Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

CONQUÊTE DE VALENCE ET DE MURCIE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE IX

Comment le seigneur roi En Jacques, après la prise de Majorque, s’en retourna en Catalogne et résolut de faire la guerre au roi de Valence ; comment il prit Valence et ce royaume, et dans quel espace de temps il fit la prise et la conquête de Murcie.

Ayant terminé cette conquête il retourna en Catalogne et puis en Aragon ; et dans chacune de ces provinces il tint ses cortès, et donna à ses barons et à ses sujets de riches présents et de grandes franchises et libertés, ainsi qu’il avait fait à Majorque. Ne pensez pas qu’il séjourna ni qu’il perdit son temps en ces différents lieux ; au contraire, il alla promptement à Tortose, sur la frontière, et commença la guerre avec le roi sarrasin de Valence et avec tous les Sarrasins du monde, et sur terre et sur mer. Il supporta le vent, la pluie, les orages, la faim, la soif, le froid et le chaud, et s’en alla, conquérant sur les Sarrasins villes, châteaux et bourgs, dans les montagnes et dans les plaines. Cela dura si longtemps que, du jour où il partit de Majorque jusqu’au moment où il assiégea et prit la cité de Valence, il s’écoula plus de dix ans. De la conquête de la cité de Majorque à celle de Valence, il y a justement dix ans, ni plus ni moins.

Ayant pris la cité de Valence, ce qui arriva la ville du jour de Saint-Michel, l’an mil deux cent trente-huit, il la peupla de ses propres sujets. Il poussa ses conquêtes et prit tout le reste du royaume de Valence ; et, se dirigeant sur le royaume de Murcie, il prit ensuite Algésiras, qui est une des plus fortes, des meilleures et plus belles villes du monde ; puis le château de Xativa, ainsi que la ville ; ce château est un des plus beaux que possède aucun roi ; la ville est grande, bonne, riche et entourée de fortes murailles. Il s’empara ensuite du château de Cosentayna, de la ville d’Alcoy, d’Albayda, de Penaguilla et de bien d’autres lieux qu’il serait trop long d’énumérer.

Il fit en même temps des trêves avec beaucoup de barons Sarrasins qui étaient en ce royaume, afin de pouvoir peupler les divers lieux dont il s’était emparé. Toutefois, ceux avec lesquels il traitait lui rendaient compte au bout de l’année. Il prit aussi le château et la ville de Cullera, qui est sur le rivage de la mer. Il se rendit maître du château de Corbera, de la ville d’Alfandech et de ses trois châteaux. Il s’empara également de Bayren, qui est un bon château ; il prit Palma, Villallonga, Rebollet, Gallinera, le val de Logar, le val de Xalo, le val de Xébéa, Alcala, Dénia, Lo Cayba, Polop, Carbona, Guyaix,Berdia, Calp, Godalest, Confrides, Castel Horlgeta, Finestrat et bien d’autres châteaux et villes qui sont de ce côté ; après quoi il prit Saria, Elocau, Castel Nou, la cité et le château de Ségorbe, la ville de Xérica et autres lieux de ces contrées. Il s’empara de Quart, Manizes, Paterna, Ribarroja, Vila-marjant, Gest, Benaguazir, Llyria, Xiva, Bunyol, Macastre, Madrona, Xullell, Viladejora où sont sept châteaux dans une vallée. Il occupa Navarres, Lombay, Anguera, Castalla, Tibi, Ibi, Saxona, Torres-Torres, Albes où sont plus de dix châteaux, et bien d’autres lieux que je ne vous énumérerai pas parce que, ainsi que je vous l’ai dit ci-dessus, vous les trouverez dans le livre de la conquête.[1] Toutefois, avant d’avoir pris Valence, il s’était emparé de beaucoup d’autres lieux, ainsi que je l’ai dit ci-dessus. Cependant je vous nommerai quelques-uns de ces lieux qui sont très importants, et qui pourraient chacun se comparer à une cité. D’abord, en sortant de Tortose, du côté de la côte, il conquit Amposta, qui alors était un lieu royal ; le château d’Ulldecona., Peniscola, Orpesa, Castello, Borriana, Almesora, Xilches, Almenara, Vall de Segon, Murviedro et le Puig ; puis vers la terre ferme, Vall de Roures, Morella, Saint-Mathieu, Cervera, Vall Trayguera, la Jana, la Salçadella, les Caves, les Cabanes, El-balech, Vilafanaes, le château de Montornes, Burriol, Nulles, le château d’Uxo et sa vallée, la montagne et la rivière de Millas, où sont trente châteaux forts ; et le château et la ville d’Onda, où il y a autant de tours que de jours dans l’année. Il avait déjà conquis tout ce dont je vous ai déjà parlé, ainsi que bien d’autres châteaux qui sont nommés dans le livre de la conquête.

Lorsqu’il eut fait toutes ces conquêtes et mis et établi le bon ordre partout, il voulut aller visiter les royaumes d’Aragon et de Catalogne, les comtés de Roussillon, de Cerdagne et de Confient, que son cousin germain, le comte Nugno Sanchez, qui était passé à Majorque avec lui, lui avait laissé. Il alla aussi visiter Montpellier, visite qu’il avait grand plaisir à faire.

Dans tous les lieux où il se rendait, il faisait de grandes processions et rendait grâces au Seigneur qui l’avait garanti de tous les dangers. Partout on lui offrait des jeux, des bals, des fêtes ; car chacun s’empressait de l’honorer et de lui plaire. De son côté, il accordait des faveurs et faisait des présents, et en si grande quantité que ceux qui lui ont succédé, ou leurs héritiers, en ressentent encore les bons effets

CHAPITRE X

Comment les Maures du royaume de Valence, secondés par les rois de Murcie et de Grenade, se soulevèrent ; et comment le seigneur roi En Jacques, étant en Catalogne, envoya son fils, l’infant tu Pierre, avec une troupe de cavaliers ; et comment Montesa fut prise et le royaume pacifié.

Le roi étant ainsi occupé, les Sarrasins du royaume de Valence, malgré les trêves et la paix qui existaient entre eux et lui, voyant que ledit roi était éloigné, et qu’avant qu’il n’arrivât ils pouvaient recouvrer bien des lieux et des châteaux, conçurent, d’après le conseil et l’assistance des rois de Murcie et de Grenade, le projet de se soulever contre lui. Ils se renforcèrent au moyen des châteaux dont ils purent s’emparer, et ils en prirent un bon nombre avant que les chrétiens s’en fussent aperçus. Ils coururent le pays, emmenèrent bien des chrétiens captifs, et firent beaucoup de mal. Bientôt le lieutenant du royaume, les riches hommes,[2] les cités, villes et autres lieux, envoyèrent des messages au roi, et lui donnèrent connaissance de tout ce qui se passait. Il en fut très mécontent, et voulut que l’infant En Pierre, son fils aîné, allât au royaume de Valence, et emmenât avec lui une compagnie de cavaliers de Catalogne et d’Aragon. Il lui donna en même temps tout pouvoir sur toutes choses, comme si c’était lui-même.

Ledit seigneur infant En Pierre, qui était un des chevaliers du plus haut et du meilleur cœur qui furent jamais au monde et qui naîtront jamais, comme je le crois, reçut ce pouvoir avec grande satisfaction, et prit congé du roi son père, qui le bénit, fit sur lui le signe de la croix et lui souhaita tout le bonheur possible.

Il se rendit à Valence[3] avec les riches hommes, les chevaliers et les hommes de pied de Catalogne et d’Aragon. Arrivé à Valence, il organisa ses riches hommes, ses chevaliers, citoyens, almogavares,[4] varlets des menées et hommes de mer, et les disposa là où il lui parut nécessaire. Il alla à Xativa, eut au canal d’Alcoyll une rencontre avec les Maures qui étaient fort nombreux, et les déconfit entièrement. De là il marcha ailleurs et en fit autant. Quand on le croyait en un lieu il était dans un autre, et la où il ne pouvait arriver à cheval, il allait à pied avec les Almogavares. Enfin il fit une guerre si active que les Sarrasins ne savaient que devenir ; car aux lieux où ils se croyaient le plus en sûreté, on les prenait, on les tuait, ou on les emmenait prisonniers comme on voulait, et il leur mit de telle manière la mort au ventre qu’ils ne savaient à quoi se résoudre. Ils pensèrent toutefois qu’en se jetant dans le fort château de Montesa, à une lieue de Xativa, ils pourraient de là faire beaucoup de mal au pays.

Le seigneur infant, instruit de leur projet au moyen des espions qu’il avait parmi eux, les laissa s’y réunir en grand nombre ; et un matin, avant que le jour parût, il environna le château et la colline avec beaucoup de gens à pied ; ensuite il fit dire à tous ses riches hommes et chevaliers de se rendre à Montesa. Il fut fait ainsi qu’il l’avait ordonné ; l’armée s’y rendit de la cité de Valence et de toutes les villes. Il assiégea Montesa, et le tint tellement et si longtemps assiégé que le château lui fut livré ; et après que ledit château se fut rendu, tous les autres lieux qui s’étaient soulevés se soumirent. Ainsi on peut dire que le seigneur infant En Pierre conquit une seconde fois une partie du royaume de Valence. Son père recevait tous les jours des nouvelles des exploits qu’il faisait, ainsi que les almogavares et chevaliers, contre les Maures.

CHAPITRE XI

Comment le seigneur roi En Jacques maria son fils, l’infant En Pierre, à la reine Constance, fille du roi Manfred de Sicile ; l’infant En Jacques avec Esclarmonde, fille du comte de Foix ; et comment l’infant En Sanche fut fait archevêque de Tolède.

Le seigneur roi, extrêmement satisfait, se rendit le plus tôt qu’il put dans le royaume de Valence. Il avait été instruit par un message que le roi don Alphonse de Castille, son gendre, désirait le voir, et qu’il emmenait à Valence la reine sa fille et ses enfants, pour rendre hommage audit roi En Jacques, qu’il considérait comme son père. Il se rendit donc au royaume de Valence, où il trouva que le seigneur infant En Pierre avait soumis et exterminé tous les Maures rebelles, et il fut très content de lui et de ses actions. Il songea alors à lui donner une épouse ; car il lui venait de tous côtés d’honorables propositions, pour des filles d’empereur ou de roi. Enfin il se décida à lui donner la fille de Manfred, roi de Sicile et de la principauté, de toute la Calabre, du pays de Tarente, d’Otrante, de Pouille, de l’Abruzze,[5] et de toute la contrée autour de la cité d’Ascoli, dans la marche d’Ancône ; ses possessions maritimes s’étendaient depuis la plage romaine jusqu’à Saint-Fabian, c’est-à-dire jusqu’à la mer, près de laquelle se trouvent les villes d’Ascoli et de Fermo. Il était fils de l’empereur Frédéric,[6] le plus puissant souverain du monde, et du plus noble sang.

Ledit roi Manfred vivait de la manière la plus magnifique. Il était grand dans ses actions et dans ses dépenses ; aussi ce mariage plut beaucoup au roi d’Aragon et à l’infant En Pierre son fils, et fut accepté de préférence à tout autre. Il envoya des hommes de rang et de caractère honorables pour conclure le traité avec les messagers du roi Manfred. Quand ils furent à Naples, ils firent les conventions avec le roi Manfred, et ils amenèrent sur deux galères armées la demoiselle âgée de quatorze ans. C’était bien la personne la plus belle, la plus sage et la plus honnête qu’on pût trouver. Ils la conduisirent audit seigneur infant, en Catalogne, accompagnée de riches hommes, de chevaliers, de citoyens, de prélats, de dames et demoiselles. Il l’épousa légitimement,[7] comme l’ordonne l’Église. Le bon roi, son père, ses frères, et tous les barons de Catalogne et d’Aragon assistèrent à ses noces. Et je pourrais bien vous dire les grandes fêtes qui se firent à ces noces ; mais ceux qui voudront les connaître peuvent avoir recours au livre qui fut fait depuis que ledit infant fût devenu roi ; ils y verront les grands dons et les grandes largesses qui eurent lieu, et bien d’autres choses que je passe sous silence, puisque cela a été décrit. De cette demoiselle, nommée Constance, l’infant En Pierre eut bon nombre d’enfants, dont quatre garçons et deux filles survécurent à leurs père[8] et mère,[9] savoir : les enfants En Alphonse,[10] En Jacques,[11] En Frédéric[12] et En Pierre.[13] Chacun d’eux fut un des plus sages princes du monde ; ils furent bons à la guerre et en toutes leurs actions, comme vous le verrez par la suite, à mesure que nous aurons à parler d’eux ainsi que des filles, dont l’une, ainsi que je l’ai dit, fut reine de Portugal[14] l’autre fut femme de Robert,[15] roi de Jérusalem. Le roi En Jacques fit épouser à l’infant En Jacques la fille du comte de Foix, le plus éminent et le plus riche baron du Languedoc ;[16] elle se nommait Esclarmonde, et fut une dame des plus sages, de la meilleure vie, et des plus honnêtes du monde. De grandes et honorables fêtes furent données à l’occasion de ces noces, par les barons de Catalogne, d’Aragon, de France, de Gascogne et de tout le Languedoc. L’infant En Jacques eut de cette dame beaucoup de fils et de filles ; quatre garçons et deux filles survécurent à leurs père et mère, de même que cela eut lieu avec l’infant En Pierre. Le premier fils fut nommé En Jacques, le second En Sanche, le troisième En Ferdinand et le quatrième En Philippe. Je vous raconterai en temps et lieu ce que chacun d’eux fit pendant sa vie. L’une des filles fut mariée à don Juan, fils de l’infant don Manuel de Castille ; l’autre épousa le roi Robert, dont il a été ci-dessus l’ait mention qui la prit pour femme après la mort d’Yolande, fille du seigneur roi En Pierre. Je vous raconterai, quand temps et lieu sera, la vie de tous ces infants.

Après avoir marié ses deux fils, il fit le troisième, l’infant En Sanche, archevêque de Tolède. Ce dernier fut bon et pieux, et réputé dans son temps comme un des plus dignes, des plus saints et des plus honnêtes prélats du monde. Il aida beaucoup à accroître la sainte foi catholique en Espagne, causa beaucoup de mal et d’abaissement aux Sarrasins, et finit par périr en les combattant ; aussi peut-on le mettre au rang des martyrs, puisqu’il mourut en voulant maintenir et élever la foi catholique.

Le roi En Jacques d’Aragon, voyant terminées toutes ces choses qui honoraient son règne, en fut grandement satisfait.

CHAPITRE XII

Comment En roi Don Alphonse de Castille vint pour la première fois dans le royaume de Valence, avec la reine sa femme et ses fils, pour voir le roi d’Aragon, et le bon accueil que celui-ci lui fit ; des traités qu’ils conclurent relativement à la conquête du royaume de Murcie, et comment le roi En Jacques se chargea de s’en emparer.

Je vais vous dire comment le roi de Castille vint à Valence avec la reine sa femme et ses fils. Le roi En Jacques d’Aragon alla au-devant de lui jusqu’aux frontières du royaume. Il avait donné des ordres partout pour que tous ceux qui venaient avec le roi de Castille n’eussent rien à acheter, mais qu’ils eussent bouche en cour pour tous les vivres dont ils auraient besoin. On leur donna en effet en abondance tout ce qu’ils demandaient ou qu’ils pouvaient désirer. Les coureurs, qui se présentaient de leur part dans les différentes places, recevaient aussitôt des moutons entiers, des chevreaux, des quartiers de veau et de vache, du pain, du vin, des chapons, des poules, des lapins, des perdrix et autres volatiles ; de sorte que les gens des lieux où ils se trouvaient vivaient presque pour rien, tellement tout se vendait à bon compte. Toutes ces dépenses se continuèrent pendant plus de deux mois que le roi de Castille resta à Valence ou dans le royaume ; pendant lequel temps il ne dépensa pas un denier de son argent, non plus que ceux qui étaient avec lui. Vous pensez bien que pendant tout ce temps les rois, les reines, les infants, comtes, vicomtes, barons, prélats, chevaliers, venus en grand nombre de tous les royaumes, et les citoyens et hommes de mer, vécurent en grands déduits et grandes réjouissances.

Un jour, le roi d’Aragon et le roi de Castille étant ensemble, le roi d’Aragon dit : « Mon père, il vous souvient que, quand vous me donnâtes votre fille pour femme, vous me promîtes de m’aider à faire la conquête du royaume de Murcie. Il est certain que vous avez bonne part en ce royaume ; car vous avez conquis Alicante, Elxe, le Val d’Elda et de Novelda, Asp, Petrer, Crivilent, Favanela, Callosa, Oriola, Guardamar, jusqu’aux champs de Montagut dans l’intérieur des terres, et sur la mer, Carthagène, Alama, Lorcha, Mula, Caravacha, Senagy, Bulles, Nogat, Libreny, Villena, Al-mansa, et bien d’autres châteaux de ce royaume, qui depuis sont à vous et font partie de votre conquête. Puis donc que Dieu vous a fait la grâce de vous laisser conquérir le royaume de Valence, je vous prie, aussi vivement qu’un fils peut prier son père, de m’aider à achever la conquête dudit royaume. Et quand tout sera conquis, vous aurez les lieux de votre propre conquête et nous les nôtres ; car ce royaume cause un grand préjudice à nous et à tous nos domaines. » Le roi d’Aragon lui répondit : qu’il était satisfait de ce qu’il venait de lui dire ; que tout cela était vrai ; qu’il allât donc dans son pays et avisât au soin de ses autres frontières, attendu qu’il se chargeait de la conquête de Murcie, et jurait devant lui qu’il ne se passerait pas longtemps avant qu’il eût pris la cité et une grande partie du royaume.

Le roi de Castille se leva, le baisa à la bouche et lui dit : « Mon père et mon seigneur, je vous rends grâces de ce que vous m’avez dit. Puisqu’il en est ainsi, je retournerai dans la Castille, et je mettrai en bon état toutes les frontières qui sont du côté du royaume de Grenade, principalement Cordoue, Ubeda, Jaén, Baessa et la frontière de Séville. Quand je serai bien assuré qu’aucun mal ne peut venir du royaume de Murcie, je me défendrai bien contre les rois de Grenade et de Maroc et tous leurs aidants. Le seul grand péril auquel mon pays pût être exposé était du côté du royaume de Murcie ; mais par la suite, avec l’aide de Dieu et de sa benoîte mère madame sainte Marie, vous m’en garantirez. D’après ces conventions le roi de Castille retourna dans ses terres, et le roi d’Aragon l’accompagna au-delà de ses frontières, et fournit à tous ses besoins et à ceux de ses gens, ainsi que nous l’avons déjà dit.

CHAPITRE XIII

Comment, après le départ du roi de Castille, le roi En Jacques réunit ses barons et riches hommes, et leur fit part de ce qu’il avait promis au roi de Castille ; comment il envoya l’infant En Pierre courir le royaume de Murcie ; et des grands butins qu’il fit en ce royaume.

Je laisserai à présent le roi de Castille, qui est retourné en son pays et en ses royaumes, et je vous parferai du roi d’Aragon, qui se disposait à entrer dans le royaume de Murcie. Il tint enfin conseil avec ses fils et ses barons, et tous furent d’avis que, d’après la promesse qu’il avait faite au roi de Castille et qu’il leur exposa, il fallait entrer en Murcie. Chacun d’eux promit de le suivre à ses frais et risques, et de ne pas lui faillir tant qu’il leur resterait un souffle de vie, et jusqu’à ce qu’il eût terminé cette conquête. Le roi en fut très joyeux et les remercia beaucoup. Il ordonna sans délai à l’infant En Pierre de faire une course en Murcie, pour reconnaître tout le royaume. L’infant En Pierre eut donc une belle armée composée de riches hommes et de chevaliers de Catalogne, d’Aragon, de Valence, de citoyens, d’hommes de mer et d’almogavares. Ils allèrent par terre et par mer ravageant à leur volonté et brûlant tout le pays, demeurant dans chaque lieu jusqu’à ce qu’ils l’eussent épuisé et brûlé. Ils firent ainsi dans tous les environs d’Alicante, Nompot, Aquast, de même qu’à Elx, au Val d’Elda, au Val de Novelda, à Villena, Asp, Petrer, Crivillent, Catral, Favanella, Callosa, Guardamar et Oriola. Ils poussèrent jusqu’au château de Montagut qui est dans les environs de Murcie. Là ils ravagèrent et dévastèrent tout. Le roi sarrasin de Murcie marcha contre eux avec toutes ses forces, tant infanterie que cavalerie. Le seigneur infant se tint pendant deux jours en bataille rangée, sans que le roi de Murcie osât se mesurer avec lui ; et assurément le seigneur infant aurait lancé sur lui sa cavalerie, sans les canaux d’irrigation qui séparaient les deux armées ; mais ces canaux étaient si nombreux et les eaux si abondantes que la chose ne fut pas possible. Néanmoins il y eut de beaux faits d’armes, principalement dans une incursion que fit le seigneur infant et où il leur tua dix cavaliers genetaires.[17] Et partout où il brochait des éperons, ne pensez pas qu’aucun ennemi osât l’attaquer corps à corps aussi tôt qu’on l’avait reconnu. Que vous dirai-je ? Il demeura un mois entier dans ce royaume, brûlant et détruisant ; et tous ceux qui étaient avec lui s’enrichirent par les grandes prises qu’ils firent en prisonniers des deux sexes, aussi bien qu’en effets et bestiaux qu’ils emmenèrent. De sorte que le seigneur infant envoya bien au roi son père mille têtes de gros bétail, vingt mille de menu bétail, mille prisonniers Sarrasins et autant de sarrasines. De ces captifs le roi en donna un grand nombre au pape et aux cardinaux, ainsi qu’à l’empereur Frédéric, au roi de France, aux comtes et barons et à ses amis ; et il offrit les femmes à la reine de France sa fille,[18] aux comtesses et autres dames de distinction. Enfin il les donna tous et n’en garda pas un seul. Le Saint-Père, les cardinaux et autres seigneurs da monde chrétien en furent extrêmement charmés, et firent de grandes processions en l’honneur de Dieu qui avait accordé au seigneur infant une si belle victoire.

CHAPITRE XIV

Comment le seigneur infant En Pierre revint du royaume de Murcie ; des fêtes que lui donna le roi En Jacques ; et comment le roi décida d’aller en Aragon et de laisser pour son lieutenant et pour chef suprême de tout le royaume de Valence le seigneur infant En Pierre.

Ensuite le seigneur infant, suivi de son armée, vint dans la cité de Valence, où il trouva son père, qui lui fit bon accueil et de grandes fêtes. Après les fêtes, le roi prit en particulier l’infant, et lui dit de lui raconter tout ce qui lui était arrivé depuis qu’il l’avait quitté. L’infant obéit. Le roi s’aperçut qu’il ne lui parlait jamais de ce qu’il avait fait lui-même dans cette guerre. L’infant avait même défendu à chacun d’en faire mention.

Le roi fut très satisfait de ce qui lui était raconté. Il fut charmé surtout du bon sens et du jugement de son fils. Il lui demanda ce qu’il croyait qu’on dût faire de cette conquête et s’il lui semblait qu’il fût temps de commencer. » Mon père, dit l’infant, ce n’est point à moi à vous donner des avis, à vous qui êtes plein de sagesse. Toutefois je vous dirai ce que j’en pense, après quoi vous ferez ce que vous prescrira votre propre jugement, et Dieu saura bien vous éclairer. Je pense donc que vous feriez bien d’aller visiter l’Aragon, la Catalogne et Montpellier, ainsi que vos autres domaines. Pour moi, je resterai sur les frontières, et je ferai à nos ennemis une telle guerre qu’ils n’auront pas le loisir de semer, et que, s’ils le font, ils ne recueilleront pas. Au bout d’un an vous pourrez revenir à Valence avec toutes vos forces, au mois d’avril, époque où l’on récolte en ce pays les premiers grains et où se fait la moisson des orges, et marcher ensuite sur Murcie, dont vous formerez le siège. Tandis que vous serez là, je parcourrai le pays et garderai les passages, afin que le roi de Grenade ne puisse pas venir au secours de Murcie. Et ainsi vous détruirez la ville et le royaume. — Je tiens votre avis pour bon, dit le roi, et je veux que la chose soit faite comme vous l’avez décidé. »

Aussitôt il envoya ses ordres par écrit dans tout le royaume de Valence aux riches hommes aussi bien qu’aux prélats et autres hommes, aux chevaliers, aux bourgeois, pour que chacun fût rendu à jour nommé dans Valence. Ses ordres furent exécutés. Au jour désigné, tous étant réunis dans l’église cathédrale de madame Sainte-Marie de Valence, le seigneur roi fit un beau discours où il dit de fort bonnes choses appropriées aux circonstances. Il ordonna à tous de reconnaître pour chef et commandant le seigneur infant En Pierre. Il leur enjoignit de lui obéir comme à lui-même. Enfin il le laissa pour son vicaire majeur et fondu de pouvoir dans tout le royaume de Valence. Tous le reçurent le reconnurent avec plaisir comme chargé de tous les pouvoirs de son père.

De son côté l’infant fut très satisfait d’être revêtu de ces pouvoirs, sachant surtout qu’il restait en un lieu où il pourrait se distinguer journellement par de beaux faits d’armes. Mais il n’en faisait rien paraître, pour que son père ignorât le grand désir qu’il avait d’éprouver son courage ; car si le roi eût pu prévoir la dixième partie des périls auxquels son fils devait s’exposer dans ces deux royaumes, il ne l’aurait point laissé aller, dans la crainte de le perdre. Il tenait donc les périls auxquels il s’exposait dans ses faits d’armes si bien cachés que son père les ignorait entièrement. Il pensait, au contraire, que son fils conduisait la guerre avec prudence et maturité de jugement ; telle était son idée. Mais au moment du combat l’infant ne savait s’arrêter devant pont ni poncelet ; car là où il savait qu’était le plus périlleux l’ait d’armes, là il ne manquait pas de se trouver ; aussi tout réussissait au mieux ; car, quand on a sous les yeux son chef naturel, on ne songe qu’à défendre sa vie et son honneur ; c’est alors qu’on oublie femme, fils, fille et tout au monde, et qu’on ne songe plus qu’à aider son seigneur à sortir du champ victorieux, honoré et plein de vie. Les Catalans et Aragonais, et tous les sujets des rois d’Aragon, ont ces principes gravés dans le cœur plus qu’aucun des autres hommes ; car ils sont pleins du pur amour qui leur est naturel pour leurs seigneurs.

CHAPITRE XV

Comment le roi En Jacques entra en Aragon et alla à Montpellier ; et comment Montpellier, qui était de la couronne d’Aragon, s’unit à la France ; et comment l’infant En Pierre fit la guerre au roi sarrasin de Murcie.

La cour se sépara en parfait accord et très satisfaite. Le roi s’en alla en Aragon, ensuite en Catalogne, en Roussillon et à Montpellier ; il est naturel à tout homme et à toute créature d’aimer la patrie et les lieux qui l’ont vu naître ; aussi le seigneur roi, qui était né à Montpellier, aima toujours cette ville, et tous ses descendants doivent l’aimer aussi, à cause du miracle de la naissance dudit roi. Je vous dirai en outre que le roi d’Aragon n’a pas eu et n’aura jamais des gens qui chérissent plus les descendants du roi En Jacques que les bons habitants de Montpellier. Mais depuis ce temps il y est venu des gens de Cahors, de Figeac, de Saint-Antoine, qui trouvaient le pays excellent, ainsi que des gens d’autres contrées, et ces hommes-là ne sont point originaires de Montpellier ; c’est ce qui a fait que la maison de France y a établi son autorité.[19] Mais soyez bien assurés que cela n’a jamais plu et ne plaira jamais aux véritables naturels du pays. Ainsi tous les pays des descendants dudit seigneur roi doivent aimer de cœur et d’âme les habitants de cette ville, qui ne doivent pas être privés de cette bienveillance pour trente ou quarante maisons des susdits individus qui sont venus s’y établir. Je prie et conjure, au contraire, tous les seigneurs, riches hommes, chevaliers, citoyens, marchands, patrons de navires, mariniers, almogavares, soldats à pied, qui habitent les terres du roi d’Aragon, de Majorque, de Sicile, d’aimer et d’honorer de tout leur pouvoir les personnes de Montpellier qu’ils pourront rencontrer. Et s’ils agissent ainsi, ils en éprouveront les grâces de Dieu, de madame sainte Marie de Valence, de Notre Dame des Tables de Montpellier et du roi Jacques qui y naquit ; ils les éprouveront tant en ce monde que dans l’autre, et de plus ils seront agréables au roi lui-même et ils conserveront la bonne amitié qui doit exister à jamais entre eux et nous, s’il plaît à Dieu.

Le roi ayant quitté le royaume de Valence, ledit infant le tint avec grande droiture, et il n’y avait ni Sarrazin ni qui que ce fût qui ne fût puni s’il se rendait coupable de quelque délit. En même temps il conduisit la guerre avec vigueur et activité contre le roi sarrasin de Murcie, de sorte que les Sarrasins ne savaient que devenir ; car au moment où ils le croyaient à deux journées de distance, ils le voyaient arriver, parcourir leur pays, prendre, incendier, ravager tous leurs biens. Il leur avait mis la plus grande peur au ventre ; et il fit ainsi pendant toute une année, tandis que le roi prenait ses déduits en visitant tous ses royaumes. Quant à lui, il passait les nuits, il supportait le froid, le chaud, la faim et les fatigues, poursuivant sans cesse les Sarrasins et ne pensant pas qu’il dût se donner un jour de repos.

Pendant nos plus grandes fêtes, quand les Sarrasins s’imaginaient qu’il faisait fête lui-même, c’était alors qu’il fondait sur eux, les battait, les réduisait en captivité et ravageait leurs propriétés. Soyez assurés qu’il ne naquit jamais fils de roi qui fût plus brave, plus courageux, plus beau, plus sage ni plus adroit de tous ses membres. Aussi peut-on dire de lui « qu’il n’est ni ange ni diable, mais homme parfait. » Et c’est avec raison qu’on lui applique ce vieux proverbe, puisqu’il est réellement un homme accompli en toutes grâces. Pendant ce temps, le roi son père, joyeux et satisfait, allait visitant tous ses pays.

CHAPITRE XVI

Comment le seigneur roi revint à Valence au jour indiqué, avec de grandes forces, et forma le siège de la ville de Murcie ; comment il s’en rendit maître par capitulation ; et en quelle année ces choses se passèrent.

Au temps prescrit, le roi se rendit dans le royaume de Valence avec une partie de ses forces. Il entra à Valence mieux appareillé et ordonné par terre et par mer que jamais nul ne le fut pour marcher contre un autre roi.

Il pénétra ensuite par mer et par terre dans le royaume de Murcie, tenant la mer afin que ses troupes fussent toujours pourvues de vivres. Il prit le château et la ville d’Alicante, et Elche, et tous les autres lieux que je vous ai ci-devant nommés, qui sont entre les royaumes de Valence et de Murcie, et mit le siège à la ville de Murcie, belle, noble et forte cité, environnée d’excellentes murailles, mieux que ville du monde. Arrivé devant la cité, il ordonna le siège de manière que nul ne pût y pénétrer d’aucun côté. Que pourrais-je vous raconter ? Le siège dura si longtemps que les Sarrasins en vinrent à capituler avec lui, à condition qu’ils remettraient au roi d’Aragon la moitié de la cité, et conserveraient l’autre moitié, mais sous sa suzeraineté. Aussi fit-on par le milieu de la ville une rue qui est une des plus belles qui soit en aucune ville du monde. Cette rue est grande et large ; elle commence à l’endroit où se tient le marché, en face des Frères Prêcheurs, et va jusqu’à la grande église de madame Sainte-Marie ; dans cette rue sont la pelleterie, les changes, la draperie et beaucoup d’autres établissements. Lorsque cette ville eut été ainsi divisée en deux parties, le roi peupla sa moitié de ses gens. Mais les Sarrasins tardèrent peu de temps à s’apercevoir que la bonne intelligence ne pouvait durer entre eux et les chrétiens dans la même cité ; ils supplièrent donc le roi de vouloir bien prendre leur propre moitié de la cité, de la peupler comme bon lui semblerait, et de leur donner un terrain qu’ils pussent entourer de murailles pour s’y mettre en sûreté. Le roi satisfit avec plaisir à leur demande, et leur donna un terrain hors de la ville, et ils l’entourèrent de murailles. On nomma ce lieu Rexacha, et ils s’y établirent. Or, cette cité de Murcie fut prise par le roi En Jacques d’Aragon, en l’an douze cent soixante six.[20]

CHAPITRE XVII

Comment Murcie fut peuplée de Catalans ; comment le roi En Jacques livra toute sa portion au roi de Castille, son gendre ; et comment, de retour à Valence, il fit tenir une cour plénière dans laquelle il nomma procureur et vicaire général du royaume d’Aragon et de Valence l’infant En Pierre, et de Majorque l’infant En Jacques.

Après avoir pris ladite cité et l’avoir peuplée de Catalans, il en fit de même pour Oriola, Elx, Guardamar, Alicante, Carthagène et autres lieux. Ainsi, vous pouvez être assurés que tous ceux qui habitent Murcie et les dits lieux sont de vrais Catalans, parlent le plus beau catalan du monde, et sont tous de bons hommes d’armes et prêts à tout, et on peut dire que c’est un des plus agréables royaumes du monde. Je vous dis en vérité que ni moi ni nul autre ne pouvons connaître deux meilleures et plus excellentes provinces en toutes choses que les royaumes de Valence et de Murcie.

Quand ledit seigneur roi eut peuplé Murcie et les autres lieux, il abandonna sa portion au roi de Castille son gendre, afin qu’il pût se défendre en toute occasion, et qu’ils pussent se soutenir l’un l’autre. Il remit principalement à son gendre l’infant don Manuel, Elx, le val d’Elda et de Novelda, Asp et Petrer. Le roi don Alphonse de Castille créa aussi ledit infant don Manuel adelantat[21] de toute sa portion, afin que ces terres étant ainsi réunies pussent se défendre contre les Maures. Le roi d’Aragon en livrant sa part du royaume à don Alphonse de Castille et à son gendre l’infant don Manuel, y mit la condition, qu’au moment où il les réclamerait elles lui seraient rendues. Ils le promirent et en dressèrent des chartes en bonne forme. C’est ainsi que la maison d’Aragon a recouvré lesdits domaines, ainsi que je vous le dirai quand il en sera temps.

Lorsque le roi d’Aragon eut peuplé tous ces pays et les eut confiés à son gendre, il alla à Valence, où il fit réunir ses cortès. Elles furent très nombreuses et bien composées. Là se trouvèrent ses fils, qui furent bien contents de se réunir au roi leur père et aux riches hommes, barons, prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes. La fête fut brillante, et toute la cité fit de grandes réjouissances. Dieu avait fait tant de grâces au roi et à ses enfants qu’il n’est point étonnant qu’ils se réjouissent en Dieu.

Dans cette cour plénière, le roi ordonna de reconnaître pour procureur et vicaire général d’Aragon, de Valence et de toute la Catalogne, jusqu’au col de Panissas, le seigneur infant En Pierre ; il créa aussi vicaire et procureur général du royaume de Majorque, de Minorque et Ibiza, du comté de Roussillon, du Confient, de la Cerdagne et de Montpellier, l’infant En Jacques, afin que tous deux y vécussent comme seigneurs avec les reines leurs épouses, leurs infants et infantes, et afin que leurs pays fussent mieux régis et mieux gouvernés, et afin de pouvoir lui-même, de son vivant, apprécier l’ordre, le bon sens et la bonne conduite de chacun ; car il est certain qu’on ne peut bien connaître un homme, de quelque condition qu’il soit, que quand on lui a remis le pouvoir en main. C’est quand on a donné le pouvoir à quelqu’un qu’on peut savoir de quoi est capable un homme ou une femme ; voilà pourquoi ledit seigneur voulait agir ainsi. En même temps, il voulait jouir du repos et aller visiter ses terres.

Après que ces choses furent ainsi ordonnées, les cortès se séparèrent très satisfaites pour aller chacun à ses affaires, et le roi alla visiter ses terres, plein de joie et de contentement. Et là où il savait que se trouvaient les reines ses belles-filles et ses petits-enfants, il allait les visiter et gracieuser, et se réjouissait beaucoup avec eux et avec elles.

CHAPITRE XVIII

Comment le seigneur infant En Pierre fit chevaliers les nobles En Roger de Loria et En Conrad Llança, et fit épouser à En Roger de Loria la sœur d’En Conrad Llança.

Ledit seigneur infant En Pierre avait en sa maison deux fils de chevaliers qui étaient venus avec la reine Constance sa femme. L’un, nommé En Roger de Loria, était de très bonne famille, et issu de seigneurs bannerets. Sa mère s’appelait Bella ; elle avait élevé ladite reine Constance, et était venue avec elle en Catalogne ; elle était sage, bonne et honnête. Elle resta là tout le temps que vécut la reine. Son fils, nommé Roger de Loria, continua à rester auprès d’elle, et fut élevé à la cour. Il était encore enfant quand il vint en Catalogne. La baronnie était en Calabre, et contenait vingt-quatre châteaux d’une pièce ; et le lieu principal de cette baronnie a nom et ledit En Roger de Loria ayant grandi, devint un très bel homme. Il était fort aimé du roi, de la reine et de toute la cour. Il vint en même temps avec la reine un autre jeune enfant de famille honorable, fils de comte, et parent de la reine ; on le nommait En Corral Llança ; il vint aussi une de ses sœurs, encore toute enfant, qui fut élevée auprès de ladite reine. Cet En Corral Llança était un des hommes du monde les plus beaux, les mieux parlants et les plus instruits, de sorte qu’on disait alors que le plus beau catalan était le sien et celui d’En Roger de Loria. Cela n’est pas étonnant, puisque étant venus tout enfants en Catalogne, ainsi que je vous l’ai dit, et ayant habité les diverses villes de Catalogne et de Valence, tout, ce qui leur semblait bon et beau langage ils l’adoptèrent ; aussi l’un et l’autre furent-ils les Catalans les plus parfaits et les mieux parlants la langue catalane.

Le seigneur infant En Pierre les fit tous deux chevaliers, et donna pour épouse audit En Roger de Loria, la sœur d’En Corral Llança, laquelle était sage, bonne et honnête. De sa femme il eut un fils nommé Roger, qui lui survécut, et qui eût été un homme d’un grand mérite s’il ne fût mort à l’âge de vingt-deux ans. Nous parlerons de lui dans la suite ; car il se passa de si grandes choses durant sa vie qu’il faut bien que nous parlions de lui en temps et lieu.

Ils eurent aussi trois filles, qui furent d’excellentes personnes ; l’aînée épousa le noble don Jacques de Xirica, neveu du roi En Pierre ; il fut un des plus hauts barons, et des plus distingués d’Espagne, par son père et par sa mère, et un excellent homme ; l’autre fut mariée au noble En Not de Moncade ; et la troisième, au comte de Santo-Severino, lequel lieu de Santo-Severino est une principauté. Ladite sœur d’En Corral Llança mourut après avoir eu ces quatre enfants ; ce qui fut un grand malheur à cause de son mérite, et surtout pour ses enfants, qui étaient encore tout petits. Ensuite ledit noble En Roger de Loria prit pour femme la fille d’En Béranger d’Entença, qui est d’une des maisons les plus distinguées de l’Aragon et de la Catalogne. Il en eut deux garçons et une fille qui lui survécurent. Je cesse de vous parler en ce moment du noble En Roger de Loria ; nous reviendrons à lui par la suite, car ses actions furent telles qu’il faudra bien que je vous en parle ; et on peut dire qu’il n’exista jamais un homme à qui, sans être fils de roi, Dieu accordât tant de faveurs, et qui fît tant d’honneur à son seigneur dans toutes les choses qui lui étaient ordonnées.

CHAPITRE XIX

Comment, après avoir obtenu l’attention, comme cela est juste, l’auteur raconte le grand combat que le noble En Corral Llança livra, avec quatre galères, à dix galères du roi de Maroc.

Je viens parler encore un peu de son beau-frère En Corral Llança, au sujet d’une belle action qu’il fit, par la grâce de Dieu et du roi En Pierre d’Aragon. La vérité est que le règne du roi En Pierre ne doit venir que plus tard.[22] Je veux vous raconter ce fait maintenant ; cela est aussi bien ici que plus loin, et je le fais ainsi parce qu’ayant occasion de parler de ces deux riches hommes, il me vient mieux à point de parler ici de la belle action du noble En Corral Llança que cela ne me viendrait plus tard ; car pourvu qu’on raconte un fait vrai, on peut le placer où bon semble dans un livre ; et d’ailleurs, je pourrais avoir à en parler au moment où cela interromprait le fil de ma narration ; au surplus, c’est une histoire très courte. Je prie donc chacun de m’excuser si je trouve bon de raconter ici et non en un autre lieu cette chose, avant le temps où on devrait la placer. Si l’on m’interroge là-dessus, je répondrai que, d’après ce que j’ai déjà dit, je me tiens pour excusé. En quelque lieu que cela se trouve, je vous déclare que tout ce que je vais écrire est chose véritable, n’en faites aucun doute ; je vous raconte donc la grâce que Dieu fit à ce riche homme En Corral Llança

Le seigneur roi d’Aragon devait recevoir à perpétuité un tribut du roi de Grenade, du roi de Tlemcen et du roi de Tunis ; et comme ce tribut ne lui avait pas depuis longtemps été envoyé, le roi fit armer à Valence quatre galères, dont il donna le commandement à En Corral Llança. Celui-ci alla au port de Tunis, à Bugia et sur toute la côte, ravageant et détruisant les ports. Il vint sur les côtes du royaume de Tlemcen, en une île nommée Alabiba, pour y prendre de l’eau. Dans le même temps, dix galères de Sarrasins du roi de Maroc vinrent aussi prendre de l’eau. Ces dix galères de Sarrasins étaient des mieux armées et montées par les meilleurs Sarrasins qui jamais fussent armés ; elles avaient déjà fait beaucoup de mal aux lins[23] chrétiens, et emportaient un grand nombre de captifs, ce qui était un grand péché.

Les galères d’En Corral Llança voyant venir les dix galères sarrasines, elles sortirent de leur station. Les Sarrasins, qui avaient déjà eu connaissance de ces galères, les ayant aperçues, crièrent, dans leur langue : « Aur ! Aur[24] ! » Et vinrent vigoureusement sur elles. Les galères d’En Corral Llança se mirent à louvoyer, se rallièrent, et tinrent conseil. « Seigneurs, dit En Corral Llança, vous savez que la faveur du Seigneur accompagne toujours le roi d’Aragon et ses sujets ; vous savez les victoires qu’il a remportées sur les Sarrasins ; et le roi d’Aragon est présent avec nous sur ces galères, puisque voici son étendard qui le représente ; ainsi, puisqu’il est avec vous, la grâce de Dieu vous aidera et vous donnera la victoire. Il serait bien déshonorant pour ledit seigneur et pour la cité de Valence, d’où nous sommes tous, que nous prissions la fuite devant ces chiens, ce que ne fit jamais aucun des sujets du roi d’Aragon. Je vous engage donc à vous rappeler le pouvoir de Dieu et de madame sainte Marie, notre sainte foi catholique, et l’honneur du roi et de la cité de Valence et de tout le royaume, et à attaquer vigoureusement leurs galères, amarrés comme nous sommes. Conduisons-nous aujourd’hui de manière à ce qu’on parle de nous à jamais. Assurément nous les vaincrons, et acquerrons beaucoup de biens. Toutefois nous avons sur eux un grand avantage, c’est que nous pouvons, à notre gré, ou nous retirer, ou les forcer au combat. Que chacun de vous dise donc son avis, moi j’ai dit le mien, et je vous dis encore, vous prie et vous requiers au nom du roi et de la cité de Valence, de férir sus. »

Alors ils s’écrièrent tous : « Férons ! Férons ! Ils sont à nous ! » En disant cela, ils se préparent au combat ; les Sarrasins en font autant. En Corral Llança vogue sur eux, mais comme bride en main, si bien que plusieurs des Sarrasins dirent à leur capitaine que les galères venaient à lui pour se rendre. Un très grand nombre d’entre eux le pensait ainsi, parce qu’ayant sur leurs vaisseaux d’excellents chevaliers, ils n’imaginaient pas que les chrétiens fussent assez fous pour les attaquer ; mais l’amiral des Sarrasins, qui était un marin expérimenté, qui avait, assisté à bien des combats, et avait éprouvé ce qu’étaient les Catalans, secoua la tête, et leur dit : « Barons, vous avez une folle idée ; vous ne connaissez pas comme moi les gens du roi d’Aragon ; soyez certains qu’ils viennent à nous bien et savamment pour nous combattre, et prêts à mourir s’il le faut ; malheur au fils de bonne mère qui les attendra ! Et comme ils sont résolus de vaincre ou de mourir, mettez-vous bien dans la tête que, si chacun de nous ne fait pas aujourd’hui son devoir, nous sommes tous morts ou captifs. Et plût à Dieu que je fusse à cent milles loin d’eux ! Mais puisque nous sommes ici, je me recommande à Dieu et à Mahomet. » Alors il fit sonner les trompettes et les nacaires ; et, en poussant de grands cris, ils commencèrent une attaque vigoureuse. De leur côté, les quatre galères chrétiennes, sans pousser un cri, sans dire une parole, et sans confusion, s’élancèrent au milieu des galères ennemies ; le choc fut terrible ; la bataille dura du matin jusqu’au soir, et nul ne songea à manger ni à boire ; mais le vrai Dieu notre Seigneur, sa bienheureuse mère, d’où proviennent toutes les grâces, et la bonne étoile du roi d’Aragon, firent obtenir la victoire aux nôtres ; de sorte que les dix galères furent battues et prises, et tous les hommes captifs ou tués. Grâces soient rendues à l’auteur de cette œuvre ! Les vainqueurs délivrèrent les chrétiens captifs qu’ils trouvèrent à bord, et leur donnèrent à chacun une portion du butin égale à celle qu’ils avaient gagnée eux-mêmes, et retournèrent comblés d’honneurs et de gloire à Valence, emmenant avec eux les galères et beaucoup de Sarrasins captifs, dont un grand nombre s’étaient cachés sous le pont du navire.

CHAPITRE XX

Où il est raconté comment le roi donna des récompenses aux veuves des chrétiens morts dans cette bataille ; comment les bons seigneurs font les bons vassaux ; et combien on est heureux d’être sujet de la maison d’Aragon plutôt que de toute autre.

Le roi leur fit la faveur de leur accorder tout le butin qu’ils avaient fait, ne s’en voulant réserver ni le quint ni la plus petite partie. Il voulut que les femmes et les enfants de ceux qui étaient morts en ce combat eussent leur portion comme ceux qui avaient survécu, et tous furent fort satisfaits ; cela parut si juste à chacun, qu’ils en conçurent un plus vif désir de bien faire ; ils le témoignèrent bien dans les actions et batailles qui suivirent, ainsi que je vous le dirai. Cela vous prouve que les bons seigneurs contribuent beaucoup à faire les bons vassaux, et les seigneurs d’Aragon encore plus que les autres ; car on dirait, non pas que ce sont leurs maîtres, mais leurs amis. Si on pensait combien les autres rois sont durs et cruels envers leurs peuples, et combien de grâces au contraire les rois d’Aragon prodiguent à leurs sujets, on devrait baiser la terre qu’ils foulent. Si l’on me demande : « En Muntaner, quelles faveurs font donc les rois d’Aragon à leurs sujets, plus que les autres rois ? » Je répondrai premièrement, qu’ils tiennent les riches hommes, nobles, prélats, chevaliers, citoyens, bourgeois, et gens des campagnes, plus en vérité et en droiture qu’aucun autre seigneur du monde ; chacun peut devenir riche sans avoir à craindre qu’il lui soit rien demandé ni pris au-delà de la raison et de la justice, ce qui n’est pas ainsi chez les autres seigneurs ; aussi les Catalans et les Aragonais sont plus hauts de cœur, parce qu’ils ne sont point contraints dans leurs actions, et nul ne peut être bon homme de guerre s’il n’est haut de cœur. Leurs sujets ont de plus cet avantage, que chacun d’eux peut parler à son seigneur toutes les fois qu’il se met en tête de lui parler, et il en est toujours écouté avec bienveillance et en reçoit la réponse la plus gracieuse. D’un autre côté, si un riche homme, un chevalier, un honnête bourgeois veut marier sa fille, et les prie d’honorer la cérémonie de leur présence, ces seigneurs se rendront, soit à l’église, soit ailleurs, où il plaira à celui qui les invite. De même si quelqu’un meurt, ou qu’on célèbre son anniversaire, ils s’y rendront comme s’il était de leurs parents ; ce que ne font pas assurément les autres seigneurs. De plus, dans les grandes fêtes, ils invitent nombre de braves gens, et ne font pas difficulté de prendre leurs repas en public et dans le même lieu où mangent tous les invités, ce qui n’arrive nulle part ailleurs. Ensuite, si un riche homme, un chevalier, prélat, citoyen, bourgeois, laboureur ou autre, leur offre en pré sent des fruits, du vin ou autres objets, ils ne feront pas difficulté d’en manger ; et dans les châteaux, villes, hameaux et métairies, ils acceptent les invitations qui leur sont faites, mangent ce qu’on leur présente, et couchent dans les chambres qu’on leur a destinées. Partout où ils vont à cheval, dans les villes, lieux et cités, ils se montrent à leurs peuples ; et si de pauvres gens, hommes ou femmes, leur crient de s’arrêter, ils s’arrêtent, ils les écoutent, et les aident dans leurs besoins. Que vous dirai-je enfin ? Ils sont si bons et si affectueux envers leurs sujets, qu’on ne saurait le raconter, tant il y aurait à écrire ; aussi, leurs sujets sont pleins d’amour pour eux, et ne craignent point de mourir pour élever leur honneur et leur puissance, et aucun obstacle ne peut les arrêter, fallut-il supporter le froid et le chaud et courir tous les dangers. Voilà pourquoi Dieu favorise leurs actions et leurs peuples, et leur accorde des victoires. Il en sera de même à l’avenir, s’il plaît à Dieu, et ils triompheront de tous leurs ennemis. Je laisse là cette matière, et je reviens à parler du roi d’Aragon et de ses excellents enfants.

CHAPITRE XXI

Comment le roi En Jacques d’Aragon recul un bref du pape pour se rendre au concile qui eut lieu dans la cité de Lyon ; et comment le roi Alphonse de Castille lui fit dire qu’il désirait se rendre au concile et passer sur ses terres.

Le roi En Jacques ayant longtemps séjourné dans ses terres, ainsi que les infants En Pierre et En Jacques, il arriva un message au roi d’Aragon, qui lui annonçait que le pape réunirait un concile général dans la cité de Lyon, sur le Rhône, et qu’il priait tous les rois de la chrétienté de s’y rendre, eux ou leurs chargés de pouvoirs. Le roi se disposa à y aller, et comme il songeait à la manière la plus honorable de s’y rendre, il reçut des envoyés du roi Alphonse de Castille, son gendre, qui lui faisait part de l’intention où il était de se trouver au concile et de traverser ses terres avec la reine et plusieurs de ses infants, et qu’il avait deux raisons pour passer par chez lui : la première, que la reine ainsi que ses fils désiraient beaucoup de le voir, lui et les infants ; l’autre raison était que, des affaires importantes devant se traiter au concile, il souhaitait, avant de s’y rendre, recevoir ses avis, comme ceux d’un père, ainsi que ceux des infants En Pierre et En Jacques, qui étaient pour lui comme des frères.

Le roi et les infants furent bien aises d’apprendre cette nouvelle ; et, par les mêmes messagers du roi de Castille, ils lui envoyèrent de grandes sommes d’argent, et lui firent dire que son arrivée leur ferait grand plaisir, et qu’il pouvait disposer de leur pays comme du sien propre ; qu’on le priait seulement de faire savoir par où il voulait passer et le jour où il arriverait.

CHAPITRE XXII

Comment le roi Alphonse de Castille fit savoir au roi d’Aragon qu’il désirait passer par Valence, et dans quel temps.

Les envoyés du roi de Castille s’en retournèrent chargés des présents du roi et des infants, pour les bonnes nouvelles qu’ils leur avaient apportées. Ils s’en retournèrent en Castille, satisfaits et contents, avec les envoyés que le roi d’Aragon et les infants adressaient au roi de Castille ; ils furent bien accueillis par le roi, la reine, les infants Fernand et Sanche, et tous les autres, surtout quand on connut le résultat de leur mission et que l’on eut ouï tout ce qu’ils racontaient.

On combla de présents les envoyés du roi d’Aragon, et on envoya rendre grâce à lui et aux infants de leurs offres, et leur dire qu’ils entreraient par le royaume de Valence, en fixant l’époque.

Le roi d’Aragon et les infants en eurent un grand plaisir, et ils commencèrent à donner des ordres partout où ils devaient passer par leurs terres jusqu’à Montpellier, afin qu’ils y trouvassent des vivres, et tout ce qui leur était nécessaire ; et les ordres furent tels, que jamais seigneur ne fut si bien traité avec sa suite qu’ils ne le furent. Dès l’instant que le roi de Castille entrerait sur leurs terres, jusqu’à ce qu’il eût quitté Montpellier, il ne devait avoir, ni lui ni personne de sa suite, rien à dépenser ; et il y fut pourvu aussi abondamment qu’on l’avait fait précédemment pour lui dans le royaume de Valence. Et si bien que le roi de Castille et la reine, et tous ceux qui les accompagnaient, s’émerveillaient comment le pays de Catalogne pouvait suffire à de telles dépenses ; car ils ne s’imaginaient point que les terres du roi d’Aragon fussent aussi abondantes et aussi fertiles, ainsi que vous le verrez ci-après.

CHAPITRE XXIII

Comment le roi En Jacques se disposa à se rendre au concile ; et des fêtes qu’il fit au roi de Castille qui passait chez lui pour s’y rendre aussi.

Laissons cet objet auquel nous reviendrons, et parlons du roi d’Aragon. Quand il eut, de concert avec les infants, ordonné toutes ces choses, il songea aux moyens de se rendre au concile d’une manière honorable, avec d’autant plus de raison que les cardinaux et autres personnages du conseil du pape lui avaient fait dire : que le Saint-Père avait en partie désiré réunir ce concile pour jouir du plaisir de voir le roi d’Aragon, avec deux gendres aussi grands que l’étaient le roi de France et le roi de Castille, et aussi les reines ses filles et ses petits-enfants ; qu’il voulait jouir du bonheur de contempler l’effet de l’œuvre de Dieu dans la naissance miraculeuse procurée audit roi d’Aragon ; et qu’il voulait que le roi, qui était un des hommes les plus sages, les plus prudents et les plus braves du monde, tînt conseil avec lui, et se préparât avec toute la chrétienté à aller outre-mer contre les infidèles.

Quand le seigneur roi eut ordonné son voyage, il songea à aller au-devant du roi de Castille, et à aller en personne au royaume de Valence pour examiner si on avait bien pris soin de pourvoir à tous les besoins. Il fut instruit de tout, et fut convaincu qu’il n’y avait pas moyen de mieux faire ; alors le roi et les infants s’approchèrent du lieu par où le roi de Castille devait entrer.

Le roi de Castille, la reine et les infants, instruits que ledit seigneur roi et ses infants se disposaient à les recevoir avec pompe et distinction, se hâtèrent d’arriver. A leur entrée sur la terre du roi d’Aragon, ils trouvèrent le seigneur roi et les infants qui les reçurent avec plaisir et avec joie, et les gens du roi d’Aragon firent de grandes fêtes et processions. Du jour de leur entrée jusqu’à leur arrivée à Valence, il s’écoula douze jours. Dès qu’ils furent arrivés à Valence, il se fit tant de jeux, de réjouissances, de tournois, carrousels de chevaliers, danses de sauvages, cavalcades, parades d’hommes d’armes, courses de galères et de lins que les gens de mer faisaient aller par la grande rue sur les charrettes, et enfin tant de combats de taureaux et mascarades, et ces jeux étaient si nombreux dans les lieux où le roi et la reine devaient passer, qu’étant descendus à l’église de Saint-Vincent faire leurs dévotions en arrivant, il fut nuit noire avant qu’ils fussent rendus de là au palais, où le roi avait ordonné de loger le roi de Castille. La reine et les infants eurent aussi des logements convenables. Que vous dirai-je ? Les fêtes de Valence durèrent quinze jours ; de telle sorte, que nul artisan ou autre n’y fit le moindre ouvrage ; car les jeux, les fêtes et les danses se renouvelaient chaque jour.

On serait étonné d’apprendre quelle était l’abondance des vivres que le roi d’Aragon faisait distribuer aux gens du roi de Castille. Si je voulais vous en faire le détail, cela me mènerait trop loin, et je n’arriverais que tard à mon but. Je vous dirai donc qu’ils partirent de Valence et allèrent à madame Sainte-Marie du Puig de Murviedro ; ensuite à Borriana, Castello, Cabanyes, Coves et Saint-Mathieu ; ensuite à Ulldecona et à la cité de Tortosa ; là on les fêta comme en celle de Valence ; ils y demeurèrent six jours. Ensuite, ils allèrent au col de Balaguier, et passèrent par Saint George, car alors le village de la fontaine de Perallo n’existait pas. De là ils allèrent à Cambrils et puis à la ville de Tarragone.

Il serait impossible de dire les fêtes et les honneurs que leur firent l’archevêque de Tarragone et les deux évêques de sa province, qui sont de la seigneurie d’Aragon. Les abbés prieurs, et grand nombre de moines et autres ecclésiastiques, les reçurent avec de grandes processions, en chantant et louant Dieu. Ils restèrent huit jours à Tarragone, et se rendirent ensuite à Sarbos et puis à Villefranche, qui est une belle et excellente ville. On les y fêta et on leur fit autant d’honneur que dans une cité. Ils y restèrent deux jours et de là ils allèrent à Saint Clément et à Barcelone. Je n’ai pas besoin de vous dire comment ils y furent reçus ; il serait difficile de le raconter. Comme Barcelone est la plus belle et la plus opulente cité du seigneur roi d’Aragon, vous pouvez vous imaginer quelles furent ces fêtes. Tout se passa là comme dans les autres cités. Ils y demeurèrent dix jours ; ensuite ils se rendirent à Granioles, à Hostalrich, et d’Hostalrich à la cité de Gironne. S’il leur fut donné des fêtes, il n’est pas besoin de le dire ; les bourgeois seuls, sans parler des chevaliers qui sont nombreux dans cette contrée, firent tant et tant que tout le monde en fut étonné. Ils y demeurèrent quatre jours ; ils allèrent ensuite à Basquera et à Pontons ; après quoi le roi, la reine et tout leur monde, vinrent loger à Peralade. Je sais cela, parce que j’étais alors enfant, et le roi et la reine couchèrent cette nuit dans une chambre de la maison de mon père, où je vous ai déjà dit qu’avait reposé le susdit roi d’Aragon. Et pour que le roi et la reine de Castille fussent ensemble cette nuit, on fit dans la maison de Bernard Rossinyol, qui était attenante à celle de mon père, sept portes pour que le roi pût passer de son logement dans la chambre de la reine. Ces choses, je puis vous les certifier, non pour les avoir entendu dire, mais pour les avoir vues.

Ils séjournèrent pendant deux jours à Peralade, parce qu’En Dalmau de Rochabara, seigneur de Peralade, avait supplié le roi d’Aragon de permettre qu’il le reçût un jour à Peralade ; et le roi, qui l’aimait beaucoup, lui dit qu’il resterait un jour à Peralade pour ses affaires, et que le jour suivant il le lui accorderait par faveur spéciale. Dalmau l’en remercia beaucoup ; et il devait bien le faire, car c’est une satisfaction que le roi n’accorda ni à riche homme ni à prélat qui fût en Catalogne, si ce n’est à lui seul ; et pour cela Dalmau lui fut très obligé.

Après avoir passé deux jours à Peralade dans la joie et dans les fêtes, ils allèrent à la Jonquière, au Boulou et à Mas, très joli endroit qui appartenait au Temple ; de là ils entrèrent à Perpignan. Ne me demandez point les fêtes qu’on leur y fit ; elles durèrent huit jours. De là ils se rendirent à Salses, à Villefranche et à Narbonne. Amaury de Narbonne leur fit de grandes fêtes et des réjouissances ; car lui et le seigneur infant En Jacques d’Aragon avaient épousé deux sœurs, filles du comte de Foix. Ils demeurèrent deux jours à Narbonne. Ils allèrent ensuite à Béziers, à Saint-Thibéry, à Loupian et à Montpellier. Mais les jeux et les fêtes qui eurent lieu à Montpellier surpassèrent tous les autres. Ils y restèrent quinze jours ; ils envoyèrent de là leurs messagers au pape et reçurent sa réponse ; après quoi, ayant résolu de prendre leur chemin par la France, ils partirent de Montpellier. Dorénavant je vous parlerai de ce qui fait l’objet de cet ouvrage, savoir : de l’honneur et des grâces que Dieu a faits à la maison d’Aragon ; et comme j’entends que cette matière soit telle qu’elle serve à la gloire et à l’honneur de la maison d’Aragon et de ses sujets, j’en ferai mention. Ne croyez pas que ce que cela a coulé au roi et à ses infants soit peu de chose ; cela est au contraire d’une telle valeur que toute la Castille ne pourrait le payer de quatre ans. Vous qui lisez ce livre et qui ignorez quelle est la puissance du roi d’Aragon, sachez qu’elle est telle que le roi de France aurait bien de la peine à y résister ; et si ses trésors pouvaient y suffire, le cœur lui manquerait, et il se tiendrait pour battu. Toutefois le roi d’Aragon en fut autant satisfait que si, tout ce qu’il dépensait, il l’eût reçu en don ou en secours du pape ou autre. Mais Dieu aide à bon cœur ; aussi Dieu lui aide-t-il et l’honore-t-il dans toutes ses entreprises. Or, laissons aller le roi de Castille, qui se rend au concile, et parlons du roi d’Aragon.

CHAPITRE XXIV

Comment le seigneur roi En Jacques partit pour aller au concile ; comment il y fut reçu par tous ceux qui s’y étaient rendus ; et comment il reçut du pape, des cardinaux et des rois plus d’honneurs qu’aucun des rois qui s’y trouvèrent.

Quinze jours après que le roi de Castille fut parti de Montpellier, le roi d’Aragon se rendit au concile. A son arrivée à Lyon sur le Rhône, il y fut reçu avec éclat, et il n’y eut roi, comte, baron, cardinal, archevêque, évêque, abbé ou prieur, qui ne sortît pour aller au-devant de lui et le recevoir. Le roi de Castille, avec ses infants, précéda tout le monde d’un jour. Quand il fut devant le pape, celui-ci sortit de sa chambre, le baisa trois fois sur la bouche, et lui dit : « Mon fils, grand gonfalonier et défenseur de la sainte Église, soyez béni et bienvenu. Le roi voulut lui baiser la main, mais le pape ne le permit pas ; et il l’invita, lui et les siens, pour le lendemain ; ce qu’il n’avait fait à aucun des rois qui étaient arrivés ; de sorte que ledit seigneur roi reçut de la part du Saint-Père, des cardinaux et des rois qui se trouvaient là, plus de marques d’honneur, et plus de dons et de grâces que nul autre roi présent audit concile. Le concile s’ouvrit aussitôt que le roi d’Aragon fut arrivé. Mais de ce qui s’y fit et traita je n’en dirai rien ; car ce n’est point le sujet de mon livre.[25] Je dirai seulement que le roi d’Aragon obtint tout ce qu’il demanda ; de sorte qu’il fut satisfait de son séjour, et s’en retourna chez lui, content et joyeux. Je vous dirai que le roi de Castille y était aussi allé, parce qu’il espérait être empereur d’Allemagne ;[26] mais il ne put réussir, et s’en retourna en son royaume ; et à son retour et jusqu’à ce qu’il fût arrivé en Castille, le roi d’Aragon le fit défrayer à son passage sur ses terres, autant et plus abondamment qu’il ne l’avait été en venant. Il ne revint point du côté par lequel il était sorti ; mais il passa par Lérida et l’Aragon. Il serait trop long de vous décrire les fêtes qu’on lui fit encore. Il retourna en Castille, avec la reine et les infants, et ses sujets eurent bien du plaisir à le revoir au milieu d’eux. Je laisserai là le roi de Castille, qui est rentré dans ses terres et est avec la reine et ses infants, et je retournerai au roi En Jacques d’Aragon.

CHAPITRE XXV

Comment, après être revenu du concile et avoir visité ses terres, il voulut voir comment ses enfants avaient gouverné ; comment il en fut très satisfait, fit reconnaître pour roi d’Aragon l’infant En Pierre, et pour roi de Majorque et de Minorque l’infant En Jacques, et ordonna qu’où leur prêtât serment.

Le roi En Jacques accompagna le roi de Castille jusqu’à ce qu’il eût été hors de son territoire Celui-ci, avec ses enfants et la reine, rendit mille grâces au roi d’Aragon ; et lui, comme bon père, leur donna sa bénédiction. Alors il alla visiter ses royaumes et ses domaines, comme pour prendre congé de ses sujets, parce qu’il voulait consacrer le reste de sa vie au service de Dieu et à l’accroissement de la sainte foi catholique. Ainsi que, dans sa jeunesse, il était allé avec courage et prudence contre le royaume de Valence, de même il voulut marcher contre le royaume de Grenade, afin que les noms de Dieu et de la sainte Vierge Marie y fussent célébrés et loués. En visitant toutes ses terres, il examina le gouvernement de ses enfants ; il en fut satisfait, et loua Dieu de lui avoir donné de tels enfants. Il convoqua les cortès d’Aragon à Saragosse. Là se rendirent les barons et leur suite, les prélats, chevaliers, citoyens et hommes des villes. Les cortès étant assemblées, le roi tint de bons et notables discours. Il voulut que l’on reconnût pour roi d’Aragon le seigneur infant En Pierre, et pour reine son épouse la reine Constance, dont j’ai déjà parlé, et qu’on leur prêtât serment.[27] Ainsi qu’il le commanda, ils le jurèrent tous avec grande satisfaction Il n’est pas besoin de vous dire que l’on fit de grandes fêtes durant la tenue de ces cortès, vous pouvez bien l’imaginer. Après avoir prêté serment à l’infant En Pierre et à la reine, on se rendit à Valence. Là il tint aussi des cortès et on reconnut l’infant En Pierre comme roi de Valence et sa femme comme reine. On alla ensuite à Barcelone, et là on prêta serment à l’infant En Pierre comme comte de Barcelone et seigneur de toute la Catalogne, et à sa femme la reine comme comtesse. Après quoi il nomma son fils, l’infant En Jacques, roi de Majorque, Minorque et Ibiza, et comte de Roussillon, du Confient, de la Cerdagne, et seigneur de Montpellier. Toutes ces choses étant terminées par la grâce de Dieu, il retourna à Valence, dans l’intention dont je vous ai fait part, qui était d’employer le reste de sa vie à faire croître et multiplier la sainte foi catholique et à abaisser et à abattre la foi de Mahomet.

 CHAPITRE XXVI

Comment le roi En Jacques fut malade à Xativa ; comment les Sarrasins tuèrent Garcia Ortiz, lieutenant du fondé de pouvoir royal et vicaire général du roi En Pierre dans le royaume de Valence.

Pendant son séjour dans la cité de Valence, il se délassait par la chasse et autres amusements. Souvent, en chassant, il allait visitant les châteaux et maisons de campagne du royaume.

Pendant qu’il était à Xativa Dieu permit qu’il tombât malade de la fièvre, et il fut si malade qu’il ne pouvait se lever. Tous les médecins en augurèrent mal, surtout parce qu’il était âgé de plus de quatre-vingts ans. Vous comprenez bien qu’un vieillard ne peut suivre le même régime de vie qu’un homme jeune ; toutefois il conserva tout son bon sens et son excellente mémoire.

Les Sarrasins de Grenade, avec lesquels il était en guerre, ayant appris qu’il était malade, entrèrent avec mille cavaliers et grand nombre de gens à pied jusques à Alcoy. Ils eurent une rencontre avec Garcia Ortiz, qui était lieutenant du fondé de pouvoir royal dans le royaume de Valence ; ils se battirent avec lui et avec sa bonne troupe, qui était de deux cents hommes à cheval et cinq cents piétons. Dieu permit qu’en cette rencontre Garcia Ortiz périsse avec un grand nombre de ses compagnons.

Aussitôt que le roi qui était dans son lit, apprit cette défaite, il s’écria : « Sus, sus, amenez-moi mon cheval et préparez-moi mes armes ! Je veux marcher contre ces traîtres de Sarrasins qui me croient mort. Ils ne se doutent pas que je saurai encore les exterminer tous. » Et il était si résolu que, dans sa colère, il voulait se dresser sur son lit, mais il ne le put pas.

CHAPITRE XXVII

Comment le roi En Jacques, étant affaibli par la maladie, se fit porter sur une litière avec sa bannière, pour aller combattre les Sarrasins ; et comment, avant son arrivée, l’infant En Pierre y était allé si fort brochant qu’il les avait vaincus.

Il leva alors les mains au ciel et dit : « Seigneur, pourquoi permettez-vous que je sois ainsi privé de mes forces ? Eh bien donc ! ajouta-t-il, puisque je ne puis me lever faites sortir ma bannière, et qu’on me porte sur une litière jusqu’aux lieux où sont ces Maures perfides. Ils ne pensent plus que je suis de ce monde ; mais ils n’auront pas plus tôt aperçu la litière qui me porte, qu’à l’instant nous les aurons vaincus, et tous seront bientôt pris ou tués.

Ainsi qu’il avait commandé il fut fait ; mais son fils, l’infant En Pierre, l’avait prévenu et s’était jeté au milieu d’eux. La bataille fut rude et sanglante ; et cela devait être, car contre un chrétien il y avait quatre Sarrasins. Malgré cette supériorité de nombre, l’infant En Pierre s’élança brochant si impétueusement au milieu d’eux qu’il les mit en déroute. Deux fois il eut son cheval tué sous lui, et deux fois deux de ses cavaliers descendirent pour lui donner leurs chevaux pour qu’il remontât, et eux restèrent démontés. Enfin, dans cette action, tous les Sarrasins furent pris ou tués. Au moment où l’on élevait sur le champ de bataille la bannière du seigneur roi En Jacques, lui-même parut porté sur sa litière. Le roi En Pierre fut très fâché de voir là son père, parce qu’il craignait que cette fatigue ne lui devînt funeste ; il brocha des éperons, vint à lui, mit pied à terre, fit déposer la litière et la bannière, baisa les pieds et les mains de son père, et lui dit en pleurant : « Oh ! Mon seigneur et père, qu’avez-vous fait ? Ne saviez-vous pas que je tenais votre place et qu’il n’était pas nécessaire de vous hâter ? —Ne dites point cela, mon fils, répondit le roi ; mais que sont devenus ces maudits Sarrasins ? — Grâces au ciel et à notre bonne fortune, mon père, ils sont tous morts ou prisonniers. — Me dites-vous la vérité, mon fils ? — Oui, mon père. » Alors il leva les mains au ciel, remercia Dieu, baisa trois fois son fils sur la bouche, et lui donna maintes et maintes ibis sa bénédiction.

CHAPITRE XXVIII

Comment le roi En Jacques, après s’être confessé et avoir reçu le corps précieux de Notre Seigneur Jésus-Christ, rendit son âme à Dieu ; et de la coutume observée par les fondateurs de Majorque jusqu’à ce jour.

Le roi En Jacques ayant vu cela et rendu grâces à Dieu revint à Xativa, et le roi En Pierre, son fils, l’accompagna Quand ils furent arrivés à Xativa, on fut bien joyeux de cette nouvelle victoire due à la faveur de Dieu ; mais on était en même temps très affligé de voir le mauvais état du seigneur roi. Cependant il fut convenu entre le roi En Pierre et les barons et prélats de Catalogne, chevaliers, citoyens et prud’hommes de Xativa et autres lieux, qu’en témoignage de la joie dont cette victoire remportée par son fils remplissait le cœur du seigneur roi, on transporterait toutes les fêtes à Valence. Ainsi fut-il exécuté.

Quand ils furent à Valence, toute la cité vint au-devant du roi En Jacques ; on le porta au palais, où il fut confessé plusieurs fois ; il communia, reçut l’extrême-onction et prit dévotement tous ses sacrements. Après quoi, plein de joie en son cœur, et voyant la bonne fin que Dieu lui avait accordée, il fit appeler les rois ses fils, ainsi que ses petits-fils, leur donna à tous sa bénédiction, et les endoctrina et prêcha, car il avait tout son bon sens et toute sa mémoire ; il les recommanda tous à Dieu, croisa ses mains sur sa poitrine, et dit l’oraison que Notre Seigneur vrai Dieu prononça sur la croix ; et aussitôt cette oraison terminée, son âme se dégagea de son corps, et, joyeuse et satisfaite, gagna le saint paradis.

Ainsi mourut le roi En Jacques, le sixième jour de juillet[28] 1276 ; il voulut que son corps fût porté au monastère de l’ordre de Poblet ; ce sont des moines blancs placés au milieu de la Catalogne. Les gémissements et les cris retentirent aussitôt par toute la cité ; il n’y avait riche homme, varlet de suite, chevalier, citoyen, ni dame ou demoiselle, qui ne suivissent sa bannière et son écu, accompagnés de dix chevaux auxquels on avait coupé la queue ; et tout le monde allait pleurant et criant.

Ce deuil dura quatre jours dans la cité ; ensuite tous ceux qui étaient invités à assister au convoi accompagnèrent le corps. Et dans tous les lieux, châteaux et villes où il avait été accueilli au milieu des éclats de la joie et des plaisirs, il fut accueilli au milieu des cris et des pleurs.

Ce fut avec de semblables démonstrations de douleur que son corps fut transporté au monastère de Poblet. Là se trouvèrent des archevêques, évêques, abbés, prieurs, abbesses, prieuresses, religieux, comtes, barons, varlets de suite, chevaliers, citoyens, bourgeois et gens de toutes conditions du royaume ; tellement, qu’à six lieues de distance les bourgs et les chemins ne pouvaient les contenir. Les rois ses fils, les reines et ses petits-fils s’y rendirent. Que vous dirai-je ? l’affluence fut si grande qu’on n’a jamais vu une foule si considérable assister aux obsèques d’aucun seigneur quel qu’il soit ; enfin après les plus nombreuses processions, au milieu des cris, des pleurs et des prières, il fut mis en terre. Dieu veuille, dans sa miséricorde, recevoir son âme ! Amen. Je suis bien assuré qu’il est au nombre des saints du paradis, et chacun doit ainsi le croire.

Cette cérémonie terminée, les rois retournèrent chez eux, ainsi que les comtes, barons et autres. Et nous pouvons bien dire de ce seigneur : qu’il fut heureux, même avant que de naître, que sa vie fut de même et que sa fin fut encore meilleure.

J’approuve fort les fondateurs de Majorque qui ont ordonné que chaque année, le jour de Saint Sylvestre et Sainte Colombe, jour où le roi avait pris Majorque, on ferait dans la cité une procession générale dans laquelle on porterait la bannière dudit seigneur roi, et que dans cette journée on priât pour son âme, et que toutes les messes qui seraient chantées ce jour-là dans la ville et dans toute l’île seraient pour l’âme du roi et pour qu’on conjurât le ciel de protéger et défendre ses descendants, et de leur donner victoire contre leurs ennemis. Or, je supplierais notre roi d’Aragon, si tel était son bon plaisir, d’ordonner que les prud’hommes de la cité de Valence fissent de même tous les ans, le jour de Saint Michel, une procession générale pour l’âme dudit seigneur roi, et pour l’accroissement et la prospérité perpétuelle de ses descendants, et pour qu’il leur donne victoire et honneur sur tous leurs ennemis ; et cela parce que cette cité fut prise la veille de la Saint Michel par le roi En Jacques. Ce jour-là tous les prêtres et les religieux feraient des prières et chanteraient des messes pour l’âme du roi En Jacques. Je voudrais encore que le lendemain, par l’ordre du roi et des magistrats de la ville, il se fit à perpétuité de grandes charités. Que chacun s’efforce donc de son mieux à faire tout le bien possible, et il en sera récompensé dans l’autre monde et honoré dans celui-ci, et il n’est aucun acte de charité qui se fasse à Valence ou ailleurs qui ne soit récompensé par Dieu, qui fait croître et multiplier les biens de ceux qui les font.

Je cesse de parler du roi En Jacques pour parler de son fils aîné, En Pierre, roi d’Aragon et de Valence, comte de Barcelone, ainsi que de leurs descendants, chacun en son temps et lieu.

CHAPITRE XXIX

Comment, après la mort du roi En Jacques, ses deux fils furent couronnés roi, c’est-à-dire l’infant En Pierre roi d’Aragon, Valence et Catalogne, et l’infant En Jacques roi de Majorque, Minorque et Cerdagne ; et comment la Catalogne vaut mieux que toute autre province.

Le roi En Jacques étant trépassé de cette vie, les infants En Pierre et En Jacques furent couronnés rois. L’infant En Pierre se rendit à Saragosse, où il convoqua les cortès ; on lui plaça la couronne d’Aragon sur la tête avec la plus grande solennité, au milieu des plaisirs et des fêtes. Il serait trop long de vous raconter les grâces et les dons qui s’y firent. Après avoir été couronné en Aragon il vint à Valence ; les cortès y furent également nombreuses. Il y vint, de toute la Castille, une grande quantité de personnes qui reçurent des faveurs et des présents considérables. Là il prit la couronne du royaume de Valence. Il se rendit ensuite à Barcelone, où il y eut des cortès nombreuses et beaucoup d’autres personnes ; il fut fier et charmé de recevoir la guirlande par laquelle il fut créé comte de Barcelone et seigneur de toute la Catalogne. Qu’on ne s’imagine pas que la Catalogne soit une province peu importante ; sachez au contraire que le peuple de cette contrée est généralement plus riche qu’aucun autre que je sache ou aie vu, quoique bien des gens prétendent qu’il soit pauvre. Il est vrai qu’on ne voit point en Catalogne, comme ailleurs, des hommes puissants posséder de très grandes richesses en argent, mais la plus grande partie du peuple est dans l’aisance plus que partout ailleurs ; les habitants vivent dans leurs maisons, en compagnie de leur femme, et de leurs enfants, avec plus d’ordre et d’abondance domestique que tout autre peuple. Vous serez en outre étonnés de ce que je vais vous dire, et cependant si vous observez bien, vous trouverez que cela est vrai ; c’est que nulle part il n’y a autant de gens qui parlent un seul et même langage qu’il y en a en Catalogne. Quant aux Castillans, la Castille proprement dite est petite et peu peuplée ; et dans le royaume de Castille, où il y a de nombreuses provinces, chacun parle une langue différente ; et ils sont aussi divisés par là entre eux que les Catalans le sont des Aragonais, quoiqu’ils aient tous le même seigneur. Vous trouverez pareille diversité en France, en Angleterre, en Allemagne ; les différentes provinces de la et, habitées par des Grecs, tous sujets de l’empereur de Constantinople, vous offriront la même différence, ainsi que la Morée, le royaume d’Arta, la Blanqui,[29] le royaume de Salonique, la Macédoine, l’Anatolie, et bien d’autres provinces, entre lesquelles vous trouverez autant de différence dans le langage qu’entre la Catalogne et l’Aragon. Il en est de même dans tous les autres pays du monde. Quant aux Tartares, on les dit très nombreux, mais ils ne le sont pas ; ils paraissent nombreux, et ont soumis beaucoup de nations, parce que jamais vous ne trouverez de Tartares qui s’occupent d’aucun travail des mains, et qu’ils vont sans cesse guerroyant et marchant en corps d’armée avec leurs femmes et leurs enfants. Pensez si les Catalans n’en pourraient pas faire autant, eux qui sont plus nombreux qu’eux et qui le sont même deux fois autant, car je vous ai parlé vrai sur les Catalans ; bien des gens pourront s’en étonner et traiter de fables ce que j’en ai dit ; mais qu’on en pense ce qu’on voudra, c’est la pure vérité.

Lorsque le roi En Pierre eut été couronné roi par la grâce de Dieu, il alla visiter ses terres. On peut bien dire de lui que jamais il n’exista seigneur qui ait livré aussi peu de personnes à la mort et qui ait clé aussi redouté pour sa justice et craint de tous ses gens. Il mit tout son royaume en si bonne paix que les marchands et autres personnes pouvaient aller partout avec sécurité, avec leurs sacs de florins et de doublons.

De son côté l’infant En Jacques se rendit à Majorque et se fit couronner roi au milieu des plus grandes fêtes et au contentement général ; il alla ensuite en Roussillon et à Perpignan ; il prit la guirlande des trois comtés de Roussillon, de Confluent et de Cerdagne. Il réunit de nombreuses cortès et il y vint une grande multitude de barons de Catalogne, d’Aragon, de Gascogne et du Languedoc ; là se firent de riches présents. Il alla ensuite à Montpellier et entra en possession de la seigneurie et baronnie de cette cité. Et pais chacun d’eux régna en son royaume avec justice et vérité, au gré de Dieu et de leurs peuples.

CHAPITRE XXX

Comment le seigneur roi En Pierre déposa Mira Boaps, roi de Tunis, qui ne voulait pas payer le tribut, et mit à sa place son frère Mira Boaps ; et comment En Corral Llança commanda deux galères dans cette expédition.

Je retourne au roi En Pierre, qui alla visiter ses royaumes et toutes ses terres. Se trouvant à Barcelone il pensa qu’il devait recevoir le tribut qu’était tenue de payer la maison de Tlemcen. Le Mostanzar qui, après le Mira-Molin de Maroc et après Saladin, sultan de Babylone, était le meilleur sarrasin du monde, étant mort ; le roi pensa qu’il ne devait point négliger d’exiger ce tribut. Il réunit un grand nombre de ses conseillers, et surtout le noble En Corral Llança, et en présence de tous il lui dit : « En Corral, vous savez qu’à la mort du Mostanzar, qui était un grand ami de notre père, vous êtes allé à Tunis demander le tribut l’année passée. Vous saurez qu’ils ne nous ont pas encore envoyé ce tribut, et il paraît même qu’ils veulent persévérer dans cette conduite ; il est bon de les en faire repentir et de montrer quelle est notre puissance. Nous avons donc résolu de déposer celui qui est roi, et de déclarer Mira-Busach, son frère, seigneur et roi ; nous ferons ainsi un acte de justice et nous honorerons la maison d’Aragon, de telle manière que chacun pourra dire, que nous avons placé un roi à Tunis parce que la chose était juste. —Seigneur, répondit En Corral Llança, veuillez nous raconter l’affaire et nous dire pourquoi vous avez pris la résolution d’en agir ainsi, afin que tous puissent en être instruits complètement, et là-dessus chacun pourra vous dire ce qu’il en pense pour votre honneur. » Le roi lui répondit : « Vous dites bien. Je veux donc que vous sachiez, qu’ainsi que je l’ai déjà dit, le Mostanzar fut un grand ami de notre père, et que chaque année il lui adressait son tribut et des joyaux précieux. Il est mort et n’a pas laissé d’enfant, mais seulement deux frères ; l’aîné est nommé Mira-Busach et le plus jeune Mira Boaps. Il avait envoyé dans le Levant Mira-Busach, l’aîné des frères, avec une grande troupe de chrétiens et de Sarrasins pour mettre le pays à composition, et Mira Boaps était resté à Tunis. A la mort du Mostanzar, qui avait laissé son royaume à Mira-Busach, Mira Boaps se trouvant à Tunis n’attendit point son frère et se fit roi de Tunis, et il tient le royaume contre tout droit et toute justice ; mais Mira Busach, ayant appris la mort de son frère le roi, se hâta de partir pour Tunis. Mira Boaps, sachant qu’il était en chemin, lui fit dire que si sa vie lui était chère, il n’approchât pas, et qu’il sût bien que, s’il persistait, il lui ferait couper la tête. Mira-Busach s’en retourna donc à Cabès, et il y est encore, ne sachant ce qu’il doit faire. Or nous ferons bien de favoriser la justice et en particulier de faire exécuter les volontés du Mostanzar. Nous ferons donc armer dix galères, et nous voulons que vous, En Corral Llança, vous en soyez le chef et capitaine ; et vous irez directement à Cabès, et porterez nos lettres à Mira-Busach, à Beninargan, à Benatia et à Barquet ; ce sont les trois barons les plus grands et les plus puissants qui soient à Miqui, et ils nous ont, eux et leurs pères, de grandes obligations ; et comme notre père fit dans le temps de grands présents au Mostanzar, roi de Tunis, qui est mort, ils feront tout ce que vous leur demanderez et direz de notre part. Vous vous arrangerez avec eux pour que, avec toutes leurs forces, ils marchent par terre avec Mira-Busach devant Tunis ; vous les y précéderez avec les galères ; vous ravagerez entièrement le port de Tunis, et vous vous emparerez de tous les navires et lins qui s’y trouveront, soit chrétiens, soit Sarrasins, et prendrez tous ceux qui y arriveront, et vous investirez la cité, de manière qu’elle ne puisse recevoir ni secours ni vivres, soit par terre, soit par mer. Vous porterez secrètement les lettres que nous écrivons à Mater, père au Moaps. Quand les habitants de la cité verront la disette qu’ils éprouvent, ils se soulèveront contre le Moaps, surtout quand vous leur direz que jamais nos dix galères, et même plus s’il est nécessaire, ne quitteront leur port, tant qu’on n’aura pas reconnu pour seigneur et pour roi Mira-Busach, à qui ce titre est dû. J’espère qu’avec l’aide de Dieu les choses iront ainsi que je l’ai résolu. » En Corral Llança et tous ceux du conseil dirent que c’était Tort bien pensé et parlé ; et ainsi que l’avait voulu le seigneur roi, ainsi fit-on.

CHAPITRE XXXI

Comment le roi En Pierre fit armer dix galères et chargea En Corral Llança des conventions et traités qu’il devait faire avec Mira-Busach ; et comment les ordres du roi furent exécutés.

Le roi fît aussitôt armer cinq galères à Barcelone et cinq à Valence. On peut dire qu’elles furent si bien armées qu’elles pouvaient faire autant que vingt galères de tout autres gens. Quand elles furent prêtes, En Corral Llança, avant de s’embarquer, alla prendre congé du roi qui était à Lérida. Le roi lui remit ses lettres et fit rédiger article par article tout ce qu’il avait à exécuter. Entre autres choses comprises dans les articles, il s’y trouvait : que, dès qu’il aurait eu sa conférence avec Mira-Busach, Benmargan, Benatia, Barquet et les Moaps qui étaient à Cabès, et arrangé l’entrée à Tunis, il prit le serment de Mira-Busach et la confirmation du témoignage des autres aussi par serment, et avec foi et hommage, stipulant que, dès qu’il serait roi de Tunis, il paierait le tribut dû jusqu’à ce jour, et qu’à dater de ce même jour les rois de Tunis prenaient à jamais l’obligation de payer ce tribut à tout roi d’Aragon et comte de Barcelone ; et que tous les Moaps signassent comme témoins. De plus il serait stipulé : que par la suite l’alcade majeur qui commanderait aux chrétiens de Tunis devait être un riche homme ou chevalier du roi d’Aragon ; qu’il serait nommé par le roi d’Aragon et pourrait en tout temps être renvoyé ou changé à la volonté dudit roi d’Aragon ; qu’en quelque lieu où ils fissent la guerre, ils porteraient la bannière du roi d’Aragon, et que, soit qu’ils fussent avec le roi, soit qu’ils combattissent seuls, tous seraient tenus de protéger cette même bannière à l’égal de celle du roi de Tunis ; de plus, le collecteur de la gabelle du vin, qui est une grande charge, devait être un Catalan qui pourrait être nommé par ledit seigneur roi d’Aragon, parce que la moitié de ce droit devait appartenir au roi d’Aragon. De plus le roi d’Aragon pourrait nommer des consuls charges de faire rendre justice aux marchands catalans, aux patrons des navires et aux mariniers qui venaient à Tunis et dans tout le royaume, et il y en aurait aussi un autre à Bugia.

Ledit Mira-Busach promit alors par écrit au roi d’Aragon et à ses gens toutes les choses ci-dessus mentionnées, et bien d’autres franchises qui se trouvent toutes dans les chartes, et le roi les fit confirmer encore quand il fut dans Tunis et reconnu roi.

En Corral Llança, muni de ces lettres et instructions, quitta le roi, alla prendre cinq galères à Valence et se rendit à Barcelone où il trouva les cinq autres. Il s’embarqua avec la grâce de Dieu, et accomplit au point et à l’heure tout ce que le roi lui avait ordonné, et au-delà. Que vous dirai-je ? Il plaça sur le trône de Tunis Mira-Busach, de la manière dont le roi le lui avait prescrit ; et il fit bien plus, car, en entrant dans Tunis, il ne se contenta pas de placer la bannière du seigneur roi sur la porte de la ville, mais il la plaça sur la tour qui est au-dessus de la porte. Et quand il eut fait confirmer les articles du traité ci-dessus mentionné et reçu le tribut complet, et bien des joyaux riches et magnifiques en sus du tribut envoyé par le roi de Tunis au roi d’Aragon, il s’en retourna en battant toute la côte jusqu’à Ceuta et s’emparant d’un grand nombre de navires, lins et barques des Sarrasins, de sorte que nul ne fit mieux ce qui lui était confié. Il s’en retourna ainsi chargé de richesses en Catalogne et trouva le roi à Valence. Le roi lui fit très bon accueil. Et de l’avoir et des joyaux qu’il avait apporté le roi lui en fit une bonne part, à lui et à tous ceux des galères ; si bien que, avec ce qu’ils avaient gagné dans ce voyage et avec ce que le roi leur donna, ils furent tous riches et à leur aise. Voyez donc les heureux commencements que Dieu accorda à notre roi aussitôt après son couronnement. Ne parlons plus de lui en ce moment, nous saurons bien y revenir en son temps ; parlons aujourd’hui de l’empereur Frédéric et de ses fils, car cela convient à l’objet de notre ouvrage.

 

 

 



[1] L’histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la chronique catalane du roi Jacques.

[2] Les riches hommes formaient dans les royaumes chrétiens d’Espagne l’ordre supérieur de la noblesse.

[3] L’histoire de la conquête de Valence forme le troisième livre de la Chronique catalane du roi Jacques.

[4] C’était le nom que portait aux treizième et quatorzième siècles l’infanterie aragonaise. Les savants ne sont pas d’accord sur le sens de ce mot ; les uns le font venir de l’arabe, où le radical Garaf, composé en Almugavarin, signifie guerrier. Cette étymologie est la plus vraisemblable. D’autres assurent que les Almogavares étaient une tribu qui avait accompagné les Goths ou les Huns lors de leur établissement dans l’empire romain.

[5] Partie méridionale de la Calabre ultérieure, le long du détroit de Sicile, terre des anciens Brutiens.

[6] Frédéric II.

[7] Le mariage de Pierre III avec Constance, fille de Manfred et de Béatrice de Savoie, eut lieu le 13 juillet 1262 à Montpellier.

[8] Pierre mourut le 12 novembre 1285.

[9] Constance mourut à Barcelone l’an 1300.

[10] Alphonse devint roi d’Aragon et de Valence, et comte de Barcelone.

[11] Jacques fut d’abord roi de Sicile, et succéda à son frère Alphonse à la couronne d’Aragon en 1291.

[12] Frédéric devint roi de Sicile après le départ de son frère Jacques.

[13] pierre épousa Guillelmine de Bloncade, fille de Gaston, seigneur de Béarn.

[14] Elisabeth, mariée à Denis, roi de Portugal.

[15] Yolande épousa Robert, fils de Charles II, roi de Naples et de Jérusalem.

[16] L’infant Jacques épousa Esclarmonde de Foix, sœur de Roger-Bernard II, le 4 octobre 1275, à Perpignan.

[17] C’est-à-dire montés sur genêts ou petits chevaux du pays.

[18] Isabelle, mariée à Philippe le Hardi.

[19] Le 18 août 1283, Jacques II de Majorque reconnut par un acte que la ville de Montpellier, le château de Lates, appelé autrefois le Palu, et tous les autres châteaux et villages de la baronnie de Montpellier et des environs, tels qu’ils avaient été possédés par Guillaume de Montpellier, étaient du royaume de France. Il reconnut aussi que la ville de Montpellier, le château de Lates et leurs dépendances étaient de la mouvance de l’église de Maguelone, et qu’il les tenait on arrière-fief de la couronne, et que le tout était du ressort du roi, promettant de ne jamais contrevenir à cette déclaration, Philippe le Hardi, à son tour, étant retourné à Toulouse, y déclara, le lundi avant la Saint-Barthélemy, que, par l’affection singulière qu’il avait envers Jacques, roi de Majorque, seigneur de Montpellier, il lui accordait, par une grâce spéciale, ainsi qu’aux seigneurs de Montpellier ses successeurs, que toutes les causes d’appel qui pourraient émaner, soit de la personne de ce prince, soit de celle de son lieutenant dans la baronnie de Montpellier et ses dépendances, ne seraient relevées ni devant le sénéchal de Beaucaire, ni devant tout autre sénéchal, mais devant le roi de France lui seul et sa cour. Philippe le Bel avait acquis de l’évêque de Maguelone la partie de cette ville nommée partie antique

[20] Valence avait été prise en septembre 1258 et Murcie fut prise en février 1266, ancien style, ou 1267, nouveau style.

[21] En castillan, adelantado, gouverneur.

[22] Pierre III, dit le Grand, roi d’Aragon en 1276.

[23] Je conserverai ce vieux mot français, qui répond exactement au mot catalan. Le lin était plus petit que la galère.

[24] Ce qui répond au huzza ou houra des peuples du Nord.

[25] Grégoire X s’était rendu à Lyon dès le mois de novembre 1273, dans l’intention d’y réunir l’année suivante un concile général. Philippe le Hardi vint lui rendre visite au mois de février 1274, et Grégoire profita habilement de la déférence que lui témoignait le roi de France pour en obtenir Avignon et le Comtat Venaissin, cédés d’abord au Saint-Siège en 1229 par Raymond VII, mais rendus depuis à Raymond par Grégoire IX. Ce concile, dont le but était de subvenir aux besoins de la Terre Sainte et de réunir les Églises grecque et latine, s’ouvrit en mars 1274, et fut clos le 17 juillet suivant.

[26] Le roi de Castille avait espéré que Grégoire disposerait en sa faveur de la dignité impériale, à laquelle les électeurs venaient d’appeler Rodolphe de Habsbourg en octobre 1273 ; mais le pape obtint de larges concessions de Rodolphe et il le confirma dans la possession de l’empire.

[27] Suivant Bofarull, Jacques avait déjà fait son testament, en 1272 ; il abdiqua en faveur de son fils, le 6 juillet 1276 à Alcira, et mourut à Valence le 27 juillet 1276. Cet acte du 6 doit être postérieur à celui dont parle ici Muntaner, et qui n’était qu’une sorte de reconnaissance de leur droit futur d’héritage.

[28] Suivant Bofarull le 27 juillet.

[29] La Blaquie ou Valachie est la partie de la Grèce située entre la Thessalie et l’Epire