Chronique d'Aragon de Ramon Muntaner

 

PRISE DE MAJORQUE

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

CHAPITRE VII.

Où on raconte sommairement les grandes prouesses du roi En Jacques ; et comment, n’ayant pas encore vingt ans, il s’empara de Majorque par la force de ses armes.

Afin que chacun sache quelles furent les grandes faveurs de Dieu envers le roi En Jacques d’Aragon pendant sa vie, je vais vous en dire sommairement une partie. Je ne veux pas vous en faire un détail circonstancié par ordre, attendu qu’on a déjà fait beaucoup de livres sur sa vie, ses conquêtes, son courage, ses efforts et ses prouesses ; ainsi je vous conterai cela en abrégé, pour pouvoir mieux venir ensuite à la matière dont j’ai à vous entretenir.

Ainsi que je vous l’ai déjà dit, jamais il ne fut roi auquel, pendant sa vie, Dieu ait accordé autant de faveurs qu’au roi En Jacques. Je vous en raconterai une partie. D’abord sa naissance fut l’effet d’un grand miracle, ainsi que vous l’avez vu ; ensuite il fut le prince le plus beau, le plus sage, le plus généreux et le plus droiturier ; aussi fut-il, plus qu’aucun autre roi, aimé de tout le monde, de ses sujets comme des étrangers, et de tous ceux qui vivaient auprès de lui ; et tant que durera le monde on dira toujours : « Le bon roi En Jacques d’Aragon. » En outre, il aima et craignit Dieu sur toutes choses ; et celui qui aime Dieu aime aussi son prochain, et est juste, vrai et miséricordieux ; et il fut amplement pourvu de toutes ces qualités, et fut en même temps le meilleur homme d’armes qui fût jamais. J’ai été témoin de toutes ses qualités, et je puis les affirmer, aussi bien que tous ceux qui furent dans le cas de le voir et d’entendre parler de lui. Dieu lui fit de plus la haute faveur de lui accorder d’excellents enfants et petits-enfants, soit filles, soit garçons, et de les voir de son vivant, ainsi que je vous l’ai raconté. Dieu lui accorda encore la satisfaction de faire, avant l’âge de vingt ans, la conquête du royaume de Majorque et de l’enlever aux Sarrasins, après bien des peines et dos travaux qu’il souffrit, lui et les siens, soit dans les combats, soit par la disette, les maladies et autres contretemps, ainsi que vous pouvez le voir dans le livre qu’il composa sur la prise de Majorque.[1] J’ajoute à cela que cette conquête se fit de la manière la plus courageuse et la plus hardie qui fut jamais employée pour s’emparer d’une ville comme Majorque, qui est une des fortes villes du monde et la mieux défendue par ses murailles. Comme le siège dura longtemps au milieu du froid, de la chaleur, de la disette, il fit faire, par le bon comte d’Ampurias, une excavation par la quelle la ville fut minée ; une grande portion de la muraille s’écroula le jour de Saint Silvestre et de Sainte Colombe, en l’an douze cent vingt-huit ; et par cette brèche le roi, l’épée à la main, à la tête de ses troupes, pénétra dans la ville ; et la bataille fut terrible dans la rue nommée aujourd’hui Saint-Michel. Le seigneur roi reconnut le roi sarrasin, se fit jour jusqu’à lui avec son épée et le saisit par la barbe ; car il avait juré de ne point quitter ces lieux qu’il ne tînt par la barbe le roi des Sarrasins. Ainsi exécuta-t-il on serment.

CHAPITRE VIII

Où il est dit pourquoi le seigneur En Jacques étant devant Majorque fit le serment de ne point quitter ces lieux qu’il n’eût pris par la barbe le roi des Sarrasins ; et comment, après avoir pris Majorque, Minorque et Ibiza, il en reçut des tributs, et quels furent les chrétiens qui les premiers peuplèrent l’île de Majorque.

Le roi fit ce serment parce que ledit roi sarrasin avait lancé des captifs chrétiens sur l’armée, avec ses trébuchets, et il plut à notre Seigneur Jésus-Christ qu’il vengeât leur mort. Lorsqu’il se fût emparé de la ville tout le royaume se soumit à lui, à l’exception de l’île de Minorque qui est à peu près à trente milles de Majorque ; mais le Moxérif de Minorque se reconnut son homme et son vassal et convint avec lui de lui payer un certain tribut chaque année. Il en fut de même de l’île d’Ibiza, qui est à soixante milles de Majorque. Chacune de ces îles est bonne et puissante ; elles ont l’une et l’autre cent milles et elles étaient bien peuplées de bonnes gens maures.

Le roi en agit ainsi parce qu’il ne pouvait y séjourner plus longtemps, attendu que les Sarrasins du royaume de Valence faisaient beaucoup d’incursions dans ses terres, et que ses sujets en souffraient tant de dommages qu’il était obligé d’aller à leur secours ; voilà pourquoi il quitta alors ces deux îles et n’en chassa pas les Sarrasins dans cette saison. Il les y laissa aussi parce que son monde lui était nécessaire pur peupler la cité et l’île de Majorque. La population d’une île aurait ainsi souffert de celle des autres. Ce parti lui parut le meilleur, et il laissa ces deux îles peuplées de Sarrasins, bien sûr de les conquérir quand il voudrait. Après avoir pris ladite cité et l’île, il leur accorda de plus grandes franchises et libertés qu’à aucune autre ville du monde ; aussi est-ce aujourd’hui une des plus nobles cités de l’univers, pleine des plus grandes richesses et peuplée de Catalans, tous de bon lieu. Les successeurs de ceux-ci forment de nos jours la population la plus honorable et la plus à l’aise qui soit au monde.

 

 

 



[1] Le roi Jaume ou Jacques a écrit lui-même en catalan une chronique de son temps, imprimée à Valence en 1881, in-folio. La conquête de Majorque forme le second livre