Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

CONQUÊTE DE NAPLES ET DE LA SICILE, PAR CHARLES D’ANJOU

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE XXXII

Comment l’empereur fut en guerre avec l’Église, et comment la paix fut faite, à condition qu’il irait outre mer à la conquête de la Terre Sainte ; comment le comte d’Anjou fit la conquête de la Sicile, et quelle fut la cause de cette entreprise.

Il est certain que l’empereur Frédéric[1] fut un homme du plus illustre sang et qu’il fut le plus sage et le plus valeureux des hommes ; il fut élu empereur d’Allemagne avec l’aveu et par la volonté du Saint-Père. Son élection eut lieu où elle devait être faite, et ensuite elle fut confirmée à Milan et puis à Rome, tant par le Saint-Père que par tous ceux à qui il appartenait de le faire. Il entra donc en possession légitime de tout ce qui tenait à l’empire d’Allemagne ; mais comme, ainsi qu’il plaît à Dieu, nul ne peut avoir toute joie et tout contentement en ce monde, le diable fit naître la discorde entre lui et le pape.[2] De quel côté fut le tort, je ne saurais le dire ; je ne vous en dirai donc rien, si ce n’est que la guerre crût et s’envenima entre le pape et l’empereur, et cela dura longtemps. Ensuite ils firent la paix, à condition que l’empereur partirait pour la conquête de la Terre Sainte et serait le chef de tous les chrétiens qui s’y rendraient, et qu’ainsi l’empire resterait sous son gouvernement et en sa puissance. Là-dessus il fit le voyage d’outre-mer avec de grandes forces ; il eut des succès et s’empara de plusieurs villes et autres lieux appartenant aux Sarrasins.[3] Après y avoir fait un assez long séjour, il s’en revint. Je ne vous dirai point par la faute de qui ni par quelle raison, mais si vous cherchez bien vous trouverez qui vous le dira. A son retour la guerre recommença entre lui et l’Église. Vous ne connaîtrez point non plus sur qui doit retomber la faute de cette guerre, car il ne m’est pas donné d’en parler ; je vous dirai seulement qu’elle dura tout le temps que Frédéric vécut.[4]A sa mort il laissa trois fils,[5] les plus sages et les meilleurs de tous les princes, à l’exception du roi En Jacques d’Aragon dont je vous ai parlé. Il donna à l’un d’eux, nommé Conrad, ce qu’il avait eu en Allemagne de son patrimoine. L’autre, qui avait nom Manfred, fut fait roi et héritier de la Sicile de la principauté, de la terre de Labour, de la Calabre, de la Pouille et de la terre d’Abruzze, ainsi que je l’ai raconté ci-devant. Le troisième fut roi de Sardaigne et de Corse ; on l’appelait le roi Enzio. Enfin chacun d’eux gouverna son pays avec grande foi et grande droiture ; cependant le clergé fit tous ses efforts pour les dépouiller de tous leurs biens, conformément à la sentence rendue par le pape contre leur père ; et ils excitèrent tout roi chrétien à s’en emparer ; mais ils n’en trouvèrent aucun qui voulût le faire, principalement parce que le saint roi Louis de France, qui régnait alors, avait été l’allié et le bon ami de l’empereur Frédéric, ainsi que le roi Edouard d’Angleterre et le roi de Castille, et aussi le roi En Pierre d’Aragon qui avait épousé la fille dudit Manfred, et qu’aussi il n’y avait pas en Allemagne un baron qui ne fût leur parent ; de sorte que, pendant longtemps, ils ne trouvèrent personne qui voulût s’emparer des biens de ces princes.

A cette époque le roi Louis de France[6] avait un frère nommé Charles, et qui était comte d’Anjou.[7] Les deux frères avaient pour femmes deux filles du comte de Provence, cousin germain du roi En Pierre d’Aragon. Du vivant de ce comte de Provence le roi Louis de France avait épousé sa fille aînée ;[8] après la mort du comte de Provence il restait une de ses filles à marier, et le roi de France la fit donner en mariage à son frère avec toute la comté de Provence.[9] Après ce mariage, la reine de France désira voir sa sœur la comtesse, et ladite comtesse eut le même désir de voir la reine sa sœur ; en conséquence la reine pria le comte d’amener avec lui sa femme en France quand il viendrait en Anjou, pour qu’elle pût la voir. Le comte et la comtesse y consentirent. Bientôt après le comte amena sa femme à Paris, où étaient le roi et la reine. La reine fit réunir en leur honneur une cour brillante ; on appela bien des comtes et des barons avec leurs épouses. La cour étant remplie de comtes, de barons, de comtesses et de baronnes, il fut fait un siège pour la reine seule, et à ses pieds furent placées la comtesse sa sœur et les autres comtesses. La comtesse de Provence fut si fâchée que sa sœur ne l’eût pas fait asseoir à côté d’elle, qu’elle faillit laisser éclater sa douleur. Après y être restée très peu d’instants, elle dit qu’elle était indisposée et désirait rentrer en son appartement ; la reine ni personne ne put la retenir, et, arrivée chez elle, elle se mit au lit, soupira et pleura amèrement. Le comte, apprenant que la comtesse s’était retirée sans attendre l’heure du repas, en, fut affligé, car il aimait sa femme plus que ne pouvait faire aucun seigneur ou tout autre homme ; il alla à son lit et la trouva pleurant et encore enflammée de colère. Il pensa qu’on lui avait dit quelque chose qui pût lui déplaire, l’embrassa et lui dit : « Ma chère amie, qu’avez-vous ? Vous a-t-on dit quelque chose qui vous déplaise ? Qui que ce soit qui l’eût osé, vous en seriez promptement vengée. »

La comtesse, sachant qu’il l’aimait plus que chose du monde, ne voulut point le laisser dans l’incertitude et lui répondit : « Seigneur, puisque vous me le demandez je vous le dirai, car je n’ai rien de caché pour vous. Quelle femme au monde a plus de raison d’être affligée que moi, puisque j’ai reçu aujourd’hui le plus cruel affront que jamais femme noble ait pu recevoir ? Vous êtes frère du roi de France de père et de mère ; je suis aussi, de père et de mère, la sœur de la reine de France ;[10] et aujourd’hui que toute la cour était réunie, la reine, se plaçant seule sur son siège, m’a fait asseoir à ses pieds avec les autres comtesses ; de quoi je suis fort dolente et me tiens comme déshonorée. Partons donc dès demain, je vous en conjure, et retournons dans nos terres, car pour rien je ne consentirai à m’arrêter plus longtemps ici. »

Le comte lui répondit : « Comtesse, ne prenez pas cela en mauvaise part, car l’usage veut, à la cour de France, qu’aucune dame ne puisse siéger à côté de la reine, si elle n’est reine elle-même. Toutefois reprenez, courage, car je vous jure par le sacrement de la sainte Église et par l’amour que j’ai pour vous, qu’avant qu’il soit un an vous serez reine, vous aurez la couronne en tête et pourrez-vous asseoir sur le siège de votre sœur ; je vous en fais le serment en apposant ce baiser sur votre bouche. »

La comtesse fut un peu consolée, mais pas jusqu’au point de bannir toute douleur de son cœur, et quatre jours après elle prit congé du roi et de la reine et retourna en Provence avec le comte. Le roi fut bien fâché d’un si prompt départ. Dès que le comte et la Comtesse furent revenus en Provence, le comte fit armer cinq galères et alla trouver le pape à Rome.[11] Le pape et les cardinaux, n’ayant pas été prévenus, furent étonnés de le voir ; toutefois on le reçut honorablement et on lui fit de grandes fêtes. Le lendemain il fit prier le pape de réunir son collège, parce qu’il désirait l’instruire du sujet de son arrivée. Le pape fit ce qu’il lui demandait, et quand tous les cardinaux furent assemblés on lui fit dire de se présenter. Il vint ; on se leva ; on lui offrit un siège honorable et digne de lui, et quand tout le monde fut assis, il s’exprima ainsi :

CHAPITRE XXXIII

Comment le comte d’Anjou se présenta au pape et lui demanda la permission du faire la conquête de la Sicile ; comment lu pape la lui accorda et lui donna la couronne dudit royaume ; comment dès ce jour il prit le titre de roi, jour fatal, né pour le plus grand malheur de la chrétienté.

« Saint-Père, j’ai appris que vous aviez ordonné à tout roi et à tout fils de roi chrétien de s’emparer du pays du roi Manfred, et que tous vous ont dit non ; mais moi, pour votre honneur et celui de la sainte Église romaine et de la sainte foi catholique, j’accepte l’offre de cette conquête telle que vous l’avez faite à tous les rois ; et voilà pourquoi je me suis rendu ici. Je n’ai pris conseil ni de mon frère, le roi de France, ni de qui que ce soit ; tout le monde ignore le but de mon voyage. Pourvu que vous consentiez à payer les frais avec les trésors de la sainte Église, je suis prêt à entreprendre sans retard cette conquête ; car si vous ne pouviez, Saint-Père, me fournir les fonds nécessaires, je ne pourrais rien entreprendre ; mes forces et mes biens ne sont pas tels qu’ils puissent y suffire ; car vous n’ignorez pas que le ni Manfred est un des plus puissants seigneurs du monde, qui vit le plus somptueusement et possède une bonne et nombreuse cavalerie. Il sera donc indispensable de commencer cette entreprise avec de grandes forces. »

Le pape se leva et alla le baiser sur la bouche en lui disant : « O fils de la sainte Église, sois le bienvenu ! Moi, de la part de Dieu, et par le pouvoir que je tiens de saint Pierre et de saint Paul, je te rends grâces de l’offre que tu viens de me faire. Dès ce moment je te mets sur la tête la couronne de Sicile, je te fais maître et seigneur, toi et tes descendants, de tout ce que possède le roi Manfred, et je te déclare que, des fonds de saint Pierre, je fournirai à tout ce qui te sera nécessaire jusqu’à ce que cette conquête soit terminée. »

Cela lui fut octroyé dès le jour même, jour funeste pour les chrétiens ! Car cette donation fut cause que toutes les terres d’outre-mer furent perdues pour eux, et que le royaume d’Anatolie tomba au pouvoir des Turcs, qui ont enlevé même bien d’autres terres à l’empereur de Constantinople ; elle a causé et causera la mort de bien des chrétiens ; aussi peut-on bien appeler ce jour, un jour de pleurs et de douleurs.

Le comte sortit du consistoire la couronne sur la tête et une autre couronne en sa main, laquelle lui avait été donnée par le pape, afin qu’en arrivant dans ses terres il pût la mettre sur la tête de la comtesse. C’est ce qu’il fit en arrivant à Marseille ; et il la couronna reine, et prit dès ce jour pour lui-même le nom de roi Charles. Le pape avait envoyé avec lui un cardinal qui, de la part du Saint-Père et dudit roi Charles, devait placer la couronne de Sicile sur la tête de la comtesse, et cela fut ainsi fait.

Après avoir terminé ces choses à Rome, il prit congé du pape et des cardinaux, et s’en retourna à Marseille, où il trouva la comtesse, qui fut heureuse et satisfaite de ce qu’elle apprit, et surtout de se voir couronnée reine. Après cela le roi Charles et la reine sa femme allèrent en France, et se rendirent à Paris, et les reines prirent toujours place sur le même siège, ce qui fit grand plaisir à l’une et à l’autre. Mais si elles furent satisfaites, le roi de France eut un grand déplaisir de ce qu’avait fait le roi Charles, et s’il eût pu éviter de le faire, il l’aurait évité volontiers. Toutefois il ne pouvait abandonner son frère, et il le secourut et aida de tout ce qu’il put. Tous les barons de France le secondèrent, les uns de leur argent, les autres de leur personne ; de sorte qu’il réunit des forces considérables, marcha contre le roi Manfred et entra dans son royaume.

CHAPITRE XXXIV

Comment le roi Charles entra en Sicile, vainquit et tua le roi Manfred dans une bataille, parce que les troupes de Mainfroi passèrent du côté du roi Charles ; et comment il s’empara de tout le pays dudit Manfred, roi de Sicile.

Le roi Manfred, sachant que le roi Charles marchait contre lui, se disposa, comme un vaillant prince qu’il était, et alla l’attendre à l’entrée de son royaume avec toutes ses forces. On s’attaqua de part et d’aune fort vigoureusement. Il n’est point douteux que la victoire eût été remportée par le roi Manfred, si ce n’eût été que le comte de Caserta, le comte de la Serra, et autres barons qui se trouvaient à l’avant garde, au moment du combat, passèrent du côté du roi Charles, et tournèrent leurs armes contre leur seigneur, le roi Manfred. Cette action déconcerta les troupes du roi Manfred, mais lui n’en fut nullement abattu, et fondit valeureusement là où il vit flotter la bannière du roi Charles. En ce lieu où se trouvaient les deux rois, la bataille fut âpre et cruelle ; elle dura depuis le matin jusqu’au soir. Dieu voulut que le roi Manfred y perdît la vie. A la nuit, les troupes de ce roi, ne le voyant plus, se mirent en déroute et s’enfuirent chacun en son pays. Cette bataille eut lieu le vingt-sept février douze cent soixante six.[12] Ainsi le roi Charles fut maître du royaume. Je ne ferai plus mention de ces choses ni de la manière dont elles se sont faites, attendu qu’elles n’ont aucun rapport avec ce que je dois raconter. Je vous dis seulement qu’après cette bataille il se rendit maître de la Sicile et de tous les pays que gouvernait le roi Manfred.

CHAPITRE XXXV

Comment le roi Conradin vint d’Allemagne avec une grande armée pour venger la mort de ses deux frères, et comment le roi Charles, s’étant emparé de sa personne, lui fit trancher la tête à Naples, et resta sans opposition maître de la Sicile.

Peu de temps après, le roi Conradin[13] vint d’Allemagne avec une grande armée, dans l’intention d’attaquer le roi Charles et de venger les rois Manfred et Enzio,[14] qui avaient été tués dans la bataille. A un jour fixé, le combat eut lieu entre eux, et Dieu voulut que le roi Conradin fût battu et le roi Charles vainqueur. Il s’empara du champ de bataille et de la personne de Conradin, et il lui fit couper la tête à Naples, ce dont il fut gravement blâmé par tous les princes du monde et par tous autres gens. Enfin, il le fit ainsi, et depuis il n’eut en son pays aucune opposition de qui que ce fut ; et personne n’osa songer à venger ces princes, jusqu’à ce qu’enfin le roi En Pierre d’Aragon, pour l’honneur de la reine sa mère et de ses enfants, conçut le projet de les venger. Je suspendrai ce récit pour le moment ; nous y reviendrons en temps et lieu, et je vais recommencer à parler du seigneur roi En Pierre d’Aragon.

CHAPITRE XXXVI

Comment le roi En Pierre alla régler et mettre en ordre son royaume ; comment il fut satisfait de la bonne conduite d’En Corral Llança ; et du bon ordre que doit introduire le roi d’Aragon dans rétablissement de ses galères.

Ledit roi En Pierre alla examiner son royaume et fut très charmé de ce qu’avait fait le noble En Corral Llança, qui avait, d’après ses ordres, établi un roi à Tunis, comme vous l’avez vu. Il fit arranger ses arsenaux aussi bien à Valence qu’à Tortose et à Barcelone, de manière que les galères fussent à couvert, et il en fit autant dans tous les lieux propres à recevoir des galères. Je désirerais beaucoup que le seigneur roi d’Aragon prit à cœur ce que je lui dirai, qui serait : de former quatre arsenaux pour sa marine, et établis à permanence ; deux seraient destinés au service régulier, et les deux autres pour les cas d’urgence Les deux premiers et plus importants seraient à Barcelone et à Valence, où se trouve un plus grand nombre de marins qu’en toute autre cité ; et les deux arsenaux d’urgence, l’un à Tortose, bonne et noble cité, sur la frontière de Catalogne et d’Aragon, où l’on pourrait armer vingt-cinq galères sans que personne s’en aperçût avant qu’elles fussent hors du fleuve ; l’autre à Cullera, où on pourrait faire venir tous les hommes que l’on voudrait avoir de Murcie, d’Aragon, et beaucoup de la Castille, sans que personne s’en doutât. Ces galères, ainsi armées et équipées, pourraient mettre en mer. Je ne connais, en vérité, pas de prince ni de roi au monde qui possède deux arsenaux aussi beaux et aussi abrités que seraient ceux de Tortose et de Cullera. Pourquoi, seigneur roi d’Aragon, ne demandez-vous pas à vos marins ce que leur semble de mon projet ? Je suis bien certain que tous ceux qui ont du bon sens diront que j’ai raison. A l’arsenal de et se rendraient les gens de Catalogne et d’Aragon ; à l’arsenal de Cullera tous ceux de Valence, de Murcie et des frontières, et des lieux voisins de la Castille. En chacun de ces endroits vous formeriez un arsenal avec 5,000 livres de dépense, et chaque arsenal pourrait contenir vingt-cinq galères ; Valence, dans l’arsenal maritime, aussi vingt-cinq, et Barcelone vingt-cinq ; de sorte que vous pourriez avoir cent galères prêtes à vous servir contre vos ennemis. Ajoutez à cela que les vingt-cinq de Tortose et les vingt-cinq de Cullera peuvent être années sans que l’ennemi les aperçoive avant qu’elles soient hors du fleuve. Faites, seigneur, ce qu’un bon administrateur doit faire, et dans votre pays plein de riches hommes et de chevaliers, vous exécuterez avec de petits moyens ce que d’autres ne pourront exécuter avec des moyens beaucoup plus considérables. Et tout cela comment ? Par de bons soins et une bonne administration. Or, seigneur roi, ayez de bons soins et une bonne administration, et vous viendrez à bout de tout ce que vous vous mettrez en tête de faire. Souvenez-vous seulement toujours de Dieu et de sa puissance, et puis quand il sera besoin, il vous aidera à accomplir votre volonté et à former l’arsenal de Barcelone et celui de Valence. Si vous prenez ces mesures, croyez qu’avec l’aide de Dieu vous soumettrez les Sarrasins, et même les chrétiens qui voudraient s’opposer à vos royales volontés et à celles des vôtres. S’ils osent le faire, vous saurez promptement les punir, car votre pouvoir est bien plus grand que le monde ne le pense. Vous pouvez vous en convaincre en jetant les yeux sur le livre qui fait mention des conquêtes faites par votre père, sans croisade et sans secours, pécuniaire de l’Église ; car plus de vingt mille messes se chantent aujourd’hui et tous les jours dans un pays que le roi a conquis sans secours et sans croisade de l’Église ; car c’est sans croisades ni aide de l’église qu’il a conquis les royaumes de Majorque, Valence et Murcie ; et cependant l’Église tire de ces trois royaumes plus dédîmes et de prémices qu’elle ne pourrait en retirer de cinq autres royaumes. La sainte Église romaine, ou ceux qui la gouvernent, devraient donc songer combien elle est redevable de sa grandeur à la maison d’Aragon, et avoir quelque reconnaissance pour ses descendants. Mais ce qui me console, c’est que si le pape et les cardinaux ne sont point reconnaissants envers eux, notre seigneur Dieu, roi des rois, a bonne mémoire, et les aide dans leurs besoins et les fait prospérer de plus en plus.

CHAPITRE XXXVII

Comment le roi En Pierre d’Aragon résolut de venger la mort du roi Manfred et de ses frères les rois Conradin et Enzio ; comment il se rendit en France pour voir la reine sa sœur ; et de son intimité avec le roi de France.

Le seigneur roi En Pierre d’Aragon, ayant eu connaissance des batailles et des victoires au moyen desquelles le roi Charles avait fait sa conquête, en fut fâché et indigné, par suite de la grande affection qu’il avait pour la reine sa femme et pour ses enfants.[15] Et il se dit bien en son cœur que jamais il n’aurait joie jusqu’à ce qu’il en eût tiré vengeance. Il prépara donc en lui-même, ainsi que doit le faire un sage prince dans ses grands desseins, tout ce qu’il devait faire pour cela ; il songea au commencement, au milieu et à la fin de son entreprise, car autrement on ne parvient à rien ; et comme un des plus sages seigneurs du monde, il médita sur ces trois choses : la première, qui était celle à laquelle il avait le plus besoin de penser, c’était, avant de rien commencer, de savoir qui pourrait l’aider, ou contre qui il aurait à se garder ; la seconde était de se procurer les fonds nécessaires ; et la troisième d’agir si secrètement que nul ne pût connaître ses projets que lui-même. Comme il savait bien que son projet était tel que personne ne serait de son avis, car ce n’était rien moins que de faire la guerre contre l’Église, qui est toute la puissance des chrétiens, et contre la maison de France, qui est la plus ancienne maison royale qui soit en la chrétienté, et que cependant il avait résolu en son cœur d’entreprendre la guerre contre toutes deux, il ne doutait pas que, s’il eût demandé avis à quelqu’un, il ne se fût trouvé personne au monde qui le lui eût conseillé ; aussi, se confiant uniquement en Dieu et dans le bon droit qu’il voulait soutenir, il se résolut à ne compter que sur sa propre tête, sur son droit et son bon jugement, et sur l’aide de Dieu pour venger le père et les oncles de madame la reine sa femme, et l’aïeul et les grands-oncles de ses enfants. On peut s’imaginer dans quelle douleur vivait la reine depuis qu’elle avait appris la mort de son père et de ses oncles, et le roi En Pierre aimait sa femme plus que toute chose, du monde. Que chacun se souvienne de ce qu’a dit Munteyagol : « Celui-là a la guerre près de lui qui l’a chez les siens ; mais il l’a plus près encore si elle est dans son conseil. » Quand le roi entendait soupirer la reine, ces soupirs lui creusaient le cœur. Ayant donc calculé tous les risques, il décida que ce serait par lui que se ferait la vengeance, et que c’était à lui seul à le faire ; mais il ne voulut en faire part à qui que ce fût ; il songea donc à pourvoir aux trois objets dont je vous ai déjà entretenus, savoir : premièrement, que nul ne pût venir attaquer son royaume ; secondement, de réunir i’argent nécessaire à son projet ; troisièmement, que son dessein ne fût connu de personne. Il tourna d’abord ses regards sur la maison de France.

Il est vrai qu’étant encore enfant, et du vivant de son père, il était allé en France pour voir le roi et la reine sa sœur. Il avait pensé qu’en y allant à ce moment, il ne perdrait pas son temps, et que son absence ne ferait point tort à ses frontières du côté des Sarrasins, parce qu’ils ne peuvent faire la guerre pendant l’hiver, étant peu à l’Oise, mal vêtus, et plus frileux que personne au monde. Il alla donc alors en France au mois de janvier ; il fut reçu avec honneur, joie et contentement par le roi de France ; il y séjourna deux mois, dans les fêtes et les plaisirs. Là il prit part aux jeux et aux tournois avec les chevaliers et fils de chevaliers qui étaient venus avec lui, et avec bien des comtes et des barons de France qui le faisaient pour lui plaire. Que vous dirai-je ? Il se forma une telle intimité entre ledit seigneur infant et le roi de France, qu’ils communièrent l’un et l’autre d’une même hostie consacrée, et se prêtèrent foi et hommage, et firent le serment que l’un ne s’armerait contre l’autre en faveur de qui que ce fût au monde, et qu’au contraire ils s’aideraient et se secourraient mutuellement envers et contre tous. L’amitié fut entre eux aussi intime qu’elle puisse l’être entre deux frères ; tellement que j’ai vu de mes yeux le roi de France porter à la selle de son cheval, sur un canton, les armes du roi d’Aragon, en témoignage d’amitié envers ledit infant et de l’autre ses propres fleurs de lys ; et l’infant en faisait de même. Enfin, ledit infant s’en retourna très satisfait du roi de France et de la reine sa sœur. Je vous ai parlé de ceci parce que nous aurons dans la suite occasion de rappeler cette alliance, qui aura rapport à notre sujet.

CHAPITRE XXXVIII

Comment le roi En Pierre se tint pour assuré du roi de France ; comment le seigneur roi de Majorque se plaignit à son frère le roi En Pierre de certains torts que le roi de France lui faisait à Montpellier ; et comment, à ce sujet, les trois rois se virent à Toulouse avec le prince de Tarente ; et des conventions qui eurent lieu entre eux.

Je cesserai de parler de cet objet, et reviendrai à vous entretenir des affaires qui survinrent au roi d’Aragon, il se rappela donc les accords et les serments entre lui et le roi de France, et il lui sembla qu’il devait se tenir pour bien assuré de la maison de France et que rien ne pouvait lui advenir de mal de ce côté, à cause de la foi du serment, et ensuite à cause de leurs obligations réciproques ; car il avait des fils déjà grands qui étaient les neveux de ce roi. Il se tint donc comme bien assuré de la maison de France. Au moment où il était occupé de toutes ces idées, le roi de Majorque vint le voir et se plaignit des grands dommages et nouveautés que faisait le roi de France à Montpellier et dans cette baronnie. Ils envoyèrent leurs messagers à ce sujet au roi de France,[16] et le roi de France, qui désirait beaucoup les voir, et surtout le roi En Pierre d’Aragon, leur répondit : qu’il irait à Toulouse ; qu’ils n’eussent qu’à s’y rendre et que là ils se verraient ; que si toutefois ils désiraient qu’il se transportât à Perpignan ou à Barcelone, il le ferait volontiers.

Les deux rois frères furent très satisfaits de cette réponse, et lui firent dire que l’entrevue aurait lieu à Toulouse. Chacun se disposa donc à s’y rendre. Le roi Charles, qui devait assister à cette réunion, envoya au roi de France son fils, qui était alors prince de Tarente[17] et devint roi à la mort de son père, et il pria le roi de France de l’amener avec lui à cette entrevue. Il fit cela, parce qu’il n’y avait personne au monde dont il se défiât comme du roi En Pierre d’Aragon. Il fit prier le roi de France, qui était son neveu, de prendre des mesures telles, dans cette réunion, qu’il n’eût rien à craindre du roi d’Aragon. Il agissait surtout ainsi parce qu’il avait dessein d’aller en Romanie, attaquer l’empereur Paléologue,[18] qui s’était, emparé de l’empire de Constantinople contre toute justice, puis que l’empire appartenait de droit aux enfants de l’empereur Baudouin, neveux du roi Charles ; mais il craignait que pendant son absence le roi d’Aragon ne s’emparât de son royaume. Que vous dirai-je ? A cette entrevue[19] se rendirent ces trois rois et ledit prince. Et si jamais rois se fêtèrent et se réjouirent entre eux, ce fut bien ceux-là ; mais le prince ne reçut point un bon accueil de la part du roi En Pierre d’Aragon, qui se montra au contraire fort sauvage et fort rude envers lui, de sorte que le roi de France et celui de Majorque prirent un jour le roi d’Aragon à part dans sa chambre, et lui demandèrent comment il se faisait qu’il ne parlât jamais au prince, et qu’il devait bien savoir que ce jeune homme était son proche parent, étant fils de sa cousine, fille du comte de Provence, qu’il avait pour femme sa proche parente, fille du roi de Hongrie,[20] et qu’il y avait ainsi entre eux beaucoup de liens, mais malgré tous leurs efforts ils ne purent rien obtenir.

Le prince convia les rois de France, d’Aragon et de Majorque ; mais le roi En Pierre ne voulant pas accepter, il fallut renoncer au festin. Toutefois le roi de Majorque traitait le prince honorablement, et le prince lui rendait la pareille. Quand leurs conférences furent closes, le prince s’en alla avec le roi de Majorque, et je les vis entrer ensemble à Perpignan. Là on leur fit de grandes fêtes, et le roi de Majorque l’y retint pendant huit jours. Je laisse le prince et reviens aux conférences.

Après quinze jours de fêtes on songea aux affaires. Enfin le roi de France promit et jura aux rois d’Aragon et de Majorque : que, dans aucun temps, ni par échange, ni autrement, il ne son gérait à faire aucun échange avec l’évêché de Maguelonne, et qu’il ne se mêlerait nullement des affaires de Montpellier ; il confirma de plus la bonne amitié qui régnait entre le roi de Majorque et lui, amitié formée lors du voyage en France du roi d’Aragon lorsqu’il était encore infant. Cet arrangement, et plusieurs autres bonnes conventions étant terminées, ils se séparèrent. Le roi de France s’en alla par Cahors et Figeac en France, le roi En Pierre retourna en Catalogne et le roi de Majorque se rendit, comme je vous l’ai dit, à Perpignan avec le prince.

CHAPITRE XXXIX

Comment le roi de Majorque fut déçu par le roi de France qui échangea l’évêché de Maguelonne et prit possession de Montpellier, au grand regret des prud’hommes.

D’après les promesses du roi de France, le roi de Majorque fut tranquille sur le sort de Montpellier ; et cependant, malgré ces assurances, il fut trompé par le roi de France, qui fit un échange avec l’évêché de Maguelonne, contre ce que ledit évoque possédait à Montpellier. Après quoi il entra à Montpellier pour y prendre possession de ce qui appartenait audit évêché. Les prud’hommes n’y voulaient absolument pas consentir et étaient résolus de se laisser tuer plutôt que de permettre que le roi de Majorque reçoive un semblable tort du roi de France. Le roi de France fit convoquer son armée à Montpellier, et il y arriva un nombre infini de troupes, tant à pied qu’à cheval ; mais les prud’hommes se préparèrent à se défendre avec vigueur. Le roi de Majorque, instruit de cette affaire, crut devoir laisser le roi de France entrer en possession, n’imaginant pas, d’après leur liaison, leur amitié et leurs engagements réciproques, qu’il voulût le priver de la possession de la ville. Il envoya donc ordre aux prud’hommes de ne point s’opposer à la prise de possession, et le leur ordonna, sous peine de trahison, ne voulant point se brouiller avec le roi de France. Il les exhorta à se rassurer, en ajoutant, qu’ils sussent qu’il y avait entre lui et le roi de Fiance de tels engagements ut une telle liaison qu’il ne pouvait douter de rentrer promptement dans son droit.

Les prud’hommes de Montpellier obéirent, quoique à regret, aux ordres du roi de Majorque, surtout à cause de la bonne assurance qu’il mettait en avant. Voilà comment le roi de France trompa le roi de Majorque. Celui-ci alla en France et vit cette fois-là et plusieurs autres, le roi de France ; mais chaque fois celui-ci mettait en avant quelque prétexte, disant qu’il ne pouvait le faire pour le moment, mais qu’il se tînt bien pour certain qu’il le ferait incessamment ; et, avec ces belles paroles, il le trompa sa vie durant ; et ainsi ont fait tous les rois de France jusqu’à ce jour. Et il ne leur a pas suffi de prendre possession de la portion de l’évêché, mais ils se sont emparés de tout le reste de la ville. Quelle fraude plus manifeste a jamais eu lieu ? Aussi vous pouvez être certains qu’un jour ou l’autre une grande guerre amènera de grands maux ; les rois d’Aragon et de Majorque ne l’endureront point, et je crois qu’il en coûtera cher à la maison de France. Que Dieu, dans sa miséricorde, juge selon la justice et le droit qui ont été violés en ceci ! Laissons en donc le jugement à Dieu, qui saura bien punir les coupables selon la justice et la vérité, et parlons du roi En Pierre d’Aragon qui compta sur les promesses du roi de France, mais qui fut dupé, ainsi que l’avait été le roi de Majorque, et d’une manière bien plus funeste, puisque l’objet était beaucoup plus important. Toutefois, avant que la tromperie faite au roi d’Aragon eût son entier effet, Dieu le vengea bien, ainsi que vous allez l’apprendre.

CHAPITRE XL

Comment le roi En Pierre voulut s’assurer des intentions de la maison de Castille ; et comment, ayant appris la mort de son neveu don Ferdinand, roi de Castille, il s’y rendit, prit les deux fils dudit roi et les mil au château de Xativa ; comment, peu après, le roi don Sanche de Castille vint voir le roi En Pierre ; et comment les deux rois firent entre eux certains traites.

Le roi En Pierre se croyant assuré de la maison de France après les conférences de Toulouse, voulut s’assurer aussi des intentions de la maison de Castille et vint en Aragon. Le roi don Alphonse de Castille avait eu de sa femme, sœur du roi En Pierre d’Aragon, entre autres enfants deux fils ; l’aîné, nous l’avons déjà dit, fut nommé don Ferdinand, et l’autre don Sanche. Il maria l’aîné à la fille du roi Louis de France, sœur du roi Philippe, lequel avait épousé la fille du roi d’Aragon. Alphonse de Castille et Philippe de France étant beaux-frères, ayant épousé chacun une fille du roi En Jacques d’Aragon, arrangèrent le mariage du fils aîné du roi de Castille avec la sœur du roi Philippe, nommée Blanche,[21] sous la condition qu’après la mort du roi. Alphonse il serait roi de Castille, puisqu’il était l’aîné de ses fils. L’infant Ferdinand eut de madame Blanche deux fils, le roi Alphonse et l’infant Ferdinand. Et après avoir eu ces deux enfants, l’infant Ferdinand leur père mourut de maladie, ainsi qu’il plut à Dieu ; ce fut grand dommage, car il était bon et droiturier.

Le roi d’Aragon fut très affligé de la mort de son neveu, qu’il aimait comme s’il eût été son fils ; il avait bien raison en cela, car l’infant Ferdinand n’aimait personne au monde autant que son oncle le roi d’Aragon. Peu de temps après, le roi d’Aragon entra en Castille avec une petite troupe, et en trois jours et quatre nuits fit bien huit journées de marche et se rendit là où étaient les deux fils de l’infant Ferdinand, les prit, les emmena au royaume de Valence et les plaça dans le château de Xativa où il les fit élever comme il appartenait à des fils de roi. Il fit cela par deux raisons particulièrement : la première, fondée sur sa grande affection pour leur père, qui était son désir que nul ne pût faire aucun mal à ces infants ; et la seconde, afin que si son neveu, l’infant don Sanche, se conduisait mal à son égard, il eût dans ces infants la possibilité de créer un roi de Castille. Il pensa que, de cette manière, il lierait et plierait à ses volontés la maison de Castille. En apprenant cette nouvelle, le roi de Castille fut fort satisfait, mais je crois bien que l’infant don Sanche ne le fut pas. A quelque temps de là, le roi de Castille fit jurer à un grand nombre des riches hommes de son royaume de reconnaître après sa mort l’infant don Sanche pour roi. Quand cela fut fait, l’infant vint voir son oncle, le roi d’Aragon, qui l’aimait aussi beaucoup et lui dit : « Mon père et seigneur, vous n’ignorez pas que le roi de Castille mon père m’a fait prêter serment par un grand nombre des riches hommes de son royaume ; mais quelques-uns l’ont refusé par la raison qu’ils avaient déjà juré de reconnaître pour roi l’infant don Ferdinand, mon frère, après la mort de notre père. A présent, seigneur et père, vous devez penser qu’il convient mieux que je sois roi qu’aucun de mes neveux. Je vois que cela est en vos mains, ainsi je vous supplie de m’être favorable en cela ; et si vous ne vouliez pas me seconder, veuillez du moins ne pas m’être contraire ; car, si vous ne vous y opposez point, je ne crains pas que personne au-dessous de Dieu puisse m’enlever la couronne. »

Le roi, qui aimait son neveu comme son fils, lui répondit : « Neveu, j’ai bien compris ce que vous m’avez dit, et je puis vous assurer que, si vous voulez être envers nous ce que vous devez être, je ne vous serai pas contraire ; mais cela sous la condition que vous ferez ce que je vous prescrirai, et que vous me le juriez par serment et hommage. — Mon père et seigneur, répondit-il, demandez ce que vous voulez que je fasse, et tout ce que vous demanderez je suis prêt à le faire aujourd’hui et toujours ; et je vous en fais serment et hommage comme il convient à fils de roi. — Eh bien ! répliqua le roi, je vous dirai ce que vous avez à faire. Premièrement, vous me promettrez que dans tous les temps vous me ferez bonne aide avec toutes vos forces contre qui que ce soit au monde, et que jamais vous, ni aucun des vôtres, vous n’agirez contre moi ni contre mes royaumes, sous aucun prétexte, et en faveur d’aucune personne que ce soit. Secondement, vous nie promet ; Irez que, quand vos neveux seront grands et en âge de raison, vous leur ferez dans vos royaumes une part telle qu’ils se tiennent pour bien traités. — Seigneur, vous me dites des choses qui sont justes et bonnes et selon mon honneur, et je vous déclare que je suis dans l’intention de les sanctionner ainsi que vous le demanderez. »

Ces conventions furent sanctionnées comme il avait été dit, par serment et hommage, et consignées dans des actes publics, après quoi l’infant don Sanche s’en retourna très satisfait en Castille. Il dit à son père ce qui s’était passé ; celui-ci fut aussi fort satisfait, et il confirma au roi d’Aragon tout ce que son fils lui avait promis.

Je les laisse à présent pour parler du roi En Pierre, qui eut un très grand plaisir de ce qu’il avait fait, se tenant ainsi pour assuré de la maison de Castille.

CHAPITRE XLI

Comment le roi, de retour à Valence, trouva des envoyés du roi de Grenade qui demandait une trêve, qu’il lui accorda pour cinq ans ; et comment il s’occupa à recueillir de l’argent dans tous ses royaumes.

Arrivé dans le royaume de Valence, il trouva des envoyés du roi de Grenade[22] qui demandait une trêve et lui envoyait des joyaux et des présents considérables. Le roi En Pierre, voyant que ses projets avaient un heureux commencement, accorda la trêve pour cinq années. Certes, il n’y eût consenti pour rien au monde s’il n’eût toujours eu présent à la pensée de venger les rois Manfred, Conradin et Enzio, et ce fut ce projet de vengeance seul qui le décida à faire ladite trêve. Cela fait, il vit qu’il avait accompli la première de ses trois propositions, qui était de s’assurer que de nulle part ne pourrait venir dommage à son pays, et qu’il pouvait en toute confiance entreprendre l’expédition qu’il avait conçue. Il songea alors au second point, qui était de se procurer des fonds. Il manda à tous ses vassaux de le seconder de leurs moyens pécuniaires, attendu qu’il avait à faire un voyage qui serait d’une grande utilité à lui et à ses peuples ; et il était tellement connu d’eux comme honnête et bon, qu’ils étaient bien assurés qu’il ne leur faisait pas de vaines promesses, et chacun lui accordait tout ce qu’il demandait. Il mit partout ses royaumes des sixièmes et autres aides qui s’élevaient à des sommes considérables ; et tous ses sujets les payèrent exactement. Je le laisserai recueillant cette aide dans tous ses pays, et reviendrai au roi Charles.

CHAPITRE XLII

Comment le prince de Tarente, après l’entrevue de Toulouse, se rendit auprès du roi son père, et lui raconta le mauvais accueil qu’il avait eu du roi En Pierre ; et comment le roi En Pierre, se fiant en ses seules forces, ne se mit point en peine de ce que pourrait faire ledit roi En Pierre.

Quand le prince de Tarente eut quitté Toulouse il se rendit auprès de son père, le roi Charles, qui lui demanda ce qui s’était passé dans les conférences. Son fils lui raconta comment le roi de France et le roi de Majorque l’avaient honorablement reçu, mais ajouta que le roi d’Aragon n’avait jamais voulu se familiariser avec lui et s’était toujours montré rude et haineux à son égard. Le roi Charles en fut fâché ; il comprit bien que c’était une épine qu’il avait au cœur, comme il s’en était déjà douté ; toutefois, ayant grande confiance en ses chevaliers et en sa puissance, il se dit en son cœur qu’il n’avait rien à redouter de lui. Il pouvait bien penser ainsi, puisqu’il possédait quatre avantages que n’avait aucun autre roi. Premièrement, il était regardé comme le plus habile et le plus courageux prince du monde, depuis la mort du roi En Jacques d’Aragon ; la seconde chose était que, possédant tout ce qui avait appartenu au roi Manfred, il était le roi le plus puissant qui fût alors ; troisièmement il était comte de Provence et d’Anjou ; et enfin il était sénateur de Rome et vicaire général de toute la Toscane, de la Lombardie et de la Marche d’Ancône, et de plus vicaire général de tout le pays d’outre-mer,[23] et chef suprême de tous les chrétiens qui se trouvaient outremer, ainsi que des Ordres du Temple, de l’Hôpital et des Allemands,[24] aussi bien que des cités, châteaux, villes et de toutes les nations chrétiennes qui y étaient ou pourraient y venir ; il avait aussi l’appui du Saint-Père et de la sainte Église romaine qui comptaient sur lui comme leur grand gonfalonier et gouverneur. D’un autre côté il avait encore pour lui la maison de France, car son frère le roi Louis, avant sa mort, avait recommandé son frère Charles au roi Philippe qui devenait roi de France ; il comptait donc sur lui comme il l’eût fait sur son frère Louis, s’il eût vécu. Ainsi en considérant sa puissance il ne pouvait redouter le roi En Pierre ; il énuméra bien son pouvoir en son cœur, mais il ne songea pas à celui de Dieu. Or, celui qui se confie plus en sa puissance qu’en celle de Dieu peut être certain que Dieu lui fera sentir sa force, et donnera à connaître et à comprendre à tout le monde qu’il n’y a rien de réel que la puissance de Dieu ; mais j’ai tant parlé déjà de cette puissance de Dieu qu’il ne m’est plus nécessaire d’en parler. Or ce roi se reposait ainsi dans l’espoir de ses forces.

CHAPITRE XLIII

Où l’on raconte quelle fut la cause qui fit révolter l’île de Sicile contre le roi Charles ; comment ledit roi assiégea Messine ; et comment Boaps s’insurgea contre son frère Mira-Busach, et se fit couronner roi de Bugia.

Etant plein de ces hautes pensées, il avait placé dans toute l’île des officiers qui ne faisaient et disaient que tout mal et tout orgueil. Il ne leur semblait pas qu’il y eut au monde d’autre Dieu que le roi Charles, de sorte qu’ils ne respectaient ni Dieu ni homme ; et ils faisaient tant et tant que c’était une merveille que les Siciliens ne les égorgeassent, plutôt que de souffrir tout ce que leur faisaient ces Français. Entre autres méfaits il arriva le suivant : Il y a à Palerme, auprès du pont de l’Amiral, une église dans laquelle, à toutes les fêtes de Pâques, se rendent pour la bénédiction toute la ville et principalement toutes les femmes de Palerme. Un jour de Pâques donc,[25] il se trouva qu’avec les autres femmes y allèrent plusieurs nobles dames qui étaient fort belles. Les sergents français sortirent et trouvèrent ces belles dames qui arrivaient, accompagnées de nobles jeunes gens, leurs parents. Les Français, pour avoir un prétexte de mettre la main où ils voudraient à ces belles dames, prétendirent que les jeunes gens portaient des armes, et ils les visitèrent. Voyant qu’ils n’en avaient pas, ils les accusèrent de les avoir confiées aux dames, et, comme pour s’en assurer, ils mirent la main sur elles et leur prirent la gorge et touchèrent partout. D’autres hommes, qui étaient avec d’autres femmes, virent ce qui se passait et aussi que les Français frappaient ces jeunes gens de nerfs de bœuf, et que ceux-ci prenaient la fuite, et ils s’écrièrent : « Ah ! Dieu le Père ! Qui pourrait supporter tant d’insolence ? » Ces clameurs parvinrent à Dieu, et il voulut que vengeance fût tirée de cette action et de tant d’autres, si bien qu’il enflamma le courage de ceux qui étaient présents à cet acte d’orgueil, et ils s’écrièrent : « Qu’ils meurent ! Qu’ils meurent ! » A peine ce cri eut-il été poussé que tous, à coups de pierre, se ruèrent sur les sergents français et les tuèrent. Après les avoir tués, les Siciliens rentrent dans Palerme en s’écriant, hommes et femmes : « Mort aux Français ! » Tout le monde courut aussitôt aux armes, et tous les Français trouvés dans Palerme furent mis à mort. Les gens de Palerme désignèrent alors pour leur capitaine messire Aleynep, qui était un des hommes les plus honorés parmi les riches hommes de Sicile ; après quoi, ayant formé un corps d’armée, ils parcoururent tous les lieux où ils savaient qu’il y eut des Français, et visitèrent toute la Sicile ; et tant qu’on trouva des Français il en fut tué. Que vous dirai-je ? Toute la Sicile se souleva contre le roi Charles ; on tua tous les Français qu’on put rencontrer ; il n’en échappa pas un de ceux qui étaient en Sicile.[26] Cela advint par la miséricorde de Dieu qui souffre bien pendant un temps le pécheur, mais qui fait tomber le glaive de sa justice sur les méchants qui ne veulent point s’amender. C’est ainsi qu’il en frappa ces maudits orgueilleux qui dévoraient le peuple de Sicile, peuple toujours bon et soumis envers Dieu et envers ses seigneurs ; ce qu’il est aujourd’hui, car il n’est pas au monde de peuple qui ait été, soit, et, s’il plaît à Dieu, sera toujours plus loyal envers les seigneurs qu’il a eus depuis ce temps, ainsi que vous l’apprendrez.

Quand le roi Charles fut instruit du dommage qu’il venait d’éprouver, il fut violemment courroucé. Il réunit aussitôt une grande armée, et vint assiéger Messine par terre et par mer ;[27] et cette armée était si nombreuse qu’il y avait quinze mille hommes de cavalerie, de l’infanterie sans nombre, et cent galères ; et cela contre une cité qui alors n’était point murée ; il semblait donc qu’elle dût être prise à l’instant, vu son peu de défense ; mais ce pouvoir n’était rien, comparé au pouvoir de Dieu, qui gardait et protégeait les Siciliens dans leur bon droit.

Je laisse le roi Charles assiégeant Messine, et vais parler de la maison de Tunis et de ce qui s’y passa.

Mira-Busach ayant été fait, comme vous l’avez vu plus haut, roi par les mains du roi En Pierre d’Aragon, son frère Boaps s’en alla à Bugia et à Constantine, et, avec l’appui de ces deux villes, il s’éleva contre son frère Mira-Busach et se fit couronner roi de Bugia. Chacun des deux frères resta en son royaume ; et plus tard quand Boaps, roi de Bugia et de Constantine, mourut, il laissa pour roi de Bugia son fils aîné, Mira-Bosecri, et pour seigneur de Constantine son second fils, Bugron.

CHAPITRE XLIV

Comment Bugron, fils de Boaps et roi de Constantine, envoya des députés au roi d’Aragon pour lui faire dire qu’il voulait se faire chrétien et devenir son homme, et lui donner Constantine et tout son pays ; et de l’immense armement que fit le roi En Pierre pour passer à Alcoyll.

Après cela, ledit Mira-Bosecri voulut s’emparer de Bugron et lui ravir son héritage. Celui-ci, apprenant ce dessein, vit bien qu’il ne pourrait se défendre à moins qu’il n’eût recours au roi d’Aragon. Il lui fit dire qu’il désirait se faire chrétien par ses mains, et que ledit seigneur roi n’avait qu’à se rendre à Alcoyll, qui est le port du pays de Constantine et qu’aussitôt il lui livrerait la ville de Constantine qui est la plus forte ville du monde, et que lui se ferait chrétien, lui remettrait toutes les terres qu’il possédait, et se déclarerait son homme, son filleul, son vassal ; et il le conjurait au nom de Jésus-Christ de recevoir ce qu’il lui offrait, car il n’agissait ainsi que parce que Dieu l’avait prescrit à son âme et à son corps.

Le roi ayant entendu ces choses, que lui mandait le seigneur de Constantine par ses messagers, leva les mains au ciel et dit : « Seigneur vrai Dieu ! Louanges et grâces vous soient rendues de ce que vous faites en ma faveur. Plaise à votre merci que si cela doit arriver pour votre gloire et pour le bien démon royaume, la chose vienne à bonne fin ! »

Les messagers étaient deux chevaliers sarrasins très prudents qui feignirent d’être venus pour le rachat de quelques captifs, et ils remplirent leur mission si secrètement qu’il n’y eut que le roi qui en sut rien. Le roi manda deux marchands sages et prud’hommes ; il leur dit de charger un navire de leurs marchandises et de partir pour Alcoyll avec le navire. Les deux Sarrasins partirent avec eux, emmenant dix captifs qu’ils avaient rachetés pour cacher qu’ils fussent dans cette intrigue. Le roi ordonna à ces marchands, quand ils seraient à Alcoyll, de monter jusqu’à Constantine avec une partie de ces marchandises, de voir Bugron, et de savoir si ce que ces messagers avaient dit était vrai. Ainsi le roi voulait découvrir la vérité, car les marchands étaient prud’hommes et ses sujets nés ; il leur commanda, sous peine de punition de leurs corps et de leurs biens, de ne rien confier à personne. Comme il le commanda, ainsi fut-il fait.

Arrivés à Constantine, ils racontèrent le fait à Bugron, et alors le roi et Bugron furent également assurés de leurs intentions mutuelles. Le roi s’occupa dès lors à faire construire des nefs, des galères, des lins et des barques pour transporter des chevaux, et sur toute la côte on fit de grands travaux de navires et d’immenses apprêts pour tout ce qui est nécessaire au passage d’un tel seigneur, de sorte que, par tous ses royaumes, chacun était émerveillé de ces grands préparatifs. A Collioure les forgerons ne faisaient que des ancres, et tout ce qu’il y avait de charrons en Roussillon étaient venus à Collioure, où ils construisirent des nefs, lins, barques et galères. Il en était die même à Rosés, Torella, Palamos, Saint-Féliu, Saint-Paul-de-Marestin. Quanta Barcelone, il n’est pas besoin de dire quelle peine on s’y donnait et le travail qu’on y faisait. On faisait de même à Tarragone, Tortose, Paniscola, Valence ; enfin sur toute la côte de la mer. Dans l’intérieur on faisait des balistes, carreaux, crocs, lances, dards, cuirasses, chapeaux de fer, jambarts, cuissards, écus, pavois et mangonneaux ; sur la côte se faisaient des trébuchets ; dans les carrières et ailleurs on préparait des pierres propres à être lancées ; les travaux étaient si grands que le bruit s’en répandit dans tout le monde.

CHAPITRE XLV

Comment le roi de Majorque et l’infant don Sanche prièrent le roi En Pierre de leur dire quelles étaient ses intentions ; et comment le roi En pierre refusa de le dire ; seulement il confia son pays à l’infant don Sanche.

Le roi de Majorque alla vers le roi d’Aragon ; il le pria de lui communiquer ce qu’il avait résolu de faire, offrant de le suivre partout avec toutes ses forces. « Frère, je ne désire pas, lui répondit le roi, que vous me suiviez, mais bien que vous demeuriez et preniez soin de tout mon royaume. Au reste, je vous prie de n’être point fâché si je ne vous découvre pas mes projets ; car s’il était quelqu’un au monde à qui je voulusse ouvrir mon cœur, ce serait à vous ; mais je ne puis vous faire part du but de ce voyage. Je vous prie aussi de ne pas prendre en mauvaise part si je n’accepte l’aide ni le secours de personne au monde, sauf celui de Dieu, de mes vassaux et de mes sujets. »

Là-dessus le roi de Majorque n’insista pas davantage ; le roi de Castille, et son neveu l’infant don Sanche, firent la même démarche. L’infant don Sanche vint même à ce sujet le voir en Aragon, et lui offrit, de la part de son père et de la sienne, de le suivre en personne avec toutes leurs forces, et ajouta qu’il pouvait avoir trente ou quarante galères de Séville et de ses autres ports, bien armées et appareillées. Que vous dirai-je ? La même réponse lui fut faite qu’à son frère le roi de Majorque, excepté qu’il dit qu’il lui recommandait le soin de son royaume comme à quelqu’un qu’il regardait comme son fils. Le seigneur infant lui répondit : qu’il acceptait volontiers cette recommandation et qu’il n’avait qu’à prévenir tous ceux qu’il laissait munis de ses procurations, que, dès qu’ils auraient besoin de quelque secours que ce fût, ils le lui fissent dire, et que, toutes affaires cessantes, il se rendrait près d’eux en personne avec toutes ses forces. Le roi d’Aragon en fut très charmé ; il l’embrassa plus de dix fois, après quoi ils prirent congé l’un de l’autre. L’infant retourna en Castille et rendit compte au roi son père de tout ce qui s’était passé entre eux. « O Dieu ! s’écria le roi, quel cœur de seigneur au monde est comparable à un cœur pareil ! »

Peu de temps après le roi don Alphonse de Castille mourut, et l’infant don Sanche lui succéda ; mais je laisse là le roi don Sanche de Castille et retourne au roi d’Aragon.

CHAPITRE XLVI

Comment, après le départ de l’infant don Sanche, le roi En Pierre commença à reconnaître les côtes de la mer, à faire préparer des biscuits et autres objets, et à envoyer ses ordres écrits à tous ceux de ses sujets qui devaient le suivre.

Aussitôt après le départ de l’infant don Sanche, le roi d’Aragon alla parcourir toutes ses côtes pour inspecter les travaux. Il ordonna à Saragosse, Tortose, Barcelone et Valence, de faire du biscuit ; et il fit venir à Tortose une grande quantité d’avoine et de froment, et il en fit tellement venir que Tortose ne pouvait le contenir, et qu’on fut obligé de construire des baraques en bois pour l’y déposer. En même temps il écrivit à tous les riches hommes de son royaume qu’il voulait qu’ils vinssent avec lui dans cette expédition, et qu’ils eussent à se préparer à le suivre avec tant de cavaliers, tant d’arbalétriers et tant de piétons ; et à chacun il faisait parvenir, soit dans leurs terres, soit là où ils voulaient, tout l’argent dont ils Avaient besoin. Il ordonna que personne n’eût à s’occuper de s’approvisionner de viande, de vin, ni d’orge, parce qu’il aurait soin d’avoir tout ce qui était nécessaire pour le voyage. Le roi faisait cela, afin qu’ils n’eussent à s’occuper chacun que du harnois de leur personne et qu’ils arrivassent bien armés et équipés.

La chose alla ainsi, car on ne vit jamais jusqu’ici aucun voyage de mer aussi bien approvisionné de harnois de corps, de chevaux, d’arbalétriers, et de gens de pied, et de marins, que le fut celui-ci. Les ordres furent si bien donnés qu’il s’y trouva vingt mille et, tous de la frontière, et huit mille arbalétriers des pays d’en haut. Le roi voulut avoir auprès de lui mille chevaliers, tous de haut parage, un grand nombre d’arbalétriers de Tortose, d’Aragon et de Catalogne, et de varlets de menées.[28] Que vous dirai-je ? L’armement était si considérable que tous les rois et seigneurs du monde, soit chrétiens, soit sarrasins, qui avaient des possessions maritimes, se tenaient sur leurs gardes et craignaient beaucoup pour leur pays ; car nul homme né ni vivant au monde n’était instruit de ses projets.

CHAPITRE XLVII

Comment le pape, le roi de France et autres princes chrétiens envoyèrent leurs messagers devers le roi d’Aragon, le priant de leur dire quelles étaient ses intentions ; et comment chacun d’eux reçut la même réponse.

Le pape lui envoya dire qu’il le priait de lui découvrir ce qu’il voulait faire, ajoutant que, s’il se découvrait à lui, il pourrait bien aller en tel lieu où il serait lui-même disposé à lui offrir et de l’argent et des indulgences. Le roi lui répondit : qu’il lui était infiniment obligé de ses offres, mais qu’il le priait de ne pas s’offenser s’il ne pouvait en ce moment lui communiquer ses projets ; que sous peu il le pourrait, et qu’alors il réclamerait ses secours en argent et en indulgences, mais qu’il voulût bien l’excuser pour le présent. Les messagers du pape lui rapportèrent cette réponse ; sur quoi il dit : « Sur ma foi ! Voici que nous aurons un second Alexandre. »

Il vint au roi d’Aragon d’autres messagers de la part du roi de France, son beau-frère, avec une demande pareille à celle faite par le pape, et ils s’en retournèrent avec une pareille réponse.

Il en vint aussi du roi d’Angleterre et de bien d’autres princes, et tous reçurent une même réponse ; il en fut du pape et des rois comme des comtes. Je ne dis rien des princes sarrasins, mais chacun d’eux était épouvanté, craignant que l’orage ne tombât sur lui. C’était la chose la plus merveilleuse du monde que la grande quantité de phares, de signaux et de gardes qui étaient disséminés sur toute la terre de Barbarie. Les gens du roi de Grenade disaient à leur seigneur : « Seigneur, comment ne fortifiez-vous pas Bera, Almeria, Servenia, Monecha et Malaga, car certainement c’est sur vous que tombera le roi d’Aragon. — Folles gens que vous êtes, leur disait le roi, que me dites-vous ? Ignorez-vous que le roi d’Aragon a conclu une trêve de cinq ans avec moi, et pensez-vous qu’il veuille enfreindre sa promesse ? Non, ne le croyez point ; c’est un homme si fier et de si haut cœur, que pour rien au monde il ne voudrait manquer à sa parole. Plût à Dieu qu’il voulût me permettre d’aller avec lui avec toutes mes forces, soit qu’il marchât contre les chrétiens, soit qu’il attaquât les Sarrasins ! Car en vérité je vous le dis, je le suivrais à mes frais et à mon péril. Ainsi, croyez-moi, abandonnez ces soupçons ; je ne veux pas que dans tout mon pays il soit placé une seule garde de plus pour cela. La maison d’Aragon est la maison de Dieu, la maison de la bonne foi et de la vérité. »

Que vous dirai-je ? Tout l’univers avait les yeux fixés sur les ailes déployées de ce seigneur pour savoir où il abattrait son vol. Mais qui que ce soit qui et en avoir peur, Bugron en ressentait une vive joie. Je laisse de côté toutes ces diverses conjectures, et vais parler du roi d’Aragon et de ses mesurés pour l’inspection et la dépêche du tout.

CHAPITRE XLVIII

Comment le roi En Pierre, après avoir terminé ses visites, tint ses cortès à Barcelone, dans lesquelles il régla les affaires du royaume, et fit amiral son fils En Jacques-Pierre, qu’il chargea de surveiller les travaux qui se faisaient en Catalogne, ainsi que la construction des galères ; et comment, au jour fixé, tout le monde fut réuni au port Fangos.

Ledit seigneur roi ne cessait de visiter, examiner et hâter tous ses ouvrages. Aussi avançait-on tout, à cause de lui, plus rapidement on huit jours qu’on n’aurait pu le faire dans l’espace d’un mois s’il ne fût allé inspecter les travaux en personne. Or, voyant que tout était presque terminé, il convoqua ses cortès à Barcelone et là il régla les affaires de son royaume et les objets relatifs à son expédition. Il créa amiral un fils naturel qu’il avait et qui se nommait En Jacques-Pierre, jeune homme très agréable et fort capable en toutes choses. Ledit En Jacques-Pierre prit le bâton d’amiral, et nomma vice-amiral un chevalier catalan de très bonne maison, nommé En Cortada, bon homme d’armes et plein de bon jugement et d’expérience sur tout ce qui était propre à la chevalerie. Apres cela il fixa au 1er mai le jour auquel tous ceux qui devaient être du voyage seraient rendus au port Tangos[29] tout armés et prêts à s’embarquer. Il ordonna qu’En Raymond Marquet et En Bérenger Mallol seraient chargés de faire pousser avec vigueur les travaux de Catalogne, aussi bien galères que barques et nefs. Il désigna en chaque lieu de bons marins pour tenir l’œil aux préparatifs qui se faisaient pour le passage aux lieux de leurs résidences. Dans Valence !e seigneur En Jacques-Pierre qui était du royaume de Valence, se chargea de hâter les préparatifs de la flotte aussi bien que des cavaliers, des almogavares et des arbalétriers du pays d’en haut. Que vous dirai-je ? en tous lieux, soit de la côte, soit de l’intérieur, le roi voulut que les troupes et les travaux fussent rapidement poussés, afin qu’au jour désigné tout fût réuni et par mer et par terre, ceux-ci à Tortose, ceux-là au port Fanges. Que vous dirai-je de plus ? Tout le monde s’y rendit avec la meilleure volonté ; ceux qui devaient emmener cent balistes en emmenèrent deux fois autant, et les varlets les suivirent, sans même qu’on le voulût, et refusèrent de recevoir un sou de solde. Tout ce qu’il y avait de captals au royaume d’Aragon, en Catalogne et Valence, et les syndics de toutes les cités s’y rendirent aussi. Le roi arriva et campa devant le port Fangos, où toute la flotte était réunie avec tout ce qui était nécessaire au voyage, de sorte que le roi, les comtes, barons, chevaliers, almogavares et varlets de menées n’avaient plus qu’à s’embarquer.

CHAPITRE XLIX

Comment le roi En pierre fit publier que son dessein était du s’embarquer au port Fangos et de prendre congé ; et comment le comte de Pallars, au nom de tous, pria le roi de lui dire quelles étaient ses intentions, ce qu’il ne voulut point faire ; et des précautions qu’il prit pour en faire pari aux patrons et mariniers.

 Le roi s’étant assuré que tout était prêt, nefs, galères et autres vaisseaux, en fut rempli de joie. Il fit publier alors à son de trompes : que tous gens de tous états eussent à se rassembler pour entendre ce que le seigneur roi avait à leur dire, et qu’après leur avoir parlé il voulait prendre congé et s’embarquer. A cette annonce, tous se rendirent à l’assemblée, prélats, riches hommes, chevaliers et toutes autres personnes. Lorsque tous furent réunis, le roi monta sur un échafaud en bois qu’il avait fait construire à une hauteur suffisante pour que tout le monde et le voir et l’entendre, et vous pouvez croire qu’il fut attentivement écouté. Il commença à ; parler et à dire de très bonnes paroles, appropriées à la circonstance, à ceux qui devaient le suivre comme à ceux qui devaient rester. Lors qu’il eut terminé son discours, le noble En Arnaut Roger, comte de Pallars, qui était du voyage, lui dit :

« Seigneur, tous vos gens, aussi bien nous autres qui partons avec vous que ceux qui demeurent, ont entendu avec beaucoup de plaisir les bonnes paroles que vous leur avez dites, et tous ensemble nous vous supplions humblement de nous dire et découvrir où votre volonté est d’aller. » Et il ajouta : qu’il n’y aurait nul inconvénient à leur faire part de ce dessein puisqu’on était si près du moment de l’embarquement ; que ce serait une satisfaction pour tous, aussi bien ceux qui étaient de l’expédition comme ceux qui resteraient, et qu’en mène temps les marchands et autres bonnes gens se prépareraient pour porter à l’armée des approvisionnements de vivres et autres rafraîchissements, et enfin que les villes et cités continueraient à lui envoyer des aides et secours de toutes sortes.

Le roi répondit : « Comte, je veux que vous sachiez, vous et tous ceux qui sont ici comme ceux qui ne s’y trouvent pas, que, si j’étais persuadé que ma main gauche sût ce que doit faire ma droite, je me couperais ma main gauche. Or donc, qu’il ne soit plus question de cela ; mais que ceux de vous qui doivent me suivre se disposent à s’embarquer. »

Quand le comte et les autres eurent ouï d’aussi hautes paroles, ils ne répliquèrent point ! Toutefois ils dirent : « Ordonnez, seigneur, et nous obéirons. Veuille notre Seigneur vrai ; Dieu, et madame sainte Marie et toute la cour céleste, que vos projets s’accomplissent à leur honneur et accroissement, ainsi qu’à votre propre honneur et à celui de tous vos sujets ! Puissent-ils nous accorder la faveur de vous servir de telle manière que Dieu et vous en soyez satisfaits ! »

Là-dessus, le comte d’Ampurias, le vicomte de Rocaberti et autres riches hommes qui n’étaient pas du voyage, dirent : « Seigneur, daignez permettre que nous aussi nous nous embarquions avec vous, et pour rien au monde ne nous laissez ici, car nous sommes tout prêts à partir aussi bien que ceux qui ont déjà reçu l’ordre écrit de se rendre à ce voyage. »

Le roi répondit au comte, au vicomte et aux autres : « Nous sommes très reconnaissant de votre offre et de votre bonne volonté, mais nous nous contenterons de vous répondre, que vous nous servirez autant en restant ici que les autres en nous accompagnant. »

Ayant ainsi parlé, il les bénit, les signa tous et les recommanda à Dieu. Et si jamais on entendit des pleurs et des cris, ce fut au moment des adieux. Le roi, qui de tous les princes qui jamais existèrent était bien celui qui avait le plus de force d’âme, ne et s’empêcher de pleurer. Il se leva et alla prendre congé de la reine et des infants ; il leur fit mille amitiés, les signa et leur donna sa bénédiction. On lui avait préparé un lin armé, et il s’embarqua accompagné d’autant de bénédictions et d’actions de grâces que seigneur en reçût jamais. Lorsqu’il fut embarqué chacun se disposa à en faire autant ; si bien qu’en deux jours tout le monde fut à bord ; et, sous le bon plaisir de notre Seigneur vrai Dieu, de madame sainte Marie et de tous les benoîts saints et saintes, ils firent tous voile du port Fangos pour ce bon voyage, l’année de l’incarnation de notre Seigneur vrai Dieu Jésus-Christ, douze cent quatre-vingt-deux. Quand tous eurent fait voile, il s’y trouva plus de cent cinquante voiles d’une ou d’autre espèce. Lorsqu’ils furent parvenus à vingt milles en mer, l’amiral En Jacques-Pierre alla avec un lin armé à toutes les nefs, lins, galères, longues barques, petites barques, et remit à chaque chef un ordre scellé et cacheté du sceau du roi, clos et fermé par ledit cachet. Il ordonna à chaque patron de prendre la route du port Mahon dans l’île de Minorque, d’entrer tous dans ledit port et de s’y rafraîchir, et lorsqu’ils seraient sortis du port Mahon, et à la distance de dix milles en mer, d’ouvrir l’ordre, mais non pas plus tôt, sous peine de forfaiture de leur personne, après quoi ils suivraient la route que je dit seigneur roi leur désignait dans son ordre. On fit ce que l’amiral avait prescrit.

 CHAPITRE L

Comment la flotte du roi En Pierre cuira à Mahon, port de Minorque ; et de la grande méchanceté que le Moxérif de Minorque fit au roi En Pierre, ce qui fut cause qu’on coupa la tête à En Bugron.

Ils entrèrent tous au port de Mahon et s’y rafraîchirent. Le Moxérif de Minorque vint au roi et lui dit : « Seigneur, que souhaitez-vous ? Ordonnez ce que vous voulez que je fasse, et si vous venez pour vous emparer de l’île, je suis prêt à vous obéir. »

Le roi lui répondit : « Ne craignez rien, nous ne venons pas dans l’intention de faire ennui ni tort à vous ou à votre île, soyez-en convaincu. »

Le Moxérif se leva, lui baisa les pieds et lui rendit grâces, et aussitôt il fit livrer au roi et à toute la flotte une quantité si prodigieuse de rafraîchissements, qu’il serait bien difficile de les énumérer, et que le roi en eut en telle abondance qu’ils suffirent pour plus de huit jours. Toutefois il commit une bien mauvaise action ; car dans la nuit il fit partir pour Bugia une barque armée, montée par des Sarrasins, pour annoncer sur toute la côte : que le roi était avec toute sa flotte dans le port de Mahon ; qu’il pensait bien qu’ils iraient à Bugia, et qu’ils devaient prendre garde à eux. En Bugron, seigneur de Constantine, ayant, ainsi que les autres, appris cette nouvelle, en éprouva la plus grande joie qu’un homme puisse éprouver, et, au lieu d’être discret, il s’abandonna au mouvement de joie qu’il ressentait, et fit part de ce qu’il avait dans le cœur à quelques amis intimes et à des parents auxquels il se confiait de tout. Il fit cela aussi afin de se disposer à faire ce qu’il avait promis au roi ; mais l’an de ceux à qui il s’était confié répandit la chose par toute la cité et en fit part aux cavaliers Sarrasins de la ville qui étaient avec lui. Que vous dirai-je ? Tous se soulevèrent avec grande rumeur et lui coupèrent la tête, ainsi qu’à douze autres qui étaient d’intelligence avec lui. Ils envoyèrent aussitôt un messager au roi de Bugia pour qu’il vienne s’emparer de la cité et de toute la terre et il le fit ainsi.

Nous cesserons maintenant de parler d’eux et reviendrons au roi d’Aragon.

CHAPITRE LI

Comment le roi En Pierre aborda au port d’Alcoyll, et comment il apprit la mort d’En Bugron, ce qui l’affligea beaucoup ; du grand nombre de Moabites qui se réunirent, tandis que les nôtres se fortifiaient ; et des hauts faits d’armes qu’ils firent, au moyen des heureux secours que leur fournit la Catalogne.

Le roi ayant fait rafraîchir sa flotte partit de Mahon ; et quand on fut à dix milles en mer, chacun ouvrit l’ordre écrit dans lequel se trouva la notification de se rendre au port d’Alcoyll ; ils prirent terre à la ville d’Alcoyll. Les habitants voulurent s’enfuir ; mais un petit nombre seul y parvint. Cependant on fit mettre à terre tous les chevaux, et ainsi tous les hommes entrèrent. Aussitôt que toutes les troupes furent débarquées, le roi demanda aux Sarrasins qui avaient été pris récemment des nouvelles d’En Bugron. Ceux-ci lui racontèrent ce qui s’était passé, ce dont le roi fat très affligé ; cependant, comme il était venu, il voulut que son voyage s’accomplit au plaisir de Dieu et de la sainte foi catholique. Il ordonna de construire un mur avec des pieux liés au moyen de cordes passées dans des anneaux, et d’en entourer la ville et l’armée. Il fit descendre des vaisseaux les maçons qu’il avait amenés et ils formèrent de terre battue les barrières et les chemins par lesquels les ennemis pouvaient arriver en dehors de ces murailles. Tandis qu’on s’occupait de ces ouvrages il se réunit aux environs plus de trente mille cavaliers Sarrasins, et une si grande quantité de gens de pied que la plaine et les montagnes en étaient couvertes. Les maudits Morabites allaient prêchant et criant par toute la Barbarie et répandant leurs absolutions sur leur méchante race. Dans l’espace d’un mois il s’y rendit plus de cent mille hommes à cheval et une quantité innombrable d’hommes à pied. Le comte de Pallars, voyant une si grande réunion de gens, fit construire un fort en bois et en terre, sur une hauteur voisine de la ville d’Alcoyll, et de là, avec quelques autres, il fondait tous les jours sur les ennemis, de sorte que ce monticule fut nommé le Mont de l’Escarmouche.[30] Là se faisaient chaque jour de tels faits d’armes qu’on ne pourrait pas les compter ; enfin quiconque eût aimé à voir ce que c’est que le courage et l’audace d’un seigneur pouvait se satisfaire en allant en ce lieu.

Quand on était au fort de la mêlée, si le roi voyait que les chrétiens eussent le dessus, il s’élançait au plus épais des ennemis, et frappait de tous côtés. Ne croyez pas que jamais Alexandre, Rolland ni Olivier aient pu faire des exploits pareils à ceux que le roi faisait chaque jour, et, à ses côtés, tous les riches hommes, chevaliers, almogavares et hommes de mer qui s’y trouvaient. Chacun peut s’imaginer combien il était nécessaire au roi et à tout son monde que cela fut fait ainsi, puisqu’ils se trouvaient en un lieu non défendu, au milieu d’une plaine, sans remparts et sans murailles, si ce n’est la palissade dont j’ai parlé ; et ils avaient en face d’eux des rois, fils de rois, barons et moaps sarrasins, qui étaient la fleur de tous les Sarrasins du monde et qui n’étaient venus que pour anéantir les chrétiens. Si ceux-ci se fussent montrés endormis dans leur guet, vous pensez qu’on les eût réveillés par des sons de bien mauvais augure pour eux ; aussi fallait-il qu’ils se gardassent bien de la moindre négligence ; et là où étaient les plus beaux faits d’armes et le plus grand danger, là se trouvait avec le plus de plaisir le roi ainsi que les siens. Jamais aussi armée ne fut mieux approvisionnée de tous biens que celle-là et l’abondance allait toujours croissant. Lorsqu’on sut en Catalogne que le roi était à Alcoyll, chacun, comme s’il eût dû obtenir des indulgences, ne songeait qu’à charger les nefs et lins d’hommes, de provisions de bouche, d’armes et de secours de toutes sortes. Ils faisaient si bien, qu’il y arrivait quelquefois vingt et trente voiles chargées de toutes choses, tellement que le marché y était mieux pourvu qu’en aucun lieu de la Catalogne.

Quand le roi eut reconnu tout le pays et se fut assuré des forces des Maures et Sarrasins, il pensa qu’il serait facile de s’emparer de la Barbarie, si le pape voulait l’aider et de son argent et de ses indulgences ; il vit que jamais les chrétiens ne s’étaient trouvés en meilleure position ; que jamais roi de France ni d’Angleterre, jamais le roi Charles, jamais enfin aucun roi chrétien qui eût fait le voyage d’outre-mer ou fût allé à Tunis, au moyen des croisades et des trésors de l’Église, n’avait occupé autant de pays en Barbarie qu’il le faisait en ce moment ; que de Giger à Bona il n’osait paraître un Sarrazin, et qu’au contraire, sur toute la côte les chrétiens apportaient, sans être inquiétés, du bois à l’armée ; qu’ils y tenaient leurs bêtes sans qu’aucun Sarrazin osât s’en approcher ; que les chrétiens au contraire faisaient des incursions à cheval à trois et quatre journées, et enlevaient des hommes et du bétail, et que les Sarrasins n’osaient s’éloigner de leur armée, craignant d’être aussitôt captifs. En effet nos gens en enlevaient chaque jour quelques-uns ; aussi pendant un mois il s’en faisait journellement des encans à Alcoyll, de telle sorte que le roi et l’armée se regardaient comme en toute sûreté ; et c’était vraiment une chose merveilleuse. Quelquefois le roi poussait son cheval en avant avec cinq cents cavaliers seulement, et laissait les autres aux barrières ; et avec ces cinq cents hommes brochants avec lui, il faisait éparpiller les Sarrasins, de manière à ce qu’il n’y en eût pas un qui ne fût séparé des siens ; et il s’en faisait alors un tel carnage, que ce serait une fatigue que de le raconter. Ils en prenaient aussi une telle quantité, que pour un double on achetait un Sarrazin. Ainsi tous les chrétiens étaient riches et satisfaits, et le roi par-dessus tous les autres.

Je cesserai de vous entretenir de ces faits d’armes de tous les jours pour vous parler des pensées qui occupaient le roi.

CHAPITRE LII

Comment le soigneur roi Pierre étant à Alcoyll envoya le noble En Guillem de Castellnou au pape, pour le prier de le seconder par son argent et la prédication d’une croisade, afin de pouvoir faire la conquête de la Barbarie.

Le roi, voyant que les choses allaient si bien et étaient si honorables pour la chrétienté, ordonna au noble En Guillem de Castellnou, honorable captai[31] de Catalogne et son parent, de se rendre auprès du Saint-Père, à Rome, avec deux galères. Il mandait audit noble : de s’embarquer aussitôt et de se rendre à Rome, sans s’arrêter nulle part jusqu’à ce qu’il fût parvenu auprès du pape ; de saluer lui et tous les cardinaux de sa part ; de le prier de faire assembler son consistoire, ayant à parler en présence de tous les membres, de la part du roi En Pierre. L’assemblée une fois réunie, il devait saluer encore une fois de sa part le pape et tous les cardinaux, et dire :

« Saint-Père, monseigneur En Pierre, roi d’Aragon, vous fait savoir qu’il est en Barbarie, en un lieu nommé Alcoyll, et qu’il pense qu’à l’aide de ce lieu il peut se rendre maître de toute la Barbarie. Si vous voulez bien, Saint-Père, le seconder au moyen de votre argent et de vos indulgences, il s’écoulera peu de temps avant qu’il ait accompli en grande partie ce dessein ; et je vous dis qu’avant trois mois il sera maître de la ville de Bona, dont saint Augustin fut évêque, et ensuite de la ville de Giger. A l’aide de ces deux villes, situées sur la côte près d’Alcoyll, l’une au levant et l’autre au couchant, il ne tardera pas, aussitôt après les avoir conquises, à s’emparer de toutes celles qui se trouvent le long de la côte. Et le pays de Barbarie est tel, que qui est maître des côtes, est maître de la Barbarie entière ; et ces gens là sont tels que quand ils se verront serrés de si près, la plupart se feront chrétiens. Saint-Père, le seigneur roi vous requiert donc, au nom de Dieu, de lui rendre ce seul service, et dans peu de temps, s’il plaît à Dieu, les revenus de la sainte Église s’élèveront plus haut qu’ils ne se sont jamais élevés. Et vous voyez déjà à quel point le roi son père a fait croître lesdits revenus de la sainte Église, sans qu’il ait eu en cela, aucun secours de personne. Voilà, Saint-Père, ce qu’il demande et requiert, et il vous prie de ne point tarder.

« Si par hasard il vous répondait : pourquoi n’a-t-il point dit tout cela aux envoyés que nous lui avons adressés en Catalogne ? » vous répondrez : « C’est qu’alors, Saint-Père, il n’était pas encore temps de vous dévoiler son secret, à vous ni à qui que ce fût, puisqu’il avait promis et juré à Bugron de ne le communiquer à aucun homme au monde ; ainsi, Saint-Père, vous ne pouvez lui en savoir mauvais gré. » Enfin, s’il se refusait à nous accorder aucun secours, protestez de notre part, et déclarez dans cette protestation : que, s’il ne nous envoie pas le secours que nous lui demandons, ce sera par sa faute seule que nous aurons à revenir dans notre royaume. Il doit savoir, lui et tout le monde, que malgré notre puissance nous n’avons pas assez d’argent pour pouvoir séjourner longtemps ici. Dieu veuille l’éclairer et lui bien faire savoir ce que nous avons en pensée, qui est que, dans le cas où il nous accorderait les secours que nous lui demandons, nous emploierons tous les jours de notre vie à l’aire fructifier la sainte foi catholique, et spécialement dans le pays où nous sommes venus. Je vous ordonne donc de remplir cette mission le plus habilement possible. »

— « Seigneur, répondit le noble En Guillem de Castellnou, j’ai bien compris ce que vous m’avez ordonné de dire et de faire, et, avec l’aide de Dieu, je m’en acquitterai de manière à ce que vous en soyez satisfait et m’accordiez votre bénédiction et vos grâces. Je prie Dieu de vous soutenir, de vous garder de tout mal et de vous accorder victoire sur tous vos ennemis. Si toutefois, seigneur, cela était de votre bon plaisir, vous avez ici beaucoup d’autres riches hommes plus habiles que moi, vous pourriez les envoyer à ma place, et j’en rendrais grâce à Dieu et à vous ; car alors je ne me séparerais pas de vous ; et je vous vois tous les jours vous exposer dans de tels lieux, que ce serait pour moi une grande douleur de ne pas m’y trouver à côté de vous. »

Le roi sourit et lui dit : « Je ne doute pas, En Guillem, que vous ne préférassiez beaucoup rester ici plutôt que de partir ; quant aux délices que vous m’accusez de trouver dans les faits d’armes, nous pouvons vous compter somme un de ceux de la Catalogne et de tous nos royaumes qui les recherchent aussi le plus vivement ; mais tranquillisez-vous et comptez qu’à votre retour vous trouverez encore tant à faire que vous pourrez vous en passer la fantaisie. Nous avons une telle confiance en vous que nous sommes persuadés que dans cette ambassade, ainsi qu’en de plus grandes choses, vous vous tirerez d’affaire aussi bien qu’aucun de nos barons. Partez donc ; que Jésus-Christ vous conduise et vous ramène sain et sauf auprès de nous ! »

Là-dessus ledit noble s’inclina jusqu’à terre et voulut lui baiser les pieds. Le roi ne le souffrit point ; mais il lui donna la main et le baisa à la bouche. Aussitôt, deux galères étant préparées et armées, il s’embarqua et partit. Dieu le conduise à bien ! Je le laisse aller, et parlerai du roi d’Aragon et de ses grands faits d’armes qui avaient lieu tous les jours à Alcoyll

CHAPITRE LIII

Comment les Sarrasins se disposaient à livrer une grande bataille et détruire la bastide du comte de Pallars ; et comment leur projet fut dévoile par un Sarrazin du royaume de Valence.

Un jour les Sarrasins décidèrent de venir en corps de bataille attaquer la bastide[32] du comte de Pallars, et de l’emporter ou de périr tous. Comme ils avaient pris cette résolution, un Sarrazin qui était du royaume de Valence vint, pendant la nuit, le dire au roi. « Quel est le jour où l’on doit faire cette attaque ? demanda le roi. — Nous sommes au jeudi, répliqua le Sarrazin, eh bien ! c’est dimanche malin qu’ils ont choisi pour leur expédition, parce qu’ils savent que c’est pour vous un jour de fête, et qu’ils pensent qu’alors vous et vos barons vous serez tous à la messe ; et pendant ce temps ils feront leur pointe. »

Le roi lui dit : « Va à la bonne aventure ; je te sais bon gré de ce que tu m’as dit, et tu peux croire qu’aux lieux où tu es né tu seras enrichi par nous au-dessus de tes amis. Nous désirons que tu restes parmi ces gens-là et que tu nous fasses part de tout ce qu’ils feront ; samedi au soir sois auprès de nous pour nous dire ce qui aura été résolu. — Seigneur, dit-il, je serai auprès de vous. »

Le roi lui fit donner vingt doubles d’or et il partit. Il ordonna ensuite aux gardes et vedettes qui veillaient la nuit, de laisser passer cet homme toutes les fois qu’il viendrait à eux et leur dirait : Alfandech car il était natif de la ville d’Alfandech. Là-dessus il s’éloigna.

Le roi rassembla son conseil et lui fit part de ce qu’avait dit le Sarrazin, et ordonna à ses vassaux et sujets de se tenir prêts, parce qu’il voulait attaquer les ennemis. Si jamais armée fut joyeuse, c’est celle-là, et les jours leur paraissaient une année.

CHAPITRE LIV

Comment des envoyés de Sicile vinrent trouver le roi, pleins de douleur et de tristesse ; de la réponse satisfaisante qu’il leur fit ; et comment les Français sont cruels là où ils ont le pouvoir.

Tandis qu’on était occupé de ces choses, on vit venir du côté du levant deux barques armées et bien tenues ; elles arrivèrent directement au port avec des pavillons noirs et y abordèrent. Si vous désirez savoir quelles étaient ces barques, et par qui elles étaient montées, je vous dirai que c’étaient des Siciliens de Païenne. Il s’y trouvait quatre chevaliers et quatre citoyens envoyés par la communauté de Sicile ; c’étaient des hommes sages et expérimentés. Dès qu’ils eurent pris terre, ils vinrent trouver le roi ; ils s’agenouillèrent, baisèrent trois fois la terre, se traînèrent à genoux jusqu’à lui, et se jetèrent à ses pieds, et les lui serrèrent ; et tous les huit criaient à la fois : « Seigneur, merci ! » et lui baisaient les pieds. On ne pouvait les en arracher. Tout ainsi que la Madeleine, lavait les pieds de Jésus-Christ de ses larmes, ainsi lavèrent ils les pieds du roi de leurs larmes. Leurs cris, leurs gémissements et leurs pleurs faisaient pitié ; ils étaient entièrement vêtus de noir. Que vous dirai-je ! Le roi se retirant en arrière leur dit : Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? — Seigneur, dirent-ils, nous sommes de la terre orpheline de Sicile, abandonnée de Dieu, de tout seigneur et de toute bonne aide terrestre ; malheureux captifs, nous sommes prêts, hommes, femmes et enfants, à périr tous aujourd’hui, si vous ne nous secourez. Nous venons, seigneur, vers votre royale majesté de la part de ce peuple orphelin, vous crier grâce et merci. Au nom de la passion que notre Seigneur a soufferte sur la croix pour le genre humain, ayez pitié de ce malheureux peuple ; daignez le secourir, l’encourager et l’arracher à la douleur et à l’esclavage auxquels il est réduit. Vous devez le faire, seigneur, par trois raisons : la première, parce que vous êtes le roi le plus saint et le plus juste qui soit au monde ; la seconde parce que la Sicile et tout le royaume appartient et doit appartenir à la reine votre épouse, et après elle à vos fils tes infants, comme étant ; de la lignée du saint empereur Frédéric et du saint roi Manfred, qui étaient nos légitimes seigneurs. Ainsi, selon Dieu, madame la reine Constance, votre épouse, doit être notre reine, et vos fils et les siens doivent être nos rois et seigneurs ; la troisième raison enfin, parce que tout saint homme de roi est tenu de secourir les orphelins, les mineurs et les veuves, et que la Sicile est veuve parla perte qu’elle a faite d’un aussi bon seigneur que le saint roi Manfred, et que les peuples sont orphelins, puisqu’ils n’ont ni père ni mère qui puisse les défendre, si Dieu, vous et les vôtres ne venez à leur aide. Les créatures innocentes qui sont dans cette île et n’attendent que la mort, sont comme des mineurs en bas âge, incapables de se conduire dans ce grand péril. Ainsi donc, saint seigneur, aie pitié de nous et viens prendre possession d’un royaume qui appartient à toi et à tes enfants ; arrache-le des mains de Pharaon ; et, comme Dieu délivra le peuple d’Israël des mains de Pharaon, ainsi tu peux délivrer ce peuple de la main des plus cruelles gens qui soient au monde ; car il n’est pas au monde de plus cruelles gens que ne le sont les Français là où ils ont le pouvoir. »

Le roi, touché de leur malheur, les fit lever et leur dit : « Barons, soyez les bienvenus. Il est vrai que ce royaume revient à la reine notre épouse, et ensuite à nos enfants. Nous sommes bien fâchés de vos tribulations ; nous avons entendu ce que vous étiez chargés de nous dire, et tout ce que nous pourrons faire en votre faveur, nous le ferons. »

Ils répliquèrent : « Que le Seigneur Dieu vous conserve et vous fasse avoir pitié de nous, misérables ! Voici des lettres de chacune des cités de Sicile, ainsi que des riches hommes, chevaliers, villes et châteaux, tous prêts à vous obéir comme à leur seigneur et roi, ainsi qu’à tous vos descendants. »

Le roi prit les lettres, au nombre de plus de cent ; il ordonna de bien loger ces députés, et de fournir, à eux et à leur suite, tout ce dont ils pouvaient avoir besoin.

CHAPITRE LV

Comment le Sarrazin de Valence vint, la veille du combat, dire au roi En Pierre de se tenir prêt ; comment ou se prépara et comment on remporta la victoire ; et comment les Siciliens furent ravis d’être témoins de la bravoure des troupes du roi.

Laissons là les envoyés et revenons aux Sarrasins qui se disposaient à venir le dimanche attaquer la bastide du comte de Pallars. Le samedi au soir le Sarrazin revint vers le roi et lui dit : « Seigneur, soyez prêt, ainsi que votre monde, à la pointe du jour, car l’armée sera en campagne. —J’en suis bien aise, » dit le roi ; et il donna aussitôt l’ordre qu’à l’aube du jour les chevaux fussent armés, et que les hommes, soit almogavares, soit gens de mer, soit même varlets des menées, fussent tous appareillés et réunis aux barrières, et qu’aussitôt que les trompettes et les nacaires du roi se feraient entendre, et que l’étendard serait déployé, tout homme s’écriât : « Saint George et Aragon ! » et fondit à l’instant sur l’ennemi, et qu’en attendant tous allassent se reposer ; mais chacun était si joyeux, qu’à peine put-on dormir cette nuit-là. Au point du jour tout le monde fut prêt, cavaliers et gens à pied, et se trouva auprès du roi, hors des barrières.

A l’avant-garde était le comte de Pallars, le noble En Pierre-Ferdinand d’Ixer, et autres riches hommes.

Quand il fut jour, les Sarrasins marchèrent en bataille et en bon ordre contre la bastide du comte de Pallars, au Mont de l’Escarmouche ; mais dès qu’ils aperçurent les chrétiens ainsi préparés, ils furent confondus et se tinrent tous pour morts ; et ils auraient volontiers tourné le dos, s’ils l’eussent osé.

Que vous dirai-je ? Le roi, voyant qu’ils hésitaient et restaient immobiles, donna ordre à l’avant-garde d’attaquer. L’étendard fut déployé ; les trompettes et nacaires se firent entendre, et l’avant-garde attaqua. Les Sarrasins tinrent bon, si bien que les chrétiens ne pouvaient les enfoncer, tant ils étaient nombreux et serrés. Le roi chargea avec l’étendard et alla férir au milieu d’eux ; et les Maures se débandèrent tellement que, de toute leur avant-garde, il n’en échappa pas un seul. Il mourut là un grand nombre de Sarrasins. Le roi voulut alors franchir une montagne qui était devant lui, mais le comte de Pallars et les autres riches hommes s’écrièrent : « Pour Dieu, seigneur, n’avancez pas, car si vous le faites, Alcoyll et le camp sont perdus, car il ne s’y trouve que des femmes, des enfants et des malades ; et si ce malheur nous arrivait, nous n’aurions aucun moyen de nous procurer des vivres. Ainsi, seigneur, au nom de Dieu, songez à votre propre personne, car nous la prisons plus que le monde entier. »

Le roi était si ardent à poursuivre les Sarrasins que rien de tout ce qu’on lui disait ne le pouvait toucher ; cependant il sentit enfin que ce qu’on lui disait était la vérité. Il s’arrêta donc au pied de la montagne et fit sonner la trompette ; chacun se rapprocha de lui, après quoi on retourna gaîment et en bon ordre à Alcoyll et on leva le camp. Les chrétiens gagnèrent tellement dans cette journée qu’ils furent tous à leur aise pendant tout le voyage. Les Sarrasins furent si épouvantés qu’ils se retirèrent à plus d’une lieue au-delà de la place qu’ils occupaient ordinairement. Quoiqu’il leur vînt tous les jours un tel nombre de gens qu’on n’eût pu les compter, ils ne furent cependant pas assez hardis pour oser revenir au même lieu où ils s’étaient trouvés. Le roi fit brûler les cadavres des Sarrasins, pour empêcher que l’endroit où avait eu lieu cette rencontre ne devînt malsain.

Je laisse là le roi, et les chrétiens et les Sarrasins, et vais vous entretenir du noble En Guillem de Castellnou. Je veux néanmoins vous dire avant tout, comment les Siciliens furent émerveillés en voyant ce que le roi et ses troupes avaient fait et faisaient chaque jour, de sorte qu’ils disaient entre eux : « Si Dieu permet que ce roi vienne en Sicile, les Français seront tous morts ou vaincus, et nous serons hors de tout danger ; car nous sommes émerveillés de ce qui vient de se passer, et jamais on ne vit de troupes aller comme celles-là au combat avec plaisir et contentement, tandis que les autres y marchent par force et avec crainte. » L’étonnement qu’ils en avaient était vraiment sans bornes.

CHAPITRE LVI

Comment le noble En Guillem de Castellnou revint de la mission qui lui avait été confiée auprès du pape ; et comment la réponse fut, que le pape ne voulait en rien seconder le roi En Pierre.

Le noble En Guillem de Castellnou, à son départ d’Alcoyll fit route pour Rome avec les deux galères, et alla trouver le pape. Quand il fut devant le pape et le consistoire, il fit et dit tout ce dont le roi l’avait chargé. Quand le pape l’eut entendu, il répondit, ainsi que le roi En Pierre l’avait prévu : « Pourquoi le roi ne nous a-t-il point communiqué, quand il était en Catalogne, « qu’il nous fait dire à présent ? »

Ledit noble lui fit la réponse que le roi lui avait prescrite. Que vous dirai-je ? Le pape lui répliqua que, s’étant alors caché de lui, il n’en obtiendrait à présent ni argent, ni croisade, ni rien du tout. Alors ledit noble protesta de la manière que le roi lui avait dit de le faire, et plein de colère et d’indignation, il prit congé du pape, et ajouta ces paroles à celles que le roi lui avait prescrit de dire : « Saint-Père, je m’en retourne avec la cruelle réponse que vous me faites. Plaise au Seigneur vrai Dieu, que si cette réponse attire des malheurs sur la chrétienté, cela retombe sur votre âme et sur l’âme de tous ceux qui vous ont conseillé et vous conseillent cette réponse ! » Ensuite il s’embarqua et se rendit à Alcoyll. Le roi le vit avec plaisir et alla le recevoir, car il l’aimait beaucoup et l’estimait pour son courage et ses autres qualités. Il réunit son conseil et voulut connaître la réponse qu’il apportait ; il en rendit compte. Le roi voyant la dureté du pape leva les mains vers les cieux et dit : « Seigneur vrai Dieu, maître et souverain de toutes choses, daignez seconder mes desseins ; vous savez que mon intention était de venir ici et d’y mourir à votre service. Mais vous savez bien que je ne puis me maintenir seul ; faites donc, par votre grâce et merci, que votre protection et vos conseils descendent sur moi et les miens. » Ensuite il pria tous les membres du conseil de songer à ce qu’ils auraient à lui conseiller de faire, et dit qu’il y réfléchirait de son côté. On se sépara et chacun rentra dans sa demeure.

CHAPITRE LVII

Comment de nouveaux députés de Messine et de Palerme vinrent trouver le roi En Pierre à Alcoyll, avec encore plus de pleurs et de douleur que les premiers ; et comment l’armée, tout d’une voix, cria merci au roi En Pierre, pour qu’il voulût bien secourir les Siciliens.

A quatre jours de là, il arriva deux autres barques armées, venant de Sicile, avec semblable message que les premières, mais d’une manière bien plus triste encore. Dans l’une d’elles étaient deux chevaliers et deux citoyens de Messine qui était assiégée par le roi Charles, ainsi que vous l’avez vu, et ils étaient tous sur le point d’être pris et tués ; l’autre barque, venant de Palerme, portait également deux chevaliers et deux citoyens qui venaient aussi avec des pouvoirs de toute la Sicile. Ils avaient comme les autres des vêtements noirs, ainsi que des voiles et des pavillons noirs. Pour une lamentation qu’avaient faite les autres, ceux-ci en firent quatre fois autant, de sorte que tous les assistants en eurent une telle pitié, qu’ils s’écrièrent tous à la fois : «. Seigneur, en Sicile ! Seigneur, en Sicile ! Pour l’amour de Dieu, ne laissez pas périr ce pauvre peuple qui doit appartenir à vos enfants. »

Les riches hommes, voyant quel était le désir de toute l’armée, allèrent trouver le roi, tout contrits, et lui dirent : « Seigneur, que faites-vous ? Au nom de Dieu, ayez pitié d’un peuple infortuné qui vient vous crier merci ; il n’y a pas de cœur si dur au monde, chrétien ou Sarrazin, qui n’en eût pitié. Nous vous en prions chèrement ; et vous devez encore plus vous y sentir porté par les raisons que ces gens vous ont déjà données, qui sont de toute vérité, et aussi à cause de la dure réponse que vous avez reçue du pape. Croyez que tout ceci vient de Dieu, car si Dieu voulait que votre dessein de rester en ce lieu s’accomplit, il aurait inspiré au pape l’idée de vous seconder ; mais il a voulu que votre demande vous fût refusée, afin que vous allassiez secourir un peuple misérable. Ce qui vous démontre encore que telle est la volonté de Dieu, c’est que la voix du peuple est la voix de Dieu et que voici tout votre peuple de cette armée qui crie qu’on le mène en Sicile. Qu’attendez-vous donc, seigneur ? Nous vous affirmons, en notre nom et au nom de toute l’armée, que nous vous suivrons et périrons pour la gloire de Dieu et pour votre honneur, et pour la restauration du peuple de Sicile ; nous sommes tous prêts à vous suivre sans solde. »

CHAPITRE LVIII

Comment le seigneur roi En pierre d’Aragon consentit à passer en Sicile avec toute sa suite pour secourir cette Ile, et comment il y arriva en trois jours.

Le roi, entendant ces choses merveilleuses et voyant la bonne volonté de son armée, leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur, c’est en votre honneur et pour vous servir que j’entreprends ce voyage ; je me recommande à vous, moi et les miens. » Et il ajouta : « Eh bien ! Puisque Dieu le veut et que vous le voulez, partons, sous la garde et avec la grâce de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste, et allons en Sicile. » Et tous s’écrièrent : Aur ! aur[33] ! Et ils s’agenouillèrent et chantèrent à haute voix le Salve Regina.

Cette même nuit on expédia les deux barques pour la Sicile avec cette bonne nouvelle. Le lendemain, le roi fit tout embarquer, hommes, chevaux et tout ce qui était à terre ; et le dernier qui s’embarqua ce fut lui. Quand l’embarquement fut terminé, ce qui fut l’affaire de trois jours, les deux autres barques siciliennes armées s’en retournèrent, pour dire qu’elles avaient vu le roi d’Aragon mettre à la voile. Que Dieu nous envoie un contentement pareil à celui que l’on éprouva en Sicile à l’arrivée de cette nouvelle ! Mais laissons le roi faisant bonne route pour la Sicile et parlons des Sarrasins d’Alcoyll.[34]

CHAPITRE LIX

Comment les Sarrasins n’osèrent de quatre jours s’approcher d’Alcoyll ; et des grandes réjouissances qu’ils firent quand ils surent que les chrétiens étaient partis.

Les Sarrasins, voyant les voiles qui étaient en mer, crurent que c’était une autre flotte qui venait en aide au roi d’Aragon. Pendant quatre jours ils n’osèrent pas venir à Alcoyll, par crainte de quelque supercherie ; enfin ils s’en approchèrent peu à peu, et, étant convaincus que les chrétiens s’étaient éloignés, ils firent de très grandes fêtes et se réjouirent beaucoup. Ils s’en allèrent ensuite chacun chez eux en versant bien des larmes et déplorant la perte de leurs parents et de leurs amis. Et on en parlera longtemps en Barbarie, et ils redouteront plus la maison d’Aragon qu’aucune autre au monde. Mais laissons-les là et revenons au roi d’Aragon.

CHAPITRE LX

Comment le roi En Pierre passa en Sicile et arriva au port de Trapani ; des grandes fêtes qu’on lui fit ; et comment il y fut reconnu pour seigneur et couronné roi.

Le roi d’Aragon fit une traversée heureuse autant qu’on puisse le désirer ; en peu de jours il prit terre à Trapani, le troisième du mois d’août de l’an douze cent quatre-vingt deux. Vous pouvez voir d’après cela le temps qu’il demeura à Alcoyll, puisqu’il y était à la fin du mois de mai et qu’il arriva à Trapani le troisième d’août. Je ne pense pas qu’un autre roi, quel qu’il soit, eût pu, avec ses seules forces, séjourner à Alcoyll aussi longtemps. Aussitôt qu’il eut pris terre à Trapani, il se fit dans la Sicile une illumination générale ; c’était vraiment merveilleux. Les prud’hommes de Trapani envoyèrent des courriers de tous les côtés, et ce fut une merveille que la joie qui éclata partout ; et ils avaient bien raison, puisque Dieu leur avait envoyé le saint roi d’Aragon pour les délivrer de leurs ennemis et être leur guide. Ainsi que Dieu envoya Moïse au peuple d’Israël et lui confia la verge miraculeuse, de même à un signal que fit le roi d’Aragon il délivra le peuple de Sicile ; on peut voir par là que ce fut l’œuvre de Dieu. Quand le roi et les troupes eurent débarquée Trapani, il n’est pas besoin de vous dire la joie que chacun en ressentit ; les dames et demoiselles venaient en dansant au-devant du roi, et s’écriant : « Bon et saint seigneur, que Dieu te donne vie et victoire afin que tu puisses nous délivrer de la main de ces Français maudits ! » Et tout le monde allait ainsi chantant, et nul ne faisait œuvre de ses mains de la joie qu’ils avaient.

Que vous dirai-je ? Dès qu’on l’apprit à Palerme on lui envoya une grande partie des riches hommes de la ville avec des sommes considérables pour être distribuées à ses troupes. Le roi ne voulut rien accepter, disant que tant qu’il n’en aurait pas besoin il n’accepterait rien,et qu’il avait apporté assez d’argent avec lui, mais qu’ils pouvaient être assurés qu’il était venu pour les recevoir comme ses vassaux et les défendre contre tout le monde.

Il se rendit à Palerme ; tous les habitants vinrent bien quatre lieues au-devant de lui, et on peut dire qu’il n’y eut jamais autant de joie et d’aussi belles fêtes ; et là, avec de grandes processions, des jeux, et l’allégresse des femmes et des enfants, tous accueillirent le roi et l’escortèrent au palais impérial. Tous les gens qui l’accompagnaient furent dignement logés. Au moment où le roi y arrivait par terre, la flotte s’y rendit par mer. Lorsque chacun fut satisfait, les prud’hommes de Palerme expédièrent des messagers à toutes les cités, villes et châteaux, et aux syndics de tous les lieux, pour qu’on apportât les clefs et les pleins pouvoirs de chaque endroit, attendu qu’on devait livrer les clefs au roi comme seigneur, lui prêter foi et hommage et le couronner roi et seigneur ; et cela fut fait ainsi.

CHAPITRE LXI

Comment le roi En pierre envoya dire au roi Charles de sortir de ses terres et de son royaume ; et comment le roi Charles répondit, que pour lui ni pour nul autre il n’en sortirait.

Cependant le seigneur roi envoya quatre riches hommes au roi Charles qui était devant Messine, comme vous l’avez déjà vu, et lui fit dire : qu’il lui mandait et ordonnait de sortir de son royaume ; qu’il n’ignorait pas que ce royaume ne lui appartenait point, mais bien à la reine d’Aragon sa femme et à ses enfants ; qu’il songeât à vider le pays ; et que s’il ne le voulait faire il le défiait, et qu’il se tînt pour averti qu’il saurait le chasser bien loin.

Que vous dirai-je ? Les envoyés allèrent vers le roi Charles et lui firent part de leur message. Le roi Charles entendant cela se dit à lui-même : « Enfin le voilà donc réalisé, ce dont tu t’étais toujours méfié, et le proverbe est bien vrai qui dit : « On meurt du mal dont on a peur. » Tu ne peux désormais, tant que tu existeras, vivre en paix, car tu as affaire au meilleur chevalier et au plus grand cœur du monde. Mais à présent, advienne que pourra, il faut que ce soit ainsi. »

Après être resté longtemps à réfléchir, il répondit aux messagers : qu’ils pouvaient se retirer ; que pour lui il n’entendait renoncer à son royaume ni pour le roi d’Aragon ni pour qui que ce fût au monde, et que le roi sût bien qu’il avait entrepris une chose dont il le ferait repentir. Les messagers retournèrent au seigneur roi à Palerme. Celui-ci, sur cette réponse, se disposa à marcher sur Messine par terre et par mer. Les Siciliens qui le virent s’appareiller lui demandèrent : « Que faites-vous, seigneur ? —Je vais, répondit-il, attaquer le roi Charles. — Au nom de Dieu ! répliquèrent les Siciliens, n’y allez pas sans nous. »

CHAPITRE LXII

Comment le roi En Pierre ordonna que tout homme de quinze à soixante ans se trouvât à Palerme bien armé et approvisionné pour un mois ; et comment il envoya de ses compagnies au secours de Messine.

Aussitôt on fit publier par toute la Sicile que tout homme âgé de quinze à soixante ans se rendit à Palerme sous quinze jours, avec ses armes, et son pain pour un mois : tel fut l’ordre du roi d’Aragon. En attendant il envoya deux mille almogavares à Messine ; ils y entrèrent la nuit, et marchèrent chacun leur besace sur le dos ; ne croyez pas qu’ils amenassent avec eux aucun train d’équipages : chacun portait son pain dans sa besace, ainsi qu’est la coutume des almogavares. Quand ils vont en chevauchée ils portent un pain pour chaque jour de chevauchée, mais rien de plus ; et avec leur pain, de l’eau et des herbes, ils ont tout ce qu’il faut pour leurs besoins. Ils eurent des guides du pays qui connaissaient les montagnes et les sentiers. Que vous dirai-je ? Il y a six journées de Palerme à Messine, et dans trois jours ils y furent rendus ; ils y entrèrent pendant la nuit par un côté nommé la Caperna, où les femmes de Messine avaient fait un mur qui existe encore, et ils s’introduisirent si secrètement dans la ville que l’armée ne s’en aperçut pas. Laissons-les à Messine et retournons au roi d’Aragon.

CHAPITRE LXIII

Comment le roi En Pierre fut couronné roi de Sicile à Palerme ; et comment il sortit de Palerme pour aller au secours de Messine.

Les armées étant réunies à Palerme, ainsi que le roi l’avait ordonné, tous conjurèrent le roi de vouloir bien accepter la couronne du royaume. Il y consentit ; et par la grâce de Dieu, le roi En Pierre d’Aragon fut, avec grande solennité, et au milieu de la joie générale, couronné à Palerme[35] roi de Sicile. Après son couronnement il se rendit à Messine avec toutes ses forces de terre et de mer. Je cessé un instant de parler de lui pour vous entretenir des almogavares, qui étaient entrés à Messine.

CHAPITRE LXIV

Comment les habitants de Messine furent bien fâchés, quand ils virent les almogavares aussi mal accoutrés ; comment les almogavares, voyant cela, firent une sortie et tuèrent plus de deux mille hommes dans le camp du roi Charles ; et comment les Messinois furent honteux de leur jugement.

Lorsqu’on apprit à Messine que les Almogavares étaient entrés dans la ville pendant la nuit, Dieu sait la joie et le réconfort qui furent par toute la cité. Le lendemain matin, les Almogavares se disposèrent au combat. Les gens de Messine, les voyant si mal vêtus, les espadrilles aux pieds, les antipares[36] aux jambes, les résilles sur la tête, se mirent à dire : « De quelle haute joie sommes-nous descendus, grand Dieu ? Quels sont ces gens qui vont nus et dépouillés, vêtus d’une seule casaque, sans bouclier et sans écu ? Si toutes les troupes du roi d’Aragon sont pareilles à celles-ci, nous n’avons pas grand compte à faire sur nos défenseurs. »

Les Almogavares qui entendirent murmurer ces paroles, dirent : « Aujourd’hui on verra qui nous sommes. » Ils se firent ouvrir une porte, et fondirent sur l’armée ennemie avec une telle impétuosité, qu’avant même d’être reconnus ils y firent un carnage si horrible que ce fut merveille. Le roi Charles et ses gens crurent que le roi d’Aragon était là en personne. Enfin, avant qu’on sût avec qui on avait affaire, ceux de l’armée eurent perdu plus de deux mille des leurs, qui tombèrent sous les coups des Almogavares. Ceux-ci prirent et emportèrent dans la ville tout ce qui tomba entre leurs mains, et rentrèrent sains et saufs.

Quand les gens de Messine eurent vu les prodiges qu’avaient faits ces gens-là, chacun emmena chez lui plus de deux cavaliers ; ils les honorèrent et les traitèrent bien ; hommes et femmes furent rassurés ; et cette nuit-là il se fit de si belles illuminations et de si grandes fêtes que toute l’armée ennemie en fut ébahie, affligée et effrayée.

CHAPITRE LXV

Comment le roi Charles, instruit que le roi d’Aragon venait à Messine avec toutes ses forces, passa à Reggio ; et comment les Almogavares mirent le feu aux galères que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, ce dont le roi En Pierre fut très fâché.

Pendant la nuit, le roi Charles reçut un message par lequel on lui apprenait que le roi d’Aragon venait par terre et par mer avec toutes ses forces et celles de la Sicile, et qu’il n’était pas à plus de quarante milles. Le roi Charles, homme de fort bon sens et très entendu dans les faits d’armes et autres affaires, sachant cela, pensa que si le roi d’Aragon venait, ce n’était pas sans que quelqu’un de sa propre armée en fut instruit, et que, comme ils avaient trahi le roi Manfred, ils pourraient bien le trahir à son tour. Il craignait que la Calabre ne se révoltât. Il s’embarqua donc pendant la nuit et passa à Reggio. A la naissance, du jour ceux de Messine s’aperçurent qu’ils étaient partis ; mais il en restait cependant encore un bon nombre.

Les almogavares fondirent sur ceux qui restaient et qui n’étaient point embarqués ; piétons ou cavaliers, tous périrent. Puis ils coururent aux tentes, et y gagnèrent un tel butin que Messine en fut riche à jamais ; quant aux almogavares, ils faisaient aller les florins comme des menus deniers. Puis ils se rendirent à l’arsenal de Saint Salvator, où se trouvaient toute prêtes à partir plus de cent cinquante galères et longues barques que le roi Charles faisait préparer pour passer en Romanie, comme vous l’avez vu ci-devant, et ils mirent le feu à toutes. L’incendie fut si considérable qu’on eût dit que le monde entier était embrasé. Le roi Charles, qui voyait cela de Catona où il était, en fut très affligé. Que vous dirai-je ? Des messagers allèrent au-devant du roi d’Aragon et de Sicile, et le trouvèrent à trente milles de Messine. Ils lui racontèrent toute l’affaire, ainsi qu’elle s’était passée, et il en fut très fâché, parce qu’il désirait combattre le roi Charles, et qu’il était venu dans cet espoir, lui et son armée. Toutefois, il crut que tout était pour le mieux, que Dieu l’avait voulu ainsi, et que seul il sait quel est le mieux. Il entra à Messine ; et si on l’avait fêté à Palerme, ce fut bien autre chose à Messine. Les fêtes durèrent plus de quinze jours ; mais au milieu des fêtes le roi ne négligeait point les affaires. Trois jours après son arrivée à Messine, vingt-deux de ses galères armées y entrèrent. Je vais parler du roi Charles et je laisserai là le roi d’Aragon.

 CHAPITRE LXVI

Comment le roi Charles s’était fait débarquer à Catona, afin de mieux réunir ses gens ; et comment les Almogavares tuèrent tous ceux qui étaient restés en arrière ; et pourquoi le roi Charles ne voulut point attendre la bataille que le roi En Pierre se disposait à lui livrer.

Le roi Charles, ayant abandonné le siège de Messine au commencement de la nuit, se fit débarquer à Catona, qui est la terre la plus voisine de l’autre côté du détroit, puisqu’il n’y a que six milles de distance de Catona à Messine. Il se décida à cela afin que les galères fissent un plus grand nombre de voyages pendant la nuit. Toutefois, elles n’en firent pas un tel nombre qu’il ne restât encore au point du jour beaucoup de gens de pied et de cheval à embarquer. Tous ceux-là tombèrent sous les coups des deux mille Almogavares qui étaient à Messine. L’armée du roi Charles ne put enlever non plus ni les tentes ni les vins, vivres et provisions. Aussi, tandis que les Almogavares étaient occupés à poursuivre les troupes qui étaient restées, les Messinois enlevaient les effets des tentes ; mais les Almogavares se dépêchèrent tellement de tuer leur monde, qu’ils eurent le temps de prendre part au pillage du camp. Ils avaient déjà gagné, en dépouillant ceux qu’ils venaient de tuer, tant d’argent qu’on ne pouvait le compter ; car on imagine bien que celui qui fuit ou veut s’embarquer ne laisse en arrière ni or ni argent, mais qu’il prend tout avec lui. Ceux donc qu’ils tuèrent emportaient tout leur avoir ; voilà pourquoi les Almogavares gagnèrent un argent infini.

Vous pouvez savoir combien était nombreuse l’armée que le roi Charles avait à Messine, puisque, ayant cent vingt galères et une multitude innombrable de lins armés et de barques côtières qui pouvaient passer chacune six chevaux à la fois, toutes ces embarcations ne purent toutefois, pendant toute la nuit, suffire à transporter tout le monde. C’était pourtant au mois de septembre, où les nuits sont égales aux jours ; et la traversée, ainsi que je l’ai déjà dit n’est que de six milles. Comme quelques-uns de mes lecteurs pourraient ignorer ce que c’est que six milles, je leur dirai qu’il y a si près de Saint Renier de Messine au fort de Catona, qu’on distingue d’un côté à l’autre du détroit un homme à cheval, et qu’on peut voir s’il va du côté du levant ou du ponant. Voyez donc combien c’est près, et combien l’armée devait être nombreuse, puisqu’une nuit ne put suffire à tant de navires pour transporter tous les individus. Aussi, bien des gens ont blâmé le roi Charles de n’avoir point attendu le roi d’Aragon pour lui livrer bataille. Mais ceux qui connaissent le roi Charles disent, qu’aucun seigneur au monde ne se conduisit jamais avec plus de sagesse, et cela par les raisons que j’en ai déjà données ; d’une part, il se méfiait des siens et craignait d’en être trahi ; d’un autre côté, il connaissait le roi En Pierre comme le meilleur chevalier du monde, et savait qu’il amenait avec lui de si bons chevaliers de son pays, que jamais le roi Artus n’en eût de semblables à sa fameuse Table Ronde ; il savait encore que ce roi était accompagné de plus de quarante mille fantassins de sa terre, dont chacun valait autant qu’un cavalier. Instruit de toutes ces choses, il fit prudemment de prendre le parti le plus sûr ; il comptait d’ailleurs que ses forces étaient si considérables qu’en peu de temps il aurait recouvré tout ce qu’il perdait alors. Que vous dirai-je ? Certainement il prit le meilleur parti ; car s’il eût attendu, il était vaincu et tué. Dieu veillait en effet au salut du roi d’Aragon, de ses gens et de ceux qui l’avaient appelé.

CHAPITRE LXVII

Comment le roi Charles donna ordre à toutes ses galères de retourner chez elles ; comment le roi d’Aragon les fit poursuivre par les siennes, qui les attaquèrent et les battirent ; et comment il prit Nicotera.

Le roi Charles se trouvant à Catona avec celles de ses troupes qui avaient pu y débarquer pendant la nuit, ordonna au comte d’Alençon, son neveu, frère de Philippe, roi de France, de rester à Catona avec une grande partie de la cavalerie ; il alla lui-même à la cité de Reggio et donna congé à ses galères pour qu’elles se rendissent chez elles ; ce qu’elles firent avec joie. De cent vingt galères qui étaient là, trente qui étaient de la Pouille prirent la route de Brindes, et les autres, au nombre de quatre-vingts, prirent la route de Naples. Le seigneur roi d’Aragon voyant tout cela de Messine, appela son fils En Jacques-Pierre, et lui dit : « Amiral, mettez en votre place sur les vingt-deux galères que nous avons ici le noble En Pierre de Quaralt et votre vice-amiral En Cortada ; qu’ils poursuivent cette flotte et qu’ils l’attaquent. Ce sont des gens qui fuient et ont déjà le cœur abattu ; c’est d’ailleurs un mélange de beaucoup de nations diverses, qui s’accordent mal. Soyez assuré que ces vaisseaux ne se tiendront pas unis, et qu’ils seront vaincus. — Seigneur, lui répondit En Jacques-Pierre, permettez que je ne mette personne en mon lieu dans de telles affaires, mais que j’y aille en personne ; comme vous le dites, ils seront tués ou pris ; laissez-moi donc en avoir l’honneur. »

Le roi répliqua : « Nous ne voulons pas que vous y alliez, parce que vous aurez à donner vos soins au reste de notre flotte. »

Le noble En Jacques-Pierre resta, quoique avec grand regret, et donna ses ordres aux galères conformément à la volonté du roi ; et aussitôt les gens s’embarquèrent avec grande joie en criant : Aur ! Aur !

Les habitants de Messine et les autres Siciliens qui se trouvaient dans cette ville, étaient bien étonnés de voir que le roi envoyât vingt-deux galères contre quatre-vingt-dix galères et plus de cinquante autres bâtiments qu’il y avait, entre longues barques, lins armés et barques côtières. Ils s’approchèrent du roi et lui dirent : « Que faites-vous, seigneur ? Vous envoyez vingt-deux galères contre ces cent cinquante voiles qui se retirent. — Barons, leur dit le roi en se prenant à sourire, vous connaîtrez aujourd’hui la puissance de Dieu, et comment elle se signalera dans cette affaire ; laissez-nous faire et qu’on se garde bien de s’opposer à notre volonté, car nous avons une telle confiance en la puissance de Dieu et en notre bon droit, que, fussent-ils deux fois aussi nombreux, vous les verriez également aujourd’hui tous vaincus et détruits. — Seigneur, répondirent-ils, votre volonté soit faite. »

Le roi monta aussitôt à cheval, se rendit au bord de la mer et fit sonner la trompette, et chacun s’embarqua gaîment. Alors le roi et l’amiral montèrent sur les galères. Le roi les harangua et ordonna à chacun ce qu’il avait à faire. Le noble En Pierre de Quaralt et En Cortada répondirent : « Seigneur, laissez-nous aller, et nous ferons aujourd’hui de telles choses qu’elles honoreront à jamais la maison d’Aragon, et que vous et l’amiral, et tous ceux qui sont en Sicile vous en aurez joie et plaisir. »

Les troupes des galères s’écrièrent : « Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, et commandez le départ ; ils sont à nous ! »

Le roi leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir accordé seigneurie sur des gens si hauts de cœur ! Daignez les protéger, les garder de mal et leur accorder la victoire ! » Il les signa, les bénit et les recommanda à Dieu. Alors le roi et son fils l’amiral descendirent des galères par le débarcadère ; car les galères étaient tout près de la Fontaine d’Or de Messine.

Le roi ne fut pas plutôt débarqué, que les galères firent force de rames ; et lorsqu’elles se mirent en mouvement, le roi Charles n’avait point dépassé l’endroit appelé Coda-di-Volpe. Les vingt-deux galères ne pensaient qu’à les aborder. Elles mirent toutes voiles au vent, car le vent était à l’ouest, et elles firent force de rames et de voiles pour joindre la flotte du roi Charles. Celle-ci, qui les vit venir, fit route vers Nicotera. Aussitôt qu’ils furent dans le golfe de Nicotera, ils se réunirent et dirent : « Voici les vingt-deux galères du roi d’Aragon qui étaient à Messine ; que ferons-nous ? » Les Napolitains répondirent qu’ils craignaient fort que les Provençaux ne les abandonnassent, et que les Génois et les Pisans ne s’éloignassent du combat. Si on désire savoir le nombre de galères qu’il y avait de chaque pays, je répondrai : premièrement, vingt galères des Provençaux, bien armées et équipées ; plus, quinze des Génois, dix des Pisans et quarante-cinq de Naples et de la côte de la principauté. Les barques et les lins armés étaient tous de la principauté de Calabre. Que vous dirai-je ? Quand la flotte du roi Charles fut devant Nicotera, elle abattit ses vergues et se rangea en ordre de bataille. Les vingt-deux galères se trouvaient à la portée du trait ; elles abattirent également les vergues, dégagèrent le pont et arborèrent le pavillon sur la galère de l’amiral, puis s’armèrent et amarrèrent ensemble toutes les galères, de manière que les vingt-deux galères n’en fissent qu’une, et ainsi entrelacées elles vinrent en ligne de bataille contre la flotte du roi Charles. Les gens de la flotte ne les croyaient pas assez téméraires pour les attaquer, ils croyaient seulement qu’ils en faisaient semblant ; mais enfin, voyant que c’était pour tout de bon, les dix galères des Pisans sortent de la gauche, hissent leurs voiles, et louvoyant avec le vent, qui était frais, gagnent la haute mer et prennent la fuite. Les Pisans n’eurent pas plutôt pris ce parti que les Génois et les Provençaux en firent autant ; car tous avaient des galères légères et bien armées. Quand les quarante-cinq galères, lins armés et barques de la principauté virent cette manœuvre, ils se tinrent pour perdus et se jetèrent sur la plage de Nicotera. Les vingt-deux galères fondirent alors au milieu d’eux. Que vous dirai-je ? Nos gens en tuèrent tant que sans nombre, firent plus de six mille prisonniers, et s’emparèrent des quarante-cinq galères, lins armés et barques. Mais non contents décela, ils attaquèrent Nicotera, la prirent, et y tuèrent plus de deux cents chevaliers français de l’armée du roi Charles qui y étaient venus. De Nicotera à Messine il n’y a pas plus de trente milles. Tout cela fut fait dans la soirée, et on se livra au repos pendant la nuit.

CHAPITRE LXVIII

Comment les galères du roi En Pierre ramenèrent les galères du roi Charles qu’elles avaient prises ; et comment les gens de Messine s’imaginèrent que c’était la flotte du roi Charles.

Après minuit, à la faveur du vent de terre qui souffla dans le golfe, ils firent voile, et ils étaient si nombreux qu’on n’apercevait pas la mer. N’allez pas croire qu’ils n’eussent avec eux que les quarante-cinq galères et les lins et barques qui les accompagnaient ; car ils trouvèrent à Nicotera, entre lins de transport, barques à rames et bateaux chargés de vivres qu’on amenait à l’armée du roi Charles, plus de cent trente voiles en tout, et ils les emmenèrent avec eux à Messine et y chargèrent toutes les marchandises et le reste de ce qu’ils trouvèrent à Nicotera. Favorisés par le vent de terre, ils voguèrent si promptement cette nuit qu’à la pointe du jour ils se trouvèrent dans l’embouchure du Phare, devant la petite tour du phare de Messine. Quand le jour fut arrivé et qu’ils se présentèrent à la petite tour de Messine, les gens de la ville, voyant un si grand nombre de voiles, s’écrièrent : « Ah ! Seigneur ! Ah ! Mon Dieu ! Qu’est-ce cela ? Voilà la flotte du roi Charles qui, après s’être emparée des galères du roi d’Aragon, revient sur nous. »

Le roi qui était levé, car il se levait constamment à l’aube du jour, soit l’été, soit l’hiver, entendit ce bruit et demanda : « Qu’y a-t-il ? Pourquoi ces cris dans toute la cité ? — Seigneur, lui répondit-on, c’est la flotte du roi Charles qui revient, bien plus considérable que quand elle est partie, et qui s’est emparée de nos galères. »

Le roi demanda un cheval, le monta et sortit du palais, suivi à peine de dix personnes. Il accourut le long de la côte, où il voyait en grande lamentation les hommes, femmes et enfants. Il les encouragea et leur dit : « Bonnes gens, ne craignez rien, ce sont nos galères qui amènent la flotte du roi Charles qu’ils ont prise. » Et tout en chevauchant sur le rivage de la mer, il continuait à répéter ces paroles ; et tous ces gens s’écriaient : « Dieu veuille, bon seigneur, que cela soit ainsi ! » Que vous dirai-je ? Tous les hommes, femmes et enfants de Messine couraient à sa suite, et tout l’ost[37] de Sicile le suivait aussi. Arrivé à la Fontaine d’Or, le roi voyant le spectacle de tant et tant de voiles, qui arrivaient avec un vent de sud-est, réfléchit un moment, et dit à part soi : « Puisse le Seigneur Dieu, qui m’a conduit ici par sa grâce, ne pas m’abandonner, non plus que ce malheureux peuple ! »

Tandis qu’il était dans ces pensées, un lin tout armé, pavoisé des armes du seigneur roi d’Aragon, et monté par En Cortada, survint là où il vit qu’était le seigneur roi, que l’on voyait à la Fontaine d’Or, enseignes déployées ; à la tête de la cavalerie et avec tous ceux qui l’avaient suivi. Si le seigneur roi fut transporté de joie en apercevant ce vaisseau avec sa bannière, c’est ce qu’il ne faut pas demander. Le roi s’approcha de la mer, et En Cortada sauta à terre et dit au roi : « Seigneur, voici vos galères qui vous amènent toutes ces autres-ci que nous avons prises. Nicotera est prise, brûlée et détruite, et il y a péri plus de deux cents chevaliers français. » A ces mots, le roi descendit de cheval et s’agenouilla.

Tout le monde suivit son exemple. Ils commencèrent à entonner tous ensemble le Salve Regina, et bénirent et louèrent Dieu de cette victoire, car ils ne la rapportaient point à eux, mais à Dieu seul. Que vous dirai-je ? Le roi répondit à En Cortada, qu’il fût le bienvenu. Il lui dit ensuite de s’en retourner sur ses pas, et d’ordonner à tous les bâtiments de se réunir devant la douane en louant Dieu, et en faisant leur salut. Il fut obéi, et les vingt-deux galères entrèrent les premières, traînant chacune après soi plus de quinze galères, lins et barques ; ainsi elles firent leur entrée à Messine, toutes pavoisées, et avec l’étendard déployé, traînant sur la mer les enseignes ennemies. Jamais par terre ni par mer on ne vit ni n’entendit une telle allégresse. On eût dit que le ciel et la terre étaient en guerre ; et tous ces cris étaient les louanges et la glorification de Dieu, de madame sainte Marie et de toute la cour céleste.

Quand on fut à la douane, qui est dans le palais du seigneur roi, on chanta à pleine voix le Laudate Dominum ; et les gens de mer et les gens de terre y répondirent, mais d’une telle force, ma foi ! Qu’on pouvait entendre leurs voix de la Calabre. Que vous dirai-je ? On débarqua au milieu de cette fête et de ces transports d’allégresse, et tous les Siciliens élevaient leurs voix vers les cieux, en s’écriant : Seigneur Dieu notre père, béni soyez-vous de nous avoir envoyé de tels hommes pour nous délivrer de la mort ! On voit bien, Seigneur, que ces gens sont proprement vôtres ; car ce ne sont point des hommes, mais des lions ; et chacun d’eux est parmi les autres hommes ce que sont les lions parmi les autres animaux. Loué et béni soyez-vous, ô Dieu ! de nous avoir donné un tel seigneur, avec d’aussi braves gens ! »

Que vous dirai-je ? Les réjouissances furent si grandes qu’on n’en vit jamais de pareilles. Nous laisserons cela de côté pour le moment, et nous parlerons du roi Charles, du comte d’Alençon et de leurs gens.

CHAPITRE LXIX

Comment le roi Charles se prit à rire quand on lui dit que les galères du roi En Pierre allaient chassant ses galères ; et du grand chagrin qu’il éprouva en apprenant que ses galères avaient été prises.

Le roi Charles, ayant su que les vingt-deux galères du roi d’Aragon approchaient de sa flotte, se signa, du grand étonnement qu’il en eut, et dit : « O Dieu, quels insensés ! qui vont ainsi se précipiter à la mort ! Le proverbe est bien vrai qui dit : Que tout le bon sens d’Espagne est dans la tête des chevaux ; car les hommes n’ont pas de bon sens, tandis que les chevaux espagnols sont pleins de bonnes qualités et les meilleurs chevaux du monde. » Le lendemain, quand il vit entrer tant de voiles à l’embouchure du Phare, lui et le comte d’Alençon,[38] qui était à Catona, et qui les avait vues le premier, et l’avait envoyé dire au roi Charles, à Reggio, crurent que la flotte revenait en ramenant les vingt-deux galères qu’elle avait sans doute prises, et qu’elle voulait les présenter au roi Charles. Ainsi crurent le roi et le comte ; mais en voyant toutes ces voiles entrer à Messine, et apercevant ensuite la grande illumination qui se faisait dans cette ville, ils demeurèrent stupéfaits ; et lorsqu’ils surent la vérité du fait, ils dirent : « Qu’est-ce cela, grand Dieu ! Quelles gens sont-ce donc là qui sont venus fondre sur nous ! Ce ne sont point des hommes, mais des diables d’enfer. Puisse Dieu nous faire la grâce d’échapper de leurs mains ! » Je les laisse là avec leur douleur et leur effroi, et je m’en retourne à la fête de Messine.

CHAPITRE LXX

Comment les almogavares et les varlets des menées prièrent instamment le roi du leur permettre d’aller à Catona, attaquer le comte d’Alençon ; comment le roi accéda à leur demande ; et comment ils tuèrent ledit comte.

Que vous dirai-je ? Les gens de mer qui étaient allés sur les galères gagnèrent tellement que, s’ils eussent su le conserver, ils eussent été à jamais dans l’aisance, eux et les leurs. Les almogavares et les varlets de suite,[39] ayant vu le riche butin qu’avaient fait les gens de mer, en conçurent beaucoup d’envie, ils allèrent donc trouver le roi et lui dirent : « Seigneur, vous voyez que les gens de mer ont beaucoup gagné et n’ont pas l’air de faire cas de l’argent ; si bien que ceux qui nous voient si mal vêtus, pensent que nous ne valons rien ; il est donc nécessaire, seigneur, que vous nous donniez l’occasion de faire quelque gain. »

Le roi leur répondit qu’il le ferait volontiers quand l’occasion s’en présenterait. « Eh bien ! dirent-ils, seigneur, le moment est arrivé où nous pouvons devenir tous riches, en faisant des choses qui vous seront si honorables et si profitables que jamais vassaux n’en firent de pareilles à leur seigneur. — Voyons donc, dit le roi, de quoi s’agit-il ? — Seigneur, répliquèrent-ils, le comte d’Alençon, frère du roi de France et neveu du roi Charles, est à Catona avec une nombreuse cavalerie. Veuillez, seigneur, faire sonner les trompettes, et que les galères appareillent, ce qu’elles feront sur-le-champ avec plaisir, les gens de mer n’aimant pas à rester dans l’inaction. Dès qu’elles seront prêtes, nous monterons sur les galères, et quand nous aurons pris le repos de la nuit, les galères nous débarqueront un peu après minuit à Catona, vers le ponant, de manière qu’elles puissent faire deux voyages avant l’aube. Aussitôt débarqués, avec l’aube nous fondrons sur l’ennemi ; et nous ferons, s’il plaît au Seigneur, de tels exploits que Dieu, vous et ceux qui vous veulent du bien vous vous en réjouirez ; et nous, nous en serons riches et dans l’abondance. Nous vous conjurons donc, seigneur, d’ordonner par faveur que ce soit une chevauchée royale, et que nous n’ayons à donner ni cinquième ni quoi que ce soit de notre butin. Il doit vous être agréable de nous voir tous espérer en Dieu, que demain viendra le jour où nous ferons de si grandes choses et où nous tirerons une telle vengeance de la mort du roi Manfred et de ses frères, que vous en serez à jamais satisfait, vous et les vôtres. Vous voyez bien, seigneur, que si nous tuons le comte d’Alençon et tant de bons chevaliers de France et d’autres pays qui sont là avec lui, que nous aurons pris une large part de vengeance. — Je suis très satisfait de la résolution que vous avez conçue, leur dit gaîment le roi ; allez donc, soyez bons et vaillants, et conduisez-vous de telle manière que nous n’ayons jamais qu’à vous louer. Il est certain que si vous vous conduisez avec prudence, lorsque les galères vous auront débarqués jusqu’à ce qu’elles soient revenues de leur second voyage, et que dès le point du jour vous commenciez votre attaque, tout ce que vous avez conçu peut s’exécuter. — Seigneur, s’écrièrent-ils, signez-nous, bénissez-nous, laissez-nous ; aller ; que les trompettes donnent le signal, et ordonnez à l’amiral de faire louvoyer deux lins armés, de manière à intercepter les avis que les ennemis pourraient recevoir. — Eh bien ! dit le roi, soyez bénis de la main de Dieu et de la mienne, et allez à la bonne aventure et à la garde de Dieu et de sa bienheureuse mère ; puissent-ils vous garantir de tout mal et vous donner la victoire ! » Là-dessus ils lui baisèrent les pieds et se retirèrent.

Le seigneur roi manda l’amiral, lui dit de faire préparer les galères, et lui raconta tout le projet ; l’amiral obéit. Je vous dirai, sans plus de paroles, que ce qui avait été décidé devant le roi fut exactement accompli ; de sorte qu’à l’heure de matines, lès galères eurent fait deux voyages et transporté les almogavares et les varlets de suite, et qu’elles revinrent pour un troisième voyage ; car il restait encore tant de monde à Saint Renier de Messine, pour passer à Catona, que les troupes montaient sur les galères comme s’il s’agissait d’aller danser, et danser à des noces, au milieu des festins et de la joie. Ne pouvant monter tous à la fois sur les galères, ils se jetaient sans nombre dans des barques, au risque de se noyer, si bien que plus de trois de ces barques furent si chargées qu’elles furent submergées. Les galères et un grand nombre de barques ayant terminé leurs deux voyages, le jour commença à paraître ; nos troupes s’avancèrent tout doucement et en silence sur Catona, et certains capitaines désignés eurent ordre de se rendre directement, et sans s’arrêter à autre chose, avec leurs compagnies, au grand hôtel de Catona, où était logé le comte d’Alençon. Les autres devaient fondre sur la ville, et d’autres sur les tentes et les barques qui étaient à l’entour ; car la ville n’avait pu les contenir tous.

Ce qui avait été ordonné fut exécuté. Que vous dirai-je ? Au jour naissant, chacun fut à sa barque, les trompettes des almogavares et des chefs des varlets de suite donnèrent le signal, et tous s’élancèrent ensemble. Ne me demandez point avec quelle impétuosité ils attaquèrent ; jamais troupe ne férit avec une pareille impétuosité. Les gens de l’armée du comte se levèrent, ne sachant point ce qui était arrivé ; mais les almogavares et varlets férirent sur eux si vivement, qu’il ne put en échapper un seul. Ceux qui étaient chargés de se rendre au logement du comte d’Alençon y arrivèrent, et firent une attaque vigoureuse. Toutefois ils eurent beaucoup à faire, car ils y trouvèrent trois cents chevaliers à pied, tout armés, qui formaient le guet du comte. Mais peu leur valut ; tous furent, en peu d’instants, taillés en pièces. On trouva le comte qui s’armait avec dix chevaliers qui défendaient la porte de sa chambre et ne laissaient entrer personne ; mais que vous dirai-je ? les almogavares montèrent au-dessus, et commencèrent à briser le plancher. Les chevaliers s’écrièrent alors : « Arrêtez, arrêtez ! C’est le comte d’Alençon qui est ici ; prenez-le en lui laissant la vie, il vous donnera plus de quinze mille marcs d’argent. » Mais les autres crièrent : « Point de prisonniers ! Il faut qu’il meure, pour venger les meurtres faits par le roi Charles. » Que vous dirai-je ? Tous les dix chevaliers périrent à la porte de la chambre, comme de braves gens, et le comte d’Alençon fut massacré.

Pendant qu’on était au plus chaud de la mêlée, les galères arrivèrent de leur troisième voyage, suivies d’un grand nombre de barques. De nouvelles troupes débarquèrent, et firent une grande boucherie de tous les Français parce qu’ils se trouvaient avec le frère du roi de France. Que vous dirai-je ? Avant la troisième heure du jour ils les eurent tous tués et massacrés. Un courrier se rendit à dit gaîment Le roi Charles, apprenant cette nouvelle, crut que le roi d’Aragon avait passé le détroit ; il fit mettre tout son monde sous les armes, et se tint dans la cité de Reggio tout prêt à se défendre. Comme on ignorait ce qui se passait, nul habitant n’osait sortir de la ville. En attendant, les almogavares et varlets de suite s’embarquèrent sur les nombreuses barques et galères venues de Messine, de manière qu’en un voyage ils les amenèrent tous, et avec une telle quantité d’or et d’argent, aussi bien que de vaisselle, de ceintures, d’épées, de florins et autres monnaies d’or et d’argent, d’étoffes, de chevaux, de mulets, de palefrois, de harnais, de tentes, d’habillements, de couvertures de lit, que ce serait un travail sans fin de les compter. Que vous dirai-je ? On peut bien assurer que jamais chevauchée ne produisit une telle quantité d’or, d’argent ou d’effets. Qu’irai-je vous conter encore sur cette expédition ? Le plus mince homme qui y fut gagna sans fin et sans mesure ; et il y paraissait bien à Messine, car les florins s’y dépensaient plus facilement qu’on ne faisait auparavant les plus petites monnaies. Ainsi les gens de Messine y devinrent si riches qu’on n’y a plus jamais vu depuis aucun pauvre.

Je cesserai de parler de cette expédition, qui fit si grand plaisir au seigneur roi. Il dut en être satisfait par beaucoup de raisons, et entre autres parce que les Siciliens prisaient plus un de ses gens que six cavaliers d’une autre nation. Et cela leur avait inspiré un tel courage que cinquante Siciliens, secondés seulement par dix Catalans, n’auraient pas craint deux cents hommes de telle autre troupe que ce fût.

Mais je cesse quelques instants de vous entretenir du seigneur roi pour revenir au roi Charles.

CHAPITRE LXXI

Comment le roi Charles, apprenant la mort du comte d’Alençon, en ressentit une vive douleur ; et comment il résolut de se venger du roi En Pierre.

Le roi Charles, instruit de la mort du comte d’Alençon, de tous les grands seigneurs et chevaliers, et de tous ceux enfin qui se trouvaient avec lui, en ressentit un chagrin qu’on ne saurait décrire, sachant surtout que c’étaient des gens de pied qui avaient fait cette expédition. Il songea à ce qu’il pourrait faire, et fit prévenir toutes ses troupes de se tenir prêtes, afin que si le roi d’Aragon passait la mer, il tirât vengeance de cette mort. Il se montra plein de confiance devant ses gens ; mais il avait bien autre chose au cœur ; on peut dire de lui que c’était le plus habile homme de guerre de son temps. Il devait l’être par bien des raisons ; la première, parce qu’il était du plus noble sang du monde ; ensuite, parce qu’il avait toujours vécu dans les camps ; qu’il s’était trouvé avec le roi Louis de France, son frère, au passage d’outremer de Damiette et à celui de Tunis, et que dans les guerres qu’il avait faites il avait remporté bien des victoires en Toscane, en Lombardie et en beaucoup d’autres lieux. Et qu’on ne pense pas qu’il suffise à un prince d’être bon homme d’armes, il lui faut encore de l’intelligence, de la sagesse et de l’habileté, et il doit savoir saisir le moment favorable pour sa guerre. Vous n’ignorez pas que l’Evangile dit : que l’homme ne vit pas seulement de pain,[40] ainsi un prince ne peut être regardé comme pair parfait, parce qu’on dira seulement qu’il est bon homme d’armes ; car il a besoin de bien d’autres qualités. Or, on peut dire que le roi Charles était très bon homme d’armes, et" non seulement très habile au métier des armes, mais aussi très bon en toutes autres choses. Il en donnera la preuve à tout l’univers, par la résolution qu’il va prendre dans cette circonstance si difficile, où on le verra concevoir et exécuter un projet qui doit être regardé comme demandant plus de valeur et d’intelligence que s’il eût remporté de nouvelles victoires, aussi brillantes que celles qu’il avait obtenues sur le roi Manfred et sur le roi Conradin. Si vous me demandez, pourquoi cela ? il m’est facile de vous répondre : que lorsqu’il remporta ces victoires, il était en pleine prospérité ; tandis qu’en ce moment-ci, il était en péril et dans un état fort embarrassant, et par plusieurs causes : la première, parce qu’il avait perdu tout moyen d’agir sur mer ; la seconde, qu’il avait perdu le comte d’Alençon avec la plus grande partie des barons et chevaliers dans lesquels il se confiait le plus ; d’un autre côté, il pouvait avoir à craindre que la Principauté, la Calabre, la Pouille et l’Abruzze, ne se soulevassent contre lui, à cause de la conduite indigne qu’y avaient tenue les officiers qu’il y avait envoyés. Il réfléchit donc à ce danger et à bien d’autres qui le menaçaient ; savoir : qu’il avait pour adversaire le prince le plus vaillant du monde, et qui commandait aux troupes les plus braves, les plus promptes à braver la mort et les plus dévouées à leur seigneur, et qui toutes se laisseraient mettre en pièces mille fois, plutôt que de souffrir que l’honneur de leur seigneur reçût la moindre atteinte. Il était donc indispensable pour lui d’avoir en ce moment de l’intelligence, de la force et de l’habileté. Que vous dirai-je ? Pendant la nuit, tandis que les autres dormaient, il veillait et pensait, plus sagement que ne fit jamais nul autre roi, à son propre salut et au recouvrement de son royaume.

CHAPITRE LXXII

Comment est fait mention du parti que prit le roi Charles dans cette extrémité ; ni comment il envoya au roi En Pierre un défi, d’où il résulta un rendez vous de bataille entre les deux rois ; et comment les princes et les seigneurs doivent avoir dans leurs conseils des hommes mûrs et qui connaissent les affaires.

Il pensa ainsi et se dit : « Le roi d’Aragon est le prince le plus habile et le plus haut de cœur qui ait existé depuis Alexandre ; et s’il est homme d’honneur, comme il est venu sur tes terres sans te prévenir par un défi, il doit s’en excuser. Tu lui enverras donc des messagers pour l’accuser ; et il devra sans délai s’excuser par bataille, soit de son corps contre le tien, soit de dix contre dix, ou de cent contre cent. Quand il aura donné sa parole il ne reculera pour rien au monde. Tu choisiras le combat de cent contre cent ; et cela sous la garantie du roi d’Angleterre.[41] Nous promettrons chacun de nous rendre, dans un délai bref et fixé, à Bordeaux. Quand le jour de la bataille sera pris et qu’on en sera informé, ceux qui se sont soulevés s’arrêteront en disant : Pourquoi nous révolterions-nous puisque le roi d’Aragon va se battre contre le roi Charles. S’il était vaincu nous serions tous écrasés par la puissance du roi Charles. » Tout le pays sera donc tranquille et rien ne bougera jusqu’à l’issue de la bataille ; et ce sera déjà un bien, si à dater d’aujourd’hui jusqu’à ce moment, personne ne bouge. » Ce projet une fois conçu, qui est bien la plus sage et la plus haute pensée que pût former un prince en pareille détresse, il choisit pour messagers les hommes les plus honorables et il les envoya au roi d’Aragon à Messine. Il leur ordonna de dire au roi, devant toute sa cour, soit de ses gens, soit Siciliens ou autres, qu’ils ne voulaient lui parler qu’en présence de tous ; et lorsque la cour plénière serait réunie, alors, en présence de tous, ils devaient le défier.

Ces envoyés se rendirent à Messine et suivirent les ordres de leur seigneur. Lorsque la cour fut complète, ils dirent : « Roi d’Aragon, le roi Charles nous envoie vers vous et nous ordonne de vous dire : que vous avez failli à votre foi, parce que vous êtes entré dans son pays sans lui déclarer la guerre. » Le roi d’Aragon, enflammé de colère et de fureur, répondit : « Dites à votre maître, que nos envoyés seront chez lui aujourd’hui même et lui répondront en face, ainsi que vous autres vous avez prononcé cette accusation à notre face ; retirez-vous. »

Lesdits envoyés se retirèrent sans prendre congé du roi, s’embarquèrent sur un lin armé qui les avait amenés, retournèrent auprès du roi Charles, et lui rendirent la réponse du roi d’Aragon.

Il ne s’écoula pas six heures ce jour même, avant que le roi En Pierre n’eût envoyé au roi Charles, sur un autre lin armé, deux chevaliers, qui se présentèrent devant le roi Charles et lui dirent sans le saluer : « Roi Charles, notre seigneur le roi d’Aragon vous fait demander, s’il est vrai que vous aviez donné ordre à vos envoyés de lui dire les paroles qu’ils ont prononcées devant lui ? » Le roi Charles répondit : » Oui, sans doute ; et je veux que vous sachiez de notre propre bouche, le roi d’Aragon, vous autres et le monde entier, que nous avons donné ordre qu’on lui dise ces propres paroles ; et nous les répétons ici en votre présence de notre propre bouche. »

Alors les chevaliers se levèrent, et l’un d’eux dit : « Roi, nous vous répondons, de la part de notre seigneur le roi d’Aragon : que vous mentez par la gorge, et qu’il n’a rien fait en quoi il ait failli à sa foi ; mais il dit que vous, vous avez failli à votre foi quand vous êtes venu attaquer le roi Manfred, et quand vous avez fait assassiner le roi Conradin ; et si vous dites que non, il vous le fera avouer corps pour corps. Et quoiqu’il ne dise rien contre votre bravoure et qu’il sache bien que vous êtes un vaillant chevalier, il vous donnera le choix des armes à cause des années que vous avez de plus que lui. Et si cela ne vous convient pas, il vous combattra dix contre dix, cinquante contre cinquante, ou cent contre cent ; et nous sommes prêts à signer l’acceptation de ce combat. »

Le roi Charles à cette parole fut rempli de contentement ; il vit que la chose allait selon son désir, et il répondit : « Barons, les envoyés qui sont allés aujourd’hui chez vous y retourneront avec vous, et sauront du roi s’il a dit ce que vous nous avez rapporté de sa part ; s’il l’a fait, qu’il donne son gage devant nos envoyés, et qu’il jure, foi de roi, sur les quatre saints Evangiles, qu’il ne se dédira pas de ce qu’il aura dit ; après cela, revenez avec nos envoyés, et nous vous donnerons pareillement notre gage et nous ferons le même serment. En un jour je prendrai ma décision et choisirai entre les trois partis qu’il m’offre ; et quel que soit, le parti que je prenne, je suis prêt à y tenir bon. Ensuite nous déciderons lui et moi devant quel souverain nous devons livrer ce combat, et le jour suivant nous en dresserons accord. Après avoir désigné le juge de la bataille, nous prendrons le plus bref délai pour nous tenir prêts à combattre. —Tout ceci nous plaît » dirent les envoyés.

Les messagers des deux rois passèrent à Messine et vinrent près du roi d’Aragon. Les messagers du roi Charles s’acquittèrent des ordres dont ils avaient été chargés ; et quand ils eurent termine, le roi d’Aragon leur répondit : « Dites au roi Charles, que tout ce que lui ont dit nos envoyés nous le leur avions ordonné ; et afin qu’il n’en doute point, ni vous non plus, je vous le répéterai. » Et il leur répéta les mêmes paroles, sans une de plus sans une de moins, que ses envoyés avaient dites au roi Charles. « Eh bien ! Roi, dirent les messagers, donnez-nous donc votre gage en présence de tous. » Le roi prit alors une paire de gants que tenait un chevalier, et les jeta en présence de tout le monde. Les envoyés du roi Charles ramassèrent le gage et dirent : « Roi, jurez, foi de roi, sur les saints Evangiles, que vous ne reculerez pas, et que si vous le faites, vous vous déclarez à tous pour vaincu et comme faux et parjure. Le roi fit apporter les saints Evangiles et le jura, ainsi qu’ils le lui demandaient ; ensuite il ajouta : Si vous pensez qu’il y ait encore quelque chose à faire pour confirmer ma parole, je suis prêt à le faire. — Il nous semble, lui dirent les porteurs du message, que toute confirmation est accomplie. » Et ils retournèrent aussitôt avec les envoyés du roi d’Aragon vers le roi Charles, à dit gaîment, et lui rendirent compte de tout ce qu’avait fait et dit le roi d’Aragon.

Le roi Charles remplit les mêmes formalités que le roi d’Aragon relativement au gage et aux serments, et les messagers du roi d’Aragon emportèrent les gages. Ainsi, la chose fut arrêtée de manière à ce qu’il fût de toute impossibilité de reculer. Le roi Charles en fut très satisfait ; et il devait l’être, puisqu’il détourna ainsi les mauvaises dispositions de ceux qui voulaient se soulever contre lui, et que tout ce qu’il avait imaginé s’accomplit. Aussi dit-on, et avec raison, que jamais le roi d’Aragon ne fut joué dans aucune autre guerre que dans celle-ci. Cela lui advint par deux raisons : la première, qu’il avait affaire avec un roi âgé et expérimenté en toutes choses ; car je veux que vous sachiez que l’expérience est d’un grand poids dans toutes les affaires du monde, et le roi Charles avait eu à soutenir de longues guerres, était âgé et pesait mûrement tous ses projets. Sans doute le roi d’Aragon était pourvu tout autant que lui de toutes qualités et de tous avantages ; mais il était jeune, son sang était bouillant, et il n’avait pas tant épuisé de ce généreux sang que l’avait fait le roi Charles. Il ne suffit, pas qu’on songe au moment présent ; et tout prince, ainsi que tout autre individu, doit embrasser à la fois dans sa pensée le passé, le présent et l’avenir ; s’il fait ainsi, et qu’en même temps il prie Dieu de le seconder, il est bien assuré de réussir dans ce qu’il entreprendra. Le roi d’Aragon au contraire ne considérait en cela que deux choses, le passé et l’avenir, et laissait de côté le présent. Si sa pensée se fût arrêtée sur le présent, il se fût bien gardé de consentir à ce combat, car il eût vu aussi, que ce présent était tel que le roi Charles s’en allait perdant tout son royaume, et qu’il était dans une position si difficile, qu’il ne pouvait manquer d’en venir à se remettre au pouvoir du roi d’Aragon, sans que ce dernier eût un coup à férir ou la moindre dépense à faire, puisque tout le pays était sur le point de se soulever.

Ainsi, vous, seigneurs, qui vous ferez lire mon livre, rappelez-vous d’avoir dans vos conseils des riches hommes, des chevaliers et des citoyens, et toute autre sorte de gens, et entre les autres des personnes d’un âge mûr qui aient beaucoup vu et entendu et beaucoup pratiqué les affaires. Ils sauront bien distinguer le meilleur de deux biens et le moins mauvais de deux maux. Je me tais là-dessus, car tous les souverains du monde sont d’un sang si élevé et si bons par eux-mêmes que, s’ils n’étaient mal conseillés, ils ne feraient jamais rien qui pût déplaire à Dieu. Et lors même qu’ils donnent leur adhésion au mal, ils ne croient pas le faire ; mais c’est qu’on leur dit et qu’on leur fait entendre des choses qu’ils imaginent être bonnes, et qui sont souvent tout le contraire. Quant à eux, devant Dieu ils en sont excusés, mais les misérables qui les trompent ainsi et qui leur donnent le change en demeurent chargés, et en porteront la peine dans l’autre monde.

CHAPITRE LXXIII

Où l’on raconte que le combat entre les deux rois devait avoir lieu à Bordeaux, de cent contre cent, devant Edouard, roi d’Angleterre ; comment le bruit de ce combat fut répandu dans tout le monde ; et comment le roi Charles demanda, en attendant, la suspension des hostilités, ce que refusa le roi d’Aragon.

Quand les choses furent ainsi arrêtées, et qu’aucun des deux rois ne put se dispenser de ce combat, le roi Charles fit dire au roi d’Aragon : qu’il avait pensé, que chacun d’eux étant du sang le plus noble, ils ne devaient pas se battre avec un nombre d’hommes au-dessous de cent pour chacun, et qu’il ne doutait pas de l’acceptation de cette proposition, car alors on pourrait dire, quand tous deux se présenteraient, chacun avec cent chevaliers, que sur ce champ de bataille se trouvaient les meilleurs chevaliers du monde ; cela fut donc ainsi convenu de part et d’autre. Ensuite le roi Charles fit dire à son adversaire : qu’il avait pensé que le roi Edouard d’Angleterre[42] était celui de tous les rois du monde qui convenait le mieux à chacun d’eux, étant un des rois les plus débonnaires et un des bons chrétiens, et possédant la ville de Bordeaux, voisine de leurs royaumes respectifs. Par toutes ces considérations il lui semblait bon que ce fût sous sa garantie, et dans ladite ville de Bordeaux que le combat eût lieu ;’que, sous peine de trahison, au jour fixé, chacun devait être rendu en personne à Bordeaux, et que jour pour jour, et aussi sous peine de trahison, le champ devait être ouvert ; que quant à lui, ce prince et cette ville lui paraissaient le prince et la ville les mieux appropriés à leur but ; que toutefois, si le roi d’Aragon trouvait quelque chose de meilleur, de plus sûr pour les deux parties et qui abrégeât encore le délai, il n’avait qu’à parler ; et s’il l’approuvait, qu’il le signât, avec les mêmes obligations par serment faites précédemment, entre les mains de ses envoyés, et qu’il en ferait autant entre les mains des siens.

Les envoyés se rendirent auprès du roi d’Aragon et lui firent part de leurs instructions.

Le roi d’Aragon, ayant pris connaissance de ces propositions, telles que je vous les ai rapportées, les tint pour bonnes. Il lui sembla que le roi Charles avait fait un bon choix et relativement au nombre des combattants et relativement à la désignation du roi d’Angleterre pour arbitre et de la ville de Bordeaux pour lieu du combat. Il n’y voulut contredire en rien, et il signa toutes les propositions de la manière ci-dessus mentionnée ; seulement il y ajouta une clause : ce fut de faire serment, et d’exiger que le roi Charles fit aussi le même serment, sous les peines convenues entre eux, qu’aucun d’eux n’amènerait à Bordeaux ni un plus grand nombre de chevaliers ni plus de force que les cent chevaliers qui devaient tenir le champ. Cela fut accepté par le roi Charles, et chacun d’eux le jura et le signa. Ainsi furent réglés par des actes signés : le nombre des champions, le lieu, le juge, et le jour du combat de ces deux princes. Je laisse cette affaire pour vous entretenir de la renommée qui s’en répandit par tout le pays et par tout le monde, si bien que chacun en attendait l’exécution pour savoir quelle en serait l’issue, car tous se taisaient ne voulant se prononcer contre aucun des deux rois. Le roi Charles fit dire au roi d’Aragon que, s’il le jugeait convenable, il lui semblait bon à lui-même qu’il y eût trêve jusqu’à l’issue du combat. Le roi d’Aragon lui fit répondre : que, tant qu’il respirerait, il ne voulait avoir avec lui ni paix ni trêve, mais qu’il lui déclarait qu’il lui ferait et pourchasserait tout le mal possible, et qu’il n’en attendait pas moins de lui ; qu’il se tînt pour bien informé au contraire qu’il l’attaquerait bientôt en Calabre, et que s’il le voulait, il n’était pas besoin de se rendre à Bordeaux pour se combattre. Le roi Charles entendant cela vit bien qu’il n’était pas prudent à lui de demeurer plus longtemps en ce pays, et cela par trois raisons : la première, qu’il avait perdu tout moyen de tenir la mer et ne pouvait recevoir des approvisionnements ; l’autre, qu’il savait que le roi d’Aragon voulait venir l’attaquer, ainsi qu’il l’avait entendu ; et l’autre, afin d’aller faire ses préparatifs pour se trouver à Bordeaux au jour fixé. Il partit donc de dit gaîment, se rendit à Naples et de là à Rome, où il alla voir le pape laissant en sa place son fils le prince de Tarente. Je le laisse auprès du pape et reviens au roi d’Aragon.

CHAPITRE LXXIV

Comment le roi En Pierre d’Aragon mit en liberté douze mille hommes qu’il avait pris au roi Charles, leur donna des vêtements et leur dit de se rendre dans leur pays.

Quand le roi d’Aragon eut arrêté par écrit le jour du combat, il appela l’amiral, et lui dit de placer sur cinquante et une de ces grandes barques croisières que les galères avaient amenées de Nicotera, tous les prisonniers qui avaient été faits sur le roi Charles. Il ordonna aussi au majordome de faire faire à chacun desdits prisonniers une robe, une chemise, des braies, un chapeau à la catalane, une ceinture, un couteau à la catalane, et de leur donner un florin d’or pour leur voyage, et de leur faire savoir qu’aussitôt après leur sortie de prison ils eussent à s’acheminer chacun vers son pays. Aussitôt ces ordres reçus, l’amiral monta à cheval et fit en bonne conscience choix des meilleures barques, et y fit placer du pain, de l’eau, du fromage, des oignons et des aulx pour l’approvisionnement de cinquante personnes pendant quinze jours. Lorsque tout fut disposé, on fit réunir ces hommes dans la prairie, hors de la porte Saint-Jean, et assurément ils étaient bien plus de douze mille. Le roi monta à cheval, alla à eux, les fit habiller ainsi que nous l’avons rapporté, et leur dit : « Barons, il est certain qu’on ; ne peut vous compter comme une faute le mal qu’a l’ait le roi Charles, ni même d’être venus ici avec lui. Ainsi, au nom de Dieu, nous vous en absolvons ; retirez-vous chacun chez vous. Mais je vous ordonne et vous conseille qu’à moins d’y être forcés, vous ne reveniez plus combattre contre nous. » Alors ils s’écrièrent tous : « Pieux et bon seigneur, Dieu vous donne longue vie et nous donne la grâce de vous voir empereur ! »

Tous mirent les genoux en terre et entonnèrent ensemble le Salve Regina ; après quoi l’amiral les fit embarquer, ainsi qu’il en avait reçu l’ordre du roi. Ils se rendirent donc dans leur pays. Que Dieu nous donne une joie pareille à celle qu’ils éprouvèrent eux-mêmes, et leurs amis lorsqu’ils les revirent. La renommée de cette action se répandit dans le monde ; aussi tous, amis ou ennemis, prièrent-ils Dieu en faveur du seigneur roi d’Aragon.

 CHAPITRE LXXV

 Comment le roi En Pierre passa en Calabre pour attaquer le roi Charles ; comment il se rendit au port de Catona, où il apprit que ce roi était parti ; comment il s’empara de gaîment et de bien d’autres châteaux et cités, et régla toutes choses en Sicile et en Calabre ; et comment l’infant En Jacques-Pierre, son fils, fut mis au nombre de ceux qui devaient prendre part au combat des cent.

Après avoir agi ainsi, le seigneur roi fit publier : que chacun se disposât à s’embarquer, soit cavaliers, soit gens de pied, avec du pain pour un mois ; il leur faisait savoir que son intention était de passer le lundi suivant en Calabre pour attaquer le roi Charles. C’était le jeudi que cette publication avait lieu. Il faisait dire aussi que, s’il plaisait à Dieu que le roi Charles acceptât la bataille, le voyage à Bordeaux deviendrait inutile, et qu’il en serait fort charmé. A cette annonce tous eurent une grande joie et s’appareillèrent pour le départ. Le roi Charles apprenant ces préparatifs, vil bien que la chose devenait sérieuse ; ainsi par cette raison, et parce qu’il ne pouvait plus tenir la mer, comme je l’ai remarqué, ni se procurer de provisions de bouche, il se décida à partir et à ne point attendre le roi d’Aragon. Celui-ci passa avec toutes ses forces en Calabre, et prit terre à Catona, pensant y trouver le roi Charles ; mais on lui apprit qu’il était parti, ce dont il fut fort mécontent ; il dit alors : « Puisque nous voilà de ce côté de la mer, du moins que ce ne soit pas en vain. » Il alla à dit gaîment, dont il forma le siège ; il ne se passa pas deux jours que les habitants, après avoir vivement combattu, se rendirent à discrétion, et on lui livra tous les Français, qui se trouvaient dans la ville. Le roi d’Aragon les renvoya, ainsi qu’il avait fait des autres prisonniers. Après avoir pris dit gaîment, il s’empara de Calanna, La Motta, les châteaux forts de Saint-Lucido, de Sainte Agathe, de Pentedatille, d’Amendolea et de Bova. Que puis-je vous dire ? Autant ils en attaquaient, autant ils en prenaient. Les cavaliers armés et les almogavares faisaient des incursions de trois et quatre journées dans l’intérieur des terres, et avaient quelquefois des rencontres avec les détachements de chevaliers que le roi Charles avait laissés dans ces différents lieux. Mais écoutez ce que je vais vous dire. Si cent hommes à cheval et cinq cents hommes de pied des gens du roi d’Aragon eussent rencontré cinq cents cavaliers et trois ou quatre mille fantassins ennemis, ceux-ci eussent été tous pris ou tués. Les nôtres leur avaient inspiré une telle terreur, qu’au seul cri : Aragon ! Ils étaient à moitié vaincus et se tenaient pour morts. Si l’on voulait raconter tous les hauts faits des troupes du roi d’Aragon dans la Calabre, on ne pourrait suffire à les écrire.

Le roi était satisfait si jamais on le fût. Il séjourna quinze jours en Calabre, et dans cet espace de temps il s’empara de toute la côte, de Tropea jusqu’à Gerace, et il s’en réjouissait ; mais lorsqu’il songea au temps désigné pour le combat et à l’époque où il devait se mettre en route pour y aller, il lui fallait avoir bien d’autres idées.

Après avoir passé ainsi ces quinze jours en Calabre, il parcourut le pays, enseignes déployées ; il plaça son lieutenant général en Calabre, mit des troupes dans les châteaux et autres lieux qu’il avait pris, et y laissa tous ses hommes d’armes, aussi bien dit gaîment que varlets des menées, il y laissa également cinq cents cavaliers, tous Catalans ou Aragonais, et retourna à Messine avec le reste de sa cavalerie. Arrivé à Messine il régla tout ce qui concernait la Sicile. Dans chaque lieu il mit des officiers convenables ; à Messine et autres lieux il désigna des capitaines, des justiciers et des maîtres justiciers. Il nomma commandant de la vallée de Mazzara messire Alaymo ; il fit une répartition de tous les emplois publics entre les riches hommes et chevaliers de Sicile d’une part et les Catalans et les Aragonais de l’autre, c’est-à-dire qu’en chaque emploi il mettait un Catalan, un Aragonais et un Latin. Il fit ceci afin qu’ils pussent se rapprocher les uns des autres. Ayant ainsi mis ordre aux affaires de l’île et de la Calabre, il voulut régler les affaires maritimes ; il fit appeler l’amiral et Jacques-Pierre son fils, et lui dit : « En Jacques-Pierre, vous savez que nous devons nous battre à jour fixé avec le roi Charles. Le temps est court jusqu’à ce moment. Nous avons toute confiance en vous et en votre bonne bravoure, et nous désirons que vous veniez avec nous et que vous soyez du nombre de ceux qui entreront dans le champ avec nous. Renoncez donc à votre office d’amiral, car il ne nous paraît pas honorable pour nous ni pour vous que vous continuiez à remplir l’office d’amiral. Un amiral communique nécessairement avec toute sorte de gens, et cela ne serait point bien. Il est donc à propos que, comme vous êtes notre fils, et que nous vous portons une grande affection, vous n’aviez plus rien de commun avec ces sortes de personnes. » Le noble En Jacques-Pierre lui répondit : « Je vous rends grâce, ô mon père et seigneur, de l’honneur que vous voulez bien me faire de me mettre au nombre de ceux qui entreront en lice à vos côtés, et je prise cette faveur bien plus haut que si vous m’eussiez donné le meilleur comté de votre royaume. Disposez donc, seigneur, de mon office d’amiral, de ma personne et de ce que je puis posséder, ainsi qu’il vous plaira. Non ! Jamais rien ne m’a donné une satisfaction pareille à celle que me fait éprouver la grâce que vous me faites. » En disant cela, il déposa le bâton d’amiral entre les mains du roi.

CHAPITRE LXXVI

Comment le seigneur roi nomma amiral le noble En Roger de Loria, et ordonna tout pour aller à Bordeaux pour le combat ; et comment, ayant pris congé de chacun, il passa en Catalogne avec quatre galères remplies de catalans.

Le roi fit venir le noble En Roger de Loria qu’il avait fait élever auprès de lui ; il le fit mettre à genoux devant lui et lui dit : « Madame Bella votre mère a bien servi la reine notre épouse ; quant à vous, vous avez été jusqu’à ce jour élevé près de nous et vous nous avez bien servi. Ainsi, avec la grâce de Dieu, nous vous donnons le bâton d’amiral ; soyez donc dès à présent notre amiral en Catalogne, Valence et Sicile, et dans tous les pays que nous possédons ou dont Dieu nous accordera la conquête. »

Le noble En Roger de Loria se jeta à terre et baisa les pieds et puis les mains du roi ; il prit ensuite le bâton, avec si bonne aventure que, plaise à Dieu que tous ceux à qui le roi confie ses emplois s’en acquittent aussi bien que ledit noble le fit ; car on peut dire avec vérité, que jamais vassal en aucun emploi ne fit plus d’honneur que lui à son seigneur ; et il se conduisit de cette manière depuis le moment où le bâton lui fut remis jusqu’à celui, où il trépassa de cette vie.

A la réception dudit amiral, il se fit à Messine des fêtes, des jeux et danses, tant et tant que ce serait merveille de pouvoir les raconter. Après quoi le roi fit assembler un conseil général dans l’église de Sainte Marie la Nouvelle, à Messine. Là il parla bien et sagement et noblement, et exhorta et conjura chacun, tant Catalans et Aragonais que Latins, à s’aimer et à s’honorer, à n’avoir jamais d’altercations les uns avec les autres, mais à s’aimer comme frères. Après ces recommandations et beaucoup d’autres bonnes paroles, il ajouta : « Vous savez que l’époque est fort rapprochée où nous devons nous trouver en bataille contre le roi Charles ; et pour la seigneurie du monde entier, nous ne manquerions point au rendez-vous. Nous vous engageons donc en attendant à être pleins de confiance et d’assurance. Nous laissons parmi vous une si grande quantité de braves gens que seuls ils seraient en état de vous défendre contre le roi Charles ; ainsi vous pouvez être en sécurité sous la garde de Dieu. Nous vous promettons que, dès que nous serons rendus en Catalogne, nous vous enverrons la reine notre épouse et deux de nos fils, pour que vous sachiez bien que ce royaume et vous-même vous nous êtes aussi chers que l’est la Catalogne et l’Aragon. Soyez assurés que, tant que le monde durera, nous ne vous faudrons pas, et que nous vous regardons comme nos propres sujets nés. Nous vous promettons aussi que, si nous sortons vivants du combat, nous nous rendrons aussitôt ici, à moins qu’il ne nous survienne quelque affaire qui exige impérieusement notre présence ; mais alors dans tous les temps nos yeux seront sans cesse tournés vers vous. »

Là-dessus il signa et bénit tout le monde et prit congé d’eux. Alors vous eussiez vu des pleurs et entendu des cris lamentables : « Bon seigneur, que Dieu vous conserve et vous donne victoire ! Puissions-nous en tout temps avoir de bonnes nouvelles de vous ! » Le roi descendit de la tribune du haut de laquelle il avait parlé ; et vous eussiez vu quelle foule il y avait à lui baiser les pieds et les mains, car il fallait que tous lui baisassent les pieds ou les mains. On le suivit jusqu’au palais, sans qu’il lui fût possible de monter a cheval. Il ne le voulait pas non plus, parce qu’il voyait accourir de toutes les rues des dames et demoiselles qui baisaient la terre au-devant de son passage, ne pouvant parvenir à lui baiser les pieds et les mains. Que pourrai-je ajouter ? Il avait commencé à parler dès le matin du haut de la tribune, et avant son arrivée au palais il était nuit close. Enfin ni lui ni aucun de ceux qui étaient là n’avaient songé à boire ni à manger, et aucun d’eux ne pouvait se rassasier de le voir.

Quand il fut au palais, les trompettes et les nacaires commencèrent à se faire entendre, et tous ceux qui voulurent y manger mangèrent ; car, pendant tout le séjour du roi d’Aragon en Sicile, aucune porte ne fut close à personne, aucune table ne fut interdite à celui qui voulait y prendre place. Le seigneur roi se mit donc à table, et tous les autres qui s’y assirent avec lui furent honorablement traités.

Le lendemain le roi fit venir l’amiral et lui dit : « Amiral, faites armer sur le champ vingt-cinq galères, et placez sur chacune un comité[43] catalan et un comité latin, quatre nochers catalans et autant de latins, et ainsi pour les timoniers ;[44] que les rameurs soient tous Latins et les arbalétriers tous Catalans ; et nous voulons que par la suite, toutes les flottes que vous mettrez en mer soient ainsi, et que vous ne changiez rien à cette disposition. Faites dresser aussitôt le pavillon d’enrôlement,[45] et payez ces vingt-cinq galères et deux lins pour quatre mois, car nous entendons nous rendre en Catalogne avec ces galères. »

Il dit cela en présence de tous. L’amiral exécuta aussitôt les ordres du roi. A la nuit, le roi le manda vers lui et lui dit : « Amiral, gardez le secret sur ce que je vais vous confier ; je vous le recommande aussi chèrement que notre affection vous est chère. Parmi toutes ces galères vous en choisirez quatre que vous monterez de braves gens, tous Catalans, sans un seul Latin ni d’aucune autre nation. Vous ferez semblant de les envoyer à Tunis et vous les expédierez à Trapani, où je me trouverai d’ici à vingt-quatre jours (et il lui compta les journées qu’il aurait à faire) ; nous les trouverons là ; nous monterons sur les quatre galères et nous partirons à la garde de Dieu et de madame sainte Marie. Que ceci soit secret et que rien n’en transpire. Vous resterez avec les autres galères pour garder l’île, ainsi que les troupes qui sont en Calabre. — Seigneur, lui demanda l’amiral, au nom de Dieu que ne peut-il pas arriver si vous passez en Catalogne avec un si petit nombre de galères ? — N’en parlons plus, dit le roi, cela sera ainsi. — Permettez-moi donc, pour l’amour de Dieu, seigneur, de vous suivre sur ces quatre galères. —Non, dit le roi, pas une parole de plus ; nous le voulons ainsi. — Seigneur, dit l’amiral, qu’il soit fait ainsi que vous le commandez. » Que vous dirai-je ? Il fit ce que le roi avait prescrit, et quand tout fut prêt le roi prit congé, sortit de Messine, et visita toute la Sicile. Il se rendit à Palerme où on lui fit les plus grandes fêtes ; il y réunit un conseil général, ainsi qu’il l’avait fait à Messine. Il leur tint les mêmes discours ; et les mêmes pleurs et gémissements et cris le suivirent depuis l’église principale, où s’était réuni le conseil, jusqu’au palais. Là comme avant, les dames et demoiselles allèrent au-devant de lui, baisant la terre devant sa face, lui donnant mille bénédictions et lui souhaitant toute sorte de biens. Après quoi le roi partit de Palerme et se rendit à Trapani. Il serait impossible de vous dire le nombre infini de personnes qui le suivirent, car au sortir de Messine il vint une multitude de gens de tous les côtés qui marchaient à sa suite. Dans chaque endroit où il passait, on l’invitait à prendre tout ce dont il avait besoin, tant lui que les gens qui l’accompagnaient, de quelque condition qu’ils fussent. Que vous dirai-je ? A Trapani il assembla un autre conseil, et ce conseil fut plus nombreux que partout ailleurs. Il dit ici ce qu’il avait dit ailleurs, et cette réunion eut le même résultat que les autres. Ce même jour, pendant que le roi était à la tribune à haranguer le peuple, arrivèrent à Trapani les quatre galères, avec un lin armé que l’amiral avait ajouté. En Ramon Marquet et En Béranger Mayol, dans lesquels le roi avait grande confiance, commandaient les quatre galères. Dès que les galères furent arrivées, les prud’hommes de Trapani leur firent fournir des rafraîchissements en abondance. Ce même jour le roi, au milieu des pleurs et des cris des gens de Trapani, s’embarqua à la bonne aventure. On ne laissa monter sur les galères que les personnes qui avaient été désignées par lui ; elles étaient peu nombreuses, afin que les galères en fussent plus légères. Le roi s’embarqua donc et mit à la voile avec la grâce de Dieu ; puisse-t-il par sa merci le conduire à bon port ! Nous cesserons pour un moment de parler du seigneur roi, je saurai bien revenir à lui ; qu’il aille à la bonne aventure. Il laissa toute la Sicile en bon état, tant par terre que par mer, ainsi que tout ce qu’il avait dans la Calabre. Parlons du roi Charles.

CHAPITRE LXXVII

Comment le roi Charles alla trouver le pape et lui demanda, en présence de tout son sacré collège, de le secourir contre le roi d’Aragon, au moyen d’un interdit, d’une croisade et des trésors de l’Église.

Le roi Charles, arrivé auprès du pape, le pria de faire réunir son consistoire, parce qu’il désirait lui parler ainsi qu’à tous les cardinaux. Ainsi fut-il fait comme il l’avait requis. Le roi avait agi de cette manière, parce que c’était aussi en présence de tout le consistoire qu’il avait reçu l’ordre de la conquête, et que tous lui avaient promis unanimement appui et secours. Lorsque le pape et le saint collège furent réunis, le roi parla ainsi : « Saint-Père, et vous autres tous de ce consistoire, vous savez que je n’ai entrepris la conquête de la terre du roi Manfred que pour l’honneur de la sainte Église, comme je vous le déclarai dans le temps. Alors vous promîtes, et tout votre collège fit la même promesse, de m’aider et de me secourir contre tous ceux qui voudraient, me troubler dans ma conquête ; et vous vous engageâtes à me fournir l’argent et tout ce qui pourrait m’être nécessaire. Or vous savez, Saint-Père, et vous autres tous présents ici, que j’ai accompli tout ce que j’avais promis. Je n’ai considéré aucun péril pour moi, ni pour mes parents, ni mes amis, ni mes vassaux. Or le roi d’Aragon, à votre grande injure, est venu nous attaquer, et il nous a enlevé la Sicile et une grande partie de la Calabre, et nous ravira tous les jours de nouveaux pays, si Dieu et vous n’y pourvoyez. Vous devez le faire, Saint-Père, et vous autres tous seigneurs, par quatre grandes raisons : la première, parce que vous l’avez promis ; la seconde, parce que le roi d’Aragon, en agissant comme il l’a fait, s’est rendu coupable envers vous. Après la réponse si dure que vous avez faite au noble En Guillem de Castellnou, il s’est mis en mouvement comme un homme qui, privé du soutien que vous lui refusiez, n’a plus qu’à prendre conseil de lui-même dans toutes ses affaires ; ce qu’il n’aurait certainement pas fait si vous l’eussiez secondé, ainsi qu’il vous en sollicita par des raisons si bonnes et si justes que, je ne dirai pas seulement vous, mais tous les rois de la chrétienté eussent certainement dû le seconder ; car jamais roi n’entreprit si haute chose ; et il la soutint plus longtemps que les cinq plus puissants rois chrétiens du monde n’auraient pu le faire. C’est donc pour cette faute qu’il s’est mis en mouvement et est venu en Sicile, où les Siciliens se sont grandement humilies devant lui et l’ont demandé pour roi. Vous savez de plus qu’il devait croire raisonnablement que ce royaume n’échapperait pas à sa femme et à ses fils. Toutefois si vous lui eussiez accordé sa demande de secours, je suis certain qu’il n’aurait point abandonné une entreprise si bien commencée. C’est donc vous, Saint-Père, qui êtes cause de notre malheur, lequel est d’autant plus grand que, quand nous n’aurions perdu que le comte d’Alençon, notre neveu, c’est là une telle perte que rien ne pourrait la réparer ; et outre cette mort nous avons également perdu une multitude de braves parents et de sujets dû roi de France notre neveu, et jamais sans doute nous ne pourrons les venger. J’ajouterai pour troisième raison que, si vous ne vous opposez incontinent à lui par un interdit exprès, dirigé contre lui et contre ceux qui le secondent, il fera tant que vous le verrez entrer dans Rome. Veuillez accorder des indulgences plénières à tous ceux qui marcheront contre lui et qui nous seconderont, et condamnez à la confiscation complète de tout ce qu’ils possèdent ceux qui s’armeront en sa faveur. Aussitôt que votre sentence sera proclamée, il n’est pas douteux que les rois de Castille, de Majorque, d’Angleterre, et les autres rois de la chrétienté qui pourraient être dans l’intention de soutenir le roi d’Aragon, ne s’en abstiennent et n’osent en rien se montrer favorables à sa cause. Il y en aura même peut-être qui voudront gagner l’indulgence ; mais quand même ils n’auraient pas le désir de l’obtenir et de nous venir en aide, du moins ils ne nous nuiront en rien. Enfin, ma quatrième demande est, qu’avec les trésors de la sainte Église de Saint-Pierre, vous fournissiez suffisamment aux frais de cette guerre et à nous, aussi bien que le roi de France qui est grand gonfalonier de la sainte Église, et que vous l’engagiez, qu’aussitôt la publication de votre croisade contre le roi d’Aragon, il se dispose à attaquer ses terres. Ces quatre demandes mises à exécution, nous viendrons bien à bout du roi d’Aragon, de manière à lui enlever son royaume et l’empêcher de n’envoyer aucun secours en Sicile. »

CHAPITRE LXXVIII

Comment le Saint-Père, le pape Martin, accorda au roi Charles ce qu’il lui demandait et comment il porta une sentence d’interdit contre le seigneur roi En Pierre et ses partisans ; et comment il accorda indulgence plénière a. tous ceux qui marcheraient contre ledit roi En Pierre.

Le pape lui répondit : « Fils de la sainte Église, nous avons bien entendu tout ce que vous nous avez dit ; et comme nous nous sommes engagé à vous seconder, nous allons répondre à vos quatre demandes. Sur la première, nous dirons : qu’il est vrai que nous sommes convenu avec vous de vous porter aide et secours de tout notre pouvoir contre tous ceux qui vous attaqueraient, et nous le ferons bien volontiers. Vous avez dit ensuite, que c’est notre faute si le roi d’Aragon est allé en Sicile : et nous en convenons. Lorsque nous lui refusâmes sa demande, nous savions bien qu’il agissait plus par sa propre volonté que par raison ; nous reconnaissons donc cette faute, et que nous sommes tenus de vous soutenir de toutes nos forces. Quant au troisième objet de votre demande, c’est-à-dire la croisade et l’interdit, nous vous promettons de les décréter et publier avant que vous vous éloigniez de nous. Le quatrième point, qui consiste dans la demande de fonds, et d’appel au roi de France en sa qualité de grand gonfalonier de la sainte Église, nous le ferons de grand cœur, et nous sommes disposés à vous fournir, ainsi qu’au roi de France, l’argent nécessaire. Ayez donc bon ; courage et réconfortez-vous, car la sainte Église accomplira entièrement vos désirs. »

Ensuite chaque cardinal prit la parole, et tous confirmèrent ce que le pape avait promis. Le roi Charles fut plein d’espoir et de contentement, leur rendit grâces de ces bonnes réponses, et les pria de hâter l’expédition de toutes choses, parce qu’il devait se rendre en France auprès de son neveu pour l’engager à lui fournir des secours, et de là aller avec lui ; à Bordeaux. Le pape fit si bien qu’en peu de jours il avait publié sa sentence et la croisade contre le roi d’Aragon et ses royaumes, et contre tous ceux qui lui fourniraient des secours, et accordé en même temps des indulgences plénières à tous les individus qui s’armeraient contre ledit roi. Telle fut la sentence que prononça le pape Martin, Français de naissance.[46] On dit qu’il n’est jamais sorti de la cour de Rome que des jugements équitables ; ainsi nous devons tous le croire ; car les prêtres, qui sont les administrateurs de la sainte Église, nous disent : Sententia pastoris, justa vel injusta, timenda est. Le jugement du pasteur, juste ou injuste, doit être respecté ; tout fidèle chrétien doit le croire de même ; aussi en suis-je persuadé. Or cette assistance de l’Église fut très puissante, et la plus grande que l’Église accordât jamais à aucun prince, et plus redoutable qu’il n’en fut jamais pour tout chrétien. Ensuite le pape accorda au roi Charles et au roi de France tout l’argent dont ils purent avoir besoin. Ainsi le roi Charles prit congé du pape et des cardinaux, et se rendit en France.

CHAPITRE LXXIX

Comment le roi Charles requit le roi de France et les douze pairs de le conseiller et aider dans ses affaires ; comment le roi de France, n’osant y accéder, à cause du serment qui le liait au roi En Pierre, fut délié dudit serment et de toutes ses promesses par le légat du pape Martin.

A la première entrevue du roi de France et du roi Charles, ils sentirent l’un et l’autre se renouveler la douleur de la mort du comte d’Alençon. Ce deuil dura deux jours, tant pour eux que pour leurs gens. Le troisième jour, le roi Charles eut un entretien avec le roi de France, son neveu, et les douze pairs. Le conseil étant assemblé, le roi Charles se leva et fit retentir sa plainte touchant le grand déshonneur et le grand dommage que lui avait fait le roi d’Aragon, et il requit le roi et les douze pairs d’aide et de conseil, les priant de ne pas l’abandonner dans une aussi grande nécessité que celle où il se trouvait. Il ajouta qu’ils n’ignoraient pas qu’il était fils de roi de France et ne faisait qu’une même chair et un même sang avec eux ; que jamais la maison de France n’avait délaissé aucun membre sorti de son tronc, et qu’ainsi dépourvu comme il était, le roi son neveu et eux tous étaient tenus de le secourir. Quant au conseil qu’il demandait d’eux, c’était de savoir ce qu’il devait faire, relativement au combat qu’il avait provoqué dans de si pressantes nécessités, combat qui devait avoir lieu à Bordeaux, et dont le jour était si prochain.[47] Il les priait donc sur ces deux points de l’autoriser à compter sur eux.

Il se tut. Le roi de France se leva et dit. « Oncle, nous avons bien entendu ce qui vous est advenu, ce que vous nous avez raconté, et ce que vous requérez, et nous vous répondons : que, par plusieurs motifs, nous devons maintenant vous secourir et vous donner nos avis. C’est nous qui avons, plus que personne au monde, une grande part au déshonneur qui vous a frappé, ainsi qu’à la perte que vous avez faite, et particulièrement par la mort de notre frère le comte d’Alençon, qui nous a été enlevé par une mort si indigne. Toutefois, malgré toutes les raisons que nous avons de nous décider en votre faveur, comme je viens de le dire, nous ne savons cependant à quoi nous résoudre, car nous sommes engagés par serment avec notre beau-frère, le roi d’Aragon, de le secourir envers et contre qui que ce soit au monde, et sous quelque prétexte que ce puisse être de ne jamais marcher contre lui ; et de son côté ce serment est réciproque à mon égard ; ainsi donc dans cette circonstance nous ne savons que vous dire. »

Alors un cardinal, légat du pape et chargé de tous ses pouvoirs, se leva et dit : « Seigneur roi, que cette difficulté ne vous arrête pas ; je suis chargé des pouvoirs du Saint-Père, et vous savez que tout ce que le pape lie sur la terre est lié dans les cieux, et que tout ce qu’il délie sur la terre est délié dans les cieux ; ainsi, moi, de la part de Dieu et du Saint-Père apostolique, je vous dégage de tout serment et de toute promesse que vous pouvez avoir faite à votre beau-frère En Pierre d’Aragon ; et au sortir de cette assemblée je vous en ferai une bonne charte, avec les sceaux pendants, afin que vous vous regardiez par la suite pour délié de tout ce que vous lui avez promis. Bien plus, je vous requiers, au nom du Saint-Père, de vous disposer à attaquer ledit roi d’Aragon ; et j’accorde à vous et à tous ceux qui vous suivront l’absolution de tous péchés et pénitences, et j’excommunie tous ceux qui seront contre vous. Demain je publierai cela dans tout Paris, et ensuite le ferai publier dans tous les pays du monde chrétien.[48] Je dois ajouter aussi, de la part du Saint-Père, qu’il vous sera donné aide du trésor de saint Pierre, et qu’il vous sera fourni tout ce dont vous avez besoin ; ainsi donnez vos secours et vos avis à votre oncle le roi Charles, ici présent, puisque vous le pouvez faire désormais sans que rien s’y oppose. »

CHAPITRE LXXX

Comment le roi de France promit au roi Charles de l’aider de sa personne et de ses gens contre le roi d’Aragon, et résolut d’aller avec lui à Bordeaux ; et de la perfidie qu’il prépara contre le seigneur roi d’Aragon, laquelle fut confirmée par les douze pairs de France.

Le roi de France répondit alors : « Cardinal, nous avons bien entendu ce que vous avez dit de la part du Saint-Père ; nous savons que c’est la vérité : c’est là notre créance, et telle doit être celle de tout chrétien orthodoxe. Nous nous regardons donc comme dégagé de toute promesse faite à notre beau-frère le roi d’Aragon ; et puisqu’il en est ainsi, nous répondrons à l’instant sans réserve à notre oncle le roi Charles sur le secours qu’il nous demande et sur le conseil relatif au combat qui doit avoir lieu entre lui et le roi d’Aragon. Nous vous dirons d’abord, notre oncle, que nous vous défendrons de notre personne et de celle de nos gens contre le roi d’Aragon et les siens, tant que vie sera en nous ; et nous vous le jurons et promettons sous l’autorité du cardinal qui représente ici le Saint-Père apostolique. Et nous agissons ainsi en l’honneur de la Sainte Église et en notre propre honneur ; car nous sommes tenus étroitement envers vous, et nous avons à venger la mort de notre frère le comte d’Alençon. Ensuite nous vous conseillons de ne pas manquer, pour quoi que ce soit, de vous rendre à Bordeaux au jour du combat. Nous irons en personne avec vous, et si bien accompagné que nous ne pensons pas que le roi d’Aragon ose s’y présenter ce jour-là ; et s’il le fait il est perdu. Le roi d’Angleterre, ni qui que ce soit au monde, ne pourrait lui être en aide. »

Le roi de France se tut, et le roi Charles prit la parole : « Seigneur et neveu, dit-il, nous vous rendons grâce, de la part de la sainte Église et de la nôtre, de vos offres ainsi que des bons conseils que vous nous donnez relativement au combat. Mais nous craignons que le roi d’Aragon ne puisse dire quelque chose contre notre bonne foi, si nous y allons ainsi accompagné ; car les conventions faites entre nous deux sont écrites et enregistrées par A, B, C. »

Le roi de France répliqua : « Il ne peut rien dire contre votre bonne foi, car nous avons déjà lu les conventions arrêtées entre vous, et sur le point dont il est question, il y est dit : que vous n’y amènerez pas au-delà des cent cavaliers qui doivent entrer au champ avec vous ; et lui il prend de son côté le même engagement. Vous n’y conduirez, vous, que les cent qui doivent entrer en lice à vos côtés, mais nous, nous y conduirons qui bon nous semblera, n’étant engagé par aucun contrat. Il ne peut se douter de cette affaire, ainsi vous n’aurez pas violé vos engagements. —Il est certain, dit le roi Charles, que telles sont nos conventions ; faisons donc ainsi que vous le conseillez. »

Le légat se leva, rendit grâces au roi de France de la part du Saint-Père apostolique et du Sacré Collège. Il le signa et lui donna sa bénédiction ; après quoi, une grande partie des douze pairs de France, là présents, se levèrent, confirmèrent tout ce que le roi de France avait dit, et promirent de lui faire aide de tout leur avoir et de tout leur pouvoir en faveur du roi Charles, et de suivre le roi de France à leurs frais et à leurs risques et périls, pour obtenir l’indulgence.

Quand chacun eut parlé, le roi Charles se leva et dit : « Seigneur roi, nous avons peu de temps pour nous rendre à Bordeaux ; nous laisserons ici le légat qui ne s’éloignera pas de vous, et nous irons en Provence, où nous amènerons soixante chevaliers de France que nous avons déjà choisis en notre âme, pour entrer en lice, si le combat a lieu, en leur adjoignant quarante chevaliers de Provence ; et avec ces cent chevaliers, sans plus, nous serons dans Bordeaux huit jours avant l’époque désignée. Vous, de votre côté, vous réglerez votre voyage comme vous l’entendrez ; car nous ne pouvons ni ne devons rien dire sur votre manière de vous y rendre. »

Le roi de France répondit que c’était très bien, et qu’il pouvait aller régler ses affaires ; qu’il savait, quant à lui, comment il devait se conduire. Là-dessus ils s’embrassèrent et prirent mutuellement congé l’un de l’autre.

Je laisse ici le roi de France et le légat, qui fait chaque jour publier la croisade de tous côtés, et je vous entretiendrai du roi Charles.

CHAPITRE LXXXI

Comment le roi Charles fit armer vingt-cinq galères, qui eurent pour commandant Guillaume Cornut, dans l’intention de les envoyer à Malle à la recherche d’En Roger de Loria, afin de l’attaquer et de l’amener mort ou vif.

Après avoir pris congé du roi de France, le roi Charles se rendit à Marseille avec les soixante chevaliers français qu’il avait choisis lui-même. Arrivé à Marseille, il fit appeler auprès de lui Guillaume Cornut, un des hommes les plus considérés de Marseille et d’une des plus anciennes maisons ; il lui ordonna de faire sans délai préparer la solde des enrôlements, et d’armer vingt-cinq galères de gens d’une bravoure éprouvée, tous Marseillais et de la côte de Provence, de manière qu’il n’y eût pas un seul homme d’aucune autre nation que de vrais Provençaux, et de les bien munir de comités, de nochers et de pilotes en double armement’, et qu’il songeât que chacun de ces gens fût un lion. Il le nomma capitaine et commandant en premier de cette flotte. Il lui enjoignit de partir immédiatement, de se diriger du côté de la Sicile, de visiter le fort de Malte, et d’y rafraîchir son monde. « Après quoi, dit-il, cherchez En Roger de Loria, qui n’a pas plus de dix-huit galères, car le roi d’Aragon n’en a fait armer que vingt-deux, et sur ce nombre il en a emmené quatre avec lui en Catalogne ; il ne peut donc lui en rester que dix-huit au plus ; et si nous pouvons les enlever, la mer est à nous ; car tout ce que le roi d’Aragon a de bons marins se trouve sur ces dix-huit galères. Il faut qu’elles ne vous échappent point. Ne paraissez donc plus devant nous jusqu’à ce que vous les ayez tous pris ou tués. »

Guillaume Cornut se leva, alla baiser les pieds du roi, et lui dit : « Seigneur, je vous rends grâces de l’honneur que vous me faites, et je vous promets de ne plus paraître à Marseille, ou devant vous, jusqu’à ce que je vous amène morts ou prisonniers En Roger de Loria avec tous ceux qui composent cette flotte. — Eh bien donc, dit le roi, songez à vous arranger de manière à être parti avant huit jours, sous peine de perdre notre affection. — Il sera fait comme vous le commandez » dit Guillaume Cornut.

Alors il s’occupa de faire armer les vingt-cinq galères, et de remplir en tout les volontés du roi. Je vais vous parler de lui jusqu’à ce qu’il ait accompli son bon voyage : puissent les Maures faire de tels voyages ! Je cesse de parler du roi Charles, et saurai bien y revenir en temps opportun.

Ledit Guillaume Cornut arma en effet les vingt-cinq galères, et ce furent, sans nul doute, les mieux armées qui sortirent jamais de la Provence. Il y plaça bien soixante hommes de sa famille et de bons et notables gens de Marseille, et prit la voie de Naples. Pendant sa course de Naples il rafraîchit ses équipages. Ensuite il prit la voie de Trapani avec vingt-deux galères, et trois furent envoyées par l’embouchure du Phare pour prendre langue. Il choisit pour cela les trois mieux montées en rameurs, et leur donna rendez-vous au château de Malte, où elles devaient le trouver ; il leur prescrivit de s’y rendre sans retard, et les premiers arrivés y attendraient les autres.

CHAPITRE LXXXII

Comment l’amiral En Roger de Loria, après avoir couru les côtes de Calabre et s’être rendu maître de villes et villages, s’empara des trois galères que l’amiral marseillais avait envoyées pour s’informer d’En Roger de Loria ; et comment ledit En Roger alla lui-même à la recherche des Marseillais.

Je vais cesser un instant de vous parler d’eux pour revenir à En Roger de Loria, qui avait armé les vingt-cinq galères, ainsi que le roi d’Aragon le lui avait ordonné. Sur ces vingt-cinq il en avait envoyé quatre et un lin à Trapani, au roi d’Aragon, comme vous l’avez vu. Il lui restait donc vingt une galères armées, et de plus deux lins, toutes bien montées de Catalans et de Latins. Après qu’elles furent ainsi disposées, et qu’il eut envoyé les quatre au roi, à Trapani, et que le roi fut parti, lui, avec ses vingt une galères et les deux lins, parcourut toutes les côtes de la Calabre jusqu’à Castella, près du golfe de Tarente. Il prit terre en beaucoup de lieux sur son chemin, et s’empara de plusieurs villes et bourgs et dudit lieu de Castella qu’il fortifia. Dans cette course ils firent un grand butin, et ils auraient pu faire bien du mal s’ils l’eussent voulu. Mais les Calabrais venaient dire à l’amiral : « Veuillez ne pas nous causer de dommage, car vous pouvez être assuré que notre intention est, si, par la grâce de Dieu, le saint roi d’Aragon sort vainqueur du combat qu’il a à soutenir contre le roi Charles, de devenir tous les siens. Ne nous faites donc pas le mal que vous pourriez nous faire. »

L’amiral, voyant qu’ils ne voulaient et disaient que tout bien, s’arrangea pour leur faire aussi peu de mal qu’il lui était possible. Et, en vérité, les gens de ce pays étaient alors si stupides en fait d’armes, que si cent almogavares eussent rencontré mille de ces pauvres gens, ils les eussent pris tous mille, car ils ne savaient de quel côté se tourner ; et au contraire, les almogavares et varlets de suite qui suivaient l’amiral étaient si adroits, que, dans l’espace d’une seule nuit, ils entraient dans l’intérieur du pays, à quatre-vingt ou cent milles de distance, et ramenaient vers la mer tout ce qu’il leur plaisait d’enlever ; de sorte qu’ils firent un gain immense. Et si l’on prenait la peine de le compter, la liste en serait si longue qu’on s’ennuierait à l’entendre. Je passe donc sur les sommes ; car, en vérité, dans cette seule sortie que fît l’amiral avec les vingt une galères et les deux lins, vous pouvez compter qu’ils firent plus de trente courses dans lesquelles ils rencontrèrent des corps de cavalerie et d’infanterie qu’ils mirent tous en déroute. On en pourrait faire un gros livre ; mais il suffit que je vous dise le nombre des courses. Enfin l’amiral, après avoir couru toute la Calabre, fait de beaux faits d’armes et ramassé un grand butin, s’en retourna à Messine. Etant au cap dell’Armi, à l’entrée de l’embouchure du Phare, du côté du levant, à la pointe du jour, il rencontra les trois galères de Provençaux que Guillaume Cornut, l’amiral de Marseille, avait envoyées pour prendre langue. Les deux lins armés qui précédaient En Roger de Loria, aperçurent ces galères qui s’étaient mises en station pour passer la nuit, et attendaient pour avoir des renseignements. Aussitôt que les deux lins armés les eurent découverts, ils s’en revinrent à rames sourdes vers l’amiral, et lui en firent part. Celui-ci échelonna ses galères, et arma les trois galères, de manière à ce qu’elles ne pussent lui échapper ; ensuite il se porta lui-même de sa personne en avant pour les aborder avec trois de ses galères. Mais celles-ci, se fiant plus en leurs rames qu’à Dieu et en leurs armes, ramèrent pour prendre la fuite. L’amiral fondit sur elles. Que vous dirai-je ? En tournant, elles aperçurent d’autres galères ennemies qui venaient à elles ; elles furent bientôt vaincues et prises, et voilà comment elles obtinrent les renseignements qu’elles cherchaient, car elles purent bien dire qu’elles savaient d’une manière certaine où était En Roger de Loria. Dès qu’il fut jour, l’amiral qui les avait prises voulut savoir toute leur affaire, et il le sut sans que rien pût lui en être caché. Il s’en alla aussitôt à Messine, amenant les trois galères, poupe en avant et pavillons traînants. Ce même jour il fit mettre à terre tout ce qui se trouvait sur ses galères, ainsi que les blessés et malades qu’il pouvait avoir, et se rafraîchit de nouvelles troupes. Le lendemain, il partit de Messine avec ses vingt une galères et les deux lins, et prit la voie de Malte. Que vous dirai-je ? Il arriva le même jour à Syracuse, et tâcha de se procurer des nouvelles sur les galères provençales. Une barque venue de l’île de Gozzo, près de Malte, lui dit qu’elles étaient à Malte. L’amiral sortit de Syracuse et alla jusqu’au cap Pessaro dans la journée, et s’y arrêta pour passer la nuit. Dès la naissance du jour il partit côtoyant le rivage et alla jusqu’au cap de Ras-Altara. Il tint cette voie pour que, si les galères des Provençaux avaient quitté Malte, il pût ne les perdre jamais de vue, bien qu’il sût que les trois galères qu’il avait prises devaient les attendre là ; mais il ne voulait pour rien au monde qu’elles pussent lui échapper.

Quand il fut arrivé à la fontaine de Scicli, il débarqua tout son monde ; et le fort, ainsi que les potagers arrosés des environs de Scicli, lui fournirent des rafraîchissements en abondance. Chacun se remit, se délassa, et mit ses armes en état. Les arbalétriers préparèrent les cordes de leurs arbalètes ; enfin, on fit tout ce qui était nécessaire. Dans cette soirée, ils eurent des viandes, du pain, du vin et des fruits en grande abondance ; car ce pays de Scicli est un des plus agréables et des plus fertiles de la Sicile. Ils s’approvisionnèrent d’eau, qui y est très bonne et très salubre ; enfin ils se tinrent tous bien disposés et en ordre de bataille.

Quand tous eurent soupe et fait leurs provisions d’eau, l’amiral les harangua et leur dit de belles paroles appropriées à la circonstance. Il leur dit entre autres choses : « Barons, avant le jour vous serez au port de Malte, où vous trouverez vingt-deux galères et deux lins provençaux armés. C’est la fleur de la Provence et l’orgueil des Marseillais. Il faut donc que chacun de nous ait courage sur courage et cœur sur cœur, et que nous fassions en sorte d’abaisser à jamais l’orgueil des Marseillais, qui de tout temps ont, plus que tout autres, dédaigné les Catalans ; il faut que de cette bataille vienne grand honneur et grand profit au roi d’Aragon, ainsi qu’à la Catalogne. Une fois ces gens-là vaincus, la mer est à nous. Or donc, que chacun songe à bien faire. » Ils répondirent à l’amiral : « Marchons, et certainement ils sont à nous. Voilà venu ce que nous avions si longtemps désiré, une occasion de nous battre avec eux. » Et tous commencèrent à élever ensemble le cri de : « Aur ! Aur ! »

CHAPITRE LXXXIII

Comment l’amiral En Roger de Loria vint au port de Malte, et reconnut la flotte marseillaise ; et comment il se montra présomptueux dans l’ordonnance de la première bataille qu’il livrait.

Ils s’embarquèrent et emmenèrent une barque de huit rames qu’ils trouvèrent à Scicli, afin de pouvoir secrètement examiner le port ; et quand ils furent tous embarqués, ils se mirent en mer avec le vent qui s’élevait de terre ; et avant l’heure de matines, ils furent rendus devant le port. Aussitôt, les deux lins armés s’avancèrent à rames sourdes pour épier l’intérieur du port ; et devant les lins, à environ un trait d’arbalète, s’avançait la barque à huit rames. Les Provençaux de leur côté avaient placé aux deux pointes qui sont à l’entrée du port deux lins en vedette. La barque avec ses rames sourdes passa si secrètement au milieu de l’ouverture du port qu’elle arriva devant le fort sans être aperçue ; elle vit les galères qui étaient là en station, les voiles larguées ; elle les compta toutes et en trouva vingt-deux, plus deux lins qu’elle découvrit, chacun en vedette à une des pointes du port, avec leurs voiles larguées. Elle sortit ensuite du port et trouva lus deux lins de l’amiral En Roger qui étaient en station, tirant des bordées au milieu de l’ouverture du port. Elle se rendit aussitôt auprès de l’amiral, à qui ils racontèrent ce qu’ils en avaient vu.

L’amiral fit à l’instant disposer son monde et placer les galères en ordre de bataille. A peine fut-on préparé que le jour parut. Ils crièrent tous à l’amiral : « Ferons sur eux, ils sont à nous ! » Mais l’amiral fit alors une chose qui doit lui être comptée plutôt comme un accès de folie que comme un acte de raison. Il dit : « A Dieu ne plaise que je les attaque, tout endormis qu’ils sont ; mais que les trompettes et les nacaires se fassent entendre pour les éveiller, et je les attendrai jusqu’à ce qu’ils soient préparés au combat ; car je ne voudrais pas que personne pût dire que, si je les ai vaincus, c’est parce qu’ils étaient endormis. » Tous s’écrièrent alors ; « L’amiral a bien parlé ! »

L’amiral se conduisit ainsi, parce que c’était le premier combat qu’il livrait depuis qu’il avait été créé amiral, et il voulait par là prouver son courage et la valeur des hommes qu’il commandait. Il fit donc sonner les nacaires et les trompettes, et toutes ses galères entrèrent dans le port en prenant par la gauche et amarrées les unes aux autres. Les Provençaux s’éveillèrent à leur maie heure, et l’amiral En Roger, levant la rame, dit : « Attendez, attendez qu’ils soient tous prêts à combattre. » Il descendit du fort environ cent hommes de haut parage, entre Provençaux et Français, qui entrèrent dans les galères ; si bien qu’ils en furent beaucoup plus forts qu’avant, comme il le parut bien par la bataille.

Lorsque Guillaume Cornut, l’amiral marseillais, vit la présomption de l’amiral En Roger de Loria, qui aurait pu les tuer tous et les prendre sans coup férir, il s’écria d’une voix si haute que tous l’entendirent : « Qu’est-ce ceci, grand Dieu ! Quelle race est-ce là ? Ce ne sont pas des hommes, mais des diables qui ne demandent qu’à se battre, car ils pouvaient nous avoir tous sans aucun risque pour eux, et ils ne l’ont pas voulu. » Il ajouta : « Allons, seigneurs, tenez ferme contre ces gens que vous avez à combattre C’est aujourd’hui que paraîtra ce que vous savez faire. Voilà le moment qui va décider à jamais de l’audace des Catalans, de la gloire des Provençaux, ou de la honte de nous tous, tant que le monde existera. Que chacun pense à bien faire, car voilà que nous avons trouvé ce que nous allions chercher en partant de Marseille ; et il n’a pas même fallu chercher ces gens, puisqu’ils sont venus vers nous. Maintenant, que l’affaire aille donc comme elle pourra, il n’y a plus un moment à perdre. »

Il fit alors sonner les trompettes et déployer les grandes voiles ; et bien appareillé et en bon ordre de bataille il marcha avec ses galères contre celles d’En Roger de Loria, qui fondirent également sur les siennes. Elles allèrent férir si vigoureusement l’une contre l’autre au milieu du port, que toutes les proues furent brisées, et la bataille fut terrible et sanglante. Que vous dirai-je ? Contre le jeu que faisaient les lances des Catalans, contre la force avec laquelle étaient jetés leurs traits il n’y avait aucune défense possible ; car il y eut des dards qui perçaient l’homme, la cuirasse et toutes les autres défenses, et des coups de lance qui traversaient l’homme et passaient de l’autre côté du pont de la galère. Quant aux arbalétriers il n’est besoin de vous en parler, car c’était des arbalétriers d’enrôlement d’élite, et si bien dressés qu’ils ne lançaient pas de trait qui ne tuât son homme ou ne le mît hors de combat, car c’est dans ces combats en bataille rangée qu’ils font surtout merveille. Aussi tout amiral de Catalogne ferait-il acte de folie, quand il veut avoir des rameurs surnuméraires[49] à bord de ses galères, d’en prendre plus à bord que vingt galères sur cent, pour que celles-ci aillent plus rapidement à la découverte, tandis que les arbalétriers d’enrôlement se tiennent réunis, dressés et bien ordonnés, et qu’ainsi rien ne peut tenir devant eux.

Que vous dirai-je ? La bataille commença au soleil naissant et dura jusqu’au soleil couchant, et elle fut la plus terrible qu’on ait jamais vue. Quoique les Marseillais eussent l’avantage d’une galère et eussent été renforcés de cent hommes du pays, qui étaient descendus du fort de Malte, ils furent à la fin obligés de céder. Lorsque le soir fut arrivé, les Provençaux avaient perdu trois mille cinq cents hommes ; il n’en restait donc que bien peu sur les ponts.

Quand les Catalans virent que ceux-ci se défendaient si vivement, ils crièrent fortement et à haute voix : « Aragon ! Aragon ! À l’abordage ! À l’abordage ! » Tous reprirent une nouvelle vigueur, se jetèrent à l’abordage sur les galères marseillaises et tuèrent tout ce qui se trouva sur les ponts. Que vous dirai-je ? parmi les blessés ou autres qu’ils précipitèrent en bas il n’en échappa pas plus de cinq cents vivants, et encore une grande partie de ceux-là moururent-ils des suites de leurs blessures. L’amiral Guillaume Cornut, tous ses parents et amis qui se trouvaient auprès de lui, ainsi que les gens de haut parage et d’honneur, furent tous mis en pièces.

On s’empara des vingt-deux galères et de l’un des lins armés ; l’autre prit la fuite et gagna la haute mer ; et comme il était mieux en rames que ceux de l’amiral En Roger, il alla à Naples et de là à Marseille, où il raconta le malheureux succès de leur expédition. Le roi Charles, en apprenant ce désastre, en fut très mécontent et dolent, et tint son affaire pour perdue.

Lorsque l’amiral En Roger se fut rendu maître des vingt-deux galères et du lin, il fit voile vers la pointe du port du côté du ponant, et fit débarquer son monde. Chacun reconnut son compagnon, et on trouva que la perte totale avait été de trois cents hommes tués, et d’environ deux cents blessés, dont la plupart guérirent. L’amiral déclara : que tout ce que chacun avait gagné lui appartenait franchement et quittement, qu’il leur abandonnait tous les droits que le roi et lui pouvaient y avoir, et qu’il lui suffisait pour le seigneur roi et pour lui de réserver les galères et les prisonniers. Tous s’empressèrent de lui en rendre grâce. Cette nuit ils songèrent à se bien traiter ; le lendemain ils en firent autant, et aussitôt ils expédièrent la barque armée à Syracuse, pour faire connaître la victoire que Dieu leur avait accordée. L’amiral ordonna par sa lettre aux officiers qui y résidaient pour le seigneur roi, d’envoyer aussitôt de nombreux courriers à Messine et dans toute la Sicile, pour répandre cette bonne nouvelle. Cela fut ainsi exécuté. Que Dieu nous donne une joie pareille à celle qu’on éprouva dans toute la Sicile !

L’amiral fit aussi préparer le lin armé qu’il avait enlevé aux Provençaux, et l’expédia au seigneur roi et à madame la reine en Catalogne. Ce lin passa à Majorque, et de là se rendit à Barcelone, d’où on expédia un courrier au seigneur roi, à madame la reine, aux infants et dans tout le pays du seigneur roi d’Aragon ; il est inutile de vous dire la joie qu’en ressentirent le seigneur roi et madame la reine. En même temps le lin provençal se rendait à Marseille, et il y raconta ce qui était advenu. Le deuil en fut si profond dans tout le pays, qu’il dure encore et durera au-delà de cent ans. Mais laissons cela et revenons à l’amiral En Roger de Loria.

CHAPITRE LXXXIV

Comment l’amiral En Roger de Loria s’empara de Malte et de Gozzo ; et de la grande fraternité qui dès lors s’établit entre les Catalans et les Siciliens.

L’amiral ayant fait reposer ses troupes pendant deux jours, s’en alla bannières déployées jusqu’à la ville de Malte et se disposait à l’attaquer, mais les principaux citoyens vinrent le prier, au nom de Dieu, de ne leur causer aucun dommage, en ajoutant que la ville se mettrait sous la sauvegarde et protection du roi, et qu’ils se rendraient à lui pour faire et dire tout ce qu’il commanderait. L’amiral entra dans la ville avec son monde, reçut l’hommage de la cité et de toute l’île, et leur laissa deux cents Catalans pour les défendre contre la garnison du fort. Un bien plus petit nombre encore aurait suffi, car cette garnison avait perdu dans la bataille la majeure partie des siens, et surtout des plus braves. Il vint ensuite, bannière déployée, assiéger le fort ; mais voyant qu’il ne pouvait rien faire sans trébuchets, il leva le siège avec le dessein d’y revenir promptement, et d’y tenir un tel siège qu’il ne le quitterait plus jusqu’à ce qu’il s’en fût rendu maître. Les bonnes gens de la ville de Malte donnèrent mille onces de joyaux en présent à l’amiral :ainsi il fut content d’eux et eux de lui. Ils fournirent aussi tant de rafraîchissements à la flotte qu’ils leur suffirent jusqu’à ce qu’ils fuient arrivés à Messine. Tous ces arrangements terminés, l’amiral marcha sur l’île de Gozzo, attaqua la ville, s’empara des faubourgs, et au moment où, après être maître des faubourgs, il se préparait à forcer la ville, elle se rendit au seigneur roi. En Roger y entra et reçut leur serment et hommage pour le roi, et laissa, pour garder à la fois la ville et le château, cent Catalans.

Après qu’il eut mis ordre à tout, tant dans la ville que dans l’île de Gozzo, les habitants de Gozzo lui donnèrent cinq cents onces de joyaux, et fournirent aux galères de grands rafraîchissements. L’amiral se retira satisfait d’eux, et eux furent également satisfaits de lui. Il suivit ensuite la voie de Sicile et prit terre à Syracuse ; là on lui fit de grands honneurs et on lui donna de brillantes fêtes, et on lui fournit de grands approvisionnements. Puis il alla à Jaci et à Taormina. Partout il fut fêté et tellement pourvu de provisions fraîches qu’ils ne savaient plus où les placer. Et en chaque lieu où il arrivait, il faisait tirer les galères qu’il avait prises, la poupe en avant et les pavillons traînants dans la mer, et c’est ainsi qu’ils entrèrent à Messine. Ne me demandez pas la fête ni les illuminations qui eurent lieu ; la joie y fut telle qu’elle dure encore et durera à jamais. C’est alors que les Siciliens se regardèrent comme sauves et en toute sûreté, ce qu’ils n’avaient point pensé jusqu’à ce moment. Alors ils connurent bien la valeur de l’amiral et des Catalans, qu’ils n’avaient encore pu juger, et les prisèrent et les redoutèrent. Dès lors il se forma dans Messine des unions de mariage entre les Siciliens et les Catalans, et ils furent, sont et seront à jamais entre eux comme frères. Que Dieu maudisse ceux qui voudraient jamais troubler cette fraternité et affection qui est si heureuse pour tous deux. Jamais deux nations ne se convinrent aussi bien que celles-ci. Je laisse là notre amiral, pour revenir au roi d’Aragon.

CHAPITRE LXXXV

Comment le roi d’Aragon partit de Trapani pour se rendre au combat de Bordeaux, en côtoyant la Barbarie ; et comment il s’aboucha avec les sens d’Alcoyll, qui lui assurèrent que, lors de son expédition avec sa floue, les Sarrasins avaient perdu plus de quarante mille soldats.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon fut parti de Trapani avec les quatre galères et le lin armé, il fit dire à En Roger Marquet et à En Béranger Mayol, de prendre la roule de la Goletta, parce qu’il voulait côtoyer la Barbarie et aller à la ville d’Alcoyll, pour voir si les habitants y étaient revenus, et ce qu’on y faisait ou disait. Cela fut ainsi exécuté. Etant à la Goletta, le roi, suivi d’un bon nombre de personnes, alla à la chasse aux bouquetins, qui y sont très sauvages ; il était un des meilleurs chasseurs du monde pour toute bête sauvagine et il avait toujours aimé la chasse de montagne. Ils furent si heureux dans cette chasse aux bouquetins, qu’ils approvisionnèrent abondamment les galères, et c’est la meilleure et plus grasse chair du monde ; et ils en tuèrent autant qu’il leur sembla bon.

Après s’être rafraîchis un jour à la Goletta ils s’en vinrent, côtoyant la Barbarie, jusque devant la ville d’Alcoyll. Tous les habitants qui y étaient revenus, ainsi que mille hommes qui y étaient restés pour la garder, prirent les armes et vinrent sur le rivage. Les galères étaient en panne, les enseignes déployées. Le seigneur roi monta de sa personne sur le lin armé, et dit : « Approchons de terre, et portez les écus en avant, car je veux parler à ces gens. — Ah ! Seigneur, lui dirent En Roger Marquet et En Béranger Mayol, que voulez-vous faire ? Envoyez-y l’un de nous, ou un chevalier qui saura, aussi bien que vous-même, recueillir les nouvelles que vous désirez savoir. — Non, dit le roi, cela ne nous semblerait pas aussi bon, si nous ne les entendions pas nous-même. »

Aussitôt le vaisseau fit mouvoir ses rames, et lorsque le seigneur roi fut à la portée du trait, il envoya à terre un gabier qui parlait fort bien le sarrasin, pour leur dire de laisser sauf-conduit au lin, parce qu’il désirait leur parler ; qu’ils ne tirassent pas sur lui, et que le lin ferait de même avec eux. « Si l’on te demande, ajouta-t-il, de qui sont les galères, tu répondras qu’elles appartiennent au roi d’Aragon, et qu’elles vont en message en Catalogne ; si on t’en demande davantage, tu répondras, que ce chevalier qui va sur lu vaisseau de la part des envoyés satisfera à leurs demandes. »

Le gabier alla à terre et fit ce que le roi lui avait ordonné. Les Maures lui donnèrent la garantie qu’il désirait, et ils envoyèrent avec lui un des leurs, qui parlait très bien, et qui partit avec le gabier, monta avec lui jusque sur le lin et apporta le sauf-conduit. Le sauf-conduit reçu, le lin s’approcha du rivage, et quatre cavaliers Sarrasins entrèrent à cheval dans la mer, vinrent jusqu’à la poupe du lin, et montèrent à bord. Le seigneur roi les fit asseoir devant lui, leur fit donner à manger, et leur demanda des nouvelles de ce qu’avaient fait et dit les Maures, après le départ du roi. Ils répondirent : que pendant les deux premiers jours qui suivirent le départ du roi nul n’avait osé s’approcher de la ville, parce qu’ils avaient cru que les voiles qui paraissaient en mer étaient une flotte qui venait en aide au roi d’Aragon. « Dites-moi maintenant, leur de manda le seigneur roi, après le jour de la bataille, se trouva-t-il un grand nombre de morts ? — Certainement, dirent-ils ; et il est sûr que nous avons bien perdu plus de quarante mille hommes d’armes. — Comment cela se peut-il ? reprit le seigneur roi ; nous qui étions avec le seigneur roi d’Aragon, nous n’avons pas cru qu’il y eût plus de dix mille morts. — Bien certainement, dirent-ils, il y en eut plus de quarante mille ; et nous vous dirons que la presse était si grande à fuir, que nos gens s’écrasaient les uns les autres ; et si, par malheur, le roi eût franchi cette montagne, nous étions tous morts, et il n’en eût pas échappé un seul. — Mais comment le seigneur roi eût-il franchi la montagne, tandis que vous aviez disposé de la cavalerie pour fondre sur la ville et sur le camp, dans le cas où il l’aurait fait — Rien de cela, dirent-ils ; nous étions trop abattus, et entre nous jamais il n’y aurait eu assez d’accord pour espérer d’obtenir la victoire. Nous vous répétons donc, que si, pour notre malheur, le roi eût été au-delà de la montagne, nous étions tous perdus, et le pays conquis ; car il n’eût rencontré aucune résistance, et se fût emparé de Bona, de Constantine, de Giger, de Bugia et puis d’une grande partie des villes de la côte. »

Sur cela le roi leva les yeux au ciel et dit : « Seigneur Dieu le père, ne pardonnez point cette faute à celui qui en a été coupable ; tirez-en vengeance, et puissé-je en être bientôt le témoin. »

« Maintenant dites-moi, ajouta le roi, ces peuples veulent-ils beaucoup de mal au roi d’Aragon ? — Du mal, répliquèrent-ils ? À Dieu ne plaise ; ils lui veulent au contraire plus de bien qu’à prince qui soit au monde, chrétien ou maure ; et de bonne foi, nous vous assurons que, s’il fût resté ici jusqu’à ce jour, ses grandes qualités sont si connues parmi nous que plus de cinquante mille personnes, hommes, femmes ou enfants, auraient reçu le baptême et se seraient donnés à lui. Nous vous attestons hardiment, sur notre foi et sur celle du roi Mira-Bosécri, que tous marchands et mariniers et toute autre personne appartenant au roi d’Aragon peuvent venir en toute assurance à Alcoyll et dans tout le pays du roi Mira-Bosécri ; nous vous l’assurons par la foi que Dieu a mise en nous. Vous pouvez nous en croire ; car nous quatre, ici présents, nous sommes chefs et seigneurs de ces gens et de ce lieu et de Giger, et proches parents du roi Mira-Bosécri, et nous vous attestons que c’est la pure vérité. —Puisque vous êtes, dit le roi, des hommes si distingués, comment avez-vous pu vous confier ainsi à nous ? — Nous n’avons pu croire que des gens du roi d’Aragon fussent capables de trahison, car cela ne s’est jamais vu ; aussi vous êtes les seuls au monde auxquels nous eussions voulu nous confier, car Dieu a doué les rois d’Aragon et leurs gens d’une telle vertu qu’ils gardent leur foi aux amis et aux ennemis. Mais à présent que nous avons satisfait à vos demandes, veuillez nous dire où est le roi d’Aragon, ce qui s’est passé, et ce qu’il a fait depuis qu’il s’est éloigné de ces lieux ? »

Alors le seigneur roi leur raconta ce qui lui était arrivé depuis son départ d’Alcoyll. Ils en furent émerveillés et dirent : « C’est assurément le plus parfait chevalier qui soit au monde, ainsi que le plus brave, et s’il vit longtemps, il soumettra le monde entier. »

Ils furent donc très satisfaits de tout ce qu’ils venaient d’apprendre, prirent congé du seigneur roi, et le prièrent d’attendre jusqu’à ce qu’on lui eût envoyé des rafraîchissements, disant, qu’en l’honneur du seigneur roi d’Aragon, ils remettraient des approvisionnements aux galères présentes ainsi qu’à toutes celles des siennes qui pourraient passer, et voudraient bien s’arrêter.

Le seigneur roi les remercia beaucoup, leur fit remettre des présents dans les galères où ils s’embarquèrent, et les fit conduire à terre. A peine étaient-ils débarqués, qu’on envoya sur des barques à nos galères dix bœufs, vingt moutons, tout le pain qui se trouva cuit, du miel, du beurre, et beaucoup de poisson ; quant au vin, ils n’en avaient point. Le roi leur fit présent de deux tonneaux de vin de Mena, l’un de vin blanc et l’autre de vin rouge, qu’ils prisèrent plus que si on leur eût donné de magnifiques chevaux.

CHAPITRE LXXXVI

Comment, après avoir demeuré un jour à Alcoyll, le roi prit le chemin de Cabrera et Ibiza : comment il aborda au Grao de Renier au royaume de Valence ; et comment il envoya des lettres aux cent chevaliers qui devaient se trouver au combat avec lui.

Après être resté un jour à Alcoyll pour faire rafraîchir son monde, le roi se mit en mer à la nuit à la faveur du vent de terre. Il eut beau temps, et prit la voie de Cabrera, où il fit de l’eau. Il se dirigea ensuite par Ibiza, aborda au Grao de Renier et débarqua. L’allégresse et la joie se répandirent aussitôt dans Renier, et de Renier on expédia sur-le-champ des courriers à Sajoncosa, où se trouvaient madame la reine et les infants, et ensuite par tout le pays. A mesure qu’on recevait la nouvelle de l’arrivée du roi, on faisait partout des processions et des illuminations, et on rendait grâce à Dieu qui ramenait sain et sauf ce bon seigneur.

Arrivé à Renier, il vint au Grao, où il séjourna pendant deux jours, et se rendit ensuite à la cité de Valence. N’allez pas me demander les fêtes qu’on lui fit, car je puis vous assurer que, de toutes celles qui avaient eu lieu jusqu’alors, aucune n’avait ressemblé en rien à celles-là. Que vous dirai-je ? Pendant que tout le monde était à se réjouir, le roi songeait à ses affaires, et en particulier à l’affaire de la bataille. Il ne perdit pas une heure, pas une minute. Il fit aussitôt faire des lettres pour tous ceux qui devaient se trouver au combat avec lui, et dont il avait dressé la liste ; car tandis qu’il était en mer, il y avait pensé et avait pris leurs noms par écrit. Il remit cette liste à ses secrétaires, afin qu’ils fissent savoir à chacun, de sa part, qu’ils devaient être arrivés tel jour à Jaca, tout prêts à entrer en lice ; et tout fut exécuté selon ses ordres. Les courriers allèrent de tous côtés. Il avait choisi cent cinquante combattants, au lieu de cent dont il avait besoin, afin que, lorsqu’ils seraient arrivés à Jaca, s’il s’en trouvait quelqu’un de malade, il pût toujours réunir les cent, avec lesquels il irait à Bordeaux.

Chacun se prépara de son mieux, comme s’il devait se trouver au combat ; car aucun ne se doutait qu’il fût porté d’autres lettres que pour cent d’entre eux. Nul homme n’en savait rien que le seigneur roi lui-même et deux secrétaires qui avaient écrit les lettres de leur propre main, et auxquels le seigneur roi avait recommandé, et sous peine de la vie, qu’on tînt cette disposition dans le plus grand secret, et qu’aucun homme ne sût qu’il y avait plus de cent personnes mandées. Et ce fut un grand trait de sagesse de la part du roi ; car si ceux qui étaient appelés eussent cru qu’il y en avait plus que le nombre, chacun aurait été en doute de savoir s’il ne serait pas rejeté par le roi ; et dès lors ils ne se fussent pas préparés avec autant de zèle et d’aussi bon cœur qu’ils le firent, chacun étant bien convaincu qu’il était certainement un des cent.

CHAPITRE LXXXVII

Comment le roi En Pierre envoya le noble En Gilbert de Cruylles au roi d’Angleterre pour s’assurer s’il lui garantirait le champ ; et comment il apprit du sénéchal de Bordeaux, que le roi de France venait avec douze mille hommes pour le mettre à mort.

Après le départ de toutes ces lettres, le roi choisit des messagers parmi les hommes les plus distingués du pays, afin de les envoyer à Bordeaux, et entre autres le noble En Gilbert de Cruylles, et le chargea d’aller demander au roi d’Angleterre s’il lui garantirait le champ, et s’il n’aurait rien à craindre à Bordeaux d’aucunes autres gens. Le noble En Gilbert prit donc congé du seigneur roi, se rendit à Bordeaux, et quelques mots du seigneur roi lui suffirent pour le mettre au fait ; car : qui envoie sage messager, peu de paroles suffisent ; et le noble En Gilbert était un des plus sages chevaliers de toute la Catalogne

II est certain que, lorsque le combat des deux rois fut stipulé, ils convinrent entre eux deux : qu’ils enverraient en même temps, chacun de son côté, des messages au roi Edouard d’Angleterre, l’un des plus preux seigneurs du monde, pour le prier de présider au combat, et que le champ fût à Bordeaux. Sur leurs pressantes prières, le roi d’Angleterre accepta et consentit à garder et à assurer le champ à Bordeaux. Ainsi le fit-il dire à chacun de ces rois, par le retour de leurs propres envoyés, ajoutant, qu’il se trouverait en personne à Bordeaux. Le roi d’Aragon s’imaginait donc que le roi d’Angleterre était à Bordeaux, et voilà pourquoi il lui envoyait en toute assurance le noble En Gilbert de Cruylles. En Gilbert, qui comptait aussi l’y trouver, ne le rencontra point, et se présenta devant son sénéchal, homme noble et vrai, et lui fit son message, tout comme il l’aurait fait au roi d’Angleterre. « Il est vrai, seigneur En Gilbert, lui répondit celui-ci, que monseigneur le roi d’Angleterre a assuré le champ de bataille et a promis de s’y rendre en personne ; mais ayant appris que le roi de France venait à Bordeaux et y amenait douze mille cavaliers armés, et que le roi Charles y arriverait le même jour, le roi d’Angleterre a bien vu qu’il ne pourrait point garantir la sûreté du champ, et il n’a plus voulu s’y trouver. Il m’a donc chargé de faire dire au roi d’Aragon que, aussi cher qu’il a son honneur et sa vie, il ne vienne point à Bordeaux, parce qu’il sait d’une manière certaine que le roi de France vient à Bordeaux dans l’intention de mettre à mort le roi d’Aragon et tous ceux qui l’accompagneront ; si bien qu’aujourd’hui même je voulais envoyer un messager au seigneur roi d’Aragon pour lui en faire part ; mais puisque vous êtes venu, je vous le dis, afin que vous en donniez connaissance au roi par un message, et que vous restiez vous-même ici, pour vous assurer par vos propres yeux de la vérité de ce que je vous dis, et pour que vous puissiez, jour par jour, lui faire savoir ce dont vous serez témoin. »

Le noble En Gilbert, en homme habile qu’il était, sonda de plusieurs manières le sénéchal pour savoir ce qu’il avait dans l’âme. Il le trouva toujours bien porté en faveur du roi d’Aragon ; et plus il l’éprouvait, plus il le trouvait ferme dans sa façon de penser. Quand il se fut bien assuré de la loyauté du sénéchal et de sa bonne affection pour le roi d’Aragon, il fit connaître au seigneur roi, par plusieurs courriers, expédiés par différentes routes, ce que lui avait déclaré le sénéchal.

Les courriers étaient au nombre de quatre, et tous quatre arrivèrent le même jour à Jaca, où ils trouvèrent le seigneur roi d’Aragon, qui s’y était rendu rapidement, car de deux journées il en avait fait une ; et ne pensez pas qu’il s’arrêtât nulle part, pour fête ou réjouissance qu’on lui fit.

Lorsqu’il eut entendu ce que le noble En Gilbert lui faisait dire de la part du roi d’Angleterre et du sénéchal, il en fut vivement affligé. Néanmoins tous les chevaliers arrivèrent précisément au jour qu’il leur avait fixé, et sur les cent cinquante il n’en manqua pas un seul, et chacun y arriva bien armé et bien appareillé, ainsi qu’il convenait à de tels personnages. Pendant que tout cela se préparait, le roi se rendit à Saragosse pour visiter la cité et voir madame la reine et les infants. Et s’il y eut grande fête, il n’est besoin de le dire, car jamais ne fut vue nulle part sur terre telle joie ni telle fête. Il resta quatre jours avec sa famille ; puis il prit congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction.

A son retour à Jaca, il reçut, le jour même, quatre autres courriers que lui envoyait En Gilbert, pour lui faire savoir : que le roi de France et le roi Charles étaient entrés ensemble à Bordeaux, tel jour, avec tant et tant de chevalerie, comme vous l’avez déjà appris, et qu’ils avaient dressé leurs tentes auprès du lieu où devait être le champ clos destiné au combat des deux rois, à la distance de moins de quatre traits d’arbalète ; si bien que le roi de France ainsi que le roi Charles venaient chaque jour au champ avec beaucoup de gens, pour examiner comment tout était disposé. Vous pouvez croire que c’était le champ le mieux disposé qui fut jamais. Au haut du champ clos était une chapelle où devait siéger le roi d’Angleterre, et à l’entour devaient être placés les chevaliers auxquels serait confiée la garde du champ. Le seigneur roi en apprenant ces nouveaux détails fut encore plus affligé qu’auparavant ; il envoya des courriers à En Gilbert, lui mandant de lui faire connaître les vrais sentiments du sénéchal à son égard. En Gilbert lui en dit la vérité, et lui fit savoir en toute assurance qu’il n’était pas d’homme au monde qui eût plus d’affection pour aucun seigneur que n’en avait pour lui le sénéchal, et qu’il pouvait s’en tenir pour bien convaincu. Le roi apprenant cela se regarda comme sauvé ; mais je laisse là le roi d’Aragon, et vais vous entretenir du roi de France et du roi Charles.

CHAPITRE LXXXVIII

Comment le roi Charles sut se faire de nombreux partisans, comment il envoya le comte d’Artois au Saint-Père pour lui demander de l’argent, et le chargea de défendre la Calabre et de faire le plus de mal possible aux Siciliens ; et comment il fut à Bordeaux le jour désigné.

Lorsque le roi Charles eut fait armer les vingt-cinq galères de Guillaume Cornut et qu’elles furent parties de Marseille, et qu’il eut choisi les quarante chevaliers de Provence qui devaient se rendre au champ avec lui, il se conduisit aussi sagement que l’avait fait le roi d’Aragon en désignant cent cinquante chevaliers, et il fit expédier plus de trois cents lettres pour divers chevaliers, parmi lesquels il voulait prendre ceux qui tiendraient le champ avec lui, comme étant des hommes dans lesquels il mettait toute affection et confiance. Parmi ces chevaliers il se trouvait des Romains, des habitants de chaque cité de Toscane et de Lombardie, des Napolitains, des Calabrais, des habitants de la Pouille, des Abruzzes, de la Marche, du Languedoc et de la Gascogne. Et chacun d’eux tenait pour vérité, d’être si prisé et si aimé du roi Charles qu’il voulait réellement l’avoir avec lui pour tenir le champ. Il avait bien pris soin d’y mettre un plus grand nombre de Français et de Provençaux ; et il fit ceci afin que dans tous les temps eux et ceux qui naîtraient d’eux se persuadassent qu’ils possédaient toute l’affection du roi Charles, et qu’ainsi ils prissent partout son parti ; et chacun d’eux était l’homme le plus puissant dans son lieu. Ainsi qu’il le pensa, ainsi advint-il ; car les plus chauds partisans et la plus grande force que le roi Robert[50] posséda à Rome, en Toscane, en Lombardie et autres lieux, lui est venue de ce que chacun disait : » Mon père était un des cent chevaliers qui devaient tenir champ avec le roi Charles contre le roi d’Aragon. Ils se prisaient beaucoup de ce choix ; et ils devaient le faire, si la chose eût été telle qu’ils le pensaient. Voyez donc comment, sans que cela lui coûtât rien, il sut se gagner tant d’amis à lui et aux siens. Vous pouvez juger par là que le roi d’Aragon et 4e roi Charles étaient tous deux fort habiles ; mais le roi Charles l’emportait en longue pratique, à cause du bon nombre d’années qu’il avait de plus que le roi d’Aragon.

Quand le roi Charles eut arrangé le tout, il donna ses ordres à ses barons, parents et amis, et principalement au comte d’Artois,[51] fils de son neveu, pour qu’il se rendit à Naples avec un grand nombre de cavaliers, le pape devant lui fournir tout l’argent nécessaire. Il lui recommanda de défendre la Calabre, de faire armer des galères à Naples, et avec les vingt-cinq galères de Provence de courir la Sicile, pour y causer tout le dommage qu’il pourrait, pendant qu’il serait impossible au roi d’Aragon de lui porter aucun secours. Tout fut fait selon ses ordres. Après ces dispositions prises, il partit de son côté pour Bordeaux, tandis que le roi de France s’y rendait du sien ; de sorte qu’ils arrivèrent l’un et l’autre à Bordeaux au jour convenu entre eux, ainsi que je vous ai dit qu’En Gilbert de Cruylles l’avait fait savoir au seigneur roi d’Aragon. Voilà donc le roi de France et le roi Charles à Bordeaux, et voilà qu’ils ont fait dresser leurs tentes, ainsi que je vous l’ai dit. Laissons-les là et revenons au roi d’Aragon.

CHAPITRE LXXXIX

Comment le seigneur roi d’Aragon se disposa à se rendre à Bordeaux au jour fixé pour le combat, sans que personne en sût rien ; et du notable et merveilleux courage qu’il déploya pour sauver son serment.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon eut bien vu la bonne volonté que lui portait le sénéchal, il décida que pour rien au monde il ne faillirait à se rendre à Bordeaux, au jour désigné, et à se trouver sur le champ ; mais il tint la chose si secrète, qu’il ne la confia à qui que ce fût. Ensuite il appela un notable marchand nommé En Dominique de la Figuera, natif de Saragosse, homme loyal, prudent, sage et discret. De tout temps ce bon homme avait fait le commerce de chevaux dans la Gascogne et la Navarre ; il les tirait de la Castille et les conduisait partout de ce côté en Bordelais et dans le Toulousain. C’était un riche marchand qui tirait quelquefois jusqu’à vingt ou trente chevaux à la fois de Castille pour les amener aux dits lieux. Vous devez croire qu’il connaissait bien tous les chemins qui existaient dans ces provinces, routes royales ou de traverse, de plaines ou de montagnes. Il n’y avait pas là, où que fût dans cette partie de l’Aragon et de la Catalogne, de petit sentier qu’il ne connût beaucoup mieux que les gens mêmes du pays ; et il était au fait de tout cela par un long usage, car souvent il était obligé de sortir des chemins connus, afin de sauver ses chevaux, à cause de certains riches hommes, qui souvent auraient été bien aises de s’en emparer pour les guerres qu’ils avaient à faire.

 Quand En Dominique de la Figuera fut arrivé auprès du roi, celui-ci le mena dans une chambre à part et lui dit : « En Dominique, vous savez que vous êtes notre sujet, et que de tout temps nous vous avons toujours fait honneur à vous et aux vôtres. Nous voulons aujourd’hui vous employer dans une chose telle que, si Dieu ; par sa grâce veut qu’elle réussisse, nous vous ferons tant de bien que vous et les vôtres vous serez à votre aise à jamais. »

À ces mots En Dominique se leva, alla baiser les pieds du roi et lui dit : « Seigneur, ordonnez, je suis prêt à obéir à votre commandement. »

Là-dessus le seigneur roi prit un livre contenant les saints Evangiles et lui dit : « Jurez que vous ne parlerez à homme vivant de ce que je vais vous dire. » Il le jura aussitôt et lui fit hommage des mains et de la bouche. Après quoi le roi lui parla ainsi : « Voici, En Dominique, ce que vous aurez à faire : vous prendrez vingt-sept de nos chevaux que je vous désignerai ; vous en enverrez neuf en trois endroits différents sur la route que nous ferons d’ici à Bordeaux, trois en chaque lieu ; vous en mettrez neuf autres sur le chemin que nous pourrions prendre en revenant par la Navarre, et les autres neuf sur le chemin que nous pourrions prendre en revenant par la Castille. Notre intention est, au jour fixé pour le combat, de nous trouver à Bordeaux en personne et de la manière suivante. Vous, vous irez à cheval comme si vous étiez le seigneur, et nous vous suivrons comme votre écuyer, monté sur un autre cheval, un javelot de chasse à la main. Nous aurons avec nous En Bernard de Pierre Taillade monté sur un autre cheval, avec une selle de trousse ; il portera notre trousse qui sera légère, puisqu’elle ne contiendra que notre robe de parade et l’argent nécessaire à la dépense. Il portera aussi à la main un autre javelot de chasse. Nous chevaucherons tout le jour sans nous arrêter nulle part ; à la nuit, au premier son de l’angélus, nous nous arrêterons dans une auberge, nous mangerons et nous prendrons le repos de la nuit. Au premier coup de matines nous aurons les autres chevaux que vous aurez tenus tout disposés ; vous les sellerez, et nous les monterons ; et nous ferons de même partout. Je serai votre écuyer ; je vous tiendrai l’étrier quand vous monterez à cheval et je découperai devant vous à table. En Bernard de Pierre Taillade sera chargé de panser les chevaux. Il faut que de cette manière, à notre départ, de trois journées nous n’en fassions qu’une, et qu’à notre retour nous allions bien plus vite encore. Nous ne devons pas revenir par la même route que nous aurons prise en allant, et nous voulons que cela soit ainsi. Voyez donc quel chemin sera le plus sûr pour aller, puis prenez les neuf chevaux, et remettez chacun des neuf chevaux à un écuyer de vos amis auquel vous puissiez vous fier, et que chacun n’ait qu’une simple couverture à sangles. Expédiez-les ensuite au relais où nous devons les trouver pour changer. Que les écuyers ne sachent rien de ce que font les autres ; mais envoyez-les trois par trois à chacun des lieux désignés, et ainsi de tous ; et que chacun d’eux croie que vous n’envoyez que les trois dont il fait partie. Dites-leur que vous envoyez ces chevaux pour les vendre, et qu’ils aient à vous attendre en tel lieu, et qu’ils ne s’en éloignent sous aucun prétexte ; qu’ils aient grand soin d’eux et des chevaux, et que tous les trois se tiennent dans une même auberge. Pour nous trois, nous logerons dans une autre auberge, afin qu’ils ne me voient pas, car ils pourraient me reconnaître. Disposez donc toutes choses comme je vous ai dit, et que personne n’en sache rien. Je donnerai mes ordres pour qu’on vous livre les chevaux trois par trois, de sorte que ceux qui feront la remise des chevaux ne sauront pas ce que nous en voulons faire ; car nous leur dirons seulement, que notre volonté est de vous les livrer, pour que vous les fassiez essayer au dehors, afin de reconnaître celui qui sera le meilleur pour nous. »

En Dominique de la Figuera répondit. « Seigneur, tout s’accomplira selon vos ordres ; dès à présent remettez-vous en sur moi de toutes les dispositions à prendre ; et puisque je connais vos intentions, j’ai foi en Dieu que j’y donnerai accomplissement de manière que Dieu et vous en serez satisfaits. Avec l’aide de Dieu ayez ferme espérance, et je vous conduirai à Bordeaux par telle route, que nous n’aurons rien à craindre à l’aller et qu’il en sera de même au retour. Songez seulement à faire choix d’un homme qui me livre les chevaux. — C’est bien dit, répliqua le roi ; allez de l’avant. »

Alors il fit appeler le chef de son écurie, et lui dit : qu’aussi chère qu’il avait son affection et sous peine de la vie, il se gardât de révéler à qui que ce fût rien de ce qu’il allait lui dire, car lui et En Dominique de la Figuera étaient seuls dans le secret.

Le chef des écuries répondit : « Seigneur, ordonnez, j’obéis. — Allez sur-le-champ, lui dit le roi, et trois chevaux par trois chevaux, livrez-en vingt-sept à En Dominique de la Figuera ; et qu’ils soient choisis parmi les meilleurs que nous ayons. — Seigneur, dit le chef des écuries, laissez-nous faire En Dominique et moi ; j’ai en ce moment en mon pouvoir bien soixante-dix chevaux, entre ceux que vous ont envoyés les rois de Majorque et de Castille, ou autres, et nous deux nous saurons bien choisir les vingt-sept meilleurs, bien que tous soient si bons qu’il y aurait peu à choisir. — Allez ; à la bonne heure, dit le roi ! »

Ils allèrent, et firent chacun ce que le roi leur avait ordonné. Ensuite le roi fit disposer dix chevaliers qui devaient partir chacun séparément, et les envoya à Bordeaux, un chaque jour, les adressant à En Gilbert de Cruylles. Chacun d’eux apportait un message à En Gilbert et un au sénéchal de Bordeaux ; et tous étaient chargés de demander au sénéchal, s’il assurait la personne du seigneur roi, car il était disposé à se rendre à Bordeaux au jour du combat. Il faisait ceci par deux raisons : premièrement, afin que sur la route on s’accoutumât à voir passer tous les jours des courriers du roi d’Aragon, puis pour voir si, en allant ou en revenant, ils n’éprouveraient aucun obstacle ou embarras d’aucune espèce, et enfin pour avoir chaque jour des nouvelles ; l’autre raison était la suivante : il n’ignorait pas que le sénéchal avait ordre de faire tout ce que lui ordonnerait le roi de France, sauf néanmoins qu’il avait mandement exprès du roi d’Angleterre de ne souffrir, sous quelque prétexte que ce fût, que la personne du roi éprouvât mal ni dommage ; et c’était parce que le roi d’Angleterre savait que ce sénéchal était tout corps et âme avec le roi d’Aragon, ainsi qu’avait toujours été tout son lignage, que, dès qu’il avait appris que le combat devait avoir lieu, il l’avait fait sénéchal de tout le Bordelais. A mesure donc que le sénéchal recevait un message du roi d’Aragon, il allait en faire part au roi de France ; et le roi de France le chargeait de lui écrire de venir, que le champ était disposé et que le roi Charles était tout appareillé. Mais le sénéchal lui écrivait tout au contraire : que, si chère comme il avait sa vie, il n’y vînt pas ; qu’il en serait justifié aux yeux de Dieu et de tout le monde ; et que c’était parce que le roi d’Angleterre avait bien vu qu’il ne pourrait répondre de la sûreté de sa personne, qu’il n’avait pas voulu venir à Bordeaux ; et qu’ainsi pour rien au monde il ne s’aventurât d’y venir. Par ce moyen donc, le roi de France recevait journellement de ces nouvelles, et il n’était pas de jour qu’il n’arrivât un courrier ; et il était ainsi entretenu dans la croyance que le sénéchal écrivait dans le sens qu’il lui prescrivait, et dans la persuasion que le roi d’Aragon arriverait.

Tout fut ordonné et continué ainsi, et le jour du combat approcha. Le seigneur roi d’Aragon fit appeler En Bernard de Pierre Taillade, fils du noble En Gilbert de Cruylles, se renferma dans une chambre avec lui et avec En Dominique de la Renier, lui fit part de son projet et lui ordonna de garder le secret. Celui-ci le promit aussi bien que En Dominique. Il leur ordonna de se tenir prêts à partir cette nuit même ; puis il fit dire au chef des écuries, de tenir prêts et sellés avec les selles d’En Dominique, les trois chevaux désignés, et de mettre sur le premier la selle de trousse. Tout fut ainsi disposé, et nul ne fut initié dans le mystère qu’eux trois et le chef des écuries ; car le roi savait bien que personne n’eût consenti à le voir courir un tel hasard ; mais lui, il avait le cœur si haut et si loyal, qu’il n’aurait pas voulu pour rien au monde ne pas se trouver sur la lice au jour marqué. Voilà pourquoi il ne voulut pas qu’aucun homme du monde en sût rien, pas même son fils aîné, l’infant En Alphonse, qui était auprès de lui. Que vous dirai-je de plus ? Au coup de minuit sonnant, ils se levèrent ; le chef des écuries avait préparé les trois meilleurs chevaux. Le seigneur roi monta sur l’un des chevaux, portant devant lui la robe de parade d’En Dominique de la Renier et un javelot de chasse en main, vêtu en dessous d’une bonne cotte de mailles composée des épaulières et de la camisole, le tout couvert d’un surtout de toile verte ; la robe qu’il portait était en mauvais état et vieille, il avait de plus un chaperon et une visière avec une résille de fil blanc sur la tête. En Bernard de Pierre Taillade était vêtu de même et portait la trousse, c’est-à-dire une valise qui pesait bien peu, et il avait un javelot de chasse en main. En Dominique de la Renier était équipé en seigneur, comme il avait coutume de le faire, et chevauchait bien housse. Il avait un grand chapeau pour le soleil et des gants ; enfin il était paré dans toutes les règles. En Bernard de Pierre Taillade portait un grand sac qui pouvait contenir six fouaces, afin de pouvoir manger pendant le jour, et boire de l’eau en tel lieu où ils ne seraient vus de personne.

Ils partirent ainsi de Jaca sous la garde de Dieu ; et ils allaient si rapidement qu’entre la dernière heure de la nuit, le jour, et ce qu’ils prenaient sur la nuit suivante, ils faisaient trois journées. Ils arrivaient toujours à l’auberge pour reposer jusqu’à l’heure de prime. Pendant le jour ils ne mettaient pied à terre en nul lieu habité et descendaient seulement pour boire ; car ils mangeaient leur pain à cheval en faisant route. Au bout de leur journée ils trouvaient trois autres chevaux ; alors En Dominique allait avec son hôte à l’auberge où ils étaient. Ceux qui avaient conduit lesdits chevaux avaient grand plaisir à le voir, et lui demandaient comment il était ainsi arrivé si tard dans la nuit ; et il leur répondait que c’était pour que les chevaux ne marchassent pas durant la chaleur.

Tandis qu’il était là avec ses gens, le roi et En Bernard de Pierre-taillade préparaient le repas. Quand En Dominique supposait que les préparatifs du repas pouvaient être terminés, il venait à l’auberge retrouver le seigneur roi et En Bernard de Pierre-taillade, et faisait rester ceux avec lesquels il se trouvait, en leur disant, que le lendemain matin il viendrait les voir. De retour au logis, il trouvait le couvert mis, le seigneur roi lui versait l’eau pour laver les mains, et En Bernard pansait les chevaux. Quand En Dominique était servi de la soupe, et que le roi avait découpé devant lui, En Bernard revenait, et le roi et lui mangeaient ensemble à une autre table. Ils prenaient ainsi leurs repas, et vous pensez bien qu’il n’y avait pas de grands discours, chacun n’étant occupé qu’à porter les morceaux à sa bouche. Aussitôt leur repas terminé, ils allaient se reposer jusqu’à l’heure de matines. A l’heure de matines ils se levaient ; En Dominique allait conduire les trois chevaux à l’auberge ou se trouvaient les autres, faisait ôter les selles pour les mettre sur ceux qui étaient frais, et ordonnait à son monde d’en avoir grand soin, puis ils montaient à cheval. Et ils continuèrent de faire ainsi tous les jours, de même qu’ils avaient fait le premier jour.

CHAPITRE XC

Comment le seigneur roi En pierre d’Aragon entra au champ à Bordeaux et le parcourut, le jour désigné pour le combat ; comment il fit attester par écrit qu’il avait comparu de son corps ; et comment, ayant parcouru toute la lice, il n’y trouva personne.

Ils allèrent si bien qu’ils se trouvèrent à une demi-lieue de Bordeaux à l’heure où la cloche[52] du soir annonçait l’angélus. Ils allèrent à la demeure d’un chevalier ancien et prud’homme, grand ami dudit En Dominique, qui les reçut très bien. Après souper ils allèrent dormir. Au matin, dès l’aube du jour, ils se levèrent, montèrent à cheval et se rendirent du côté du champ ; et ce jour était précisément le jour où la bataille devait avoir lieu. Ils envoyèrent aussitôt leur hôte à En Gilbert de Cruylles, qui était logé hors de la ville dans l’auberge la plus voisine de la lice. Ils le chargèrent de lui dire que En Dominique de la Renier et un chevalier du roi d’Aragon se trouvaient chez lui, où ils avaient passé la nuit, et qu’ils le priaient de venir aussitôt leur parler.

L’hôte alla alors trouver En Gilbert, qui déjà était levé, et lui fit part de son message. En Gilbert qui savait que c’était précisément ce jour-là que les rois devaient se présenter dans la lice, était tout inquiet, et se douta de ce qu’il allait voir, connaissant comme il le faisait le cœur si haut et la foi si pure du roi d’Aragon. Il monta donc aussi à cheval, avec l’hôte seulement, sans prendre personne avec lui. Et dès qu’il fut auprès d’eux et eut reconnu le roi, il changea tout à coup de couleur toutefois il était si prudent qu’il ne laissa rien paraître, à cause de l’hôte. Le seigneur roi le prit en particulier, et laissa l’hôte avec En Dominique et En Bernard. Lorsqu’ils furent seuls, En Gilbert lui dit : « Ah ! Seigneur, qu’avez-vous fait, et comment vous êtes-vous jeté en telle aventure ? —En Gilbert, répondit le roi, je suis bien aise que vous sachiez que, quand j’aurais su y perdre mon corps, je n’aurais, pour quoi que ce soit au monde, laissé d’y venir. Ainsi épargnons-nous là-dessus de plus longs discours. Vous m’avez fait dire que je pouvais me fier au sénéchal : allez donc le trouver, et dites-lui que se trouve ici un chevalier du roi d’Aragon qui désire lui parler, et qu’il ait à amener avec lui un notaire et six chevaliers tout à lui, sans plus, et cela sans retard. »

En Gilbert alla incontinent trouver le sénéchal, et lui répéta les propres paroles du roi. Le sénéchal alla vers le roi de France, et lui dit : « Seigneur, un chevalier vient d’arriver ici de la part du roi d’Aragon et désire me parler ; et avec votre permission, je vais me rendre auprès de lui. »

Le roi de France, qui était accoutumé à recevoir chaque jour de telles demandes, répondit : « Allez donc, à la bonne heure ; et quand vous vous serez entretenu avec lui, faites-nous savoir ce qu’il vous aura dit. — Je le ferai, seigneur. » Alors le sénéchal prit avec lui le notaire le meilleur et plus expérimenté qui fut à la cour du roi d’Angleterre, et six chevaliers des plus notables de sa compagnie ; et lorsqu’ils furent rendus au champ, ils y trouvèrent le seigneur roi, En Bernard de Pierre-taillade et En Dominique de la Renier. Le sénéchal entra dans la lice avec ceux qui l’avaient accompagné, ainsi que l’hôte qui était venu avec le roi, et En Gilbert qui avait accompagné le sénéchal.

Quand le sénéchal fut entré au champ, le seigneur roi alla au-devant de lui et de ses compagnons et le salua de la part du seigneur roi, et celui-ci lui rendit son salut avec courtoisie. « Sénéchal, dit le roi, je comparais ici devant vous pour le seigneur roi d’Aragon ; car c’est aujourd’hui le jour que lui et le roi Charles avaient fixé, en promettant sous serment qu’à ce jour précis ils se présenteraient en lice. Je vous somme donc de me déclarer, si vous pouvez garantir la sûreté du champ et la personne du roi d’Aragon, au cas où il viendrait se présenter aujourd’hui en lice. —Seigneur, dit le sénéchal, je vous réponds en peu de mots, de la part de mon seigneur le roi d’Angleterre et en mon nom : que je ne pourrais vous garantir la sûreté du lieu ; et je vous déclare au contraire, au nom de Dieu et du roi d’Angleterre : que nous le regardons comme excusé, et que nous le tenons pour bon et loyal et quitte de son engagement, attendu que nous ne pourrions le garantir en rien ; nous savons au contraire comme chose certaine que, s’il se présentait ici, rien ne saurait empêcher que lui, aussi bien que ceux qui viendraient avec lui, n’y périssent tous ; car voici que le roi de France et le roi Charles sont ici avec douze mille cavaliers armés. Vous pouvez donc imaginer comment mon seigneur le roi d’Angleterre et moi nous serions en état de le garantir. —Donc, dit le seigneur roi, je vous prie qu’il vous plaise, sénéchal, que procès-verbal soit dressé de cette déclaration, et que vous ordonniez à votre notaire de la mettre sur-le-champ par écrit. »

Le sénéchal dit que cela lui plaisait, et il en donna l’ordre. Le notaire écrivit donc aussitôt tout ce qu’avait dit le sénéchal ; et lorsqu’il en vint à demander au roi quel était son nom, le roi dit au sénéchal : « Sénéchal, me garantissez-vous, moi et ceux qui sont ici avec moi ? — Oui, seigneur, répondit-il, sur la foi du roi d’Angleterre. » Alors le roi jette aussitôt son chaperon en arrière, et lui dit : « Sénéchal, me reconnaissez-vous ? » Le sénéchal le regarda, reconnut que c’était le roi d’Aragon et voulut mettre pied à terre ; mais le seigneur roi ne le permit pas et le fit au contraire rester à cheval ; puis il lui donna sa main à baiser ; le sénéchal la baisa et dit- : « Ah ! Seigneur, qu’avez-vous fait ? — Je suis venu, répondit le roi, pour sauver mon serment ; et je veux que tout ce que vous avez dit, aussi bien que tout ce que je dirai moi-même, le notaire l’écrive tout au long ; et comment j’ai comparu en personne et comment j’ai parcouru tout le champ. »

Alors il frappe son cheval de l’éperon, fait tout le tour de la lice, et la traverse ensuite par le milieu, en présence du sénéchal et de tous autres qui se trouvaient présents. Pendant ce temps-là, le notaire rédigeait son acte et tandis qu’il écrivait tout ce qui était relatif à l’affaire, en justification du roi et en toute vérité, le roi ne cessait de chevaucher à travers tout le champ, de manière qu’il le parcourait tout entier, son javelot de chasse à la main ; et chacun s’écriait : « Grand Dieu ! Quel chevalier est celui-ci ? Non, jamais ne naquit chevalier qui lui fût comparable corps pour corps » Ayant ainsi parcouru le champ à plusieurs reprises, tandis que le notaire dressait son acte, il se rendit à la chapelle,[53] descendit de son cheval qu’il tint parla bride, fit sa prière à Dieu, récita les oraisons qui doivent être dites dans cette circonstance, et loua et bénit Dieu de ce qu’il l’avait conduit, ce jour-là, de manière à remplir son serment.

Lorsqu’il eut terminé son oraison, il revint trouver le sénéchal et les autres personnes. Le notaire, qui avait écrit tout ce qu’il avait à écrire, en fît lecture en présence du seigneur roi, du sénéchal et des autres, et prit leur témoignage en foi de ce qui avait été fait : comment le seigneur roi avait par trois fois déclaré au sénéchal que, s’il voulait lui garantir le champ, il resterait pour remplir les conditions du combat ; comment trois fois le sénéchal lui avait répondu que non ; tout cela fut écrit ; et comment, bravement, sur son cheval, son javelot de chasse en main, il avait fait tout le tour du champ, l’avait traversé par le milieu, et de côté en côté, et comment il était allé faire son oraison à la chapelle. Et quand tout cela fut rédigé sous forme d’acte public, le seigneur roi requit au sénéchal d’ordonner au notaire de faire deux copies de ces actes, répartis par A. B. C. « L’une, lui dit-il, restera entre vos mains, sénéchal ; et quant à l’autre vous la remettrez pour nous à En Gilbert de Cruylles. — Seigneur, dit le sénéchal, je l’ordonne ainsi au notaire ; je veux donc que tout ceci soit fait, et ceci s’accomplira. »

Après ces mesures arrêtées, le roi prit le sénéchal par la main, se mit en route et alla jusqu’à la maison où ils avaient couché. Quand ils furent devant la tourelle de la maison, le seigneur roi dit au sénéchal : » Ce chevalier nous a fait beaucoup d’honneur et de plaisir en son hôtel ; c’est pourquoi nous vous prions qu’en notre honneur, le roi d’Angleterre et vous-même vous lui fassiez tel don que lui et tout son lignage y trouvent accroissement. — Seigneur, répondit le sénéchal, il en sera fait ainsi. » Le chevalier accourut pour baiser la main au seigneur roi. Après ces paroles le seigneur roi dit encore au sénéchal : « Attendez un moment, que je descende prendre congé de la dame qui nous a, cette nuit, si bien reçus.—Seigneur, dit le sénéchal, faites à votre plaisir ; c’est l’effet de votre courtoisie. » Le roi mit donc pied à terre et alla prendre congé de cette dame. Et quand la dame sut qu’il était le roi d’Aragon, elle se jeta à ses pieds, et rendit grâces à Dieu et à lui de l’honneur qu’il leur avait fait.

Après avoir ainsi pris congé de la dame, le roi remonta à cheval et se mit en route avec le sénéchal et l’emmena bien une lieue loin, toujours en conversant avec lui et le remerciant de la bonne volonté qu’il avait trouvée en lui. Ensuite le sénéchal dit à En Dominique de la Renier : « En Dominique, vous connaissez les chemins, je vous conseille que pour rien au monde vous ne retourniez ni par où vous êtes venus, ni par la Navarre ; car je sais que le roi de France a écrit de tous côtés, qu’à dater d’aujourd’hui on arrête tout homme qui appartiendrait au roi d’Aragon, soit qu’il vienne, soit qu’il s’en retourne. — Vous dites bien, seigneur, répondit En Dominique, et s’il plaît à Dieu, nous y mettrons ordre. »

Là-dessus ils prirent congé les uns des autres ; et le seigneur roi partit avec la grâce de Dieu, et prit la route de la Castille ; je cesserai pour le moment de parler du seigneur roi d’Aragon et je retournerai à vous parler du sénéchal, du roi de France et du roi Charles.

CHAPITRE XCI

Comment le sénéchal de Bordeaux alla dire au roi de France et au roi Charles que le roi d’Aragon s’était rendu au champ à Bordeaux ; de la grande peur qu’ils en curent ; et comment ils furent fort soucieux.

Lorsque le sénéchal eut quitté le roi d’Aragon, lui ainsi que les personnes qui se trouvaient avec lui accompagnèrent En Gilbert de Cruylles à sa demeure. Ensuite, avec toutes les mêmes personnes, il se rendit auprès du roi de France et du roi Charles, et leur raconta tout ce qui s’était passé : comme quoi le roi d’Aragon était entré au champ ; comme quoi, pendant que le notaire dressait son acte il avait parcouru à cheval tout le tour du champ et l’avait traversé par le milieu et de côté en côté ; comme quoi il était descendu de cheval pour faire son oraison à la chapelle ; enfin tout ce qu’il avait fait et tout ce qu’il avait dit. En entendant ces choses les rois se signèrent plus de cent fois, et le roi de France dit aussitôt : « Il est nécessaire que tous nos gens soient de guet cette nuit, que tous les chevaux soient tenus tout bardés, que mille chevaux bardés soient chargés du guet de la nuit, et que tous soient sur leur qui-vive ; car certainement vous verrez que cette nuit il viendra férir sur nous. Vous ne le connaissez pas comme moi ; c’est le meilleur chevalier qui soit au monde et celui dont le cœur est le plus haut. Vous pouvez voir ce qui en est, par l’action extraordinaire qu’il vient de faire. Ainsi, sénéchal, ordonnez le guet de vos gens, et nous ferons ordonner celui de notre ost. » Le sénéchal répondit au roi : « Seigneur, il sera fait ainsi que vous l’ordonnez. »

Le roi de France dit au roi Charles : « Allons voir le champ et examinons les traces des pieds de son cheval ; et voyons si ce que dit le sénéchal est bien vrai. —Je le veux bien, répondit le roi Charles ; je vous dis que c’est la chose la plus merveilleuse et le plus haut acte de chevalerie que jamais chevalier ait osé entreprendre, soit accompagné, soit seul, de pénétrer ainsi dans le champ du combat ; ainsi tout homme peut bien en douter. —Seigneurs, dit le sénéchal, ne doutez nullement de ce que je vous dis ; voici le notaire qui a dressé le procès-verbal, et les six chevaliers qui en ont été les témoins, lesquels connaissaient depuis longtemps le roi d’Aragon. Voici aussi le chevalier chez lequel il a logé cette nuit, et pour lequel il a fait l’acte le plus brave et le plus courtois qu’on vit jamais faire à aucun seigneur ; car il a voulu, avant départir, aller prendre congé de la dame, épouse de ce chevalier, et il est monté aux appartements, comme s’il eût été dans le lieu le plus sûr du monde. Et tous ces chevaliers ont été les témoins de tous ces faits. — En vérité, reprit le roi de France, voilà une haute valeur, un noble courage et une grande courtoisie. »

Ils chevauchèrent et arrivèrent au champ, et aperçurent la trace des pieds du cheval, et se convainquirent de la vérité de tout ce que le sénéchal leur avait dit. Que vous dirai-je ? Le bruit s’en répandit dans l’armée et par tout le pays ; et pendant cette nuit vous auriez vu des feux partout, et tous les hommes rester armés, et les chevaux tout bardés, et cette nuit nul homme ne dormit dans l’ost. Le lendemain les deux rois levèrent leurs tentes, partirent ensemble et allèrent jusqu’à Toulouse, où ils trouvèrent le cardinal nommé Panbert,[54] légat du pape, monseigneur Philippe, fils aîné du roi de France, et monseigneur Charles, son frère. Ils firent grande fête à leur père et autant au roi Charles. Et lorsque le roi de France et le roi Charles eurent raconté au cardinal ce qu’avait fait le roi d’Aragon, il en eut grande merveille et se signa plus de cent fois. « Ah ! Dieu, s’écria-t-il, quel grand péché a été commis par le Saint-Père et par nous tous quand nous lui avons conseillé de ne donner aucune aide à un tel seigneur î car c’est un autre Alexandre qui apparaît en ce monde. »

Je cesserai de parler du roi de France et du roi Charles et du cardinal, et reviendrai à parler du roi d’Aragon.

CHAPITRE XCII

Comment le roi d’Aragon revint au milieu de ses sujets, en passant par la Castille ; et de la grande joie qu’ils en ressentiront tous, et particulièrement madame la reine et les Infants.

Lorsque le seigneur roi d’Aragon eut pris congé du sénéchal et des personnes qui étaient avec lui, il se mit en route par le chemin que lui indiqua En Dominique de la Renier ; et ils s’en allèrent en faisant tout le tour des frontières de Navarre, mais en passant toujours sur les terres du roi de Castille. En Dominique le conduisait par les lieux où il savait qu’ils devaient trouver les chevaux. Ainsi qu’ils avaient fait à la sortie, ainsi firent-ils au retour. C’est de cette manière qu’ils arrivèrent à la ville de Soria, à Seron de Seron, et ensuite à Malanquilla, qui est le dernier endroit de la Castille, sur la frontière d’Aragon. De là ils se rendirent à Verdejo. Ici le seigneur roi fut reconnu, et on lui fit de grandes fêtes et réjouissances et cela dura deux jours. Dès que cette nouvelle fut répandue dans les environs, tous les gens à cheval ou à pied de ce pays se réunirent au seigneur roi pour l’accompagner. Ainsi escorté, il se rendit à Calatayud ; et si jamais fêtes magnifiques lui furent données, ce fut bien là.

Le seigneur roi expédia à l’instant des courriers de tous les côtés ; il écrivit surtout au seigneur infant, à tous les chevetains de Calatayud et de tout l’Aragon, et aux cent cinquante chevaliers qui devaient assister au combat, d’être rendus à Saragosse le dixième jour après avoir reçu ses lettres ; qu’il s’y trouverait et qu’il y tiendrait ses cortès. Cela fut annoncé dans tout l’Aragon. Et si jamais on vit éclater une vive joie, ce fut celle que manifestèrent à Jaca le seigneur infant et tous ceux qui s’y trouvaient. Une grande procession eut lieu, où assistèrent tous les prélats de Catalogne et d’Aragon. Ils chantèrent le Laudate Dominum, et bénirent Dieu de la grande grâce qu’il leur avait faite, lorsque leur seigneur le roi avait pu échapper à de si grands périls et était revenu avec un grand honneur, après un acte qui devait à jamais honorer la maison d’Aragon.

Après les fêtes, chacun se retira où il voulut ; mais de manière à se trouver à Saragosse au jour fixé.

Le seigneur infant En Alphonse, et la plus grande partie des riches hommes, chevaliers et prélats, allèrent auprès du seigneur roi à Calatayud. Ne me demandez pas que je vous fasse comprendre la joie qu’éprouvèrent madame la reine et les infants, et tous ceux de Saragosse, quand ils apprirent que le roi était à Jaca. A Saragosse et dans tout le pays on avait été fort inquiet, car on ne savait ce qu’était devenu le seigneur roi, et on n’avait pu en découvrir aucune trace jusqu’à ce que lui-même revint ; ce n’était donc pas merveille s’ils étaient dans l’inquiétude.

Je cesse de parler du roi d’Aragon et vais parler de l’amiral En Roger de Agathe

CHAPITRE XCIII

Comment l’amiral En Roger de Agathe fit assiéger le château de Malte par son beau-frère En Mainfroi Lança ; et comment ledit amiral prit Lipari.

Comme vous l’avez déjà entendu, après la victoire de l’amiral et les fêtes de Messine, il fit armer trente galères, parce qu’il avait appris qu’on armait à Naples toutes celles qui s’y trouvaient ; il voulait donc se tenir prêt, et voilà pourquoi il fit armer ces trente galères. Et lorsqu’elles furent armées, il eut nouvelle que celles de Naples ne sortiraient pas encore de tout un mois, parce qu’il devait s’y embarquer plus de quatorze comtes ou autres seigneurs bannerets, avec de la cavalerie, qui amenaient leurs chevaux sur des hurques[55] et des galères. Il pensa sagement qu’il ne lui convenait pas de rester en attendant dans l’inaction. Il fit donc venir son beau-frère En Manfred Lança, et lui ordonna de monter sur les galères avec cent chevaliers, mille almogavares et cent hommes de mer ; tous devaient le suivre emportant leurs tentes et quatre trébuchets ; puis ils avaient à se rendre au château de Malte et à en faire le siège jusqu’à ce qu’ils s’en fussent rendus maîtres.

Ainsi ordonné, ainsi fut fait. Ils montèrent sur les galères, ils allèrent au château de Malte ; ils en firent le siège et songèrent à jouer de leurs trébuchets. Quand les trébuchets furent disposés à terre, l’amiral fit dire à ceux de la cité de Malte et de l’île, et à ceux de Gozzo, d’apporter des denrées à vendre aux assiégeants ; ce qu’ils firent volontiers, car ils avaient peur d’être saccagés par ceux du château. L’amiral ayant mis ordre à tout et ayant laissé pour chef son beau-frère En Manfred Lança, qui était un chevalier très brave et très habile, se décida à s’éloigner d’eux. Il leur donna deux lins armés et deux barques armées, afin qu’en cas de besoin ils l’envoyassent aussitôt prévenir ; il prit ensuite le chemin de Trapani, renforça et visita tous les établissements de l’intérieur jusqu’à ce qu’il arrivât à Lipari. Là il fit débarquer son monde et ordonna l’attaque de la ville. Ceux de la ville de Lipari, voyant les grandes forces de l’amiral et sa ferme volonté de les tailler en pièces, se rendirent au seigneur roi d’Aragon et à l’amiral en son nom. L’amiral fit donc son entrée dans la ville avec tout son monde, reçut de chacun foi et hommage, et fit rafraîchir ses troupes. Puis il fit choix de deux, lins armés, et les envoya chacun séparément pour prendre des informations. Il envoya aussi deux barques armées, montées par des hommes de Lipari, qui devaient aussi aller prendre langue pour savoir où était la flotte de Naples. Laissons-le là pour l’instant et revenons au roi d’Aragon.

 CHAPITRE XCIV

Où il est rendu compte de la manière dont les cortès furent tenues à Saragosse et, à Barcelone ; comment le roi d’Aragon y confirma sa volonté d’envoyer la reine et les infants en Sicile ; et comment il fit de grands présents aux cent cinquante chevaliers qui avaient clé désignés pour combattre à ses côtés au champ.

Lorsque le seigneur infant, les riches hommes, les chevaliers et les prélats se virent réunis auprès du seigneur roi à Taillade, ils eurent une très grande joie de se retrouver les uns les autres. En Dominique de la Figuera et En Bernard de Pierre-taillade leur racontèrent en détail tout ce qui leur était arrivé ; si bien que tous tinrent la chose comme très belle et rendirent grâces à Dieu qui les avait garantis d’un tel danger. Le roi se rendit avec eux tous à Saragosse. Les fêtes que donnèrent madame la reine, les infants et tous les habitants furent des plus belles, et elles durèrent quatre jours sans que personne songeât à faire œuvre de ses mains. Quand la fête fut passée, le roi ordonna qu’au second jour d’après chacun se tînt tout préparé. Ce jour-là, En Gilbert de Taillade arriva de Bordeaux, apportant les actes qui avaient été dressés au milieu du champ, scellés et bulles du scel du sénéchal. Le roi en fut très satisfait, aussi bien que tous les autres. En Gilbert raconta ce qu’avaient fait le roi de France et le roi Charles, quand ils eurent appris que le roi d’Aragon avait été à Bordeaux ; comme quoi ils avaient fait leur guet pendant la nuit et comme quoi ils étaient partis le lendemain. Le seigneur roi et tout le monde en rirent de bien bon cœur. Au jour désigné par le roi, chacun fut prêt. Et quand tous furent appareillés, le seigneur roi leur adressa un discours et leur dit beaucoup de belles paroles. Il leur raconta tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il avait quitté le port de Fangos ; leur dit comment il s’était rendu au lieu du combat et comment ses adversaires avaient manqué à leur parole. Il remercia particulièrement tous ceux qui devaient tenir le champ avec lui, pour la bonne grâce avec laquelle ils s’étaient présentés. Il dit ensuite, comment il avait résolu d’envoyer en Sicile la reine, l’infant En Jacques et l’infant En Frédéric, et cela pour deux raisons : la première était, que tous les Siciliens en auraient grande joie et en seraient plus fermes dans leur attachement ; la seconde, qu’il pensait que la reine en serait bien aise ; il les priait donc de le conseiller là-dessus. En outre, il ajouta qu’il avait appris que le pape avait publié contre lui une excommunication et une croisade, et que le roi de France avait promis de faire aide au roi Charles ; de quoi il s’émerveillait grandement ; « car, dit-il, les engagements qui nous lient l’un à l’autre sont si forts que je n’aurais jamais cru que cela pût être vrai. Ainsi donc je vous demanderai aussi vos conseils sur cette affaire. »

Le roi cessa de parler. L’archevêque de Tarragone se leva alors, et répondit à tout ce qu’avait dit le seigneur roi. Il rendit grâces et louanges à Dieu de l’avoir sauvé de tels dangers. Quant au fait de madame la reine, il répondit : qu’il tenait pour bon tout ce qu’avait proposé le seigneur roi, qui était de l’envoyer en Sicile avec les deux infants, et il appuya cela par de très bonnes raisons. Quant au fait du pape et du roi de France : « Je suis d’avis, dit-il, que vous ayez des messagers éminents et sages, et que vous les envoyiez au Saint-Père apostolique et à tous les cardinaux ; que d’autres messagers soient envoyés au roi de France, et que vous leur ordonniez de dire en votre nom ce que vous aurez arrêté dans le conseil. »

Quand ce prélat eut achevé de parler, des riches hommes d’Aragon et de Catalogne, d’autres prélats, des chevaliers, des citoyens, des syndics des villes et autres lieux[56] se levèrent successivement, et tous tinrent pour bon ce qu’avait dit l’archevêque et le confirmèrent. Ensuite les cortès se séparèrent avec grande allégresse et en union et concorde parfaites.

Le roi fit de riches présents aux cent cinquante riches hommes et chevaliers qui étaient venus à Jaca dans l’intention d’entrer en lice. Il les défraya de toutes leurs dépenses en chevaux, armes et frais de route d’allée et de retour. Ainsi, chacun se retira très satisfait du roi ; et ils devaient l’être, car jamais ne fut seigneur qui sût comme lui bien traiter tousses vassaux, chacun selon son mérite. Lorsqu’En Dominique de la Figuera eut rendu les vingt-sept chevaux au maître des écuries du seigneur roi, le seigneur roi fit don de ceux-là, et de plus de deux cents autres, aux riches hommes et chevaliers qui étaient venus en son honneur de Catalogne, d’Aragon et du royaume de Valence, sans avoir reçu de lui l’ordre écrit d’entrer dans la lice. Que vous dirai-je ? Il ne vint pas à Jaca un seul homme tant soit peu distingué, qu’il ne reçût du seigneur roi don ou faveur ; mais les dons les plus magnifiques furent pour les cent cinquante chevaliers désignés. Et ainsi tous partirent joyeux et fort satisfaits du seigneur roi, et chacun revint dans ses terres.

Le seigneur roi demeura encore huit jours à Saragosse avec madame la reine et les infants. Il arrangea avec madame la reine et les infants, qu’elle et eux tous iraient ensemble à Barcelone, « excepté, dit-il, l’infant En Alphonse, qui ira avec nous. » Et là ils devaient tous s’embarquer.

Madame la reine était d’un côté fort satisfaite de ce voyage, mais de l’autre elle en était fâchée puisqu’elle s’éloignait du seigneur roi. Mais le seigneur roi lui promit, qu’aussitôt qu’il le pourrait, il viendrait la rejoindre, ce qui la réconforta un peu.

Le seigneur roi se rendit donc à Barcelone avec le seigneur infant ; ils passèrent par Lérida, et furent grandement fêtés en tous lieux ; mais les fêtes de Barcelone furent les plus brillantes ; il se passa bien huit jours sans qu’on y fit autre chose que jeux et danses. Dès que le seigneur roi fut arrivé à Barcelone, il envoya des messagers à tous les barons de Catalogne, chevaliers et citoyens, pour que, quinze jours après la date de sa lettre, ils lussent réunis à Barcelone ; et comme il avait commandé, ainsi fut exécuté. Le seigneur roi de Majorque, son frère, n’eut pas plutôt appris que le seigneur roi était à Barcelone, qu’il vint l’y trouver, et très vif fut le festoiement que les deux frères se firent l’un à l’autre.

Au jour fixé pour les cortès, le seigneur roi fit réunir tout le monde au palais royal de Barcelone, et là il leur dit exactement tout ce qu’il avait dit aux cortès de Saragosse ; et tout y fut également approuvé. Le roi fit pareillement beaucoup de dons et de faveurs aux riches hommes, aux chevaliers, aux citoyens et aux hommes des villes ; et tous se retirèrent contents et satisfaits. Le seigneur roi et son conseil décidèrent, qu’on enverrait au pape des messagers habiles et éminents ; il fut aussi décidé qu’on en enverrait d’autres au roi de France. Lorsqu’ils eurent été choisis, on leur fournit les fonds nécessaires pour accomplir dignement leur mission ; on leur fit expédier acte de tous les articles écrits et de tout ce qu’ils devaient prendre avec eux. Ils prirent congé du roi et partirent à la bonne heure.

 CHAPITRE XCV

Comment madame la reine et les infants En Jacques et En Frédéric prirent congé du roi d’Aragon ; comment l’infant En Alphonse et l’infant En Pierre prirent congé de la reine ; et comment le roi de Majorque et les riches hommes adextrèrent[57] madame la reine jusqu’au rivage.

Lorsque le roi eut expédié ses messagers, il fit venir En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol, et leur donna ordre de faire armer la nef d’En P. d’Esvilar, nommée la Bonne Aventure, et une autre nef des plus grandes qui fussent à Barcelone après celle-là ; de les faire doubler de cuir, et de mettre sur chacune d’elles deux cent hommes de combat, les meilleurs qui seraient dans Barcelone ; d’y placer des bouées, des ancres, des arganeaux, des châteaux mouvants ; d’armer les hunes et de les faire couvrir de cuir ; enfin d’y placer tout ce qui est nécessaire à l’armement d’un navire, et d’armer de plus quatre galères, deux lins et deux barques, qui tous ensemble devaient aller de conserve, parce qu’il voulait envoyer en Sicile madame la reine, et avec elle l’infant En Jacques et l’infant En Frédéric, et de plus cent chevaliers, sans compter ceux de leur maison, et enfin, outre les gens de mer, cinq cents arbalétriers bien armés et cinq cents varlets, afin que les nefs et galères fussent bien appareillées et pussent rafraîchir d’un nouveau renfort l’île de Sicile.

Ainsi que le roi l’avait commandé, En Raimond Marquet et En Bérenger Mayol l’exécutèrent ; et certes ils augmentaient plutôt que de diminuer ; car c’était à eux surtout que le roi en avait donné la charge et ils étaient les capitaines de cette expédition.

Quand tout fut préparé, conformément aux ordres du roi, madame la reine et les infants arrivèrent ; on leur fit grande fête. Le seigneur roi donna ordre qu’on s’embarquât sous la garde de Dieu, et chacun s’embarqua. Tout étant disposé, madame la reine prit congé du seigneur roi dans ses appartements ; et on peut s’imaginer combien fut tendre cette séparation, car jamais il n’y eut entre mari et femme autant d’amour qu’il y en avait et qu’il y eut de tout temps entre eux. Lorsque madame la reine eut pris congé du seigneur roi, les deux infants entrèrent dans la chambre du seigneur roi, et se jetèrent à ses pieds. Le seigneur roi les signa, les bénit cent fois, leur donna sa grâce et sa bénédiction, les baisa sur la bouche et leur dit beaucoup de bonnes paroles, surtout à l’infant En Jacques, qui était l’aîné, puisqu’il avait et qu’il a heureusement encore sept ans de plus que son frère En Frédéric. Il était déjà de bon entendement, et très sage et entendu en toutes choses de bien, de telle sorte qu’on peut lui appliquer ce qui se dit en Catalogne : Que, pour piquer, l’épine doit naître aiguë. De même il paraissait bien dès son enfance qu’il serait un jour plein de sagesse ; et s’il le faisait espérer alors, il l’a bien prouvé par la suite, et il le démontre chaque jour ; car jamais ne naquit plus sage prince, ni mieux élevé, plus courtois, meilleur en faits d’armes, enfin plus accompli en toutes choses qu’il l’a été, l’est encore et le sera longtemps, s’il plaît à Dieu, qui lui accordera, j’espère, une longue et heureuse vie.

L’infant En Jacques écouta bien et mit en œuvre toutes les bonnes paroles du seigneur roi son père ; l’infant En Frédéric en fit autant, aussi bien que le permettait sa jeune intelligence, et retint bien tout ce que lui disait le seigneur roi ; et on peut dire aussi de lui tout ce que j’ai dit de l’infant En Jacques ; car ils sont l’un et l’autre si bons envers Dieu, envers le monde, envers leurs peuples et envers tous leurs sujets, que l’on ne saurait en nommer ou en trouver de meilleurs.

Le roi leur ayant donné ses grâces et sa bénédiction, les baisa une autre fois sur la bouche, et eux lui baisèrent les pieds et les mains, et sortirent de l’appartement. Le seigneur roi resta bien quatre heures tout seul, sans vouloir permettre que personne fût admis auprès de lui. Ce que le roi avait fait, madame la reine le fit également dans un autre appartement avec l’infant En Alphonse et l’infant En Pierre. Elle les signa, leur donna sa bénédiction et les baisa sur la bouche à plusieurs reprises. Ils s’inclinèrent et lui baisèrent les pieds et les mains, et gravèrent dans leur mémoire toutes les bonnes paroles qu’elle leur avait dites et les bonnes instructions qu’elle leur avait données. Après cela le seigneur roi de Majorque, les comtes, barons, prélats, chevaliers et citoyens se disposèrent à partir, mais la reine les invita à entrer dans la cathédrale, voulant obtenir elle-même les grâces de sainte Eulalie et de saint Aulaguier.

Ils entrèrent donc dans la cathédrale et se prosternèrent devant sainte Eulalie et saint Aulaguier. Puis l’archevêque de Tarragone, avec huit évêques et autres qui se trouvaient là, dirent beaucoup de bonnes oraisons sur la tête de madame la reine et des infants. Quand tout cela fut fait et que madame la reine eut terminé ses oraisons, les montures furent préparées, et on se rendit sur le rivage de la mer. Le seigneur roi de Majorque adextrait la reine à cheval ; venaient ensuite le comte d’Ampurias, le vicomte de Rocaberti, En Raimond Folch, vicomte de Cardona, qui l’adextraient à pied ; puis beaucoup d’autres riches hommes de Catalogne et d’Aragon, au nombre de plus de cinquante, qui l’entouraient à pied, ainsi que les consuls de Barcelone et beaucoup d’autres citoyens ; puis venait tout le peuple en foule, hommes, femmes, filles, enfants, versant des larmes et priant Dieu pour madame la reine et les infants, en le suppliant de les garantir de tous maux, et de les porter sains et saufs en Sicile. Que vous dirai-je ? Il eût fallu avoir un cœur bien dur pour ne pas pleurer en ce moment.

Arrivé à la mer, le seigneur roi de Majorque descendit de cheval, aida madame la reine à mettre pied à terre et la fit entrer avec les deux infants dans un bel esquif[58] appartenant à la nef et que l’on avait bien garni de nattes de paille pour elle. Et quand les deux infants qui partaient se séparèrent de leurs deux frères qui restaient, vous eussiez été ému de compassion à les voir. On ne pouvait les arracher des bras les uns des autres ; il fallut que le seigneur roi de Majorque sortît de sa barque pour les séparer en pleurant lui-même. Il fit entrer les infants En Jacques et En Frédéric dans la barque où était madame la reine ; et aussitôt après les avoir déposés, il remonta dans sa barque avec le comte d’Ampurias, En Dalmau de Rocaberti et En Raimond Folch, vicomte de Cardona, et aussitôt il donna l’ordre du départ. On commença donc à voguer, et madame la reine se tourna, se signa, bénit ses enfants, puis tout le peuple, puis tout le pays ; puis les mariniers firent manœuvrer les rames, et on se rendit à la grande nef, nommé la Bonne Aventure. Dès que la reine et les infants se furent éloignés de terre, on fit embarquer les dames et demoiselles dans d’autres barques qu’on tenait toute prêtes, puis des riches hommes et des chevaliers avec elles pour les accompagner et leur faire honneur ; et avec la grâce de Dieu tous arrivèrent sur la nef, aussi bien que le seigneur roi de Majorque, le comte d’Ampurias, le vicomte de Rocaberti et le vicomte de Cardona, qui avaient escorté la reine à bord. Ensuite montèrent les dames et demoiselles qui devaient suivre la reine.

En Raimond Marquet répartit toutes les autres personnes sur l’autre nef et sur les autres galères.

Tout le monde étant embarqué, En Raimond Marquet et En Béranger Mayol vinrent au seigneur roi de Majorque, lui baisèrent la main et lui dirent : « Seigneur, signez-nous, bénissez-nous, puis faites-vous descendre à terre, et laissez-nous partir sous la garde de Dieu. » Alors le roi de Majorque prit en pleurant congé de madame la reine et des infants, les signa et leur donna sa bénédiction très tendrement en pleurant, et le comte et les vicomtes en firent autant.

Après avoir pris enfin congé, ils sortirent de la nef, et la nef étant sur sa petite ancre, et tous les novices à leur poste, le nocher fit son salut. Aussitôt le salut fait, il ordonna de faire voiles, et à l’instant la nef fit voiles, et après elle tous-les autres vaisseaux. Et lorsque la nef eut fait voile, c’était sur toute la plage de tels cris de : « Bon voyage, bon voyage ! » qu’il aurait semblé que le monde éclatait.

Dès qu’on eut fait voile, le seigneur roi de Majorque se fit mettre à terre avec les barons et les riches hommes, et tous montant à cheval se rendirent au palais, où ils apprirent que le seigneur roi était encore dans sa chambre avec les deux infants, En Alphonse et En Pierre. Le seigneur roi ayant appris le retour du roi de Majorque, des comtes et des barons, sortit de sa chambre ; les trompettes sonnèrent, et on alla se mettre à table. Chacun s’efforça de paraître gai et content, pour distraire le roi et les infants de leur douleur. Après avoir mangé on se leva, et on passa dans l’autre salle où on fit venir des jongleurs de toute sorte pour se divertir. Que vous dirai-je ? La journée se passa ainsi. Je ne vous parlerai plus d’eux, mais de la reine, des infants et de leur flotte.

CHAPITRE XCVI

Où on raconte le bon voyage que firent la reine et les infants ; et comment toute la flotte fut conduite par la main de Dieu.

Les galères, les nefs et les lins ayant fait voile, Dieu qui conduisit les trois mages et leur envoya une étoile pour les guider, envoya aussi l’étoile ide sa grâce à ces trois personnes, c’est-à-dire à madame la reine, à l’infant En Jacques et à l’infant En Frédéric. Aussi peut-on comparer ces trois personnes aux trois rois qui allèrent adorer Notre Seigneur. L’un des rois mages s’appelait Balthasar, l’autre Melchior et le troisième Gaspard. Par Balthasar, l’homme le plus pieux qui naquit jamais, et aussi agréable à Dieu qu’au monde, on peut entendre madame la reine, qui est la plus pieuse, la plus sainte, la plus gracieuse femme qui fût jamais ; l’infant En Jacques peut être comparé à Melchior, qui fut l’homme le plus rempli de justice, de courtoisie et de vérité qui fût jamais ; on peut donc les comparer ensemble puisque l’infant En Jacques possède toutes ces qualités ; quant à l’infant En Frédéric, vous pouvez le comparer à Gaspard, qui était un frais adolescent et le plus bel homme du monde, et sage et droiturier. Donc, ainsi que Dieu voulut conduire ces trois rois, ainsi conduisit-il ces trois personnes et tous ceux qui les accompagnèrent ; et aussitôt, au lieu de l’étoile des mages, il leur donna un vent aussi favorable qu’ils auraient pu le lui demander, et ce bon vent ne les abandonna point jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sains et saufs au port de Palerme.

CHAPITRE XCVII

Comment madame la reine et les infants prirent port à Palerme, et des grands honneurs qu’on leur rendit

Lorsque les habitants de Palerme apprirent que madame la reine et les deux infants étaient là, si la joie fut vive, je ne vous le dirai pas et n’ai pas besoin de vous le dire ; car eux et tous les habitants de l’île se regardaient presque comme perdus, et dès ce moment ils se tinrent pour sauvés. Ils envoyèrent à l’instant des courriers par toute la Sicile, et tous les gens de Païenne, hommes, femmes, enfants, sortirent pour se rendre à Saint George, où ils débarquèrent. Madame la reine, en mettant pied à terre, se signa, leva les yeux au ciel, baisa la terre en pleurant, et puis marcha à l’église de Saint George, et là fit sa prière, ainsi que les infants. Alors toute la ville de Palerme sortit, et on amena plus de cinq cents montures. On présenta à la reine un palefroi blanc, doux et très beau, et on y plaça les harnais appartenant à la reine. A l’aide des barques on fit aussi sortir des galères deux palefrois qui s’y trouvaient, avec deux autres très richement enharnachés, pour les deux infants ; on en sortit aussi trois mules et trois palefrois très beaux de la reine, et ensuite vingt mules et palefrois bien enharnachés aussi, pour les dames et demoiselles qui accompagnaient la reine. On retira encore, soit des galères, soit de l’autre nef où n’était point madame la reine, au moins cinquante chevaux d’Espagne, tous beaux et bons, qui appartenaient aux chevaliers venus avec madame la reine et les infants. Quand tout cela fut débarqué, les barons, les chevaliers, les personnes de distinction de Palerme, les dames, demoiselles et jeunes damoiseaux, vinrent à la reine et lui baisèrent les pieds et les mains ; et tous ceux et toutes celles qui ne pouvaient arriver jusqu’à elle baisaient la terre et s’écriaient : « Bienvenus soient madame la reine et les seigneurs infants ! » La joie était si éclatante, le bruit des trompettes, des cymbales, des nacaires et autres instruments, était si retentissant qu’il semblait que le ciel et la terre allaient s’écrouler. Madame la reine monta à cheval, le seigneur infant En Jacques l’adextra, aussi achevai ; messire Alaymo, messire Jean de Calatagirone, messire Mathieu de Termini et bien d’autres riches hommes l’adextraient à pied. Puis tous les habitants de Palerme allaient dansant et chantant devant elle, louant et glorifiant Dieu qui les leur amenait. De l’autre côté de la reine l’accompagnait à cheval l’infant En Frédéric ; puis venaient toutes les dames et demoiselles qui l’avaient suivie, et les chevaliers, et toutes les personnes de leurs maisons. De telle sorte qu’il n’y avait à cheval que la reine et les deux infants et ceux qui étaient arrivés avec eux, et que tous les autres allaient à pied. Ils allèrent au milieu de cette joie au palais royal, mais avant d’y arriver, la reine désira qu’on se rendit à la grande église de l’archevêché, pour rendre grâces à madame sainte Marie : et cela se fit ainsi. Arrivés à la porte de l’église, la reine ordonna que personne ne descendit de cheval, qu’elle, les deux infants et deux dames. Ils allèrent devant l’autel de madame sainte Marie, et là ils firent leurs oraisons, puis remontèrent à cheval, et on se rendit avec les mêmes témoignages d’allégresse au palais. On mit alors pied à terre, et la reine entra dans la chapelle du palais, qui est une des riches chapelles du monde ; là aussi elle et les infants firent leurs oraisons. Ils montèrent ensuite dans leurs appartements, s’appareillèrent et se parèrent. Les trompettes sonnèrent, et on se mit à table ; et on envoya aux galères et aux nefs des rafraîchissements en telle abondance qu’ils en eurent bien pour huit jours. Que vous dirai-je ? Les fêtes durèrent plus d’une semaine, pendant laquelle on ne fit que danser et se réjouir ; il en fut de même dans toute la Sicile.

CHAPITRE XCVIII

Comment En Raimond Marquet et En Béranger Mayol envoyé rem au roi En pierre pour lui faire savoir que la reine et les infants étaient arrivés heureusement à Palerme.

Aussitôt qu’on eut pris terre, et que la reine et les infants eurent été si bien accueillis et conduits au palais, En R. Marquet et En Béranger Mayol envoyèrent les deux lins armés en Catalogne, chacun séparément, avec des lettres dans lesquelles ils faisaient savoir le jour où on avait débarqué à Palerme, la manière dont on avait été reçu, le temps qu’on avait eu, et comme quoi tout le monde se portait bien et était plein d’allégresse.

Les deux lins partirent de Païenne et arrivèrent sans encombre en Catalogne, où ils prirent terre à Barcelone. Là ils trouvèrent le seigneur roi En Pierre, qui avait dit qu’il n’en partirait pas qu’il n’eût reçu de leurs nouvelles. Les lins arrivés à Barcelone, ces lettres furent remises au seigneur roi. Quand il en eut pris lecture et que les gens des deux lins eurent raconté comment ils étaient arrivés sains et saufs, et l’honorable réception qu’on leur avait faite, le roi fit faire une procession et rendre grâces à notre seigneur vrai Dieu de la faveur qu’il leur avait accordée. Je cesse un instant de vous parler du seigneur roi, pour vous entretenir de madame la reine et des infants.

CHAPITRE XCIX

Comment madame la reine résolut de tenir les cortès à Palerme ; et comment messire Jean de Procida parla dans ces cortès en faveur de madame la reine et des infants ; et comment on la déclara reine et dame légitime.

La fête ayant duré bien huit jours à Palerme, et madame la reine, ainsi que les infants, étant bien remis des fatigues de la mer, madame la reine tint conseil avec messire Jean de Procida,[59] qui était venu avec elle, et était un des plus savants hommes du monde. Elle appela aussi En Corral Renier, qui l’avait suivie, et autres riches hommes et chevaliers venus avec elle ; les infants En Jacques et En Frédéric furent aussi appelés ; le conseil étant réuni, la reine demanda ce qu’elle avait à faire. Messire Jean et autres lui donnèrent le conseil d’écrire à toutes les cités et villes de l’île : qu’elles eussent à envoyer des syndics et des chargés de pouvoirs à Palerme, de manière que, dix jours après la réception des lettres, ils fussent arrivés à Palerme pour assister aux cortès que la reine voulait tenir ; et de mander la même chose à tous les riches hommes et chevaliers de la Sicile. « Puis, ajoutèrent-ils, quand tous seront réunis, vous leur direz ce qu’il convient de leur dire. »

Madame la reine et l’infant En Jacques tinrent cet avis pour bon et le suivirent. Et quand vint le jour convenu, et que tous furent arrivés à Palerme, ils se réunirent, au son de la cloche, dans la grande salle verte, où on avait dressé un siège pour la reine, et d’autres pour les infants, pour les riches hommes et chevaliers ; toutes les autres personnes indistinctement s’assirent par terre, où on avait étendu des tapis.

La nuit précédente, la reine et les infants avaient appelé messire Jean de Procida, et lui avaient fait connaître ce qu’il aurait à dire. Ils le chargèrent de porter la parole pour madame la reine et les seigneurs infants, et de présenter les lettres que le seigneur roi d’Aragon adressait à toute la communauté de Sicile sous forme de proclamation, et celles qu’il écrivait en particulier aux riches hommes de chaque endroit.

Quand tout le monde fut réuni, la reine se leva et dit : « Barons, messire Jean de Procida va vous parler en notre nom ; ainsi, veuillez écouter ce qu’il vous dira, et faites compte que nous vous le disons nous-mêmes »

Elle s’assit alors, et messire Jean se leva ; et comme il était un des plus savants hommes du monde, il dit beaucoup de très belles paroles. Entre autres choses il leur dit : « Barons, monseigneur le roi d’Aragon vous salue très chèrement et vous adresse cette lettre, à vous et à toute la communauté de Sicile. Faites-la lire sous forme de proclamation, et quand elle sera lue et que vous saurez ce qu’il vous mande, alors, au nom de madame la reine et des seigneurs infants, je vous dirai ce que j’ai à dire. »

Alors il remit la lettre à messire Mathieu de Termini, qui la prit et la plaça sur sa tête ; après quoi, avec grand respect, il baisa le cachet et l’ouvrit en présence de tous ; et quand il l’eut ouverte il la fut de manière à ce que chacun pût bien l’entendre.

La substance de cette lettre était : qu’il leur donnait sa bénédiction et leur faisait savoir qu’il envoyait vers eux la reine Constance, sa femme et leur dame naturelle. Il leur disait qu’ils eussent à la tenir pour dame et pour reine, et de lui obéir en tout ce qu’elle commanderait ; qu’il leur envoyait en même temps les infants En Jacques et En Frédéric, ses fils, et les leur recommandait ; et voulait que, après la reine et lui, ils regardassent et tinssent l’infant En Jacques comme leur chef suprême et seigneur en sa place, et en celle de la reine sa mère ; et que, comme il n’était pas possible à la reine d’assister tous les jours et à toute heure au conseil, ils voulussent bien, dans les affaires du conseil ou dans toute autre chose, délibérer et décider de concert avec le seigneur infant En Jacques ; qu’à la réserve de ses seuls ordres, ils ne fissent rien sans en avoir reçu autorisation de la reine ou de l’infant, au nom du roi ; et qu’ils fussent persuadés qu’ils trouveraient dans ledit infant tant de sagesse qu’ils en seraient tous satisfaits.

La lecture de la lettre étant terminée, messire Alaymo se leva et répondit pour tous : « Madame et reine, soyez la bienvenue ; bénie soit l’heure où vous êtes arrivée au milieu de nous, vous et les seigneurs infants ; béni soit le roi d’Aragon, qui, pour notre garde et défense, vous a envoyée vers nous. Ainsi nous prions tous Notre Seigneur Dieu, Jésus-Christ, sa benoîte mère et ses benoîts saints, qu’ils accordent une longue vie au seigneur roi, à vous, madame et reine, et à tous vos infants, qu’il prenne nos jours pour allonger les vôtres ; et qu’il prête longtemps votre présence à nous et à tous vos peuples. Et vous, madame et reine, en notre nom et en celui de tous ceux qui ne sont point ici présents, à dater de ce jour nous vous acceptons comme notre dame et reine pour faire et dire tout ce que vous nous ordonnerez ; nous acceptons aussi les infants comme devant être nos seigneurs après le seigneur roi ; nous acceptons principalement le seigneur infant En Jacques pour chef supérieur et seigneur, au lieu et place du roi et de vous. Et, pour plus ferme garantie, moi, en mon nom et au nom de toute la communauté de Sicile, je jure, par Dieu et sur les saints Evangiles, de tenir et accomplir tout ce que j’ai dit ; et ainsi le jureront tous ceux qui sont ici présents, pour eux-mêmes et pour les lieux qui les ont chargés de leur mandat.[60] »

Il se leva, baisa la main à madame la reine et aux infants. Chaque syndic, riche homme, chevalier et notable citoyen imita son exemple ; après quoi messire Jean de Procida se leva pour parler au nom de la reine : « Barons, dit-il, madame la reine rend grâces à Dieu, et elle vous remercie de la bonne volonté que vous lui avez témoignée. Elle vous promet qu’en tout temps, tant en général qu’en particulier, elle vous aimera, honorera, secourra de tout son pouvoir, ainsi que le feront le seigneur roi et les infants, en tout ce qu’elle pourra et qui sera bon et honnête. Voici la prière qu’elle vous fait et l’ordre qu’elle vous donne : « Vous reconnaîtrez, à dater de ce jour, vous dit-elle par ma voix, l’infant En Jacques pour votre seigneur, à la place du roi son père et de nous-mêmes. Comme il ne nous est pas possible de parcourir les différentes terres du royaume, il visitera lui-même tous ces lieux en bon seigneur ; il ira à la guerre et pourvoira à toutes les affaires, aux faits d’armes comme aux autres faits ; car ces infants sont d’une si brave maison que ce que chacun d’eux apprécie par-dessus tout au monde, c’est d’être bon homme d’armes Tels ont été tous leurs ancêtres, tels ils seront eux-mêmes et ceux qui naîtront d’eux, s’il plaît à Dieu. Il convient donc que vous ayez le plus grand soin d’eux, surtout de l’infant En Jacques, qui désormais va entrer dans vos affaires et dans vos guerres. L’infant En Frédéric est encore si jeune, que nous ne voulons point qu’il soit séparé de nous, jusqu’à ce qu’il soit plus grand. »

Messire Alaymo se leva alors, et, au nom de tous il répondit à madame la reine et aux infants : « Tout ce que madame la reine ordonne sera, au bon plaisir de Dieu, ponctuellement exécuté ; de sorte que Dieu, notre seigneur le roi d’Aragon, vous, madame la reine, vos infants, vos amis et vos sujets, vous en serez tous satisfaits. »

Là-dessus, la reine les signa, et leur donna ses grâces et sa bénédiction. Chacun se leva et retourna chez soi joyeux et content. Messire Jean leur remit les lettres adressées à chaque lieu et à chaque riche homme en particulier.

CHAPITRE C.

Comment madame, la reine et les infants se rendirent par terre à Messine, où se réunit un parlement ; et comment ils reçurent la nouvelle de la prise du château de Malte par le noble En Manfred Renier

Ces choses étant terminées, madame la reine et les infants se rendirent par terre, avec leur compagnie, à Messine, à petites journées. En chaque lieu on leur faisait si grand fête que c’était merveille de l’ouïr ; et ainsi ils allaient par terre et à petites journées, accompagnés des cinq cents arbalétriers, des cinq cents almogavares armés, et de tous les chevaliers bien armés et leurs chevaux en main. Si bien que tous les habitants en avaient grande joie et y prenaient grand courage ; et il faisait beau à voir tout le cortège.

Si à Palerme on leur avait fait grand fête, on leur en fit bien plus encore à Messine, sans nulle comparaison. Ces fêtes durèrent plus de quinze jours, et pendant ce temps on ne s’occupa d’aucun travail. Pendant ces quinze jours on reçut la nouvelle que le noble En Manfred Renier avait pris le château de Malte, qui s’était rendu à lui sous sa bonne merci ; et cette nouvelle augmenta encore les plaisirs de la fête. Madame la reine et les infants en furent remplis de joie ; et ils avaient bien raison d’être joyeux, car c’est un château très royal et très fort. Et ce château et cette île seyent aussi bien à l’île de Sicile que le fait la pierre précieuse à la bague.

Les fêtes une fois terminées, madame la reine convoqua dans la ville de Messine un parlement composé de gens de la cité, de la plaine de Melazzo et de la côte jusqu’à Taormina. Quand tous furent assemblés, messire Jean de Procida parla au nom de la reine et des infants, et dit beaucoup d’excellentes paroles, et donna à tous grand confort et grande joie ; si bien que tout le monde se retira fort satisfait de madame la reine et des infants.

CHAPITRE CI

Comment le seigneur roi En pierre, après le départ de la reine et des infants, avait résolu de ne point quitter Barcelone qu’il n’eût reçu de leurs nouvelles, lesquelles lui étaient arrivées promptement,

Lorsque madame la reine et les infants eurent mis à la voile de Barcelone, le seigneur roi de Majorque demeura huit jours avec le seigneur roi d’Aragon, aussi bien que tous les riches hommes et barons ; après quoi le seigneur roi de Majorque prit congé du seigneur roi d’Aragon et s’en retourna à Perpignan, avec le comte d’Ampurias et En Dalmau de Rocaberti, qui sont ses voisins. Ensuite partirent tous les riches hommes de Catalogne et d’Aragon. Mais le seigneur roi resta à Barcelone, parce qu’il avait à cœur de ne point s’éloigner qu’il n’eût reçu des nouvelles de madame la reine et des infants. Et il le fit ainsi. Je vous ai dit plus haut comment il reçut des nouvelles par les deux lins armés ; aussitôt il en écrivit au seigneur roi de Majorque et à tous ses riches hommes et aux cités et royaumes, afin qu’ils fissent des processions et rendissent grâces à Dieu.

CHAPITRE CII

De l’entrevue du seigneur roi d’Aragon avec le roi de Castille don Sanche, où le seigneur roi d’Aragon voulut connaître les intentions du roi don Sanche, qui furent de le seconder contre qui que ce fût au monde.

Ayant reçu ces bonnes nouvelles, le roi parcourut ses royaumes et alla visiter le roi de Castille son neveu, qui, sachant qu’il se trouvait en Aragon, lui avait fait dire le désir qu’il avait de le voir. Il y consentit ; ils se virent à Farisa, et là ils se fêtèrent grandement l’un l’autre, et le roi de Castille surtout montra bien de la joie de voir son oncle.

Après les fêtes, le seigneur roi d’Aragon le prit en particulier dans une chambre et lui dit : Mon neveu, vous avez appris, je pense, comment l’Église a, contre toute raison, rendu sentence contre nous.[61] Et cela est arrivé parce que le pape est Français, et vous pensez bien qu’étant de la même nation que le roi Charles il lui donne toute aide et toute faveur ; vous pouvez vous en convaincre dès ce moment, puisque, avant de nous avoir cité, il nous a déjà condamné. D’un autre côté, le roi de France, notre beau frère, lié avec nous par de forts engagements, a cependant promis aide et appui au roi Charles, son oncle. Il avait déjà d’ailleurs bien fait voir ce qu’il avait dans l’âme, en accompagnant contre nous le roi Charles à Bordeaux, suivi de douze mille cavaliers armés. Je tiens donc pour certain que je vais avoir à soutenir une guerre et contre l’Église et contre la France, et je désire savoir de vous-même en quelles intentions vous êtes à cet égard. »

Le roi de Castille lui répondit : « Mon oncle, tout ce que vous venez de me dire, je le savais déjà comme une chose certaine, et c’est une des causes qui m’ont fait vous demander cette entrevue. Je n’ignore pas que vous avez envoyé des messagers, et je crois bien qu’ils vous apporteront des nouvelles de guerre. Pour moi seigneur et oncle, je vous promets, en vertu de nos engagements réciproques, engagements que je vous confirme même aujourd’hui avec serment et hommage de bouche et des mains, que je ne vous faudrai ni de ma personne ni de toutes mes terres, et que vous m’aurez en aide de tout mon pouvoir contre qui que ce soit au monde. Aussitôt que vos envoyés seront de retour, faites-moi connaître les nouvelles qu’ils vous apporteront ; et si c’est la guerre qu’ils vous apportent, nous nous disposerons à la guerre. Il me semble qu’en réunissant vos forces et les nôtres, celles du roi de Majorque et du roi de Portugal, nous pouvons bien nous défendre contre eux ; et je pense même que, si nous conduisons la guerre avec vigueur, nous pourrons recouvrer promptement la Navarre,[62] et même aller au-delà. Ainsi, seigneur et oncle, ayez bon espoir et soyez joyeux et content. »

Et certes il disait vérité ; car si ces quatre rois d’Espagne qu’il désignait, et qui sont même chair et même sang, étaient bien unis, ils n’auraient à craindre aucune autre puissance sur la terre.

En entendant ainsi parler son neveu le roi de Castille, le seigneur roi d’Aragon se leva, le baisa plus de dix fois, et lui dit : « Mon neveu, je n’attendais pas moins de vous. Je suis très satisfait, et je vous rends mille grâces de la bonne offre que vous me faites, et j’ai foi en vous que vous le ferez comme vous le dites. "

Après cet entretien, ils se séparèrent et prirent congé l’un de l’autre, aussi affectueusement que père et fils peuvent le faire. Le roi de Castille retourna dans son royaume, et le roi d’Aragon en fit autant. Il ne voulut rien faire de nouveau avant le retour des messagers qu’il avait envoyés au pape et au roi de France. Laissons là le roi d’Aragon, et parlons du roi de France, du roi Charles et du cardinal.

 CHAPITRE CIII

Comment le roi de France et le roi Charles décidèrent d’envoyer monseigneur Charlot, le plus jeune fils du roi de France, avec le cardinal, vers le pape, pour qu’il lui fit don du royaume d’Aragon ; ce que le pape Martin, né Français, lui accorda.

Lorsque les fêtes qu’on faisait à Toulouse pour le roi de France et pour le roi Charles furent terminées, ils se réunirent avec le cardinal, avec monseigneur Philippe et avec monseigneur Charles, tous les deux fils du roi de France, pour voir ce qu’ils auraient à faire. Il fut décidé que le roi Charles se rendrait avec le cardinal auprès du pape, et qu’ils amèneraient avec eux le plus jeune fils du roi de France, nommé Charles, afin que le pape fit don à celui-ci du royaume d’Aragon et lui en posât la couronne sur la tête. Ainsi fut-il fait ; ce qui fut fort pénible à monseigneur En Philippe, son frère, qui était plus attaché au roi d’Aragon, son oncle, qu’à homme du monde, après son père ; mais quant à monseigneur Charles, il n’avait, en aucun temps, porté nulle affection à la maison d’Aragon.

Le roi de France retourna à Paris, et le roi Charles et le cardinal, emmenant avec eux monseigneur Chariot, s’en allèrent à Rome trouver le pape. Aussitôt leur arrivée, le pape donna le royaume d’Aragon à monseigneur Chariot et lui en mit la couronne sur la tête ; on tint cour plénière et on fit de grandes réjouissances. On peut citer à ce propos ce dicton de Catalogne ; quand quelqu’un dit : « Je voudrais bien que ce lieu fût à vous ; » l’autre répond : « Il paraît qu’il ne vous coûte pas beaucoup. » Et ainsi le peut-on dire du pape : qu’il paraissait bien que le royaume d’Aragon ne lui coûtait pas cher, puisqu’il en faisait si bon marché. Et ce fut bien de toutes les donations la donation faite pour le plus grand malheur des chrétiens.

Quand tout cela fut fait, monseigneur Charlot retourna en France avec son père, et le cardinal les accompagna, et le roi de France fit grande fête pour leur arrivée ; ce que ne fit pas monseigneur Philippe, qui dit : « Qu’est-ce, mon frère ? On prétend que vous vous faites appeler roi d’Aragon ? — Cela est vrai, répondit Charles, je suis en effet roi d’Aragon. » Et Philippe lui répondit : « Sur ma foi ! Mon frère, vous êtes roi du chapeau de la façon du cardinal. »

Quant au royaume d’Aragon, jamais vous n’en aurez un seul point ; car notre oncle le roi d’Aragon en est roi et seigneur ; et il est plus digne de l’être que vous, et il le défendra contre vous de telle sorte que vous pourrez bien apprendre que vous n’avez hérité que du vent.

Ces deux frères eurent là-dessus de grandes altercations, et la chose eût été poussée bien plus loin si ce n’eût été de leur père le roi de France qui les sépara. Les fêtes écoulées, le cardinal dit au roi de France, de la part du pape, qu’il eût à se disposer à marcher en personne contre le roi d’Aragon, pour mettre en possession de ce royaume son fils, qui en avait été couronné roi. Et le roi de France lui répondit : « Faites-nous apporter de l’argent, cardinal, et faites prêcher de tous côtés la croisade ; et laissez-nous le soin du reste. Nous saurons bien nous pourvoir de marins et de troupes de terre ; nous ferons construire cent cinquante galères ; nous aurons soin de préparer tout ce qui est nécessaire à cette expédition, et nous vous promettons, foi de roi ! Que, de ce mois d’avril en un an, nous serons entrés sur les terres du roi d’Aragon avec toutes nos forées. »

Là-dessus, le cardinal et Chariot, roi du chapeau, furent très joyeux et satisfaits de ce qu’avait dit le roi de France. Il en fut de même du roi Charles, qui était resté auprès du pape, et pourchassait de toutes parts pour se procurer de la cavalerie et d’autres troupes avec lesquelles il Nouvelle se rendre à Naples et de là se porter contre la Sicile. Laissons-les là, à faire de tous côtés leurs efforts, et parlons des messagers que le roi d’Aragon avait envoyés au pape et au roi de France.

CHAPITRE CIV

Comment les messagers du seigneur roi d’Aragon furent mal accueillis par le Père apostolique ; et de la dure réponse qu’ils eurent de lui et du roi de France.

Les messagers du roi d’Aragon, étant partis de Barcelone, allèrent tant par leurs journées qu’ils arrivèrent auprès du pape. Assurément vous avez vu dans d’autres temps des envoyés du roi d’Aragon mieux reçus que ne le furent ceux ci à la cour du pape ; toutefois ils s’en soucièrent peu, et se présentèrent devant le pape et mi dirent : « Saint-Père, le soigneur roi d’Aragon vous salue, vous et votre collège, et il se recommande à votre grâce. »

Le pape et les cardinaux se turent, sans daigner faire aucune réponse. Les messagers, voyant qu’on ne répondait point à leur salutation, reprirent ainsi : « Saint-Père, le seigneur roi d’Aragon vous fait dire par nous qu’il s’émerveille grandement que Votre Sainteté ait donné sentence contre lui, et que vous vous soyez si fortement avancé contre lui et son royaume sans avoir fait préalablement la moindre citation ; c’est vraiment là une chose merveilleuse. Et il est tout prêt, Saint Père, à se soumettre à votre pouvoir et à celui des cardinaux, en s’engageant à faire droit au roi Charles et à tout autre qui aura quelque réclamation à faire contre lui ; et il est prêt à le signer et à le faire signer par cinq ou six rois chrétiens, qui se porteront garants envers votre cour et Votre Sainteté qu’il fera droit à toutes les justes réclamations qui lui seront faites par le roi Charles et par tout autre. Ainsi donc il requiert et supplie Votre Sainteté et tous les cardinaux d’être ouï dans son droit, et que vous révoquiez la sentence portée contre lui, sentence qui, sauf votre honneur, est comme non avenue. Si, par aventure, il ne se conformait pas à l’engagement qu’il offre de prendre, alors, en qualité de Saint-Père, vous serez autorisé à procéder contre lui ; et certes ce n’est pas lui qui se déroberait à ses engagements ; et la sainte Église ne saurait dire qu’il l’ait jamais fait. »

Les messagers se turent à cette parole, et le pape répondit : « Nous avons bien entendu ce que vous venez de dire, et nous vous répondons que nous ne reculerons en rien dans ce que nous avons fait ; car, dans tout ce que nous avons décidé contre lui, nous avons procédé avec justice et avec raison. » Et là-dessus il se tut.

L’un des messagers, qui était chevalier, se leva alors et dit : « Saint-Père, je m’émerveille grandement de la dure réponse que vous nous faites. On voit bien que vous êtes de la même nation que le roi Charles, et que ses paroles sont écoutées, approuvées et soutenues bien différemment de celles du roi d’Aragon, qui, sans aide ni secours de l’Église, a plus fait pour l’agrandissement de la sainte Église que depuis cent ans ne l’avaient fait tous les rois du monde. Et il lui aurait conquis bien davantage encore, si ces mêmes indulgences que vous donnez contre lui vous les eussiez accordées à ceux qui lui seraient venus en aide dans la Barbarie. Et c’est la dure réponse que vous lui fîtes alors qui le décida à en partir, ce qui a été un grand dommage pour la chrétienté. Ainsi donc, Saint-Père, pour l’amour de Dieu, adoucissez la réponse que vous nous donnez. »

Le pape répliqua : « Voici notre réponse ; c’est que nous ne changerons rien à ce qui est dit. »

Là-dessus les envoyés se levèrent tous en semble et dirent : « Saint-Père, voici des lettres d’où il constate que nous avons pouvoir de signer, au nom du seigneur roi d’Aragon, tout ce que nous avons dit. Nous vous prions donc qu’il vous plaise de prendre son engagement signé. — Nous n’en prendrons rien, répondit le pape. »

Aussitôt les quatre envoyés se pourvurent d’un notaire et dirent : « Saint-Père, ainsi donc, puisque telle est votre réponse, au nom du seigneur roi d’Aragon, nous faisons appel de votre sentence au vrai Dieu notre Seigneur, qui est notre seigneur à tous, ainsi qu’au bienheureux saint Pierre ; et nous requérons ce notaire ici présent de dresser acte de cet appel. »

Le notaire se leva, reçut la déclaration d’appel et en dressa un acte authentique. « Saint-Père, ajoutèrent les envoyés, nous persistons encore au nom du roi d’Aragon, et puisque nous ne pouvons attendre de vous aucune merci, nous vous déclarons que tout le mal que lui ou les siens pourront commettre en sa défense, doit retomber sur votre âme et sur l’âme de tous ceux qui vous ont donné un tel conseil ; et que l’âme du roi d’Aragon et de tous les siens n’en souffriront aucunement ; car Dieu sait bien que rien de ce qui s’y fera ne pourra être imputé à faute à lui ou à ses gens. Notaire, rédigez-nous un autre acte de cette déclaration. » Et ainsi le fit-il sur-le-champ en leur présence.

Le pape répliqua : « Nous avons sévi justement contre votre roi. Et sachez comme chose certaine, que celui qui ne le croit pas est interdit et excommunié ; car chacun sait, ou doit savoir, que de la cour du pape ne sortit jamais une seule sentence qui ne fût juste. Il est donc de toute vérité que celle ci aussi est parfaitement juste ; et ne le fût-elle pas, nous n’y changerions rien ; ainsi, retirez-vous. »

Les envoyés s’éloignèrent du pape fort mécontents et retournèrent en Catalogne au seigneur roi, et lui rendirent compte de tout ce qui leur avait été dit aussi bien que de ce qu’ils avaient dit et fait eux-mêmes. Le seigneur roi levant les yeux au ciel, s’écria : « Seigneur Dieu le père, je me recommande entre vos mains moi et mes peuples, et je me soumets à votre jugement. »

Que vous dirai-je ? Si les messagers envoyés auprès du pape rapportèrent de mauvaises réponses, ceux qui avaient été auprès du roi de France en reçurent de tout aussi mauvaises, et protestèrent pareillement. Et quand ils se furent présentés devant le roi et lui eurent fait le rapport de leur mission, il répondit : « Maintenant, qu’il arrive ce qu’il pourra ; pourvu que Dieu soit avec nous, nous n’avons rien à craindre de leur puissance. »

Je ne veux plus vous parler de ces messages ; j’aurais trop à faire si je voulais vous raconter tous ces détails ; il me suffit de vous en avoir dit le sommaire et la substance. Je reviens donc à l’amiral En Roger de Renier

CHAPITRE CV

Comment l’amiral En Roger de Renier déconfit trente-six galères et en battit et prit vingt-cinq qui étaient sorties de Naples avec huit comtes et six autres seigneurs bannerets, dans l’intention de débarquer à Cefallu.

Vous avez vu comment l’amiral En Roger de Renier, après s’être rendu maître de Lipari, avait envoyé deux lins armés et deux barques armées, pour avoir nouvelle de ce qui se passait. A peu de jours de là ces bâtiments revinrent chacun en particulier, et annoncèrent : que trente-six galères étaient sorties de Naples avec un grand nombre de comtes et de barons ; qu’elles remorquaient un si grand nombre de barques, qu’on y comptait bien au-delà de trois cents chevaux ; et qu’une nombreuse cavalerie venait les rejoindre parterre jusqu’à Amantea. Cette cavalerie allait se faire débarquer à Cefallu, à cause du château de ce nom, un des forts châteaux de Sicile, et qui tenait encore pour le roi Charles ; mais la cité, qui est bâtie au pied de la montagne, ne tenait pas pour lui, et ils venaient pour s’emparer de la cité de Cefallu et mettre des forces dans le château. Après avoir débarqué la cavalerie, ils devaient retourner à Amantea et renouveler leurs voyages jusqu’à ce qu’ils eussent tout transporté. Certainement ils eussent fait ainsi si Dieu n’y eût mis ordre, et en bonne foi ils furent bien près de causer de grands dommages à la Sicile.

L’amiral En Roger n’eut pas été plus tôt instruit de cette nouvelle, qu’il fit sonner les trompettes et réunit tous ses gens à la poupe des galères. Là il leur raconta tout ce qu’il avait appris, les harangua et leur dit beaucoup de belles paroles, et, entre autres choses : « Barons, vous avez appris que madame la reine d’Aragon était arrivée en Sicile et avait amené avec elle les infants En Jacques et En Frédéric, ce dont nous devons tous avoir grande joie et grande allégresse. Il faut donc faire en sorte qu’avec l’aide de Dieu nous nous emparions de ces galères et de ces gens qui s’en viennent pleins d’un tel orgueil. Chacun peut s’imaginer que là où sont huit comtes et six autres seigneurs bannerets, là doit se trouver orgueil et aussi puissance. Il faut donc aujourd’hui redoubler aussi de courage ; car, sur ma foi ! Il y aura grand honneur pour nous tous à nous battre avec gens si valeureux. » Tous à ces mots s’écrièrent : « Allons, allons ! Le jour nous semble une année, jusqu’à ce que nous soyons aux prises avec eux. »

La trompette sonna aussitôt et tous s’embarquèrent, allèrent à la bonne heure et firent route vers Stromboli, et de Stromboli s’abritèrent dans une cale de la Calabre, et arrivèrent en droiture à Amantea ; de Stromboli ils se dirigèrent vers Scimoflet,[63] puis à Sentonnocent,[64] à Cetraro, à Caustrecuch[65] et à Maratea. Lorsqu’ils furent à la hauteur de la cité de Policastro, ils aperçurent du cap Palinure la flotte des comtes. A peine l’eurent-ils aperçue qu’ils s’écrièrent tous : « Aur ! Aur ! » Ils se formèrent en bel ordre de bataille et marchèrent sur leurs ennemis. En voyant arriver la flotte de l’amiral En Roger, enseignes déployées, les comtes, soyez-en sûrs, en éprouvaient une grande joie ; mais s’ils en ressentaient un grand plaisir, les chiourmes des galères n’en avaient pas autant. Il leur fallut cependant manœuvrer comme des forçats, car ils n’osaient désobéir aux ordres qu’il plaisait aux comtes et aux autres barons de leur donner. Ainsi tout prêts à combattre, ils se portèrent en avant ; et si jamais on vit gens attaquer avec vigueur, ce fut bien eux. Au milieu de la mêlée, il fallait voir les coups tomber partout, et manœuvrer les arbalétriers catalans enrégimentés ; et croyez bien qu’il n’y avait aucun de leurs traits qui portât à faux. Que vous dirai-je ? C’est une rude entreprise de vouloir lutter contre le pouvoir de Dieu, et Dieu était avec l’amiral et avec les Catalans et Latins qui l’accompagnaient. Rien n’y valut, haut parage ni éclat ; les Catalans y déployèrent une telle vigueur que les galères des comtes furent vaincues. Celles seules qui purent se dégager de la mêlée se sauvèrent. Il y eut onze galères qui purent s’échapper ; mais si maltraitées qu’elles n’avaient lieu ni loisir de crier Laus Domino, et qu’elles ne songèrent qu’à la fuite. L’amiral les voyant s’éloigner détacha six de ses galères à leur poursuite, et elles les suivirent jusqu’au château de Pisciotta. Là elles s’échouèrent, mais il se trouva tant de chevaliers à cet endroit de la côte qu’on ne put en prendre aucune ; autant valut toutefois, car ces chevaliers, dont les seigneurs étaient sur les galères, s’écrièrent en les voyant : « Ah ! Traîtres, comment avez-vous pu abandonner de si honorables chevetains que ceux qui se trouvaient sur les galères ? » et en disant cela ils les exterminèrent tous.

L’amiral, avec ses galères, redoubla d’efforts, et tous s’écrièrent : « Aragon ! Aragon ! À l’abordage ! À l’abordage ! » Et ils s’élancèrent sur les galères. Tous ceux qui furent trouvés sur les ponts furent mis à mort, à l’exception des comtes et des barons qui avaient échappé vivants du combat et qui se rendirent à l’amiral. Ainsi l’amiral fit prisonniers les comtes, barons et autres gens des vingt-cinq galères qui n’avaient pas été tués, et s’empara des galères et de tout ce qu’elles contenaient ; et il envoya ensuite vers les barques qui transportaient les chevaux. On les prit toutes et il n’en échappa peut-être pas dix ; et ces dix s’étaient échappées au moment le plus chaud de l’action et s’étaient réfugiées au château de Pisciotta. L’amiral fut très satisfait de s’être ainsi rendu maître des vingt-cinq galères qui étaient restées, ainsi que des barques et lins, et de plus de tous les comtes et barons, à l’exception du comte de Montfort, d’un frère de ce comte, et de doux de ses cousins germains qui se laissèrent tailler en pièces plutôt que de consentir à se rendre. Ils firent bien en cela, car ils savaient trop qu’aussi bien n’auraient-ils pu échapper, et qu’ils auraient très certainement perdu la tête s’ils eussent été pris vivants. Mais tous les autres comtes et barons se rendirent à l’amiral.

Après ce succès l’amiral fit route vers Messine, d’où il envoya sans délai un lin armé en Catalogne au seigneur roi, et un autre en Sicile à madame la reine et aux seigneurs infants. Si la joie fut vive en l’un et l’autre lieu, c’est ce que vous n’avez pas besoin de me demander, car chacun de vous peut bien l’imaginer. Vous pouvez vous imaginer aussi combien eurent de profit tous les gens de la flotte du roi d’Aragon, ils gagnèrent tous tellement, du plus grand au plus petit, que ce serait une grande affaire de le dire. L’amiral laissa à chacun tout le pourchas qu’il avait pu faire, et c’était par de semblables concessions qu’il doublait leur courage. Il imita en cela ce que le roi avait fait pour les dix galères de Sarrasins qu’En Corral Llança avait déconfites, ainsi que vous l’avez précédemment entendu. Ainsi donc, tout amiral, chef ou commandant d’hommes d’armes, doit faire tous ses efforts pour tenir toujours en joie et en richesse tous ceux qui sont avec lui. En leur enlevant le gain qu’ils peuvent faire, on leur enlève le courage, et à l’occasion cela se retrouve. Bien des chefs se sont perdus, d’autres se perdront encore, faute de largesse et de générosité, tandis que ceux qui ont ces qualités leur ont dû souvent leurs victoires et leurs honneurs.

Remplis de joie, comme vous venez de l’apprendre, ils arrivèrent à Messine ; et si jamais on fit fête, ce fut là, car jamais fête plus grande ne se donna dans ce monde. Les seigneurs infants En Jacques et En Frédéric sortirent à cheval, et se rendirent avec beaucoup de personnes de distinction à la Fontaine d’Or, et toute la ville de Messine y accourut. Lorsque l’amiral aperçut les infants, il monta sur une barque qui le porta à terre. Il s’approcha du seigneur infant En Jacques et lui baisa la main ; mais le seigneur infant le baisa sur la bouche. Il en fut de même du seigneur infant En Frédéric. L’amiral dit au seigneur infant En Jacques : « Seigneur, quels ordres avez-vous à me donner ? — Retournez à bord de vos galères, faites vos réjouissances, allez ensuite saluer le palais, puis allez faire votre révérence à madame la reine ; et ensuite nous nous entendrons avec vous et avec notre conseil sur ce que vous aurez à faire.

L’amiral retourna donc aux galères et fit célébrer ses fêtes. Toutes les galères, barques et lins dont on s’était emparé furent tirées poupe en avant et enseignes traînantes. Quand on fut devant la douane, on poussa de grands cris de Laus Domino, et tout Messine répondit à ces cris, de telle manière qu’il semblait que le ciel et la terre allaient s’abîmer. Après cela l’amiral descendit à la douane, entra au palais, alla faire sa révérence à madame la reine, baisa trois fois la terre devant elle, avant de s’approcher, et puis lui baisa la main.

Madame la reine le reçut avec joie et avec la meilleure chère du monde ; et comme il était allé l’aire sa révérence à madame la reine, il alla aussi faire sa révérence à dame Bella sa mère ; et sa mère, en pleurant de bonheur, le baisa à plus de dix reprises. Elle le pressait si étroitement qu’on ne pouvait l’arracher de ses bras. Enfin la reine se leva et alla les séparer ; après quoi l’amiral, avec la permission de madame la reine et de dame Bella sa mère, se rendit dans son logement, où on lui fit de belles fêtes. Il fit placer les comtes et les barons au château de Matagrifon,[66] et les fit bien enferrer de bons grésillons,[67] et y ordonna de sûrs gardes ; quant aux chevaux, au nombre de trois cents, il les fit remettre à l’infant En Jacques, pour qu’il en disposât ainsi que bon lui semblerait. Mais au lieu de les envoyer dans ses écuries, le seigneur infant En Jacques en donna trente à l’amiral, et distribua les autres aux comtes, barons, chevaliers et notables citoyens, sans en garder un seul pour son usage, à l’exception de quatre beaux palefrois qui s’y trouvaient et dont il fit présent à son frère l’infant En Frédéric.

Tout cela fait, le seigneur infant En Jacques réunit son conseil au palais. L’amiral y fut appelé, ainsi que toutes les autres personnes qui composaient le conseil. Et quand tous furent réunis, madame la reine envoya dire au seigneur infant En Jacques de se rendre avec son conseil en sa présence ; et tous s’y rendirent. Et quand ils furent devant la reine, elle lui dit : « Mon fils, je vous prie, pour l’amour de Dieu, avant que vous preniez aucun parti sur les prisonniers, de faire mettre en liberté tout ce qui s’y trouve de la principauté, ou de la Calabre, ou de la Fouille, ou des Abruzzes, et de les renvoyer chacun chez eux, ainsi que l’a fait le seigneur roi votre père pour ceux qui avaient été pris à Catona et à la déconfiture des galères de Nicotera ; car, croyez-le bien, mon fils, votre père, vous et moi, nous pouvons être assurés qu’aucun d’eux ne marchera volontairement contre nous ; et s’ils le font, c’est qu’ils y sont forcés, n’ignorant pas qu’ils sont nos sujets. Et si on pouvait ouvrir le cœur de chacun d’entre eux, on y trouverait certainement écrit le nom de notre aïeul l’empereur Frédéric, celui de notre père le roi Manfred, le nôtre et celui de vous tous ; ce serait donc un péché que de faire périr ces gens-là quand ils tombent en notre pouvoir. — Madame, lui répondit l’infant, il sera fait ainsi que vous commandez. « Et aussitôt, en présence de la reine, le seigneur infant En Jacques donna ordre à l’amiral de le faire ainsi, et l’amiral répondit que leurs ordres seraient exécutés.

Je n’ai pas besoin d’ajouter autre chose, sinon qu’on se conforma exactement aux mesures prises à l’égard des autres par le seigneur roi ; et le grand renom et le grand los de la bonté et de la piété de madame la reine s’en répandit par tout le pays et par tout le monde.

Cette demande ainsi octroyée, le seigneur infant et son conseil allèrent tenir leur délibération dans la salle accoutumée pour tous les conseils, et il fut arrêté qu’en ce qui concernait les comtes, barons ou chevaliers, on ne déciderait rien sans l’assentiment du seigneur roi d’Aragon ; et qu’on armerait sans délai une galère sur laquelle on expédierait au seigneur roi en Catalogne des messagers qui lui porteraient le nom de tous les prisonniers ; puis le seigneur roi en déciderait ce que bon lui semblerait. Ainsi qu’il fut convenu, ainsi fut-il exécuté ; la galère fut armée et expédiée de Messine. Je cesserai de vous parler ici de la galère, et vous entretiendrai d’un autre fait qui ne doit pas être passé sous silence.

CHAPITRE CVI

Comment messire Augustin D’Availles, Français, alla avec vingt galères du prince de Matagrifon à Agosta, laquelle il prit et saccagea ; et comment le commandant de ces vingt galères s’enfuit à Brindes, parla grande peur qu’il eut d’En Roger de Loria.

Il est vérité que, pendant que cette flotte des comtes était ainsi traitée à Naples, un riche homme nommé messire Augustin D’Availles, qui était Français et fort puissant, conçut le dessein de faire à lui seul quelque coup d’éclat qui tournât à l’honneur de lui et des siens, et qui pût être agréable au roi Charles, en faveur de qui il était parti de France. Il se présenta au prince et lui dit : Prince, je sais que vous avez à Brindes vingt galères ouvertes en poupe. Veuillez les faire armer ; et quand toutes seront prêtes, faites courir le bruit que vous voulez m’envoyer en Morée avec de la cavalerie, et mettez-y du monde, de gré ou de force ; et moi, avec trois cents hommes à cheval, tous de mon pays et de mes parents, je monterai avec de bons chevaliers sur les galères ; vous me ferez conduire en Sicile, à Agosta,[68] où se trouve un bon port et un bon et beau château que j’ai tenu pour votre père. Le roi d’Aragon ne songe point à le faire garder et la ville a de mauvaises murailles. J’y serai bientôt entré avec les chiourmes des galères ; et ainsi nous attaquerons la Sicile d’un côté tandis que le comte de Brienne, le comte de Monfort et les autres comtes qui sont allés à Cefallu l’attaqueront d’un autre : de cette manière nous mettrons toute l’île à feu et à sang et nous réconforterons tous les châteaux qui tiennent encore pour vous. Tandis qu’En Roger de Loua est hors de Sicile nous pourrons faire en toute sûreté cette expédition que j’ai conçue. »

Que vous dirai-je ? Le prince, qui connaissait messire Augustin D’Availles pour un excellent chevalier et un homme très expérimenté, crut ce qu’il lui disait et lui octroya sa demande ; et, ainsi qu’il l’avait conçu, ainsi l’exécuta-t-il.

Tandis que l’amiral était à Lipari tout fut disposé ; ils partirent de Brindes, arrivèrent à la ville d’Agosta, l’attaquèrent, la prirent et la saccagèrent. Quand ils eurent pris terre ils demandèrent dans quel état se trouvait l’île de Sicile ; et quelques hommes qu’ils avaient pris à Agosta le dirent au capitaine des galères qui faisait cette question et qui était de Brindes ; mais les Français arrivaient avec un tel orgueil qu’ils ne se souciaient de prendre aucune information et ne songeaient qu’à brûler et à détruire la ville. Le commandant des galères toutefois, qui avait toujours la terreur panique d’En Roger de Loria empreinte au fond du cœur, demanda tout secrètement des nouvelles, et ceux qu’il interrogea lui répondirent : « Seigneur, soyez certain qu’il y a aujourd’hui trois jours que l’amiral est venu à Messine. » Et ils lui racontèrent toute l’affaire. Aussitôt le capitaine des galères alla trouver messire Augustin D’Availles et lui dit : « Messire Augustin, si vous le trouvez bon, cette nuit, avec les galères, j’irai en Calabre et je prendrai la troupe que je trouverai sur la plage de Pentedattile et que le prince vous aura envoyée ; ainsi vous serez mieux secondé ; car moi ici avec les galères je ne vous serais d’aucune utilité. » Les Français sont des gens qui ne connaissent rien aux affaires de mer, et croient tout ce qu’on veut bien leur dire là-dessus. Aussi messire Augustin lui répondit-il, qu’il pouvait s’en aller à la bonne aventure, mais qu’il eût à être promptement de retour. Je n’ai plus besoin de m’arrêter à vous parler de son départ ; car si messire Augustin parlait à l’aventure, ce n’était pas à un paresseux qu’il parlait. Cependant messire Augustin D’Availles fit fort bien de lui donner autorisation départir, car s’il ne la lui eût pas donnée, le capitaine n’en serait pas moins parti cette nuit même, sachant bien, puisque les choses se passaient comme on le lui avait raconté, qu’ils étaient venus à la maie heure. Il débarqua donc toutes les provisions et tout ce qui appartenait aux chevaliers, et pendant la nuit il mit en mer. N’allez pas croire qu’il se souciât d’aborder à la plage de Pentedattile, mais il regagna rapidement[69] la haute mer, fit voile vers le cap délie Colonne et ne s’arrêta que quand il fut arrivé à Brindes. Là il laissa les galères devant l’arsenal ; chacun alla où bon lui sembla ; et s’il y en a encore quelques-uns vivants, soyez sûr qu’ils fuient encore.

Laissons-les à présent qu’ils ont mis les galères en lieu bon et sûr, et revenons au seigneur infant En Jacques et à l’amiral En Roger de Loria.

CHAPITRE CVII

Comment messire Augustin d’Availles fut pris, après avoir été vaincu par le seigneur infant En Jacques.

Dès que le seigneur infant et l’amiral eurent appris que messire A. D’Availles avait ravagé et brûlé Agosta, le seigneur infant En Jacques fit sortir sa bannière avec bien sept cents hommes à cheval et trois mille Agathe et un bon nombre de gens à pied de Messine, et il marcha en droite ligne sur Agosta. L’amiral fit monter tout son monde sur les galères ; et il n’était pas besoin de les prier beaucoup ni de les forcer, car ils s’embarquaient en toute hâte à qui mieux mieux avec joie et satisfaction. Aussitôt qu’ils furent embarqués, ils allèrent au port d’Agosta et se hâtèrent de monter à la ville sans attendre l’infant ; et il fallait voir les beaux faits d’armes qui se faisaient parmi les rues ! Que vous dirai-je ? Il y avait tel coup de dard lancé de la main d’un almogavare qui perçait d’outre en outre homme et cheval, à travers les armures, à travers tout. Et il n’est pas douteux que l’amiral ne les eût tous mis en déroute et tués ce jour même ; mais il était nuit au moment où l’affaire s’engagea, et ils furent obligés d’abandonner cette joute. A la pointe du jour le seigneur infant arriva avec son ost devant le château ; les assiégés montèrent en telle hâte dans le château qu’ils ne purent y introduire ni avoine, ni vivres, même pour trois jours ; aussi se regardèrent-ils comme perdus. Là-dessus le seigneur infant commanda l’attaque ; et si jamais on vit attaquer vigoureusement force contre force, ce fut bien là. Le château est d’ailleurs le plus fort que je connaisse en plaine. A la vérité on ne peut le regarder comme tout à fait en plaine, car il est sur une côte fort élevée des deux côtés au-dessus de la mer ; d’un côté au-dessus de la mer qui forme son port, de l’autre au-dessus de la mer de Grèce ;[70] et ainsi on ne pouvait assurément le prendre avec l’écu et la lance. Aussi le seigneur infant En Jacques fit-il dès le lendemain dresser deux trébuchets qu’on sortit des galères. Messire A. D’Availles se voyant dans cette dangereuse position se tint pour complètement déconfit, ayant déjà perdu plus de cent chevaliers et un grand nombre de gens de pied, et n’ayant plus de provisions. Il envoya donc deux chevaliers au seigneur infant pour implorer sa merci et le prier de le laisser sortir et de le faire transporter en Calabre, s’engageant à ne jamais prendre les armes contre lui.

Le seigneur infant, mû d’une honnête compassion, de l’amour de Dieu et de pure gentillesse, répondit qu’il le laisserait volontiers aller de sa personne, et sous la condition de lui faire en tout temps tout le mal que ledit Augustin pourrait ; mais que quant à chevaux, harnois, ni rien qui fût au monde, qu’il se tînt pour bien certain qu’à l’exception de leurs vêtements, ils n’en emporteraient rien. En entendant ce que les messagers lui rapportèrent de la réponse de l’infant, messire Augustin leur demanda si personne ne l’avait conseillé. Ils répondirent que non, mais qu’il avait répondu ainsi sans se consulter avec personne : « Ah ! Dieu ! s’écria messire Augustin, quel péché n’est-ce pas, avec une telle maison et avec de si bons et de si loyaux chevaliers, de vouloir pourchasser leur dommage ; je vous dis qu’il a plus fièrement répondu que ne fit jamais aucun prince. Ainsi qu’il soit donc fait comme il lui plaît. »

Et le seigneur infant signa ces conditions, et il le fit sachant bien combien cela déplairait à l’amiral et à tous les autres, car ils auraient beaucoup mieux aimé les voir mourir ; mais le seigneur infant jugea qu’en l’honneur de Dieu il était mieux de les traiter ainsi. Il ordonna donc à l’amiral de les débarquer en lieu bon et sûr et qui fût au pouvoir du roi Charles. Ils s’embarquèrent, ainsi qu’il avait été convenu ; et quand ils furent embarqués, le seigneur infant envoya à messire Augustin dix chevaux pour lui et neuf riches hommes de ses parents qui étaient avec lui, et à chacun il envoya toutes ses hardes de corps, et ordonna à l’amiral, aussitôt qu’il les aurait débarqués, de les leur remettre de la part du seigneur infant.

Quand l’embarquement fut terminé, le seigneur infant fit appeler l’amiral et lui dit : « Amiral, vous prendrez douze galères bien armées, dont nous nommons commandant En Bérenger de Vilaragut ; et, lorsque vous aurez déposé à terre ces gens-ci, vous retournerez à Messine, et En Bérenger de Vilaragut prendra la route de Brindes. S’il peut rencontrer les vingt galères qui ont porté ces gens-ci à Agosta, qu’il les attaque, et j’espère qu’avec la volonté de Dieu il me les amènera. — Seigneur, répondit l’amiral, tout sera fait suivant vos ordres ; et je vois avec plaisir que vous mettiez ces galères sous le commandement d’En Bérenger de Vilaragut, car c’est un chevalier expérimenté et brave en tous faits. »

Là-dessus En Bérenger de Vilaragut fut appelé ; le seigneur infant En Jacques lui fit part de ses intentions et lui dit de s’embarquer et de se disposer à bien faire. En Bérenger lui baisa la main et lui rendit mille grâces. Il s’embarqua avec une bonne suite de cavaliers et d’hommes de pied, et prit congé du seigneur infant et de ceux qui étaient avec lui lisse rendirent à la plage de Pentedattile ; l’amiral déposa devant le château messire Augustin et sa compagnie ; puis il lui donna, de la part du seigneur infant, les dix chevaux pour son usage et pour les barons ses parents qui se trouvaient avec lui, aussi bien que les hardes de leur corps et les harnais de leurs chevaux.

Messire Augustin et ses compagnons, en voyant une telle courtoisie, s’écrièrent : « Ah ! Dieu ! Que fait donc le pape avec ses cardinaux, et que ne déclare-t-il le roi d’Aragon et ses infants seigneurs du monde entier ? » Ils rendirent mille grâces à l’amiral et le prièrent de les recommander au seigneur infant, et de lui dire de se tenir pour certain que, touchés de ses bontés, jamais, tant qu’ils vivraient, ils ne porteraient les armes contre lui.

Arrivé à Naples, messire Augustin et ses compagnons trouvèrent le prince fort triste et fort mécontent de ce qui était advenu aux comtes, et le récit de messire Augustin doubla encore sa douleur, tant qu’il alla jusqu’à dire : « Il vaudrait bien mieux pour le roi Charles, notre père, qu’il arrangeât cette affaire ; car si elle se mène par la guerre, je regarde tout comme perdu. »

Je parlerai plus tard de l’amiral qui retourna ! À Messine, et d’En Vilaragut qui se sépara de lui avec douze galères bien armées, deux lins armés et deux barques ; en ce moment je cesse de parler de ce qui les concerne et je retourne au seigneur infant En Jacques.

CHAPITRE CVIII

Comment le seigneur infant En Jacques mil en état le château d’Agosta, le Tortilla et le peupla de Catalans ; et comment il s’empara de Soterrera et du château de Cefalù.

Il est vérité que quand l’amiral et En Bérenger de Vilaragut se furent éloignés du seigneur infant avec ces gens, le seigneur infant fit mettre le château en état, le fortifia et le répara. Il fit aussi construire un mur qui resserra la ville des deux tiers du côté du château. La ville était effet trop longue et conséquemment moins forte et plus difficile à défendre, ce qui avait causé sa perte. Après avoir donné l’ordre de construire ce mur, il fit publier dans toute l’ost, et donna aussi l’ordre de faire publier par toute la Sicile : que tous ceux qui avaient échappé au sac d’Agosta eussent à y revenir. Malheureusement il n’en avait survécu qu’un bien petit nombre Ensuite il fit crier dans l’ost, et ordonna qu’on publiât dans toute la Sicile : que tout Catalan qui désirerait se fixer à Agosta n’eût qu’à venir, et qu’il lui serait donné de bonnes possessions, franches et quittes de tout. Il en vint beaucoup, lesquels y sont encore, eux ou ceux qui sont issus d’eux. Après cela il alla visiter Syracuse, Noto et toute la vallée ; et alla de là à Soterrera, dont le château tenait encore pour le roi Charles ; mais il y ordonna un tel siège qu’en peu de jours il se rendit. Puis il alla à Cefalù et fit mettre le siège au château, qui tenait également pour le roi Charles et qui semblablement ne tarda pas à se rendre ; et ainsi il jeta hors de la Sicile tous ses ennemis ; puis il revint à Messine, où lui furent faites de grandes fêtes par madame la reine, par l’infant En Frédéric, et par tous.

Je cesserai de vous parler du seigneur infant et reviendrai à En Bérenger de Vilaragut.

CHAPITRE CIX

Comment le noble En Bérenger de Vilaragut, avec ses douze galères, prit un grand nombre de nefs et térides du roi Charles, et ravagea Gallipoli, Villanova et la Pouille.

Lorsqu’En Bérenger de Vilaragut eut quitté l’amiral, il fit route vers le cap della Colonne.

A l’aube du jour il arriva à Cotrone, où il trouva trois nefs et un très grand nombre de térides appartenant au roi Charles, et toutes chargées de provisions de bouche qu’il envoyait à sa cavalerie, pensant qu’elle était encore en Sicile. En Bérenger les enveloppa aussitôt et les prit toutes, puis les mit en mer et les renvoya à Messine ; il fit route de là vers Tarente, et y trouva aussi un bon nombre de bâtiments qu’il prit et expédia à Messine. Il fit ensuite roule vers le cap de Leuca, et prit et ravagea en passant Gallipoli. Dans chaque lieu il avait des nouvelles des galères qui devaient déjà être arrivées à Brindes depuis huit jours, car elles ne s’étaient arrêtées nulle part, aussi allait-il toujours courant les côtes, pour n’être pas venu inutilement, et il entrait partout où il croyait pouvoir les trouver. De Gallipoli il vint à Otrante, bonne et fort agréable cité, et y trouva dans le port un grand nombre de bâtiments dont il s’empara et qu’il expédia à Messine. Puis il alla jusqu’au port de Brindes, et s’avança dedans jusqu’à la chaîne ; et, ne pouvant pousser plus loin, il fit dire au commandant des galères que, s’il voulait sortir et accepter la bataille, il l’attendrait pendant trois jours ; ce qu’il fit en effet ; et il l’attendit pendant trois jours dans le port sans que personne osât sortir à sa rencontre. Quand il vit qu’ils étaient bien décidés à ne pas sortir, il s’éloigna pendant la nuit de Brindes, et alla ravager Villanova et ensuite la Pouille et puis le bourg de Monopoli ; et après avoir tout ravagé il prit en tous ces lieux grand nombre de bâtiments qu’il expédia à Messine ; puis il alla courir l’île de Corfou, et y prit également les nefs et térides qu’il y trouva.

Après toutes ces expéditions, et qu’il eut fait un butin immense, il s’en retourna à Messine, content et satisfait, ainsi que tous ses compagnons. Assurément ils devaient l’être ; car lui et tous avaient fait des profits incalculables. A Messine il fut bien reçu, comme on peut le croire, par madame la reine, par les seigneurs infants et par l’amiral, enfin par tout le monde, et on lui fit grande fête.

Les fêtes passées, le seigneur infant ordonna à l’amiral de faire réparer toutes les galères et d’enrôler du monde pour quarante galères ; car il voulait qu’on armât quarante galères, ayant appris qu’à Naples il y en avait cinquante en armement. Ainsi comme il l’ordonna, ainsi fut-il exécuté.

Je vais quitter en ce moment madame la reine et les seigneurs infants, ainsi que l’amiral occupé à faire réparer les quarante galères et à faire des enrôlements, et revenir au seigneur roi d’Aragon.

CHAPITRE CX

Comment le seigneur roi d’Aragon, ayant connu le résultat de la bataille des comtes et ce qu’avait fait En Vilaragut, voulut mettre ordre à ses affaires, et envoyer dire à l’infant ce qu’il devait faire des comtes.

Il est vérité que quand le roi d’Aragon eut appris et la victoire de la bataille des Comtes (ainsi nommée, et qui gardera toujours ce nom à cause du nombre de comtes qui étaient sur la flotte), et ce qui avait eu lieu à Agosta, et ce qu’avait fait En Vilaragut, il en éprouva grande joie et grande satisfaction, et remercia et bénit Dieu de la grâce qu’il lui avait accordée. Il songea aussitôt à régler ses affaires. Les messagers qu’il avait envoyés au pape et au roi de France lui ayant ensuite fait leur rapport, il vit bien que ce n’était point là un jeu, que de voir deux aussi grandes puissances se disposer à venir l’attaquer sur ses terres, outre la croisade publiée contre lui par le pape, et au nom de laquelle d’autres pourraient bien se joindre aux deux premiers. Il fit alors convoquer à Saragosse des cortès pour tout l’Aragon. Et lorsque les cortès furent réunies, le roi leur dit beaucoup de fort belles paroles et leur raconta la grâce que Dieu lui avait faite dans l’heureuse bataille des Comtes.

La galère qui avait apporté la nouvelle de cette victoire était arrivée à Barcelone plusieurs jours auparavant, et le roi l’avait réexpédiée de nouveau, et avait mandé au seigneur infant ce qu’il devait faire des comtes, des barons et des autres chevaliers qu’il tenait prisonniers. Nous n’avons rien à dire de ceci, et nous ne nous arrêterons pas même à en faire mention ; car le seigneur roi était si prudent qu’il faisait toujours choix de la meilleure résolution à prendre ; on fit donc ce qu’il ordonna, et non autrement. Il sut fort bon gré à madame la reine de ce qu’elle avait fait des menues gens.

Quand le seigneur roi eut fait part de toute cette première affaire à l’assemblée, il leur raconta également l’affaire d’Agosta, et tout ce qu’avait fait En Bérenger de Vilaragut. Après leur avoir communiqué tous ces détails et dit beaucoup de belles paroles analogues à la circonstance, il leur dit ce qu’avaient fait ses messagers avec le pape, et ce que lui avaient dit ceux envoyés au roi de France ; comme quoi le pape avait lancé une sentence contre lui et ses adhérents ; comme quoi il avait fait donation de son royaume à son neveu Chariot, fils du roi de France ; comme quoi le roi de France faisait de grands préparatifs de terre et de mer, et avait juré qu’à partir de ce mois d’avril en un an il serait avec toutes ses forces en Catalogne ; qu’ainsi donc il priait tous les riches hommes, prélats, chevaliers, citoyens, gens des villes et des châteaux, de l’aider de leurs conseils et de leurs secours.

Quand il eut terminé son discours, ceux qui étaient désignés pour répondre se levèrent et dirent : qu’ils avaient bien entendu tout ce qu’il venait de leur annoncer, qu’ils remerciaient et bénissaient Dieu de l’honneur et de la victoire dont il l’avait favorisé ; que d’un autre côté ils étaient fort mécontents de ce que le Saint-Père Apostolique avait prononcé et fait contre lui, et ne l’étaient pas moins du roi de France ; que cependant ils avaient foi que Dieu lui serait en aide, attendu que lui et ses gens étaient dans leur droit et ses ennemis dans leur tort ; que Dieu, qui est toute vérité, toute droiture et toute justice, le protégerait certainement, et confondrait les superbes et les orgueilleux qui s’élevaient contre lui ; que, quant à eux, ils lui offraient de le soutenir et le seconder tant que corps et biens pourraient y suffire ; qu’ils étaient prêts également à recevoir la mort, et à la donner à tous ceux qui oseraient l’attaquer ; et qu’ils le priaient et le conjuraient de se tenir en joie et en espérance, afin de soutenir l’espoir et le courage de tous les siens ; de fortifier ses frontières du côté de la France ; de faire construire des galères ; de préparer enfin tout ce qui était nécessaire à la défense de son royaume, et de s’occuper de la garde de ses autres frontières. « Quant à celles de l’Aragon, limitrophes de la Navarre et de la Gascogne, ajoutèrent-ils, nous saurons bien les garder nous-mêmes, et les défendre de telle manière que, s’il plaît à Dieu, vous n’aurez, seigneur, qu’à vous en féliciter, et que vos ennemis apprendront qu’ils ont affaire à gens en état de leur donner bien du mal.[71] »

En entendant les belles offres que faisaient les barons d’Aragon, chevaliers, citoyens et gens des villes et châteaux, et la bonne réponse qu’ils lui faisaient, le seigneur roi fut très satisfait d’eux tous.

CHAPITRE CXI

Comment le roi En Pierre marcha contre Eustache, gouverneur de Navarre, qui avait pénétré dans l’Aragon, avec quatre mille chevaux ; et comment ledit Eustache se relira avec tout son monde.

Avant que le seigneur roi, les riches hommes, et tous ceux qui avaient été convoqués pour les cortès, fussent partis de Saragosse, nouvelle certaine leur vint qu’Eustache,[72] gouverneur de Navarre pour le roi de France, était entré en Aragon à la tête de quatre mille chevaux bardés ; qu’il s’était emparé de la tour d’Ull, où commandait un nommé Ximénès d’Arteda, excellent chevalier d’Aragon ; ce qu’il prouva bien par la défense de la tour d’Ull, où il se conduisit si bravement que jamais chevalier en aucun fait d’armes n’eût pu faire mieux ; et si bien que sa prouesse même lui sauva la vie ; car quelque mécontentement qu’éprouvât Eustache de cette vigoureuse résistance, il défendit que pour rien au monde on n’attentât à ses jours, disant que ce serait trop grand dommage de faire mourir un si brave chevalier. Et ainsi on s’empara de lui vivant par force ; après quoi Eustache l’envoya à Toulouse, au Château Narbonnais, pour qu’on le livrât à Toset de Sanchis, qui en avait la garde. Mais Agathe d’Arteda fit si bien par sa prouesse qu’il s’échappa et retourna en Aragon ; et de retour de sa prison, il fit beaucoup de mal aux Français. Mais je le laisse là ; on aurait trop à dire s’il fallait raconter toutes les prouesses, entreprises hardies et traits de courage que firent en ces guerres et en tant d’autres les chevaliers de Catalogne et d’Aragon, et certes le temps ne suffirait pas à les écrire. On dit en Catalogne : à l’œuvre on connaît le mérite du maître. Il est facile de savoir ce qu’ont fait en général les Catalans et les Aragonais, et par là de reconnaître ce qu’ils sont en somme ; car s’ils n’étaient braves et vaillants, ils n’auraient pas exécuté tant de belles choses qu’ils ont faites et qu’ils font encore tous les jours, avec l’aide et par la grâce de Dieu. Aussi ne convient-il de parler en particulier de personne, si ce n’est des chefs qui ont à donner les ordres.

Aussitôt que le seigneur roi et ceux qui se trouvaient avec lui eurent entendu les récits de cette invasion, on fit appel à tous, et la bannière du seigneur roi sortit de Saragosse avec les chevetains et les conseils des cités et des villes d’Aragon, qui tous voulurent suivre la bannière du seigneur roi. Depuis que l’Aragon fut habité, jamais il ne se trouva un aussi grand nombre de braves gens réunis ensemble ; et de telle sorte qu’en vérité ils auraient suffi à détruire, je ne vous dirai pas les forces réunies par Eustache, mais toutes celles du roi de France lui-même, si elles y eussent été.

Le seigneur roi, avec plaisir et contentement, se dirigea vers le point où il savait qu’était cet ost d’Eustache ; et il fit telle diligence qu’un jour, à l’heure de complies, il se trouva tout près de l’ost d’Eustache, tout à l’entrée de la Navarre ; car aussitôt qu’Eustache avait appris des nouvelles du seigneur roi, il s’était hâté de s’en retourner, et déjà le seigneur roi n’était plus qu’à une lieue de lui, de sorte que chacune des armées eut des nouvelles de l’autre. Pendant la nuit le roi harangua son monde, les exhorta à bien faire et leur dit beaucoup de belles paroles. Il leur dit :

Qu’à la pointe du jour, tous, avec la grâce de Dieu et de madame sainte Marie, pensassent à suivre sa bannière et à se conduire avec courage, parce qu’il voulait attaquer ses ennemis, qui jamais auparavant n’avaient eu une assez folle audace pour mettre les pieds sur son territoire. Quand le seigneur roi eut parlé, chacun lui répondit que c’était bien ; toutefois la chose tourna de manière qu’Eustache avait eu le temps de se retirer sain et sauf en Navarre avec tout son monde, ce dont le roi fut bien fâché. Jamais, depuis qu’il fut né, il n’avait éprouvé un tel mécontentement ; et je n’en dirai pas plus, car certes il en devait être ainsi, lorsqu’il apprenait qu’Eustache était rentré en toute sûreté en Navarre. Le seigneur roi s’en alla de là à Barcelone, où il convoqua ses cortès, et il prescrivit à tous ceux de la Catalogne de s’y trouver au jour désigné.

CHAPITRE CXII

Comment le seigneur roi d’Aragon expliqua à En Raimond Marquet et à En Béranger Mayol pourquoi il faisait faire si peu de galères pour s’opposer au pape, au roi de France et au roi Charles ; et de la réponse qui lui fut faite dans les cortès de Barcelone.

Cependant les riches hommes, les prélats, les chevaliers, les citoyens et hommes des villes avaient été convoqués pour se rendre aux cortès. Le seigneur roi fit appeler En Raimond Marquet et En Béranger Mayol, qui étaient de retour de Sicile avec les galères qui avaient accompagné madame la reine et les seigneurs infants, et leur ordonna de faire construire incontinent dix galères, afin de ne pas se trouver au dépourvu de galères ; mais En R. Marquet et En B. Mayol lui répondirent : « Que dites-vous, seigneur ? Savez-vous que vos ennemis font faire cent vingt galères ? Et vous, vous n’en commandez que dix ! — Ne savez-vous pas, répliqua le roi, que nous en avons en Sicile quatre-vingts, qui nous arriveront tout armées quand nous voudrons nous en servir. — Cela est vrai, seigneur, mais nous trouverions bon que vous fissiez faire ici au moins cinquante galères ; car on ne sait pas si celles qui sont en Sicile pourront se trouver ici à point et précisément au moment du besoin, et si elles ne seront pas retenues en Sicile par les affaires qui pour raient y survenir. Les forces de l’Église, celles du roi de France, celles du roi Charles et de leurs adhérents sont si considérables qu’elles nous donneront assez de besogne çà et là, lots même que nous aurions cinquante galères réparties entre Valence, Tortose, Tarragone et Barcelone, et elles en donneraient à beaucoup plus si nous les avions Mais toutefois, seigneur, si vous nous ordonnez de faire construire seulement cinquante galères, que nous armerons en Catalogne, nous avons foi en Dieu et en votre bonne fortune que nous viendrons à bout de tous vos ennemis. —Vous parlez bien, prud’hommes, leur dit le seigneur roi ; mais il vaut beaucoup mieux que nos ennemis pensent que nous n’avons rien ici, que de croire que nous y ayons quelques forces maritimes, et que ces forces s’élèvent précisément à cinquante galères ; car alors les leurs marcheraient réunies ; et ce serait forte chose et grand danger pour nous d’avoir à combattre contre toutes leurs galères ensemble ; car elles sont montées par un grand nombre de bonnes gens, Provençaux, Gascons, Génois et beaucoup d’autres. Mais quand ils sauront que nous n’en avons pas ici plus de dix, ils viendront en toute assurance et ne feront nul cas de nos forces et marcheront divisés ; et alors vous, avec vos dix galères, vous irez férant çà et là à votre aise. Et cependant qu’ils continueront à se maintenir dans le dédain de nos forces, nos galères reviendront de Sicile, et iront férir là où sera réunie la plus grande portion de leur flotte. Et c’est ainsi qu’avec l’aide de Dieu et en ne laissant paraître que fort peu de forces, nous viendrons à bout de tous nos ennemis. Dans la guerre il faut que l’homme se recommande à Dieu, et qu’ensuite, avec l’aide du Seigneur, il choisisse le meilleur parti et le plus profitable, et qu’on renonce à ce qu’on ne peut obtenir. »

En entendant ces paroles, En R. Marquet et En B. Mayol dirent : « Seigneur, excusez-nous si nous avons voulu vous donner nos avis, car il est bien certain que nous, et cent hommes comme nous, nous n’arriverions pas à la hauteur de vos pieds ; nous voyons que ce que vous dites est très raisonnable, et nous allons ordonner la construction de dix galères, ainsi que vous, seigneur, vous l’avez commandé. — Allez donc à la bonne heure, dit le roi, et tenez bien secret tout ce que je vous ai confié. — Seigneur, dirent-ils, comptez sur nous. » Et ils lui baisèrent la main et allèrent faire exécuter ce que le seigneur roi leur avait ordonné.

Cependant les Cortès se réunirent et chacun se trouva à Barcelone au jour désigné par le roi. On se rendit au palais royal. Le seigneur roi répéta tout ce qu’il avait dit dans les cortès de Saragosse, et ajouta beaucoup de belles paroles appropriées à la circonstance.[73] Lorsque le seigneur roi eut cessé de parler, l’archevêque de Tarragone se leva et dit beaucoup de fort belles paroles. Il dit entre autres choses : « Seigneur, je vous déclare en mon nom et en celui de tous les prélats de notre archevêché, clercs, séculiers et réguliers, que nous ne pouvons vous donner aucun avis relativement aux faits de guerre, ni encore moins en opposition à la sentence d’interdit que le Saint-Père a prononcée contre vous ; veuillez donc ne pas nous demander de conseil ; mais arrangez-vous pour que nous vivions au plus étroit possible de nos besoins. »

Le roi, comprenant ce que l’archevêque avait voulu dire, reconnut par là ses excellentes dispositions envers lui, ainsi que celles des autres prélats et clercs, et la vive affection qu’ils désiraient lui témoigner ; car ce que l’archevêque avait dit était dit à bon entendeur, et signifiait en réalité, que le seigneur roi s’emparât de tout ce qui appartenait à l’église et s’en aidât dans sa guerre ; mais il l’avait dit de manière à ne pouvoir en être repris ni par le pape ni par qui que ce fût. Et en vérité l’intention de tout ce qu’il y avait de prélats et clercs sur la terre du seigneur roi était bien que, pendant tout le temps que la guerre durerait, ils fussent réduits pour vivre au plus strict nécessaire et que le roi disposât de tout le reste.

Le seigneur roi répondit à l’archevêque : qu’il avait entendu ce qu’il lui avait dit ; qu’il le tenait pour excusé, lui et tous les autres prélats et clercs ; qu’il reconnaissait qu’ils avaient raison, et qu’ainsi ils pouvaient se retirer à la bonne heure, et que lui resterait avec les chevetains, chevaliers, citoyens et envoyés des villes à traiter des affaires de la guerre. Là-dessus l’archevêque et les autres prélats et clercs sortirent du conseil et se retirèrent chacun dans leurs terres ; et le roi continua à tenir ses cortès avec les autres personnes.

Lorsque l’archevêque et les prélats eurent quitté la salle, les riches hommes, chevaliers, citoyens et envoyés des villes se levèrent, chacun selon son rang et selon qu’ils devaient parler ; et si jamais on fit au seigneur roi, à Saragosse, une bonne réponse d’aide et de conseil, ce fut surtout dans ces cortès qu’il lui fut répondu par tous en général avec beaucoup plus de dévouement que jamais. Et comme ils l’avaient bien offert, ils l’exécutèrent encore mieux, ainsi que vous l’apprendrez par la suite.

Le roi fut très satisfait de cette réponse faite par tous ; il les remercia et leur fit de grands dons. Ainsi les cortès se séparèrent dans le plus grand accord entre le seigneur roi et ses vassaux et sujets ; et tous, satisfaits des paroles du roi, retournèrent chez eux.

Quand les cortès se furent séparées, le seigneur roi s’en alla à la cité de Gironne, et fit dire au seigneur roi de Majorque, son frère, qu’il désirait le voir, et le priait de se rendre à ladite cité, ou bien que, s’il le voulait, il se rendrait lui-même à Perpignan. Le seigneur roi de Majorque lui répondit qu’il irait le trouver à Gironne, et il y vint en effet peu de jours après. Le seigneur roi se porta au-devant de lui jusqu’au pont de Sarria ;[74] et s’ils se firent fête l’un à l’autre, il n’est besoin de le dire, car chacun peut bien croire que l’un des frères avait grande joie de voir l’autre. Ils entrèrent ainsi dans Gironne au milieu des fêtes, et ce jour-là le seigneur roi de Majorque et sa compagnie mangèrent avec le seigneur roi d’Aragon ; de même le lendemain et le troisième jour. Le quatrième jour le seigneur roi de Majorque invita le seigneur roi d’Aragon et sa compagnie. Le cinquième jour le seigneur roi d’Aragon voulut que le seigneur roi de Majorque mangeât avec lui ; et après avoir entendu la messe, les deux frères, sans être accompagnés de personne, entrèrent dans une chambre à part, et l’heure de nonne était bien passée avant qu’ils en sortissent et prissent leur repas. Ce qu’ils dirent et ce qu’ils réglèrent entre eux, c’est ce que personne ne peut savoir ; beaucoup de gens assurèrent toutefois, que le seigneur roi d’Aragon avait laissé au seigneur roi de Majorque, son frère, la liberté de prendre parti pour le roi de France et de lui faire aide contre lui-même. Chacun de ces deux frères était en effet fort expérimenté et n’ignorait pas que, Montpellier, le comté de Roussillon, le Confient et la Cerdagne seraient à jamais perdus s’ils agissaient autrement ; car l’habitude de la maison de France est de ne rien rendre de ce qu’elle prend pendant la guerre. Le roi de Majorque perdrait donc ainsi toutes ses terres ; et ils savaient bien que Montpellier, le comté de Roussillon, le Confient et la Cerdagne n’étaient pas en état d’être défendues contre le roi de France, et qu’il valait mieux avisera les conserver. Ainsi ils se séparèrent sans que personne pût rien savoir de ce qu’ils, s’étaient dit. Seulement les personnes expérimentées le conjecturèrent ainsi, et les Français en eurent de tout temps eux-mêmes le soupçon.

Après avoir pris congé l’un de l’autre, le seigneur roi d’Aragon retourna à Barcelone et le seigneur roi de Majorque à Perpignan. Laissons là ces deux rois, et revenons à l’infant En Jacques et à l’amiral En Roger de Loria.

CHAPITRE CXIII

Comment l’amiral En Roger de Loria côtoya toute la Calabre, et des grandes prouesses qu’il fit ; comment il fit prisonnier le prince de Matagrifon, fils aîné du roi Charles, et fit rendre la liberté à madame l’infante, sœur de la reine d’Aragon ; et du grand tribut qu’il imposa aux habitants de Naples.

Lorsque l’amiral, d’après les ordres du seigneur infant, eut fait mettre en état les quarante galères et réuni les chiourmes et tout le reste des équipages, composés, ainsi qu’il lui avait été prescrit, moitié de Latins et moitié de Catalans, avec des arbalétriers, tous Catalans enrégimentés, pour toutes les galères, à l’exception de six galères légères où étaient placés des rameurs surnuméraires ; qu’il eut fait mettre à bord le pain et toutes autres choses nécessaires, et qu’enfin les galères furent bien pourvues de tout ce qu’il leur fallait, avec la grâce de Dieu, le seigneur infant ordonna à l’amiral de faire embarquer tout son monde. La trompette parcourut toute la ville, et chacun s’embarqua avec bon courage et bonne volonté ; et quand ils furent embarqués, l’amiral alla prendre congé de madame la reine et des infants, et madame la reine le signa et le bénit.

Le seigneur infant prit à part l’amiral et lui parla ainsi : « Amiral, nous trouvons bon que vous preniez la direction de Naples et que vous fassiez en sorte de vous emparer, s’il est possible, de l’île d’Ischia ; car une fois maîtres d’Ischia, nous pourrions facilement détruire Naples. — Seigneur, répondit l’amiral, signez-nous, bénissez-nous, et laissez-nous faire ; car nous espérons, avec la grâce de Dieu, faire de telles choses qu’on en parlera à jamais. » Là-dessus l’amiral lui baisa la main et prit congé du seigneur infant En Frédéric et des autres personnes, et on s’embarqua.

Quand ils furent embarqués, il s’y trouva quarante galères, quatre lins armés et quatre barques armées, et ils firent leurs adieux et partirent à la bonne heure.

Ils côtoyèrent la Calabre, et en débutant ils prirent Scalea. Ils trouvèrent au port de Saint-Nicolas de Scalea quatre nefs et beaucoup de térides qui faisaient leur chargement de bois pour des rames, mâts et antennes de galères et lins, afin de les transporter à Naples. Puis il s’empara d’Amantea, finnafreddo, Saint Lucido,[75] Cetraro, de la cité de Policastro, qu’il mit à feu et à sang ; puis de Castello dell’ Abate, et mit en état toutes ces places. Vous pouvez bien croire que depuis que ceux de Calabre savaient que le combat de Bordeaux n’avait pas eu lieu, ils se rendaient tous sans beaucoup se défendre ; chacun était de cœur et d’âme avec le roi d’Aragon, et haïssait les Français à mort ; et ils le donnèrent bien à connaître, quand le seigneur infant passa en Calabre, que depuis longtemps ils ne désiraient rien tant que ce voyage.

Lorsque l’amiral eut fait toutes ces prises, nouvelle en vint au prince, qui en fut fort mécontent. L’amiral se dirigea ensuite vers Naples, avec la précaution de prendre langue partout. Arrivé devant Naples, il ordonna qu’on se rangeât cri ordre de bataille en échelonnant les galères. Et tous étant bien armés et appareillés, il s’approcha du môle à deux portées d’arbalètes. Il eût pu s’avancer plus près encore, car personne n’était là pour s’y opposer ; mais il agit en cela de fort bon sens, pour ne pas les détourner de monter sur leurs galères, car son but était qu’ils pussent armer toutes ces galères qu’ils avaient dans le port, et venir lui livrer bataille.

Quand ceux de Naples virent arriver les galères de l’amiral, c’était là qu’il fallait entendre les cris de l’alarme universelle. Les cloches mises en branle dans toute la ville de Naples faisaient un tel vacarme que le ciel et la terre semblaient se confondre. Le prince se rendit au môle avec la cavalerie, fit sonner la trompette, et publier que, sous peine de la vie, chacun s’embarquât sur les galères. Mais on avait beau publier et republier, aucun ne voulait s’embarquer. A cette vue, le prince, transporté de colère, monta le premier de sa personne sur les galères. Quand les comtes, les barons, les chevaliers, les citoyens, et tous les autres, virent le prince sur les galères, saisis de honte, ils se résolurent d’y monter eux-mêmes bien appareillés et bien armés. Que vous dirai-je ? On arma trente-huit galères et un grand nombre de lins et de barques ; et quand elles furent armées, elles se mirent en mouvement pour marcher vers l’amiral. L’amiral fit semblant de fuir et résolut de les attirer au dehors, de telle sorte qu’il ne pût lui échapper une seule galère. Lorsqu’il vit qu’il les tenait enfin au large, il fit volte-face. Ceux-ci, en le voyant retourner sur eux, perdirent de leur ardeur à le poursuivre et levèrent leurs rames.

L’amiral en fit autant. Il fit amarrer ensemble toutes ses galères, et se mit en ordre de bataille : le prince fit de même ; après quoi ils s’attaquèrent galère contre galère. Et si jamais il y eut terrible bataille sur mer, ce fut bien là, car on ne peut pas même lui comparer la bataille des Comtes ni celle de Malte. Que vous dirai-je ? La bataille dura depuis tierce jusqu’à vêpres. Mais contre la volonté et la puissance de Dieu, personne ne saurait résister ; et la puissance comme la volonté de Dieu étaient et sont toujours avec le seigneur roi d’Aragon et avec les siens. Donc le roi Charles et le prince n’étaient rien contre lui ; et notre seigneur Dieu donna la victoire à l’amiral et aux siens. Tous s’écrièrent à la fois : « Aragon ! Aragon ! Sicile ! à l’abordage ! » Dans cet élan vigoureux ils balayèrent bien trente galères ; mais après avoir balayé celles-là, ils ne pouvaient s’emparer de la galère du prince, ni de celles qui l’entouraient, tant il s’y trouvait d’hommes illustres et de haut parage, qui préféraient mourir plutôt que de voir le prince prisonnier., Mais rien ne leur valut ; ils ne purent résister, plus longtemps et furent enfin vaincus, et là moururent la plus grande partie des comtes, barons et hommes de parage qui se trouvaient à bord ; si bien que la galère du prince resta seule, sans que personne pût s’en rendre maître. L’amiral s’écria alors : « Victoire ! Victoire ! » Et chacun se jeta sur la galère du prince et balaya toute la proue ; l’amiral s’y élança lui-même l’épée à la main.

Quand ils furent vers le milieu de la galère, c’était alors qu’il fallait voir de beaux faits d’armes et de beaux coups donnés et reçus, tant et tant que ce fut grand merveille, et que tous ceux qui étaient sur le pont de la galère du prince y périrent. L’amiral se présenta devant le prince, qui se défendait mieux que roi, fils de roi ou quelque chevalier que ce fût, et qui faisait de si beaux coups qu’aucun homme ne pouvait s’en approcher. Et certes il eût préféré mourir plutôt que de vivre, tant sa fureur était grande ; si bien qu’il y eut des chevaliers de l’amiral qui s’approchèrent, lances abaissées, et voulaient l’en frapper ; mais l’amiral s’écria : « Barons, arrêtez, c’est le prince ! J’aime mieux l’avoir vivant que mort. »

Le prince entendant ces mots, et voyant que toute défense était superflue, se rendit à l’amiral, et ainsi tous furent pris ou tués.

Après la bataille gagnée, l’amiral dit au prince : « Si vous voulez conserver la vie, vous avez deux choses à faire à l’instant ; et si vous vous y refusez, faites compte que la mort du roi Conradin sera vengée au moment même. — Qu’exigez-vous de moi, dit le prince ? Si je puis le faire, je le ferai volontiers. — Je veux, répondit l’amiral, que vous me fassiez venir sans délai la fi Ile du roi Manfred, sœur de madame la reine d’Aragon, que vous avez en votre " pouvoir au château de l’Œuf, avec les dames et demoiselles de sa suite qui se trouvent avec elle ; et de plus que vous me fassiez rendre le château et la ville d’Ischia. »

Le prince répondit qu’il le ferait volontiers. Il envoya aussitôt un de ses chevaliers à terre, sur un lin armé, qui ramena madame l’infante, sœur de madame la reine, avec quatre demoiselles et deux dames veuves. L’amiral les reçut avec grande joie. Il mit genou en terre et baisa la main de madame l’infante. Après cela il fit route vers Ischia avec toutes ses galères ; et quand ils furent arrivés à Ischia, ils trouvèrent la ville dans la désolation, parce que la plus grande partie des gens d’Ischia avaient péri ou avaient été faits prisonniers dans la bataille.

Le prince donna ordre de remettre à l’amiral la ville et le château ; ce que les habitants firent aussitôt sans beaucoup se faire prier, dans l’espoir de recouvrer ceux de leurs amis qui avaient été pris sur les galères. L’amiral reçut le château et la ville, et y laissa quatre galères bien armées, deux lins et environ deux cents hommes. Il fit sortir des galères tous ceux de ses prisonniers qui étaient d’Ischia, leur donna la liberté sans rançon et leur distribua les vêtements des autres ; ce dont les gens d’Ischia furent fort joyeux et se sentirent tout confortés. Il donna ensuite l’ordre à celui qu’il laissait pour commander aux quatre galères et aux deux lins armés, de ne permettre à qui que ce fût d’entrer à Naples ou d’en sortir sans son laissez-passer ; tous ceux qui entreraient devaient payer tant par navire, lin ou marchandise ; et ceux qui en sortiraient devaient payer un florin d’or par tonneau de vin, et deux florins par tonneau d’huile ; et tous les autres objets étaient soumis ainsi à une taxe fixe. Tout cela s’accomplit, et beaucoup plus, car ils resserrèrent tellement les habitants de Naples que le commandant d’Ischia avait dans la ville de Naples même son facteur, qui recevait les droits sur tous les objets ci-dessus désignés. Tous, pour sortir de Naples, devaient être munis d’un laissez-passer de lui, faute de quoi ils étaient arrêtés et perdaient leur vaisseau ou lin avec la marchandise.

Ce fut le plus grand honneur qu’un roi pût s’attribuer sur un autre roi, que celui qu’assuma ici le seigneur roi d’Aragon sur le roi Charles. Et le roi Charles fut contraint de le souffrir, en faveur même des habitants de Naples, qui eussent été perdus s’ils n’eussent pu vendre et expédier leurs denrées.

Après ces règlements, l’amiral fit voie pour Procida et pour l’île de Caprée, et s’empara de toutes ces îles, qui lui firent hommage ainsi que l’avaient fait les gens d’Ischia ; et il rendit à chaque endroit les prisonniers qu’il leur avait faits. Tout cela terminé, l’amiral envoya un lin armé en Catalogne au seigneur roi d’Aragon, et un autre en Sicile, pour annoncer ces heureuses nouvelles. Dieu nous donne une joie semblable à celle qu’on ressentit dans chacun de ces lieux !

Si le roi d’Aragon, toute la Catalogne, l’Aragon, le royaume de Valence éprouvèrent une vive joie, aussi bien que madame la reine, les infants, et toute la Sicile, la douleur qu’éprouva le roi Charles ne fut pas moins vive, lorsqu’il apprit Ces événements à Rome, où se trouvaient le pape et tous ceux de leur parti ; mais ceux du parti gibelin éprouvèrent au contraire grande joie et satisfaction.

Lorsque les deux lins armés expédiés par l’amiral se furent éloignés, ce même Seigneur tout puissant qui lui avait donné la victoire lui accorda aussi un temps si favorable qu’en peu de jours il fut rendu à Messine. Lorsqu’il fut arrivé à la Tourrette, les transports d’allégresse commencèrent, et il s’y fit les plus brillantes fêtes qu’on ait jamais faites. Les infants, escortés de tous les chevaliers montés sur leurs chevaux et de tout le peuple de Messine, vinrent à sa rencontre à la Fontaine d’Or. L’amiral traînait avec ses galères les galères qu’il avait prises, poupe en avant et bannières traînantes. Arrivé devant la Fontaine d’Or, l’amiral aperçut l’infant, se jeta dans une barque armée, et vint à terre. Les infants le voyant venir s’approchèrent de lui ; l’amiral s’avança, leur baisa la main, et chacun d’eux s’inclina pour le relever et le baisa à la bouche. L’amiral demanda au seigneur infant En Jacques ce qu’il ordonnait qu’on fit du prince, et le seigneur infant lui répondit : « Retournez sur vos galères et faites votre joyeuse entrée. Nous serons au palais avant vous pour y recevoir l’infante notre tante, et là nous tiendrons conseil avec vous et avec nos autres conseillers pour savoir ce qu’il convient de faire du prince et des autres. »

L’amiral revint sur ses galères et fit sa joyeuse entrée dans le port de Messine. La flotte arriva jusqu’au palais, faisant retentir sans interruption les cris de Laudamus. La ville répondait à ces cris, car c’était un jour de grande gloire pour tous ceux qui voulaient du bien à la maison d’Aragon, et de grand deuil pour les autres. Ces Laudamus une fois cessés l’amiral fit mettre les échelles en terre à la douane du port. A ce moment madame la reine sortit du palais, et les infants montèrent sur les galères, et accueillirent leur tante avec de grands témoignages de joie, puis ils descendirent avec elle au débarcadère, où l’amiral avait fait placer quatre échelles garnies deçà et delà de barres de bois, de manière que madame l’infante et les deux infants qui marchaient de front avec elles descendirent ensemble au débarcadère. Dès qu’ils furent descendus au débarcadère, madame la reine sa sœur, qui se tenait au pied de l’échelle, et elles s’embrassèrent ; et elles se tinrent si étroitement embrassées, se baisant l’une l’autre et fondant en larmes, qu’on ne pouvait les séparer. C’était grande pitié de les voir ; et ce n’était pas merveille, car depuis qu’elles ne s’étaient vues elles avaient perdu le roi Manfred, la reine, leur mère, le roi Conradin et le roi Enzio leurs oncles, et bien d’autres honorés parents et parentes. Enfin les infants et l’amiral les séparèrent ; et ainsi toutes deux main en main montèrent au palais, où on leur fit de grandes réjouissances. De somptueux repas étaient préparés, et tous furent splendidement reçus et servis.

Avant le repas, le seigneur infant ordonna à l’amiral de faire mettre le prince au château de Matagrifon, de faire garder les comtes et les barons par des chevaliers qui leur donneraient leurs maisons pour prison, et d’envoyer les autres dans les prisons ordinaires. Ainsi que prescrivait le seigneur infant, ainsi fut-il exécuté et accompli dans l’espace de deux jours.

Après les fêtes, le seigneur infant fit dire à tous les riches hommes de Sicile, aux chevaliers, aux citoyens et gens des villes et autres lieux, qu’ils eussent à envoyer des syndics chargés de pleins pouvoirs. Le jour de la réunion à Messine fut fixé à deux mois après la date des lettres ; et il fixa un aussi long terme, parce qu’il fallait ce temps pour envoyer un messager au seigneur roi d’Aragon et recevoir ses ordres sur ce qu’on devait faire du prince et des autres prisonniers de marque. Quant aux menues gens, madame la reine les avait fait mettre en liberté et renvoyer chacun chez eux, ainsi qu’elle avait fait précédemment des autres.

Le seigneur infant et l’amiral firent donc sans délai disposer une galère, et ils envoyèrent au seigneur roi d’Aragon deux chevaliers, pour lui faire savoir comment ils avaient fait le prince prisonnier et l’avaient renfermé à Matagrifon sous bonne garde, et pour le prier demander ce qu’il voulait qu’on fît de lui, aussi bien que des comtes et barons. Ils lui envoyèrent aussi par écrit le nom de chacun d’eux. La galère partit et trouva à Barcelone le seigneur roi, qui avait été déjà instruit de la victoire par le lin que l’amiral lui avait expédié, et qui en conséquence s’était rendu à Barcelone, pensant bien qu’il lui arriverait promptement d’autres messages de Sicile.

A leur arrivée à Barcelone ; ils firent leur salut, et il s’était réuni une si grande quantité de monde sur la place, tous répondant à la fois au salut par leurs cris de joie, qu’on eût dit que le monde allait crouler. Les envoyés mirent aussitôt pied à terre, allèrent trouver le seigneur roi au palais, lui baisèrent les pieds et la main, lui remirent les lettres dont ils étaient porteurs, et lui firent part de leur message. Le seigneur roi les reçut avec grande joie et fit distribuer de grands rafraîchissements à la galère. Ce jour même, il expédia les affaires si bien qu’ils partirent le lendemain et furent en peu de jours à Messine, où ils trouvèrent madame la reine, les seigneurs infants et l’amiral, et leur remirent les lettres que le seigneur roi leur adressait. Ce qu’elles contenaient, je ne puis vous le dire ; mais ce qui s’ensuivit relativement au prince et aux autres personnes, le montre assez, car tout ce que fit le seigneur infant à l’égard du prince et des autres, il le fit en conformité des ordres du seigneur roi ; et il montra une telle sagesse dans sa conduite envers le prince que tout homme put bien voir que le tout était l’effet de la grande sagesse qui appartenait au seigneur roi.

CHAPITRE CXIV

Comment les cortès furent convoquées à Messine ; comment le prince fut condamné à mort ; et comment le seigneur infant En Jacques, après avoir fait publier la sentence de mort par toute la Sicile, fut touché de pitié et ne voulut point la faire mettre à exécution.

Le jour prescrit pour la convocation des cortès arriva et elles se réunirent. Le seigneur infant fit publier un conseil général et ordonna que tout homme eût à se rendre devant le palais de Messine, aussi bien ceux de la cite généralement que tout autre homme, riches hommes, chevaliers et syndics de tous les lieux de Sicile, et tous les prud’hommes. Dès qu’ils furent tous réunis, le seigneur infant, qui était un des plus sages princes du monde et des mieux parlants, qui le fut depuis, qui l’est encore et le sera tant qu’il vivra, se leva et dit :

« Barons, nous vous avons tous convoqués, parce que, comme vous le savez, nous tenons ici à Matagrifon le prince, fils aîné du roi Charles, qui est en notre prison. Or donc, vous savez tous que le roi Charles, son père, s’est emparé de l’héritage du bon roi Manfred, notre aïeul et votre seigneur légitime, et que le roi Manfred périt dans le combat, et avec lui le roi Enzio son frère. Vous avez su aussi comment le roi Conradin, notre oncle, est venu d’Allemagne dans l’intention de venger leur mort et cette usurpation ; mais, selon la volonté de Dieu, lui et tous ses gens furent défaits par ledit roi Charles. Vous savez aussi que ledit roi Conradin tomba vivant entre ses mains. Vous savez enfin qu’il se conduisit envers lui avec la plus grande cruauté que jamais roi ou fils de roi exerçât sur un aussi vraiment gentilhomme que l’était le roi Conradin, issu du plus noble sang du monde, et qu’il lui fit trancher la tête à Naples. D’après cette grande cruauté, vous pouviez connaître quelle punition Dieu lui infligerait et quelle vengeance il en tirerait. Vous êtes ceux qui avez le plus souffert de dommage et de honte de toutes ces choses, aussi bien par la mort de votre seigneur naturel et de ses frères que par les pertes que vous avez faites chacun de vous de vos parents et amis. Puis donc qu’il a plu à Dieu que ce soit par vous que vengeance en soit tirée, j’ai mis ici en votre pouvoir la chose la plus chère que le roi Charles possède dans ce monde, son fils. Jugez-le, et prononcez telle sentence qui vous paraîtra juste. »

Là-dessus le prince alla s’asseoir, et messire Alaymo, désigné par tous pour répondre en leur nom à ce que proposerait le seigneur infant, se leva et dit :

« Seigneur, nous avons bien entendu ce que vous venez de nous dire, et nous savons que le tout s’est passé en toute vérité comme vous nous l’avez exposé. Nous rendons grâces à Dieu et à notre seigneur le roi d’Aragon de ce qu’il a bien voulu nous envoyer un aussi sage seigneur que vous l’êtes pour nous gouverner à sa place. Et puisqu’il vous plaît, seigneur, que ce soit par nous que soit tirée vengeance et de la mort du roi Conradin et du dommage porté sur nous par le roi Charles, je dis, pour moi, seigneur : que le prince doit subir la mort que son père a fait subir au roi Conradin. Et ainsi comme je l’ai dit, que chacun des barons, chevaliers et syndics des terres se lève ; et si mon avis leur paraît bon, qu’ils confirment cette sentence et qu’on la rédige par écrit ; et que ce que chacun dira, il le dise pour lui et pour toute la communauté de Sicile, car elle est représentée ici. Et s’il est quelqu’un qui veuille dire autrement, qu’il se lève ; pour moi, ce que j’ai dit, je le confirme en mon nom et au nom de tous les miens. «

Cela dit, il cessa de parler ; mais, avant que personne se levât, tout le peuple de Messine se leva et tous s’écrièrent à la fois : « Il a bien dit ! Il a bien dit ! Et nous le disons tous : Qu’il ait la tête coupée ; nous nous conformons à tout ce qu’a dit messire Alaymo. » Là-dessus se leva l’amiral, qui savait d’avance comment l’affaire tournerait, et il dit : « Barons, ainsi que messire Alaymo l’a proposé, que chacun se lève pour soi, riches hommes, chevaliers et syndics ; et une fois la sentence approuvée de tous en général, qu’on l’écrive. »

Il appela alors deux notaires des plus expérimentés de Messine et deux juges, et il dit aux juges de dicter la sentence, et aux notaires d’écrire l’avis de chacun, pour en conserver éternellement la mémoire ; la chose eut lieu ainsi. Lorsque tout eut été accompli, l’amiral ordonna d’en faire lecture en présence de tous. Quand lecture en eut été faite et que chacun eut prononcé la sentence, tant pour soi que pour les lieux qu’il représentait, l’amiral demanda à toute l’assemblée en général, si elle approuvait ladite semence. Tous répondirent : « C’est ce que nous voulons, et nous le confirmons pour nous et pour toute la communauté de l’île de Sicile. Alors on se retira, et chacun s’en alla chez soi, bien persuadé que justice serait faite le lendemain. Mais le seigneur infant En Jacques, après que la sentence eut été prononcée et confirmée, voulut user de miséricorde, car il ne voulait pas rendre le mal pour le mal, se rappelant la parole de l’Évangile qui dit : que Dieu ne veut point la mort du pécheur, mais sa conversion. Ainsi, lui ne voulut point la mort du prince, mais il désira que par lui pût renaître la paix et la concorde, sachant bien surtout qu’il n’avait aucune faute en rien de ce qu’avait fait son père, le roi Charles. Il avait au contraire, ouï dire qu’il avait été fort mécontent de la mort du roi Conradin, et c’était la vérité. Il se rappelait aussi qu’il était proche parent du roi son père, et puisqu’il était, parent de son père, il l’était aussi de lui-même !

 CHAPITRE CXV

Comment le seigneur infant En Jacques envoya le prince, fils aîné du roi Charles, en Catalogne, au roi d’Aragon son père.

Si bien que le lendemain le seigneur infant manda l’amiral et lui dit :« Amiral, faites préparer la plus grande nef des Catalans, parmi celles qui se trouvent ici ; joignez-y quatre galères et deux lins armés, et nous enverrons le prince à Barcelone, au seigneur roi d’Aragon notre père. — Seigneur, dit l’amiral, vous dites bien ; la chose sera ainsi. »

Dès que la nef, les galères et les lins furent armés, on y plaça le prince sous bonne et sûre garde. Ils partirent de Messine ; le vent fut favorable, et en peu de jours ils arrivèrent à Barcelone, où ils trouvèrent le seigneur roi. Le seigneur roi ordonna aussitôt que le prince fût renfermé au château neuf de Barcelone, et il y mit bonne garde.

Je laisse le prince en bon lieu et sûr, et reviens au seigneur infant En Jacques et à l’amiral.

CHAPITRE CXVI

Comment le seigneur infant En Jacques passa en Calabre et la conquit, ainsi que la principauté, jusqu’à Castello dell’ Abate, et aussi d’autres villes et lieux.

Le prince étant embarqué, le seigneur infant ordonna à l’amiral de faire armer quarante galères, attendu qu’il voulait passer en Calabre, et y conduire la guerre de telle sorte qu’on ne s’aperçût pas que le seigneur roi son père y manquât. L’amiral éprouva une grande joie à voir dans le seigneur infant En Jacques un si bon entendement et tant de courage et de vigueur. Il n’eut garde de l’en détourner ; il l’approuva au contraire, et lui répondit : « Seigneur, c’est bien dit ; faites préparer votre cavalerie et votre infanterie, et regardez les galères comme prêtes. »

Le seigneur infant fit convoquer aussitôt toutes les osts de Catalans et d’Aragonais qui se trouvaient en Sicile, excepté ceux qui avaient quelques emplois, ou qui gardaient les châteaux. En peu de jours ils furent tous prêts et réunis à Messine, et le prince passa en Calabre avec mille chevaux bardés, et cent armés à la légère, à la manière des genetaires.[76] Il y avait aussi une grande quantité d’almogavares et de varlets des menées. Des quarante galères que l’amiral fit armer, vingt étaient ouvertes en poupe et contenaient quatre cents cavaliers et un grand nombre d’almogavares. Ainsi, avec la grâce de Dieu, le seigneur infant En Jacques allant par terre et l’amiral par mer, ils s’en allèrent, prenant cités, bourgs, châteaux et autres fieux. Que vous dirai-je ? Si je voulais vous raconter le tout en détail, ainsi que je l’ai fait plusieurs fois, le papier me manquerait ; car il se fit de si beaux actes de chevalerie et de si beaux faits d’armes dans chacun des lieux qu’ils parcoururent, que dans aucune histoire du monde on n’a jamais lu de plus belles chevauchées et de plus grandes merveilles que n’en firent les gens du seigneur infant et ceux de l’amiral. Il en est plus de cent parmi les riches hommes et les chevaliers catalans et aragonais de cette expédition, dont les prouesses et actes de bravoure pourraient fournir matière à des romans plus merveilleux que n’est celui de Godefroi ;[77] et même, au lieu de cent, je pourrais bien dire mille. J’en pourrais dire tout autant des gens de pied. Quant à l’amiral, il n’est besoin d’en parler ; tous ses faits furent autant de merveilles, et il se serait regardé comme un homme mort si, en tout lieu où s’exécutait un beau fait d’armes, il n’était pas là pour enlever à tout homme le prix de la bravoure. Que vous dirai-je ? Tels furent le courage et l’audace toute chevaleresque du seigneur infant En Jacques que, depuis le moment où il passa en Calabre jusqu’à celui de son retour en Sicile, il fit la conquête de la Calabre entière, à l’exception du seul château fort de Stilo ; placé sur une haute montagne autours de la mer.

Outre la Calabre, il prit dans la principauté tout ce qui s’étend jusqu’à Castello dell’ Abbate, à trente milles de Salerne, et l’île d’Ischia, comme vous l’avez déjà vu, et de plus celles de Procida et de Capri ; à quoi il faut ajouter, du côté du Levant, la cité de Tarente, toute la principauté, tout le cap de Leuca, la cité d’Otrante et Lecce, qui est à vingt-quatre milles de Brindes.

Si on vous racontait aussi toutes les belles actions que fit à Otrante le noble En Béranger d’Entença, beau-frère de l’amiral, ainsi que d’autres, vous seriez émerveillés de les entendre ; car ils parcoururent toute la Pouille, l’île de Corfou, le despotat d’Aria, Avlona et l’Esclavonie. Et comme, à l’aide des galères stationnées à Ischia pour le roi d’Aragon on levait un tribut sur toutes les nefs qui entraient à Naples ou en sortaient, de même à l’aide de celles qui étaient à Otrante pour le seigneur roi d’Aragon et pour l’infant on tirait un tribut de toute nef ou lin qui passait par le golfe de Venise, à l’exception de celles qui entraient à Venise ou en sortaient, parce que ladite ville et la communauté de Venise étaient en paix avec le seigneur roi d’Aragon.

Que personne ne s’étonne de m’entendre parler d’une manière si sommaire de ces grandes conquêtes. Je ne m’y arrête pas avec plus de détails parce que déjà en sont faits des livres qui traitent particulièrement pour ces divers endroits de la manière dont on s’en est emparé, et d’ailleurs cela me mènerait trop loin. Lorsque le seigneur infant eut terminé la conquête de toute la Calabre et de tous les autres lieux, il fit don de plusieurs desdits lieux à des riches hommes, à ses chevaliers, à de notables citoyens, à des adalils, à des almogavares et à des chefs de menées. Il mil toutes les frontières en bon état ; et revint ensuite en Sicile, où madame la reine, l’infante sa tante, l’infant En Frédéric et tous les habitants le revirent avec grande joie et plaisir ; et de là en avant l’île de Sicile ne se ressentit en rien de la guerre. Les troupes des frontières, stationnées en Calabre, dans la principauté et dans la Pouille, continuaient à mener la guerre de ce côté, et faisaient un grand butin, et venaient dépenser leur argent à Messine.

CHAPITRE CXVII

Comment l’amiral En Roger de Loria courut nie de Gerbes, la Romanie, Chio, Corfou, Céphalonie, et comment les Sarrasins de Gerbes reçurent autorisation du roi de Tunis de se rendre au seigneur roi d’Aragon.

Après que le seigneur infant fut de retour à Messine, l’amiral, avec son autorisation, se rendit en Barbarie, en une île nommée Gerbes, appartenant au roi de Tunis ; il la ravagea et fit plus de deux mille captifs, Sarrasins ou Sarrasines, qu’il emmena en Sicile ; il en fit passer aussi quelques-uns à Majorque et en Catalogne, et fit un tel butin que les frais d’armement et d’expédition des galères Curent largement payés. Il fit ensuite un autre voyage et alla en Romanie, et courut les îles de Metelin,[78] Stalimène,[79] les Formans,[80] Tino, Andros, Miconi, puis l’île de Chio, où se fait le mastic, et prit la ville de Malvoisie,[81] et revint en Sicile avec un butin si considérable qu’il y avait de quoi satisfaire cinq flottes semblables à la sienne. Il courut aussi l’île de Corfou et brûla et ravagea tous les environs du fort ; et puis courut Céphalonie et tout le duché.[82] Enfin, tous ceux qui le suivirent s’enrichirent tellement qu’ils ne voulaient admettre à leur table de jeux que ceux qui se présentaient avec des pièces d’or ; et s’ils n’avaient que de la monnaie d’argent, on ne les recevait qu’autant qu’ils apportaient au moins mille marcs.

Peu de temps après, l’amiral revint à l’île de Gerbes, et enleva encore bien plus de gens qu’il n’avait fait la première fois, de manière que les Maures de Gerbes vinrent trouver leur seigneur le roi de Tunis, et lui dirent : « Tu vois, seigneur, que tu ne peux nous défendre contre le roi d’Aragon, et c’est au contraire pour t’avoir. prêté foi, à toi qui es chargé de nous défendre que nous avons eu deux fois notre île courue par l’amiral du roi d’Aragon, et que nous avons perdu frères, parents, femmes, fils et filles. Nous te conjurons donc, seigneur, de nous dégager de notre foi, afin que nous puissions nous soumettre à sa souveraineté, et ainsi nous vivrons en paix, et toi tu nous feras bien et merci : sans quoi, seigneur, tu peux faire compte que l’île sera bientôt toute dépeuplée. »

Le roi de Tunis consentit à ce qu’ils demandaient et les dégagea de leur foi. Et ils expédièrent des messagers au roi d’Aragon, et se soumirent à l’amiral en son nom. L’amiral y fit élever un beau fort qui s’est tenu, se tient et se tiendra avec plus de gloire pour les chrétiens qu’aucun autre château du monde.

Gerbes est une île qui se trouve au milieu de la Barbarie, puisque, si vous calculez bien, il y a autant de distance de Gerbes à Ceuta que de Gerbes à Alexandrie. Et ne croyez pas que ce soit complètement une île, car elle est si rapprochée du continent que, si ce passage n’était fortifié et défendu par les chrétiens, il pourrait y passer cent mille hommes à cheval et autant à pied, sans que les cavaliers eussent de l’eau à hauteur des sangles des chevaux. Aussi faut-il que tout homme qui aura à commander à Gerbes soit pourvu de quatre yeux, de quatre oreilles et d’une cervelle sûre et ferme, et cela par beaucoup de raisons : d’abord parce que le plus proche secours des chrétiens qui puisse lui parvenir est de Messine ; et de Gerbes à Messine il y a cent milles ; et qu’ensuite Gerbes a de fort proches voisins, comme Gelimbre, Margam, Jacob Ben-Atia, Ben-Barquet, les Debeps, et autres barons alarps,[83] tous très puissants en troupes à cheval ; et si le capitaine de Gerbes venait à avoir les yeux appesantis par le sommeil, il ne manquerait pas de gens qui le réveilleraient bien vite et avec un fort mauvais bruit.

Lorsque l’amiral eut mis fin à toutes ses expéditions, il s’occupa de bien faire radouber toutes ses galères ; car il avait appris que le roi de France en faisait construire un grand nombre. Mais je laisse là l’amiral pour vous entretenir du roi de Fiance, du roi Charles et de leurs adhérents.

CHAPITRE CXVIII

Comment le roi Charles eut recours au pape et au roi de France, et passa à Naples avec deux mille chevaliers ; comment ledit roi trépassa de cette vie, et comment le gouvernement du royaume passa aux mains des fils du prince, qui se trouvait alors prisonnier à Barcelone.

Le roi Charles ayant appris la fâcheuse nouvelle de la captivité du prince et de la bataille des Comtes, aussi bien que le fait d’armes d’Agosta et les autres pertes qu’il avait essuyées et essuyait tous les jours, eut recours au pape et ensuite au roi de France, et s’occupa d’ourdir et d’organiser tout ce qu’il put contre le roi d’Aragon. Il se disposa aussi à retourner à Naples, craignant beaucoup que cette ville ne se révoltât ; et avec lui partirent le comte d’Artois et autres comtes, barons et chevaliers, au nombre de bien deux mille. Ils allèrent si bien par leurs journées qu’ils arrivèrent à Naples ; et ils y arrivèrent dans de telles circonstances, que certainement de ces deux mille chevaliers il n’en retourna pas deux cents en France ; tous les autres périrent dans la guerre en Calabre ou à Tarente. En un seul jour il périt à Otrante plus de trois cents chevaliers, un pareil nombre à Tarente, et plus de cinq cents dans la plaine de Saint-Martin. Que vous dirai je ? Ils ne se rencontraient en aucun lieu avec les Catalans et les Aragonais qu’ils ne fussent battus ou tués. C’était bien l’œuvre de Dieu, qui abaissait leur orgueil et exaltait l’humilité du roi d’Aragon, de ses enfants et de ses peuples. Vous pouvez bien le croire, en considérant le grand nombre de prisonniers qu’en l’honneur de Dieu ils laissèrent aller quittes et libres ; et on ne peut en dire autant du roi Charles, car jamais il ne relâcha aucun prisonnier qui fût tombé en son pouvoir ou au pouvoir des siens ; bien au contraire, tout autant qu’il en prenait, il leur faisait couper les poings et crever les yeux. L’amiral et les gens du roi d’Aragon avaient longtemps supporté ces énormités sans les commettre eux-mêmes ; mais considérant enfin le détriment qui résultait pour eux de cette conduite, l’amiral se décida à user de représailles, en faisant aussi couper les poings et crever les yeux aux prisonniers qui lui tombaient entre les mains. Les ennemis voyant cela s’amendèrent, non pour l’amour de Dieu, mais par crainte de l’amiral. Il en est ainsi de bien des gens, dont on tire meilleur parti en leur faisant du mal qu’en leur faisant du bien. Il vaudrait mieux assurément que chacun se corrigeât soi-même de son mauvais vice par amour ou crainte de Dieu que d’attendre les effets de sa colère.

Que vous dirai-je ? Tous les jours venaient au roi Charles de semblables nouvelles ; si bien qu’on disait que jamais ne fut seigneur au monde qui, après avoir eu tant de prospérités, éprouvât tant de malheurs sur la fin de sa vie. Chacun doit donc s’efforcer de se garder de la colère de Dieu ; car contre la colère de Dieu rien ne peut résister. Que vous dirai-je ? Etant tombé dans une telle série de maux, il plut à notre Seigneur Dieu de terminer ses jours et qu’il trépassât de cette vie.[84] On peut dire de lui que le jour où il mourut fut celui où mourut le meilleur chevalier du monde, après le seigneur roi d’Aragon et le seigneur roi de Majorque ; je n’excepte que ces deux-là. Ainsi son royaume se trouva, en raison de sa mort, dans un grand embarras, carie prince héritier de son royaume[85] était prisonnier à Barcelone. Toutefois le prince avait plusieurs enfants ; entre autres il avait trois garçons assez grands, savoir : monseigneur Charles, monseigneur Louis qui fut par la suite frire mineur, puis évêque de Toulouse, et mourut évêque ; il est aujourd’hui canonisé par le Saint-Père apostolique, et sa fête est chômée dans tous les pays chrétiens. Après eux venait un autre fils qui s’appelait et s’appelle encore duc de Tarente.

Ces trois fils, conjointement avec le comte d’Artois et les autres hauts barons de leur sang, gouvernèrent son pays,[86] jusqu’à ce que le prince fût rendu à la liberté ; et il en sortit à la paix,[87] ainsi que vous l’apprendrez ; mais je cesse de vous parler du roi Charles et de ses petits-enfants qui gouvernèrent le pays, et je vais vous parler du roi de France.

 

 

 



[1] Frédéric II, roi de Sicile, fut couronné empereur a nome le 22 novembre 1220, par le pape Honorius III, successeur d’Innocent III, qui déjà l’avait fait élire roi des Romains ; Frédéric renouvela alors le serment qu’il avait fait, deux années auparavant, d’aller à la Terre Sainte.

[2] Frédéric, conformément à son vœu, s’était embarqué une première fois à Brindes pour la Terre Sainte, le 8 septembre 1227 ; mais le mal de mer l’ayant empêché de continuer son voyage, Grégoire IX furieux l’excommunia.

[3] Après avoir cédé au pape Grégoire et s’être enfin embarque, l’empereur entra à Jérusalem en 1229 et y prit lui-même sur l’autel la couronne de roi de Jérusalem. Pendant ce temps, Grégoire avait publié une croisade contre lui et avait envahi ses états.

[4] Frédéric II mourut à Fiorenzuola, en Pouille, le 15 décembre 1250, à 56 ans.

[5] IL avait épousé trois femmes, 1° en 1209, Constance, fille d’Alphonse II, roi d’Aragon, dont il eut Henri, qu’il fit élire roi des Romains en 1220, à l’âge de sept ans ; 2° en 1223, Yolande, fille de Jean de Brienne, roi de Jérusalem, dont il eut Conrad, qu’il fit élire roi des Romains en 1237, à l’âge de neuf ans, et qui fut empereur après lui ; 3° en 1255, Isabelle, fille de Jean, roi d’Angleterre, dont il eut Henri, roi titulaire de Jérusalem, et Marguerite, femme d’Albert, margrave de Thuringe et de Misnie. Il eut aussi plusieurs enfants naturels : Enzio, qu’il nomma roi de Sardaigne et qui mourut en prison à Bologne, en 1272 ; Manfred, roi de Sicile ; Anne, épouse de l’empereur grec Jean Vatatzès ; et Blanchefleur, morte le 26 juin 1279, et dont le tombeau se trouvait dans l’église des Dominicains de Montargis. Muntaner a confondu les enfants légitimes et les bâtards.

[6] Saint Louis.

[7] Charles ne devint qu’après son mariage, par un don de saint Louis, comte d’Anjou et du Maine.

[8] Saint Louis épousa, en mai 1234, à Sens, Marguerite, fille de Raymond Béranger, comte de Provence.

[9] Raymond Béranger I mourut le 19 août 1245, et Charles épousa Béatrice, sa troisième fille, le 19 janvier 1246.

[10] Ses autres sœurs furent aussi reines, car Éléonore, deuxième fille de Raymond Béranger IV, avait épousé, en 1236, Henri III, roi d’Angleterre, et Sancie, sa quatrième fille, épousa, en 1244, Richard, duc de Cornouaille, frère du roi d’Angleterre et qui fut depuis roi des Romains.

[11] Charles d’Anjou passa en Italie l’an 1265, et fut investi du royaume de Naples par Clément IV, qui était alors à viterbe.

[12] A Tagliacozzo, dans le royaume de Naples.

[13] Fils de l’empereur Conrad.

[14] Enzio, frère de Manfred, n’était pas à cette bataille ; fait prisonnier le 26 mai 1249 par les Bolonais, il fut retenu en prison à Bologne jusqu’à sa mort, en 1272.

[15] Pierre avait épousé, en 1260, à Montpellier, Constance, fille de Manfred, détrôné par Charles d’Anjou. Manfred avait donné la Sicile en dot à sa fille.

[16] Philippe le Hardi, qui avait succédé à saint Louis, son père, en 1270.

[17] Charles, prince de Tarente, fit véritablement un voyage en France en 1280 ; mais, suivant Nangis (Chronique de Philippe III), il était retourné au-delà des Alpes, au moment de la conférence de Toulouse.

[18] Michel Paléologue s’était emparé, le 25 juillet 1261, de la ville de Constantinople, conquise en 1204, par les Francs. Charles d’Anjou, en 1280, avait préparé une expédition contre lui ; et ce fut pour l’éloigner de tout projet sur Constantinople et le retenir dans son pays par les nouveaux embarras qu’il y retrouverait, que Paléologue encouragea Jean de Procida qui était venu le voir à sa cour. Les Vêpres siciliennes furent dues en partie aux encouragements de Paléologue.

[19] Elle eut lieu au mois de septembre 1280.

[20] Marie, fille d’Etienne V, roi de Hongrie.

[21] Blanche, fille de saint Louis, mariée à Ferdinand, dit de la Cerda, fils d’Alphonse X.

[22]Muhammad II avait succédé en 1273 sur le trône de Grenade à son père Muhammad Aben Alahmar Ier. Muhammad II régna de 1273 à 1302.

[23] Par le traité de 1267 les empereurs de Constantinople lui avaient cédé leurs droits, en ne se réservant que les îles de Lesbos, Samos, Cos et Chio ; et le mariage de son fils Philippe avec Isabelle de Villehardouin, princesse d’Achaïe, lui assurait la seigneurie réelle de la Morée, dont il n’était, par la concession de Baudouin et de Geoffroy de Villehardouin, que le seigneur supérieur.

[24] Chevaliers de l’ordre Teutonique.

[25] Le 30 mars 1282, lendemain de Pâques, eut lieu le soulèvement de Palerme, qui fut suivi bientôt de l’insurrection générale des Siciliens contre les Français. Le massacre presque général qui en fut fait est connu sous le nom de Vêpres Siciliennes.

[26] Un seul gentilhomme français fort estimé, nommé Porcelet, fut épargné au milieu des massacres

[27] Charles arriva le 16 juillet 1282 devant Messine

[28] Maynada, en français mesnie, mesnée, suite d’un seigneur et aussi du roi

[29] Ce port est maintenant fermé par les alluvions de l’Ebre.

[30] Puig de Pleabaralla.

[31] Le titre de captal était connu aussi dans le Languedoc Le captal de Buch, allié de la maison de Foix, brille au premier rang des héros du quatorzième siècle. Ce titre paraît avoir été plus général de l’autre côté des Pyrénées

[32] J’emploie de préférence ce vieux mot français, non dans l’acception nouvelle de maison de plaisance que lui donnent es modernes provençaux, mais dans le sens que lui donne Froissart, dans cette phrase qui s’applique tout à fait à la construction faite ici par le comte de Pallars : « Ils avaient fait charpenter une bastide de gros merrien, à manière d’une recueillette. »

[33] Cri des Arabes adopté par les almogavares et par ceux qui grossissaient leurs rangs. C’est, comme je l’ai déjà dit, le huzza des Anglais et le houra des peuples du Nord.

[34] Ces mêmes faits sont racontés avec moins de détails, mais aussi d’une manière plus impartiale, dans la chronique catalane de Bernard d’Esclot, qui suit celle-ci

[35] pierre fut couronné roi de Sicile, le 2 septembre 1282 à Palerme.

[36] pièce qui couvrait le devant de leurs jambes.

[37] Corps d’armée ; c’est un mot de notre vieille langue qui n’a pas d’équivalent moderne

[38] Pierre, comte d’Alençon, fils de saint Louis, avait, en 1282, accompagné Charles en Pouilles avec Robert, comte d’Artois, et les comtes de Boulogne et de Dampmartin. Il mourut la même année dans le royaume de Naples

[39] Il milite, dit Rosario Grégorio. J’ai cru devoir laisser à cette espèce d’infanterie de suite et assez irrégulière son ancienne désignation de servents de maynada, varlets des menées ou de la suite des chevaliers

[40] Mais Jésus lui répondit (au diable) : Il est écrit : l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu

[41] Les rois d’Angleterre possédaient alors l’Aquitaine, depuis le mariage d’Henri II, en 1152, avec Eléonore d’Aquitaine, répudiée par Louis le Jeune

[42] Edouard Ier.

[43] Le traité de 1261, entre les Génois et l’empereur des Grecs donne beaucoup de lumières sur l’état des armements maritimes à cette époque, et l’antique traduction française jointe au texte latin fixe la nature des offices, en même temps que la solde en détermine l’importance

[44] Le texte dit : prœrs, hommes de la proue

[45] Quand on préparait une expédition, on dressait pavillon, et on faisait appel à tous ceux qui voudraient s’enrôler et qui étaient payés par la trésorerie, appelée en catalan laula, qui répond à l’ancien échiquier en Normandie. Le mot d’échiquier est encore conservé dans ce sens en Angleterre

[46] Simon de Brion, né à Mont Epiloix, près de Bavon, en Champagne, élu pape sous le nom de Martin IV, le 22 février 1281, à Viterbe, mort à Padoue le 28 mars 1285

[47] Le combat avait été axe au mois de juin 1283

[48] Martin IV, à la demande de Charles d’Anjou, excommunia Michel Paléologue, empereur de Constantinople, comme schismatique et hérétique ; il excommunia les Palermitains à cause du massacre des Vêpres siciliennes, et excommunia enfin, en 1282 et 1283, pierre, roi d’Aragon, pour s’être emparé du royaume de Sicile. Une croisade fut prêchée contre ce roi ; et les peuples fanatisés s’y portèrent avec tant d’ardeur, que plusieurs y vinrent même sans armes, n’ayant pu s’en procurer ; les pierres qu’ils trouvèrent sous la main leur en tinrent lieu, et ils répétaient, en les jetant, le même calembour latin sur lequel s’appuie la suprématie de la chaire de saint Pierre : « Je jette cette pierre contre Pierre d’Aragon, pour gagner l’indulgence. » Ce monarque anathématisé n’en fut pas moins victorieux et du pape et des croisés

[49] En catalan tersols. A chaque rame étaient attachés deux rameurs ; et pour remplacer ceux des rameurs qui étaient fatigués, on tenait en réserve des rameurs surnuméraires, appelés tersols, comme qui dirait, attachés en tiers au service d’une rame, pour occuper ces rameurs jusqu’au moment où ils étaient appelés à remplacer les rameurs, on leur faisait faire l’office d’arbalétriers. Muntaner désapprouve cette méthode et pense qu’ainsi on n’avait pas d’arbalétriers d’élite, car ces gens, fatigués eux-mêmes du service de la rame, n’avaient pas le bras si dispos et si exercé à manier l’arbalète. Il veut qu’on les réserve pour ceux des bâtiments destinés a éclairer une flotte et qui, en cas de besoin, devaient forcer de rames ; et il fixe à vingt sur cent le nombre de ces bâtiments qu’on peut tenir en réserve pour cette marche plus rapide. Quant aux autres bâtiments de guerre, il veut qu’on y place des arbalétriers d’élite, enrôlés pour ce seul service, tous se tenant ensemble, tous parfaitement exercés et toujours prêts à ajuster avec habileté lorsque l’action commence.

[50] Petit-fils de Charles, roi de Naples de 1309 à 1343, et qui par conséquent occupait le trône au moment où Muntaner écrivait sa Chronique en 1335.

[51] Robert d’Artois, fils de Robert Ier, qui était fils du roi Louis VIII de France, et frère de saint Louis et de Charles d’Anjou.

[52] Le mot catalan seny cloche, s’est conservé dans notre langue dans le composé tocsin, de locar seny toucher, frapper la cloche

[53] placée, comme on l’a vu plus haut, à l’extrémité de la lice.

[54] Il est nommé Jean cholet dans l’histoire de Roussillon.

[55] Hurque est un mot de notre ancienne langue qui signifie proprement longs bateaux de transport. C’est le même mot qu’emploie Muntaner.

[56] On voit que dans ces cortès, régulièrement convoquées, tous les ordres de citoyens sont représentés. Il fut décidé dans les cortès de 1283 que les cortès générales seraient convoquées tous les ans. Le terme de la convocation fut étendu à deux ans, par une décision des cortès, rendue en 1307, sous le règne de Jacques II

[57] Accompagner avec honneur en donnant la droite, c’est un vieux mot, mais compris de tout le monde. Le mot destrier, cheval d’honneur a la même racine

[58] Le texte se sert de l’expression de barque de panascal, qui répond à celle de barca de parascalmo dans le traité conclu par saint Louis avec les Génois et a barca de paleschalmo d’une annexe du même marché.

[59] Jean de Procida, qui avait puissamment soutenu le roi d’Aragon, fut nommé chancelier du royaume de Sicile.

[60]« Le parlement sicilien était déjà régulièrement composé de ses trois chambres ou bras : le bras militaire, le bras ecclésiastique et le bras domanial. Le bras militaire se composait des anciens commilitones ou grands barons et vassaux directs de la couronne ; on y joignit successivement, sous les rois aragonais, tous les propriétaires qui pouvaient fonder sur leurs terres un bourg de quarante feux. Cette classe était héréditaire de mâle en mâle par rang de primogéniture. Le bras ecclésiastique comprenait tous les évêques, prélats et abbés commanditaires. La suppression de l’emploi entraînait la suppression de la place dans cette chambre, le bras domanial se composait de tous les fondés de pouvoirs des villes incorporées et terres domaniales. Les délégués ou syndics étaient élus par les soins du conseil municipal de chaque bourg.

« Ce parlement était annuel, et quelquefois il était convoqué extraordinairement. Chaque année, avant sa dissolution, il choisissait quatre membres tirés de chacune de ses trois branches, pour former une espèce de tribunal représentatif du parlement, tribunal composé de douze membres, sous le titre de députés du royaume, fondés de pouvoir du parlement. Cette députation était chargée de la répartition des impôts arrêtés en parlement général, de leur recouvrement, de leur envoi au gouvernement, de la protection des libertés nationales et du droit particulier de faire des représentations au roi, au nom du parlement, et même de s’opposer à l’exécution de tontes les ordonnances royales attentatoires aux prérogatives de la nation.

« Sous Charles v, le parlement cessa d’être annuel et ne fut plus convoqué que tous les quatre ans ; mais il resta investi du droit de proposer, pour quatre ans seulement, la nature et la quotité des impôts et d’en faire la répartition.

« Ces formes constitutives furent violées pour la première fois en 1810. Une nouvelle constitution fut promulguée en 1812. Les restaurations de 1814 ont entraîné le renversement des nouvelles constitutions, sans que les peuples aient pu obtenir depuis d’être remis en possession de leurs droits anciens, que les souverains ont usurpés presque par toute l’Europe, au moment où la générosité des nations s’empressait à rétablir partout leurs trônes renversés. »

[61] Le pape Martin IV (Simon de Brion) avait fulminé une excommunication contre Pierre III, le 18 novembre 1282, après les vêpres siciliennes et l’expédition de Sicile. Il la renouvela en 1283, en déclarant pierre III déchu du trône, en publiant une croisade contre lui et en donnant l’investiture du royaume à Charles de Valois, deuxième fils de Philippe le Hardi et neveu de Pierre par Elisabeth sa mère. Pierre III, sûr de ses sujets, s’émut peu de sa déchéance et prit par ironie le titre de « Soldat aragonais, père de deux rois et maître de la mer. »

[62] Sanche VII, roi de Navarre, un des vainqueurs d’Ubeda (Navas de Tolosa), se voyant sans enfants, avait adopté comme son successeur son neveu Thibaut, comte de Champagne, fils de Blanche sa sœur. Malgré les réclamations de Jacques le Conquérant, qui fit valoir une adoption subséquente en sa faveur, Thibaut devint roi de Navarre en 1254. Jeanne, fille du second fils de Thibaut et héritière de la Navarre, avait été mariée en 1273 à Philippe, fils de Philippe le Hardi ; et quoique ce mariage ne fût solennisé qu’en 1284, à cause du bas âge de Jeanne, la Navarre n’en était pas moins devenue une annexe de la couronne de France.

[63] je ne puis retrouver ce nom.

[64] Même remarque.

[65] Même remarque.

[66] Château construit par Richard Cœur de Lion, près de Messine, à l’époque de son voyage en Terre Sainte, pour tenir en respect quelques Grecs de Sicile Ce mot est composé du mot matar, tuer, et Griffon, qui désigne les Grecs dans notre vieille langue. Il en existait un du même nom en Morée.

[67] Fers que l’on mettait aux mains des prisonniers.

[68] Entre Syracuse et Catane.

[69] En rendo. Le vieux mot français randon, rapidité, a la même origine.

[70] Mer Ionienne. Agosta est sur une langue de terre, qui s’étend dans la direction du nord au sud, et dont un coté sert à former un port en serrant la mer le long de la côte de Sicile, et dont l’autre est battu par la mer Ionienne

[71] Ce fut dans les cortès de Saragosse, en 1285, que les divers ordres de l’Etat réunis obtinrent du roi Pierre la restitution de leurs droits antiques et la confirmation nouvelle de leur constitution, par l’acte connu sous le nom de Privilège social. Ils réussirent, dit Zurita, à reconquérir leur liberté, parce qu’ils furent tous d’accord. Les riches hommes et les chevaliers, les commerçants et les classes inférieures furent également ardents à réclamer leur prééminence et leur liberté. Ils étaient convaincus que le pays d’Aragon n’était pas une puissance parce qu’il était fort, mais parce qu’il était libre, et la volonté de tous était de périr avec la liberté. Des conservateurs furent ensuite nommés pour assurer l’exécution des promesses royales et rendre au Justica les prérogatives dont in avait voulu dépouiller cet office si important, en môme temps que les hommes qui avaient droit à sa juridiction. Il ne faut chercher dans Muntaner que les faits militaires et ce qui intéresse la chevalerie. Il est trop bon courtisan pour s’occuper des réformes politiques et sociales.

[72] Eustache de Beaumarchais, envoyé par Philippe le Hardi en Navarre pendant la minorité de Jeanne de Navarre qui s’était retirée à Paris avec sa mère, et qui, le 16 août 1284, épousa Philippe le Bel, fils aîné de Philippe le Hardi.

[73] Ces cortès se tinrent au mois de janvier 1284. Les Catalans firent valoir les mêmes réclamations que les Aragonais, et obtinrent confirmation de leurs anciens privilèges et abolition de plusieurs ordonnances désastreuses pour le pays.

[74] Puente Mayor, ou le grand pont sur le Ter, près de Sarria.

[75] sur la côte de Calabre.

[76] Cavaliers montés sur petits chevaux appelés génets.

[77] Godefroi de Bouillon, qui prit Jérusalem.

[78] Lesbos.

[79] Lemnos

[80] Je ne puis trouver dans aucune ancienne carte le nom du ces îles.

[81] Monembasia en Morée.

[82] Voyez la Chronique de Morée. On donnait le nom de duché, sans ajouter aucune autre désignation, au duché de Naxos ou de la Dodécanèse, composé des anciennes Cyclades. C’était la famille vénitienne des Sanudo qui possédait cette seigneurie, qui relevait des princes d’Achaïe. (Voyez l’Histoire des anciens ducs et autres souverains de l’Archipel. Paris, 1698, in-12.) Ce n’est certainement pas ici de ce duché de Dodécanèse qu’il est question, mais plutôt du despotat d’Arta situé sur le continent opposé. Muntaner est fort exact dans ses désignations géographiques, bien que les noms soient souvent moins reconnaissables que les lieux.

[83] Les Arabes Bédouins.

[84] Charles d’Anjou mourut à Foggio le 7 janvier 1285.

[85] Charles eut de Béatrix, comtesse de Provence, sa première femme, trois fils : Charles, qui lui succéda ; Louis-Philippe prince d’Achaïe, mort en 1277 (voyez la Chronique de Morée), et Robert, mort en 1266 ; et trois filles : Blanche, femme de Robert de Béthune, comte de Flandre ; Béatrix, mariée à Philippe de Courtenay, et Isabelle, femme de Ladislas le Cumain, roi de Hongrie. Il n’eut pas d’enfants de sa seconde femme, Marguerite, comtesse de Tonnerre.

[86] Le royaume fut administré pendant la captivité de Charles IV, par Robert II, comte d’Artois, en qualité de régent, d’accord avec le cardinal de Sainte Sabine, nommé légat par le pape Martin IV.

[87] Au mois de novembre 1288.