notable de Cadaquès, et dont les deux neveux ont été élevés avec moi, que toutes les nuits ils aient à se trouver à la pointe du port Ligat, pour pouvoir de là communiquer avec eux. Et j’ai arrangé aussi qu’En Gras aurait quatre hommes à lui, qui ne feraient autre chose qu’aller et venir de Roses à Cadaquès, et lui rendre compte tous les jours de ce qui s’y fait. Nous avons appris par ce moyen que les cinquante galères étaient parties de Saint-Féliu depuis bien quatre jours pour se rendre à Rosés ; et quand elles sont à Rosés, cinq jours après elles en sont expédiées. Étant ainsi instruits de ces choses, nous voulons entrer dans le golfe de Rosés, et à l’aube du jour nous fondrons sur ces galères qui sont au nombre de vingt-cinq ; et une fois à la pointe du port, nous espérons qu’avec l’aide de Dieu et de votre bonne fortune nous pourrons nous emparer de ces galères, ou nous y périrons tous. Soyez certain, seigneur, que nous y allons d’un tel cœur que nous y serons tous mis en pièces ou que nous les aurons. La miséricorde de Dieu est si grande et le bon droit que vous et nous, seigneur, nous soutenons, est si évident, que nous n’avons aucune crainte de faillir dans notre tentative, et qu’au contraire nous avons foi en Dieu qu’il abattra l’orgueil et la méchanceté de ces mauvaises gens. Ainsi donc, seigneur, permettez et ordonnez que nous partions, et que demain nous puissions sortir d’ici. »

Le roi fut satisfait de la bonne volonté de ces deux prud’hommes. Il vit que tout cela était œuvre de Dieu, ne lui semblant pas qu’ils fussent hommes à se mettre d’eux-mêmes si grande affaire au cœur. Il leur fit bonne chère et leur répondit en riant : « Prud’hommes, nous nous tenons pour satisfaits de vous, de votre bon entendement et de votre audace ; il nous plaît qu’ainsi soit comme vous l’avez conçu. Ayez donc toujours confiance en Dieu, et Dieu nous tirera tous avec honneur, nous et vous autres, de cette affaire et de toutes les autres, car il n’en sera autre chose que ce que voudra la puissance de Dieu. Mais, prud’hommes, c’est avec peine que je dois vous dire que nous vous priverons de la première galère et de deux lins, attendu que nous voulons les expédier en Sicile, à la reine, à l’infant En Jacques et à l’amiral, pour leur apprendre notre situation, et leur transmettre notre ordre pour que l’amiral ait à se rendre vers nous avec cinquante ou soixante" galères armées ; et vous, de votre côté, vous lui indiquerez de notre part et selon vos avis la route qu’il aura à tenir, et comment il doit gouverner, et surtout de ne point différer. Instruisez-le des dispositions prises par l’amiral du roi de France. Puisque ce dernier divise ses forces nous en viendront à bout, Dieu aidant ; et si une fois ils avaient perdu la mer, ils auraient bientôt perdu la terre, et avec la terre aussi leurs corps. C’est maintenant, prud’hommes, que vous pouvez voir si ce que nous avons dit est arrivé : que, quand les gens du roi de France sauraient que nous n’avions pas beaucoup de galères, ils diviseraient eux-mêmes leurs forces navales ; ce qu’ils n’auraient certainement pas fait si nous en eussions eu cinquante. Et ainsi, avec l’aide et la volonté de Dieu, notre projet viendra à bonne fin. Quant à la galère, nous voulons qu’elle aille par le milieu du golfe, sans s’approcher de la Barbarie ni de la Sardaigne. Les deux lins armés iront au contraire, l’un par la Barbarie et l’autre par la Sardaigne. Et ainsi par l’une ou l’autre voie ils recevront nos ordres, chacun d’eux portant des lettres pareilles. D’ici à demain au soir faites tout disposer de manière qu’ils soient partis. Nous, de notre côté, nous ordonnerons à notre chancelier de faire faire les lettres que vous lui indiquerez. Nous allons aussi faire faire à l’instant les lettres que nous voulons envoyer à la reine, à l’infant et à l’amiral ; et nous leur dirons qu’ils aient la même foi en vos lettres qu’aux nôtres, et que ce que vous conseillerez à l’amiral de faire pour son voyage, il le fasse sans rien y changer en quoi que ce soit.—Seigneur, dirent-ils, ne vous tourmentez pas d’être forcé de nous priver de la galère et des deux lins, car tout ce que vous avez pensé est bien pensé ; et nous, avec la volonté de Dieu, nous ferons aussi bien, sans cette galère et ces deux lins, que nous aurions fait avec ce renfort de plus. » Le seigneur roi fit venir le chancelier, et lui ordonna de préparer les lettres et de faire faire tout ce que lui diraient En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et d’écrire à l’amiral qu’il eût à venir incontinent avec cinquante ou soixante galères armées, et qu’il n’y mît aucun retard, sous peine d’encourir la disgrâce du seigneur roi.

Le même jour, toutes les lettres furent écrites, closes et scellées.

De leur côté, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol écrivirent à l’amiral de la part du seigneur roi, et, selon leur avis, de prendre la voie de Cabrera, et, quand il serait arrivé à Cabrera, qu’il envoyât de là un lin à Barcelone ; qu’il évitât de donner aucune nouvelle de lui et de son voyage, mais que le messager allât directement à la maison d’En Raymond Marquet ; que là il trouverait ledit En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui lui feraient savoir ce qu’il avait à faire et le chemin qu’il aurait à tenir ; et que, s’ils n’étaient point eux-mêmes à Barcelone, il y trouverait aussi bon renseignement que s’ils y étaient présents. Ainsi firent-ils.

La galère et les deux lins embarquèrent leurs gens qui prirent congé du seigneur roi et de tous leurs amis. Chacun songea à suivre la route qui lui était tracée, et ils partirent avec la grâce de Dieu.

CHAPITRE CXXX

Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol prirent congé du seigneur roi d’Aragon pour aller s’emparer des vingt-cinq galères du roi de France, qui étaient à Roses ; et comment ils les battirent et prirent toutes.

Ils partirent ; mais personne ne savait quelle était leur destination. La chose n’était connue que du seigneur roi, d’En Raymond Marquet, d’En Béranger Mayol, du chancelier et du secrétaire qui avait écrit les lettres. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol s’embarquèrent sur les onze galères et deux lins qui restaient. Et vous pouvez croire que jamais galères ne furent mieux pourvues d’excellents hommes de mer, sans chevaliers ni fils de chevaliers (car il n’y en avait pas un à bord), que ne le furent ces onze galères. Ils prirent congé du seigneur roi, qui les signa, les bénit et les recommanda à la garde de Dieu. Ils s’embarquèrent et se mirent à ramer en louvoyant en mer, de manière à faire penser qu’ils prenaient la voie de Sicile ; mais lorsqu’ils furent à une distance suffisante pour qu’on ne pût les apercevoir de la Catalogne, la brise de mer s’étant mise au frais garbin, ils donnèrent les voiles et se dirigèrent vers le cap de Creus. Que vous dirai-je ? Pendant ce jour-là, pendant la nuit et le lendemain matin, ils tinrent la mer et arrivèrent dans les eaux du cap de Creus, à environ vingt-cinq milles sur le cap. Dès que le soleil fut couché, avec le vent donnant dans les voiles, ils s’approchèrent de terre dans la direction de Cadaquès, car le vent de terre était passé au large au sud sud-est ; si bien qu’à l’heure exacte ils se trouvèrent aux deux îlots près de Cadaquès. Alors En Raymond Marquet, avec l’un des lins armés, fit déposer à la pointe du port Ligat deux cousins germains d’En Gras, qui étaient avec lui. Ceux-ci étaient déjà convenus avec En Gras qu’ils lui feraient un signal aussitôt qu’ils seraient arrivés près de ses deux neveux. En Gras pouvait bien agir ainsi, parce qu’il était chef et commandant de qui, pour le comte d’Ampurias ; il la tenait aussi pour le roi de France, mais il exécutait en ceci les ordres du comte d’Ampurias. Et celui qui est chef et commandant d’une ville ou d’un château peut, de nuit et de jour, faire à sa volonté. Aussi, ses deux neveux, ainsi que ses deux cousins, qui étaient arrivés avec En Raymond Marquet, pouvaient faire secrètement leurs affaires, sans avoir à s’inquiéter de rien. Ces deux cousins d’En Gras s’étant rendus à qui et ayant fait leur signal, aussitôt les deux neveux d’En Gras sortirent pour aller avec eux, et tous quatre ensemble vinrent trouver En Raymond Marquet et En Béranger Mayol. Dieu voulant favoriser les desseins du roi d’Aragon et rabaisser l’orgueil des Français, tous arrivèrent si à point, qu’il ne fallait pas un instant de plus ni de moins. En voyant ces deux neveux d’En Gras, En Raymond Marquet leur dit : « Barons, soyez les bienvenus ! Que me direz-vous de nouveau de nos ennemis ? —Seigneur, soyez bien certain que jamais hommes ne vinrent plus à propos que vous n’êtes venus en ce moment. Sachez qu’hier matin, cinquante galères sont parties de Rosés avec grand nombre de barques et de lins, et à la faveur du vent de terre, ils ont mis en mer, et en dérivant ils ont changé de route ; et hier ils ont navigué tout le jour ; et nous les avons aperçus qui avaient doublé le cap d’Aygua-Freda. — Bien donc, dit En Raymond Marquet. Et de Rosés, que nous en direz-vous ? — Seigneur, répondit l’un de ces deux frères, neveux d’En Gras, j’allai hier à Rosés, et ; après le départ des cinquante galères, il n’y est resté que vingt-cinq galères qui sont assurément très bien appareillées et armées, et montées par de bons chevaliers et hommes de mer et de bonnes gens ; elles gardent le port, et le capitaine est un noble homme de Provence, nommé G. de Lodève. —Bien ! dirent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol ; et la nuit, où se placent-elles ? — Seigneur, répondit le même, chaque soir, quand elles ont fait leur salut du soleil couchant, elles vont se placer à la pointe en dehors du port, et s’y tiennent avec les voiles larguées, et restent là jusqu’au lendemain matin, au lever du soleil ; et elles observent le même ordre chaque jour ; j’ai couché plus de dix nuits à bord des galères, par partie de plaisir, avec des connaissances que j’y ai, et j’ai toujours vu qu’on suivait les mêmes dispositions. —Ainsi donc, prud’hommes, que nous conseillez-vous de faire ? — Nous vous prions, dirent-ils, puisque vous êtes décidés à marcher sur eux et à les combattre, de nous permettre de monter à bord avec vous autres ; et, sans aucun doute, si vous vous le mettez bien en tête, et que Dieu vous aide, ils sont à vous. — Barons, reprirent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, c’est assez que ces deux cousins germains, qui sont vos parents, soient avec nous, il ne serait point à propos que vous quittassiez votre oncle En Gras. Et soyez bien assurés que, si Dieu nous favorise et nous fait merci, vous aurez meilleure part que si vous étiez avec nous. Allez donc à la bonne aventure ; avec l’aide de Dieu nous serons demain matin aux prises avec eux ; et saluez votre oncle de notre part. —Seigneur, dirent-ils, vous nous feriez bien plus haute faveur, si vous nous emmeniez avec vous. — Il n’en sera rien, répliquèrent En Raymond Marquet et En Béranger Mayol ; ce n’est pas dans les batailles que naissent les hommes, et nous ne voudrions pas que le prud’homme En Gras pût voir qu’on vous fit faire plus qu’il n’est de son plaisir de faire. »

Cela dit, ils les recommandèrent à Dieu, et les deux jeunes gens retournèrent raconter à leur oncle En Gras ce qu’ils avaient fait et dit ; et le prud’homme En Gras s’écria : « Seigneur vrai Dieu, béni soyez-vous, vous qui êtes la vérité et la justice ! Secondez-les, donnez-leur la victoire, et préservez-les de tout mal ! » Quand il eut ainsi parlé, ses deux neveux prirent avec eux vingt varlets, et en suivant tout le long du rivage, ils se placèrent de manière à être témoins de la bataille.

A l’aube du jour, les galères se mirent à voguer, et se dirigèrent vers les vingt-cinq galères ennemies. Les deux lins de garde de Guillaume de Lodève les aperçurent, et, après avoir compté le nombre des galères, allèrent trouver l’amiral et lui dirent : « Seigneur, hâtez-vous, faites armer vos gens ; voici qu’arrivent devant nous onze galères et deux lins. Ce sont certainement les onze galères et les deux lins d’En Raymond Marquet et d’En Béranger Mayol, car nous avons reçu nouvelle de leur départ de Barcelone. »

Guillaume de Lodève fit aussitôt sonner les trompettes et les nacaires et armer tout son monde. Cependant le jour parut, et les galères se virent les unes les autres. G. de Lodève fit hisser les voiles, et se dirigea sur les onze galères qui se tenaient en dehors, pour ne pas être trop près de la côte ‘. Il s’avança donc sur elles avec quinze de ses galères amarrées ensemble ; et les dix autres venaient en poupe, afin de les tenir toutes au milieu, de manière à ce qu’aucune ne pût lui échapper ; et assurément c’était là une bonne ordonnance de bataille. Quant à En R. Marquet et En B. Mayol, ils firent amarrer leurs galères avec de longs câbles, et en firent autant de leurs avirons, afin que les ennemis ne pussent point pénétrer au milieu de leurs galères, jusqu’au moment où ils voudraient amener leurs avirons et en venir aux mains. Et cela se fit ainsi.

Je veux que chacun sache, et je vous dirai ici ce que j’ai éprouvé par expérience dans plusieurs batailles ; c’est que ce sont les arbalétriers enrôlés qui décident des batailles lorsque les galères ont amarré leurs avirons. Tout amiral ou commandant de galères catalan, fera donc que sage de ne pas avoir de tierciers[17] sur ses galères, mais bien des arbalétriers enrôlés ; car les arbalétriers d’enrôlement sont toujours bien dispos de corps et ont toujours leurs arbalètes et traits bien armés et empennés. Et pendant que les matelots voguent, eux se tiennent tout prêts avec leurs arbalètes. Les arbalétriers catalans sont si bien dressés qu’au besoin ils sauraient fabriquer une arbalète ; chacun sait la préparer, faire une flèche, une batterie, une corde, une torsade, l’attacher et faire enfin tout ce qui concerne les arbalétriers ; car en Catalogne on ne reçoit personne comme arbalétrier avant qu’il sache faire, d’une pièce à l’autre, tout ce qui tient à l’office d’arbalétrier. Aussi chacun d’eux porte tous ses outils dans une caisse, comme s’il devait faire office d’ouvrier en arbalètrerie, ce qui n’a lieu chez aucune autre nation ; mais les Catalans l’apprennent à la mamelle, ce que ne font pas les gens des autres pays. Voilà pourquoi les Catalans sont les plus habiles arbalétriers du monde. Les amiraux et commandants des flottes catalanes doivent donc donner toute leur sollicitude à ce que cette adresse singulière, qu’on ne trouve point chez d’autres, ne se perde pas chez eux, et avoir soin de la mettre en œuvre. Il ne faut donc pas que d’aussi habiles arbalétriers soient exposés à remplir les places des rameurs tierciers ; car s’ils le font, ils perdent leur perfection dans l’arbalète.

L’introduction de ces arbalétriers d’enrôlement a de plus à bord un autre avantage ; c’est que, quand ils aperçoivent qu’un gabier ou un rameur de banc est harassé ou veut boire ou manger, tout aussitôt ils se présentent et manient la rame par plaisir jusqu’à ce que l’autre ait fait ce qu’il avait à faire et soit reposé. Ainsi, tous les arbalétriers sont constamment frais et dispos et contribuent à faire reposer la chiourme.

Je ne dis pas que dans une flotte il ne soit très bon qu’il y ait dix galères sur cent où se trouvent des tierciers, afin qu’ils puissent plus promptement donner la chasse aux galères qui se présentent ; il suffit donc qu’il y en ait vingt-deux sur notre flotte et non plus.[18]

En R. Marquet et En B. Mayol avaient déjà Inexpérience de ce que je dis ici, et manœuvrèrent comme doivent manœuvrer des galères de Catalans. Les galères étaient donc proue contre proue ; et ils avaient de plus contre eux les autres dix qu’ils avaient en poupe, mais qui ne pouvaient pénétrer leur ligne de bataille à cause des rames qui étaient toutes amarrées. Et sur les proues et sur les poupes vous eussiez vu s’agiter des lances et voler des traits lancés de la main de vrais Catalans, qui traversaient tout ce qu’ils atteignaient ; les arbalétriers aussi manœuvraient si bien leur arc qu’il n’était pas un trait qui fit faux but. Ceux qui montaient les galères de Guillaume de Lodève restaient là Pépée ou l’estoc en main sans pouvoir rien faire autre chose ; et s’il y en avait aucun qui se fût muni d’avance de lance ou dard, ils en manœuvraient si mal qu’ils frappaient tout aussi souvent avec Paristeuil[19] qu’avec le fer de la lance.

La bataille se maintint ainsi jusqu’à ce que En R. Marquet et En B. Mayol eurent vu que les ponts des galères des ennemis eussent été en bonne partie balayés par les arbalétriers qui les avaient tous grièvement blessés, et ceux même qui restaient sur les ponts n’étaient plus que des gens démoralisés, et qui avaient plus de besoin de se faire panser que de combattre.

A cette vue ils firent alors sonner la trompette de leur galère ; c’était un signal convenu d’avance, qu’aussitôt que la trompette d’En R. Marquet et d’En B. Mayol se ferait entendre, tout le monde devait amener les avirons, et qu’on devait aborder l’ennemi par les flancs, et cela se fit ainsi.

Dès que les galères furent entremêlées, il fallait voir les grands coups d’épées, d’estocs et de masses d’armes qui se distribuèrent. Les arbalétriers d’enrôlement quittèrent leurs arbalètes et s’élancèrent pour en venir aux prises avec leurs ennemis. Que vous dirai-je ? Du moment où l’abordage se fût opéré, la bataille fut terrible et sanglante ; mais enfin les Catalans, avec l’aide de Dieu qui veillait sur eux, demeurèrent vainqueurs, et s’emparèrent de toutes les galères. Il périt certainement dans ce combat, du côté de G. de Lodève, plus de quatre mille hommes, et du côté des Catalans jusqu’à cent, mais pas plus.

Après cette victoire et après avoir fait prisonnier G. de Lodève et quelques autres chevaliers, mais en bien petit nombre, qui étaient restés vivants, et encore bien grièvement blessés tous, ils tirèrent les galères en dehors du port ; et lorsqu’ils furent tous en dehors ils vinrent à une pointe de terre, près de qui ; là ils mirent pied à terre et ils se rafraîchirent avec grande joie et bonheur, et après avoir gagné grand butin. Les deux neveux d’En Gras, avec leurs vingt varlets, vinrent alors à eux. En R. Marquet et En B. Mayol envoyèrent à En Gras mille florins d’or et autres mille à ses neveux. Et cela se fit sans qu’aucun de ces vingt varlets qui étaient avec eux en sussent rien ; même lorsque les neveux d’En Gras s’approchèrent, ils demandèrent un sauf-conduit, comme avec gens qu’ils n’auraient jamais connus ; et cela se fit ainsi pour qu’aucun de ces vingt varlets ne pût dans la suite les accuser. Leurs deux cousins germains, qui se trouvaient à bord des galères, eurent aussi un grand butin ; mais, outre le butin qu’ils avaient eu par eux-mêmes, En R. Marquet et En R. Mayol leur donnèrent à chacun deux cents florins d’or et bien d’autres choses. Ainsi, les neveux d’En Gras retournèrent à qui bien satisfaits ; ils donnèrent à leur oncle ses mille florins et lui contèrent tout ce qui s’était passé. Le prud’homme en eut grande joie, mais il n’osa en faire aucun semblant.

CHAPITRE CXXXI

Comment, après avoir reconnu leurs prisonniers et s’être rafraîchis, les gens d’En R. Marquet s’embarquèrent ; et comment les cinquante galères de l’amiral du roi de France, ayant eu connaissance de la perle des galères, poursuivirent En R. Marquet, mais ne purent l’atteindre.

Les troupes des galères étant rafraîchies, et chacun ayant reconnu les prisonniers qu’il avait faits et son butin, la trompette sonna et on s’embarqua. Maintenant il faut que vous sachiez que tandis que le combat de Rosés avait lieu, deux barques armées étaient allées prévenir les cinquante galères de ce qui se passait. Elles les trouvèrent au-delà du cap d’Aygua-Freda, dans une anse nommée cale Tamarin,[20] qui est le débarcadère de Palafurgell, et elles leur firent part de ces nouvelles. Aussitôt les cinquante galères firent volte-face vers Rosés, et lorsqu’elles eurent doublé le cap d’Aygua-Freda, elles aperçurent en mer les galères ennemies qui traînaient après elles les vingt-cinq galères et qui faisaient même route.

En R. Marquet qui était un des bons marins du monde, s’était bien attendu à ce qui arriva ; c’est que les gens de Rosés enverraient des barques vers les cinquante galères et les feraient revenir ; voilà pourquoi, pendant la nuit, il mit en mer avec le vent de terre, aussi rapidement que ce vent put le porter, afin que, si les cinquante galères revenaient sur lui, il pût profiter de la brise de mer, prendre le dessus du vent, et forcer de voiles, vent en poupe, ce qui arriva.

Lorsque les cinquante galères l’eurent aperçu, ainsi que je l’ai dit, elles firent force de rames vers lui, car elles étaient bien montées. En R. Marquet et En B. Mayol les virent, et comprirent bien que, s’ils continuaient à traîner après eux toutes les vingt-cinq galères, ils ne pourraient pas s’échapper. Le vent de terre, déjà plus frais, cessa tout à fait, et vingt-deux galères et deux lins firent voile, laissant les autres et conservant le dessus du vent autant qu’elles purent. Les cinquante galères qui étaient témoins de cette manœuvre, voyant que le vent fraîchissait, pensèrent bien qu’elles ne pourraient jamais les atteindre, car elles avançaient très rapidement, toujours avec le dessus du vent. Il fallut donc qu’à leur grand regret ils s’en retournassent à Rosés, et ils y trouvèrent toutes les nefs et lins tellement désemparés que, s’il y eût eu seulement onze autres galères de Catalans[21] ils auraient anéanti et incendié toute la flotte. Ils renforcèrent donc la place, y laissèrent vingt-cinq de leurs galères, et les autres vingt-cinq allèrent à Saint-Féliu avec les barques et les lins qu’ils avaient laissés à Tamarin.

CHAPITRE CXXXII

Comment le roi de France et ses gens furent bien mécontents quand ils apprirent qu’ils avaient perdu vingt-cinq galères ; et comment le roi se courrouça contre le cardinal de ce qu’il avait ourdi et préparé cette guerre.

Le roi de France et le cardinal, ayant appris ces nouvelles, se tinrent pour morts. « Quels sont ces démons, dit le cardinal, qui nous causent tant de dommages ? — Cardinal, répondit le roi, ce sont les gens les plus loyaux du monde envers leur seigneur ; vous leur couperiez la tête avant de les faire consentir que leur seigneur, le roi d’Aragon, perdît son royaume. Et vous verrez et par terre et par mer un grand nombre de ces coups d’éclat.[22] Et voilà pourquoi je vous dis que c’est là une folle entreprise que nous avons faite, et moi et vous. Et c’est en effet vous qui êtes en partie la cause de tout ceci ; car c’est vous qui avez ourdi et préparé l’affaire, de concert avec notre oncle le roi Charles. Ces gens et leurs hauts faits l’ont fait mourir avec grand chagrin.[23] Dieu veuille nous préserver du même sort ! »

Le cardinal ne sut que répondre, car il voyait bien que le roi lui disait vrai, et ils gardèrent le silence l’un et l’autre.

Quand l’amiral du roi de France apprit ces nouvelles, je n’ai pas besoin de vous dire quelle fut sa frayeur ; cependant il voulut, quand les cinquante galères feraient leur voyage de Saint-Féliu à Rosès, y aller lui-même et s’y trouver avec quatre-vingt-cinq galères. Les vingt cinq galères devaient toutefois rester en permanence à Rosés, et cela eut toujours lieu ainsi par la suite. L’amiral En Roger de monde devait donc avoir à combattre avec un plus grand nombre de bâtiments réunis que ne l’avaient pensé le roi d’Aragon, En R. Marquet et En B. Mayol. Je laisse là l’amiral du roi de France pour parler d’En R. Marquet et d’En B. Mayol, et de leurs belles manœuvres de mer.

CHAPITRE CXXXIII

Comment En R. Marquet prit la voie de Barcelone avec les vingt-deux, galères ; comment, lorsqu’elles furent reconnues par les habitants, la joie fut grande ; et comment elles furent mises en bon état, et tous les hommes payés pour quatre mois

En R. Marquet et En B. Mayol, voyant que les galères avaient cessé de leur donner la chasse, forcèrent de voiles, serrèrent à l’ouest et prirent la voie de Barcelone. Que vous dirai-je ? Ils voguèrent ce jour-là et la nuit suivante, et le lendemain, à heure de tierce, ils furent en vue de Barcelone. Lorsque les gens de la ville les aperçurent, ils craignirent beaucoup que les onze galères n’eussent été prises, si bien qu’ils en étaient tout soucieux ; mais le roi, à qui elles tenaient autant à cœur qu’à qui que ce fût, monta à cheval et se porta sur le rivage de la mer, suivi d’une nombreuse chevalerie. Il les observa, et compta qu’il y avait vingt-deux grosses voiles et deux lins. « Barons, dit-il, bon courage et réjouissez-vous ; ce sont nos galères qui en amènent onze autres, et voici leurs deux lins qui abordent. ‘»

Chacun regarda, compta et partagea la conviction du roi. Pendant ce temps les hommes des deux lins prirent terre. Ils allèrent au seigneur roi dont ils avaient appris la présence sur le rivage, et lui firent part de la bonne nouvelle, et le seigneur roi leur fît distribuer de bonnes étrennes.

Lorsque les galères furent près de terre, elles abattirent les voiles et amenèrent à la côte toutes en même temps, traînant après elles les galères prises, poupe en avant et pavillons traînants. La joie fut grande à Barcelone. En R. Marquet et En B. Mayol sortirent de leur bâtiment, allèrent au roi et lui baisèrent les pieds. Le roi se baissa pour les relever, les embrassa et leur fit bonne chère et beau semblant, et ils lui dirent : « Seigneur, qu’avez-vous à nous ordonner ?—Je veux, dit le seigneur roi, que vous laissiez à chacun son butin, sans en prélever aucun droit, que les galères et les prisonniers soient nôtres, mais que tout le reste vous appartienne à vous autres ; faites-en le partage entre vous et donnez-en ce qui vous paraîtra convenable aux bons hommes sursaillants[24] qui ont été avec vous. »

Là-dessus ils lui baisèrent encore les pieds, revinrent avec grande joie aux galères et annoncèrent à leur monde la faveur que le seigneur roi leur faisait. Tous se mirent à crier : « Que le Seigneur Dieu vous donne vie ! » et chacun sauta lestement sur le rivage avec tout ce qu’il avait gagné. Cela fait, En R. Marquet et En B. Mayol retournèrent auprès du seigneur roi pt lui dirent : « Seigneur, si vous l’approuvez, nous ferons tirer les vingt-deux galères à terre pour les faire radouber, car toutes en ont besoin. — Vous dites bien, dit le roi, mais faites arborer notre étendard à la trésorerie et payez tous vos gens pour quatre mois, et dès que les galères seront radoubées songez à l’armement, afin que, si l’amiral arrivait, vous pussiez partir avec lui. — Seigneur, répondirent-ils, cela sera fait ; ayez bon courage désormais et soyez sûr que si même l’amiral n’arrivait pas, nous autres, avec la grâce de Dieu, nous saurons les confondre tous avec ces vingt-deux galères. — Dieu le veuille ! » reprit le roi.

On s’occupa donc de tirer les galères à terre et de les radouber ; on tint bureau pour le paiement des troupes, et chacun reçut sa solde de quatre mois. Après avoir mis ordre à tout, le seigneur roi sortit de Barcelone et retourna pu était le seigneur infant En Alphonse, les chevetains, les chevaliers, et tous ceux qu’il avait laissés à la garde des frontières ; et, suivi d’un petit nombre d’hommes à cheval et de quelque peu de gens de pied, il alla des uns aux autres pour reconnaître ce qui se faisait.

CHAPITRE CXXXIV

Comment, le jour de madame Sainte-Marie d’août, le seigneur roi l’Aragon, à la tête de deux cents almogavares, se battit contre quatre cents chevaliers français, qui étaient en embuscade avec le comte de Nevers ; et comment il les vainquit et tua ledit comte.

Un jour donc, ce fut le jour de madame Sainte-Marie d’août, le seigneur roi s’en allant à la pointe du jour, vers Besalu, tomba dans une embuscade de quatre cents chevaliers français. Un convoi de vivres devait venir de Rosés à l’armée française ; et comme d’ordinaire des détachements de cavalerie ou d’infanterie venaient assaillir les convois en cet endroit, on y avait placé ces chevaliers pendant la nuit, afin de pouvoir les en châtier.

Le seigneur roi s’en allait chevauchant et s’entretenant de la satisfaction qu’il éprouvait en voyant qu’en chaque endroit de ses frontières ses gens revenaient riches et à leur aise, au moyen des chevauchées multipliées qu’ils faisaient tous les jours contre les Français, et dans lesquelles ils leur tuaient beaucoup de monde et gagnaient sans fin, si bien que chacun en était joyeux et satisfait. Comme il allait ainsi devisant et sans être sur ses gardes, Dieu, qui n’agit jamais que pour notre bien, voulut garder le seigneur roi de mort et de prison. Il arriva donc que les almogavares qui l’accompagnaient, au nombre d’environ deux cents, et qui suivaient les ravins des montagnes, firent lever deux ou trois lièvres. En voyant partir ces lièvres, les almogavares commencèrent à pousser de grands cris et de hautes clameurs ; le seigneur roi et ceux qui «étaient avec lui, au nombre d’environ soixante hommes à cheval, mirent à l’instant la main à leurs armes, s’imaginant que les almogavares avaient découvert de la cavalerie ; et en même temps les Français qui s’étaient tenus bien cachés, se croyant découverts, sortirent à l’instant de leur embuscade. Le seigneur roi qui les aperçut s’écria : « Barons, tenons ferme et replions-nous sur nos hommes de pied ; car voici une nombreuse cavalerie qui s’est postée là pour nous attendre. Que chacun pense donc à bien faire, et nous ferons aujourd’hui une chose dont le monde parlera à jamais, avec l’aide de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ. » Tous répondirent : « Seigneur, par votre grâce, permettez-nous que nous prenions position sur cette montagne, de telle manière que votre personne soit en sûreté. Nous ne craignons rien pour nous, mais uniquement pour votre personne. Et quand vous serez là-haut vous verrez comment nous autres nous nous en tirerons. — Dieu me garde, dit le roi, de changer de chemin à cause de ces gens ! »

Aussitôt ceux des almogavares qui étaient les plus voisins du roi se replièrent sur le seigneur roi, mais ils ne se trouvaient pas plus d’une centaine au moment de l’attaque. Ils coupèrent leurs lances par le milieu. Le roi s’élança tout brochant le premier et alla férir avec sa lance sur le premier qu’il rencontra, et il le férit d’un tel coup à travers le milieu de son écu qu’on n’eut pas besoin de lui chercher un médecin. Puis il met l’épée à la main et frappe de çà et de là, se faisant si bien jour que nul n’osait l’attendre en face aussitôt qu’on l’eût reconnu à ses coups. Tous ceux qui étaient avec lui se comportèrent si bien qu’aucun chevalier n’eût pu faire plus beaux faits d’armes qu’ils y liront. Quant aux almogavares, il est bon que je vous dise qu’ils se mêlaient tellement parmi eux avec leurs demi-lances qu’il ne resta bientôt plus un seul cheval à éventrer. Ils ne firent ainsi qu’après avoir émoussé leurs dards ; car croyez bien qu’il n’y en avait pas un seul qui, de son dard, n’eût tué son chevalier ou son cheval ; puis avec leurs demi-lances ils firent merveilles. Le seigneur roi se trouvait tantôt ici, tantôt là, tantôt à droite, tantôt à gauche ; il était partout, et il férit tant et tellement de son épée qu’elle vola en éclats. Il saisit alors sa masse d’armes qu’il faisait jouer mieux qu’homme du monde, et accosta le comte de Nevers, qui était le chef de cette troupe,[25] et lui donna de sa masse d’armes un tel coup sur son heaume qu’il l’abattit à terre. Il se retourna aussitôt vers un huissier de sa maison[26] qui ne le quittait pas, et qu’on nommait En Guillaume Escrivan de Xativa, lequel était monté sur un cheval légèrement armé à la genetaire[27] et lui dit : « Guillaume, descends de cheval et tue-le. » Celui-ci mit pied à terre et le tua. Quand il l’eut tué, malheureusement pour lui, il vit luire une épée fort riche que portait le comte, et il la lui déceignit ; mais pendant qu’il la lui déceignait, un chevalier du comte, voyant que celui-ci avait tué son maître, vint à lui et lui asséna un coup si violent au milieu des épaules qu’il retendit mort sur la place. Le roi se retourna, et, s’apercevant que le chevalier venait de tuer En Guillaume Escrivan, il lui donna un tel coup de sa masse d’armes sur sa salade de fer qu’il lui fit jaillir la cervelle par les oreilles, et à l’instant il tomba à terre, mort. Et à cet endroit, à l’occasion de la mort du comte, vous auriez vu de bien terribles coups portés et reçus. Le seigneur roi voyant son monde si pressé, se laissa aller à pleine course sur les ennemis, et se fit si bien jour qu’il tua de sa main, en peu d’instants, plus de quinze chevaliers ; croyez bien que ceux qu’il atteignait, il lui suffisait d’un seul coup pour en finir.

Au milieu de la mêlée un chevalier français, irrité du dommage que leur faisait le roi, va sur lui l’épée en main, et lui coupe d’un coup les rênes de son cheval, si bien que pour ce coup le seigneur roi crut bien que c’en était fait de lui. Nul chevalier ne devrait aller au combat sans avoir une double paire de rênes, les unes en cuir, les autres en chaînes de fer, et celles-ci recouvertes de cuir. Que vous dirai-je ? Le seigneur roi s’en alla ainsi à l’abandon, car le cheval le menait tantôt ici, tantôt là. Quatre almogavares qui se tenaient auprès du seigneur roi s’approchèrent enfin et nouèrent les rênes de son cheval. Le seigneur roi, qui avait bien retenu dans son esprit le chevalier qui lui avait coupé les rênes, se porta du côté où il l’avait vu se diriger, et il le récompensa si bien du plaisir qu’il lui avait fait, qu’il lui épargna la peine de couper jamais d’autres rênes, car il le laissa mort auprès de son seigneur le comte. Et lorsque le seigneur roi se fût rejeté de nouveau dans la mêlée, c’était là qu’il fallait voir férir et charger ; car il y avait dans la compagnie du seigneur roi des riches hommes et chevaliers tels qu’on n’en vit jamais dans aucuns faits d’armes, et chacun, ce jour-là, fit merveilles pour sa part. Que vous dirai-je ? Un jeune chevalier de Trapani, nommé Palmieri Abbate, que le seigneur roi, pendant son séjour en Sicile, avait admis dans sa maison, et qui jamais n’avait assisté à un seul fait d’armes, valut autant en cette occasion que l’eût fait Roland, s’il eût vécu. Et tout cela venait du grand amour qu’on portait au seigneur roi, et aussi parce qu’on le voyait si bien faire de ses mains ; car ce que faisait le seigneur roi n’était véritablement pas œuvre de chevalier mais proprement œuvre de Dieu. Ni Galaor, ni Tristan, ni Lancelot, ni autres chevaliers de la Table Ronde, quand tous ensemble auraient été réunis, s’ils n’eussent eu avec eux qu’une troupe aussi peu nombreuse que celle qu’avait le roi d’Aragon, n’auraient pu faire, en un seul jour, contre ces quatre cents chevaliers, tous vaillants, tous la fleur de l’armée du roi de France, autant de beaux faits qu’en exécutèrent le seigneur roi d’Aragon et ceux qui l’accompagnaient. Que vous dirai-je ? Les Français voulurent se replier vers une colline, mais le seigneur roi brocha sur celui qui portait la bannière du comte et lui porta un si rude coup de sa masse d’armes sur le heaume, qu’il, l’abattit à terre roide mort, et les ne s’arrachèrent en lambeaux la bannière ennemie.

Les Français, voyant leur bannière renversée, se réunirent en peloton ; mais le seigneur roi fondit sur eux avec tous les siens. Que vous dirai-je ? Les Français s’étaient emparés d’un monticule, et s’étaient si étroitement serrés les uns contre les autres que le roi, ni aucun des siens, ne put les pénétrer. La bataille continua toutefois jusqu’à la nuit noire, et il ne restait plus des Français que quatre-vingts chevaliers. Et le seigneur roi dit alors : « Barons, il est nuit, et maintenant nous pourrions, en voulant les frapper, nous blesser les uns les autres ; ainsi replions-nous. »

Lorsqu’ils se furent repliés sur un autre monticule, ils virent venir à eux bien cinq cents chevaliers français, avec leurs bannières.

Si vous me demandez qui c’était, je vous répondrai que c’étaient trois comtes, parents du comte de Nevers, qui craignaient pour leur cousin, allé en embuscade, et qui, ne l’ayant pas vu de retour à midi, heure à laquelle il devait être revenu à l’ost, étaient partis, avec la permission du roi de France, pour aller à sa recherche. Ils aperçurent d’un côté ces chevaliers sur un monticule, et puis le roi d’Aragon sur un autre ; ils marchèrent aussitôt vers leurs gens, qui vinrent au-devant d’eux. Ils apprirent la mauvaise fortune survenue aux leurs, et se rendirent là où gisaient morts le comte et bien six autres de ses parents. Ils enlevèrent leurs corps en poussant de grands cris, et, pleurant amèrement, et ils marchèrent toute la nuit, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à leur ost.

Quand ils furent de retour, c’était là qu’il fallait voir le deuil, et les pleurs, et les cris, si bien qu’on eût cru que le monde allait crouler. En Raymond Folch, vicomte de Cardona, qui se trouvait dans Gironne, mit dix hommes en campagne pour s’informer de ce qui se passait. Ceux-ci s’emparèrent de deux hommes de l’armée, qu’ils emmenèrent dans la ville. En Raymond Folch demanda à ces deux hommes ce que signifiaient ces cris et ces pleurs ; et sur le récit qu’ils lui firent de ce qui s’était passé, il ordonna aussitôt de faire de grandes illuminations par toute la cite de Gironne.

Je les laisse maintenant en repos et reviens à parler du seigneur roi d’Aragon. Le seigneur roi disait alors aux siens : « Barons, passons ici la nuit, et au jour nous lèverons la place et reconnaîtrons quels sont les chevaliers que nous avons perdus ; car ce serait grand déshonneur à nous d’abandonner ainsi le champ de bataille — Seigneur, lui répondirent ceux qui étaient avec lui, que dites-vous là ? Ne suffit-il pas de ce que vous avez fait aujourd’hui ? Qui sait si, par aventure, vous n’auriez pas plus à faire demain. »

Le seigneur roi répliqua que pour certain il lèverait le champ, et ne voulait pas qu’on le lui pût reprendre.

Lorsque le jour parut, les autres ne, qui parcouraient les montagnes, rejoignirent le seigneur roi, ainsi que plus de cinq cents hommes de sa cavalerie ; et le seigneur roi, enseignes déployées, s’avança sur le champ, accompagné seulement de ceux qui avaient pris part avec lui au combat, ne permettant à nul autre d’y descendre. Ceux donc qui avaient combattu levèrent le champ, et y gagnèrent tant de si précieux harnais qu’ils en furent à leur aise à jamais. Le seigneur roi fit reconnaître les siens, et vit qu’il avait perdu douze cavaliers et en G. Escrivan, qui périt à cause de la belle épée qui lui avait fait envie. Vous voyez donc que chacun doit bien se garder, tant que dure la bataille, d’avoir autre chose à cœur que le désir de la victoire, qu’il ne doit se sentir d’envie ni pour or, ni pour argent, ni pour rien de ce qu’il voit, et que son seul souhait doit être de mettre la main sur son ennemi ; car, s’il est vainqueur, il aura assez de butin quand on lèvera le champ, sinon tout ce qu’il aurait pris lui porterait peu de profit, car tout y resterait avec sa personne. Ayez donc le cœur à ce que je vous dis ; et si vous le faites, Dieu saura vous tirer toujours à votre honneur da champ de bataille.

Ils trouvèrent aussi qu’il avait perdu vingt-cinq hommes de pied. Et vous pouvez penser quel haut fait d’armes il y eut là, de ce si peu de gens contre un si grand nombre de chevaliers, puisqu’il y resta morts plus de trois cents chevaliers français ; et de ceux-là, l’opinion de tous ceux qui assistèrent à cette bataille est que le seigneur roi en tua bien de ses mains plus de soixante. Ils enlevèrent donc du champ de bataille les harnais et l’argent ; quant aux chevaux, on ne put en retirer un seul du champ ; car il n’y en avait pas un qui n’eût reçu sept à huit coups de lance.

Le seigneur roi s’en alla alors à Besalu ; et sur cette frontière tous les habitants étaient devenus riches et à leur aise, comme cela se faisait sur les autres frontières. Que vous dirai-je ? Après que le seigneur roi eut reconnu tout ce qui se passait, il s’en vint à Hostalrich, où était le seigneur infant En Alphonse. Mais je cesse un instant de vous parler de lui, et reviens à madame la reine, au seigneur infant En Jacques, à l’amiral, et enfin à la galère et aux deux lins que le seigneur roi leur expédia de Barcelone.

CHAPITRE CXXXV

Comment la galère et les deux lins que le roi envoya à madame la reine, aux infants, et à l’amiral En Roger de Loria, arrivèrent à Messine ; comment ledit amiral en repartit avec soixante onze galères ; et comment à Las Hormigas il déconfit la flotte du roi de France et lui prit cinquante-quatre galères.

Quand la galère et les deux lins expédiés en Sicile par le seigneur roi d’Aragon furent partis de Barcelone, chacun d’eux prit la route qui lui avait été désignée. Ils allèrent tant qu’enfin ils arrivèrent à Messine, où ils trouvèrent la reine, les infants et l’amiral, et leur remirent les lettres du roi et celles d’En Raimond Marquet et d’En Béranger Mayol. Aussitôt le seigneur infant donna ordre à l’amiral de faire armer, sans retard, toutes les galères qui avaient été mises en état. L’amiral fit sonner la trompette et publier que tout homme vînt toucher la paie de quatre mois, et chacun la reçut avec plaisir. Que vous dirai-je ? En quinze jours, il arma soixante six galères qui se trouvaient radoubées, car il ne voulut pas attendre qu’il y en eût davantage, fit embarquer tout son monde qui partit avec grande joie, et prit congé de madame la reine et des infants. Et il mit cette grande hâte à s’en aller pour que nouvelle ne pût venir à personne de ce qu’il faisait. Et pendant ces quinze jours, il ne fut permis à aucune voile de sortir de la Sicile qui pût se diriger vers le ponant. Il fit voile vers Cabrera, et eut bon vent, de sorte qu’il y fut bientôt parvenu ; et de là il envoya au roi, à Barcelone, un des lins qu’on lui avait expédiés. Le lin y trouva En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, qui aussitôt lui répondirent parla même voie : de se diriger sur le cap d’Aygua-Freda, et qu’il trouverait dans les eaux de ce cap quatre-vingt-cinq galères qui étaient au port de Rosés, et qu’ainsi donc il se hâtât, avant qu’on pût rien savoir sur lui 5 que tout ce qu’ils savaient, c’était que, d’après les avis de leurs espions, il les trouverait dans ces parages et ils ajoutèrent qu’eux-mêmes, avec toutes les galères radoubées à Barcelone, le rejoindraient bientôt.

Le lin armé partit donc avec cette réponse, et pendant ce temps En Raymond Marquet et En Béranger Mayol armèrent seize galères dont le radoubage était terminé, et embarquèrent tout leur monde.

Le lin trouva l’amiral en mer, et dès que celui-ci eut pris connaissance de la lettre d’En Raymond Marquet et d’En Béranger Mayol, il fit route vers le cap d’Aygua-Freda ; à la nuit il prit terre à Las Hormigas[28] et y prit le repos de la nuit. Il voulut que chaque galère tînt prêts trois fanaux, l’un à la proue, l’autre au milieu, et un troisième à la poupe, pour que si les galères du roi de France se présentaient pendant la nuit, tous-les fanaux fussent à l’instant allumés, afin de pouvoir reconnaître leurs propres galères, et que d’un autre côté les ennemis crussent que pour chaque fanal il y avait une galère. Cette précaution amena le gain de l’affaire ; car le tout arriva comme il l’avait prévu. A l’approche du jour, la flotte du roi de France passa dans les eaux du cap avec un fanal sur l’avant. Aussitôt que l’amiral la vit arriver à lui, il fit armer tout son monde. En attendant il envoya deux lins armés à la découverte. Ils revinrent bientôt, et lui dirent que c’était la flotte entière du roi de France. L’amiral la suivit et se plaça entre elle et la terre ; et quand ils furent bien près, tout à coup les fanaux furent allumés tous à la fois, et il se jeta au milieu d’eux. C’était alors qu’il fallait voir voler les lances et les dards, et manœuvrer les arbalétriers d’enrôlement. Que vous dirai-je ? Avant qu’il fût jour, l’amiral En Roger de Loria les avait déconfits ; et ils étaient au nombre de cinquante-quatre galères, plus quinze des Pisans qui se jetèrent à la côte. Seize autres, appartenant aux Génois, tout épouvantées, s’échappèrent de conserve et sans attendre leur reste gagnèrent la haute mer et retournèrent dans leur pays. Au grand jour, l’amiral reconnut les galères, et vit qu’il y en avait d’échouées sur le rivage, et il trouva que c’étaient des galères des Pisans, qui s’étaient enfoncées sur la grève. Les matelots de l’amiral en enlevèrent tout ce qu’ils y purent trouver et y mirent ensuite le feu.

CHAPITRE CXXXVI

Comment En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se réunirent à l’amiral, le jour même de la bataille ; comment il leur livra toutes les galères dont il s’était emparé, et comment ledit amiral prit vingt-cinq autres galères du roi de France, qui se trouvaient à Rosés, et comment il attaqua et prit Rosés.

Après cette expédition, l’amiral fit route vers Rosés. Que vous dirai-je ? Le jour même où la bataille avait été livrée, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol rejoignirent l’amiral à l’heure de vêpres. Celui-ci leur livra toutes les galères qu’il avait prises, et leur dit de passer par Palamos et Saint-Féliu, d’y prendre tout ce qu’ils y trouveraient de navires, et d’emmener le tout à Barcelone, avec les galères, et de se hâter, car pour lui il irait à Rosés pour s’emparer de tous les navires qui y seraient, aussi bien que des vingt-cinq galères et de toutes les provisions de bouche qui seraient à terre, et qu’il ne partirait de Rosés qu’après s’en être rendu maître.

En Raymond Marquet et En Béranger Mayol exécutèrent tout ce que l’amiral leur avait ordonné. Ils allèrent aussitôt à Palamos et à Saint-Féliu et prirent tout ce qui s’y trouvait de navires. A Saint-Féliu ils débarquèrent et brûlèrent toutes les provisions qu’on y avait déposées ; car ceux qui y étaient restés par l’ordre du roi de France avaient tous pris la fuite. En Raymond Marquet et En Béranger Mayol expédièrent dix hommes, par différents côtés, au seigneur roi d’Aragon, à Hostalrich, pour lui apprendre cette bonne nouvelle. Ces hommes avaient ordre d’aller ensuite à Barcelone et de répandre la même nouvelle par tout le pays. Cela fait, En Raymond Marquet et En Béranger Mayol se dirent : « Attendons ici l’amiral ; car bien qu’il nous ait dit d’aller à Barcelone, il vaut mieux que nous n’y entrions qu’avec lui, et que l’honneur arrive à qui il appartient. » Ils firent ainsi et donnèrent par là un grand témoignage de leurs bons égards. Après qu’En Raymond Marquet et En Béranger Mayol eurent quitté l’amiral, celui-ci prit le chemin de Rosés. Les habitants de Rosés crurent que c’était leur flotte ; et les vingt galères se mirent en mouvement et allèrent au-devant, en poussant de grands cris de joie. L’amiral fit arborer le pavillon du roi de France, afin de mieux les attirer en mer, et aussi pour que les équipages ne pussent lui échapper en se faisant échouer. Aussitôt qu’elles furent près de lui, l’amiral fit faire force de rames, abattit à l’instant ce pavillon et hissa celui du roi d’Aragon. A cette vue, les ennemis voulurent tourner arrière ; mais l’amiral En Roger de et fondit sur eux. Que vous dirai-je ? Il les prit tous, galères et gens. Ensuite il entra au port de. Rosés, où il trouva plus de cent cinquante bâtiments, entre lins, nefs et térides,[29] et il s’empara de tout. Il débarque ensuite sur la côte, où se trouvaient bien cinq cents chevaliers français et un grand nombre de convois d’équipages venus pour transporter les provisions. Il fond au milieu d’eux et les déconfit si bien qu’il leur tue plus de deux cents chevaliers. Les autres avec tous les gens qui purent les suivre s’enfuirent vers Gironne. Là ils trouvèrent le roi de France, qui avait déjà reçu nouvelle du mauvais succès de ses affaires, et ceux-ci lui apportèrent ces mauvaises nouvelles de plus.

L’amiral attaqua la ville de Rosés, la prit et la mit en bon état, à cause des grands approvisionnements qui s’y trouvaient ; et, cela fait, il prit la route de Barcelone et trouva à Saint-Féliu En Raymond Marquet et En Béranger Mayol qui lui dirent pourquoi ils l’avaient attendu, et il en fut très satisfait ; il envoya aussitôt tous les bâtiments, aussi bien galères que lins, nefs et térides, à Barcelone, car il voyait bien que la mer était sienne et qu’il n’avait absolument rien à craindre.

CHAPITRE CXXXVII

Comment l’amiral, ainsi qu’En R. Marquet et En B. Mayol, retournèrent à Roses ; et de la grande joie qu’éprouvèrent les gens de Castellon, mais qu’ils n’osèrent point faire paraître, par la raison que les deux infants du seigneur roi de Majorque se trouvaient alors à Paris.

Aussitôt l’amiral, avec En Raymond Marquet et En Béranger Mayol, et toutes les galères armées, retourna à Rosés, pensant bien que le roi de France ne pourrait continuer le siège, et qu’il serait à propos de se porter avec tous les gens de nier, au col de Panissas pour avoir part au butin et aux prisonniers. Ainsi qu’il le pensa, ainsi l’exécuta-t-il ; il alla à Rosés et de Rosés sur les hauteurs de Castellon.

Si les gens de Castellon et de toute la contrée furent satisfaits, ne me le demandez point. La joie était au comble à Dieu ; elle n’était pas moins grande en Roussillon ; mais les habitants n’osaient la faire paraître, attendu que le roi de France tenait alors à Paris deux fils du roi de Majorque, savoir, l’infant En Jacques, qui était l’aîné, et l’infant En Sanche, qui venait après lui. Voilà pourquoi le roi de Majorque[30] ni ses sujets n’osaient faire paraître combien leur était agréable l’honneur que Dieu accordait aux armes du roi d’Aragon.

Je cesserai en ce moment de vous parler de l’amiral, qui se dispose à se rendre au col de Panissas, par où il savait que le roi de France devait se retirer avec ses troupes, et je vais revenir au seigneur roi d’Aragon. Je vous certifie toutefois que, de tout ce qui lui était arrivé et de la situation dans laquelle se trouvaient le seigneur roi d’Aragon et le roi de France, il en envoya bon compte en Sicile par un lin armé.

CHAPITRE CXXXVIII

Comment le seigneur roi d’Aragon alla au col de Panissas pour écraser les Français ; comment le roi de France étant tombé malade leva le siège de Gironne, et, avant de mourir, pria son fils Philippe de retourner en France ; et comment le seigneur roi d’Aragon lui fit la grâce de le laisser passer sain et sauf.

Aussitôt que le seigneur roi eut appris cette nouvelle, avec toutes les troupes tant à pied qu’à cheval qui garnissaient ses frontières, il marcha vers le col de Panissas, afin que le roi de France ni un seul homme de son armée ne pût lui échapper. Le roi de France, instruit de tout ce qui s’était passé, leva le siège de Gironne, tout malade et tout en détresse comme il était, et s’en vint dans la plaine de Dieu où il rallia tous ses gens ; et certes il trouva à peine dans toute son ost trois mille chevaux bardés et il n’y restait presque plus de gens d’armes à pied, car tous étaient morts, soit dans les combats, soit par les maladies, si bien qu’il se regarda comme perdu. Quant au cardinal, ne m’en demandez rien ; il aurait, je vous assure, volontiers absous le roi d’Aragon de toute pénitence et de tout péché, pourvu qu’il le laissât sortir sain et sauf de son royaume. Que vous dirai-je ? Le roi de France fut si affligé, que, se trouvant déjà malade, son mal empira. Il fit venir ses fils en sa présence et dit à monseigneur Philippe : « Vous avez toujours été plus sage que nous ; si nous vous eussions cru, nous ne mourrions pas si promptement, car avant que cette nuit soit passée nous serons morts, et nous n’aurions pas perdu tant de braves gens qui, par notre faute, sont morts ici ou y mourront. Aussi, nous vous donnons notre grâce et notre bénédiction, et nous vous conjurons que pour rien au monde ces bonnes gens de Castellon et de tous les autres lieux qui se sont rendus à nous ne reçoivent de vous ou des vôtres aucun mauvais traitement ; mais de les dégager de tout ce à quoi ils étaient tenus envers nous, afin que chacun revienne à son seigneur, comme ils étaient auparavant. Nous vous donnons aussi le conseil d’envoyer secrètement un messager à votre oncle le roi d’Aragon, le priant de vous donner passage et de vous laisser aller sauvement vous et votre frère ainsi que mon corps mort ; car je suis bien assuré que, s’il le voulait, pas un seul d’entre vous ne pourrait échapper, et que vous y seriez tous morts ou prisonniers. Nous savons que le roi d’Aragon vous veut tant de bien, et qu’il sait que vous lui voulez aussi tant de bien vous-même, qu’il ne vous dira pas non ; ainsi vous ferez du bien à mon âme et à la vôtre. De plus, mon cher fils, je vous prie de m’octroyer un don. — Seigneur, lui répondit-il, tout sera fait en cela comme vous le désirez ; et, quant au don, demandez seulement tout ce qu’il vous plaira et je suis prêt à exécuter. — C’est bien, mon fils. Béni soyez-vous de Dieu et de moi ! Apprenez, mon fils, quel est le don que je désire de vous : c’est que vous ne veuillez aucun mal à votre frère Charles qui est ici, pour avoir voulu s’emparer du royaume de votre oncle, qui était aussi le sien.[31] Vous n’ignorez pas que ce n’a point été sa faute, mais bien la nôtre et celle du roi Charles votre oncle. Je vous conjure, au contraire, de l’aimer et de l’honorer comme un bon frère doit aimer son frère ; car vous n’êtes que deux frères et tous deux de la même mère,[32] issue d’une des plus illustres maisons royales qui soit au monde, et dans laquelle sont les plus parfaits chevaliers ; vous devez donc l’aimer bien tendrement. Je vous prie aussi de faire tous vos efforts pour que la maison d’Aragon vive en paix avec la maison de France et avec le roi Charles, et que le prince, votre cousin, soit délivré de sa prison ;[33] et si vous voulez bien y donner vos soins, la paix se fera. »

A ces mots il s’approcha de lui, le baisa sur la bouche, en fit autant à Charles et les fit s’embrasser l’un l’autre ; ensuite, levant-les yeux au ciel, il demanda le corps de Jésus-Christ et le reçut avec une grande dévotion ; puis il se fit donner l’extrême-onction. Après avoir eu tous les sacrements que doit recevoir un bon chrétien, il croisa les mains sur sa poitrine et dit : « Seigneur vrai Dieu, je recommande mon esprit entre vos mains, » et il passa ainsi doucement et fit une bonne fin, l’an douze cent quatre-vingt-cinq, à la fin du mois de septembre.[34]

Si vous désirez savoir où il mourut, je vous dirai que ce fut en un hôtel d’En Simon Villanova, chevalier, hôtel situé au pied de Pujamilot, près de Villanova, à moins de demi lieue de Dieu

Aussitôt que le roi de France fut mort, le roi Philippe son fils exigea que l’on cachât cet événement. Cependant il envoya secrètement des messagers au seigneur roi d’Aragon son oncle, qui se trouvait alors au col de Panissas, et lui fit part de la mort de son père, le priant instamment de le laisser passer lui et ses gens ; car il valait mieux pour lui qu’il fût roi de France qu’aucun autre.

Aussitôt après la réception de ce message, le seigneur roi d’Aragon en fit, dit-on, prévenir son frère le seigneur roi de Majorque, qui était à Suelo, à deux lieues de l’ost et du lieu où il se trouvait lui-même, et il l’engagea à aller au-devant de son neveu, le roi Philippe de France, avec sa chevalerie et les troupes du Roussillon, pour le recevoir à la Cluse, afin d’empêcher que les maladies et les hommes de mer, qui étaient déjà arrivés au col de Panissas avec l’amiral En Roger de et, ne pussent le détruire entièrement, tandis qu’ainsi, en se plaçant en deçà du Perthus et du col,[35] il empêcherait de son mieux qu’on ne s’approchât du point où serait l’oriflamme ; il ajouta que, de son côté, il ferait dire à son neveu, le roi de France, de se tenir toujours près de l’oriflamme, et qu’en agissant ainsi, lui et son frère, chacun de leur côté empêcheraient leurs gens de leur faire autant de mal qu’ils l’auraient pu sans cela.

Ainsi comme l’ordonna le roi d’Aragon, ainsi fut-il fait et accompli, et il en informa son neveu le roi de France.

Quand monseigneur Philippe, roi de France, apprit que le seigneur roi d’Aragon lui donnait assurance à lui, à son frère et à ceux de ses gens qui seraient auprès de lui, et que l’ordre était donné au roi de Majorque de se trouver à la Cluse avec sa chevalerie, il s’occupa de ce qu’il avait à faire de son côté. Il fit appeler le cardinal et son frère et leur dit : « J’ai reçu réponse du roi d’Aragon notre oncle. Il me fait savoir qu’il me donne assurance à moi, à mon frère et à tous ceux qui passeront à mes côtés avec l’oriflamme ; mais qu’il ne peut me donner aucune assurance pour le reste de l’ost, attendu que ses troupes sont si nombreuses, que personne au monde ne pourrait les contenir. Je vois donc avec peine que nous allons perdre une grande partie des hommes qui nous restent. — Seigneur, dit le cardinal, puisqu’on vous fait cette faveur, songez à passer vous-même, car votre personne et celle de votre frère sont plus précieuses que celles de tous les autres ensemble. Ainsi ne tardons pas et songeons à passer, et tous ceux qui mourront ici iront tout droit en paradis. »

CHAPITRE CXXXIX

Comment le roi Philippe de France avec son frère, le corps de son père, le cardinal et l’oriflamme, sortirent de Catalogne, et du grand dommage que leur causèrent les maladies en tuant leurs gens et brisant leurs coffres.

Monseigneur Philippe appela ses barons et forma une avant-garde dans laquelle marchait d’abord le comte de Foix avec cinq cents chevaux bardés. Il s’avançait ensuite lui-même, avec l’oriflamme, son frère, le corps de son père, et le cardinal ; et avec eux allaient jusqu’à mille chevaux bardés ; puis venaient tous les équipages, les menues gens et les gens de pied. A l’arrière-garde venait enfin tout ce qui avait survécu du reste de la cavalerie et qui se composait d’environ quinze cents chevaux bardés. Ils se mirent ainsi en mouvement de Pujamilot, dans le dessein d’arriver le jour même à la Jonquière ; et c’était précisément ce jour-là que l’amiral, avec tous ses gens de mer, venait de se poster au col de Panissas. Pendant cette nuit, Dieu sait quelle nuit eurent les Français ! Et pas un d’entre eux ne quitta ses armes et ne ferma l’œil, et on n’entendit de tous côtés que lamentations et gémissements, car les maladies, varlets et gens de mer vinrent férir jusque dans les tentes, tuant les gens et brisant les coffres, et avec ces brisements violents des coffres, vous eussiez entendu plus de fracas qu’à vous trouver dans une forêt où mille hommes à la fois ne seraient occupés qu’à faire tomber le bois sous leurs coups.

Pour le cardinal je vous assure bien qu’à partir de l’instant où il sortit de Dieu, il ne fit autre chose que dire ses oraisons ; car jusqu’à Perpignan il était poursuivi par la terreur incessante d’être à chaque instant égorgé. Ainsi se passa toute cette nuit. Le lendemain matin, le seigneur roi d’Aragon fit proclamer, que chacun eût à suivre sa bannière, et que, sous peine de la personne, nul ne s’avisât de férir avant que sa bannière ne férit elle-même et que les trompettes et les nacaires se fussent fait entendre. Ainsi chacun se replia sous la bannière du seigneur roi d’Aragon.

Lorsque le roi de France eut disposé l’arroi de son ost, et que son avant-garde passa le Perthus, le seigneur roi d’Aragon les laissa passer sans les inquiéter ; mais tous les gens du seigneur roi d’Aragon criaient : « Ferons, seigneur, ferons ! » Et le seigneur roi les retint pour que cela n’arrivât pas. Vint ensuite l’oriflamme avec le roi de France son neveu, avec son frère, et avec le corps de leur père, et avec le cardinal, comme vous avez déjà vu que cela avait été disposé. Ils se préparaient à passer par ledit lieu du Perthus. A cette vue les gens du seigneur roi d’Aragon crièrent encore et à grands cris : « Seigneur, honte ! Honte seigneur ! Ferons ! » Et le seigneur roi d’Aragon tint plus ferme encore, jusqu’à ce que le roi de France fut passé, aussi bien que ceux qui s’avançaient avec lui près de l’oriflamme.

Mais lorsque les équipages et les menues gens commencèrent à passer, je ne crois pas qu’il fût possible au seigneur roi ni à aucun autre de leur faire entendre raison ; si bien qu’un seul cri se fit entendre dans toute l’ost du seigneur roi d’Aragon : « Férons ! Férons ! » A l’instant tous fondirent sur eux. C’était alors qu’il fallait voir le brisement des coffres et le pillage des tentes, et des robes d’or et d’argent, et de l’argent monnayé, et de la vaisselle précieuse, et de tant et tant de richesses que tout homme en devint riche qui put s’y trouver. Que vous dirai-je ? Qui passa avant le convoi, bien lui en prit, cardes bagages et de tous les chevaliers de l’arrière-garde il n’en échappa pas un ; tous les hommes furent tués et tous les effets saccagés. Dès le premier choc, les cris avaient été si forts qu’on les entendait de quatre lieues ; si bien que le cardinal, qui les entendit aussi, dit au roi de France : « Qu’est ceci, seigneur ? Nous sommes tous morts. —Soyez certain, répondit le roi, que notre oncle le roi d’Aragon n’aura pu contenir ses troupes, car il avait déjà assez de peine à protéger notre retraite. Vous avez pu entendre, au moment où passait notre avant-garde, comment tous lui criaient : « Férons, seigneur, férons ! » et vous avez vu comment il les retenait lui-même avec un épieu de chasse[36] qu’il avait en main ; et puis quand nous passions nous-mêmes comment ils s’écriaient « honte ! Honte ! Seigneur, ferons ! Ferons ! » Et comment il se donnait plus de mal encore pour les retenir. Enfin, lorsque nous avons eu franchi le passage, et que ses gens ont aperçu nos équipages qui leur éblouissaient les yeux à cause de nos belles robes qui s’y trouvaient, cette fois il ne lui aura plus été possible de les retenir. Ainsi donc, faites compte que, de tous ceux qui sont restés en arrière, il n’en échappera pas un seul ; et songeons, nous autres, à hâter notre retraite. »

Cependant ils passèrent le Perthus ; et à un col situé au-dessus d’une rivière qui coule en ce lieu,[37] ils aperçurent le seigneur roi de Majorque avec sa chevalerie et un grand nombre de gens de pied du Roussillon, du Confient et de la Cerdagne, et il se tenait sur le col, la bannière royale déployée. Le cardinal, en le voyant, s’approcha du roi de France, et s’écria : « Ah ! Seigneur, qu’allons-nous devenir ? Voici déjà le roi d’Aragon qui vous devance. »

Le roi de France, qui était instruit de tous les arrangements convenus entre les rois d’Aragon et de Majorque, lui répondit : « Ne craignez rien ; c’est notre oncle le roi de Majorque, qui vient pour nous faire bonne compagnie. Le cardinal en eut bien grande joie, mais il ne s’en tenait pas toutefois pour trop rassuré. Que vous dirai-je ? Le roi de France s’avança vers le roi de Majorque, et le roi de Majorque s’avança aussi à sa rencontre, et tous deux s’embrassèrent et se baisèrent. Ensuite le roi de Majorque embrassa et baisa monseigneur Charles et puis le cardinal. Et le cardinal dit : « Ah ! Seigneur roi de Majorque, que va-t-il arriver de nous ? Allons-nous périr ici ? » Le roi de Majorque, qui le vit si changé de couleur qu’on l’eût pris pour un mort, ne put s’empêcher de sourire, et lui répondit : « Seigneur cardinal, ne redoutez rien ; nous vous garantissons sur notre tête que vous êtes parfaitement sain et sauf. » Ce ne fut qu’alors qu’il se tint pour tout à fait rassuré, et jamais de sa vie il n’éprouva pareille joie. Ils se mirent ensuite en route. Et les huées et les cris des gens du roi d’Aragon retentissaient avec tant de fracas dans les montagnes qu’on eût dit que le monde s’écroulait. Que vous dirai-je ? Partout où ils purent trotter ils allèrent un beau trot, après avoir passé le village de la Cluse ; aucun ne se crut vraiment bien en sûreté jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus au Boulou. Le roi de France passa cette nuit au Boulou avec toute sa compagnie ; mais le cardinal se hâta de prendre la route de Perpignan, sans se soucier, ni lui ni les autres, d’attendre l’arrière-garde qu’ils avaient laissée derrière eux ; car, les gens du roi d’Aragon les auraient aussi envoyés tous en paradis.

Le lendemain, le roi de France avec le corps de son père, et avec son frère et le roi de Majorque qui ne les quitta pas, se rendit à Perpignan. Là, pendant huit jours, le roi de Majorque pourvut aux besoins de tous, et chaque jour aussi il fit chanter des messes pour l’âme du roi de France ; et tous les jours on passait en procession autour du corps, et on faisait des absoutes qui duraient jour et nuit. Pendant tout le temps qu’ils furent sur ses terres, le roi de Majorque fit constamment brûler à ses dépens mille grands brandons de cire. Il fit enfin tant d’honneurs au corps du roi de France, à ses fils, à tous ceux de leur suite et au cardinal, que la maison de France devrait lui en être à jamais obligée, non moins que la cour de Rome.

Que vous dirai-je ? Après avoir passé huit jours à Perpignan et avoir bien repris ses forces, ils se mirent en route. Le roi de Majorque les accompagna jusqu’à ce qu’ils fussent au delà de ses frontières, et fit pourvoir à tous leurs besoins, après quoi il prit congé d’eux et retourna à Perpignan. Les Français s’en allèrent en si piteux état que, par cent hommes il n’y en eut pas dix qui ne périssent de maladie. Le cardinal parut aussi tellement étourdi de peur que la peur ne put jamais lui sortir du corps, jusqu’à ce que, peu de jours après, il en mourut et s’en alla en paradis rejoindre tous ceux qu’il y avait envoyés avec ses indulgences. Que vous dirai-je ? Ils s’en retournèrent dans un si fâcheux état qu’aussi longtemps que le monde durera, on n’entendra jamais en France et dans tout son pourtour prononcer le nom de Catalogne qu’on ne se rappelle ce désastre. Je vais cesser de vous parler d’eux et vais vous entretenir du roi d’Aragon et de ses gens.

CHAPITRE CXL

Comment le seigneur roi d’Aragon revint à Péralade, remit en état tout le pays, et fit beaucoup de dons et de grâces ; comment il donna ordre à l’amiral de rendre Roses au comte d’Ampurias avec toutes les provisions de bouche et le vin qui s’y trouvaient ; et comment il alla à Barcelone, où se firent de grandes fêtes.

Quand l’oriflamme fut passée, ainsi que nous l’avons dit, et que les troupes du roi d’Aragon eurent pris ou tué tous ceux des gens du roi de France qui étaient restés en arrière, et eurent acquis tout un monde de richesses, le roi d’Aragon revint à Dieu Il fit rétablir et restaurer la ville, y fit rentrer tous les habitants, et leur fit de grands dons et faveurs. Il en fit autant à Gironne, et l’amiral se rendit à Rosés. Le seigneur roi d’Aragon donna alors l’ordre à l’amiral de rendre Rosés au comte d’Ampurias, et de lui donner toutes les provisions de bouche et tout le vin qui s’y trouvaient, ce qui était d’une valeur très considérable, et cela fait de s’en aller à Barcelone. De son côté, après avoir mis tout en ordre à Gironne, le seigneur roi se rendit aussi à Barcelone, et ordonna à chacun de retourner chez soi. Et ainsi tous retournèrent joyeux, contents et riches, dans leurs terres. Le seigneur roi partit pour Barcelone avec le seigneur infant et avec tous les riches hommes, à l’exception de ceux auxquels était confiée la défense des montagnes et des passages. Et Dieu voulut que le jour même où le roi fit son entrée à Barcelone, l’amiral y arrivât avec toutes les galères, ainsi qu’En R. Marquet et en B. Mayol ; et là il y eut si grande fête à Barcelone que rien de semblable ne se vit jamais dans aucune ville, si bien que le premier dimanche des fêtes le seigneur roi convint de tirer trois traits au but à chaque course, le seigneur infant En Alphonse autant, et les autres portaient les armes. Et la joie était telle qu’il y en avait pour tout le monde. Mais cette joie commençait tous les matins par Dieu car chaque matin ils faisaient des processions par toute la ville pour louer et glorifier Dieu de la grâce qu’il leur avait faite. Ainsi, jusqu’à l’heure du dîner,[38] tout le temps était employé à louer et à bénir Dieu, et à lui rendre grâce ; et après le dîner on se livrait à divers plaisirs. Que vous dirai-je ? La fête dura huit jours entiers

CHAPITRE CXLI

Comment le seigneur roi d’Aragon envoya l’infant En Alphonse à Majorque avec de grandes forces de cavaliers et maladies, pour s’emparer de la cité, attendu que le Saint-Père méditait de rendre le roi de France maître de l’île de Majorque, laquelle le seigneur roi En Pierre voulait garder.

Quand les fêtes furent terminées, le roi fit venir le seigneur infant En Alphonse et l’amiral, et leur dit : « Infant, notre intention est que vous vous prépariez immédiatement à partir avec cinq cents cavaliers ; l’amiral ira avec vous, et vous assiégerez Majorque. Les choses seront disposées de manière que, peu de jours après votre arrivée, la ville sera rendue, ainsi que toute l’île, aussi bien que l’île d’Ibiza. Ne tardez point, et que cela soit exécuté sans délai. »

Le seigneur infant lui répondit : « Ce que vous ordonnez sera fait. Me voici préparé ; ordonnez ceux que vous voulez qui m’accompagnent. »

L’amiral, qui était un chevalier très expérimenté, dit au roi « Vous plaît-il, seigneur, de me pardonner une demande que je veux vous faire ? — Parlez avec assurance, dit le roi. » Il dit donc : « Seigneur, daignez dire à votre amiral la raison qui vous meut à nous faire partir pour Majorque. — Vous dites bien, dit le seigneur roi, et je veux que vous et l’infant en soyez instruits. Il est vérité que nous avons appris, par les lettres de quelques amis que nous avons à Gênes, à Venise et à Pise, que le pape prétend machiner pour que le roi de France obtienne du roi notre frère, de gré ou de force, l’île de Majorque ; et la manière dont il compte l’y forcer, est en se servant de deux de ses fils, les deux aînés, qui sont retenus à Paris. Il veut que, s’il refuse de livrer cette île de bon gré, on lui dise que, s’il ne la livre pas, on tranchera la tête de ses deux infants, et qu’on lui enlèvera en même temps Montpellier, le Roussillon, le Confient et la Cerdagne. Et pour couper court, je crains que mon frère n’ose lui dire non. Il est donc nécessaire que dans cette occasion nous protégions et notre frère et nous et notre royaume ; car, au moyen de Majorque, se pourrait prendre toute la Catalogne, à l’aide des communes qui en ont grande jalousie et qui se joindraient volontiers à nos ennemis, et qui, pour de l’argent, prêteraient leur aide au pape et au roi de France. Nous avons donc fait part de ceci à notre frère le roi de Majorque ; si bien qu’il partage notre conviction et qu’il a donné l’ordre à quelques-uns des prud’hommes de la ville de faire semblant de se laisser forcer, et de rendre, après peu de jours de résistance apparente, tout le pays à l’infant notre fils. De cette manière vous serez promptement maître de la ville, et le roi de Majorque notre frère sera hors de péril, et nous hors de toute inquiétude ; car si une fois les forces du roi de France et des communes y pénétraient, jamais le roi de Majorque n’y rentrerait. Il vaut autant pour notre frère que ce soit nous qui l’occupions que lui-même ; car dès que nous verrons qu’il possédera lui-même ses enfants de retour dans leurs pays, nous la lui rendrons aussitôt. — Seigneur, répondit l’amiral, vous avez eu là une sage pensée, et pour vous et pour le roi de Majorque ; et je vous avouerai qu’une seule chose m’effrayait en cette guerre, c’était que l’île de Majorque ne fût contre nous. —Eh bien donc ! dit le seigneur roi, amiral, songez à vous rendre avec les galères à Salou, et là faites disposer des lins pour transporter tout ce dont vous aurez besoin. Que l’infant parte à l’instant même pour Tarragone, et nous lui enverrons des riches hommes et des chevaliers, qui lui feront bonne compagnie, jusqu’au nombre de cinq cents. Nous voulons qu’En Corral Lança, qui est fort expérimenté et très bien parlant, y aille avec vous autres. Vous lui ordonnerez d’entrer dans la ville, de s’aboucher avec les prud’hommes, aussi bien qu’En Esbert de Mediona, qui a beaucoup vu et étudié dans sa vie. Faites en sorte que nos gens ne touchent pas un Chou et ne dévastent rien. Tout est arrangé pour que, peu de jours après votre arrivée, la cité vous soit remise, puis immédiatement après l’île tout entière. Mais il est bon que cela ne se fasse pas incontinent ; mais qu’ils paraissent y être forcés, de manière que les Français ne puissent avoir le moindre soupçon contre notre frère le roi de Majorque ; car les périls de sa personne nous sont aussi à cœur que les nôtres, et ceux de ses fils autant que nous le sont ceux des nôtres. Voilà pourquoi il était nécessaire, pour lui et pour nous, de mettre beaucoup de prudence dans nos démarches, vu les gens à qui nous avons affaire. Dieu veuille, par sa grâce, donner aide à nos efforts ; et plaise au ciel qu’ils se conduisent envers notre frère le roi de Majorque avec autant de bonne foi qu’il se conduit et se conduira à leur égard, et nous en éprouverons grande joie ; car jamais nous n’avons trouvé en lui que toute vérité et toute loyauté. Nous sommes nés du même père et de la même mère, lui et moi, et il ne peut jamais se trouver en nous diversité de sentiment ni pour cause de nos amis ni pour cause de nos ennemis ; car, quels qu’en ennemis que l’on ait, jamais il n’est permis à personne de violer sa foi. Allez donc à la bonne heure. »

L’amiral prit aussitôt congé du roi, alla s’embarquer et fit route pour Salou avec toutes les galères, aussi bien qu’En R. Marquet et En B. Mayol, avec toutes les leurs. Au bout de quatre jours, le seigneur infant prit aussi congé du seigneur roi son père, qui lui donna ses grâces et sa bénédiction, et il se rendit à Tarragone. Le seigneur roi lui envoya de la cavalerie et deux mille maladies Cela fut ainsi arrangé, afin qu’il parût qu’ils pouvaient s’emparer par force de la cité et de l’île ; et si on s’y était rendu avec peu de troupes, il eût été par trop manifeste que c’était par la volonté du roi de Majorque qu’elles se rendaient, ce qui eût pu être fort dangereux, ainsi que nous l’avons déjà dit. Je cesserai maintenant de vous entretenir du seigneur infant et de l’amiral, qui se disposent à s’embarquer, et je reviens au roi d’Aragon.

CHAPITRE CXLII

Comment, après avoir pris connaissance de la lettre du seigneur roi d’Aragon, le roi de Majorque envoya, par une barque armée, des lettres secrètes au noble En Pons Saguardia, son lieutenant à Majorque ; et comment le seigneur roi En Pierre vint à Xativa pour délivrer ses neveux et faire don Alphonse roi de Castille.

Aussitôt qu’ils furent partis, le seigneur roi d’Aragon écrivit de sa propre main une lettre au roi de Majorque. Ce qu’il lui manda, vous pouvez vous l’imaginer, après ce que je viens de vous apprendre. Quand le roi de Majorque eut reçu les lettres du seigneur roi d’Aragon son frère, il expédia à Majorque une barque armée, avec des lettres écrites de sa main et adressées au noble En Pons Saguardia, son lieutenant dans l’île de Majorque. Il en adressa d’autres, aussi fort secrètement, à quelques autres prud’hommes de Majorque. Ce qu’il leur manda, je n’en sais rien, mais chacun de vous peut aisément se l’imaginer.

Aussitôt que le seigneur roi d’Aragon eut reçu réponse du seigneur roi de Majorque, il partit joyeux et satisfait de Barcelone pour aller à Salou, afin d’aider et de faire dépêcher promptement le seigneur infant. Son intention était d’aller ensuite au royaume de Valence, pour retirer de Xativa don Alphonse et don Ferdinand de Castille, ses neveux, et faire roi de Castille don Alphonse, afin de bien se venger de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui lui avait failli au besoin, et ne lui avait rien tenu de ce qu’il avait promis ; et par là il voulait s’en venger, de manière à ce que le monde entier en prît exemple.

CHAPITRE CXLIII

Comment le seigneur roi En Pierre d’Aragon, partant de Barcelone pour se rendre à Xativa, tomba malade d’un refroidissement ; comment, étant à Villefranche de Panaces, la fièvre le prit ; et comment il fit son testament et recul le précieux corps de Jésus-Christ.

A son départ de Barcelone il se leva de grand matin et prit un grand froid ; et avec ce refroidissement lui vint un tremblement de lièvre ; et il se trouva si incommodé dans la route qu’il fut forcé de s’arrêter à Saint Clément. On envoya aussitôt à Barcelone chercher maître Arnaud de Villanova et autres médecins ; et le matin ils firent prendre de son urine et la regardèrent ;[39] et tous d’un commun accord assurèrent que ce n’était qu’un refroidissement et que ce n’était rien. Le même jour il monta à cheval et alla jusqu’à Villefranche de Panades. Là le mal devint plus violent et la fièvre fut très forte. Quand la fièvre se fut calmée, il fit venir son secrétaire pour toutes les choses secrètes, et fit ce jour-là son testament,[40] fait bien régulièrement et en bonne forme. Le lendemain il le relut ; il fit de même le surlendemain. L’ayant enfin bien relu et bien arrangé à sa volonté, il le fit publier, et prit pour témoins des prélats, des riches hommes, des chevaliers, des citoyens notables et des hommes des villes. Après quoi il se confessa à plusieurs reprises à l’évêque, à l’abbé de Sainte-Croix, aux frères prêcheurs, aux frères mineurs, et déchargea bien sa conscience ; puis reçut plusieurs fois son Sauveur, avec grande dévotion, en présence de tous ceux que la chambre pouvait contenir ; et il le reçut avec d’abondantes larmes qui s’échappaient de ses yeux ; et tous les assistants fondaient aussi en larmes. Après cela, le mal s’aggravant toujours, la nouvelle s’en répandit bientôt de tous côtés et parvint au seigneur infant En Alphonse, qui déjà s’était embarqué ; mais, en l’apprenant, il pensa qu’il devait se rendre auprès de son père.

Dès qu’il fut arrivé et que le roi le vit, il lui dit : » Infant, qui vous a donné le conseil de venir vers nous ? Êtes-vous un médecin qui puisse nous donner un avis dans notre maladie ? Vous savez bien que non, et que votre présence ne nous est point utile ici. Même s’il plaît à Notre Seigneur vrai Dieu que nous trépassions en ce moment de cette vie, aussi peu y serez-vous utile ; car nous avons déjà fait notre testament et l’avons publié. Songez donc à vous en retourner, et embarquez-vous à la bonne heure. Votre départ est une très bonne œuvre envers Dieu, envers votre royaume et envers celui de notre frère le roi de Majorque, et le moindre retard pourrait nous tourner à grand dommage. »

Sur ces paroles, l’infant lui baisa les pieds et les mains ; le seigneur roi le baisa sur la bouche, lui donna sa bénédiction, et le signa plus de dix fois. L’infant se mit aussitôt en route et alla s’embarquer à Salou, avec la grâce de Dieu.

CHAPITRE CXLIV

Comment le seigneur infant En Alphonse passa dans l’île de Majorque ; comment il assiégea la cité, et peu de jours après entra en pourparlers avec les prud’hommes.

A peine se fut-il embarqué que le vent de terre souffla, et tous firent voile. Ils furent promptement arrivés dans l’île de Majorque, et prirent terre à la pointe Perasa. Là ils débarquèrent les chevaux ; et le seigneur infant, avec toute la chevalerie et les maladies, alla camper aux tours Lavaneras. L’amiral s’y rendit aussi avec toutes les galères.

Dès que tout le monde fut débarqué, le seigneur infant fit publier, sous peine de la vie, que personne ne s’avisât de commettre aucun dégât ni dommage dans les terres cultivées, ni à quoi que ce fût. Cela fait, peu de jours après, on entra en pourparlers, de sorte qu’En Corral Lança vint plusieurs fois dans la ville au nom du seigneur roi d’Aragon, pour s’entretenir avec le lieutenant et les prud’hommes. A chaque instant il allait de la cité au seigneur infant, puis retournait dans la cité. Je les laisse là dans leurs conférences, et reviens au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CXLV

Comment le roi En Pierre d’Aragon fit publier une seconde fois son testament, en présence de l’archevêque de Tarragone et devant huit évêques ; et comment il laissa l’infant En Alphonse héritier universel du royaume d’Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence, et l’infant En Jacques roi de Sicile.

Le lendemain du jour où l’infant s’éloigna de son père, le seigneur roi voulut que son testament fût publié une seconde fois en présence de l’archevêque de Tarragone, qui se trouvait auprès de lui, avec bien huit évêques, tous sujets du seigneur roi d’Aragon, et des abbés, des prieurs, des ecclésiastiques, et des riches hommes, des chevaliers, des citoyens et des hommes des villes. Lorsque tout le monde fut en présence du seigneur roi, lecture fut faite du testament à haute voix et de manière que chacun cette l’entendre. Il laissa pour exécuteurs testamentaires l’archevêque de Tarragone,[41] l’évêque de Barcelone, l’abbé de Sainte-Croix, des riches hommes et des chevaliers, tous bons, sages et discrets, et bons chrétiens, et à la connaissance desquels il était bien notoire que tous ses torts lui avaient été pardonnés.[42]

Il voulut par son testament que son corps fût enterré au monastère de Sainte Croix, célèbre monastère de moines situé à six lieues environ dudit lieu de Villefranche. Il laissa le seigneur infant En Alphonse héritier universel du royaume d’Aragon, de la Catalogne et du royaume de Valence. Il lui laissa aussi tous les droits qui appartenaient à la couronne d’Aragon au comté de Barcelone et au royaume de Valence dans les quatre parties du monde.[43] D’un autre côté, il recommandait par son testament à l’infant En Alphonse madame la reine sa mère, lui prescrivant de la traiter pendant toute sa vie en dame et en reine, de se conformer toujours à ses volontés, et de l’aimer et de l’honorer comme devait le faire un fils pour la meilleure des femmes et la plus sainte des mères. Il lui recommandait aussi le seigneur infant En Pierre, son plus jeune frère, lui imposant le devoir de le diriger par ses conseils et de l’entretenir ainsi qu’il convenait à un fils de roi. Il lui léguait aussi la protection de sa sœur Yolande,[44] avec la recommandation de lui donner pour mari un roi qui fût de noble sang.

D’autre part il laissa le royaume de Sicile avec tous les droits qui pouvaient lui appartenir dans les quatre parties du monde, au seigneur infant En Jacques, qui venait après l’infant En Alphonse pour la naissance, avec cette clause : que si l’infant En Alphonse mourait sans enfants de légitime mariage, le royaume d’Aragon, la Catalogne, le royaume de Valence, avec tous les droits qui appartenaient au royaume d’Aragon, à celui de Catalogne et au royaume de Valence, reviendraient à l’infant En Jacques, de la même manière qu’il les laissait à l’infant En Alphonse ; et que si, par malheur, l’infant En Jacques mourait avant l’infant En Alphonse, le royaume de Sicile passerait à l’infant En Frédéric, qu’il recommandait aussi à l’infant En Jacques, afin qu’il lui donnât l’état qui appartient à un fils de roi. Il recommandait également à l’infant En Jacques de traiter toute sa vie madame la reine en dame et en reine, et de l’aimer et honorer comme il avait ordonné à l’infant En Alphonse de le faire, et de même pour l’infante madame Yolande, leur sœur, à laquelle il était tenu de donner pour mari un roi de haut lignage.

Le testament contenait en outre bien d’autres clauses qu’il n’est pas utile de rappeler puisqu’elles n’ont point de rapport à mon sujet.[45]

Ce testament ayant été lu et publié, le seigneur roi demanda à tous les assistants, comme à ses loyaux sujets, de leur dire si ce testament leur paraissait bon, et tous l’approuvèrent unanimement, car il était certainement fait avec sagesse et maturité, et après longue délibération, ainsi qu’il convenait à un tel seigneur, qui était le seigneur le plus prudent du monde et le plus expérimenté en toutes choses.

Tout étant ainsi réglé et publié, le seigneur roi se sentit tout conforté, et chacun croyait même que son état s’était beaucoup amélioré. Mais le lendemain le mal empira ; c’était la veille de la Saint-Martin. Tout ce jour et la nuit suivante il souffrit beaucoup. Le lendemain,[46] jour du bienheureux saint Martin, très gracieux et digne chevalier de Dieu, il plut à Notre Seigneur d’appeler dans son royaume le seigneur roi En Pierre d’Aragon, le meilleur chevalier du monde, le plus sage et le plus gracieux en toutes choses, qui jamais ait existé, et celui qui réunissait en sa personne plus de perfections que qui que ce fût au monde.

Il laissa quatre fils,[47] les plus sages et les meilleurs en faits d’armes et en tous autres faits, les plus courtois et les mieux élevés qui fussent au monde. Il laissa aussi deux filles[48] dont l’une était reine de Portugal et l’autre jeune fille.[49]

Pendant sa vie il sut se venger de tous ceux qui avaient fait tort à lui ou à ses enfants ; il triompha de tous ses ennemis ; il fit croître et multiplier la foi catholique ; il vainquit et tua un grand nombre de méchants Sarrasins. Que vous dirai-je ? Dans aucune légende vous ne lirez que Dieu ait jamais accordé tant de grâces et tant de faveurs à aucun autre roi ; et une faveur de plus fut, qu’à sa mort ses fils se trouvaient en âge de régner, de sorte que la maison d’Aragon ne fut jamais exposée un seul jour à être forcée d’interrompre ce qu’il avait commencé. Si bien que Dieu, voyant qu’il ne lui était plus indispensable, tant il avait de bons fils, voulut qu’il arrivât en son sein ce benoît jour-là, de compagnie avec le bon saint Martin. Sa mort s’approcha donc ; et quand il connut que sa fin était prochaine, il prit congé de tous, leur recommanda la reine et les infants, puis il les signa et les bénit.

CHAPITRE CXLVI

Comment le seigneur roi En pierre d’Aragon trépassa de cette vie, et fut enterré au monastère de Sainte-Croix ; et comment les exécuteurs testamentaires envoyèrent une galère à Majorque au seigneur roi En Alphonse d’Aragon, et en Sicile au seigneur roi En Jacques, roi de Sicile.

Après les avoir bénis, il se fit donner une croix qui était devant lui ; il la prit en ses mains, pleurant avec grande dévotion, et dit une très belle oraison. Puis il leva les yeux au ciel, se signa trois fois, embrassa la croix, la prit dans ses bras, les croisa et dit : » Seigneur notre père, vrai Dieu Jésus-Christ, en vos mains je recommande mon esprit ; daignez, par la sainte Passion que vous avez bien voulu souffrir, recevoir mon âme en paradis, avec le bienheureux seigneur saint Martin, dont tous les chrétiens célèbrent aujourd’hui la fête, et avec tous les autres bienheureux saints. » Ces paroles achevées, il leva les yeux au ciel et son âme se sépara de son corps, l’an douze cent quatre-vingt-cinq, le jour de Saint-Martin, escortée de tous les autres saints. Et comme s’il eût été un enfant sans tache, il alla prendre place au milieu des anges du paradis. Dieu, par sa grâce, veuille que ce soit ainsi ! Nous ne devons point douter qu’il ne soit avec le bienheureux saint Martin et avec tous les autres saints en paradis ; car jamais chrétien ne fit une plus belle fin que lui et n’eut une plus vive contrition.[50]

Quand le seigneur roi fut trépassé de cette vie, il fallait ouïr les cris, les lamentations et le deuil ! Jamais on n’en entendit et on n’en fit de pareils. Et pendant que tout le monde s’abandonnait aux pleurs, ceux des exécuteurs testamentaires qui se trouvaient sur les lieux avaient déjà fait armer une galère à Barcelone, au moment où ils avaient vu que le roi était fort mal ; et dès qu’il eut trépassé ils firent choix d’un chevalier bon et sage, lui remirent deux copies authentiques du testament du seigneur roi, et lui ordonnèrent d’aller sur-le-champ s’embarquer à Barcelone, à bord de la galère qu’il y trouverait toute préparée, de se diriger sur Majorque et de se rendre là où se trouverait le seigneur roi En Alphonse d’Aragon ; et lorsqu’il serait arrivé, que nul ne mit pied à terre que lui seul et qu’on ne laissât personne s’approcher de la galère. Alors il devait aller parler avec le seigneur roi et avec l’amiral uniquement, leur annoncer la mort du seigneur roi d’Aragon, et remettre au seigneur roi une des deux copies du testament. Aussitôt après avoir rempli cette commission, il devait faire route pour la Sicile, et il devait être arrivé en Sicile avant que personne ne cette l’y avoir devancé ; et quand il serait arrivé en Sicile, il devait annoncer à madame la reine, au seigneur roi En Jacques de Sicile, et au seigneur infant En Frédéric, la mort du seigneur roi, et remettre au seigneur roi En Jacques l’autre copie du testament.

Le chevalier répondit, qu’il était prêt à exécuter leurs ordres. Il alla à Barcelone, trouva la galère toute appareillée, s’embarqua, fit à l’instant manœuvrer les rames et partit.

Je cesserai pour le moment de vous parler de cette galère et reviens à vous parler du seigneur roi d’Aragon. Ainsi que je l’ai dit, la douleur fut grande et se répandit de tous côtés, car les messagers l’annonçaient partout. Le lendemain il se trouva là plus de mille personnes, et plus de cinq mille habitants de Tarragone et de toutes les campagnes de Panades. L’affluence fut si grande que la foule ne pouvait pas tenir dans Villefranche, ni à deux lieues à l’entour. Le lendemain on porta le corps avec de grandes processions, au monastère de Sainte-Croix, et là on célébra l’office avec beaucoup de pompe, parce qu’il avait reçu l’absolution et avait observé les commandements de la sainte Église ; et il y eut des prédications et on fit toute la solennité qui convenait à un tel seigneur. Et vous eussiez vu, depuis le moment où il trépassa jusqu’à celui où il fut mis en terre, plus de dix mille personnes continuellement avec de gros cierges à la main. Lorsque le seigneur roi eut été mis en terre, tous retournèrent chez eux, et partout ils trouvèrent grand deuil et grandes lamentations. Dieu par sa merci, veuille avoir son âme ! Amen. Il est mort, celui qui eût été un autre Alexandre s’il eût seulement vécu dix années de plus.

Je vais maintenant cesser de vous parler de lui et reviens à l’envoyé qui s’en va sur la galère à Majorque et en Sicile.

CHAPITRE CXLVII

Comment on reçut à Majorque et en Sicile la nouvelle de la mon du seigneur roi En pierre ; et de la douleur et des gémissements des habitants de Messine.

Lorsque la galère eut quitté Barcelone, elle mit peu de jours à se rendre à Majorque, où elle trouva le seigneur roi d’Aragon En Alphonse aux tours Lavaneras. L’envoyé fit exactement tout ce que lui avaient prescrit les exécuteurs testamentaires du seigneur roi, et il fit même plus, car il se revêtit de ses vêtements les plus riches pour débarquer ; et il fit fort sagement en cela. Le proverbe des bonnes gens est donc bien vrai, qui dit : « Envoie un sage et ne lui dis pas ce qu’il a à faire. » Aussi je vous dis que tout seigneur, toute cité ou toute ville doivent mettre toute leur attention, quand ils font choix d’un messager, de le choisir le plus intelligent possible, car bon messager fait honneur à son seigneur ou à sa commune, et amène toujours toute chose à bonne fin.

Après avoir parlé avec le seigneur roi et avec l’amiral, l’envoyé se rembarqua et fit route vers la Sicile ; et en peu de temps il arriva en Sicile et y trouva madame la reine, le seigneur roi En Jacques, roi de Sicile, et l’infant En Frédéric, à Messine. Il leur communiqua la nouvelle et fit tout ce dont il avait été chargé. Aussitôt que la mort du seigneur roi fut connue et publiée, et que le testament eut été lu à Messine, vous eussiez vu des pleurs et entendu des lamentations dans toute la Sicile et dans toute la Calabre ; et ils restèrent bien huit jours au moins à le pleurer.

CHAPITRE CXLVIII

Comment l’infant En Jacques fut couronné roi de Sicile à Palerme ; des grandes fêtes qui y furent faites ; et comment il fit armer vingt galères, dont il nomma capitaine En Béranger de Sarria.

Le deuil étant fini, le seigneur roi manda par toute la Sicile et la Calabre : que chacun se rendît, à un jour désigné, à Palerme pour la fête, car il se ferait couronner roi de Sicile et de tout le royaume. Des lettres partirent de tous les côtés ; et lorsque les lettres furent expédiées, le seigneur roi, madame la reine sa mère et l’infant En Frédéric, allèrent à Palerme, et dès leur arrivée on y commença de très grandes fêtes. Cependant arriva le jour désigné par le roi ; et avec grande fête et grande allégresse le seigneur roi En Jacques prit la couronne du royaume de Sicile[51] avec tant d’heur et une telle faveur de Dieu, que jamais ne fut roi qui se montrât plus gracieux et plus heureux qu’il l’a été, l’est encore et le sera longtemps envers ses gens,[52] s’il plaît à Dieu. Et certes, après son couronnement, les habitants de la Calabre et de la Sicile eussent-ils semé des pierres, ils auraient récolté de bon froment ou de l’orge. Et en vérité, dans la Sicile ou dans la Calabre, il y avait plus de vingt châteaux de riches hommes qui menaient plus grand train que ne fait un roi, et tous étaient fort opulents. Sa cour aussi était brillante et abondante en tout trésor et en tout bien ; aussi pouvait-on bien appeler le seigneur roi « le roi En Jacques le Bienheuré. » La fête terminée, il revint à Messine et fit aussitôt armer vingt galères et en nomma capitaine un chevalier qu’il aimait beaucoup, nommé En Béranger de Sarria. Ils étaient deux frères de ce nom : le dit En Béranger de Sarria, qui était l’aîné, et l’autre nommé En Vidal de Sarria. Et certes on peut dire de chacun d’eux ce que je vous ai déjà dit d’En G. Galeran : qu’on pourrait faire tout un livre de leurs prouesses et de leurs faits d’armes et de chevalerie, mais principalement de ceux dudit En Béranger, qui était, qui a été et qui est encore le chevalier le plus généreux de cœur qui fût jamais dans toute l’Espagne. Il y a eu, à la vérité, un seigneur qui le lui a bien appris, et ce seigneur est le roi de Sicile, qui ensuite, avec le temps, le fit noble, ainsi que vous l’apprendrez dans la suite, en temps et lieu.

CHAPITRE CXLIX

Comment le noble En Béranger de Sarria, avec vingt galères, parcourut toute la côte d’Amalfi jusqu’au fief de Rome, et prit galères, lins et barques.

Les vingt barques que devait commander En Béranger de Sarria étant armées, il lui ordonna de s’embarquer, de prendre la direction de Naples et de savoir ce qui s’y passait, puis de se diriger vers Scicli et de battre toute la côte jusqu’au fief de Rome, et, après être revenu de cette course, de passer en Calabre, car il voulait faire savoir aux ennemis que le roi d’Aragon n’était pas mort, et que si jusque-là ils avaient eu un roi à combattre, ils auraient maintenant à résister à deux, qui se confondaient en un seul, de cœur, de corps et de volonté.

Lorsque le roi eut dit ces paroles, En Béranger de Sarria prit congé de lui, de madame la reine et de l’infant En Frédéric, et il s’embarqua à la bonne heure et à la garde de Dieu. Il battit toute la Calabre et vint au cap de Palinure ; du cap de Palinure il regagna la haute mer et fit voie pour la côte d’Amalfi, peuplée de la plus mauvaise race et des plus méchants corsaires du monde, surtout en un lieu qu’on nomme Pasitano. Il pensa qu’en courant cette côte il rendrait trois grands services au seigneur roi de Sicile et à ses gens, aussi bien qu’au seigneur roi d’Aragon et à ses gens. Premièrement, il les vengerait des dommages que ces gens leur avaient causés pendant les guerres précédentes ; secondement, une fois détruits, ils ne pourraient plus mal faire à l’avenir ; troisièmement, ce serait le plus beau fait d’armes et le plus aventureux qui de longtemps eût été entrepris de ce côté.

Ainsi qu’il se l’était mis en tête, ainsi il le fit et il l’accomplit ; et il y aborda dès avant l’aube du jour ; et tout son monde fut à l’instant débarqué près de la cité Saint-André d’Amalfi et se mit à parcourir toute la montagne. Pendant quatre jours qu’il y fut, il mit à feu et à sang Majori, Minori, Ravello et Pasitano, et enfin tout ce qui était dans la montagne.[53] Il allait partout, bannière déployée, brûlant et saccageant tout ce qu’il rencontrait. Il surprit dans leurs lits la méchante race des habitants de Pasitano, et il en fit autant d’eux, et mit le feu aux galères et aux lins qu’ils avaient tirés sur la grève, et n’en laissa pas un, ni là ni sur aucun joint de la côte. Après avoir tout brûlé et saccagé, il s’embarqua et alla à Sorrente ou il en fit tout autant. Il en eût fait autant à Castellamare, si ce n’eût été qu’un nombreux corps de chevaliers venait d’y arriver de Naples. Que vous dirai-je ? Il entra jusque dans le port de Naples, y prit nefs et lins et en brûla d’autres, puis battit toute la côte jusqu’au fief de Rome, et prit partout nefs, lins et galères, qu’il envoya en Sicile. Jugez de la grande alarme qui régnait sur toute la côte et jusqu’à l’embouchure du fief de Rome,[54] car il y prit tout ce qu’il y trouva de lins. Au tumulte qui se faisait, le pape demanda ce que signifiait tout ce bruit. « Saint Père, lui répondit-on, c’est un chevalier de Sicile, nommé En Béranger de Sarria, qui est venu de Sicile avec vingt galères et qui a brûlé et saccagé toute la côte d’Amalfi, et a pillé le port de Naples et toute la côte ; et partout, jusqu’au fief de Rome, il a enlevé galères, lins et barques, et rien ne peut tenir devant lui. — Ah ! Dieu ! dit le pape, qu’est-ce donc que cela ? C’est contre autant de diables qu’on a à lutter quand on lutte contre la maison d’Aragon, car chacun de ces chevaliers de Catalogne est un vrai diable incarné auquel rien ne peut résister, ni sur terre, ni sur mer. Plût à Dieu qu’ils fussent réconciliés avec l’Église ! Ce sont gens avec qui nous ferions la conquête du monde et mettrions à bas tous les infidèles. Je prie donc Dieu de rétablir la paix entre l’Église et eux. Que Dieu pardonne au pape Martin qui les a ainsi repoussés de l’Église ; mais, si cela nous est possible, bientôt, s’il plaît à Dieu, nous ferons en sorte de les réconcilier, car ce sont des gens bien courageux et pleins de hautes qualités. Il n’y a que peu de jours qu’ils ont perdu leur roi, qui était le meilleur chevalier du monde ; et je crois bien qu’ainsi seront ses fils qui commencent à faire de cette manière. »

CHAPITRE CL.

Contient le roi En Jacques de Sicile passa en Calabre pour guerroyer, et comment il se rendit maître de tout le pays, excepté du château de Stilo.

Quand En Béranger de Sarria eut fait toutes ces courses, il retourna en Sicile, chargé de grand butin, et y trouva le roi qui fut très satisfait de tout ce qu’il avait fait ; et les Siciliens ne le furent pas moins à cause des grands dommages que leur faisaient journellement éprouver les Amalfitains. Aussitôt que les galères furent revenues à Messine, le seigneur roi passa en Calabre avec une nombreuse suite, et alla visiter toutes ses possessions. Et autant qu’il y avait de pays par lesquels il faisait ses chevauchées, et qui ne fussent pas siens, autant y en avait-il qui se soumettaient à lui ; si bien que très certainement, si l’amiral se fût trouvé là avec la flotte, il aurait pu à ce moment entrer tout droit dans la ville de Naples. Que vous dirai-je de plus ? Il s’empara entièrement de toute la Calabre, à l’exception du château de Stilo, ainsi que je vous l’ai déjà dit, de Tarente, de la principauté, du cap de Leuca et d’Otrante, bonne cité et archevêché, et au-delà même de la principauté, jusqu’à Saint Hilario, à près de trente milles.

Lorsque le roi eut conquis tout ce qui était autour de lui, il alla se déduisant et chassant par toute la Calabre ; car c’est bien la province la plus saine, la plus agréable en toutes saines choses, et la mieux fournie des meilleures eaux et des meilleurs fruits du monde. Et il y avait parmi les habitants de la Calabre beaucoup de riches hommes et chevaliers de Catalogne, d’Aragon et du pays même ; et le seigneur roi allait d’invitation en invitation et de plaisir en plaisir. Tandis qu’il s’en allait ainsi se déduisant, En Béranger de Sarria arrivé à Messine avec les galères, et il avait aussi fait grand butin dans sa course ; mais laissons-le et parlons du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLI

Comment le seigneur roi d’Aragon, ayant appris la mort de son père, se hâta de telle manière qu’il s’empara promptement de Majorque et d’Ibiza, et revint à Barcelone où on lui fit fête.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon eut reçu le message qui lui annonçait la mort de son père, il dépêcha tellement ses affaires que, deux jours après l’arrivée du message, la ville de Majorque se rendit à lui, et le noble En Pons de Saguardia se retira au Temple. Deux jours après la reddition de la cité, on publia la mort du seigneur roi En Pierre et on fit lecture de son testament ; et vous y eussiez vu et entendu les pleurs, les lamentations et les cris les plus douloureux du monde. Que vous en ferai-je plus long conte ? Le deuil dura bien six jours, pendant lesquels nul dans la cité ne fit œuvre de ses mains.

Après le deuil, le noble En Pons de Saguardia se rendit au seigneur roi, et le seigneur roi le reçut sain et sauf, et le fit débarquer, avec tous ceux des siens qui voulurent le suivre, à Collioure, et de Collioure il s’en alla à Perpignan. Le roi de Majorque l’accueillit très bien et le fit traiter avec beaucoup d’honneur ; et il devait bien le faire, car En Pons de Saguardia l’avait toujours bien servi, et il était un des meilleurs chevaliers du monde.

Après avoir renvoyé En Pons de Saguardia, le roi En Alphonse nomma pour son chargé de pouvoirs, dans la cité et dans l’île, En Gesbert de Mediona, et lui laissa de bonnes troupes ; puis il prit congé de la cité et de tous les prud’hommes de dehors qui s’étaient rendus auprès de lui, et partit et fit route vers Ibiza.

Il est bon Je dire que, tandis qu’il assiégeait la cité de Majorque, il avait envoyé à Ibiza pour connaître l’intention des habitants et savoir s’ils se rendraient à lui ; et les prud’hommes lui avaient promis que, ce que ferait la cité de Majorque, ils le feraient aussi. Voilà pourquoi il alla à Ibiza ; et les prud’hommes le reçurent aussitôt avec de grands honneurs. Il entra dans le château et y demeura deux jours, et y laissa pour châtelain un très sage et digne chevalier, nommé En Lloret. Il prit ensuite congé d’eux et passa à Barcelone ; là on lui fit de grandes fêtes. De Barcelone il envoya par tous ses royaumes, et fit dire aux riches hommes, citoyens et hommes des villes, de se trouver à Saragosse, à un jour désigné.

CHAPITRE CLII

Comment l’amiral En Roger de Loria parcourut toute la côte de Provence et ravagea Serignan, Agde et Vias, épargnant les femmes, les enfants au-dessous de quinze ans et les hommes au-dessus de soixante ans.

Lorsque le seigneur roi eut expédié de tous côtés ses lettres pour qu’on se rendît à Saragosse, où il voulait célébrer des fêtes en prenant la couronne, l’amiral vint à lui et lui dit : « Seigneur, vous avez donné cinquante jours de délai jusqu’à ce qu’on fût réuni à Saragosse, aux fêtes de votre couronnement, et je verrais avec peine que les équipages des galères restassent ici dans l’inaction. Ainsi donc, sous la grâce de Dieu et votre bon plaisir, j’irai parcourir toute la côte d’ici à Marseille, et je ferai en sorte, avec l’aide de Dieu, d’être de retour à temps pour assister aux fêtes de votre couronnement. — Vous dites bien, » lui répondit le seigneur roi.

Lorsqu’il fut à la hauteur du cap de Leucate il approcha de la plage du Grau de Serignan.[55]

Là, dès la pointe du jour, il débarqua son monde, se mit à la tête de cent hommes à cheval ; et, dès qu’il fit jour, ils arrivèrent à Serignan, y entrèrent et la ravagèrent ainsi que les environs. L’alarme en courut dans le pays et parvint à la ville de Béziers, qui n’est qu’à deux lieues de là. Aussitôt les troupes de Béziers sortirent de la ville et marchèrent dans la direction de Serignan ; et tout bien compté, avec ceux des autres pays qui vinrent se joindre à l’ost de Béziers, il y avait bien là trente mille personnes.

L’amiral dit à ses gens : « Barons, c’est aujourd’hui que la maison d’Aragon et ses gens vont gagner à jamais, dans ce pays, honneur et renommée de bravoure. Ces gens que vous voyez sont des malheureux, aisés à tuer, et qui ne se sont jamais trouvés en face d’un homme animé par la fureur du combat. Chargeons donc sur eux à fond, et vous verrez, soyez en sûrs, que ces gens n’ont que des épaules à nous montrer. La chevauchée sera royale,[56] et tout ce que chacun gagnera sera bien à lui. Nous défendons toutefois à qui que ce soit, et cela sous peine de haute trahison, de s’emparer de cheval ou effets avant que le combat soit terminé. »

Tous adhérèrent à la proposition de l’amiral ; cependant l’ost s’approchait d’eux, croyant qu’il n’y avait qu’à les attacher et les emmener. Quand elle fut assez approchée pour que les dards pussent faire leur manœuvre et les arbalétriers frapper au but, les trompettes et les nacaires sonnèrent. L’amiral, avec ses cavaliers, fondit sur la cavalerie ennemie, composée bien de trois cents hommes français ou gens du pays. De leur côté les maladies, qui étaient au nombre d’environ deux mille, firent jouer leurs dards, dont pas un seul ne manqua de tuer son homme ou de le blesser à mort ; et les arbalètes tirèrent toutes à la fois. De telle sorte que le choc de l’amiral et de sa troupe fut si violent au premier abord, aux cris de : Aragon ! Aragon ! Que tout à coup leurs adversaires tournèrent le dos, aussi bien les gens à cheval que les gens à pied. L’amiral et les siens s’élancèrent au milieu d’eux. Que vous dirai-je ? Cette chasse dora jusqu’à une demi lieue de Béziers ; et elle aurait duré jusqu’à la ville ; mais la nuit s’approchait et l’amiral craignait de n’avoir plus assez de jour pour retourner aux galères, car ils se trouvaient sur une plage, la pire de toutes les plages qui soit du levant au ponant. Il contint donc ses gens et leur fit rebrousser chemin. Et ainsi en retournant ils levèrent le champ, et il ne faut pas demander le grand gain qu’ils y firent. A la chute de la nuit, ils se trouvèrent sur la plage en face de leurs galères, et ils brûlèrent et saccagèrent tout Serignan, à l’exception de l’église de madame Sainte-Marie de Serignan qui est très belle.

Ceux de Béziers et des environs se réunirent à Béziers. Ils avaient perdu tant de monde qu’ils virent bien que, si l’amiral revenait le lendemain, ils ne pourraient défendre la ville contre lui, à moins d’an secours étranger. Ils envoyèrent donc cette nuit donner l’alarme par tout le pays, afin qu’on vînt défendre la cité de Béziers, car ils avaient perdu la majeure partie de leur monde. Ils pouvaient bien le dire en toute sûreté, car sur dix il n’en revint pas deux ; et tous ceux-là étaient morts sans que l’amiral, après avoir reconnu tout son monde, eût perdu plus de sept hommes de pied. Le lendemain matin il arriva à Béziers beaucoup de monde ; mais l’amiral s’en souciait peu, car après minuit il s’embarqua avec tous les siens. Dès l’aube du jour, il se trouva au Grau d’Agde ; là, il débarqua son monde ; les galères légères et les lins armés remontèrent par le chenal de Vias, et les grosses galères se ‘rendirent à la cité d’Agde. Dans chacun de ces lieux ils s’emparèrent de tous les lins et barques qu’ils y trouvèrent.

L’amiral, avec la moitié de sa cavalerie, la moitié des almogavares, et une bonne partie des chiourmes des galères, marcha sur la cité d’Agde, la prit et la saccagea entièrement. Il ne voulut pas souffrir qu’on y tuât femme ni enfant ; mais tous les hommes de quinze à soixante ans furent massacrés, et tous les autres épargnés. Il mit à feu et à sang toute la ville, à l’exception de l’évêché, car il ne permit jamais qu’on fit aucun dommage aux églises ni qu’on déshonorât aucune femme. Sur ces deux points i’amiral montra toujours une grande sévérité et ne permit jamais qu’on fit le moindre dommage à une église, ni qu’on y enlevât la valeur d’un bouton. Il ne voulut jamais non plus qu’aucune femme fût déshonorée, dépouillée, ni touchée dans sa personne. Aussi Dieu lai en rendit-il bonne récompense, car il lui accorda des victoires pendant sa vie, et une bonne fin à l’heure de sa mort. »

L’autre portion des troupes marcha sur Vias, les uns par terre, les, autres par le chenal en amont. Ils saccagèrent également tout Vias et prirent tout ce qui s’y trouvait, lins et barques, et il y en avait bon nombre en amont du chenal. L’alarme se répandit bien vite aussi dans tout le pays. Les gens de Saint Thibery, de Loupian et de Gigean y arrivèrent par mer ; mais arrivés près d’Agde, les nouvelles leur vinrent comment, la veille, avaient été traités ceux de Béziers, et là-dessus ils songèrent à s’en retourner ; mais ils ne se bâtèrent pas assez pour que les hommes à cheval et les que n’en atteignissent plus de quatre mille, qu’ils firent périra coups de lance, puis ils retournèrent à Agde, où ils restèrent quatre jours, mettant tout à feu et à sang.

Cela fait, l’amiral fit rembarquer ses troupes et se dirigea vers Aigues-Mortes ; là il trouva des nefs, lins et galères, qu’il prit et envoya à Barcelone. Il se rendit ensuite au cap de la Spiguera.[57] Arrivé à cette hauteur, il les avait mis hors d’état de savoir de ses nouvelles, mais chacun dans le pays pensa qu’il était retourné en Sicile. A la nuit, à la faveur du vent de terre, il se mit en mer en naviguant aussi rarement que possible, mais de manière à ce qu’on ne pût l’apercevoir pendant le jour, et le lendemain, aussitôt que la brise de mer eut soufflé, il s’approcha du cap de Leucate, y. aborda de nuit, y trouva, entre barques et lins, plus de vingt bâtiments tous chargés de bonnes marchandises, et il les prit tous et les envoya à Barcelone.

A la pointe du jour il entra par le Grau de Narbonne ; et il y trouva aussi des fins et galères, et les mit tous en mer. Que vous dirai-je ? Le butin que firent lui et tous ceux qui l’accompagnaient fut vraiment sans bornes ; et ils en auraient bien plus fait encore, s’il n’eût eu hâte de retourner en Catalogne pour se trouver à temps au couronnement du roi. Il sortit donc du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu’il avait pris et fit route pour Barcelone. Mais laissons ici l’amiral En Roger de qui et parlons du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLIII

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon alla à Sainte-Croix, où il fit faire des absoutes sur le corps de son père, et y fonda à perpétuité cinquante messes par jour.

Lorsque l’amiral eut pris congé du seigneur roi à Barcelone, le seigneur roi sortit de la ville, et le premier voyage qu’il fit fut d’aller à Sainte-Croix. Il y fit venir l’archevêque de Tarragone, tous les évêques de sa terre et tous les autres prélats ; il s’y trouva bien trois cents crosses[58] et dix moines de chacun des ordres religieux de tout son royaume. Là il fit son deuil ainsi que tout le monde. Il fit chanter des messes et faire des prédications, et, avec de grandes processions, il fit faire absoute sur le corps du bon roi En Pierre, son père.

Cela dura dix jours et se renouvela tous les jours ; après quoi, pour le bien de l’âme du seigneur roi son père, il fit des dons et de grandes faveurs au monastère de Sainte-Croix, afin qu’ils chantassent perpétuellement, tous les jours, des messes pour le repos de l’âme du bon roi son père, c’est-à-dire cinquante messes. Après quoi il prit congé de tout le monde et se rendit à Lérida, où lui fut donnée grande fête, la plus grande que jamais sujets aient pu donner à leur seigneur. Lorsque le seigneur roi fut à Saragosse, chacun s’arrêta dans cette ville ; mais je laisse le seigneur roi et reviens à l’amiral.

CHAPITRE CLIV

Comment l’amiral En Roger de Loria alla à Tortose avec sa flotte, et laissa, pour tout le temps qu’il assistait au couronnement du roi, comme chef et commandant de la flotte, son neveu En Jean de Loria.

Dès que l’amiral fut sorti du Grau de Narbonne avec tous les bâtiments qu’il avait enlevés, il fit route vers Barcelone et y arriva en peu de jours. Quand il fut à Barcelone, on lui fit grande fête, et il y demeura huit jours, puis il se rendit avec la flotte à Tortose. Les galères prirent station dans la ville, et il y laissa comme chef et commandant supérieur son neveu En Jean de Loria, bon et expert chevalier. A cette époque on n’aurait pu trouver dans une bonne partie du monde un chevalier aussi jeune qui fût plus sûr, plus habile et meilleur en fait d’armes. Il lui ordonna de faire route pour l’Espagne,[59] et lui permit de faire du butin sur ceux des Maures qui n’étaient point en paix avec le roi d’Aragon, à condition qu’aucun de ses gens ne s’éloignerait de lui, tandis que lui serait à assister au couronnement du seigneur roi.

CHAPITRE CLV

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon fut couronné à Saragosse ; des fêtes et des jeux qui s’y firent ; comment En Jean de Loria mit à feu et à sang plusieurs endroits de la Barbarie ; et comment l’amiral s’embarqua pour passer en Sicile

Cependant En Jean de Loria fit route pour Valence avec la flotte, et l’amiral s’en alla par terre à Saragosse, avec bon nombre de chevaliers et de gens de mer qu’il amenait à sa suite. Le seigneur roi lui fit un très gracieux accueil, l’honora beaucoup et eut grande joie de tout ce qu’il avait fait.

L’amiral fit dresser un mât fort élevé, car, après le seigneur roi En Pierre et le seigneur roi de Majorque, c’était de tous les chevaliers d’Espagne le chevalier le plus adroit au tir. En Béranger d’Entença, son beau-frère, ne l’était pas moins. Je les ai vus tirer l’un et l’autre ; mais très certainement le seigneur roi En Pierre et le seigneur roi de Majorque étaient la fleur de tous les tireurs de leur temps. Chacun d’eux tirait trois traits à une orange, et le dernier trait était aussi gros que la haste[60] d’une lance, et les deux premiers passaient, bien au-dessus du mât. Ensuite il ordonna des joutes. Les hommes de mer firent faire de leur côté deux lins armés, de ces lins plats qui peuvent aller sur les rivières ; et là il fallait voir les combats à coups d’oranges, car on en avait fait venir plus de cinquante charges du royaume de Valence. Soyez certain que l’amiral embellit cette fête à lui seul autant que tous les autres réunis. Que vous dirai-je ? La fête fut très brillante, et le seigneur roi En Alphonse d’Aragon prit la couronne avec grande joie et grand plaisir.[61] La fête dura quinze jours et plus, pendant lequel temps on ne fit que chanter, se réjouir, et faire des jeux et divertissements.

Les fêtes étant terminées, l’amiral prit congé du seigneur roi et s’en vint à Valence. Il alla reconnaître ses châteaux, villes et lieux, car il en possédait de très notables et très bons, et envoya un lin armé à En Jean de Loria pour qu’il eût à revenir. Le lin armé le trouva en Barbarie, où il avait l’ait une sortie entre Tunis et Alger, y avait causé un grand désordre, pris plus de trois cents Sarrasins, mis à feu et à sang plusieurs endroits, et enlevé aux Sarrasins bon nombre de lins et de térides. Sur Tordre de l’amiral son oncle, En Jean de Loria s’en revint, et peu de jours après il rentra à Valence. Aussitôt qu’il fut de retour, l’amiral l’accueillit avec beaucoup de joie et de satisfaction, et lui ordonna de faire appareiller les galères, parce qu’il voulait se rendre en Sicile. Ainsi qu’il fut ordonné, ainsi fut-il exécuté ; et lorsque l’amiral eut terminé ce qu’il avait à faire dans le royaume de Valence, il s’embarqua à la grâce de Dieu et fit route vers la Barbarie, voulant, en s’en allant, côtoyer tout le pays et y enlever tout ce qu’il pouvait de Sarrasins. Je cesse de vous parler de l’amiral, qui se dirigea vers la Barbarie, et je vais vous parler du seigneur roi d’Aragon, qui va à Saragosse.

CHAPITRE CLVI

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon résolut de venger le manque de foi du roi don Sanche de Castille envers son père En pierre, d’enlever de Xativa les enfants de l’infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer l’un d’eux roi de Castille.

Le seigneur roi d’Aragon avait donné à l’amiral des lettres pour les porter à madame la reine sa mère en Sicile, ainsi qu’au seigneur roi En Jacques et au seigneur infant en Frédéric, ses frères. Cela fait, et toutes les fêtes terminées, il fit venir devant lui l’infant En Pierre, son frère, et tout son conseil, et lui dit en présence de tous : « Mon frère, lorsque notre père le roi En Pierre partit de Barcelone, son désir et sa volonté étaient, si Dieu le ramenait sain et sauf à Valence, de retirer de Xativa les fils de l’infant don Ferdinand de Castille, et de proclamer roi de Castille don Alphonse, qui est l’aîné, afin de se venger par là de son neveu le roi don Sanche de Castille, qui s’est rendu si coupable envers lui, et qui, au moment du plus grand besoin, lui a failli de tout ce à quoi il était tenu. Puisque Dieu n’a point permis que, durant sa vie, notre père pût accomplir sa vengeance, c’est à nous de le venger, à nous d’accomplir son dessein, comme l’eût fait le roi notre père en personne. Je veux donc que l’on choisisse deux chevaliers, qui aillent trouver le roi don Sanche et le défient en notre nom, à cause de ce que je viens de dire, et que vous, infant, vous vous prépariez incontinent, avec cinq cents chevaliers de Catalogne, autant de l’Aragon, et deux cents hommes à cheval du royaume de Valence, armés à la genetaire ;[62] de telle sorte qu’aussitôt nos messagers revenus de Castille, vous soyez prêts à entrer en Castille et à mettre à feu et à sang tous les lieux qui ne voudront pas se soumettre à nous, au nom de don Alphonse, fils de l’infant don Ferdinand de Castille. Vous emmènerez aussi avec vous vingt mille hommes de pied pris parmi nos almogavares. Cela fait, nous irons au royaume de Valence, nous retirerons ces infants de Xativa, nous réunirons nos armées, et nous entrerons ensemble en Castille, et ferons tant qu’ils deviendront rois de Castille, avec l’aide de Notre Seigneur Dieu Jésus-Christ, qui aide au bon droit. »

Le roi ayant cessé de parler, le seigneur infant En Pierre se leva et dit : « J’ai bien entendu ce que vous m’avez dit, et je rends grâces à Dieu de ce qu’il vous a donné un tel cœur et une telle volonté que cette vengeance que le seigneur roi notre père avait en volonté d’exercer vous l’accomplissiez vous-même, et témoigniez ainsi de la valeur et des grandes qualités qui sont en vous. Ainsi, seigneur frère, je m’offre à faire et à dire en cette affaire et en toute autre tout ce qu’il sera en votre volonté de me commander, et vous ne me trouverez jamais en défaut en rien. Songez donc à préparer toutes vos autres affaires et à envoyer vos défis ; moi je m’occuperai de réunir les riches hommes et chevaliers de Catalogne, d’Aragon et du royaume de Valence, et j’entrerai en Castille avec les levées que vous, seigneur, vous aurez prescrites, et même avec beaucoup plus ; et soyez sûr, seigneur, que j’y entrerai d’un tel cœur, d’une telle détermination, et avec de tels gens que, dût le roi don Sanche venir contre nous à la tête de dix mille hommes, il nous trouvera prêts à accepter la bataille. »

En entendant ces paroles, le seigneur roi prit par la main le seigneur infant En Pierre, qui était assis près de lui, mais plus bas, le baisa et lui dit : « Infant, nous attendions de vous une semblable réponse, et nous y avons pleine foi. »

CHAPITRE CLVII

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon, ayant pris conseil, résolut de défier le seigneur roi don Sanche de Castille, et envoya deux chevaliers avec les défis ; et comment l’infant En Pierre se prépara à entrer en Castille.

Le seigneur roi ayant parlé ainsi, les membres du conseil se levèrent ; et le premier qui se leva lui dit : « Seigneur, loué et remercié soit Notre Seigneur vrai Dieu, qui a accordé tant de grâces à vos royaumes que de les avoir pourvus de bons seigneurs, vaillants, intrépides, accomplis en toute bonne chose et allant toujours de bien en mieux, ce qui doit nous rendre tous heureux et satisfaits. Voici, seigneur, la première entreprise que vous projetez depuis votre couronnement, et c’est l’entreprise la plus haute que jamais seigneur ait conçue ; et cela par quatre raisons : la première, parce que vous entreprenez une guerre avec un des plus puissants seigneurs du monde, et votre plus proche voisin ; la seconde, que vous êtes déjà en guerre avec l’Église romaine, avec la maison de France et avec la puissance du roi Charles : c’est comme dire avec le monde tout entier ; la troisième, que vous devez tenir pour assuré que, lorsque le roi de Grenade vous verra sur les bras de si rudes affaires, il ne manquera pas de rompre les trêves qu’il a faites avec le roi votre père ; et pour quatrième raison enfin, que tous les hommes des communes du monde, voyant que l’Église est contre vous, vous seront tous contraires. Ainsi, seigneur, faites compte que vous avez guerre aux deux plus grandes puissances du monde. Néanmoins, puisque vous avez cette guerre à cœur, et qu’en outre vous soutenez justice et vérité, faites compte aussi que Dieu, qui est justice et vérité, sera pour vous. Et comme il a fait sortir le seigneur roi votre père avec grand honneur de toutes ses guerres, il vous en tirera également bien, vous et nous tous. Je vous déclare donc, en mon nom et en celui de tous mes amis, que je m’offre à vous autant que vie peut me durer, et qu’en rien de ce que je possède je ne vous faillirai. Et je vous prie, seigneur, que là où vous verrez et saurez le lieu le plus périlleux, là vous comptiez sur moi ; et aussi de prendre et de vous aider de tout ce que moi et mes amis nous possédons. Faites plus encore ; prenez mes fils et mes filles, et toutes les fois que cela vous sera nécessaire, livrez-les en otage là où bon vous semblera. »

Ce riche homme ayant cessé de parler, un autre se leva et dit les mêmes choses.

Que vous dirai-je ? L’un après l’autre ils se levèrent tous ; chacun s’offrit avec la même plénitude de cœur qu’avait fait le premier.

Le seigneur roi leur rendit mille grâces et leur dit beaucoup de belles paroles. Ensuite on élut deux chevaliers, l’un catalan et l’autre aragonais, pour les envoyer en Castille porter les défis. Aussitôt le seigneur infant, avant de quitter l’Aragon, fit inscrire les cinq cents chevaliers qui devaient le suivre. Et s’il eût voulu en avoir, non pas cinq cents, mais deux mille, il les aurait eus ; car il n’eut à solliciter personne ; tous venaient au contraire s’offrir à lui et le supplier qu’il lui plût de les emmener avec lui ; mais il n’en voulut pas plus que ne lui avait fixé le seigneur roi.

Cela fait, il partit pour la Catalogne ; là aussi tous les riches hommes et chevaliers de Catalogne vinrent pareillement s’offrir à lui. Et ainsi, en peu de jours, il eut son nombre de cinq cents chevaliers et un grand nombre de varlets de suite.[63]

Quant au royaume de Valence il n’est pas besoin de vous en parler, car partout où était le seigneur infant, tous accouraient à l’envi pour s’offrir à lui. Et ainsi il eut bientôt toute la compagnie dont il avait besoin, et tous des mieux équipés qu’on vît jamais suivre leur seigneur ; et à tous il fixa un jour pour se trouver à Calatayud en Aragon.

Je laisse là le seigneur infant et vais retourner au seigneur roi

CHAPITRE CLVIII

Comment le seigneur roi En Alphonse reçut la couronne ; du royaume du Valence et retira ses cousins de Xativa ; comment il décida d’entrer en Castille avec toutes ses osts, et comment, étant arrivé sur la terre de Castille, il reçut un message du comte d’Ampurias, qui le prévenait que les Français faisaient mine d’entrer en Lampourdan.

Il est vérité que, lorsque le roi eut ordonné tout ce que devait faire le seigneur infant, et envoyé ses messagers au roi de Castille pour le défier, il s’en vint au royaume de Valence. A son entrée dans Valence, on lui fit la plus grande fête. Au jour convenu, tous les barons dudit royaume, chevaliers et hommes des villes, s’y rendirent tous. Et quand tous furent réunis, ainsi qu’un grand nombre d’autres personnes, il reçut avec grande solennité la couronne du royaume de Valence.

Dès que la fête fut terminée, il se rendit à Xativa et il retira du château don Alphonse et don Ferdinand, fils de l’infant don Ferdinand de Castille ; et fit faire une belle bannière aux armes du roi de Castille, et ordonna un bon nombre de gens à pied et à cheval avec lesquels il entrerait d’un côté en Castille avec don Alphonse, tandis que l’infant En Pierre y entrerait de l’autre.

Pendant que les cortès étaient rassemblées en parlement, Dieu voulut que le seigneur infant En Pierre tombât grièvement malade. Et sur-le-champ fut envoyé au seigneur roi un courrier, de la part des riches hommes et chevaliers qui déjà étaient réunis à Calatayud, pour lui demander ce qu’ils devaient faire.

Le roi n’en fut pas plus tôt instruit qu’il en éprouva un grand chagrin. Il vit que ce qu’il y avait de mieux à faire pour lui était de se rendre à Calatayud, et d’y mener don Alphonse et don Ferdinand, pour que de là ils fissent leur entrée en Castille tous ensemble. Il leur fit donc dire de l’attendre.

Bientôt il partit en effet pour Calatayud, en ordonnant à toute son ost de le suivre ; et peu de jours après il y arriva avec un nombre considérable d’hommes. Voyant que le seigneur infant n’était pas encore guéri, et que son mal était au contraire empiré, il prit le parti de ne pas retarder plus longtemps son entrée ; et il avait bien avec lui deux mille chevaux pesamment armés, cinq cents chevaux armés à la légère, et cent mille hommes de pied. Il voulut que don Alphonse de Castille eût le commandement de l’avant-garde, et que sa bannière marchât la première. Il fit cela, parce que tous les barons de Castille et toutes les villes et cités avaient juré de reconnaître pour seigneur l’infant don Ferdinand leur père, après la mort de don Alphonse, roi de Castille ; et c’était la raison qui avait décidé le roi Philippe de France à donner pour femme à l’infant don Ferdinand madame Blanche, sa sœur, ce qu’il n’aurait point fait s’il eût pensé que les enfants issus de ce mariage ne seraient pas rois de Castille. Ainsi, en bon ordre, ils entrèrent en Castille à environ huit journées, et ils marchèrent directement là où ils savaient qu’était le roi don Sanche leur oncle.

Le roi don Sanche s’y était sans doute bien attendu, car il avait avec lui bien douze mille chevaux armés et tout un monde de gens à pied. Le roi d’Aragon, sachant qu’il avait tant de cavalerie, et que les deux armées n’étaient qu’à une lieue l’une de l’autre, lui envoya un message, pour lui signifier : qu’il était venu venger le manque de foi dont il s’était rendu coupable envers le bon roi son père, et faire roi son neveu don Alphonse, qui devait l’être ; qu’ainsi donc, s’il était ce que doit être tout fils de roi, il eût à s’avancer pour avoir bataille avec lui.

A cette nouvelle, le roi don Sanche fut grandement mécontent ; toutefois il vit bien que tout ce que le roi d’Aragon lui faisait dire était vrai, et que personne ne consentirait à prendre les armes contre le roi d’Aragon et contre son neveu, mais qu’au contraire on était disposé à les défendre contre tout assaillant.

Le roi d’Aragon l’attendit dans le même lieu durant quatre jours, sans vouloir s’éloigner de ce lieu que le roi don Sanche n’en fût parti ; et alors seulement il songea à s’en retourner, saccageant et brûlant toutes les villes et lieux qui ne voulaient point reconnaître don Alphonse de Castille. Il y eut cependant une bonne ville, nommée Séron, près de Soria, et beaucoup d’autres lieux qui se rendirent à lui. Aussitôt il leur fit prêter serment à don Alphonse, comme roi de Castille ; et il le laissa dans les lieux qui s’étaient soumis, avec bien mille hommes à cheval et un grand nombre de gens à pied, soit almogavares, soit gens de mer, et leur remit tout ce dont ils pouvaient avoir besoin. Il ordonna ensuite qu’au cas où il aurait besoin d’aide, toutes les frontières d’Aragon se tinssent prêtes à lui porter secours et assistance à ‘instant même. Et, sans nul doute, il aurait en ce moment enlevé toute la Castille au roi don Sanche s’il n’eût reçu un message arrivé en toute hâte, de la part du comte d’Ampurias et du vicomte de Rocaberti, qui lui mandaient qu’un grand nombre de troupes du Languedoc se disposaient, d’après l’ordre du roi de France, à pénétrer dans le Lampourdan, et qu’ils le conjuraient d’accourir à leur secours. Le seigneur roi se vit donc forcé par cette nouvelle de sortir de Castille, et il laissa ledit don Alphonse de Castille et don Ferdinand dans les lieux qui s’étaient soumis à eux, après les avoir mis en bon état et bien fortifiés, comme vous l’avez déjà entendu.

Que vous dirai-je ? Ils continuèrent à y rester ; mais au moment où le seigneur roi d’Aragon retourna en Catalogne et en Aragon, il y avait bien près de trois mois qu’il restait en Castille ; jugez donc s’il y a jamais eu roi au monde qui, par sa bonté, ait autant fait pour un autre roi qu’il fit alors pour ces infants. A son arrivée à Calatayud, il trouva le seigneur infant En Pierre beaucoup mieux, et il l’emmena avec lui en Catalogne où il lui donna sur son royaume un pouvoir égal au sien, car il l’aimait plus que chose du monde ; et l’infant méritait bien d’être aimé ainsi, car il était sage, beau et bon en tous faits.

Je cesserai de vous parler pour le moment du seigneur roi et du seigneur infant, qui se trouvent en Catalogne, et je vais vous entretenir de l’amiral.

CHAPITRE CLIX

Comment l’amiral En Roger de Loria, allant en Sicile, ravagea les terres de Barbarie, parcourut l’île de Gerbes et Tolometta, remporta la victoire de Matagrifon, se battit à Brindes contre les Français, leur enleva le port, et arriva à Messine où on lui fit fête.

Il est vérité que, quand les Français eurent été mis en déroute et chassés de la Catalogne, le seigneur roi En Pierre était allé à Barcelone, et avait donné à l’amiral et aux siens l’île de Gerbes, à quoi il avait ajouté des châteaux et de beaux et bons lieux dans le royaume de Valence. L’amiral s’en alla donc très satisfait, par plusieurs raisons ; et nul ne pouvait en effet être plus content que lui, si ce n’est que la mort du seigneur roi En Pierre lui causait un grand chagrin. Je vous ai déjà raconté comme quoi il prit congé du seigneur roi En Alphonse, comme quoi il alla à Saragosse, puis au royaume de Valence, pour visiter tous ses domaines, et comme quoi enfin il s’embarqua et prit sa route par la Barbarie. Là, en s’en allant par la Barbarie, il ravagea tout le pays et s’empara de nefs et lins ; et, à mesure qu’il les prenait, il les envoyait aussitôt à son agent à Valence. Il alla parcourant ainsi les côtes de Barbarie jusques à Gerbes. Quand il fut arrivé à Gerbes, il mit toute l’île en bon état, et puis il courut tout le port de Ris[64] qui est en terre ferme, et les gens de Ris se soumirent à lui et consentirent à lui payer tout ce que lui avait payé l’île de Gerbes, et à se soumettre à lui aux mêmes conditions qui avaient été acceptées par l’île de Gerbes.

Cela fait, après avoir rafraîchi son monde, il fit route vers Tolometta, en suivant la côte ; et ainsi, en remontant de ce côté, il fit mer nette de toutes les barques, enleva beaucoup d’esclaves mâles et femelles, et de nefs et lins, tout chargés d’épiceries, qui venaient d’Alexandrie et allaient à Tripoli. Il prenait tout ; et depuis qu’il avait passé au-delà de la côte de Tunis, il faisait expédier le tout à Messine. Que vous dirai-je ? Il s’empara de la cité de Tolometta et la mit toute sens dessus dessous, à l’exception du château, qui a de fortes murailles, et qui est occupé par des Juifs. Il l’attaqua durant un jour ; au second jour, comme il avait disposé les échelles pour l’escalade, ceux de dedans demandèrent à entrer en accommodement et lui donnèrent une forte somme en or et en argent, ce qui lui valut beaucoup mieux que s’il l’eût brûlée ou ravagée ; car, une fois incendiée, jamais personne ne l’aurait plus habitée ; et il comptait bien tous les ans en recevoir tribut. Tout cela réglé, il quitta Tolometta et fit route vers la Crète. Il prit terre à Candie et y rafraîchit sa flotte, puis s’en alla battant la Romanie et portant le ravage en tous lieux. Puis il passa par la bouche de Setull[65], prit terre à Porto Quaglio[66], puis vint à Coron où les Vénitiens lui donnèrent d’abondants rafraîchissements[67], puis de Coron à Modon,[68] et de là à la plage de Matagrifon[69] où il prit terre. Tous les gens du pays, à pied et à cheval, marchèrent contre lui en si grand nombre qu’il y avait bien cinq cents chevaliers français[70] et une multitude de gens de pied, et ils se rangèrent en bataille. Lui, fit sortir des galères ses chevaux, qui étaient bien au nombre de cent cinquante ; et bien armés et appareillés ils se présentèrent aussi en bataille rangée. Il plut à Dieu d’accorder la victoire à l’amiral, de telle sorte que les Français et les gens du pays furent tous pris ou tués ; aussi, à dater de ce jour, la Morée fut-elle fort dépeuplée de vaillants hommes. Après ce combat il vint dans la ville de Clarentza, y fit rester de ses gens et en obtint beaucoup d’argent, puis il s’éloigna et alla ravager et piller la cité de Patras, Céphalonie, le duché[71] et toute l’île de Corfou qu’il avait déjà ravagée une autre fois ; puis de là il se dirigea vers la Pouille, et aborda à Brindes. Dans cette dernière ville il fut sur le point d’être surpris ; car, le jour qui précéda celui de son arrivée, il y était entré un grand nombre de chevaliers français, sous le commandement de l’Estandart qui était venu pour garder Brindes et toute cette contrée contre En Béranger d’Entença qui occupait Otrante et courait tout le pays. Au moment où l’amiral débarquait avec ses troupes, les chevaliers sortaient de Brindes par Sainte Marie des Champs.

En voyant tant de chevaliers qui étaient bien au nombre de plus de sept cents hommes à cheval, tous Français, l’amiral se trouva tout déçu ; toutefois il recommanda son âme à Dieu, réunit tous ses gens en niasse et alla férir sur les ennemis avec une telle impétuosité qu’il les força de se replier du côté de la ville, et les repoussa jusqu’au pont de Brindes ; c’est là qu’il faisait beau voir les prouesses des chevaliers du dedans et du dehors.

Les almogavares voyant cette mêlée, et s’apercevant que les Français tenaient ferme, coupèrent leurs lances par le milieu et se jetèrent au milieu d’eux, éventrant les chevaux et tuant les cavaliers. Que vous dirai-je ? Ils s’emparèrent du pont, et seraient entrés avec eux si le cheval de l’amiral n’eût été tué.

Lorsque l’amiral se releva on vit de fiers coups de dards et de lances, et, du côté des Français, de grands coups de leur longue épée. Que vous dirai-je ? Malgré leurs efforts on fit relever l’amiral ; un de ses chevaliers mit pied à terre et lai donna son cheval. Quand il fut monté, on vit encore de plus grands efforts. Enfin les gens de l’amiral se rendirent maîtres du pont, et ils seraient entrés dans la ville avec ceux qui s’y reliraient, si les portes n’en eussent été à l’instant closes. Enfin l’amiral retourna joyeux et satisfait vers ses galères ; on leva le champ et on trouva qu’il avait été tué quatre cents chevaliers ennemis et une Coule innombrable de gens de pied ; ils firent tous un grand butin, et le roi Charles eut à envoyer d’autres chevaliers pour remplacer ceux-ci, car assurément En Béranger d’Entença, ni ceux qui étaient avec lui à Otrante, n’avaient plus rien à en craindre.

Après ces choses, l’amiral alla à Otrante, où lui furent faits de grands honneurs et de belles fêtes. Il y rafraîchit sa troupe et paya quatre mois de solde, au nom du roi de Sicile, aux cavaliers et aux hommes de pied qui étaient avec En Béranger d’Entença ; de là il se rendit à Tarente, où il paya également la troupe. Puis il alla à Cotrone, à Le Castella, à Gerace, à Amandolea, à Pentedattile au château de Santa Agata et à Reggio, et rentra enfin à Messine où il trouva le seigneur roi En Jacques de Sicile, madame la reine sa mère et le seigneur infant En Frédéric. S’il lui fut fait grande fête, c’est ce qu’il ne faut pas demander, car jamais fête si belle ne lui fut faite en aucun lieu. Madame la reine ressentit grande joie de sa visite, et l’accueillit et l’honora plus encore qu’elle ne le faisait habituellement ; mais dame Bella, sa mère, en ressentit plus grande joie, satisfaction et plénitude de cœur que tous les autres. Le seigneur roi de Sicile lui fit aussi de grands honneurs et lui donna châteaux et autres lieux, et lui conféra un tel pouvoir, que l’amiral pouvait faire et défaire, sur terre et sur mer, tout ce qu’il voulait. Et ainsi le seigneur roi de Sicile, se tint pour fort bien servi par lui. Je cesse de vous parler du seigneur roi de Sicile et de l’amiral, et reviens à parler du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLX

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon fit publier dans son ost de Catalogne, qu’il la ferait payer pour quatre mois ; et comment il entra avec ses osts en Roussillon, pour voir si les Français avaient pénétré en Lampourdan.

Lorsque le roi d’Aragon, étant à Barcelone, fut instruit qu’un grand nombre de troupes du Languedoc se disposaient à entrer dans le Roussillon et le Lampourdan, il fit publier dans ses osts de Catalogne qu’il allait faire donner quatre mois de solde, et que chacun fût rendu, à un jour désigné, dans la ville de Péralade. Tous, riches hommes, chevaliers, citoyens et gens des villes, arrivèrent au jour fixé à Péralade, bien et bellement appareillés.

Avant de partir de Péralade, le seigneur roi envoya l’infant En Pierre en Aragon, en qualité de gouverneur et de chef supérieur, afin que, si qui que ce fût voulait entrer en Aragon par la Navarre, il fût là pour s’y opposer.

Ces choses réglées, et les osts réunies à Péralade, il entra en Roussillon. Mais, arrivé au Boulou, il apprit qu’il n’y avait point pénétré d’étrangers ; et, par les ravins de la montagne, il se rendit à Collioure, et de là en Lampourdan. Je ne vous dirai pas que les gens du Languedoc n’eussent eu l’intention d’entrer en Catalogne ; mais lorsqu’ils surent que le seigneur roi était en Roussillon, chacun s’en retourna chez soi et en fut pour le sien.

CHAPITRE CLXI

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon fit une joute à Figuières de deux cents contre deux cents ; et comment il combattit contre le vicomte de Rocaberti et En Gilbert de Castellnou.

De retour à Péralade, le seigneur roi donna congé à toutes ses osts, et chacun rentra chez soi. Privé ainsi de la possibilité de se battre contre ses ennemis, il ordonna du moins un tournoi à Figuières et voulut qu’il y eût quatre cents combattants, savoir deux cents de son côté et deux cents avec En Gilbert de Castellnou et le vicomte de Rocaberti, qui étaient les chefs du parti opposé au sien. Il y eut la les plus belles fêtes et les plus beaux faits d’armes qu’on eût vus en tournois depuis le roi Artus.

Après ces fêtes, le seigneur roi revint à Barcelone. Chaque jour c’étaient nouvelles joutes et tournois, jeux et exercices militaires, parades, soûlas et jeux de toute espèce, et tout le pays allait de plaisir en plaisir et de bals en bals.

CHAPITRE CLXII

Comment des messagers du pape et des rois de France et d’Angleterre arrivèrent au seigneur roi d’Aragon pour lui demander de faire la paix et de leur rendre le roi Charles qu’il tenait prisonnier.

Tandis qu’on se livrait à tous ces soûlas, messire Boniface de Salamandrana vint trouver le seigneur roi, de la part du pape, qui demandait au seigneur roi de vouloir bien faire la paix ; et la même requête lui était faite de la part du roi de France. Ils demandaient de plus qu’on leur rendit le roi Charles, qui était prisonnier, et que le seigneur roi lui donnât sa fille en mariage.

Pendant cette négociation arriva à Barcelone messire Jean de Grailly,[72] de la part du roi Edouard[73] d’Angleterre, qui lui demandait aussi de se rapprocher de lui par un mariage ; savoir que le roi d’Aragon épousât sa fille ;[74] et dans ce cas il se ferait médiateur entre lui et ses adversaires, la sainte Église de Rome, le roi de France et le roi Charles, pour lui faire obtenir une paix avantageuse.

Que vous dirai-je ? Lorsque messire Boniface eut connu le contenu du message de messire Jean de Grailly, et que messire Jean eut connu le sien, ils se rapprochèrent l’un de l’autre et se réunirent. Messire Boniface s’aperçut bien vite que le seigneur roi d’Aragon préférait se rapprocher du roi d’Angleterre plutôt que du roi Charles ; aussi conçut-il que c’était par cette voie surtout avant toute autre, qu’on pouvait parvenir à faire paix et à tirer le roi Charles de prison. Il fit donc son affaire principale lui-même de se réunir à messire Jean de Grailly pour traiter du mariage avec la fille du roi d’Angleterre. Que vous en dirai-je davantage ? Les négociations se menèrent de tant et tant de manières qu’il serait trop long de vous en rendre compte ; si bien qu’enfin messire Boniface et messire Jean de Grailly convinrent : que messire Boniface retournerait vers le pape et vers le roi de France, et messire Jean vers le roi d’Angleterre ; que chacun rendrait compte de ce qu’ils avaient traité ensemble et de ce qu’ils pouvaient, faire, et qu’à un jour désigné ils se trouveraient l’un et l’autre à Toulouse pour se communiquer mutuellement les réponses qu’ils auraient reçues. Ils prirent donc congé du seigneur roi d’Aragon et s’en allèrent où ils étaient convenus.

Je cesse de vous parler des envoyés qui s’en vont chacun leur chemin, et vais de nouveau vous entretenir du seigneur roi de Sicile.

CHAPITRE CLXIII

Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile résolut de passer en Calabre et dans la principauté avec toutes ses osts et de conquérir Naples et Gaète.

Dès que l’amiral fut de retour à Messine, comme vous l’avez entendu, il fit radouber toutes ses galères. Un jour le seigneur roi de Sicile fit appeler l’amiral et tout son conseil, et leur dit : « Barons, nous avons pensé que nous, ferions bien d’armer quatre-vingts corps de galères, et nous, de notre personne, avec mille chevaux armés et trente mille almogavares, de nous diriger sur Naples et de faire tous nos efforts pour conquérir cette ville, pendant que le roi Charles est prisonnier en Catalogne. Et si nous pouvons prendre Naples, de là nous irons mettre le siège devant Gaète ; car si nous pouvions avoir Gaète elle nous vaudrait encore mieux que Naples. »

L’amiral et tous les autres approuvèrent fort le projet du seigneur roi, et chacun se disposa incontinent au départ. L’amiral fit arborer le pavillon d’enrôlement, et le seigneur roi fit inscrire tous ceux qui devaient marcher avec lui. Le tout étant disposé, le seigneur roi convoqua les cortès à Messine, et il fixa le jour où les riches hommes, chevaliers et syndics des cités et des villes de toute la Sicile et de la Calabre devaient se trouver réunis dans cette ville. Au jour désigné, madame la reine se trouva elle-même à Messine avec le seigneur roi et le seigneur infant En Frédéric, et tous se réunirent dans l’église de Sainte Marie la Neuve. Le seigneur roi prit la parole et dit beaucoup de belles choses. Il leur dit : que son intention était de marcher sur la principauté ; qu’il leur laissait madame la reine pour dame et maîtresse, en son lieu et place ; qu’il laissait aussi l’infant En Frédéric, qui, avec le secours du conseil qu’il lui avait choisi, devait régir et gouverner tout le royaume, et qu’il leur ordonnait de le regarder comme un autre lui-même. Ayant dit cela, et bien d’autres belles paroles appropriées à la circonstance, il s’assit. Les barons du pays se levèrent alors et dirent qu’ils étaient tout prêts à faire tout ce qu’il leur ordonnait. Les chevaliers, les citoyens et hommes des villes en dirent autant. Après quoi le conseil se sépara, et peu de jours après le seigneur roi passa en Calabre avec ses troupes.

L’amiral, de son côté, réunit toutes les galères, aussi bien que d’autres lins, térides et barques, pour transporter les vivres et tout ce qui était nécessaire. Quand tout fut Ordonné et appareillé, l’amiral partit de Messine avec toute la flotte, et se rendit en Calabre ; au palais de Saint-Martin, où se trouvait le seigneur roi, avec la cavalerie qui y était venue de Sicile, ainsi que les riches hommes ; chevaliers et almogavares qu’il avait fait venir de la Calabre, de manière que tous fassent réunis près de ksi au jour fixé. Le seigneur roi s’embarqua alors avec tous ceux de ses gens qu’il avait désignés pour le voyage, et, avec la grâce de Dieu, fit route vers la principauté. Je cesse un instant de vous parler de lui et reviens à ses ennemis.

CHAPITRE CLXIV

Comment le comte d’Artois, instruit du grand armement qui se préparait en Sicile, se prépara à venir avec toutes ses forces, et avec les secours du Saint-Père, à Naples et à Salerne.

Aussitôt que ses ennemis eurent appris les préparatifs qui se faisaient en Sicile, ils pensèrent sur-le-champ que tout cela était destiné à attaquer Naples et Salerne. Le comte d’Artois et beaucoup d’autres barons qu’il y avait dans le royaume, au nom du roi Charles, vinrent donc avec toute leur puissance à Naples et à Salerne ; et il s’y trouva un grand nombre de chevaliers, car le pape avait envoyé grande aide en hommes et en argent. Ils renforcèrent donc ces deux cités, de telle sorte qu’on ne pût les prendre, tant que tous n’auraient point été exterminés. Mais revenons au roi de Sicile, qui, après s’être embarqué, alla visitant toutes les places de la côte jusqu’à Castello dell’ Abate, à trente-quatre milles de Salerne, comme je l’ai déjà dit.

CHAPITRE CLXV

Comment le seigneur roi En Jacques de Sicile fit route pour Salerne, et comment l’amiral côtoya toute la côte d’Amalfi, enleva toutes les nefs et térides du port de Naples, et assiégea Gaète.

Ayant visité Castello dell’ Abate le seigneur roi En Jacques fit route vers Salerne, et il fallait voir le tumulte que son approche occasionnait partout ; on eût dit que le monde croulait. L’amiral mit poupe en terre devant les rochers qui sont en face de la ville, et là, au moyen des arbalètes, il causa de grands dommages. Pendant tout ce jour et la nuit suivante il conserva cette position ; le lendemain il s’éloigna de Salerne et s’en alla côtoyant toute la côte d’Amalfi. L’amiral fit débarquer des almogavares, qui mirent à feu et à sang beaucoup d’endroits qu’on avait remis sur pied depuis qu’ils avaient été détruits par En Béranger de Sarria ; puis, s’éloignant de la côte, ils prirent la voie de Naples ; et à Naples il fallait entendre le bruit de toutes les cloches mises en branle, et voir la cavalerie qui en sortait de partout. Mais en dépit de tant de gens qu’il y avait, en dépit de tant de chevaliers, il n’y en eut pas encore assez pour que l’amiral n’enlevât pas tout ce qu’il y avait de nefs et térides dans le port.

Ils restèrent trois jours devant la ville, puis se dirigèrent sur Ischia ; là ils descendirent et reconnurent la ville et le château, dont l’amiral fit grande estime quand il l’eut reconnu. Dis chia il se dirigea sur Gaète ; et là il fit débarquer hommes et chevaux, et mit le siège devant la ville par terre et par mer, et fit dresser quatre trébuchets qui tous les jours tiraient dans la ville ; et il s’en serait sans doute emparé, si deux jours avant il n’y était entré mille hommes à cheval des troupes du roi Charles, qui tinrent vigoureusement la cité.

Que vous dirai-je ? Le siège fut poussé avec force, et ils assiégèrent tellement la cité que les assiégés eurent beaucoup à souffrir ; et pendant ce temps, les gens du seigneur roi de Sicile couraient tous les jours la campagne, pénétrant jusqu’à la distance de trois et quatre journées, et y faisaient les plus royales chevauchées du monde, enlevant tout, personnes," effets, or et argent, mettant à feu et à sang les bourgs, hameaux et habitations, et en ramenant tant et tant de bétail que souvent dans l’ost on tuait un bœuf pour en avoir la peau, et un mouton pour en avoir le foie. Enfin, ils avaient telle abondance de viandes qu’il y avait de quoi s’émerveiller qu’un pays pût fournir autant de bétail que l’ost en consommait.

Laissons le seigneur roi de Sicile au siège de Gaète, et parlons du seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLXVI

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon eut une entrevue avec le roi d’Angleterre et épousa la fille dudit roi d’Angleterre ; et des grandes fêtes, jeux et danses qui eurent lieu.

Messire Boniface et messire Jean de Grailly ayant pris congé du seigneur roi d’Aragon, chacun se rendit là où il était convenu d’aller. Qu’ai-je besoin de vous en dire davantage ? Ils allèrent tant par leurs journées qu’ils arrivèrent, l’un vers le pape et le roi de France, et l’autre vers le roi d’Angleterre ; et ils conduisirent leur affaire à bonne fin, et ils arrangèrent que le roi d’Aragon aurait une entrevue avec le roi d’Angleterre à un lieu nommé Oloron, qui est en Gascogne,[75] et l’entrevue fut décidée. Au jour fixé, le roi d’Angleterre, avec la reine sa femme et l’infante sa fille, se trouvèrent audit lieu d’Oloron. Le seigneur roi d’Aragon et le seigneur infant En Pierre s’y trouvèrent aussi avec une nombreuse suite de riches hommes, de chevaliers, de citoyens et hommes des villes, tous richement équipés et appareillés de beaux habillements et de beaux harnois. Messire Boniface de Salamandrana et messire Jean de Grailly y allèrent également. De belles fêtes furent données par le roi d’Angleterre au seigneur roi d’Aragon, au seigneur infant En Pierre et à toute leur suite. Que vous dirai-je ? La fête dura bien huit jours avant qu’on songeât à parler d’aucune affaire ; mais dès que la fête fut terminée on entra en conférence, et enfin le seigneur roi d’Aragon signa son engagement de mariage avec la fille du roi d’Angleterre, qui était bien la plus belle et la plus gracieuse jeune fille du monde.[76] Les épousailles faites, la fête recommença plus belle encore qu’auparavant. Le seigneur roi d’Aragon fit dresser un mât très élevé, et à plusieurs reprises il y lança des traits avec tant d’adresse que les Anglais et autres, ainsi que toutes les dames, en étaient fort émerveillés ; ensuite on fit des parades, des tournois, des joutes et des jeux d’armes de toutes sortes. Puis il fallait voir tous les chevaliers et les dames en danse, et quelquefois les deux rois eux-mêmes avec les reines et avec des comtesses et autres grandes dames. L’infant et les riches hommes des deux nations y dansèrent aussi. Que vous dirai-je ? Cette fête dura bien un mois ; un jour le seigneur roi d’Aragon dînait avec le roi d’Angleterre, et un autre jour le roi d’Angleterre allait dîner chez le seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLXVII

Comment le roi d’Angleterre négocia la mise en liberté du roi Charles ; et comment ledit roi Charles, étant encore en prison, il lui vint une vision dans laquelle il lui était prescrit de chercher le corps de madame sainte Marie-Madeleine, et comment il le trouva en effet dans le lieu désigné par la vision.

A la fin de toutes ces fêtes, le roi d’Angleterre tint conseil très étroit avec le seigneur roi d’Aragon, et avec messire Boniface de Salamandrana et messire Jean de Grailly, pour traiter de la mise en liberté du roi Charles. Il y eut à ce sujet beaucoup de choses dites pour et contre de part et d’autre ; mais enfin on en vint à cette conclusion : qu’on donnerait sur-le-champ au seigneur roi d’Aragon cent mille marcs d’argent, que le roi d’Angleterre prêta au roi Charles ; et il fut arrêté : que le roi Charles sortirait de prison, et qu’il jurerait, sur sa parole royale, que, dans un délai fixé, il aurait arrangé la paix entre l’Église, le roi de France et lui d’une part, et les seigneurs rois d’Aragon et de Sicile de l’autre, et que jusqu’à cette époque le roi Charles donnerait trois de ses fils et vingt fils de riches hommes pour tenir prison en son lieu et place.

Le roi d’Angleterre se rendit garant de toutes ces conditions, et le seigneur roi d’Aragon consentit à tout, en honneur de son beau-père le roi d’Angleterre, si bien qu’il fit incontinent délivrer le roi Charles de sa prison.[77] Il y eut bien des gens qui prétendirent que, quand le roi Charles serait libre, il n’enverrait aucun de ses enfants pour le remplacer ; mais ceux-là ne disaient pas bien, car assurément ce roi Charles II, qui était prisonnier du seigneur roi d’Aragon, fut et était alors un des plus excellents seigneurs du monde ; et la guerre avec l’Aragon lui avait déplu de tout temps ; et il était un des plus pieux et des plus droituriers seigneurs qu’il y eût ; et il y parut bien par la faveur que Dieu lui fit, car il lui vint en vision l’ordre de chercher aux Martigues, en Provence, le corps de madame sainte Marie-Madeleine ; et dans le lieu désigné par la vision il fit creuser à plus de vingt lances sous terre, et il y trouva le corps de la bienheureuse madame sainte Marie-Madeleine.[78] Et on peut bien imaginer et croire que, s’il n’eût pas été aussi bon et aussi juste, Dieu ne lui aurait point fait une telle révélation.

Après être délivré de sa prison, le roi Charles partit avec le roi de Majorque, qui lui rendit de grands honneurs à Perpignan. Mais je laisse le roi Charles, et je vais vous parler du seigneur roi d’Aragon et du roi d’Angleterre.

CHAPITRE CLXVIII

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon partit d’Oloron accompagné du roi d’Angleterre ; et comment le roi Charles eut une entrevue avec le roi de Majorque et le roi de France.

Toutes ces choses terminées, le seigneur roi d’Aragon partit d’Oloron, et prit congé de la reine d’Angleterre et de sa fille la reine d’Aragon, sa femme et fiancée.[79] Au départ il y eut un grand nombre de joyaux donnés de part et d’autre. Le roi d’Angleterre accompagna ensuite le seigneur roi d’Aragon jusqu’en son royaume ; puis ils prirent congé l’un de l’autre, comme un père prend congé d’un fils, et chacun retourna dans ses terres.

Après avoir fait sa visite au roi de Majorque, le roi Charles alla visiter le roi d’Angleterre et lui donna de grands remercîments pour tout ce qu’il avait fait pour lui. Avant de le quitter, il lui remboursa les cent mille marcs d’argent qu’il avait comptés pour lui au roi d’Aragon. Le roi d’Angleterre le pria d’envoyer sans délai au roi d’Aragon les otages qu’il avait promis en son nom, et celui-ci assura qu’il n’y manquerait pour rien au monde ; et ils prirent ainsi congé l’un de l’autre. Le roi d’Angleterre, de retour chez lui, s’occupa de négocier la paix entre la sainte Église et le roi de France et le roi d’Aragon son gendre.

Je cesse de vous parler ici du roi d’Angleterre, et reviens au roi Charles, qui s’en va en Provence pour arranger ce qu’il avait promis au roi d’Angleterre.

CHAPITRE CLXIX

Comment le roi Charles envoya ses trois fils avec vingt fils des nobles hommes de Provence, pour otages, au roi d’Aragon ; et comment, ayant appris que le roi de Sicile faisait le siège de Gaète, il demanda des secours au roi de France et au Saint-Père.

Il avait à Marseille trois de ses fils, savoir : monseigneur Louis, monseigneur Robert et monseigneur Raimond Béranger, qui était son cinquième fils ;[80] et tous les trois, avec vingt fils de nobles hommes de Provence, il les envoya à Barcelone au seigneur roi d’Aragon, pour tenir prison en sa place. Le seigneur roi d’Aragon les reçut et les envoya à Ciurana, où ils furent gardés comme si le roi Charles y eût été lui-même. Après avoir accompli tout ce à quoi il s’était engagé, le roi Charles alla en France et eut une entrevue avec le roi de France, et lui demanda un secours en cavalerie, parce qu’il avait appris que le roi de Sicile faisait le siège de Gaète. Le roi de France lui accorda tous les secours et aides qu’il lui demandait, tant en troupes qu’en argent. Il partit de France avec une nombreuse cavalerie et alla trouver le pape, à qui il demanda aussi des secours, et le pape lui accorda tout ce qu’il demandait ; et avec toutes ces forces il vint à Gaète ; et là vint aussi son fils aîné Charles Martel, avec de très grandes forces.

Il se trouva là réuni tant de gens que c’était sans compte et sans nombre ; et certainement si l’amiral et les autres barons qui étaient auprès du seigneur roi de Sicile, y eussent consenti, il leur aurait présenté la bataille ; mais ils ne voulurent d’aucune manière y consentir, et se retranchèrent au contraire très fortement dans les positions de siège qu’ils avaient prises. Le roi Charles assiégea alors le seigneur roi de Sicile, et de son côté le seigneur roi de Sicile tenait assiégée la ville de Gaète, et tirait dessus avec ses trébuchets, et la ville tirait aussi sur le seigneur roi de Sicile. Puis survint le roi Charles qui assiégea à son tour les assiégeants, et tirait sur eux avec ses trébuchets, tandis que les assiégeants lui ripostaient de leur côté de la même manière. C’était là qu’il faisait beau voir chaque jour les faits d’armes des gens du roi de Sicile d’une part contre ceux de la ville et de l’autre contre l’ost du roi Charles ; c’était vraiment miracle de les voir. Que vous dirai-je ? Cela dura fort longtemps, et le roi Charles, voyant que cette affaire lui tournait à grand dommage, que le seigneur roi de Sicile finirait par s’emparer de la ville, et que s’il était une fois maître de la ville, c’en était fait de toute la principauté et de la Terre de Labour, fit proposer une trêve au seigneur roi de Sicile, et lui envoya à cet effet ses messagers. Il lui mandait par sa lettre : qu’il réclamait une trêve pour un temps fixé, et que ce qui lui dictait cette demande était un scrupule de conscience, car c’était contre sa conscience qu’il se présentait en armes devant lui et le tenait assiégé, attendu qu’il avait promis sur serment au seigneur roi d’Aragon, qu’aussitôt sa sortie de prison il ferait tous ses efforts pour avoir avec lui bonne paix et bonne amitié ; qu’il était dans l’intention de remplir sa promesse, si Dieu lui donnait vie, et qu’il serait beaucoup mieux de traiter de la paix pendant une trêve qu’en continuant à se faire la guerre.

Dès que le seigneur roi de Sicile eut pris connaissance de la lettre que lui envoyait le roi Charles sachant que tout ce qu’il lui mandait était toute vérité, et sachant aussi qu’il y avait dans le cœur du roi Charles tant de bonté et tant d’affection, qu’il traiterait en bonne foi de la paix et bonne amitié à conclure entre eux, il consentit à la trêve. Les conditions de cette trêve furent réglées ainsi : le roi Charles devait d’abord se retirer ; puis, quand il serait éloigné avec tous ses gens, le seigneur roi de Sicile devait se rembarquer avec tout ce qu’il avait du sien à ce siégé.

Le tout fut ainsi accompli : le roi Charles s’en alla à Naples avec toute son ost ; puis le seigneur roi de Sicile fit son embarquement à son aise, et retourna en Sicile, à Messine, où on lui fit de belles fêtes. L’amiral désarma ses galères. Ensuite le seigneur roi de Sicile alla visiter ses royaumes et toute la Calabre, et l’amiral l’accompagna ; et ils ne songèrent qu’à se déduire et à chasser, et ils conservèrent fort longtemps tout le pays en paix et en grande justice. Je cesse de vous parler d’eux et retourne au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLXX

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon se mit en tête de conquérir Minorque, et l’envoya dire à son frère le seigneur roi de Sicile, ainsi qu’à l’amiral En Roger de Loria, pour qu’il eût à venir avec quarante galères armées ; et comment il vint et alla conquérir Minorque.

Quand le roi d’Aragon fut parti d’Oloron et revenu dans ses terres, il pensa qu’il serait honteux pour lui que les Sarrasins possédassent l’île de Minorque ; qu’il devait donc les en chasser et en faire la conquête ; qu’il fallait ôter cette peine à son oncle le roi de Majorque ; et qu’il valait mieux qu’il lui rendît ensuite l’île de Minorque habitée par des chrétiens, que s’il eût laissé les Sarrasins continuer à l’habiter. Il envoya donc des messagers au moxerif[81] de Minorque, lui signifiant qu’il eût à évacuer promptement cette île, et que, s’il s’y refusait, il pouvait regarder comme certain qu’il la lui enlèverait de force et lui en ferait payer la peine sur sa personne et celle de tous ses gens. Le moxerif de Minorque lui fit une froide réponse. Le seigneur roi pensa alors à venger le seignem roi son père de la trahison que lui avait faite le moxerif lorsqu’il avait publié en Barbarie le voyage que son père allait y faire, ce qui fit couper la tête à Bugron et nous fit perdre Constantine, ainsi que vous l’avez entendu ci-devant.

Le seigneur roi expédia aussitôt des messagers à son frère le seigneur roi de Sicile, le priant de lui envoyer l’amiral avec quarante galères armées. Il écrivit aussi à l’amiral dut se hâter et de se rendre sans délai à Barcelone avec les galères.

Ainsi comme le seigneur roi d’Aragon avait fait dire à son frère et à l’amiral, ainsi fut-il exécuté. L’amiral arma les quarante galères et vint à Barcelone, il y était pour la Toussaint, et y trouva le seigneur roi qui avait déjà disposé tous les cavaliers et tous les almogavares qui devaient passer avec lui. Il y avait bien cinq cents bons cavaliers sur chevaux bardés, et trente mille almogavares. Avec la grâce de Dieu, ils s’embarquèrent à Salou et allèrent de là à la cité de Majorque, où ils se trouvèrent tous réunis quinze jours avant Noël. L’hiver fut si rude qu’on n’en vit jamais de pareil par les vents, les pluies et les rafales. Que vous dirai-je ? Il fit un hiver aussi rude que si on eût été sur la mer de Tana,[82] car il y eut des matelots qui de froid perdirent le bout des doigts. J’ai à vous raconter maintenant un bel exemple. C’est un miracle qui eut lieu pendant ce mauvais temps, miracle que j’ai vu, aussi bien que nous tous, et je veux vous le raconter afin que chacun se garde de la colère de Dieu.

CHAPITRE CLXXI

Où on raconte le grand miracle qui eut lieu à l’occasion d’un almogavare de Ségorbe qui voulut manger de la viande la veille de Noël

II est vérité qu’il se trouvait, réunis ensemble, vingt almogavares qui étaient de Ségorbe, ou des environs ; et ils étaient logés au porche de Saint-Nicolas de Portopi ; et la veille de Noël, dix d’entre eux pourchassèrent en sorte d’avoir du bétail pour le manger leur jour de Noël. Ils apportèrent quatre moutons, les firent écorcher et les suspendirent au porche. L’un de ces compagnons, qui était de Ségorbe et qui avait joué et perdu, dans sa colère prit un quartier de mouton et le mit à la broche. C’est la coutume des Catalans que, la veille de Noël, tout le monde jeûne et ne mange qu’à la nuit. Ces almogavares allèrent donc chercher des choux, des poissons et des fruits, pour manger ce jour-là. Etant arrivés le soir à ladite auberge du porche Saint-Nicolas de Portopi, ils virent, auprès du feu où ils devaient prendre leur repas, ce quartier de mouton à la broche ; ils s’en émerveillèrent fort et s’en indignèrent, et s’écrièrent : « Quel est celui qui nous a mis ici au feu ce quartier de mouton ? Et celui-là répondit que c’était lui qui l’avait mis. « Pourquoi cela ? dirent-ils. — Parce que, répliqua-t-il, je veux, cette nuit même, manger de la viande à la honte de la fête de demain ! »

Ceux-ci le réprimandèrent vivement, et pensèrent que, bien qu’il le dît, il n’en ferait rien. Ils apprêtèrent donc leur souper et mirent la table. L’autre prit une touaille[83] et s’assit de l’autre côté du feu, et déploya sa touaille. Et tous commencèrent à rire et à plaisanter, croyant bien qu’il taisait ainsi pour se moquer, d’eux. Quand tous furent assis et eurent commencé à manger, celui-ci prit son quartier de mouton, le mit devant lui, le découpa, et dit : « Je vais manger de cette viande à la honte de la fête de cette nuit et de demain. » Mais au premier morceau qu’il porta à sa bouche, tout à coup lui apparut un homme si grand, si grand qu’il touchait de la tête aux poutres du porche ; et de sa main pleine de cendres il lui donna un tel coup sur la figure qu’il le renversa à terre. Et quand il fut renversé à terre, il s’écria trois fois :« Sainte-Marie, ayez pitié de moi ! » Et là il resta comme mort, perclus de tous ses membres et ayant perdu la vue. Ses compagnons le relevèrent et retendirent sur une couverture, où il resta comme mort jusqu’à minuit. Au chant du coq il recouvra la parole et demanda des prêtres. Le curé de l’église de Saint-Nicolas vint, et il se confessa très dévotement. Le matin du jour de Noël, à force de prières et d’instances qu’il fit, on le porta à l’église de madame Sainte-Marie de Majorque. Là il se fit placer devant l’autel, où tout le monde venait le voir ; et il était si faible qu’il ne pouvait s’aider d’aucun de ses membres, ni se mouvoir, et il avait entièrement perdu la vue ; et en pleurant il conjurait tout le peuple de prier Dieu pour lui ; et devant tout le monde, confessait ses péchés et ses erreurs, témoignant la plus grande contrition et la plus vive douleur, si bien que tous, hommes et femmes, en avaient grande pitié. Et il fut ordonné que tous les jours, dans ladite église cathédrale, on dirait pour lui le Salve Regina jusqu’à ce qu’il fût mort ou guéri. Que vous dirai-je de plus ? Cela dura jusqu’au jour de l’Apparition ;[84] et ce jour, au moment où la cathédrale était pleine de monde, quand le prédicateur eut fini son sermon, il exhorta tout le peuple à prier madame Sainte-Marie de vouloir bien implorer son benoît cher fils pour qu’en ce saint jour il fit un miracle en faveur de ce pécheur, et il leur dit à tous de s’agenouiller pendant que les prêtres chanteraient le Salve Regina. A peine l’eut-on entonné que l’homme poussa un grand cri, et tous ses membres se disloquèrent et se mirent en un tel mouvement que six prêtres avaient peine à le retenir. A la fin du Salve Regina, tous ses os firent entendre un grand craquement, et, en présence de tout le peuple, il recouvra la vue, et ses membres reprirent leur place et leurs mouvements bons et réguliers ; et lui et tout le peuple rendirent grandes grâces à Dieu d’un si beau miracle, que Dieu et madame Sainte-Marie venaient de leur manifester, et le pauvre homme s’en retourna ainsi chez lui sain et droit.

O vous tous qui entendrez raconter ce miracle si public et si manifeste, faites-en votre profit ; redoutez le pouvoir de Dieu et efforcez-vous de bien faire ; et gardez-vous surtout de fait ni de paroles, de rien faire contre le nom de Dieu, ni de madame Sainte-Marie, ni des benoîts saints et saintes, ni des fêtes ordonnées par la sainte Église romaine.

CHAPITRE CLXXII

Comment une grande tempête surprit le roi d’Aragon et sa flotte au moment où il allait conquérir Minorque ; comme il conquit tout l’île et de quelle manière ; et comment, en s’en retournant en Sicile, il fut encore battu de la tempête, et courut en mer jusqu’à Trapani.

Je reviens au seigneur roi d’Aragon. Lorsqu’il eut célébré ses fêtes de Noël dans la ville de Majorque, il fit embarquer tout son monde et fit route pour Minorque. A peine le seigneur roi était-il à vingt milles en mer, et non loin de l’île de Minorque, qu’une tempête survint et dispersa tellement toute sa flotte que ce fut avec vingt galères seulement qu’il prit terre au port Mahon.

Le moxerif de Minorque, qui s’était bien préparé à la défense et avait reçu de grands secours de Barbarie, alla à sa rencontre avec toutes ses forces jusqu’à la poupe de ses galères ; et il avait constamment avec lui bien cinq cents hommes à cheval et quarante mille hommes de pied. Le seigneur roi se trouvait avec ses galères dans l’île des Connils,[85] et tout prêt à opérer son débarquement. Cet orage dura bien huit jours, pendant lesquels aucun des siens ne put le rejoindre. A la fin, cependant, le temps s’adoucit, et peu à peu arrivèrent au port de Mahon, tantôt deux galères, tantôt trois nefs, jusqu’à ce qu’enfin tous les bâtiments y arrivèrent comme ils purent.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon vit qu’il y avait deux cents chevaux armés d’arrivés, il s’occupa de faire débarquer tous les chevaux, et toutes les troupes descendirent des vaisseaux à terre. Le moxerif voyant contre quelle puissance il allait avoir à combattre, alla au château de Mahon et là réunit toutes ses forces.

Le seigneur roi, qui avait déjà quatre cents chevaux armés d’arrivés et une partie des almogavares, dit à l’amiral et aux autres riches hommes qui se trouvaient là, qu’il ne voulait pas attendre qu’il lui fût arrivé plus de monde. L’amiral et les autres le conjurèrent en grâce qu’il ne fit pas ainsi, et d’attendre tous ses chevaliers ; mais il répondit qu’on était au cœur de l’hiver et que les galères Souffriraient beaucoup, que, pour rien au monde, il n’attendrait plus longtemps, et qu’on eût à marcher à la rencontre du moxerif.

Le moxerif descendit en ordre de bataille dans une belle plaine, près du château de Mahon. Dès que les osts furent en présence l’une de l’autre, le seigneur roi chargea en bel ordre avec tout son monde. Le moxerif en fit autant contre le seigneur roi d’Aragon. La bataille fut terrible, car les habitants de l’île étaient de vaillants hommes d’armes, et il y avait aussi de bonnes troupes turques, que le moxerif avait à sa solde. La bataille fut si acharnée que chacun avait assez à faire ; mais le seigneur roi, qui était un des meilleurs chevaliers du monde, chevauchait brochant de l’éperon çà et là, et tout cavalier qu’il pouvait atteindre était à l’instant abattu ; si bien que toutes ses armes en furent brisées, à l’exception de sa masse d’armes avec laquelle il faisait de si beaux coups que nul n’osait tenir devant lui. Enfin, par la faveur de Dieu, et grâce à ses prouesses et à celles de ses troupes, il remporta la victoire. Le moxerif prit la fuite et s’enferma dans le château avec vingt de ses parents, et tous les autres furent tués.

Le roi fit lever le champ à son monde. Il alla mettre le siège devant le château dans lequel le moxerif était entré : et cependant arriva tout le reste de la flotte du seigneur roi. Et quand le moxerif vit ces forces si considérables du roi, il lui envoya des messagers pour demander grâce et merci, le priant de permettre que lui, avec ses vingt parents, leurs femmes et leurs enfants, se retirât en Barbarie, n’emportant avec eux que leurs vêtements et des vivres jusqu’au lieu de leur destination, et à ces conditions, il lui remettrait le château de Mahon et la ville de Ciutadella.

Le seigneur roi voyant que, sans autre opposition, il pouvait ainsi se rendre maître de l’île entière, lui octroya sa demande, et le moxerif lui remit le château de Mahon et la ville de Ciutadella, ainsi que tous les autres lieux de l’île, et lui livra tous les trésors qu’il possédait. Le roi lui donna une nef qu’il nolisa de Génois entrés par hasard au port de Mahon pour aller charger du sel à Ibiza, et à bord de cette nef il plaça le moxerif avec environ cent personnes, tant hommes que femmes ou enfants. Le seigneur roi paya la nef et y fit mettre des provisions suffisantes. La nef s’éloigna du port si mal à propos qu’elle fut assaillie par la tempête et alla échouer en Barbarie, de manière qu’il n’en échappa pas un seul. Vous voyez par là, quand notre Seigneur Dieu veut détruire une nation, avec quelle facilité il le fait ; gardons-nous donc tous de sa colère, et souvenons-nous comment la roue de la fortune tourna contre le moxerif et sa race, qui étaient seigneurs de cette île depuis plus de mille ans.[86]

Quand le seigneur roi eut renvoyé le moxerif et son lignage hors de l’île, il se rendit à Ciutadella, et fit prendre toutes les femmes et les enfants dans toute l’île, ainsi que les hommes qui restaient encore vivants, et ils étaient en fort petit nombre, car tous étaient morts dans la bataille. Et quand tous les hommes, femmes et enfants eurent été pris dans toute l’île, on trouva que le nombre s’en élevait à quarante mille ; et il les fit livrer à En Raimond Calbet, un des notables hommes de Lérida, lui confiant en chef le soin de les faire vendre, et lui adjoignant des officiers placés sous ses ordres à cet effet. Une grande partie furent envoyés à Majorque, puis en Sicile, en Catalogne et ailleurs ; et, dans chaque lieu, les personnes et les effets furent vendus publiquement à l’encan. Après cela, le seigneur roi ordonna de construire, au port de Mahon, une ville entourée de bonnes murailles. Il plaça comme son chargé de pouvoir dans toute l’île En Pierre de Lebia, notable citoyen de Valence, et lui donna tout pouvoir de distribuer l’île aux Catalans qui viendraient la peupler, en lui recommandant de fa peupler de braves gens ; et En Pierre de Lebia le fit ainsi. Et assurément l’île de Minorque est aujourd’hui peuplée de si bonnes gens catalans qu’aucun lieu ne saurait être mieux habité que celui-là.

Le seigneur roi ayant ordonné ses officiers dans toute l’île, prescrit de la peupler, et désigné pour chef et capitaine En Pierre de Lebia, homme sage et avisé, il s’en vint à Majorque où on célébra sa bienvenue par de belles fêtes. Il visita toute l’île de Majorque avec l’amiral et En Galeran d’Anglesola, et autres riches hommes qui l’accompagnaient ; puis il partit de Majorque et envoya toute la flotte avec l’amiral en Catalogne, et lui-même, avec quatre galères, se dirigea vers Ibiza qu’il voulait visiter. Là on lui fit beaucoup de fêtes ; il y demeura quatre jours, puis retourna en Catalogne, prit terre à Salou, et de Sajou se rendit à Barcelone, où il retrouva l’amiral qui déjà était débarqué avec toute la flotte.

L’amiral prit congé du roi et retourna en Sicile. Dans ce voyage il éprouva une telle tempête, dans le golfe de Lyon, que toutes ses galères furent dispersées ; et les unes furent poussées jusque sur la côte de Barbarie, d’autres sur celle de la principauté, et l’amiral fut, cette fois, en grand danger ; mais, avec l’aide de Dieu, qui en tant de lieux lui avait donné aide, il parvint sain et sauf à Trapani ; et peu de jours après, il recouvra toutes ses galères.

Quand toutes furent réunies à Trapani, il se transporta à Messine où il retrouva le seigneur roi et tout son monde qui lui fit grande fête. Il désarma à Messine et suivit la cour du roi ; car le seigneur roi de Sicile ne faisait rien que l’amiral n’en fût informé. Ils vécurent en grande joie et en grand déduit, visitant avec la cour toute la Calabre et la principauté de Tarente, et tous les lieux dépendant de la principauté. Je cesserai pour un instant de vous parler du seigneur roi de Sicile et je retourne au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLXXIII

Comment le seigneur roi En Alphonse envoya ses messagers à Tarascon pour traiter de la paix avec le roi Charles ; comment la paix s’y fit, ainsi que le seigneur roi d’Aragon le voulait, au très grand honneur du seigneur roi de Sicile ; et comment le seigneur roi En Alphonse tomba malade d’un abcès

Le roi revenu à Barcelone, où on lui fit de belles et honorables fêtes, alla visiter tout son royaume. Quand il fut en Aragon il alla voir don Alphonse de Castille et don Ferdinand son frère, et leur donna beaucoup du sien. Il les trouva sur un bon pied, poussant la guerre contre leur oncle, et gagnant tous les jours du terrain. Il alla ainsi visitant toutes les frontières ; et tous les jours lui arrivaient en toute hâte des envoyés du pape, du roi de France et du roi d’Angleterre, pour traiter de la paix avec lui. C’était le roi d’Angleterre qui pressait toutes ces négociations, parce qu’il désirait que, l’année suivante, le mariage entre sa fille et le roi d’Aragon se consommât, et il poussait les choses de toutes ses forces ; et il faut avouer comme une vérité, qu’autant en faisait le roi Charles, pour se conformer à ce qu’il avait promis.

Et tant firent le roi Charles et le roi d’Angleterre que le pape envoya à Tarascon, en Provence, un cardinal avec le roi Charles, pour traiter de la paix à conclure avec le roi d’Aragon. Arrivés à Tarascon, ils dépêchèrent des messagers au roi d’Aragon pour l’engager à envoyer un fondé de pouvoir qui traitât de la paix. Ledit seigneur roi vint à Barcelone pour s’occuper d’ordonner les préparatifs de ce traité ; aussitôt son arrivée, il convoqua ses cortès, et fit dire à chacun de se rendre à un jour désigné à Barcelone ; et ainsi qu’il commanda ainsi fut-il accompli.

Les cortès étant réunies et assemblées au palais du roi, il leur exposa : comment le roi Charles et le cardinal étaient arrivés à Tarascon ; comment ils le requéraient d’y envoyer des fondés de pouvoir qui négociassent la paix avec eux ; comment lui ne voulait rien faire sans le conseil de ses barons, chevaliers, citoyens et hommes des villes, qui devaient examiner de quels messagers on aurait à faire choix, et quels pouvoirs on leur conférerait ; et qu’ainsi, tout ce qui serait stipulé par les envoyés, le roi et tout le monde pussent le tenir pour bon et valable.

Avant de se séparer, on convint que les envoyés seraient au nombre de douze, savoir : deux riches hommes, quatre chevaliers, deux savants ès lois, deux citoyens et deux hommes des villes. On régla le nombre de compagnons et d’écuyers que chacun devait emmener, et on ordonna que tout fût fait ainsi qu’il avait été arrêté, et cela se fit ainsi. Quarante personnes, entre riches hommes, chevaliers, citoyens et hommes des villes, furent chargées de diriger le tout. Il fut ordonné de plus que nul ne partît de Barcelone que les envoyés ne fussent allés à Tarascon et n’en fussent revenus, afin qu’on ne pût savoir ce qu’ils auraient fait ; et cela fut octroyé. Le tout ainsi octroyé, ces quarante personnes se réunissaient deux fois le jour à la maison des frères prêcheurs, et examinaient et décidaient ce qui devait se faire ; et chaque jour ce qu’ils avaient décidé ils le présentaient au seigneur roi, et lui il y corrigeait ce qu’il croyait pouvoir être amélioré, en seigneur bon et sage qu’il était, et dont la volonté n’était inspirée que par l’esprit de vraie charité, par la justice et par toutes les autres vertus. Les envoyés furent élus, et on ordonna de quelle manière ils devaient s’y rendre pour le plus grand honneur du roi et de ses royaumes, et on leur donna copie des articles et des pouvoirs nécessaires. Et quand ils furent élégamment équipés, on leur donna un majordome tel qu’il convenait à une telle ambassade.

Ils partirent de Barcelone ; et certainement, entre leurs chevaux de main, leurs propres montures et celles de leurs compagnons et de leurs écuyers, et les chevaux qui conduisaient les équipages, il y avait bien cent chevaux. Et tous les envoyés étaient des hommes notables, bons et sages ; et ils allèrent tant par leurs journées qu’ils arrivèrent à Tarascon. Le seigneur roi était resté à Barcelone avec toute sa cour ; et si jamais on vit nulle part jeux et soûlas sous toutes les formes, joutes et tournois, tir au mât, exercices d’armes, parades, danses de chevaliers, de citoyens, d’hommes des villes et de tous les métiers de la cité, qui multipliaient toutes les sortes de jeux et s’abandonnaient à toutes les joies, ce fut bien là surtout qu’il fallait le voir. Chacun ne songeait qu’à se divertir, et à se déduire, et à faire ce qui pouvait être agréable à Dieu et au seigneur roi.

Lorsque les messagers arrivèrent à Tarascon ils furent très bien accueillis par le roi Charles, par le cardinal et par les ambassadeurs qui s’y trouvaient déjà de la part du roi de France ; mais surtout par les quatre messagers qu’y avait envoyés le roi d’Angleterre. Ceux qui seront curieux de savoir les noms des divers envoyés, ce que le cardinal leur dit de la part du Saint-Père, ce qu’ils lui répondirent, enfin tout ce qui fut fait depuis le commencement jusqu’au jour du départ, peuvent consulter le récit qu’en a écrit En Galeran de Vilanova, sous le titre de Gesta, et il y trouvera tout rangé par ordre.[87] Qu’il lise en particulier ce que répondit, entre autres, En Aymon de Castell-Auli, qui était l’un des envoyés du seigneur roi d’Aragon. Si vous me demandez pourquoi je cite plus particulièrement En Aymon de Castell-Auli qu’aucun des autres, je vous dirai que c’est parce qu’il répondit plus fièrement et d’une manière plus chevaleresque qu’aucun autre ; et s’il y eut aucun bien de fait, ce bien se fit à cause des paroles qu’il prononça.

Je ne m’arrêterai pas plus longtemps à leurs conférences ; elles durèrent longtemps. A la fin, ils prirent leur congé, et partirent avec ce qu’ils avaient fait, et trouvèrent le seigneur roi à Barcelone. Là, en présence de toute la cour plénière réunie, ils rendirent compte du résultat île leur mission, tellement que le seigneur roi et son conseil en furent très satisfaits ; si bien que la paix avait été arrangée aussi honorablement et aussi avantageusement que le voulaient le roi et ses gens, et aussi au grand honneur du seigneur roi de Sicile. Ainsi, de là à peu de jours devait se consommer le mariage de l’infante, fille du roi d’Angleterre, avec le seigneur roi d’Aragon ; mais Notre Seigneur vrai Dieu voulut que les choses allassent d’une manière différente de ce qui avait été résolu à Tarascon. Chacun est bien convaincu que Notre Seigneur vrai Dieu est toute vraie droiture et toute vraie vérité, aussi nul homme ne peut-il ou ne sait-il pénétrer ses secrets ; et là où en leur faible entendement les hommes s’imaginent que, des choses voulues par Dieu va sortir un grand mal, il en sort un grand bien. Aussi personne ne doit-il s’inquiéter de rien de ce qu’il plaît à Dieu de faire. Il faut donc que, chaque chose qui arrive nous la prenions on bien et en confort, et que nous louions et remerciions Dieu de tout ce qu’il nous donne.

Ainsi, au moment des plus grandes fêtes, de la plus vive allégresse, des plus joyeux déduits de Barcelone, il vint en plaisir à Dieu de tout changer en tristesse ; car le seigneur roi En Alphonse tomba malade d’un abcès qui se déclara au haut de la cuisse. Il ne laissa pas pour cela de tirer au mât et de se mêler aux exercices d’armes ; car il était l’un des plus ardents qui fût à tous les genres d’exercices, et même il ne fit aucun cas de cet abcès ; aussi la fièvre s’y mêla-t-elle et le tourmenta pendant dix jours si violemment que tout autre homme en serait mort.

CHAPITRE CLXXIV

Comment le seigneur roi En Alphonse d’Aragon sortit de celle vie, des suites d’un abcès qu’il eut au haut de la cuisse.

Sentant son mal s’aggraver, il fit son testament avec le plus grand soin, tel que ne le pourrait mieux faire aucun autre roi.[88] Il se le fit lire une première et une seconde fois, et l’écouta avec attention. Il laissa le royaume au seigneur roi En Jacques de Sicile, son frère, et son corps à l’ordre des frères mineurs de Barcelone ; il se confessa plusieurs fois de tous ses péchés avec vive contrition, reçut notre Sauveur et fut oint de l’extrême-onction. Après avoir reçu tous les sacrements de la sainte Église, il prit congé de tous, se fit donner la croix et l’adora très dévotement en répandant des larmes abondantes ; il croisa ses bras en appuyant la croix sur sa poitrine, leva les yeux au ciel et dit : « Entre tes mains, père et Seigneur Jésus-Christ, je recommande mon âme. » Il fit le signe de la croix, se bénit lui-même et son peuple et son royaume, et, en tenant la croix embrassée et disant beaucoup de saintes oraisons, il trépassa de cette vie, l’an de Notre Seigneur Jésus-Christ douze cent quatre-vingt-onze, le dix-huitième jour de juin.

Si jamais on vit en une cité une grande douleur, ce fut bien le jour où l’on perdit un si bon seigneur. Ainsi qu’il l’avait ordonné, il fut porté en grande procession, à l’église des frères mineurs, et là il fut enterré. Dieu veuille, dans sa bonté, avoir son âme ! Nous ne pouvons douter qu’il ne soit avec Dieu dans son saint paradis, car il a quitté ce monde parfaitement vierge, n’ayant jamais approché d’aucune femme ; son désir était de se présenter vierge à son épouse, et ainsi ne se soucia-t-il jamais d’aucune autre femme.[89]

CHAPITRE CLXXV

Comment le comte d’Ampurias et autres riches hommes furent choisis pour aller en Sicile, afin de ramener en Catalogne le seigneur roi En Jacques de Sicile ; et comment madame la reine sa mère, et l’infant En Frédéric son frère restèrent comme gouverneurs et chefs de la Sicile et de la Calabre.

Quand le corps fut inhumé, on fit lecture du testament ; ensuite on arma quatre galères. Le comte d’Ampurias, avec d’autres riches hommes, chevaliers et citoyens, furent choisis pour aller en Sicile et en ramener le seigneur roi En Jacques ; et aussitôt, en effet, le comte d’Ampurias et les autres personnes désignées s’embarquèrent pour aller en Sicile et en ramener le seigneur roi En Jacques, qui devait être seigneur et roi d’Aragon, de Catalogne et du royaume de Valence.

En attendant, les barons, les riches hommes, citoyens et hommes des villes, ordonnèrent que l’infant En Pierre serait chargé du gouvernement de ces royaumes, avec le secours d’un conseil qui lui fut donné, jusqu’à ce que le seigneur roi En Jacques fût arrivé en Catalogne ; et le seigneur infant En Pierre régit et gouverna le royaume avec autant de sagesse qu’aurait pu le faire le prince le plus expérimenté.

Le comte d’Ampurias et ses compagnons de voyage étant embarqués, ils allèrent si rapidement, tantôt par un vent, tantôt par un autre, tantôt à voiles, tantôt à rames, qu’en peu de temps ils prirent terre à Trapani. Là ils apprirent que madame la reine, le seigneur roi En Jacques et le seigneur infant En Frédéric étaient à Messine. Pendant leur voyage à Messine, ils ne levèrent point bannière ; ils allèrent à la douane, et sortirent sans pousser un seul laus Domino ; et quand ils furent en présence de madame la reine, du seigneur roi et du seigneur infant, le comte annonça en pleurant la mort du seigneur roi En Alphonse. Et si jamais il y eut deuil et pleurs, ce fut bien à ce moment. Que vous dirai-je ? Deux jours entiers dura ce grand deuil.

Après ces deux jours, le comte pria madame la reine et le seigneur roi de convoquer le conseil général, et aussitôt le seigneur roi fit proclamer un conseil général ; et tous se réunirent à Sainte Marie la Nouvelle.

Là, en présence de tous, le comte fit proclamer le testament du seigneur roi En Pierre, dans lequel était cette clause : que si le seigneur roi En Alphonse mourait sans enfants, le royaume d’Aragon devait retourner au roi En Jacques avec la Catalogne et le royaume de Valence, ainsi que je vous l’ai déjà dit. Il fit ensuite proclamer le testament du seigneur roi En Alphonse, qui léguait aussi tous ses royaumes au seigneur roi En Jacques son frère, roide Sicile. Et quand lecture eût été faite des deux testaments, le comte et les autres envoyés requirent le seigneur roi qu’il eût pour bon de se préparer à partir pour la Catalogne, afin de prendre possession de ses royaumes. Le seigneur roi répondit : qu’il était prêt à partir, mais qu’il voulait avant tout régler de quelle manière l’île de Sicile et la Calabre, et le reste du pays auraient à se gouverner après son départ, et puis qu’il se mettrait en route sans retard. Cette réponse plut à tous. Aussitôt le seigneur roi donna ordre à l’amiral de faire armer trente galères ; et sans délai t’amiral dressa le pavillon d’enrôlement, et fit appareiller les trente galères et les fit mettre en ordre de départ. Le seigneur roi envoya ensuite en Calabre et dans toutes les autres parties de son territoire, ordre à tous les riches hommes, chevaliers, syndics des cités et des villes, de se rendre aussitôt auprès de lui à Messine.

Quand ils furent réunis à Messine, il les harangua et leur dit beaucoup de belles choses ; il leur ordonna de garder et recevoir madame la reine pour gouvernante et pour dame, et de regarder également pour chef et seigneur l’infant En Frédéric à l’égal d’un autre lui-même, et de faire tout ce qu’il désirerait et prescrirait comme ils le feraient pour sa propre personne.

Tous le promirent incontinent, et il les signa et les bénit, et prit congé d’eux. Chacun en pleurant lui baisa les mains et les pieds. Ils allèrent ensuite baiser les mains de l’infant En Frédéric, après quoi ils prirent Congé d’eux et retournèrent en Calabre et dans les autres lieux, en faisant éclater leurs regrets du départ du seigneur roi. Tous éprouvaient toutefois une vive joie de l’accroissement de puissance qui lui était survenu, et aussi d’avoir un aussi bon chef que celui qu’il leur avait laissé, c’est à savoir le seigneur infant En Frédéric son frère.

CHAPITRE CLXXVI

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon s’embarqua à Trapani pour passer en Catalogne et débarqua à Barcelone, où il fit célébrer des messes pour l’aîné du roi En Alphonse son frère, et à Sainte-Croix pour l’âme du seigneur roi En Pierre son père, et comment il fut couronné à Saragosse, et promit aide à don Alphonse de Castille.

Tout cela terminé, le seigneur roi prit congé de toute la communauté de Messine en général, et leur fit les mêmes recommandations qu’il avait faites à ceux de Calabre. De là il alla à Palerme, où il avait également convoqué tous ses barons de Sicile, les chevaliers et les syndics des cités et des villes. Et quand tous furent réunis, il leur dit beaucoup de belles choses, comme il avait fait aux autres, et leur fit les mêmes commandements. Après quoi il prit congé de tous et alla à Trapani.

Cependant l’amiral était arrivé avec les galères. Madame la reine, le seigneur infant En Frédéric, et tous les barons de Sicile, s’y trouvèrent aussi. Là le seigneur roi En Jacques prit congé de madame la reine sa mère, qui lui donna sa bénédiction ; il prit ensuite congé du seigneur infant En Frédéric et l’embrassa plus de dix fois, car il l’aimait très affectueusement, et cela par plusieurs raisons : d’abord parce qu’il était son frère de père et de mère, ensuite parce que le seigneur roi son père le lui avait recommandé, et enfin parce qu’il l’avait élevé lui-même et que l’infant En Frédéric lui avait toujours été obéissant comme un bon frère doit l’être envers son aîné ; aussi le portait-il toujours affectueusement en son cœur, et le laissa-t-il gouverneur et seigneur dans tout le royaume. Il prit enfin congé de tout le monde et s’embarqua sous la garde de Dieu,[90] emmenant avec lui le comte d’Ampurias, les autres ambassadeurs et l’amiral, qui ne se séparaient pas de lui. Ils mirent en mer, et Dieu leur accorda un vent favorable, si bien qu’en peu de jours ils arrivèrent en Catalogne, et, avec la grâce de Dieu, ils débarquèrent à Barcelone. Ce fut bien là une grande grâce de Dieu qui fut octroyée à ses peuples, d’obtenir pour roi et seigneur un tel seigneur que le roi En Jacques ; et ce jour-là la paix et la bienveillance vinrent habiter le royaume et toutes les terres du seigneur roi d’Aragon. Et comme il avait été tout gracieux et tout fortuné pour ses peuples de Sicile, ainsi fut-il fortuné et plein de toutes bonnes grâces pour le royaume d’Aragon, toute la Catalogne et le royaume de Valence, et pour tous les autres lieux qui lui appartenaient.

Aussitôt que le seigneur roi En Jacques de Sicile eut débarqué à Barcelone, si de belles fêtes lui furent faites, il n’est pas besoin de vous le dire. Toutefois, avant que les fêtes commençassent, il fit réunir tout le monde aux frères mineurs, et là il paya son tribut de pleurs, de messes, de services religieux et d’offrandes sur le corps du seigneur roi En Alphonse, son frère. Cela dura quatre jours, après quoi la fête commença, et si complète qu’on eût dit que la terre en était ébranlée ; et cette fête dura quinze jours ; et la fête passée il partit de Barcelone et s’en alla par Lérida à Saragosse ; et dans chaque lieu on lui faisait de grandes fêtes

Mais à sa sortie de Barcelone, le premier lieu qu’il visita fut Sainte-Croix, et là il rendit aussi ses devoirs pieux au corps de son père ; puis il continua son chemin, comme je vous l’ai déjà dit, vers Saragosse. Là on lui fit la fête la plus belle sans comparaison qui y fût jamais faite, et il y prit la couronne sous d’heureux auspices.

Après la fête du couronnement, il eut une entrevue avec don Alphonse de Castille qui vint le voir en Aragon, et le seigneur roi lui donna largement du sien. Et don Alphonse le conjura qu’il fût de sa grâce et de sa merci de ne pas l’abandonner, puisqu’il était assez malheureux pour avoir perdu le seigneur roi En Alphonse ; car si ce roi eût vécu seulement deux ans de plus, il tenait pour certain qu’il l’aurait fait seigneur de toute la Castille, et maintenant, si le roi En Jacques ne le secourait pas, il regardait son affaire comme perdue.

Le seigneur roi le réconforta, et lui dit de tenir pour certain qu’il ne l’abandonnerait pas et qu’il lui donnerait tous tes secours qu’il pourrait lui donner. Don Alphonse en ressentit beaucoup de joie et fut très satisfait du roi, et il retourna en Castille, à Séron et autres lieux de sa dépendance.

CHAPITRE CLXXVII

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon vint à Valence, et prit la couronne du royaume ; comment des envoyés du roi don Sanche de Castille vinrent le trouver, pour lui demander d’établir la paix entre lui et le roi de Castille et ses neveux.

Le seigneur roi d’Aragon parcourut ensuite tout l’Aragon et vint à Valence, où on lui fit aussi de grandes fêtes ; et il y reçut la couronne de ce royaume.

Tandis qu’il allait ainsi visitant ses terres, il lui arriva de la part du roi don Sanche de Castille, son cousin germain, de notables messagers ; et ils saluèrent très affectueusement ledit seigneur roi d’Aragon de la part du roi don Sanche, son cousin germain, qui lui faisait dire : qu’il avait grande joie de son arrivée, et le priait, comme son cher cousin pour lequel il avait beaucoup d’affection, de faire la paix avec lui, en l’assurant que lui de son côté était disposé à le soutenir contre tous les hommes du monde. Il ajoutait : que le roi En Alphonse lui avait fait la guerre et l’avait mis en danger de perdre ses royaumes et avait voulu les donner à ses neveux, qui ne lui appartenaient pas d’aussi près que lui ; qu’il en avait été fort émerveillé, ne pensant pas avoir failli à aucun devoir envers lui ; et qu’il le priait donc de ne pas continuer à agir envers lui comme l’avait fait le roi En Alphonse son frère, mais de considérer les puissants liens de devoir réciproque qui existaient entre eux.

Le roi répondit très courtoisement aux envoyés, en seigneur qui a été et qui est encore[91] des plus courtois et des mieux élevés en toutes choses que jamais fût aucun seigneur. Il leur dit qu’ils étaient les bienvenus, et ajouta que le roi don Sanche ne devait pas s’étonner de ce qu’avait fait le roi En Alphonse. « Le roi En Alphonse a agi en cela en bon fils qui voulait venger le grand manque de foi commis par le roi don Sanche envers le seigneur roi notre père, et je vous dis que nous aussi nous avons partagé à cet égard toutes les idées de notre frère ; mais puisque le roi don Sanche demande la paix il nous plaît de la lui accorder. » Et les messagers répondirent : « Oui, seigneur, cela est vrai ; et nous ajouterons une chose de la part du roi don Sanche : c’est qu’il offre à vous faire amende, à votre estimation, de tout ce en quoi il peut avoir failli envers le seigneur roi votre père ; et cette amende, seigneur, sera telle que vous la fixerez vous-même ; et il est prêt à vous donner cités, châteaux, villes et tous autres lieux, et à vous faire toute réparation honorable que vous déclarerez qu’il doit vous en faire. »

Le seigneur roi répondit : « Que, puisqu’il parlait si bien, il se tenait pour satisfait ; qu’il ne voulait de lui cités, châteaux ni autres lieux ; que, grâces à Dieu, il avait tant et de si bons royaumes, qu’il n’avait faute de ce que possédait un autre ; qu’il lui suffisait d’apprendre qu’il se repentait de sa conduite envers le seigneur roi son père ; mais qu’il exigeait de lui qu’il donnât une part dans la terre de Castille aux infants ses neveux, savoir, à don Alphonse et à don Ferdinand, car pour rien au monde il ne les laisserait sans protection. »

Les messagers lui dirent qu’ils allaient partir avec ces paroles. Et ainsi ils s’en retournèrent vers le roi de Castille, et lui racontèrent tout ce que leur avait dit le seigneur roi d’Aragon, et lui dirent la grande bonté et la sagesse qui était en lui. Le roi de Castille en fut très satisfait et leur ordonna de retourner auprès du seigneur roi d’Aragon, et de lui dire qu’il était prêt à faire en toutes choses ce qu’il ordonnerait. Que vous dirai-je ? Les messagers allèrent tant de fois de l’un à l’autre, que la paix fut convenue entre les deux parties. Don Alphonse et don Ferdinand, désiraient eux-mêmes avoir la paix avec leur oncle le roi don Sanche, et ils se tinrent pour satisfaits du don qu’avait stipulé en leur laveur le seigneur roi d’Aragon de la part du roi de Castille, sous la condition qu’ils renonceraient à leur prétention à la couronne. Sur ces bases on tomba d’accord. Une entrevue du seigneur roi d’Aragon et du roi de Castille fut décidée, et chacun d’eux s’efforça de se montrer à ce rendez-vous avec le plus grand éclat possible.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon fut arrivé à Calatayud avec une nombreuse suite de riches hommes, de prélats, de chevaliers et de citoyens, apprenant que le roi de Castille était à Soria et qu’il y avait amené avec lui madame la reine, et qu’il s’y trouvait aussi l’infant don Jean, frère du roi don Sanche, et beaucoup d’autres riches hommes, il n’eut pas plus tôt appris l’arrivée de la reine à Soria que, par courtoisie et pour faire honneur à la reine, il voulut aller à Soria avant qu’ils vinssent à Calatayud. Le roi de Castille, en apprenant que le roi d’Aragon s’approchait, alla au-devant de lui l’espace de plus de quatre lieues ; et là le roi d’Aragon fut accueilli très honorablement, ainsi que toute sa suite ; et tout le temps qu’ils lurent à Soria, on n’y fit que fêtes et réjouissances. Quand les fêtes lurent terminées, le seigneur roi d’Aragon voulut s’en retourner, et pria le roi et la reine de Castille de venir avec lui à Calatayud, et ils répondirent qu’ils le feraient bien volontiers. Et ainsi tous s’en vinrent ensemble à Calatayud où, depuis le moment de leur entrée en Aragon jusqu’au jour de leur départ et leur retour en Castille, le seigneur roi d’Aragon fit pourvoir à l’entretien du roi de Castille, de la reine et de toutes les personnes de leur suite. Et je puis vous dire comme chose certaine, que toutes provisions et autres choses qu’on a ou qu’on puisse nommer, de tout cela le seigneur roi d’Aragon en faisait des parts si abondantes qu’il y en avait plus qu’on n’en pouvait consommer. Aussi voyait-on sur les places publiques donner deux deniers de pain pour un denier ; et pour six deniers on avait autant de chevreau, de cochon, de mouton, d’avoine, de poisson frais ou salé, qu’on n’en eût eu partout ailleurs pour deux sols ; et vous eussiez trouvé toutes les places couvertes de valets de pied qui les revendaient, de telle sorte que les Castillans, les Galliciens et autres gens en grand nombre qui étaient là s’en émerveillaient. Un jour, le roi mangeait chez le roi de Castille, avec le roi et la reine, et le lendemain ils allaient manger chez lui ; si bien que chaque jour la fête était si belle que c’était merveille de le voir.

Que vous dirai-je ? Ils restèrent douze jours ensemble à Calatayud, et pendant ce temps, la paix fut conclue et signée entre eux. Il y eut aussi paix faite entre le roi de Castille et ses neveux, il leur donna en Castille tant de terres qu’ils s’en tinrent pour satisfaits ; et ils remercièrent, comme ils devaient bien le faire, le roi d’Aragon ; car, si ce n’eût été de lui, ils n’auraient très certainement rien eu.

Après avoir séjourné pendant treize jours à Calatayud en grande concorde, bonne paix et amitié, ils partirent, et le seigneur roi d’Aragon accompagna le roi et la reine de Castille jusqu’à ce qu’ils fussent hors de d’Aragon. Et, ainsi que je vous l’ai déjà dit, le seigneur roi d’Aragon fit fournir à l’entretien de tous jusqu’à ce qu’ils fussent au-delà de ses frontières ; et jamais, pendant tout ce temps, on ne put s’apercevoir une seule fois que les rations diminuassent, et elles allaient au contraire s’augmentant et s’améliorant de jour en jour.

Quand ils furent aux limites des deux royaumes, ils prirent mutuellement congé l’un de l’autre avec bonne amitié et concorde ; et avec la grâce de Dieu qui avait tout conduit, le roi et la reine de Castille s’en retournèrent contents et satisfaits de la paix qu’ils avaient faite avec le seigneur roi d’Aragon, et aussi de celle qui avait été conclue avec leurs neveux, car le roi don Sanche avait eu grand peur qu’ils ne lui enlevassent tout son royaume, ce qui serait certainement arrivé si le roi d’Aragon l’eût voulu ; mais le seigneur roi d’Aragon préféra ranimer entre eux tous la paix et l’affection, à cause des liens intimes qui existaient entre eux et même avec lui.

Je vais cesser de vous entretenir du roi de Castille, et vous parlerai du seigneur roi d’Aragon et de Sicile.

CHAPITRE CLXXVIII

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon et de Sicile maintint tout son royaume en paix, ci comment il apaisa les factions qui s’élevaient dans les cités et dans les villes, et principalement celles qui existaient à Tortose entre les Garridells, les Carbons et les Puix.

Quand les deux rois se furent séparés et eurent pris congé l’un de l’autre, le roi d’Aragon  s’en alla visiter toutes ses terres, joyeux et satisfait, redressant et réparant tout. Il eut ainsi en peu de temps établi la paix et la concorde dans tout le royaume ; et depuis qu’il a pris la couronne d’Aragon, de Catalogne et de Valence, il a si bien maintenu et maintient sa terre en paix et justice, que, de nuit comme de jour, chacun peut aller en tous lieux les épaules chargées d’argent, sans rencontrer personne qui lui fasse dommage. Il mit également la paix et la concorde entre tous ses barons, qui de tous temps étaient habitués à se guerroyer. Il étouffa aussi toutes les factions, de manière qu’il ne pût exister aucune division factieuse dans les villes et les cités. A Tortose, qui est une bonne cité, il avait existé de tout temps de grandes inimitiés entre les partis des Garridels, des Carbons et des Puix. Afin de pouvoir les contenir et les châtier, il s’arrangea avec En Guillaume de Moncade, qui possédait le tiers de Tortose, et lui donna autre chose en échange ; il fit de même pour ce qu’y possédait le Temple. Et quand toute la ville fut sienne, il maîtrisa de telle manière les factions, qui de gré, qui de force, que c’est aujourd’hui l’une des cités les plus calmes et faciles à manier de toute la Catalogne ; et il fit ainsi dans beaucoup d’autres endroits.

Je laisse le seigneur roi d’Aragon, qui s’en va ainsi redressant ses royaumes, et je vais vous parler du tournoi que donna l’amiral En Roger de Loria à Calatayud, au moment où les deux rois s’y trouvaient réunis ; car ce tournoi a été une des choses les plus merveilleuses qu’on ait jamais vues en aucun temps.

CHAPITRE CLXXIX

Comment l’amiral En Roger de Loria tint un tournoi à Calatayud, et comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon et de Sicile et le roi de Castille y assistèrent, ce qui fut pour lui un grand honneur.

Il est vérité que, pendant que les rois étaient à Calatayud, comme vous l’avez vu, les Castillans demandèrent : « Quel est donc cet amiral du roi d’Aragon à qui Dieu a accordé tant d’honneurs ? » On le leur montra ; et ils en furent tellement émerveillés que, partout où il allait, il était suivi de cent ou deux cents chevaliers ou autres gens, comme un autre serait suivi de deux ou trois personnes ; si bien qu’ils ne pouvaient se rassasier de le voir.

L’amiral, pour faire honneur au roi et à la reine de Castille, fit publier qu’il donnerait un tournoi à Calatayud, et fit établir les lices pour la joute. Au bout du champ il avait fait construire un château en bois, d’où il devait sortir à l’approche d’un chevalier. Le premier jour où le tournoi eut lieu, il voulut être seul à tenir la lice pendant toute la journée contre tout homme qui voudrait jouter. Là se trouvèrent le seigneur roi d’Aragon, le roi de Castille, don Jean, fils de l’infant don Manuel, don Diego de Biscaye, et autres barons de toutes les terres et royaumes du pays de Castille, des riches hommes d’Aragon, de Catalogne et du royaume de Valence, et même de Gascogne, et bien d’autres personnes qui s’y étaient rendues pour voir les joutes, et particulièrement pour voir ce que ferait l’amiral ; car tout le monde en parlait.

Toute la plaine de Calatayud, dans laquelle la lice du tournoi était dressée, était tellement remplie qu’on avait peine à s’y tenir ; et si l’on ne s’était alors trouvé en hiver, il aurait été impossible d’y rester. Au moment de la joute il y eut un peu de pluie.

Lorsque les rois et tout le monde fut en place, arriva un chevalier chercheur d’aventures, très bien équipé, faisant bonne contenance et prêt à entrer en liée. Aussitôt que les gardes du château de bois l’aperçurent, ils sonneront de la trompette ; et aussitôt l’amiral sortit du château, richement et élégamment équipé et paraissant bien un chevalier de haut parage. Et si quelqu’un me demande : « quel était donc ce chevalier chercheur d’aventures ? » je répondrai que c’était En Béranger Augustin d’Anguera, de la cité de Murcie, chevalier vaillant, audacieux, et l’un des plus beaux chevaliers d’Espagne. Il était de la suite du roi de Castille, grand, fier et bien pris dans sa taille. Il faut dire aussi que l’amiral était un des meilleurs chevaucheurs et un des plus beaux cavaliers du monde.

 Que vous dirai-je ? Les fidèles[92] apportèrent deux lances très grosses, qu’ils présentèrent à En Béranger d’Anguera, pour qu’il choisît celle qu’il voulait, et ils remirent l’autre à l’amiral. Puis les fidèles se placèrent au milieu de la barrière[93] et donnèrent le signal qu’on laissât aller. Les adversaires s’élancèrent pour aller à la rencontre l’un de l’autre. Et à voir venir ces deux chevaliers on pouvait bien dire que c’étaient des chevaliers de grande valeur ; car jamais chevaliers ne se présentèrent mieux à leur avantage ni plus fièrement.

En Béranger Augustin d’Anguera férit l’amiral sur le canton de devant de l’écu, et sa lance en vola en éclats. De son côté, l’amiral férit sur son heaume et lui porta un tel coup sur la visière, que le heaume lui vola de la tête à la distance de plus de deux longueurs de lance, et sa lance fut brisée en cent morceaux ; et en frappant sur la visière du heaume, l’amiral l’avait fait entrer si avant sur la face d’En Béranger Augustin d’Anguera, qu’il lui enfonça le nez de telle sorte que jamais il ne put depuis reprendre sa place naturelle ; et le sang lui découlait avec une telle force, du milieu de la face et des narines, que tout le monde le crut mort. Toutefois il se tint si chaleureusement, que malgré le coup terrible qu’il avait reçu, il ne s’effraya de rien. Les deux rois, qui l’aimaient beaucoup, accoururent à lui, et craignirent de le trouver mort, en le voyant ainsi couvert de sang et le nez rompu et écrasé, et lui demandèrent comment il se sentait. Et il leur répondit qu’il se trouvait fort bien et n’avait aucun mal. Ils firent ramasser son heaume jeté à terre, et ordonnèrent de cesser le tournoi, ne voulant pas qu’il en fût rien de plus, de crainte qu’il n’en résultât quelque rixe.

L’amiral, au son de ses trompettes et, nacaires retourna, armé comme il était, à son hôtel, suivi de toute la foule, aussi bien des Castillans que des autres qui disaient : qu’il méritait bien l’honneur dont Dieu l’avait comblé en tant de lieux, et qu’il était un des bons chevaliers du monde. Et l’honneur lui en reste, et sa bonne renommée est connue par toute la terre de Castille. Je cesse ici de vous parler de l’a mirai, et reviens aux affaires du seigneur roi d’Aragon et de Sicile.

CHAPITRE CLXXX

Comment l’amiral En Roger de Loria retourna en Sicile et passa en Calabre avec le seigneur infant En Frédéric ; et comment ils gouvernèrent le pays avec justice et vérité.

Le roi d’Aragon ayant mis bon ordre aux affaires de Castille et de toutes ses terres, ordonna à l’amiral de retourner en Sicile, et de se tenir auprès de l’infant En Frédéric. Il voulut qu’ils eussent toujours cinquante galères appareillées, de telle sorte qu’il n’y eût plus qu’à y faire monter les équipages au cas où cela serait nécessaire, et qu’il allât avec le seigneur infant visiter toute la Calabre et autres parties du royaume ; et qu’ils gouvernassent tout le pays en vérité et en justice. Ainsi comme le seigneur roi l’avait ordonné, ainsi fut-il exécuté.

L’amiral se rendit dans le royaume de Valence, et y visita toutes ses villes et châteaux ; puis de Valence il s’en vint par mer à Barcelone avec toutes les galères qu’il lui plut d’emmener de Valence à Barcelone ; puis il prit congé du roi, s’embarqua et alla en Sicile. Il passa par Majorque et Minorque, et courut toutes les côtes de Barbarie, prenant nefs et lins, et saccageant les villes et habitations des Sarrasins ; et, avec grand butin et grande joie, il s’en revint en Sicile. Il trouva à Palerme madame la reine et le seigneur infant En Frédéric, qui le reçurent avec les plus vives démonstrations de plaisir.

Il leur remit les lettres du seigneur roi ; et quand ils eurent appris par ces lettres la paix que le seigneur roi avait faite avec le roi de Castille, tous les habitants de Sicile et du royaume en furent remplis de joie.

L’amiral alla avec le seigneur infant En Frédéric visiter toute l’île de Sicile ; puis ils passèrent en Calabre et en firent autant. Pendant leur séjour en Calabre, arrivèrent des messagers qui leur annoncèrent que Charles Martel, fils du roi Charles,[94] était trépassé de cette vie, et il en fut fait grand deuil par tous ceux qui lui voulaient du bien ; car c’était un excellent seigneur. Charles Martel laissa un fils qui fut et qui est encore roi de Hongrie, et une fille nommée madame Clémence, qui depuis fut reine de France. Le seigneur infant En Frédéric fit aussitôt part au seigneur roi d’Aragon de la mort de Charles Martel.

Je cesserai de vous parler du seigneur infant En Frédéric, du seigneur roi d’Aragon et de la mort de Charles Martel, et je viens à vous parler du roi Charles.

CHAPITRE CLXXXI

Comment le roi Charles voulut faire la paix avec la maison d’Aragon, et comment, à ce sujet, le Saint-Père envoya, d’accord avec le roi Charles, un cardinal au roi de France, le priant de faire la paix avec la maison d’Aragon ; comment monseigneur Charles n’y voulut pas consentir, à moins que le roi Charles ne lui fit donation du comté d’Anjou.

Lorsque le roi Charles sut la mort de son fils il en fut fort affligé ; et il devait l’être, car il était bon et vaillant ; mais, en bon chrétien qu’il était, il se dit en son cœur, que Dieu ne lui envoyait de telles infortunes que parce qu’il souffrait que la guerre subsistât encore entre lui et la maison d’Aragon ; aussi songea-t-il à négocier pour que de toute manière la paix pût se faire avec le seigneur roi d’Aragon. Il alla aussitôt trouver le pape, et lui dit qu’il le priait, de manière ou d’autre, d’établir finalement la paix entre la sainte Église, la maison de France et lui d’une part, et la maison d’Aragon de l’autre, assurant que, quant à lui, il ferait tout ce qu’il pourrait faire pour y parvenir.

Le pape lui répondit : qu’il parlait bien et sagement, que, si on pensait au pouvoir que possédait alors le roi d’Aragon, on verrait qu’il possédait en effet tout le monde : d’abord il avait toute l’Espagne à ses ordres ; puis le roi d’Angleterre agirait aussi, s’il voulait, à son plaisir, ainsi que tout le Languedoc ; et qu’ainsi il était nécessaire de faire définitivement la paix. Le pape fit donc venir messire Boniface de Salamandrana et lui ordonna de travailler à la négociation de ladite paix. Celui-ci répondit qu’il le ferait volontiers, et qu’il espérait, avec le secours de Dieu, amener la chose à bonne fin.

Si bien que le pape, en même temps que le roi Charles et messire Boniface allaient en France, envoya avec eux un cardinal au roi de France, lui conseillant et le priant de faire la paix avec la maison d’Aragon, conjointement avec le roi Charles, ajoutant que la sainte Église était disposée à faire de son côté tout ce qui leur conviendrait.

Le roi Charles, messire Boniface et le cardinal prirent congé du pape et allèrent vers le roi de France, et ils le trouvèrent à Paris, et auprès de lui son frère monseigneur Charles, qui se faisait appeler roi d’Aragon.

Quand ils eurent parlé au roi de France et à monseigneur Charles, le roi de France leur dit : que la paix lui serait fort agréable, et qu’il y mettrait du sien autant qu’il serait en lui. Mais monseigneur Charles répondit le contraire, disant, que pour rien au monde il ne renoncerait au royaume d’Aragon ; de sorte qu’il y eut grande contestation à ce sujet entre le roi Charles et lui. Enfin ils convinrent avec le roi de France, qui y mit beaucoup de bienveillance que le roi Charles lui donnerait tout le comté d’Anjou qu’il possédait en France, et qui est un noble et bon comté ; et chacun peut bien le croire, puisque le roi Charles son père, fils du roi de France, l’avait reçu en héritage. Monseigneur Charles lui abandonna à son tour le droit qu’il possédait sur la couronne d’Aragon, et qu’il avait reçu en don du pape Martin, et le roi Charles l’ut autorisé à en faire à sa volonté. Et la chose s’accomplit et se fit ainsi. Et c’était là ce qui s’opposait à la paix plus que qui que ce fût au monde. Que personne ne s’avise donc de dire que la paix avec le roi d’Aragon ne coûta que fort peu au roi Charles, comme vous pourrez l’entendre dire par la suite ; elle lui coûta au contraire ledit comté d’Anjou, qui est une fort belle possession.

Tout ceci ainsi réglé, le roi Charles, le cardinal et messire Boniface, munis des pleins pouvoirs du roi de France et de monseigneur Charles son frère, s’en vinrent en Provence ; et de Provence ils envoyèrent messire Boniface en Catalogne au seigneur roi d’Aragon pour lui rendre compte de tout. Que vous dirai-je ? Messire Boniface fit tant d’allées et de venues des uns aux autres, qu’il en vint à conclusion de sa négociation, et que les conditions de paix furent acceptées par chacune des parties. Telle fut en somme la manière dont se négocia cette paix, car si je voulais en donner tous les détails, cela seul ferait un plus gros livre que n’est le mien. Ainsi donc la paix fut faite aux conditions suivantes : le pape devait révoquer la sentence rendue par le pape Martin contre le seigneur roi d’Aragon, et l’absoudre, lui et tous ceux qui lui prêtaient et lui avaient prêté leur aide de quelque manière que ce fût, de toute mort d’homme et de tout pillage fait sur l’ennemi, dans les termes les plus favorables qu’on pourrait l’entendre.

D’autre part, monseigneur Charles de France, et le roi Charles pour lui, renonça à la donation qui lui avait été faite du royaume d’Aragon ; et d’autre part enfin il consentait qu’il y eût paix et concorde dudit seigneur roi d’Aragon avec le roi de France et ses alliés, avec la sainte Église romaine et avec le roi Charles.

De plus, comme le roi Charles donnait sa fille aînée, nommée Blanche, en mariage au seigneur roi d’Aragon, le seigneur roi d’Aragon renonçait au royaume de Sicile, sous la condition que le pape lui donnait en échange la Sardaigne et la Corse. Et il n’était point tenu de remettre la Sicile au roi Charles, ni à la sainte Église ; mais il devait l’abandonner ; et la sainte Église si elle voulait, ou le roi Charles, pouvaient s’en emparer ;[95] quant à lui il n’était tenu à rien autre chose. D’autre part il rendait au roi Charles ses fils qu’il retenait prisonniers, aussi bien que les autres otages.

Ainsi les envoyés vinrent trouver le roi d’Aragon avec ces conditions de paix, en disant qu’ils rempliraient ces conditions avec lui, et que lui aurait aussi à faire ce qui est rapporté ci-dessus, et qu’il s’en consultât avec les siens ; que quanta eux, ils ne pouvaient rien faire autre chose.[96]

Là-dessus le seigneur roi d’Aragon fit convoquer ses cortès à Barcelone. Pendant qu’on était ainsi réuni en parlement, le roi don Sanche de Castille mourut de maladie,[97] et laissa trois fils : le premier, don Ferdinand, qui eut le royaume de Castille ; l’autre, don Pèdre ; et l’autre, don Philippe. Il laissa aussi une fille. Et quand le roi d’Aragon apprit la mort du roi de Castille, il en fut fort affligé et lui fit faire un service funéraire, ainsi qu’il était de son devoir de le faire.

CHAPITRE CLXXXII

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon confirma la paix conclue entre lui et le roi Charles et la maison de France ; du mariage qui eut lieu entre ledit seigneur En Jacques d’Aragon et madame Blanche, fille du roi Charles, et comment le fils aîné du roi Charles et le fils aîné du roi de Majorque renoncèrent à la royauté et entrèrent dans l’ordre de monseigneur saint François.

Les cortès étant réunies, le seigneur roi tint conseil avec ses barons, prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes, et enfin la paix fut conclue de la manière que vous l’avez déjà entendu. Les envoyés retournèrent vers le roi Charles et vers le cardinal, qu’ils trouvèrent à Montpellier, et ils signèrent toutes les conditions de cette paix ; après quoi tous ensemble, avec l’infante madame Blanche qu’ils emmenèrent très honorablement escortée, s’en vinrent à Perpignan. Pendant qu’ils arrivaient à Perpignan, le seigneur roi d’Aragon, avec l’infant En Pierre et un grand nombre des plus nobles chevetains de Catalogne et d’Aragon, se rendirent à Gironne. Alors le seigneur roi envoya le noble En Béranger de Sarria, son trésorier et conseiller, à Perpignan, avec plein pouvoir de signer de nouveau ces différentes conditions de paix aussi bien que le mariage, et pour voir avant tout la jeune fille.

Quand ledit noble fut arrivé à Perpignan, il fut fort bien accueilli par le roi Charles, par le seigneur roi de Majorque et par toutes les autres personnes. Et dès qu’il eut vu la jeune fille, il s’en tint pour très satisfait, si bien qu’il signa aussitôt, au nom du seigneur roi d’Aragon, et la paix et le mariage. Dès que le seigneur roi d’Aragon, en eut été informé, il revint à Gironne, amenant avec lui les fils du roi Charles et les autres otages. Arrivé à Gironne, le seigneur roi, en compagnie des trois fils du roi et des autres otages, et escorté de toute sa chevalerie et de tout ce qu’il y avait de dames et demoiselles de rang en Catalogne, s’en vint à Figuières

De l’autre côté, le roi Charles, la jeune fille, le cardinal et tout le monde s’en vinrent à Péralade ; et lui et toute sa suite allèrent se loger entre Péralade et Cabanes, au monastère de Saint-Féliu. Là le seigneur roi d’Aragon envoya au roi Charles ses enfants et tous les otages, et le seigneur infant En Pierre les accompagna jusqu’à ce qu’ils fussent auprès de leur père. Et si jamais il y eut joie dans le monde, elle éclata surtout dans cette première entrevue entre le roi Charles et ses fils ; et les barons de Provence et de France en firent éclater tout autant en recouvrant leurs fils, qui étaient également en otage, mais de toutes les joies, la joie la plus vive fut celle que fit éclater madame Blanche en revoyant ses frères, et eux en revoyant leur sœur.

Que vous dirai-je ? Il se trouvait telle multitude de monde de part et d’autre à Péralade, à Cabanes, au monastère de Saint-Féliu, à Figuières, à Villa Bertrand,[98] à Alfar, à Vila-Tenim, à Vila-Seguer, à Castellon d’Ampurias et à Vila-Nova, que toute la campagne en était remplie. Le roi d’Aragon fit distribuer ration complète de toutes choses à tout individu, aussi bien étranger que particulier, et il y eut grand soulas et grand déduit entre ces rois. Le seigneur roi d’Aragon alla visiter le roi Charles et l’infante sa femme, et il lui posa sur la tête la couronne la plus belle et la plus riche qui ait jamais orné tête de reine ; dès ce moment on l’appela reine d’Aragon. Que vous dirai-je ? Les joyaux furent magnifiques qu’ils se donnèrent les uns aux autres. Il fut arrêté, avec la grâce de Dieu, qu’ils entendraient la messe au monastère de Villa Bertrand, et que les noces y seraient célébrées. Là le seigneur roi fit élever une salle en bois, la plus belle salle qui eût jamais été faite de bois. Le monastère est par lui-même un noble et beau et bon lieu. Et connue il avait été ordonné, tout fut accompli. Tous se rendirent au dit monastère de Villa Bertrand. La fête y fut splendide et gaie, et par plusieurs raisons : d’abord à cause de ce mariage qui se faisait à la bonne heure, car on peut bien dire que jamais ne se réunit ensemble un couple si bien assorti de mari et de femme. Quant au seigneur roi En Jacques d’Aragon, je puis vous dire que c’est bien le plus gracieux seigneur, le plus courtois, le plus sage et le meilleur en faits d’armes qui fût jamais, et aussi un des meilleurs chrétiens du monde. Quant à madame la reine Blanche, c’était la plus belle dame, la plus sage et la plus chérie de Dieu et de ses peuples qui jamais possédât aucun royaume, et la meilleure chrétienne du monde ; en elle était la fontaine de toutes grâces et de toutes bontés. Aussi Dieu leur accorda-t-il sa grâce ; car jamais ne furent mari et femme, de quelque rang qu’ils fussent, qui tant s’aimassent. Aussi peut-on bien vraiment l’appeler des noms que lui donnèrent les gens de Catalogne, d’Aragon et du royaume de Valence qui l’appelaient « La Sainte Reine, dame Blanche de Sainte Paix, » car, en effet, la sainte paix et toute bonne fortune vinrent par elle à toute la terre. Et comme vous l’apprendrez bientôt, il naquit d’elle un grand nombre de fils et de filles,[99] qui tous furent et sont bons envers Dieu et envers le monde.

Les fêtes durèrent bien huit jours après le mariage accompli, pendant lesquels tous restèrent réunis ; ensuite ils prirent mutuellement congé les uns des autres, et le roi Charles s’en retourna avec ses fils. Quand ils furent au col de Panissas, le seigneur roi de Majorque vint à leur rencontre, et ils entrèrent ensemble au Boulou, et du Boulou allèrent à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque les y retint huit jours, pendant lesquels il s’établit une telle intimité entre monseigneur Louis, fils du roi Charles, et l’infant En Jacques, fils aîné du roi de Majorque, qu’ils se promirent, dit-on, de faire chacun ce que l’autre ferait, et qu’ils furent d’accord de renoncer tous les deux aux royaumes qui devaient leur échoir en partage, et d’entrer dans l’ordre de monseigneur saint François. Peu de temps après, monseigneur Louis, fils du roi Charles, se mit dans cet ordre. Il renonça à son héritage, devint évêque de Toulouse[100] contre son gré, et mourut à peu de temps de là, et fut canonisé par le pape à cause des nombreux miracles que Dieu opéra par lui, soit durant sa vie, soit après sa mort, et aujourd’hui on célèbre sa fête dans toute la chrétienté.

L’infant En Jacques, fils du roi de Majorque, qui était un excellent prince et l’aîné de sa famille, et qui devait régner, se fit aussi frère mineur, et renonça à la couronne. Et quand il sera trépassé de cette vie, je crois bien qu’il sera lui aussi au nombre des saints du paradis ; car il semble que plus on fait pour Dieu, plus on doit espérer d’en être récompensé, et qu’ainsi celui qui, pour se consacrer à Dieu, abandonne un royaume dans ce monde, doit avoir le royaume céleste en compensation, pourvu que sa vie ait été toujours continente, bonne et pure jusqu’à la fin, sans faire et dire que tout bien.[101]

Je laisse là ces deux bons et dignes seigneurs frères mineurs, et reviens au roi Charles, qui prit congé du roi de Majorque et revint en son pays avec ses enfants, tous sains et saufs.

Le roi d’Aragon alla avec madame la reine à Gironne, puis de Gironne à Barcelone, et parcourut tous ses royaumes. Et le glorieux accueil et les fêtes qu’on lui faisait dans tous les lieux où il passait, il n’est pas besoin que vous me le demandiez, car vous pouvez l’imaginer de vous-même, en songeant que, non seulement le royaume avait recouvré la paix, mais aussi les sacrements de la sainte Église,[102] comme messes et autres offices, ce dont toutes gens étaient fort désireux. Quelle joie et quel bonheur ne devaient-ils donc pas ressentir tous !

CHAPITRE CLXXXIII

Comment madame la reine Blanche pourchassa du seigneur roi En Jacques d’Aragon, afin qu’il donnât des terres à l’infant En Pierre, et qu’il le mariât ; et comment il prit pour femme madame Guillelmine de Moncade.

Tandis que le seigneur roi allait se déduisant et parcourant ses royaumes avec madame la reine, le seigneur infant En Pierre ne quittait point madame la reine, qui dit au seigneur roi : qu’il devrait chercher à honorer son frère l’infant et lui accorder de quoi tenir une maison digne de son rang, et qu’il devrait aussi lui chercher une femme telle qu’il lui convenait. Le seigneur roi obtempéra à ses prières et lui confira un très noble héritage, et lui donna en mariage une des plus nobles demoiselles qui fût en Espagne, parmi celles qui n’étaient pas filles de roi. C’est à savoir madame Guillelmine de Moncade, fille de Gaston de Béarn, qui possédait de grandes richesses, et, seulement en Catalogne, avait en bons châteaux, villes et lieux, plus de trois cents chevaliers.

Les noces furent brillantes et belles ; le roi, madame la reine, toute la Catalogne et une bonne partie de l’Aragon y assistèrent ; et quand elles furent terminées, le seigneur roi avec madame la reine d’un côté, et l’infant En Pierre[103] avec madame Guillelmine de Moncade de l’autre, s’en allèrent se déduisant et parcourant tout le royaume

CHAPITRE CLXXXIV

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon envoya des messagers en Sicile à En Raymond Alamany et à En Vilaragut pour qu’ils eussent à abandonner la Sicile ; et comment les habitants s’emparèrent des châteaux et autres lieux pour l’infant Frédéric.

Cependant le seigneur roi d’Aragon envoya ses messagers en Sicile à En Raymond Alamany, qui était maître justicier du royaume de Sicile, et à En Vilaragut, qui était maître ès décrets, et à tous les autres, pour qu’ils eussent à abandonner tous les châteaux, villes et autres lieux de la Sicile et de la Calabre, et de toutes les diverses parties du royaume, en leur prescrivant de bien se garder de faire remise d’aucun de ces lieux à qui que ce fût ; mais lorsqu’ils abandonnaient un château, ils devaient crier devant la porte du château, avec les clefs à la main : « N’y a-t-il personne ici de la part du Saint-Père, qui veuille recevoir ce château pour ledit Saint-Père et la sainte Église ? » Ils devaient répéter ce cri jusqu’à trois fois en chaque lieu. Si dans l’intervalle de ces trois criées, il ne paraissait personne qui voulût recevoir le lieu au nom de la sainte Église, ils devaient en laisser les portes ouvertes, et les clefs dans les serrures, et se retirer.

Cela fut ainsi exécuté, et nul ne parut pour en recevoir la remise au nom de la sainte Église ou du Saint-Père.[104] Ils se retirèrent donc, et à mesure qu’ils partaient, les gens de l’endroit s’emparaient des châteaux et autres lieux pour l’infant En Frédéric. Ainsi En Raymond Alamany, En Vilaragut, et tous ceux qui étaient par toute la Sicile au nom du roi d’Aragon, se retirèrent, s’embarquèrent sur des nefs et galères, et vinrent trouver en Catalogne le seigneur roi, qui les accueillit très bien, donna à chacun d’eux de bonnes indemnités pour ce qu’ils avaient abandonné du leur en Sicile, et leur témoigna son contentement de la manière dont ils avaient exécuté ses ordres.

Ainsi le seigneur roi d’Aragon remplit toutes les conditions de la paix, et il n’y faillit en rien, ce dont la sainte Église et le pape se tinrent pour très satisfaits.

Je laisse le roi d’Aragon, pour vous parler de l’infant En Frédéric et de l’amiral qui ne l’avait pas quitté.

CHAPITRE CLXXXV

Comment le seigneur infant Frédéric prit possession du royaume de Sicile, et assigna un jour auquel tous devaient être réunis à Palerme ; et comment, avec une grande solennité, prit la couronne dudit royaume.

Messire Jean de Procida et les autres membres du conseil du roi, barons, chevaliers, citoyens et hommes des villes de Sicile, apprirent bientôt comment le seigneur roi les avait abandonnés, et ils engagèrent le seigneur infant En Frédéric à songer à s’emparer de tout le pays ; car l’île de Sicile et le royaume tout entier lui avaient été substitués d’après les termes du testament du seigneur roi En Pierre son père ; et si le seigneur roi En Jacques l’avait abandonné, il n’avait pu renoncer par là qu’au droit qu’il possédait lui-même. « Mais quant au droit que vous y possédez par vous-même, seigneur, il n’y a pas lieu à y renoncer ; et nous ne pensons même pas que cette prise de possession par vous puisse lui déplaire. Il doit lui suffire d’avoir accompli ce qu’il s’était engagea faire par les conditions de la paix. »

Que vous dirai-je ? Il fut ainsi convenu par tous ; et on trouva, en consultant les docteurs et les savants, qu’il pouvait justement s’emparer de ce que le seigneur roi son père lui avait laissé par substitution. Là-dessus, il envoya par toute la Sicile, la Calabre et par tous les lieux dépendants de ce royaume, et on prit possession, en son nom, des villes, châteaux, lieux et cités. Cependant un jour fut désigné auquel tous les chevetains, chevaliers, syndics des cités et des villes, devaient se réunir à Palerme ; car il voulait se faire couronner roi, et recevoir leur serment à eux tous. Au jour désigné, tous furent réunis à Palerme, et il s’y trouva un très grand nombre de Catalans, d’Aragonais, de Latins, de Calabrais, et bien d’autres personnes des divers lieux des royaumes. Lorsque tous furent réunis au palais royal, c’est-à-dire à la salle verte de Palerme, l’amiral prit la parole et leur dit beaucoup de belles choses relatives aux circonstances dans lesquelles ils étaient engagés, et entre autres choses il leur dit : que, par trois raisons, leur nouveau seigneur était bien réellement ce troisième Frédéric annoncé parles prophéties, comme devant arriver un jour et devenir le maître de l’empire et de la plus grande partie du monde. Et les trois raisons étaient : qu’en premier lieu il était bien certain qu’il était le troisième fils qui fût né du roi En Pierre ; en second lieu, il était le troisième des Frédéric qu’on ait vu gouverner la Sicile ; et en troisième lieu qu’il serait le troisième Frédéric élu empereur d’Allemagne. Et ainsi donc on pouvait à bon droit l’appeler Frédéric III, roi de Sicile et de tout le royaume, car le royaume lui appartenait.

A l’instant tous se levèrent en s’écriant : « Dieu donne vie à notre seigneur le roi Frédéric III, seigneur de Sicile et de tout le royaume. » Aussitôt les barons se levèrent et lui prêtèrent serment et hommage. Puis tous les chevaliers, citoyens et hommes des villes en firent autant ; après quoi, en grande solennité, ils se rendirent, selon l’usage, à la cathédrale de la ville de Palerme, et avec grande bénédiction il y reçut la couronne.[105] Ainsi, la couronne en tête, un globe dans la main droite et le sceptre dans la main gauche, et revêtu des habits royaux, il s’en alla, chevauchant depuis la grande église de Païenne jusqu’au palais, au milieu des jeux et des plus vives réjouissances qui aient jamais été faits à aucun couronnement de roi. Arrivés au palais, des tables furent dressées pour tous les assistants, et chacun y prit place. Que vous dirai-je ? La fête dura quinze jours, pendant lesquels dans tout Palerme on ne fit que s’ébahir, danser, chanter et se livrer à tous les divertissements. Des tables étaient continuellement dressées au palais, et y mangeait qui voulait.

Lorsque les fêtes furent enfin terminées et que chacun fut retourné chez soi, le seigneur roi s’en alla visitant toute l’île de Sicile, puis en Calabre et dans tous les autres lieux. Madame la reine Constance et toutes les personnes de sa suite avaient eu l’absolution du pape.[106] Aussi tous les jours allait-elle entendre la messe, car le pape avait été tenu de donner cette absolution, d’après les conditions du traité de paix conclu par le roi d’Aragon avec lui. Par suite du même traité, madame la reine quitta la Sicile avec dix galères et alla faire un pèlerinage à Rome. Elle prit congé du roi de Sicile, le signa et lui donna sa bénédiction, ainsi que doit faire une bonne mère envers son fils. Quand elle fut arrivée à Rome, le pape lui fit rendre de grands honneurs et lui accorda tout ce qu’elle lui demanda. Elle resta dans cette ville, et chaque jour elle allait cherchant des indulgences, en femme qui était la meilleure chrétienne qu’on connût au monde. Messire Jean de Procida ne la quittait point, et elle resta à Rome à gagner des indulgences jusqu’à ce que le seigneur roi d’Aragon vînt à Rome voir le pape et traiter de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile son frère, comme vous le verrez par la suite. Et alors il emmena madame la reine Constance en s’en retournant en Catalogne. Et quand madame la reine Constance fut en Catalogne, elle fit beaucoup de bien pour l’âme du seigneur roi En Pierre son mari et pour la sienne ; elle fonda de nombreux monastères et fit beaucoup d’autres bonnes choses. Et elle mourut à Barcelone, léguant son corps, comme l’avait fait son fils le roi En Alphonse, à la maison des frères mineurs, et mourut revêtue de la robe des sœurs mineures. Et assurément chacun peut avoir foi qu’elle repose avec Dieu dans sa gloire[107]. Je cesse de vous entretenir du roi de Sicile et de madame la reine Constance, et je reviens au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CLXXXVI

Comment le seigneur roi d’Aragon rendit au roi de Majorque, son oncle, les îles de Majorque, Minorque et Ibiza, et alla auprès du pape pour traiter de la paix entre son frère, le roi Frédéric, et le roi Charles ; et comment le roi de Castille défia le seigneur roi En Jacques d’Aragon.

Le seigneur roi d’Aragon, voyant qu’il était en paix avec tout le monde, jugea à propos de rendre au roi de Majorque son oncle les îles de Majorque, Minorque et Ibiza ; puis, comme je vous l’ai déjà dit, le seigneur roi d’Aragon alla une première fois voir le pape à Rome, après la conclusion de la paix. Le pape et les cardinaux lui rendirent de grands honneurs, aussi bien que tous les Romains, et on lui rendit, aussi beaucoup d’honneurs à Gênes et à Pise ; mais dans cette visite il ne put obtenir la conclusion de la paix entre le roi Charles et le roi de Sicile. Il retourna donc en Catalogne, où il remmena madame la reine, ainsi que je l’ai raconté.

A quelque temps de là le seigneur roi d’Aragon envoya des messages à l’amiral en Sicile pour lui dire de se rendre en Catalogne, et l’amiral se rendit incontinent à son appel. Puis, peu de temps s’écoula avant que le seigneur roi d’Aragon ne partit de Catalogne avec une flotte nombreuse, pour aller une seconde fois trouver le pape, afin de conclure définitivement la paix entre le roi Frédéric et le roi Charles. Dès que tout fut près, de Palamos où il s’embarqua il envoya prier le roi de Majorque son oncle de se trouver à Collioure, car il désirait y avoir une entrevue avec lui ; et le seigneur roi de Majorque s’y rendit incontinent. Le seigneur roi d’Aragon partit donc de Palamos avec cent cinq galères. Et pendant leur séjour à Collioure, il eut une entrevue avec le roi de Majorque son oncle ; et dans cette entrevue ils se firent grand accueil l’un à l’autre ; et le seigneur roi d’Aragon lui rendit l’île de Majorque, et celles de Minorque et d’Ibiza. Ils reconfirmèrent leur paix et leur amitié, comme eussent pu faire un père et un fils, ce qui fit grand plaisir à tous ceux qui leur voulaient du bien ; et le seigneur roi d’Aragon chargea les nobles En Raymond Folch et En Béranger de Sarria de lui remettre en son lieu et nom lesdites îles, ce qui fut fait et accompli.

Le seigneur roi partit, et il se donna beaucoup de peine dans ce voyage sans pouvoir cependant jamais parvenir à effectuer la paix entre le roi Charles son beau-père et le roi Frédéric son frère, et il retourna en Catalogne, où tous éprouvèrent un grand plaisir en voyant que Dieu les leur ramenait sains et saufs, lui et madame la reine.

Je cesserai de vous parler des affaires de Sicile et reviendrai au roi Don Ferdinand de Castille, qui, mal avisé qu’il était, défia le seigneur roi d’Aragon ; du reste, il ne s’écoula pas bien longtemps avant que la paix fût conclue avec le roi Charles. Quelques personnes diront sans doute : « Comment se fait-il donc qu’En Muntaner passe si sommairement sur ces faits ? » Et si c’était à moi qu’ils adressaient cette question, je leur dirais : qu’il est des demandes qui ne méritent pas de réponse.[108]

CHAPITRE CLXXXVII

Comment la guerre se ralluma entre le seigneur roi En Jacques d’Aragon et le roi Ferdinand de Castille ; comment l’infant En Pierre entra en Castille avec grande puissance, et assiégea la ville de Léon ; et comment le seigneur roi En Jacques résolut de pénétrer par le royaume de Murcie, tant par terre que par mer.

Quand le seigneur roi d’Aragon se représenta à l’esprit le défi que lui avait envoyé le roi de Castille, il en eut grand honte et se dit qu’il lui était nécessaire de l’en faire repentir. Il ordonna donc au seigneur infant En Pierre de se tenir prêt à entrer en Castille avec mille chevaux armés et cinquante mille almogavares, et lui prescrivit de pénétrer en Castille par l’Aragon, tandis que lui y entrerait par le royaume de Murcie, aussi avec de très grandes forces. Que vous ferai-je plus long récit ? Ainsi que le seigneur roi l’avait ordonné, ainsi s’accomplit-il. Le seigneur infant En Pierre entra en Castille avec mille chevaux armés, catalans et aragonais, et environ cinquante mille hommes de pied ; et il pénétra dans la Castille à la distance de neuf journées, et assiégea la cité de Léon, et fit tirer sur la ville ses trébuchets.

Mais je laisse là l’infant En Pierre assiégeant la cité de Léon, qui est dans l’intérieur de la Castille, à la distance d’environ huit journées des frontières de l’Aragon ; et je vais vous parler de nouveau du seigneur roi d’Aragon, qui pénétra dans le royaume de Murcie avec de grandes forces, et y entra à la fois par terre et par mer.

CHAPITRE CLXXXVIII

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon prit de vive force la ville d’Alicante et le château, ainsi que bien d’autres châteaux et vit les de Murcie, et la plus grande partie du royaume ; et comment, ayant mis tout en état, il laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère.

La première place du royaume de Murcie devant laquelle il se présenta, fut Alicante. Il attaqua la ville et la prit, puis monta au château, qui est un des plus beaux châteaux du monde et le seigneur roi l’attaqua avec tant d’ardeur, que lui-même de sa personne il escalada la montagne jusqu’en amont, suivi d’un grand nombre Je cavaliers qui avaient mis pied à terre, et arriva jusqu’à la porte du château. A peu de distance de la porte se trouvait un pan de muraille qui avait été abattu et jeté en dedans ; c’est par là qu’ils envahirent le château par force d’armes. Et soyez bien certain que le seigneur roi de sa personne y aurait été le premier, si ce n’eût été d’un bon et expert chevalier de Catalogne nommé En Béranger de Puixmolto, qui tira le seigneur roi et lui dit : « Ah ! Seigneur ! Qu’est-ce à dire ? Laissez-nous entrer les premiers. » Le seigneur roi ne l’écouta seulement pas et se porta en avant ; mais ledit En Béranger de Puixmolto fit un grand saut en avant, et un autre chevalier le suivit. Là, ceux de dedans se présentèrent pour se défendre ; et très certainement ces deux chevaliers y seraient morts, si ce n’eût été que le seigneur roi de sa personne, l’épée en main, l’écu embrassé, sauta aussi dedans, et il fut le troisième qui y entra. Et quand le seigneur roi fut sauté dedans, En Béranger de Puixmolto et l’autre chevalier qui virent le roi si près d’eux redoublèrent d’efforts. Le seigneur roi se couvrit de son écu, et un chevalier de l’intérieur, qui était compagnon d’En Nicolas Péris, l’alcade du château, et était un homme grand et fort, lança contre le roi l’épieu ferré de chasse qu’il tenait en main, et férit un tel coup dans le premier canton de l’écu, qu’il pénétra dedans de plus d’une demi palme. Le seigneur roi marcha sur lui en avant ; et comme il était jeune, ardent, vigoureux, il lui porta un tel coup de son épée sur le milieu du crâne, que l’armet de mailles dont il avait la tête couverte ne lui servit de rien, et qu’il le pourfendit jusqu’aux dents. Il arrache ensuite son épée de la tête de cet homme, et va en férir un autre, et d’un tel coup qu’il en fit voler à terre le bras avec tous les muscles. Que vous dirai-je ? Le seigneur roi en dépêcha assez de sa main sur la place, et pendant ce temps les troupes arrivaient et pénétraient par le portail. En Béranger de Puixmolto ne quittait point le seigneur roi, et faisait aussi de si beaux faits d’armes que c’était merveille. Que vous dirai-je ? Accompagné d’un grand nombre de chevaliers qui étaient entrés après le seigneur roi, il alla à la porte où était En Nicolas Péris, l’alcade, qui, l’épée dans la main droite et les clefs dans la main gauche, se défendit très bien ; mais peu lui valut, et il fut mis en pièces.

Quand tout le château fut pris, le seigneur roi défendit que l’alcade fût enterré dans, le cimetière, mais il le déclara traître, et on fit jeter son corps aux chiens. Ainsi, seigneurs, vous qui lirez mon livre, gardez-vous, si vous pouvez, d’avoir à garder aucun château pour un seigneur ; car celui qui s’est chargé de la garde d’un château pour un seigneur doit avoir premièrement à cœur de conserver ce château à son seigneur, et secondement de pouvoir en sortir à son honneur et à celui de son lignage. Et ce n’est pas cela qui est aujourd’hui à cœur à tous ceux, et en grand nombre, qui reçoivent la garde d’un château ; mais la première chose à laquelle ils songent est de faire leur calcul ; et ils se disent ainsi : « Je reçois tant pour la garde de ce château ; et avec tant je trouverai un écuyer qui me le gardera ; il me restera donc tant par an. » Ceux qui calculent ainsi calculent follement ; car il y a bien des exemples de bons chevaliers et d’autres braves qui y sont morts après s’y être ruinés, et que leur seigneur a cependant flétris du nom de traîtres. Par exemple ce chevalier, alcade d’Alicante, nommé En Nicolas Péris, y périt en le défendant, tant que vie fut en lui et tant que vécurent ceux qui étaient avec lui ; mais comme il n’y tenait pas autant de troupes qu’il devait y tenir, et dont le roi de Castille lui payait la solde, et qu’il n’y employait pas ce qu’il recevait chaque année du roi de Castille, pour chacun de ces faits il fut flétri du nom de traître. Je vous dis donc : que c’est un des postes les plus dangereux du monde de tenir un château pour un seigneur, en quelque profonde paix qu’on soit ; car un jour ou une nuit, voici que vous arrive telle chose qu’on n’aurait jamais pu prévoir.

Ledit seigneur roi prit donc ce château et en confia la garde à En Béranger de Puixmolto, en quoi il eut grandement raison, car il l’avait bien mérité. Il descendit ensuite dans la ville ; et En Raymond Sacomana, En Jacques Béranger et En Saverdun, qui étaient des premiers d’Alicante, et tous les autres, prêtèrent serment et hommage au seigneur roi de lui livrer la ville d’en bas ; car quand ils virent que le château avait été pris, ils comprirent bien qu’ils ne pouvaient plus l’empêcher d’entrer dans la ville ; et certes, si le château n’eût pas été pris, jamais ils ne se seraient rendus au seigneur roi. Aussi Dieu et le roi de Castille et tout le monde les en tinrent pour excusés ; et quand le roi de Castille le sut, il les déclara bons et loyaux, et déclara au contraire Nicolas Péris traître, ainsi que l’avait fait le seigneur roi d’Aragon, qui, en rendant contre lui cette sentence de trahison, avait agi en seigneur juste et valeureux.

Après avoir pris ses dispositions pour la défense d’Alicante, le seigneur roi alla à Elx, et l’assiégea et la battit avec ses trébuchets. Et pendant qu’il y tenait son siège, il s’empara de toute la vallée d’Elda, de Novelo, de Nompot, d’Asp, de Petrer et de la Mola. Il eut aussi Crivelleyn, dont le raïs[109] vint à lui et se fit son homme et son vassal. Il prit Favanella, Callosa et Guardamar. Que vous dirai-je ? Il tint si longtemps son siège à Elx qu’il parvint à s’en rendre maître, et elle se rendit à lui. Puis il s’empara d’Oriola et du château, que lui rendit En Pierre Ruys de Saint-Sabria, qui en était alcade, lorsqu’il eut vu que la ville d’Oriola s’était rendue. Et il fut bien inspiré de lui livrer ce château sans combat et sans frais ; car c’est un des plus forts et royaux châteaux d’Espagne. Vous voyez bien par là que ce chevalier fit un grand acte de bonté et de courtoisie, en rendant ainsi un tel château au seigneur roi.

Il prit aussi le château de Montaigu, les cités de Murcie, de Carthagène, de Lorca et de Molina, et bien d’autres lieux. Il est vrai que la plus grande partie appartenaient et devaient appartenir audit seigneur roi à juste titre, selon que vous l’avez déjà pu apprendre en lisant la conquête de Murcie.

Quand le seigneur roi fut maître de la cité de Murcie et de la plus grande partie du royaume, il mit tout le pays en bon état de défense, et y laissa pour son lieutenant le noble En Jacques Pierre, son frère, en lui donnant une bonne et nombreuse chevalerie.

CHAPITRE CLXXXIX

Comment le seigneur roi En Jacques d’Aragon apprit que l’infant En Pierre, son frère, était mort à Léon, ainsi qu’En Raymond d’Anglesola ; et comment ils revinrent en Aragon, enseignes déployées.

Quand le seigneur roi fut de retour au royaume de Valence, il reçut la nouvelle que son frère, l’infant En Pierre, était mort de maladie au siège de Léon, ainsi qu’En Raymond d’Anglesola. Le seigneur infant, durant sa maladie, avait mis aussi parfaitement ordre à sa conscience qu’il appartient à tout chrétien de le faire. Il avait reçu très dévotement tous les sacrements de la sainte Église, en chrétien pur et sans tache qu’il était ; car il n’avait jamais connu de femme charnellement, à l’exception de madame Guillelmine de Moncade, sa femme. En quittant cette vie, il fit la plus belle lin que chrétien puisse faire, pria qu’on ne fit aucun deuil pour sa mort jusqu’à ce que l’armée fût de retour en Aragon avec sa dépouille mortelle, et demanda aussi qu’on inhumât à ses pieds En Raymond d’Anglesola, comme celui qui à la vie et à la mort lui avait fait si bonne compagnie.

L’ost leva le siège de Léon avec le corps du seigneur infant En Pierre et celui d’En Raymond d’Anglesola, et retourna en Aragon, enseignes déployées.

Quand ils furent arrivés en Aragon, le seigneur roi apprit ce qui s’était passé et fut fort affligé de la mort du seigneur infant, et il lui fit rendre les derniers honneurs, comme un bon frère doit faire à son cher et bon frère. L’infant fut bien regretté. Dieu, par sa bonté, veuille recevoir son âme, comme il doit recevoir celle de tout seigneur bon, juste et droiturier !

Je cesse de vous parler ici du seigneur roi d’Aragon, et retourne aux affaires de Sicile.

CHAPITRE CXC

Comment deux chevaliers de Catane et messire Virgile de Naples rendirent la cité de Catane au duc Robert, fils aîné du roi Charles, que le seigneur roi En Jacques d’Aragon avait laissé à Catane lorsqu’il était allé une seconde fois vers le pape.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon eut laissé le duc Robert à Catane,[110] et fut venu une seconde fois d’Aragon pour s’entendre personnellement avec le pape, il se rendit à Naples et de là en Sicile. Mais il ne put parvenir à faire la paix entre le seigneur roi de Sicile son frère et le roi Charles son beau-père. Le duc Robert, fils aîné du roi Charles, demeura en Sicile, dans la cité de Catane, car messire Virgile de Naples et deux chevaliers la lui avait livrée. Paternô, Adernô, et autres lieux, s’étaient aussi rendus à lui.

La guerre était très animée en Sicile, car le duc y avait un grand nombre de chevaliers. Il y avait bien trois mille chevaux armés, tandis que le seigneur roi de Sicile n’avait pas plus de mille Catalans et Aragonais ; et cependant les gens du seigneur roi de Sicile remportaient tous les jours quelques avantages sur eux.

CHAPITRE CXCI

Comment trois barons vinrent de France, à la tête de trois cents chevaliers, en aide au roi Charles, et dans l’intention de venger la mort de leurs parents ; et comment, voulant pourchasser la mort du comte Gallerano et de don Blasco d’Aragon, ils pourchassèrent leur propre mort.

Il arriva à cette époque que trois barons de France vinrent en Sicile en aide au roi Charles et pour venger la mort de leurs parents qui avaient péri dans la guerre de Sicile au temps du seigneur roi En Jacques. Ces trois barons amenaient avec eux trois cents chevaliers, tous d’enté et des meilleurs de France ; et ils prirent le nom de Chevaliers de la Mort. Ils se rendirent à Catane avec le cœur résolu et la ferme volonté de se rencontrer bien décidément avec le noble En Guillaume Gallerano, comte de Catanzaro, et avec don Blasco d’Alagon, qui tenaient pour le seigneur roi de Sicile, et ils en firent le serment.

Lorsqu’ils furent à Catane, chacun les appelait les Chevaliers de la Mort. Que vous dirai-je ? Ils furent informés un jour que le comte Gallerano et don Blasco se trouvaient en un château de Sicile nommé Gagliano.[111] Aussitôt les trois cents chevaliers, en très bel arroi, et suivis de bon nombre d’autres qui voulurent les accompagner, se portèrent sur Gagliano.

Le comte Gallerano et don Blasco étant prévenus que ces chevaliers étaient arrivés dans la plaine de Gagliano, reconnurent la troupe qu’ils avaient auprès d’eux, et trouvèrent qu’ils n’avaient pas plus de deux cents hommes à cheval et de trois cents hommes à pied. Ils résolurent toutefois d’aller avec décision leur livrer bataille. Dès l’aube du jour ils sortirent de Gagliano en bataille rangée, trompettes et nacaires sonnant.

Les Chevaliers de la Mort, en les voyant venir, reconnurent aussi leur monde, et se trouvèrent bien cinq cents hommes à cheval, tous gens de cœur, et un grand nombre de gens de pied, qui étaient de leurs terres. Aussitôt que les deux osts se furent aperçues, les pape du comte Gallerano et de don Blasco s’écrièrent : « Aiguisez vos fers ! » Et au même instant tous à la fois s’en vont frappants avec les fers des lances et des dards au milieu des pierres, et en font jaillir tant de feux que le monde en paraissait tout illuminé, et ce luminaire semblait être d’autant plus éclatant qu’on n’était qu’à la première pointe du jour. Les Français, à cette vue, s’émerveillèrent fort, et demandèrent ce que cela voulait dire ; et des chevaliers qui étaient parmi eux et s’étaient jadis trouvés avec les pape en Calabre, dans divers faits d’armes, leur dirent que c’était la coutume des pape, et que, chaque fois qu’ils entraient en bataille, ils aiguisaient ainsi leurs fers ; si bien que le comte de Brienne, qui était un de ces comtes arrivés de France, s’écria : « Ah Dieu ! Qu’est-ce donc que cela ? C’est avec de vrais diables que nous nous trouvons ; car, qui aiguise ainsi le fer de sa lance montre bien qu’il a le cœur ferme à se battre. Voilà donc que nous avons trouvé ce que nous venions chercher. » Là-dessus il se signa, se recommanda à Dieu, et ils s’avancèrent les uns sur les autres rangés en bataille.

Le comte Gallerano et don Blasco ne voulurent former ni avant-garde ni arrière-garde ; mais ramassant toute leur cavalerie sur la gauche, et tous les almogavares sur la droite, ils allèrent ainsi férir contre l’avant-garde ennemie, et avec une telle impétuosité de choc qu’on eût dit que le monde en croulait. La bataille fut terrible. Les almogavares manœuvrèrent si expertement leurs dards que c’était vraie diablerie que ce qu’ils faisaient ; car à peine avaient-ils pénétré entre les rangs ennemis, qu’ils avaient mis par terre plus de cent hommes des Français, en tuant le chevalier ou le cheval ; puis ils mirent leurs bois de lances en tronçons et éventrèrent les chevaux, se faisant voie au milieu d’eux avec la même aisance que s’ils se fussent promenés dans un jardin. Le comte Gallerano et don Blasco s’attaquèrent aux bannières des Français, de telle manière qu’ils les renversèrent toutes à terre. C’est alors que vous eussiez vu de beaux faits d’armes et de beaux coups donnés et reçus. Jamais si peu de combattants ne livrèrent bataille si sanglante ; et jusqu’à midi on ne pouvait encore juger qui avait l’avantage, si ce n’est que les bannières françaises étaient toutes abattues, à l’exception de celle du comte de Brienne, qui avait lui-même relevé la sienne lorsque son porte-bannière eut été tué, et l’avait confiée à un autre chevalier.

Quand les Catalans et les Aragonais virent que les Français tenaient si vigoureusement, un grand cri se fit entendre entre eux, et tous crièrent à la fois : « Aragon ! Aragon ! » Ce mot les réchauffa tous d’une nouvelle ardeur ; et ils férirent cette fois si vigoureusement, que ce fut la chose la plus merveilleuse du monde. Il ne restait plus que quatre-vingts Français, qui prirent position sur un tertre. Là le comte Gallerano et don Blasco vinrent les attaquer. Que vous dirai-je ? Tous emportèrent avec eux le titre qu’ils avaient apporté de France ; car ils avaient pris le nom de Chevaliers de la Mort, et tous reçurent la mort. Des trois cents chevaliers et de tous ceux qui les avaient accompagnés, il n’échappa que cinq hommes à chevaux bardés, qui étaient de Catane, et qui les avaient accompagnés pour leur servir de guides.

Quand tous Turent morts, la troupe du comte Gallerano et de don Blasco prit possession du champ ; et vous pouvez être assurés qu’ils y firent un si immense butin que tous ceux qui avaient été à cette bataille en furent riches à toujours. Ils reconnurent ceux des leurs qui leur manquaient, et trouvèrent qu’ils avaient perdu jusqu’à vingt-deux hommes à cheval, et trente-quatre hommes à pied ; et ainsi, joyeux et satisfaits, aussitôt qu’ils eurent levé le champ, ils rentrèrent à Gagliano. Entre Gagliano et Traina,[112] ils déposèrent leurs blessés et les firent bien soigner.

La nouvelle de cette rencontre parvint au seigneur roi de Sicile, qui se trouvait à Nicosie, et il en éprouva une vive joie, lui et tous ceux qui lui désiraient du bien.

Le quatrième jour après la bataille, le comte Gallerano et don Blasco allèrent reconnaître Paterno et Ademô, et prirent bon nombre de Français qui étaient venus de Catane dans les forêts pour se procurer du fourrage et du bois ; et il s’y trouvait bien deux cents chevaliers français qui étaient venus à la garde de ces voitures d’équipages, et tous furent tués ou faits prisonniers

II y eut un grand deuil à Catane pour la perte des Chevaliers de la Mort. Le roi Charles et le pape éprouvèrent aussi une grande douleur en apprenant cette nouvelle, si bien que le pape dit : « Nous pensions avoir fini, et nous n’avons rien fait. Il paraît que celui-ci défendra aussi bien la Sicile que l’ont fait son père et son frère. Et tout jeune qu’il est, il montrera bien de quelle maison il est sorti ; aussi je crois bien que, si la paix ne vient pas mettre fin à tout cela, nous n’avons à recevoir de ce côté que du dommage. »

CHAPITRE CXCII

Comment le roi Charles envoya son fils, le prince de Tarente, en Sicile avec douze cents chevaux armés et cinquante galères ; et comment il fut battu à Trapani par le seigneur roi En Frédéric de Sicile, fait prisonnier et renfermé au château de Cefallu.

Quand le roi Charles apprit cette nouvelle, il fit appareiller, à Naples, son fils le prince de Tarente, et lui donna douze cents chevaux armés, soit Français, soit Provençaux, soit Napolitains, tous gens de cœur. Il fit préparer cinquante galères, toutes ouvertes en poupe, et ces troupes s’y embarquèrent. Le roi Charles ordonna à son fils de se rendre à l’instant en droite ligne à la plage du cap Rolland, au château de Saint Marco, à Castallo et à Francavilla ; car il valait mieux débarquer en toute sûreté sur son propre territoire que de se présenter en ost à part dans tout autre endroit. Il ajouta que là il trouverait une nombreuse cavalerie du duc[113] qui se joindrait bientôt à lui, et qu’ils pourraient de plus retirer d’abondants rafraîchissements des lieux qui tenaient pour eux ; et qu’enfin de là ils pourraient, en tout temps, marcher sur Catane par un pays qui tenait pour lui. Et assurément le roi Charles indiquait la droite voie, si on eût voulu le croire ; mais Jeunesse s’accorde rarement avec Sagesse, et n’écoute que Volonté.

Le prince s’embarqua donc à Naples avec tout ce monde, prit congé du roi Charles son père, qui le bénit, le signa, et lui recommanda de bien faire, lui et tous ceux qui étaient avec lui. Tous lui baisèrent les mains, s’embarquèrent et firent voile pour Trapani.

Mais voyez comme ils se souvinrent de ce que le roi Charles leur avait dit ! Tous dirent au prince : « Seigneur, prenons terre le plus loin que nous pourrons du duc ; et puis nous marcherons, bannières déployées, vers Catane, mettant à feu et à sang tout ce qui s’offrira devant nous. Ce serait grande honte à vous de vous réunir sitôt au duc ; car il paraîtrait que vous n’osez rien entreprendre par vous-même. »

Le prince prêta l’oreille à ces conseils, oubliant tout ce que le roi Charles lui avait recommandé, et il vint à Trapani. Au moment où les voiles passèrent devant le cap de Gallo, les vedettes les aperçurent faisant route vers Trapani, et en prévinrent aussitôt par un message le roi de Sicile qui était à Castro-Giovanni, situé au milieu de l’île, et d’où l’on peut se transporter rapidement çà ou là. Dès qu’il sut que le prince faisait route vers Trapani, il envoya ordre à ses barons, dans toute la Sicile, de se rendre à Calatafuni, où il se trouverait. Il l’envoya dire aussi à En Huguet d’Ampurias, qui était à Marco en Calabre ; et dès que chacun eut reçu le message, tous se disposèrent à se rendre auprès du roi.

Le prince avait un temps si favorable, qu’avant que le seigneur roi eût réuni tout son monde, il avait pris terre aux canaux de Trapani, entre cette ville et Mazzara. Il fit débarquer ses chevaux et tout son monde, marcha sur Trapani et l’attaqua. Mais il ne put rien y faire et y éprouva au contraire de grands dommages. Il quitta donc ce lieu et marcha sur Mazzara. Le seigneur roi avança à sa rencontre avec les troupes qu’il avait sous la main, et qui n’étaient composées en tout que de six cents chevaux armés et trois mille almogavares. Il y avait avec le roi : le comte Gallerano, don Blasco, don G. Raymond de Moncada, En Béranger d’Entença et autres bons et braves chevaliers.

Quand les deux osts furent en présence, elles se mirent chacune en ordre de bataille. Le comte Gallerano, don G. Raymond de Moncade et don Blasco formaient l’avant-garde du seigneur roi de Sicile. Les gens de pied furent placés à l’aile droite et la cavalerie à la gauche. Aussitôt que les almogavares se virent près de férir, ils poussèrent leur cri : « Aiguisez vos fers. » Et tous frappèrent en même temps de leurs lances par terre et firent jaillir mille étincelles. On eût dit une grande illumination ; et tous les gens de l’armée du prince s’en épouvantèrent fort, quand ils en surent la cause, aussi bien que l’avaient fait les Chevaliers de la Mort.

Cependant les deux avant-gardes s’approchèrent et se heurtèrent d’une manière si vigoureuse que ce fut merveille. Dès que l’avant-garde du seigneur roi de Sicile eut donné, le seigneur roi, qui était fort bien équipé tt bien monté, bouillant, jeune, brave, bon homme d’armes, ne voulut pas attendre plus longtemps, et chevaucha tout droit là où était la bannière du prince, et y férit avec tant de vigueur, et asséna de sa main un tel coup de lance sur le porte-bannière du prince, que, bannière et homme, il culbuta tout à la fois par terre et en monceau. C’était là qu’il fallait voir de beaux faits d’armes. Le prince était également jeune, grand, fier, ardent, vigoureux et un des bons chevaliers du monde ; de telle sorte que c’était merveille de voir ce que le seigneur roi et lui faisaient de leur personne. Que vous dirai-je ? Le prince voulut relever sa bannière, et tout ce qu’il y avait de bons chevaliers d’un côté et de l’autre se réunirent dans ce conflit. Le seigneur roi ne voulait pas s’éloigner de la mêlée, et luttait de toute sa puissance pour que la bannière du prince ne fût pas relevée.

Dans ce conflit, le seigneur roi et le prince se rencontrèrent face à face, et se reconnurent, et en eurent tous les deux grande joie. Il fallait les voir tous deux combattre corps à corps ; car certes chacun d’eux pouvait dire avoir bien trouvé son compagnon. Ils se traitèrent de telle manière que chacun dépeça sur l’autre tout ce qu’il portait d’armes. A la fin le seigneur roi donna un tel coup de sa masse d’armes sur la tête du cheval du prince qu’il en resta tout étourdi et alla rouler par terre. Aussitôt que le prince fut tombé, un cavalier nommé En Martin Péris d’Aros, qui vit bien que c’était le prince, mit pied à terre et voulut le tuer. Et le seigneur roi s’écria : « Non, non ! Qu’on ne le tue point. » Mais don Blasco l’entendit et dit : Tuez-le. » Et le seigneur roi cria encore : « Qu’on ne le tue pas ! »

Si bien que le seigneur roi voulut descendre de cheval, et Martin Péris d’Aros s’écria : « Seigneur, ne démontez point ; je saurai bien vous le garder, et on ne le tuera pas puisque vous le voulez ainsi. » On peut bien dire que ce jour-là le roi fut comme un bot parrain pour le prince ; car c’est par Dieu et par lui que vie lui fut conservée. Dieu veuille qu’il lui en rende bonne récompense, bien qu’il soit juste que sang noble soutienne sa cause !

Lorsque le prince sut que c’était le seigneur roi avec lequel il avait eu si chaude affaire, il se rendit à lui. Le seigneur roi le recommanda audit Martin Péris d’Aros, et à son frère En Pierre d’Aros, et à En Garcia la Neuve d’Ayvar. Après cette recommandation faite, il parcourut le champ de bataille, la masse d’armes en main, partout où la mêlée était la plus épaisse. Et il fit de si beaux faits d’armes ce jour-là, qu’il donna à connaître à tous qu’il était bien le digne fils du bon roi En Pierre et le petit-fils du bon roi En Jacques. Que vous dirai-je ? Aussi terrible allait-il à travers le champ de bataille, abattant chevaliers et faisant rouler les chevaux, que se précipite un lion parmi les animaux. Quant aux almogavares, je vous dirai le coup que fit un d’entre eux, nommé Porcel, que j’ai eu ensuite dans ma compagnie en Romanie. Avec un long couteau à tailler les viandes, celui-là donna un tel coup à un cavalier français que la jambière et la jambe s’en allèrent ensemble, et qu’ensuite l’arme s’enfonça bien d’une demi-palme dans le flanc du cheval. Pour les coups de dards, je ne saurais vous les décrire. Il y eut tel coup de dard qui, en atteignant le chevalier par son écu, perçait l’écu et le chevalier garni de ses armes d’outre en outre. Enfin la victoire fut gagnée, et tous les gens du prince furent étendus morts sur la terre ou faits prisonniers.

Aussitôt après la victoire, le seigneur roi envoya à Trapani, à Mazzara, à Calatafuni, à Castel a Mare et à Alcamo, avec ordre que chacun apportât du pain et du vin ; car il voulait rester tout ce jour-là au champ, et que ses troupes prissent possession du champ, et que tout ce que chaque individu aurait gagné lui appartint en propre ; lui ne voulait pour sa part que le prince et les seigneurs banneret ? Qui avaient été faits prisonniers ; quant aux autres, ils devaient appartenir à ceux qui les avaient gagnés et pris.

Les rafraîchissements arrivèrent bientôt au champ en grande abondance, et tous mangèrent et burent à volonté. Le seigneur roi y fit aussi dresser ses tentes et y mangea avec ses riches hommes. Là, sous une belle tente, il fit aussi déposer le prince ; on lui défit ses armes et on fit venir les médecins du seigneur roi, qui lui pansèrent une grande blessure de longue épée qu’il avait reçue au visage, ainsi que d’autres blessures ; on lui servit ensuite à manger d’une manière somptueuse, et le seigneur roi recommanda de le bien soigner. Ce jour-là, tous se reposèrent sur le champ de bataille sous les tentes, et les troupes levèrent le champ ; si bien qu’il n’y eut aucun homme qui n’eût gagné tant que sans fin. A la nuit le seigneur roi et toute l’armée, satisfaits et joyeux, entrèrent à Trapani avec le prince et les prisonniers ; et ils y demeurèrent quatre jours. Puis le seigneur roi ordonna de conduire le prince au château de Cefalù, de le garder et de le bien soigner. Quant aux riches hommes prisonniers, il les fit répartir dans les divers châteaux et les recommanda à différents chevaliers. Ainsi qu’il avait commandé, ainsi fut-il exécuté.

Le prince fut conduit, à petites journées, à Cefalù ; et il eut une garde digne d’un tel seigneur. Tout cela réglé par le seigneur roi, les chevaliers retournèrent chacun à leur poste sur les frontières.

Je cesse de vous entretenir du seigneur roi, pour vous parler du duc et du roi Charles.

CHAPITRE CXCIII

Comment le roi Charles et le Saint-Père firent dire au roi Philippe de France d’envoyer son frère messire Charles en Sicile, le pape voulant lui venir en aide avec le trésor de Saint-Pierre, ce qui fut accordé par le roi et les douze pairs de France.

Le duc ayant appris la grande défaite et l’emprisonnement de son frère et le grand dommage qu’il avait éprouvé, vous pouvez croire qu’il en fut vivement affligé, et le roi Charles par-dessus tous les autres ; et toutes les nobles maisons de Naples furent orphelines de leurs chefs. Le pape, aussitôt qu’il apprit cette nouvelle, en fut aussi très affligé. Et s’il avait bien parlé en apprenant la perte des Chevaliers de la Mort, il en dit bien cette fois deux fois autant ; car il déclara, qu’il regardait le trésor de Saint-Pierre comme épuisé si on ne faisait la paix avec le roi Frédéric. Il envoya donc un cardinal au roi de France, avec des messagers du roi Charles, qui y allaient en même temps pour prier le roi de France d’envoyer son frère, messire Charles, en Sicile, en aide du duc, disant que, s’il ne le faisait, il se tînt pour dit que le duc était obligé de faire de ces deux choses l’une : ou il serait forcé d’abandonner tout ce qu’il possédait en Sicile, ou bien il serait pris ou tué. Quant au pape, il promettait de donner à messire Charles, sur les trésors de l’Église, la solde qui lui conviendrait pour lui et pour les chevaliers qu’il mènerait avec lui, et il l’engageait à amener avec lui, s’il le pouvait, cinq mille cavaliers, assurant qu’il leur fournirait tout l’argent nécessaire.

Les envoyés du roi Charles et le cardinal se rendirent en France, et exposèrent la chose au roi de France et aux douze pairs. Et là il fut décidé : que pour rien au monde le roi Charles ne serait point abandonné, ni lui ni ses fils, par la maison de France ; car le déshonneur et le dommage éprouvés par ledit roi intéressaient plus la maison de France qu’aucune autre. Et je vous dis qu’ils avaient bien raison, et que si les autres rois du monde faisaient de même, et donnaient aide à ceux qui sont issus d’eux, ils s’en trouveraient bien mieux et en seraient plus redoutés qu’ils ne le sont quand ils les abandonnent.

Il fut donc décidé que messire Charles viendrait en personne, et qu’il tâcherait d’avoir les riches hommes et chevaliers qu’il jugerait à propos, et que l’Église paierait tout.

Si bien que messire Charles accepta volontiers l’entreprise de Sicile, où, si cela lui plaisait, il avait la faculté de s’y fixer ; et cela lui convenait assez. Après avoir adopté la donation du royaume d’Aragon, au détriment du roi En Pierre son oncle, il acceptait ainsi maintenant l’entreprise contre le seigneur roi de Sicile, son cousin germain ; mais les deux dons devaient lui tourner à mal. Et chacun peut voir ce qui résulte de tels actes d’ingratitude ; car il y a cent ans que la maison de France ne fait rien qui tourne à son honneur, mais bien à sa honte. Et ainsi arrivera-t-il toujours à ceux qui ne suivent pas la vérité et la justice.

Je cesserai ici de vous parler du roi Charles, qui va cherchant à réunir les troupes qui doivent passer avec lui en Sicile, et je vous entretiendrai d’un vaillant homme, humble de chevance et de naissance, qui, par sa prouesse, s’éleva en peu, de temps plus haut que ne monta jamais nul homme jusqu’ici. Et j’ai d’autant plus volonté de vous en parler en ce moment, que tous ces faits dont va suivre le récit, furent des faits grands et merveilleux et importants, et qui doivent être cités à l’honneur de la maison d’Aragon. Et ce qui m’a en grande partie excité à écrire ce livre, c’est pour rappeler les grandes merveilles advenues par ce vaillant homme, et les grandes victoires que les Catalans et les Aragonais ont eues en Romanie, et qui ont eu en lui leur origine. Et ces merveilles nul ne peut aussi réellement les rapporter au vrai que je puis le faire ; car, au temps de sa prospérité, j’étais en Sicile son lieutenant général et le chef de toutes les affaires les plus importantes qu’il eût, tant sur mer que sur terre. Ainsi donc vous devez tous beaucoup mieux m’en croire.

CHAPITRE CXCIV

Où on raconte le commencement de frère Roger, qui depuis s’éleva si haut, et les grandes prouesses qu’il fit dans sa vie.

 La vérité est que l’empereur Frédéric[114] eut un fauconnier qui était d’Allemagne et avait nom Richard de Flor,[115] et fut très bel homme ; et il lui donna pour femme la fille d’un notable de la ville de Brindes, qui était un homme fort riche ; si bien que, entre ce que l’empereur lui donna et ce qu’il reçut de sa femme, il fut grandement riche. De cette dame il eut deux fils ; l’aîné eut nom Jacques de Flor, et le plus jeune eut nom Roger de Flor. Au temps où Conradin vint au royaume de Sicile,[116] l’aîné n’avait pas plus de quatre ans, et ledit Roger pas plus d’un an. Leur père était bon homme d’armes et voulut se trouver à la bataille de Conradin contre le roi Charles, et dans cette bataille il mourut. Quand le roi Charles se fut rendu maître du royaume, il confisqua tous les biens de ceux qui avaient pris part à la bataille, sans faire partie ni de la maison de l’empereur, ni de celle du roi Manfred ; si bien qu’il ne resta plus à ces enfants et à leur mère que ce que la mère avait apporté en dot ; car ils furent dépouillés du reste de leur héritage. Or, en ce temps, les nefs des Messinois venaient relâcher à Brindes. Là venaient hiverner aussi ceux de la Pouille, qui voulaient transporter hors du royaume des pèlerins ou des provisions ; car les Messinois possédaient et possèdent encore beaucoup de grands établissements à Brindes et par toute la Pouille et par tout le royaume. Les nefs qui venaient hiverner commençaient dès le printemps à faire leur chargement pour aller à Acre, et prenaient des chargements de pèlerins,[117] ou d’huile, ou de vin, ou de toutes sortes de graisses ou de froment Assurément c’est le lieu le plus propre au passage d’outremer, qui soit dans toute la chrétienté ; et de plus, situé sur une terre abondante en tous biens et assez proche de Rome ; et il s’y trouve le meilleur port du monde, car les maisons s’avancent jusque dans la mer.

Par la suite, lorsque ledit enfant Roger eut environ huit ans, il advint qu’un prud’homme, frère servant du Temple, nommé frère Vassal, lequel était natif de Marseille et était commandeur d’une nef du Temple, et bon marin, vint hiverner pendant une saison à Brindes avec sa nef ; et il fit lester sa nef et la fit radouber en Pouille. Pendant qu’il faisait radouber sa nef, cet enfant Roger allait çà et là par la nef et par les œuvres, avec la même légèreté que s’il eût été un petit mousse ; et tout le jour il était avec eux, car la maison de sa mère était très voisine du lieu où la nef se tenait en relâche. Ce brave frère Vassal s’attacha tellement au dit enfant Roger, qu’il l’aimait comme s’il eût été son fils. Il le demanda à la mère, et lui dit que, si elle le lui confiait, il ferait son possible pour qu’il fût un brave Templier. La mère, voyant qu’il était un prud’homme, le lui confia volontiers, et lui le reçut. L’enfant Roger devint le plus expert novice en mer ; c’était merveille de le voir monter aux cordages et exécuter toutes les manœuvres. Si bien que, quand il eut quinze ans, il fut tenu, en ce qui concerne la pratique, pour un des bons marins du monde ; et quand il eut vingt ans, il fut bon marin de théorie et de navigation. Si bien que ce brave frère Vassal lui laissait faire de la nef à toutes ses volontés. Le grand-maître du Temple, qui le vit si ardent et si brave, lui donna le manteau de Templier et le fit frère servant.

Peu de temps après qu’il eût été reçu frère Templier, le Temple acheta des Génois une grande nef, la plus grande qui eût été faite en ce temps-là ; et elle avait nom le Faucon, et on la confia audit frère Roger de Flor. Cette nef navigua longtemps habilement et avec grande valeur, si bien qu’avec sa nef frère Roger se trouva à Acre ; et l’ordre du Temple fut si satisfait du service de cette nef, que de tant et tant de nefs qu’il y avait, on n’en aimait aucune autant que celle-là.

Or, ce frère Roger fut le plus généreux homme qui naquît jamais, et on ne saurait lui comparer que le Jeune Roi,[118] tout ce qu’il gagnait, il le partageait en don entre les notables chevaliers du Temple, ou avec beaucoup d’amis qu’il savait ainsi se faire. Dans ce temps-là on perdit Acre, et il était alors au port d’Acre avec sa nef ; et il reçut à bord des daines, des jeunes filles avec de grands trésors et un grand nombre de braves gens ; et puis il transporta tout le monde à Mont-Pèlerin et ainsi il gagna sans fin dans ce voyage. Et quand il fut revenu de ce côté de la mer, il donna beaucoup d’argent au grand-maître et à tous ceux qui avaient du pouvoir au Temple. Quand cela fut fait, des envieux l’accusèrent auprès du grand-maître, disant qu’il possédait de grands trésors qui lui étaient restés de l’affaire d’Acre ; si bien que le grand-maître s’empara de tout ce qu’il put trouver du sien, et puis voulut s’emparer aussi de sa personne ; mais lui en fut informé, et il abandonna sa nef dans le port de Marseille[119] et il s’en vint à Gênes, où il trouva messire Ticino Doria, et autres amis qu’il avait su se faire ; et il emprunta d’eux de quoi acheter une bonne galère, nommée l’Olivette, et l’arma fort bien. Avec cette galère il vint à Catane trouver le duc[120] et s’offrit à lui de tout ce qu’il possédait, et sa galère et sa personne. Le duc ne l’accueillit bien ni de fait ni de parole, et il y resta trois jours sans pouvoir obtenir une bonne réponse. Au quatrième jour, il se présenta devant lui et lui dit : « Seigneur, je vois qu’il ne vous est pas agréable que je sois à votre service ; sur quoi je vous recommande à Dieu, et je vais chercher un autre seigneur auquel mes services puissent plaire. » Le duc lui répondit qu’il allât à la bonne aventure.

Aussitôt il s’embarqua et vint à Messine, où il trouva le seigneur roi Frédéric, et se présenta à lui et lui offrit ce qu’il avait offert au duc ; et le seigneur roi l’accueillit fort gracieusement et accepta son offre. Bientôt il l’attacha à sa maison et lui assigna bonne et honorable solde ; et lui et tous ceux qui étaient venus avec lui firent hommage au roi. Si bien que le frère Roger, en voyant le bel et honorable accueil que lui avait fait le seigneur roi, s’en tint pour très satisfait.

Quand il eut été huit jours avec le seigneur roi et eut fait reposer son monde, il prit congé du seigneur roi, fit route pour la Pouille, et s’empara en chemin d’une nef toute chargée de vivres, que le roi Charles envoyait au duc, à Catane. Il la fit aussitôt monter par des gens à lui, et transporta sur sa galère tous les hommes de ladite nef ; et il envoya à Syracuse cette nef qui était à trois ponts et chargée de grains et autres provisions. Il prit ensuite dix térides, également chargées de vivres, que le roi Charles envoyait au duc ; et avec ces térides il s’en vint à Syracuse, et ravitailla cette ville, où il y avait grande disette de vivres ; et avec sa galère il alla approvisionner aussi le château d’Agosta.

Que vous dirai-je ? Avec cette capture il approvisionna ainsi Syracuse, le château d’Agosta, Lenti et toutes les autres places occupées par les gens du seigneur roi, et qui étaient aux environs de Syracuse. Il fit aussi vendre les provisions à Syracuse à bon marché, et en envoya à Messine ; et avec l’argent il paya les soudoyers qui étaient au château de Syracuse, dans la cité d’Agosta, à Lenti, et dans toutes les autres places ; de sorte qu’il paya tout le monde, les uns en argent, les autres en denrées, pour six mois. Ainsi il approvisionna tout, et il lui resta encore, du butin qu’il avait fait, environ huit mille onces. Il revint à Messine, et envoya au seigneur roi, qui parcourait en ce moment la Sicile, mille onces en beaux carlins ; et il paya les soudoyers qui étaient avec le comte de Squillace, et à Calanna, à la Motta, au château de Santa-Agata, à Pentedattilo, à Amandolea et à Gerace ; c’est à savoir, les uns en argent et les autres en vivres, également pour six mois. Outre sa propre galère il en arma quatre autres qu’il tira de l’arsenal. Et dès qu’il les eut armées, il prit une seconde fois la route de la Pouille, et s’empara à Otrante de la nef d’En Béranger Samuntada, de Barcelone, qui était chargée de froment appartenant au roi Charles, grande nef à trois ponts que le roi Charles envoyait à Catane. Il la fit monter par les siens et l’envoya à Messine, et fit grande largesse à cette cité avec toutes les autres nefs et les lins dont il s’empara ; car il en envoya, ainsi chargées de vivres, plus de trente. De sorte que ce serait chose infinie d’énumérer le butin qu’il eut, et aussi le bien qu’il fit à Messine, et à toute la contrée ; ce fut vraiment une grande chose.

Quand il eut fait tout cela, il acheta bien cinquante bons chevaux, avec lesquels il monta des écuyers catalans et aragonais, qu’il reçut dans sa compagnie ; il attacha cinq cavaliers catalans et aragonais à sa maison ; et, muni de beaucoup d’argent, il alla où était le seigneur roi, qu’il trouva à Piazza, et là il lui remit plus de mille onces en espèces. Il en donna aussi à don Blasco et à En G. Gallerano, et à En Béranger d’Entença surtout, avec qui il se lia de telle amitié qu’ils firent entre eux fraternité d’armes et mirent en commun tout ce qu’ils pouvaient posséder.

Que vous dirai-je ? Il n’y eut ni riche homme ni chevalier qui ne reçût de ses dons ; et dans toutes les forteresses où il venait, il payait aux soudoyers leur solde pour six mois. Ainsi il renforça le seigneur roi, et restaura si bien son monde qu’un homme en valait plus que deux ne pouvaient valoir. Le seigneur roi voyant son mérite, le créa vice-amiral de Sicile et membre de son conseil, et lui donna le château de Trip, le château d’Alicata et les revenus de Malte.

Le frère Roger, voyant les honneurs dont le comblait le seigneur roi, lui laissa sa compagnie de cavaliers, à laquelle il donna pour chefs deux chevaliers, dont l’un s’appelait En Béranger de Mont-Roig, Catalan, et l’autre messire Roger de la Mâtine, et il leur remit de l’argent pour subvenir à leurs dépenses et à tout ce dont ils pourraient avoir besoin. Il prit ensuite congé du seigneur roi, s’en vint à Messine, y arma cinq galères et un lin, et se disposa à aller courir toute la principauté, la plage romaine et toute la rivière[121] de Pise, de Gênes, de Provence, de Catalogne, d’Espagne et de Barbarie ; et tout ce qu’il trouvait, amis ou ennemis, avec argent ou bonnes marchandises qu’il pût charger sur ses galères, il le prenait. Aux amis, il faisait des reconnaissances de sa dette, et leur disait qu’à la paix ils seraient remboursés ; aux ennemis, il prenait pareillement tout ce qu’il trouvait de bon sur eux, et laissait les lins et les personnes, car jamais il ne faisait de mal aux personnes ; et chacun s’en allait ainsi, fort satisfait de lui. Si bien qu’en ce voyage il gagna sans fin, or, argent et bonnes marchandises, autant que les galères pouvaient en porter.

Avec ce butin il retourna en Sicile, où tous les soudoyers, hommes de cheval et hommes de pied, l’attendaient, comme les Juifs attendent le Messie. Arrivé à Trapani, il entendit dire que le duc était venu contre Messine, et qu’il la tenait assiégée par mer et par terre ; il vint alors à Syracuse, et là il désarma. Et si les soldats l’avaient toujours attendu avec grande confiance, lui songeait aussi à les bien traiter ; et tout homme qu’il rencontra, soit homme de cheval, soit homme de pied, soit garde de château, en Sicile ou en Calabre, il leur paya une nouvelle solde de six mois. De cette manière, tous les soudoyers étaient de si bonne volonté qu’un seul en valait deux. Puis il fit venir sa compagnie, lui paya également sa solde, et enfin envoya de plus au roi ainsi qu’à tous les riches hommes de grands secours d’argent.

CHAPITRE CXCV

Comment le duc Robert[122] assiégea Messine avec toutes ses forces ; comment à cette nouvelle le seigneur roi Frédéric envoya à Messine don Blasco et le comte Gallerano avec des secours ; et comment le duc Robert passa en Calabre, ce dont furent très fâchés tous ceux de Messine

II est vérité que le duc sut que Messine n’était pas bien approvisionnée de vivres, et crut pouvoir la resserrer étroitement ; il pensa qu’en allant avec son ost à Catane, et en faisant rester sa flotte dans les eaux de cette place, ni lin ni barque ne pourraient entrer, soit à Messine, soit à et, et qu’ainsi il pourrait à la fois tenir deux sièges ; il lui était en effet particulièrement facile de resserrer Messine, de manière à ce qu’aucun secours ne lui arrivât par terre, car il occupait Melazzo, Monforte, Castiglione, Francavilla, Jaci et Catane. Il mit donc ses frontières en état ; il plaça des renforts à Catane, à Paterne, à Adernô, à Cesaro et aux autres lieux, et s’en vint à Messine avec toute son armée navale, composée de plus de cent galères. Il prit terre à Rocamadour et puis s’en vint au bourg, là où se tient le marché, et mit tout à feu et à sang ; et puis s’en vint à l’arsenal, où il incendia deux galères ; mais les autres furent mises à l’abri assez à temps.

Que vous dirai-je ? Chaque jour il nous livrait de grandes batailles. Et je puis bien vous le dire, car je fus présent au siège, du premier jour jusqu’au dernier, et j’avais établi ma connétablie[123] depuis la tour de Sainte Claire jusqu’au palais du seigneur roi ; et nous y lûmes, inquiétés plus qu’on ne le fut dans aucun autre lieu de la ville, si bien qu’ils nous donnaient fort à faire et par terre et par mer.

Cependant le seigneur roi de Sicile ordonna alors à don Blasco et au comte Gallerano de se tenir prêts avec sept cents hommes à cheval, l’écu au cou, et avec deux mille almogavares, pour se porter au secours de Messine, et de ne pas revenir qu’ils n’eussent combattu le duc. Ne croyez pas qu’aucun d’eux hésitât, car ils étaient tous également de grand cœur. Dès qu’ils furent à Trip, ils nous mandèrent que, le matin suivant, dès l’aube du jour, ils seraient avec nous devant Messine, et que nous attaquassions d’un côté tandis qu’ils attaqueraient de l’autre l’ost du duc. Nous nous disposâmes donc avec grande allégresse à partir le matin suivant et à attaquer ; mais pendant la nuit, le duc fut informé de notre projet ; et dès qu’il fut jour, tous étaient déjà passés en Calabre, sans qu’il restât autre chose que quelques lentes qu’ils n’avaient pu enlever ; car le jour les avait surpris.

Dès que l’aube parut, don Blasco, le comte Gallerano et toute leur troupe, tous prêts pour la bataille, se trouvaient sur la montagne qui domine Matagrifon, et ceux de la cité se tenaient tout prêts à exécuter leur sortie ; mais quand ils regardèrent, ils ne trouvèrent plus personne, car tous avaient passé à Catona et s’y étaient logés. Don Blasco et le comte Gallerano avec leur troupe entrèrent à Messine, et tous furent bien fâchés de n’avoir pu livrer bataille ; si bien qu’En Xiver de Josa, qui portait la bannière du comte Gallerano, leur envoya à Catona un jongleur pour leur chanter des couplets, dans lesquels il leur faisait savoir : qu’ils étaient prêts, et que, s’ils voulaient revenir à Messine, on leur laisserait prendre terre en toute sûreté, et puis qu’on les combattrait ensuite. Ils n’en voulurent rien faire ; car ils redoutaient ces deux riches hommes, plus qu’aucune personne qui fût au monde ; et ils avaient raison de le faire, car ils étaient 1res excellents chevaliers et de grande valeur, et ils les avaient vaincus dans bien des batailles.

CHAPITRE CXCVI

Comment Messine étant en danger de se rendre par famine, elle fut ravitaillée par frère Roger avec dix galères chargées de froment ; et comment le duc, le lendemain de ce ravitaillement, fut forcé de lever le siège et de retourner a Catane.

Le siège dura tant, que Messine fut en danger de se rendre par famine ; et pourtant le seigneur roi y était entré deux fois, et chaque fois il y avait introduit plus de dix mille bêtes chargées de blé et de farine, et beaucoup de bétail ; mais tout cela n’était rien. Le blé qui venait par terre produisait bien peu d’effet ; car, au moment où il arrivait, la compagnie et la cavalerie qui les escortaient en avaient déjà mangé une grande partie ; et ainsi la cité était toujours dans la disette. Frère Roger était bien informé de tout cela. Outre six galères qu’il avait à Syracuse, il en acheta quatre qui se trouvaient entre Palerme et Trapani, et appartenaient à des Génois, et il eut ainsi dix galères ; il les chargea de blé à Sciacca, s’en vint à Syracuse, et attendit qu’il s’élevât un fortunal[124] de sud-est ou de sud. Et le fortunal s’éleva avec tant de violence que la mer en était couleur de sang.[125] Aussi, nul autre qu’un aussi bon marin que lui n’eût osé penser à faire voile de Syracuse, comme il le fit aussitôt après le repos de la nuit ; et dès l’aube du jour, il se trouvait à l’entrée du phare. Ceci est la plus grande merveille du monde, que rien puisse tenir à l’entrée du phare, avec un coup de vent de sud-est ou de sud ; car les courants y sont si impétueux, et la mer y est si forte, que rien n’y peut résister ; et lui, avec sa galère, il se disposa à passer le premier avec son artimon bâtard qui avait été bientôt troué.

Dès que les galères du duc le virent, tous commencèrent à siffler, et voulurent lever les ancres ; mais on ne put y parvenir. Et ainsi les dix galères de frère Roger entrèrent à Messine, toutes sauves et sûres, et il n’y a pas d’autre homme que lui au monde qui fût sorti si bien à son honneur d’une telle affaire.

Aussitôt après son entrée dans Messine, il fit crier le blé à trente tarins la salmée, quoiqu’il lui coûtât plus de soixante tarins avec les frais, et qu’il eût pu le vendre à dix onces la salmée, s’il l’eût voulu. Ainsi Messine fut ravitaillée, et le lendemain le duc leva le siège et s’en retourna à Catane. On peut voir par là que les seigneurs du monde doivent bien se garder de dédaigner personne ; car, voyez quels grands services rendit ce gentilhomme au seigneur roi de Sicile, qui l’avait accueilli avec courtoisie ; et quel préjudice il causa au duc, pour le mauvais accueil qu’il en avait reçu.

CHAPITRE CXCVII

Comment Messire Charles de France passa en Sicile avec quatre mille cavaliers, prit terre à Termini et assiégea Sciacca, où, de quatre mille hommes, il n’en put sauver que cinq cents, tous les autres étant morts de maladie.

La levée du siège de Messine causa grande joie et grande satisfaction à toute la Sicile et à toute la Calabre, aussi bien au seigneur roi qu’à ses barons. Mais le roi Charles et le pape furent en grande inquiétude et en grande peur que le duc ne fût perdu, lui et tous ceux qui étaient avec lui. Ils s’occupèrent donc d’envoyer en toute hâte des messagers à messire Charles, pour qu’il se préparât à venir.

Messire Charles vint donc à Naples, et y amena quatre mille cavaliers soldés par le pape. Dès qu’il fut à Naples, il se disposa à monter sur les galères que le duc lui avait envoyées, et sur d’autres que le roi Charles avait fait préparer à Naples, et sur les lins, nefs et térides qui s’y trouvaient, et vint prendre terre à Termini. Là il se fit de grandes fêtes ; et, pour bon commencement, il y eut de grandes rixes entre les Latins, les Provençaux et les Français, et si grandes qu’il y fut tue rapidement plus de deux mille personnes. Ils partirent cependant de Ter mini et allèrent assiéger la ville de Sciacca, sur la côte extérieure[126] de la Sicile. C’est assurément la plus faible ville et la moins bien munie de la Sicile ; et cependant ils y restèrent fort longtemps à faire jouer leurs trébuchets. Et je vous assure, que le seigneur roi d’Aragon aurait été fort affligé, s’il eût assiégé une telle ville, de mettre plus d’un mois à la prendre, soit de gré ou de force. Et eux, ils n’y purent rien faire ; et même dans l’endroit où leur siège était le plus resserré et par mer et par terre, il y entra de nuit par la plage un chevalier de Péralade, nommé En Simon de Vall-Guarnera, avec bien deux cents hommes à cheval de haut parage et beaucoup de gens de pied. Et depuis qu’En Simon fut entré dans la place, elle se tint de telle manière que les habitants ne craignirent plus le siège, et ils firent au contraire éprouver de grandes pertes aux assiégeants.

Que vous dirai-je ? le siège dura jusqu’à ce que messire Charles de France et le duc eussent perdu par les maladies presque tous leurs cavaliers et une grande partie de leurs gens de pied ; de telle sorte qu’entre tous ils n’eussent certainement pas pu réunir cinq cents hommes à cheval.

CHAPITRE CXCXVIII

Comment se fit l’entrevue du seigneur roi Frédéric de Sicile et de Messire Charles, prés Calatabellotta ; comment la pais fut traitée et conclue ; et comment le seigneur roi Frédéric de Sicile se maria avec la fille du roi Charles, nommée Eléonore.

Le roi Frédéric était avec toutes ses forces, à trente lieues de là, en un lieu nommé Calatabellotta ; et là étaient avec lui le comte Gallerano, avec sa compagnie, et En Hugues d’Ampurias, comte de Squillace, En Béranger d’Entença, En G. R. de Moncada, don Sanche d’Aragon, frère du seigneur roi Frédéric, frère Roger, messire Mathieu de Termini, messire Conrad Lança, et beaucoup d’autres riches hommes et chevaliers qui, tous les jours, criaient au seigneur roi : « Allons à Sciacca et prenons messire Charles et le duc, car certainement nous pouvons le faire sans danger. » Et le seigneur roi répondait : « Barons, ne savez-vous pas que le roi de France est notre cousin germain et messire Charles aussi ; comment pouvez-vous donc me conseiller d’aller prendre messire Charles, bien que cela soit en notre main ? Mais à Dieu ne plaise que nous fassions si grand déshonneur à la maison de France, ni à lui qui est notre cousin germain ! Si, aujourd’hui, il est contre nous, une autre fois peut-être il sera avec nous. »

Et pour rien qu’ils lui dirent, ils ne purent en tirer autre chose. Que vous dirai-je ? Messire Charles vint à le savoir ; et quand il le Neuve, il pensa en lui-même et dit : « O Dieu ! Quelle douce bonté coule dans les veines de cette maison d’Aragon ! Si je m’en souviens bien, le roi Philippe mon frère et moi nous serions morts en Catalogne,[127] pour peu que le roi En Pierre, notre oncle, l’eût voulu ; et d’après ce que nous lui faisions, il aurait eu grande raison de vouloir que nous y mourussions. Et voici maintenant que le roi Frédéric son fils en agit de même envers moi ; car certes je sais bien qu’il est en sa main de nous avoir tous, ou morts ou prisonniers ; mais il s’en abstient par courtoisie et par bonne nature ; et son bon cœur seul ne le lui a pas permis. Mon ingratitude a donc été grande de marcher contre lui. Et puisque leur bonté a été telle envers notre méchanceté, il convient qu’enfin je ne parte pas de Sicile que je n’aie fait la paix entre la sainte Église, lui et le roi Charles.[128] »

Or il est vrai que tout cela était dans la main de messire Charles, car il avait plein pouvoir du pape pour que, haut et bas, tout ce qu’il ferait, soit pour la guerre, soit pour la paix, fût à l’instant confirmé par le Saint-Siège, et il avait de semblables pouvoirs du roi Charles. Il envoya donc aussitôt ses messagers à Calatabellotta, et demanda une entrevue au seigneur roi Frédéric, en désirant qu’elle eût lieu entre Calatabellotta et Sciacca. L’entrevue fut accordée, et chacun d’eux s’y trouva. Ils se baisèrent et s’embrassèrent, et tout ce jour-là ils restèrent, ensemble tout seuls en conférence. A la nuit chacun retourna d’où il était venu, et ordre fut donné de laisser les tentes préparées pour le lendemain ; et le lendemain matin ils revinrent au même lieu.

Que vous dirai-je ? ils traitèrent tout seuls ensemble de la paix ; et ils y comprirent le duc et ceux des autres qu’il leur plût d’y comprendre ; et la paix fut faite aux conditions suivantes : le roi Charles abandonnait l’île de Sicile au roi Frédéric, et lui donnait en mariage Eléonore,[129] qui était et est encore une des plus sages chrétiennes, et la meilleure qui fût au monde, si ce n’est madame Blanche, sa sœur, reine d’Aragon ; et le roi de Sicile abandonnait au roi Charles tout ce qu’il avait conquis dans la Calabre et dans tout le royaume. Ces conditions signées de part et d’autre, il fut convenu que l’interdit de la Sicile serait levé ; si bien que tout le royaume en eut grande joie. On leva donc le siège de Sciacca, et messire Charles et ses gens se rendirent par terre à Messine, où ils furent bien accueillis partout. Leduc alla aussi faire l’abandon de Catane, ainsi que des autres places qu’il possédait en Sicile, puis il s’en vint à Messine, et le seigneur roi fit de même. Le seigneur roi rendit de grands honneurs à messire Charles, et fit venir le prince de sa prison de Cefallu et le remit entre les mains de messire Charles, et là se fit une très grande fête. Messire Charles et ceux qui étaient venus avec lui prirent tous congé du seigneur roi et s’en allèrent par la Calabre, que le roi leur rendit.

A peu de temps de là, le roi Charles envoya avec beaucoup de pompe madame l’infante à Messine, où se trouva le seigneur roi Frédéric, qui la reçut en grande solennité. Et là, à Messine, dans l’église de Sainte-Marie la Nouvelle, il la prit pour femme ;[130] et ce jour fut levé l’interdit de toute la terre de Sicile par un légat du pape qui était archevêque et qui y vint exprès de la part du Saint-Père, et on remit à chacun tous les péchés commis pendant la guerre. Ce même jour fut posée la couronne sur la tête de madame la reine de Sicile, et on fit à Messine la plus grande fête qui fût jamais célébrée.

 

 

 



[1] L’histoire de l’expédition entreprise par Philippe le Hardi, en 1285, contre Pierre III, a été écrite d’une manière fort détaillée par Bernard d’Esclot, écrivain catalan, contemporain de cette expédition. Bernard d’Esclot est souvent partial en faveur des siens, mais il était bien informé. Une traduction de cette partie de sa Chronique en langue castillane fut réimprimée comme morceau de circonstance à l’occasion de la guerre de 1793 entre l’Espagne et la France. Toute l’histoire de d’Esclot, qui se termine avec cette guerre, avait déjà été imprimée en castillan par Raphaël Cervera. L’original catalan n’a jamais été publié ; il en existe un manuscrit à la Bibliothèque royale de Paris, fonds Saint-Germain, 1581. Test celui d’après lequel J’ai fait la copie de cette chronique, telle qu’on la retrouvera à la fin de ce volume.

[2] Ramon Muntaner, grand ami de Don Pedro, se tait sur les différends entre les deux frères, mais l’histoire est la pour suppléer à ses omissions. Don Pèdre avait vu avec peine, ainsi que les Aragonais, le démembrement des deux couronnes en faveur de son frère, et, malgré les injonctions formelles du testament de son père, il avait forcé ce frère de lui prêter hommage et cherchait à le déposséder de ses Etats.

[3] Le pape avait excommunié Pierre III à la suite de sa conquête de la Sicile sur Charles d’Anjou, et l’avait déclaré déchu de la couronne d’Aragon ; il avait donné ce royaume à Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, que Muntaner appelle, quelques lignes plus bas : Charles, roi du Chapeau (allusion au cardinal) et roi du Vent. Philippe le Hardi, qui avait vu son oncle, Charles d’Anjou, grâce à une semblable générosité du souverain pontife, s’emparer aisément de la Sicile sur Manfred, crut qu’il ne lui serait pas moins facile de conquérir pour son fils un pays aussi empressé que l’avait souvent été la Catalogne d’obéir au pape ; mais Pierre tint bon, et Philippe y mourut. Les historiens français ont cru sauver sa gloire en le faisant mourir de ce côté des Pyrénées.

[4] Charles, deuxième fils de Philippe le Hardi, auquel le pape avait donné la couronne d’Aragon, mais qui ne put jamais la prendre.

[5] L’oriflamme ne se déployait que dans les guerres contre les infidèles. Ici il s’agissait d’une sorte de croisade puisque le roi marchait contre un prince excommunié.

[6] le col de Panissas est un dénié des Pyrénées-Orientales, impraticable aujourd’hui. Il est situé sur le versant opposé de la montagne qui forme le col de Perthus. Le fort de Bellegarde domine aujourd’hui ces deux cols.

[7] Marie de Brabant, seconde femme de Philippe le Hardi, était restée à Carcassonne avec beaucoup de dames de la cour qui avaient suivi aussi l’armée pour avoir leur part des indulgences réservées à tout ce qui se déclarait contre un prince excommunié. Le légat Jean Chollet accompagna le roi de France.

[8] Perpignan était devenue la capitale du nouveau royaume de Majorque.

[9] J’essaie à reproduire ce vieux mot français si souvent employé par Froissart et par les bons écrivains de ce siècle, mais abandonné depuis sans avoir été remplacé par un équivalent. Il vient du mol latin invilus, malgré lui.

[10] La orta. On appelle ainsi un jardin coupé par des canaux d’irrigation et destiné aux potagers et aux vergers, par opposition hjardi qui est un jardin de fleurs ordinaire.

[11] Grelots.

[12] Kavalomera, la femme du matelot gabier.

[13] Etang salé près de Castellon.

[14] Bravoure des gens à cheval.

[15] Bravoure des gens à pied.

[16] Gouverneur.

[17] il y avait à bord des bâtiments catalans un seul rang de rameurs de chaque côté du vaisseau ; deux rameurs étaient attachés à chaque rame, et pour remplacer le rameur fatigué ou tenait en réserve un troisième rameur, appelé ici tiercier, tersol, qui dans ses moments de liberté remplissait l’office d’arbalétrier. A ces arbalétriers d’emprunt, Muntaner préfère de vrais arbalétriers et en donne de bonnes raisons.

[18] D’après la disposition de Muntaner qui veut dix galères montées de rameurs tierciers sur cent galères ; les vingt-deux galères avec rameurs tierciers qu’il prescrit ici pour la flotte catalane entière, feraient monter le nombre des galères catalanes, à l’époque de la rédaction de sa chronique, a deux cent vingt.

[19] Vieux mot français qui signifie bois de la lance et qui répond précisément au mol catalan arisiol.

[20] pour bien suivre l’histoire de cette campagne de Catalogne, il est nécessaire d’avoir sous les yeux l’atlas dressé par ordre du maréchal Gouvion Saint-Cyr pour son histoire des marches et positions du 7° corps de la grande armée pendant les campagnes de 1808 et 1809 en Catalogne.

[21] Chacune des onze galères catalanes remorqua à sa suite une des galères qu’elles avaient prises ; ce qui porta à vingt-deux le nombre des grosses voiles ; et les deux lins n’eurent à remorquer aucun bâtiment, afin d’être plus libres dans leur marche.

[22] Muntaner met assez souvent ses propres sentiments dans la bouche du roi de France.

[23] Charles d’Anjou mourut à Foggia, le 7 janvier 1285. Charles, son fils aîné, était alors prisonnier. Ce fils eut de son épouse Marie, fille d’Etienne V, roi de Hongrie, mort le 23 mars 1323, neuf fils et cinq filles ; les fils sont : Charles Martel, roi de Hongrie ; Louis, évêque de Toulouse ; Robert, roi après son père ; Philippe, prince de Tarente, empereur titulaire de Constantinople ; Raymond Béranger, comte de Provence ; Jean, mort jeune ; Tristan, prince de Salerne, mort jeune ; Jean, prince titulaire de Morée, lige des ducs de Duras ; pierre, duc de Gravina. Les cinq filles sont : Marguerite, femme de Charles de Valois ; Blanche, femme de Jacques II, roi d’Aragon ; Eléonore, femme de Ferdinand, roi de Sicile ; Marie, femme de Sanche, roi de Majorque, et Béatrix, mariée à Azzo VIII, marquis d’Est et de Ferrare, et ensuite à Bertrand de Baux.

[24] Le mot catalan sobresalents, de l’original, est reproduit exactement dans la forme latine supersalientes, et dans la forme française sursaillants, qui toutes deux se retrouvent dans l’acte cité.

[25] Je ne puis reconnaître quel est ce comte de Nevers ; Jean Tristan, fils de saint Louis, devenu comte de Nevers par son mariage avec Yolande, était mort devant Tunis le 3 août 1270, et sa veuve avait porté le comté de Nevers en 1272 à Robert de Dampierre, dit de Béthune, qui devint comte de Flandres en 1305. Louis, fils d’Yolande et de Robert, à la mort de sa mère Yolande, en 1280, succéda au comté de Nevers sous la tutelle de son père ; mais Louis ne mourut qu’en 1322.

[26] Macip. C’étaient des officiers intérieurs des maisons royales comme nos anciens buffetiers, dont le costume et le nom s’est encore conservé en Angleterre parmi les officiers attachés aux édifices publics. Les macips, dont le nom vient sans doute de mancipium, étaient particulièrement chargés de l’office de concierges des châteaux et dans les cérémonies publiques ils portaient une sorte de masse d’armes couronnée des armes d’Aragon.

[27] Les genetaires étaient des cavaliers montés sur genets ou petits chevaux d’Espagne, dont l’armure était fort légère. Les genetaires étaient la cavalerie légère de cette époque.

[28] Petits îlots entre Palamos et Palafurgell, ou plutôt entre le cap Gros et le cap Saint-Sébastien.

[29] Le mot catalan tarides et térides, qui désigne de longues barques, a passé dans la langue grecque moderne avec la même acception, après la grande expédition des Catalans en Grèce, voyez la Chronique de Morée qui précède et le glossaire grec.

[30] Muntaner omet à dessein toutes les injures faites par le roi Pierre d’Aragon au roi Jacques de Majorque son frère, injures qui amenèrent celui-ci à prendre secrètement parti avec le roi de France. On parvient à retrouver la vérité en comparant son récit avec celui de B. d’Esclot qui suit.

[31] Il lui avait été donné par le pape après le décret d’interdiction fulminé contre Pierre.

[32] Philippe (le Bel) et Charles de Valois (souche des Valois) étaient tous deux les fils d’Isabelle, fille du roi Jacques d’Aragon et sœur de Pierre II. Philippe le Hardi, après la mort de sa femme Isabelle, avait épousé Marie de Brabant, de laquelle il eut Louis comte d’Evreux (souche des comtes d’Evreux, rois de Navarre), et deux filles.

[33] Charles, fils de Charles d’Anjou, roi de Naples, avait été fait prisonnier avec l’armée, dans un combat naval contre Roger de Loria, en juin 1284. Il ne fut délivré de sa prison qu’en novembre 1288.

[34] Bernard d’Esclot, dont on trouvera la chronique à la suite de celle-ci, raconte que le roi de France mourut à Perpignan, le lendemain du jour où il y était rentré avec les Français.) Le récit de d’Esclot est conforme à celui des historiens français ; ils font mourir Philippe à Perpignan, le 5 octobre 1285. Son fils Philippe, pour mieux protéger son père mourant, avait peut-être laisse répandre le bruit qu’il était mort ; et Muntaner a ainsi reproduit la croyance commune.

[35] La Cluse, où le roi de Majorque devait se placer, était en effet en deçà des Pyrénées, c’est-à-dire sur le versant septentrional, du côté de la France

[36] Long bâton ferré des deux côtés.

[37] La rivière de la Cluse.

[38] On dînait alors à midi.

[39] Ancienne méthode employée par la médecine pour reconnaître une maladie

[40] Suivant Bofarull, Pierre II avait fait son testament à Port Fangos le 7 des calendes de janvier 1282, en nommant pour ses exécuteurs testamentaires celui qui serait archevêque de Tarragone au moment de sa mort, Josbert, évêque de Valence, Rodrigue Pierre Pouce, commandeur d’Alcaniz, Arnaud d’Alagon, Arnaud de Foces et Guilbert Cruylles ; et il désigna le monastère de Sainte-Croix, de l’ordre de Cîteaux, pour le lieu de sa sépulture.

[41] Il s’appelait D. Bernard Olivetta.

[42] Le roi d’Aragon se justifia devant eux d’avoir résisté au pape, et déclara cependant que, désirant donner satisfaction pour les torts qu’il pouvait avoir eus envers l’Église qui l’avait excommunié, et voulant agir en bon chrétien, il demandait a être absous ; et l’archevêque de Tarragone lui donna à l’instant l’absolution.

[43] Hérodote (Melpomène) blâmait la division du monde en trois parties, et faisait de l’Egypte une quatrième partie. Il avait sans doute puisé cette idée dans ses voyages en Egypte. Quelques Grecs faisaient aussi de la Grèce une quatrième partie du monde. Ici Muntaner ne prétend pas, à leur exemple, faire à son tour de la péninsule une quatrième partie du monde ; sa division du monde en quatre parties ou climats, ainsi qu’il l’explique ailleurs, répond uniquement aux quatre points cardinaux : levant, couchant, nord et midi, et nullement a des divisions conventionnelles du globe.

[44] Il légua à Yolande 30.000 livres barcelonaises qui devaient lui servir de dot.

[45] Bofarull cite de plus une dot de 10.000 morabatinos à sa fille Isabelle, reine de Portugal, en sus de ce qu’il lui avait déjà donné, le legs fait à la reine Constance sa femme de la vaisselle et des joyaux et meubles de la chambre royale, et le don fait à D. Jacques, de ses terres de Ribagorza et Pallars, avec dépendance féodale de son frère.

[46] Le 2 novembre 1285.

[47] Alphonse, Jacques, Frédéric et Pierre.

[48] Isabelle et Yolande.

[49] Il eut aussi un assez grand nombre d’enfants naturels, dont deux fils et une fille d’une femme appelée par Bofarull dona Maria ; trois fils et une fille de dona Inès Zapata ; et, dit-on, une autre fille, nommée Blanche, mariée avec D. Hugues Ramon Folch le Vieux, vicomte de Cardona.

[50] Muntaner a peur qu’on ne s’autorise de l’excommunication passée pour lui refuser le paradis, et c’est là ce qui lui fait meure tant d’insistance sur ce sujet.

[51] Jacques fut couronné à palerme le 2 février 1286.

[52] Jacques n’occupa le trône de Sicile que de 1286 à 1291.Son frère aîné Alphonse, roi d’Aragon et comte de Catalogne, étant mort inopinément sans laisser d’héritiers, Jacques, conformément au testament de son père, lui succéda en Aragon et en Catalogne, et son frère Frédéric, conformément aussi au même testament confirmé par un second testament d’Alphonse son frère aîné, en date du 2 mars 1287, et par un troisième de son frère Jacques, daté de Messine, 18 juillet 1291,obtint la couronne de Sicile. Jacques II, dit le Juste, devint roi d’Aragon et mourut à Barcelone le 2 novembre 1327. Voyez les derniers chapitres de cette chronique, qui paraissent avoir été ajoutés un peu plus tard par Muntaner.

[53] Appelée des Tramonti, entre Amalfi et Socera.

[54] L’embouchure du Garigliano qui lui servait de limite.

[55] Dans le département de l’Hérault.

[56] C’est-à-dire franche de tout droit.

[57] Je ne puis retrouver ce nom.

[58] Tant évêques qu’abbés portant crosses.

[59] C’est-à-dire le midi de l’Espagne qui ne faisait point partie de la domination des rois chrétiens d’Espagne.

[60] Le bois.

[61] Les cortès assemblées à Saragosse trouvèrent fort mauvais qu’il eût pris le titre de roi avant son couronnement, et l’assujettirent à recevoir d’elles les ministres et les officiers de sa maison. Muntaner n’aime pas à parler de ces entraves à l’exercice de l’autorité absolue.

[62] Armés à la légère, du mot genet, petit cheval.

[63] Qui formaient les troupes à pied

[64] L’atlas catalan de 1574 indique près de l’île de Gerbes Scala de Ris, le débarcadère de Ris, et Port Ris sur l’emplacement de l’ancienne Girgis, aujourd’hui Zarzis.

[65] D’après la direction du voyage de Roger de Loria, ce nom doit désigner le passage entre l’île de Cérigo (Cythère) et la côte méridionale de Morée. Je ne puis trouver aucun nom qui se rapproche de celui qu’il donne à ce passage.

[66] L’ancien Portus Achilleus dans l’Eleuthero-Laconie.

[67] Guillaume de Villehardouin avait, depuis peu d’années, fait une cession régulière de ces deux villes aux vénitiens.

[68] Muntaner l’appelle Mocho et Moncho ; c’est le nom que lui donnent aussi Albéric et presque tous les auteurs du temps, Moncho. Le nom de cette ville était devenu, pendant les Croisades, celui de la Morée entière qu’on trouve désignée parle nom de Moncionis insula ; Muntaner la désigne toujours sous celui de Morée.

[69] Guillaume de Villehardouin, prince d’Achaïe, avait fait bâtir en cet endroit un château pour tenir les Grecs en respect, et l’avait érigé en seigneurie pour sa seconde fille Marguerite.

[70]. Ici Les Français étaient alors maîtres de la Morée, connue sous le nom de Nouvelle-France.

[71] Il s’agit sans doute ici du despotat d’Arta qui est quelquefois désigné à cette époque sous le nom de duché de Néopatras et d’Arta, par confusion avec le nom de la famille Ducas qui possédait le despotat. Les Catalans s’en emparèrent plus tard et le titre de duc de Néopatras est devenu un des titres des rois d’Espagne.

[72] Jean de Grailly, captal de Buch, de la maison de Fois, sénéchal du Bordelais, au nom du roi d’Angleterre.

[73] Edouard Ier.

[74] Pendant la vie de son père Pierre II, et Alphonse n’étant encore qu’infant, un mariage avait été convenu entre lui et Eléonore d’Angleterre, fille d’Edouard Ier et d’Eléonore de Castille, à Huesca l’année 1282.

[75] Dans le département des Basses-Pyrénées.

[76] Eléonore, fille d’Edouard Ier. Eléonore était trop jeune pour que la consommation du mariage eût lieu en ce moment ; elle fut renvoyée à quelques années plus tard et n’eut jamais lieu, Alphonse le Libéral étant mort avant le retour des messagers envoyés pour chercher sa femme.

[77] A la fin d’octobre 1288.

[78] Suivant la tradition, Marthe, Marie-Madeleine et Lazare, après la mort de Jésus-Christ, se réfugièrent en Provence. C’est là que Charles II y retrouva leurs corps.

[79] Elle devait ne lui être renvoyée que quand elle serait en état nubile.

[80] Giov. Villani nomme Robert, Raymond Béranger et Jean. L’art de vérifier les dates désigne Louis, Robert et Jean ; et ces deux autorités fixent la rançon à 50.000 marcs au lieu de 100.000.

[81] Intendant.

[82] La mer d’Azov, ainsi appelée de la ville commerçante de Tana, très fréquentée alors par la marine des Pisans et des Génois. L’atlas de 1374, indique même prés de Tana un comptoir appelé Port Pisani.

[83] Serviette, vieux mot français, encore usité.

[84] Le 6 janvier, appelé jour de l’Apparition ou de l’Epiphanie.

[85] vieux mot français encore usité dans quelques provinces pour lapins.

[86] Les Sarrasins ne s’empareront de l’Espagne qu’en 712.

[87] Je n’ai pas retrouvé cette relation à Barcelone, où les archives d’Aragon sont rangées dans l’ordre le plus admirable et confiées au savant Bofarull, dont le zèle et la complaisance égalent les lumières.

[88] Peu d’heures avant sa mort, dit Bofarull, Alphonse donna deux codicilles (Archives d’Aragon n° 443), dans lesquels il ratifiait le testament fait le 2 mars 1287, par lequel, conformément aux dispositions ordonnées par son père, il appelait à la couronne d’Aragon son frère Jacques, roi de Sicile, et à celle de Sicile son frère Frédéric. Il déclara en même temps ses amours avec dona Douce, fille de Bernard de Caldès, citoyen de Barcelone, et la recommanda instamment à son successeur, elle et l’enfant posthume qu’elle portait dans son sein pour qu’il l’élevât honorablement et voulut, comme raconte aussi Muntaner, que son corps fin enterré dans l’église des frères mineurs de Barcelone.

[89] La disposition du codicille d’Alphonse, en faveur de sa maîtresse, dona Douce de Caldès, et de l’enfant posthume qu’elle portait dans son sein, sont un peu en contradiction avec le certificat de pureté immaculée que Muntaner donne à son patron ; mais Muntaner veut absolument pour ses amis, les rois d’Aragon, le plus haut trône dans ce monde et la meilleure place en paradis dans l’autre

[90] Avant son départ, il fit, le 15 juillet 1291 à Messine, en présence de plusieurs des grands du pays, un testament dans lequel, à défaut d’enfant male de sa descendance, il appelait à la succession des deux couronnes d’Aragon et de Sicile, partagées suivant l’ordre de primogéniture, les deux infants ses frères, Frédéric et Pierre.

[91] Jacques, surnommé le Juste, mourut à Barcelone à l’âge de 60 ans, le 2 novembre 1327 (Bofarull, t. II), deux ans après l’année où Muntaner commença cette chronique, terminée par le récit des obsèques de Jacques et du couronnement de son successeur.

[92] Chevaliers choisis pour cet office, qui demandait une impartiale justice

[93] Les combattants étaient séparés par une barrière garnie d’une tenture de toile, et faisaient leurs évolutions l’un en dedans, l’autre en dehors

[94] Charles Martel, roi de Hongrie, était le fils aîné du roi Charles II de Naples et de Marie de Hongrie, fille d’Etienne V. A la mort de Ladislas son frère, en 1290, Marie, sœur de Ladislas, qui avait épousé Charles II de Naples, obtint du pape que son fils aîné serait couronné roi de Hongrie. Charles Martel épousa Clémence, fille de l’empereur. Rodolphe. Il ne sortit jamais de l’Italie, où il mourut (à Naples), en 1295, à 23 ans. Charles Martel laissa trois enfants : Charles Robert ou Carobert, Clémence, qui épousa Louis le Hutin, roi de Fiance, et Béatrice mariée à Jean II, dauphin de Viennois.

[95] Muntaner appuie sur cette forme d’abandon pour préparer une excuse de la prise de possession de la Sicile par Frédéric.

[96] Cette paix fut conclue le 20 juin 1295.

[97] Don Sanche mourut le 25 avril 1295 à Tolède.

[98] Villa Bertrand était une dépendance du vicomte de Rocaberti en Catalogne ; ce mariage y eut lieu le 29 octobre 1295.

[99] Cinq fils et cinq filles.

[100] Louis fut nommé en 1296 évêque de Toulouse, puis évêque de Pamiers, et mourut le 19 août 1297, à 33 ans. Le pape Jean XXII le canonisa par bulle de l’an 1317.

[101] Jacques, fils aîné du roi Jacques II, dit le Juste, et de Blanche de Naples, renonça à la couronne et à sa belle fiancée, Léonore de Castille, le 28 décembre 1319, avec l’approbation de son père, pour entrer dans l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, et y mourut profès à Tarragone vers l’an 1333.

[102] L’interdit jeté sur lui et sur tout le royaume avait été levé.

[103] Pierre mourut le 30 août 1296 sans avoir eu d’enfant de Guillelmine de Moncade, qui était fille de ce Gaston VII de Béarn, qui donna en dot la vicomté de Béarn à sa fille Marguerite, lors de son mariage avec Roger Bernard de Foix.

[104] Muntaner cherche à prémunir ici en ami le roi d’Aragon contre une accusation de mauvaise foi qui lui fut faite par le pape, et par Charles II son beau-père, pour les avoir joués dans cette affaire.

[105] Le 23 mars 1296.

[106] Elle avait été comprise dans l’interdit jeté sur le roi Pierre d’Aragon son mari et sur ses Étals, et en fut relevée après le traité de paix conclu par son fils le roi Jacques.

[107] La reine Constance, fille de Manfred, roi de Sicile, mourut à Barcelone en 1302.

[108] Muntaner n’aime pas à parler des faits qui sont peu glorieux pour la maison d’Aragon, et de ce nombre est précisément l’affaire dont il s’agit. Jacques d’Aragon alla aussi à Rome en 1298, mais sur la citation du pape, et pour s’excuser de la non-exécution des clauses du traité relatives à la Sicile, et pour amener son frère Frédéric, de gré ou de force, à une résiliation au moins de la Calabre. Le pape lui fit avoir en abondance l’or qu’il demandait et il alla trouver à Naples son beau-père Charles II ; et après sommation faite à son frère, il se réunit à Charles II pour l’attaquer, à l’aide de Roger de Loria qu’il avait fait revenir près de lui. Les talents de Roger de Loria procurèrent de grands succès contre les Siciliens qui, dans leur fureur, firent trancher la tête au jeune Jean de Loria, neveu de l’amiral, fait prisonnier par eux. C’est un de ces faits que Muntaner se garderait bien de dire. Après de nouveaux avantages remportés en 1299 sur son frère, qu’on l’accusait d’avoir laissé échapper au moment où il pouvait le faire prisonnier Jacques comprit que sa position était trop équivoque, entre un beau-père que son devoir et ses promesses lui commandaient de soutenir, et un frère dont ses intérêts lui faisaient désirer le succès, et, poursuivi par les reproches de tous, il se hâta de saisir le premier prétexte venu pour retourner en Aragon. Frédéric fit depuis une courte paix avec Charles II en épousant sa Bile Eléonore au mois de mai 1312 ; mais toute sa vie, soutenu par la haine portée aux Français par les Siciliens, il fut en guerre avec les Français de Naples, et finit par conserver la Sicile à sa famille en abandonnant la Calabre sous la menace de l’excommunication papale.

[109] Commandant, mot arabe.

[110] Muntaner passe sur tous ces événements aussi rapidement que sur des charbons ardents. Il se garde bien de raconter la guerre entre les deux frères, comme chose qui lui déplaît fort. Ce sont là de ces faits pour lesquels il répond aux questionneurs : « qu’il y a des questions qui ne méritent pas de réponse. »

[111] Près de Nicosia, dans le centre de la Sicile.

[112] Un peu au nord-est de Gagliano.

[113] Robert, duc de Calabre, frère du prince de Tarente.

[114] Frédéric II, qui a écrit un livre sur la chasse.

[115] Son vrai nom allemand était Richard Blum, qui fut traduit par un équivalent italien. C’était alors l’usage de traduire ainsi les noms ; plus tard on s’est contenté de les défigurer. Villani appelle le routier anglais Hawkwood, Falconet Bosco, en traduisant un nom propre. A l’époque de la renaissance, beaucoup de savants se sont empressés de traduire eux-mêmes leur nom en grec et en latin, et ne sont plus connus que sous cette nouvelle forme.

[116] C’est à dire dans les Deux-Siciles, ou le royaume de Naples proprement dit. Conradin y vint en 1207.

[117] L’acte suivant donne de curieux détails sur les chargements de pèlerins, c’est un traité de saint Louis avec la commune de Marseille pour un voyage à faire outre-mer en 1247. Je l’extrais d’un cahier des Archives du royaume, qui contient tous les marchés faits aussi par saint Louis avec les Génois pour la construction et le nolis de navires destinés à son voyage outre-mer de 1270. <Long texte latin supprimé>.

[118] Muntaner veut probablement parler d’Alphonse III qui ne fut, il est vrai, roi d’Aragon qu’en 1327 à la mort de son frère Jacques II, et deux ans après la rédaction de cette chronique, mais qui, pendant la vie de son père, avait été traité par lui tout à fait royalement, et c’est probablement parce que son père existait encore que, pour le distinguer de lui, on rappelait lo rey jove.

[119] A côté du récit de Muntaner, ami particulier de Roger et son lieutenant dans toutes ses grandes affaires, ainsi qu’il le rapporte lui-même, je crois devoir donner ce que raconte l’historien grec Pachymère, qui déclare n’être ici que l’écho de la renommée publique. La traduction du président Cousin est si parfaitement libre et incomplète, et si peu fidèle aux idées de Pachymère aussi bien qu’à la forme que revêtent ces idées, que je ne puis me dispenser de traduire moi-même ce morceau, en suivant l’original pied à pied, car la traduction latine du jésuite Possin n’est elle-même qu’une véritable paraphrase.

« au mois de septembre suivant, dans la seconde indiction (1303), la ville de Constantinople vit (et plût à Dieu qu’elle ne l’eut jamais vu !) arriver le catalan Roger avec sept nefs qui lui appartenaient en propre, et une Hotte de ses associés, la plupart Catalans et la Neuve, au nombre bien de huit mille. Il avait été précédé par Fernand Ximénès qui faisait partie de l’armée de Roger. Fernand Ximénès était toutefois de noble race, et ceux qu’il conduisait étaient des gens à lui, et c’était sans avoir été appelé qu’il était arrivé pour combattre comme auxiliaire contre les Turcs, au cas où l’empereur (Andronic) le trouverait bon, toutefois, moyennant une solde convenue ; Roger, lui, était arrivé sur l’appel qu’on lui avait adressé.

« C’était un homme dans la fleur de l’âge, d’un aspect terrible, prompt dans tous ses gestes, bouillant dans toutes ses actions. Je veux vous en dire quelques mots, selon que je les ai entendu dire moi-même, et si mes paroles s’éloignent un peu de la vérité, ce n’est pas l’écrivain qui se sera trompé, mais le bruit public qui a porté ces faits jusqu’à lui.

« Ce Roger était donc en Syrie, à Ptolémaïs (Acre), pendant que cette ville, si célèbre parmi les villes, était encore debout, et il y était engagé, parmi les frères du Temple. Lorsque cette ville fut prise par les Éthiopiens (Égyptiens) et fut entièrement détruite, lui, ayant soustrait de l’argent de son monastère du Temple et en ayant acheté de longues nefs, se mil en course sur les Sarrasins, et, transformé en pirate formidable, il s’associa un grand nombre de compagnons ; il n’aspirait qu’aux bouleversements. Fier, ainsi que ses associés, de la richesse et du luxe que leur procuraient toutes leurs courses sur mer, il fit grandement redouter cet Ordre des frères du Temple déjà puissant par le nombre de ses nefs, il se présenta à Frédéric qui avait reçu de Mainfroi la Sicile, et en même temps, comme une sorte d’héritage de famille, l’excommunication de l’Église, et qui a cause de cela était en débats et en guerre avec le roi Charles. Moyennant une solde convenue, il se mit à son service avec les siens ; et pendant quelque temps ils furent grandement en aide à Frédéric. Mais cette guerre prit fin, ci, à la faveur d’une alliance de mariage, les combattants conclurent la paix. Il fut décidé que le frère du roi recevrait Catherine en mariage ; et le pape l’ayant couronné empereur et le proclamant souverain, mais sans terre, excita en lui l’espérance de recouvrer Constantinople au moyen de sa femme issue de Baudouin. Lorsque Frédéric eut olé ainsi réconcilié avec l’Église, le pape envoya auprès de lui pour réclamer Roger ; mais Frédéric, voyant bien qu’il n’était ni juste ni convenable de livrer un homme qui lui avait rendu de tels services dans ses moments de nécessité, et surtout quand tous les deux savaient qu’on lui réservait de terribles châtiments, crut donner une assez grande preuve de soumission à l’un et d’amitié à l’autre, en montrant au pape qui le réclamait, qu’il lui retirait sa faveur et ne le conservait pas auprès de lui, à Roger en lui annonçant, qu’il était libre de s’enfuir et de chercher un abri où bon lui semblerait. Ce fut dans ces circonstances que, tout le reste lui manquant, Roger envoya auprès de l’empereur lui demander de s’attacher à son service, en lui annonçant qu’il avait avec lui un nombre d’hommes suffisant pour être en aide a l’empereur, lu où il lui serait indiqué d’aller. Et en réalité, comme il le parut bien, Roger était doué des qualités les plus nobles et du cœur le plus intrépide, et surtout d’une habileté et d’une activité toute merveilleuses à conduire cette bande d’hommes perdus, et à en obtenir, ainsi qu’il l’avait annoncé, les plus grandes choses. L’empereur, que la nécessité avait déjà forcé à se servir d’auxiliaires étrangers, saisit cette proposition comme un don du ciel, et envoya des messagers munis de ses bulles d’or pour l’engager à son service, lui et les siens. A lui, il promit de l’honorer de la qualité de mégaduc et de lui donner en mariage sa nièce Marie, fille d’Assen ; à ceux qu’il amenait avec lui, il promettait et la solde la plus brillante et tout ce qui leur serait nécessaire pour la guerre ; car, comme je l’ai dit, il ne pouvait compter sur les Grecs qui s’étaient dispersés en Occident, cherchant l’esclavage comme leur seul moyen d’existence. »

[120] Robert, duc de Calabre, troisième fils de Charles II.

[121] La côte.

[122] Duc de Calabre.

[123] Compagnie régulière.

[124] vieux mot français pour ouragan. Il est employé par Rabelais et tous les auteurs anciens.

[125] Effet de la lumière des éclairs.

[126] Extérieure par rapport au royaume de Naples.

[127] Dans la campagne de 1285, lors de l’invasion de Philippe le hardi.

[128] Charles de Valois, frère de Philippe le Bel désirait d’ailleurs réunir tous ses efforts pour que son titre d’empereur de Constantinople ne fût pas un vain nom. Boniface VIII l’avait engagé à faire valoir ses droits sur cette couronne comme mari de Catherine de Courtenay, petite-fille de Baudouin II, empereur de Constantinople.

[129] Eléonore était la troisième fille de Charles II, roi de Naples.

[130] Boniface VIII avait refusé pendant une année d’approuver cet arrangement, mais il finit par céder ; le mariage eut lieu à Messine au mois de mai 1302.