LES CROISADES

1095-1270

 

PAR JULES MICHELET

PARIS - J. HETZEL ET Cie - 1880.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — PREMIÈRE CROISADE (1095-1099)

CHAPITRE DEUXIÈME. — SUITES DE LA CROISADE. - PREMIÈRE MOITIÉ DU XIIe SIÈCLE.

CHAPITRE TROISIÈME. — SECONDE CROISADE (1147-1149)

CHAPITRE QUATRIÈME. —  TROISIÈME CROISADE (1190-1191)

CHAPITRE CINQUIÈME. — QUATRIÈME CROISADE (1202-1204)

CHAPITRE SIXIÈME. — SAINT-LOUIS. - SES CROISADES (1226-1266)

 

 

CHAPITRE PREMIER. — PREMIÈRE CROISADE (1095-1099)

Elle fonda l'unité de l'Europe. — État de l'Islamisme en Asie. — L'essence de l'Islamisme est l'unité. — La dualité entre dans l'Islamisme. — Alides. — Ismaïlites, — Doctrine mystique des Ismaïlites, ou Assassins. — Puissance d'Hassan (1090). — Jeunesse et vigueur du christianisme. — Pèlerinages armés ; commencement des croisades. — Premières hostilités, patience des pèlerins. — Les Grecs appellent les princes de l'Occident. — Foi et confiance du peuple. — Pierre l'Ermite. — Urbain II prêche la croisade à Clermont (1095). — Grandeur du mouvement populaire. — Départ des premiers Croisés. — Les nobles se croisent. — Raymond de Toulouse. — Bohémond-Tancrède. — Godefroi de Bouillon. — Départ des chefs. — Arrivée à Constantinople. — Haine des Grecs contre les Croisés. — Fascination de l'Orient. — Alexis Comnène reçoit l'hommage des Croisés. — Prise de Nicée. — Souffrances des Croisés. — Prise d'Antioche (1098). — Elle reste à Bohémond. — Prise de Jérusalem (1099). — Godefroi roi de Jérusalem.

 

La première croisade fonda l'unité de l'Europe. — De toutes parts, vers la fin du XIe siècle, l'Église triomphait dans l'Europe par l'épée des Français. En Sicile et en Espagne, en Angleterre et dans l'empire grec, ils avaient commencé ou accompli la croisade contre les ennemis du pape et de la foi.

Toutefois, ces entreprises avaient été trop indépendantes les unes des autres, et aussi trop égoïstes, trop intéressées, pour accomplir le grand but de Grégoire VII et de ses successeurs : l'unité de l'Europe sous le pape, et l'abaissement des deux empires. Pour approcher de ce grand but de l'unité, il fallait que l'Église s'en mêlât, que le christianisme vînt au secours. Le monde du onzième siècle avait dans sa diversité un principe commun de vie, la religion ; une forme commune, féodale et guerrière. Une guerre religieuse pouvait seule l'unir ; il ne devait oublier les diversités de races et d'intérêts politiques qui le déchiraient qu'en présence d'une diversité générale et plus grande ; si grande qu'en comparaison toute autre s'effaçât. L'Europe ne pouvait se croire une et le devenir qu'en se voyant en face de l'Asie. C'est à quoi travaillèrent les papes, dès l'an 1000. Un pape français, Gerbert, Sylvestre II, avait écrit aux princes chrétiens, au nom de Jérusalem. Grégoire VII eût voulu se mettre à la tête de cinquante mille chevaliers pour délivrer le saint sépulcre. Ce fut Urbain II, Français comme Gerbert, qui en eut la gloire. L'Allemagne avait sa croisade en Italie ; l'Espagne chez elle-même. La guerre sainte de Jérusalem, résolue en France au concile de Clermont, prêchée par le Français Pierre l'Ermite, fut accomplie surtout par des Français. Les croisades ont leur idéal en deux Français : Godefroi de Bouillon les ouvre ; elles sont fermées par saint Louis. Il appartenait à la France de contribuer plus que tous les autres pays au grand événement qui fit de l'Europe une nation.

 

État de l'Islamisme en Asie. — Il y avait bien longtemps que ces deux sœurs, ces deux moitiés de l'humanité, l'Europe et l'Asie, la religion chrétienne et la musulmane, s'étaient perdues de vue, lorsqu'elles furent replacées en face par la croisade, et qu'elles se regardèrent. Le premier coup d'œil fut d'horreur. Il fallut quelque temps pour qu'elles se reconnussent et que le genre humain s'avouât son identité. Essayons d'apprécier ce qu'elles étaient alors, de fixer quel âge elles avaient atteint dans leur vie de religion.

L'islamisme était la plus jeune des deux, et déjà pourtant la plus vieille, la plus caduque. Ses destinées furent courtes ; née six cents ans plus tard que le christianisme, elle finissait au temps des croisades. Ce que nous en voyons depuis, c'est une ombre, une forme vide, d'où la vie s'est retirée, et que les barbares héritiers des Arabes conservent silencieusement sans l'interroger.

L'islamisme, la plus récente des religions asiatiques, est aussi le dernier et impuissant effort de l'Orient pour échapper au matérialisme qui pèse sur lui. La Perse n'a pas suffi, avec son opposition héroïque du royaume de la lumière contre celui des ténèbres, d'Iran contre Turan. La Judée n'a pas suffi, tout enfermée qu'elle était dans l'unité de son Dieu abstrait, et toute concentrée et durcie en soi. Ni l'une ni l'autre n'a pu opérer la rédemption de l'Asie. Que sera-ce de Mahomet qui ne fait qu'adopter ce dieu judaïque, le tirer du peuple élu pour l'imposer à tous ? Ismaël en saura-t-il plus que son frère Israël ? Le désert arabique sera-t-il plus fécond que la Perse et la Judée ?

 

L'essence de l'Islamisme est l'unité. — Dieu est Dieu, voilà l'islamisme, c'est la religion de l'unité. Point d'images, point d'art. Ce Dieu terrible serait jaloux de ses propres symboles. Il veut être seul à seul avec l'homme.

Point de Christ, point de médiateur, de Dieu-homme. Cette échelle que le christianisme nous avait jetée d'en haut, et qui montait vers Dieu par les Saints, la Vierge, les Anges et Jésus, Mahomet la supprime ; toute hiérarchie périt la divine et l'humaine. Dieu recule dans le ciel à une profondeur infinie, ou bien pèse sur la terre, s'y applique et l'écrase. Misérables atomes, égaux dans le néant, nous gisons sur la plaine aride. Cette religion, c'est vraiment l'Arabie elle-même. Le ciel, la terre, rien entre, point de montagne qui nous rapproche du ciel, point de douce vapeur qui nous trompe sur la distance ; un dôme impitoyablement tendu d'un sombre azur, comme un brûlant casque d'acier.

 

La dualité entre dans l'Islamisme. — Alides. — Ismaïlites. — L'islamisme, né pour s'étendre, ne demeurera pas dans ce sublime et stérile isolement. Il faut qu'il coure le monde, au risque de changer. Ce Dieu que Mahomet a volé à Moïse, il pouvait rester abstrait, pur et terrible sur la montagne juive ou dans le désert arabique ; mais voilà que les cavaliers du Prophète le promènent victorieusement de Bagdad à Cordoue, de Damas à Surate. Dès que la rotation du sabre, la ventilation du cimeterre, n'allumera plus son ardeur farouche, il va s'humaniser. Ils ont rejeté le Dieu-homme et repoussé l'incarnation en haine du Christ ; ils proclament celle d'Ali[1]. Ils ont condamné le magisme, le règne de la lumière ; et ils enseignent que Mahomet est la lumière incarnée ; selon d'autres, Ali est cette lumière ; les imans, descendants et successeurs d'Ali, sont des rayons incarnés. Le dernier de ces imans, Ismaïl, a disparu de la terre ; mais sa race subsiste, inconnue ; c'est un devoir de la chercher. Les califes fatemites d'Égypte étaient les représentants visibles de cette famille d'Ali et de Fatema. Avant eux, ces doctrines avaient prévalu dans les montagnes orientales de l'ancien empire persan, où l'islamisme n'avait pu étouffer le magisme.

 

Doctrine mystique des Ismaïlites, ou Assassins. — La mystérieuse Égypte ressuscita ses vieilles initiations. Les Fatemites fondèrent au Caire la loge ou maison de la, sagesse ; immense et ténébreux atelier de fanatisme et de science, de religion et d'athéisme. La seule doctrine certaine de ces. protées de l'islamisme, c'était l'obéissance pure, il n'y avait qu'à se laisser conduire ; ils vous menaient par neuf degrés de la religion au mysticisme, du mysticisme à la philosophie, au doute, ii l'absolue indifférence. Leurs missionnaires pénétraient dans toute l'Asie, et jusque dans le palais de Bagdad, inondant le califat des Abassides de ce dissolvant destructif.

 

Puissance d'Hassan (1090).— Cette doctrine ne porta tout son fruit que quand elle fut replacée dans les montagnes de la vieille Perse, vers Casbin, au lieu même d'où sortirent les anciens libérateurs, le forgeron Kawe, avec son fameux tablier de cuir, et le héros Feridun, avec sa massue à tête de buffle. Ce, protestantisme mahométan, porté au milieu de ces populations intrépides, s'y associa avec le génie de la résistance nationale, et leur enseigna un exécrable héroïsme d'assassinat. Ce fut d'abord un certain Hassan-ben-Sabah-Homairi, rejeté des Abassides et des Fatemites, qui s'empara, en 1090, de la forteresse d'Alamut — c'est-à-dire, Repaire des vautours — ; il l'appela, dans son audace, la Demeure de la fortune. Il y fonda une association dont le fatemisme était le masque, mais dont la secrète pensée semble avoir été la ruine de toute religion. Cette corporation avait, comme la loge du Caire, ses savants, ses missionnaires. Alamut était plein de livres et d'instruments de mathématiques. Les arts y étaient cultivés ; les sectaires pénétraient partout sous mille déguisements, comme médecins, astrologues, orfèvres, etc. Mais l'art qu'ils exerçaient le plus, c'était l'assassinat. Ces hommes terribles se présentaient un à un pour poignarder un sultan, un calife, et se succédaient sans peur, sans découragement, à mesure qu'on les taillait en pièces[2]. On assure que, pour leur inspirer ce courage furieux, le chef les fascinait par des breuvages enivrants, les portait endormis dans des lieux de délices, et leur persuadait ensuite qu'ils avaient goûté les prémices du paradis promis aux hommes dévoués[3]. Sans doute à ces moyens se joignait le vieil héroïsme montagnard, qui a fait de cette contrée le berceau des vieux libérateurs de la Perse. Comme à Sparte, les mères se vantaient de leurs fils morts, et ne pleuraient que les vivants. Le chef des Assassins prenait pour titre celui de scheick de la Montagne ; c'était de même celui des chefs indigènes qui avaient leurs forts sur l'autre versant de la même chaîne.

Cet Hassan, qui pendant trente-cinq ans ne sortit pas une fois d'Alamut ni deux fois de sa chambre, n'en étendit pas moins sa domination sur la plupart des châteaux et lieux forts des montagnes entre la Caspienne et la Méditerranée. Ses assassins inspiraient un inexprimable effroi. Les princes, sommés de livrer leurs forteresses, n'osaient ni les céder ni les garder ; ils les démolissaient. Il n'y avait plus de sûreté pour les rois. Chacun d'eux pouvait voir à chaque instant du milieu de ses fidèles serviteurs s'élancer un meurtrier. Un sultan qui persécutait les Assassins voit le matin, à son réveil, un poignard planté en terre, à deux doigts de sa tête : il leur paya tribut, et les exempta de tout impôt, de tout péage.

Telle était la situation de l'islamisme : le califat de Bagdad, esclave sous une garde turque ; celui du Caire, se mourant de corruption ; celui de Cordoue, démembré et tombé en pièces.

 

Jeunesse et vigueur du christianisme. — Combien le christianisme était plus vivant et plus jeune au moment des croisades ! Le pouvoir spirituel, esclave du temporel en' Asie, le balançait, le primait en Europe ; il venait de se retremper par la chasteté monastique, par le célibat des prêtres. Le califat tombait, et la papauté s'élevait. Le mahométisme se divisait, le christianisme s'unissait. Le premier ne pouvait attendre qu'invasion et ruine ; et en effet, il ne résista qu'en recevant les Mongols et les Turcs, c'est-à-dire en devenant barbare.

 

Pèlerinages armés ; commencement des croisades. — Ce pèlerinage de la croisade n'est point un fait nouveau ni étrange. L'homme est pèlerin de sa nature ; il y a longtemps qu'il est parti, et je ne sais quand il arrivera. Pour le mettre en mouvement, il ne faut pas grand'chose. Et d'abord, la nature le mène comme un enfant en lui montrant une belle place au soleil, en lui offrant un fruit, la vigne d'Italie aux Gaulois, aux Normands l'orange de Sicile[4], ou bien c'est sous la forme de la femme qu'elle le tente et l'attire.

La patrie est une autre amante après laquelle nous courons aussi. Ulysse ne se lassa point qu'il n'eût vu, fumer les toits de son Ithaque. Dans l'empire, les hommes du Nord cherchèrent en vain leur Asgard, leur ville des Ases[5], des héros et des dieux. Ils trouvèrent mieux. En courant à l'aveugle, ils heurtèrent, contre le christianisme. Nos croisés, qui marchèrent d'un si ardent amour à Jérusalem, s'aperçurent que la patrie divine n'était point au torrent de Cédron, ni dans l'aride vallée de Josaphat. Ils regardèrent plus haut alors, et attendirent dans un espoir mélancolique une autre Jérusalem. Les Arabes s étonnaient en voyant Godefroi de Bouillon assis par terre. Le vainqueur leur dit tristement : La terre n'est-elle pas bonne pour nous servir de siège, quand nous allons rentrer pour si longtemps dans son sein ?[6] Ils se retirèrent pleins d'admiration. L'Occident et l'Orient s'étaient entendus.

Il fallait pourtant que la croisade s'accomplit. Ce vaste et multiple monde du moyen âge, qui contenait en soi tous les éléments des mondes antérieurs, grec, romain et barbare, devait aussi reproduire toutes les luttes du genre humain. II fallait qu'il représentât, sous la forme chrétienne et dans des proportions colossales, l'invasion de l'Asie par les Grecs et la conquête de la Grèce par les Romains, en même temps que la colonne grecque et l'arc romain seraient reliés et soulevés au ciel, dans les gigantesques piliers, dans les arceaux aériens de nos cathédrales¡

Il y avait déjà longtemps que l'ébranlement avait commencé. Depuis l'an 1000 surtout, depuis que l'humanité croyait avoir chance de vivre et espérait un peu, une foule de pèlerins prenaient leur bâton et s'acheminaient, les uns à Saint-Jacques, les autres au mont Cassin, aux Saints-Apôtres de Rome, et de là à Jérusalem. Les pieds y portaient d'eux-mêmes. C'était pourtant un dangereux et pénible voyage. Heureux qui revenait ! plus heureux qui mourait près du tombeau du Christ, et qui pouvait lui dire, selon l'audacieuse expression d'un contemporain : Seigneur, vous êtes mort pour moi, je suis mort pour vous ![7]

 

Premières hostilités, patience des pèlerins. — Les Arabes, peuple commerçant, accueillaient bien d'abord les pèlerins. Les Fatemites d'Égypte, ennemis secrets du Coran, les traitèrent bien encore. Tout changea lorsque le calife Hakem, fils d'une chrétienne, se donna lui-même pour une incarnation. Il maltraita cruellement les chrétiens qui prétendaient que le Messie était déjà venu, et les Juifs qui s'obstinaient à l'attendre encore. Dès lors, on n'aborda guère le saint tombeau qu'à condition de l'outrager, comme aux derniers temps les Hollandais n'entraient au Japon qu'en marchant sur la croix. On sait la ridicule histoire de ce comte d'Anjou, Foulques Nerra, qui avait tant à expier, et qui alla tant de fois à Jérusalem. Condamné par les infidèles à salir le saint tombeau, il trouva moyen de verser au lieu d'urine un vin précieux. Il' revint à pied de Jérusalem, et mourut de fatigue à Metz.

 

Les Grecs appellent les princes de l'Occident. — Mais les fatigues et les outrages ne les rebutaient pas. Ces hommes si fiers, qui pour un mot auraient fait couler dans leur pays des torrents de sang, se soumettaient pieusement à toutes les bassesses qu'il plaisait aux Sarrasins d'exiger. Le duc de Normandie, les comtes de Barcelone, de Flandre, de Verdun, accomplirent dans le XIe siècle ce rude pèlerinage. L'empressement augmentait avec le péril ; seulement les pèlerins se mettaient en plus grandes troupes. En 1054, l'évêque de Cambrai tenta le voyage avec trois mille Flamands et ne put arriver. Treize ans après, les évêques de Mayence, de Ratisbonne, de Bamberg et d'Utrecht s'associèrent à quelques chevaliers normands, et formèrent une petite armée de sept mille hommes. Ils parvinrent à grand'peine, et deux mille tout au plus revirent l'Europe. Cependant, les Turcs, maitres de Bagdad et partisans de son calife, s'étant emparés de Jérusalem, y massacrèrent indistinctement tous les partisans de l'incarnation, Alides et Chrétiens.

L'empire grec, resserré chaque jour, vit leur cavalerie pousser jusqu'au Bosphore, en face de Constantinople. D'autre part, les Paternités tremblaient derrière les remparts de Damiette et du Caire. Ils s'adressèrent, comme les Grecs, aux princes de l'Occident. Alexis Comnène était déjà lié avec le comte de Flandre, qu'il avait accueilli magnifiquement à son passage ; ses ambassadeurs célébraient, avec le génie hâbleur des Grecs, les richesses de l'Orient, les empires, les royaumes qu'on pouvait y conquérir ; les lâches allaient jusqu'à vanter la beauté de leurs filles et de leurs femmes[8], et semblaient les promettre aux Occidentaux.

Tous ces motifs n'auraient pas suffi pour émouvoir le peuple, et lui communiquer cet ébranlement profond qui le porta vers l'Orient. Il y avait déjà longtemps qu'on lui parlait de guerres saintes. La vie de l'Espagne n'était, qu'une croisade : chaque jour on apprenait quelque victoire du Cid, la prise de Tolède ou de Valence, bien autrement importantes que Jérusalem. Les Génois, les Pisans, conquérants de la Sardaigne et de la Corse, ne poursuivaient-ils pas la croisade depuis un siècle ? Lorsque Sylvestre II écrivit sa fameuse lettre au nom de Jérusalem, les Pisans armèrent une flotte, débarquèrent en Afrique, et massacrèrent, dit-on, cent mille Maures. Toutefois, l'on sentait bien que la religion était pour peu de chose dans tout cela. Le danger animait les Espagnols, l'intérêt les Italiens. Ces derniers imaginèrent plus tard de couper court, à toute croisade de Jérusalem, de détourner et d'attirer chez eux tout l'or que les pèlerins portaient dans l'Orient : ils chargèrent leurs galères de terre prise en Judée, rapprochèrent ce qu'on allait chercher si loin, et se firent une terre sainte dans le Campo-Santo de Pise.

 

Foi et confiance du peuple. — Mais on ne pouvait donner ainsi le change à la conscience religieuse du, peuple, ni le détourner du saint tombeau. Dans les extrêmes misères du moyen âge, les hommes conservaient des larmes pour les misères de Jérusalem. Cette grande voix qui, en l'an 1000, les avait menacés de la fin du monde, se fit entendre encore, et leur dit d'aller en Palestine pour s'acquitter du répit que Dieu leur donnait.

Le bruit courait que la puissance des Sarrasins avait atteint son terme. Il ne s'agissait que d'aller, devant soi par la grande route que Charlemagne avait, disait-on, frayée autrefois[9], de marcher sans se lasser vers le soleil levant, de recueillir la dépouille toute prête, de ramasser la bonne manne de Dieu. Plus de misère ni de servage ; la délivrance était arrivée. Il y en avait assez dans l'Orient pour les faire tous riches. D'armes, de vivres, de vaisseaux, il n'en était besoin ; c'eût été tenter Dieu. Ils déclarèrent qu'ils auraient pour guides les plus simples des créatures, une oie et une chèvre[10]. Pieuse et touchante confiance de l'humanité enfant !

 

Pierre l'Ermite. — Urbain II prêche la croisade à Clermont (1095). — Un Picard, qu'on nommait trivialement Coucou Piètre — Pierre Capuchon, ou Pierre l'Ermite, à Cucullo —, contribua, dit-on, puissamment par son éloquence à ce grand mouvement du peuple. Au retour d'un pèlerinage à Jérusalem, il décida le pape français Urbain II à prêcher la croisade à Plaisance, puis à Clermont (1095). La prédication fut à -peu près inutile en Italie ; en France, tout le monde s'arma. Il y eut au concile de Clermont quatre cents évêques ou abbés mitrés. Ce fut le triomphe de l'Église et du peuple. Les deux plus grands noms de la terre, l'empereur et le roi de France, y furent condamnés, aussi bien que les Turcs, et la querelle des investitures mêlée à celle de Jérusalem. Chacun mit la croix rouge à son épaule ; les étoffes, les vêtements rouges furent mis en pièces, et n'y suffirent pas[11].

 

Grandeur du mouvement populaire. — Ce fut alors un spectacle extraordinaire, et comme un renversement du monde. On vit les hommes prendre subitement en dégoût tout ce qu'ils avaient aimé. Leurs riches châteaux, leurs épouses, leurs enfants, ils avaient hâte de tout laisser là. Il n'était besoin de prédications ; ils se prêchaient les uns les autres, dit le contemporain, et de parole et d'exemple. C'était, continue-t-il, l'accomplissement du mot de Salomon : Les sauterelles n'ont point de rois, et elles s'en vont ensemble par bandes. Elles n'avaient pas pris l'essor des bonnes œuvres, ces sauterelles, tant qu'elles restaient engourdies et glacées dans leur iniquité. Mais dès qu'elles se furent échauffées aux rayons du soleil de justice, elles s'élancèrent et prirent leur vol. Elles n'eurent point de roi ; toute âme fidèle prit Dieu seul pour guide, pour chef, pour camarade de guerre... Bien que la prédication ne se fût fait entendre qu'aux Français, quel peuple chrétien ne fournit aussi des soldats ?... Vous auriez vu les Écossais, couverts d'un manteau hérissé, accourir du fond de leurs marais... Je prends Dieu à témoin qu'il débarqua dans nos ports des barbares de je ne sais quelle nation ; personne ne comprenait leur langue : eux, plaçant leurs doigts en forme de croix, ils faisaient signe qu'ils voulaient aller à la défense de la foi chrétienne.

Il y avait des gens qui n'avaient d'abord nulle envie de partir, qui se moquaient de ceux qui se défaisaient de leurs biens, leur prédisant un triste voyage et un plus triste retour. Et le lendemain, les moqueurs eux-mêmes, par un mouvement soudain, donnaient tout leur avoir pour quelque argent, et partaient avec ceux dont ils s'étaient d'abord raillés. Qui pourrait dire les enfants, les vieilles femmes qui se préparaient à la guerre ? Qui pourrait compter les vierges, les vieillards tremblants sous le poids de l'âge ?... Vous auriez ri de voir les pauvres ferrer leurs bœufs comme des chevaux, traînant dans des chariots leurs minces provisions et leurs petits enfants ; et ces petits, a chaque ville ou château qu'ils apercevaient, demandaient dans leur simplicité : N'est-ce pas la cette Jérusalem où nous allons ?[12]

 

Départ des premiers croisés. — Le peuple partit sans rien attendre, laissant les princes délibérer, s'armer, se compter ; hommes de peu de foi ! Les petits ne s'inquiétaient de rien de tout cela : ils étaient sûrs d'un miracle. Dieu en refuserait-il un à la délivrance du saint sépulcre ? Pierre l'Ermite marchait à la tête, pieds nus, ceint d'une corde. D'autres suivirent un brave et pauvre chevalier, qu'ils appelaient Gautier-sans-avoir. Dans tant de milliers d'hommes, ils n'avaient pas huit chevaux. Quelques Allemands imitèrent les Français et partirent sous la conduite d'un des leurs, nommé Gottesschalk. Tous ensemble ils descendirent la vallée du Danube, la route d'Attila, la grande route du genre humain.

Chemin faisant, ils prenaient, pillaient, se payant d'avance de leur sainte guerre. Tout ce qu'ils pouvaient trouver de Juifs, ils les faisaient périr dans les tortures. Ils croyaient devoir punir les meurtriers du Christ avant de délivrer son tombeau. Ils arrivèrent ainsi, farouches, couverts de sang, en Hongrie et dans l'empire grec. Ces bandes féroces y firent horreur ; on les suivit à la piste, on les chassa comme des bêtes fauves. Ceux qui restaient, l'empereur leur fournit des vaisseaux, et les fit passer en Asie, comptant sur les flèches des Turcs. L'excellente Anne Comnène est heureuse de croire qu'ils laissèrent dans la plaine de Nicée des montagnes d'ossements, et qu'on en bâtit les murs d'une ville.

 

Les nobles se croisent. — Cependant s'ébranlaient lentement les lourdes armées des princes, des grands, des chevaliers. Aucun roi ne prit part à la croisade, mais bien des seigneurs plus puissants que les rois. Le frère du roi de France, Hugues de Vermandois, le gendre du roi d'Angleterre, le riche Étienne de Blois, Robert Courte-Heuse, fils de Guillaume le Conquérant, enfin le comte de Flandre, partirent en même temps. Tous égaux, point de chef. Ceux-ci firent peu d'honneur à la croisade. Le gros Robert, l'homme du monde qui perdit le plus gaiement un royaume, n'allait à Jérusalem que par désœuvrement. Hugues et Étienne revinrent sans aller jusqu'au bout.

 

Raymond de Toulouse. — Le comte de Toulouse, Raymond de Saint-Gille, était, sans comparaison, le plus riche de ceux qui prirent la croix. Il venait de réunir les comtés de Rouergue, de Nîmes, et le duché de Narbonne. Cette grandeur lui donnait bien d'autres espérances. Il avait juré qu'il ne reviendrait pas ; il emportait avec lui des sommes immenses ; tout le Midi le suivait : les seigneurs d'Orange, de Forez, de Roussillon, de Montpellier, de Turenne et, d'Albret, sans parler du chef ecclésiastique de la croisade, l'évêque du Puy, légat du pape, qui était sujet de Raymond. Ces gens du Midi, commerçants, industrieux et civilisés comme les Grecs, n'avaient guère meilleure réputation de piété ni de bravoure. On leur trouvait trop de savoir et trop de savoir-faire, trop de loquacité. Les hérétiques abondaient dans leurs cités demi-mauresques ; leurs mœurs étaient un peu mahométanes. Raymond, en partant, laissa ses États à un de ses bâtards.

 

Bohémond. - Tancrède. — Les Normands d'Italie ne furent pas les derniers à la croisade. Moins riches que les Languedociens, ils comptaient bien aussi y faire leurs affaires. Les successeurs de Guiscard et Roger n'auraient pourtant pas quitté leur conquête pour cette hasardeuse expédition ; mais un certain Bohémond, bâtard de Robert l'Avisé, et non moins avisé que son père, n'avait rien eu en héritage que Tarente et son épée. Un Tancrède, Normand par sa mère, mais, à ce qu'on croit, Piémontais du côté paternel, prit aussi les armes.

Bohémond assiégeait Amalfi, quand on lui apprit le passage des croisés. Il s'informa curieusement de leurs noms, de leur nombre, de leurs armes et de leurs ressources ; puis, sans mot dire, il prit la croix et laissa Amalfi[13]. Il est curieux de voir le portrait qu'en fit Anne Comnène, la fille d'Alexis, qui le vit il Constantinople, et qui en eut si grand'peur. Elle l'a observé avec intérêt et la curiosité d'une femme.

Il passait les plus grands d'une coudée ; il était mince du ventre, large des épaules et de la poitrine ; il n'était ni maigre ni gras. Il avait les bras vigoureux, les mains charnues et un peu grandes. A y faire attention, on s'apercevait qu'il était tant soit peu courbé. Il avait la peau très blanche, et ses cheveux tiraient sur le blond ; ils ne passaient pas les oreilles, au lieu de flotter, comme ceux des autres barbares. Je ne puis dire de quelle couleur était sa barbe, — ses joues et son menton étaient rasés, — je crois pourtant qu'elle était rousse. Son œil, d'un bleu tirant sur le vert de mer — γλαυκόν —, laissait entrevoir sa bravoure et sa violence. Ses larges narines aspiraient l'air librement, au gré du cœur ardent qui battait dans cette vaste poitrine. Il y avait de l'agrément dans cette figure, mais l'agrément était détruit par la terreur. Cette taille, ce regard, il y avait en tout cela quelque chose qui n'était point aimable, et qui même ne semblait pas de l'homme. Son sourire me semblait plutôt comme un frémissement de menace... Il n'était qu'artifice et ruse ; son langage était précis, ses réponses ne donnaient aucune prise[14].

 

Godefroi de Bouillon. — Quelques grandes choses que Bohémond ait faites, la voix du peuple, qui est celle de Dieu, a donné la gloire de la croisade à Godefroi[15], fils du comte de Boulogne, margrave d'Anvers, duc de Bouillon et de Lothier, roi de Jérusalem.

L'empereur Henri IV lui confia l'étendard de l'empire, cet étendard que la famille de Godefroi avait fait chanceler. Mais Godefroi le raffermit : du fer de ce drapeau, il tua l'anti-César, Rodolphe, le roi des prêtres (1080), et le porta ensuite, son victorieux drapeau, sur les murs de Rome, où il monta le premier[16]. Toutefois, d'avoir violé la ville de saint Pierre et chassé le pape, ce fut une grande tristesse pour cette âme pieuse. Dès que la croisade fut publiée, il vendit ses terres à l'évêque de Liège, et partit pour la terre sainte. Il avait dit souvent, étant encore tout petit, qu'il voulait aller avec une armée à Jérusalem. Dix mille chevaliers le suivirent avec soixante-dix mille hommes de pied, Français, Lorrains, Allemands.

Godefroi appartenait aux deux nations ; il parlait les deux langues. Il n'était pas grand de taille, et son frère Baudouin le passait de la tête ; mais sa force était prodigieuse. On dit que d'un coup d'épée il fendait un cavalier de la tête à la selle ; il faisait voler d'un revers la tête d'un bœuf ou d'un chameau. En Asie, s'étant écarté, il trouva dans une caverne un des siens aux prises avec un ours : il attira la bête sur lui, et la tua, mais resta longtemps alité de ses cruelles morsures.

 

Départ des chefs. - Arrivée à Constantinople (1097). — Haine des Grecs contre les croisés. — Le concile de Clermont s'était tenu au mois de novembre 1095. Le 15 août 1096, Godefroi partit avec les Lorrains et les Belges, et prit sa route par l'Allemagne et la Hongrie. En septembre, partirent le fils de Guillaume le Conquérant, le comte de Blois, son gendre, le frère du roi de France et le comte de Flandre ; ils allèrent par l'Italie jusqu'à la Pouille ; puis les uns passèrent a Durazzo, les autres tournèrent la Grèce. En octobre, nos Méridionaux, sous Raymond de Saint-Gille, s'acheminèrent par la Lombardie, le Frioul et la Dalmatie. Bohémond, avec ses Normands et Italiens, perça sa route par les déserts de la Bulgarie. C'était le plus court et le moins dangereux ; il valait mieux éviter les villes, et ne rencontrer les Grecs qu'en rase campagne. La sauvage apparition des premiers croisés, sous Pierre l'Ermite, avait épouvanté les Byzantins ; ils se repentaient amèrement d'avoir appelé les Francs, mais il était trop tard ; ils entraient en nombre innombrable, par toutes les vallées, par toutes les avenues de l'empire. Le rendez-vous était à Constantinople. L'empereur eut beau leur dresser des pièges, les barbares s'en jouèrent dans leur force et leur masse : le seul Hugues de Vermandois se laissa prendre. Alexis vit tous ces corps d'armée, qu'il avait cru détruire, arriver un à un devant Constantinople, et saluer leur bon ami l'empereur. Les pauvres Grecs, condamnés à voir défiler devant eux cette effrayante revue du genre humain, ne pouvaient croire que le torrent passât sans les emporter. Tant de langues, tant de costumes bizarres, il y avait bien de quoi s'effrayer. La familiarité même de ces barbares, leurs plaisanteries grossières, déconcertaient les Byzantins. En attendant que toute l'armée fût réunie, ils s'établissaient amicalement dans l'empire, faisaient comme chez eux, prenant dans leur simplicité tout ce qui leur plaisait : par exemple les plombs des églises pour les revendre aux Grecs[17]. Le sacré palais n'était pas plus respecté. Ils n'avaient pas assez d'esprit et d'imagination pour se laisser saisir aux pompes terribles, au cérémonial tragique de la majesté byzantine. Un beau lion d'Alexis, qui faisait l'ornement et l'effroi du palais, ils s'amusèrent à le tuer.

 

Fascination de l'Orient. — C'était une grande tentation que cette merveilleuse Constantinople pour des gens qui n'avaient vu que les villes de boue de notre Occident. Ces dômes d'or, ces palais de marbre, tous les chefs-d'œuvre de l'art antique entassés dans la' capitale depuis que l'empire s'était tant resserré ; tout cela composait un ensemble étonnant et mystérieux qui les confondait ; ils n'y entendaient rien : la seule variété de tant d'industries et de marchandises était pour eux un inexplicable problème. Ce qu'ils y comprenaient, c'est qu'ils avaient grande envie de tout cela ; ils doutaient même que la ville sainte valût mieux. Nos Normands et nos Gascons auraient bien voulu terminer là la croisade ; ils auraient dit volontiers comme les petits enfants dont parle Guibert : N'est-ce pas là Jérusalem ?

Ils se souvinrent alors de tous les pièges que les Grecs leur avaient dressés sur la route : ils prétendirent qu'ils leur fournissaient des aliments nuisibles, qu'ils empoisonnaient les fontaines, et leur imputèrent les maladies épidémiques que les alternatives de la famine et de l'intempérance avaient pu faire naître dans l'armée. Bohémond et le comte de Toulouse soutenaient qu'on ne devait point de ménagements à ces empoisonneurs, et qu'en punition, il fallait prendre Constantinople. On pourrait ensuite à loisir conquérir la terre sainte. La chose était facile s'ils se fussent accordés ; mais le Normand comprit qu'en renversant Alexis, il pourrait fort bien donner seulement l'empire au Toulousain. D'ailleurs, Godefroi déclara qu'il n'était pas venu pour faire la guerre à des chrétiens. Bohémond parla comme lui, et tira bon parti de sa vertu. Il se fit donner tout ce qu'il voulut par l'empereur[18].

 

Alexis Comnène reçoit l'hommage des croisés. — Telle fut l'habileté d'Alexis, qu'il trouva moyen de décider ces conquérants, qui pouvaient l'écraser, à lui faire hommage et lui soumettre d'avance leur conquête. Hugues jura d'abord, puis Bohémond, puis Godefroi. Godefroi s'agenouilla devant le Grec, mit ses mains dans les siennes et se fit son vassal. Il en coûta peu à son humilité. Dans la réalité, les croisés ne pouvaient se passer de Constantinople ; ne la possédant pas, il fallait qu'ils l'eussent au moins pour alliée et pour amie. Prêts à s'engager dans les déserts de l'Asie, les Grecs seuls pouvaient les préserver de leur ruine. Ceux-ci promirent tout ce que l'on voulut pour se débarrasser : vivres, troupes auxiliaires, des vaisseaux surtout pour faire passer au plus tôt le Bosphore.

Godefroi ayant donné l'exemple, tous se réunirent pour prêter serment. Alors, un d'entre eux, c'était un comte de haute noblesse, eut l'audace de s'asseoir dans le trône impérial. L'empereur ne dit rien, connaissant de longue date l'outrecuidance des Latins. Mais le comte Baudouin prit cet insolent par la main et l'ôta de sa place, lui faisant entendre que ce n'était pas l'usage des empereurs de laisser assis à côté d'eux ceux qui leur avaient fait hommage et qui étaient devenus leurs hommes ; il fallait, disait-il, se conformer aux usages du pays où l'on vivait. L'autre ne répondait rien, mais il regardait l'empereur d'un air irrité, murmurant en sa langue quelques mots qu'on pourrait traduire ainsi : Voyez ce rustre qui est assis tout seul, lorsque tant de capitaines sont debout ! L'empereur remarqua le mouvement de ses lèvres, et se fit expliquer ses paroles par un interprète ; mais, pour le moment, il ne dit rien encore. Seulement, lorsque les comtes, ayant accompli la cérémonie, se retiraient et saluaient l'empereur, il prit à part cet orgueilleux et lui demanda qui il était, son pays et son origine. Je suis pur Franc, dit-il, et des plus nobles. Je ne sais qu'une chose, c'est que, dans mon pays, il y a, à la rencontre de trois routes, une vieille église où quiconque a envie de se battre en duel vient prier Dieu et attendre son adversaire. Moi, j'ai eu beau attendre à ce carrefour, personne n'a osé venir. — Eh bien, dit l'empereur, si vous n'avez pas encore trouvé d'ennemis, voici le temps où vous n'en manquerez pas[19].

 

Prise de Nicée (1097). - Souffrances des croisés. — Les voilà dans l'Asie, en face des cavaliers turcs. La lourde masse avance, harcelée sur les flancs. Elle se pose d'abord devant Nicée. Les Grecs voulaient recouvrer cette ville ; ils y menèrent les croisés. Ceux-ci, inhabiles dans l'art des sièges, auraient pu, avec toute leur valeur, y languir à jamais. Ils servirent du moins à effrayer les assiégés, qui traitèrent avec Alexis. Un matin, les Francs virent flotter sur la ville le drapeau de l'empereur, et il leur fut signifié du haut des murs de respecter une ville impériale.

Ils continuèrent donc leur route vers le midi, fidèlement escortés par les Turcs, qui enlevaient tous les traineurs. Mais ils souffraient encore plus de leur grand nombre. Malgré les secours des Grecs, aucune provision ne suffisait ; l'eau manquait à chaque instant sur ces arides collines. En une seule halte, cinq cents personnes moururent de soif. Les chiens de chasse des grands seigneurs, que l'on conduisait en laisse, expirèrent sur la route, dit le chroniqueur, et les faucons moururent sur le poing de ceux qui les portaient.

Ils auraient eu plus de ressources s'ils eussent eu de la cavalerie légère contre celle des Turcs. Mais que pouvaient des hommes pesamment armés contre ces nuées de vautours ? L'armée des croisés voyageait, si je puis dire, captive dans un cercle de turbans et de cimeterres. Une seule fois les Turcs essayèrent de les arrêter et leur offrirent la bataille. Ils n'y gagnèrent pas ; ils sentirent ce que pesaient les bras de ceux contre lesquels ils combattaient de loin avec tant d'avantage ; toutefois, la perte des croisés fut immense.

 

Prise d'Antioche (1098). - Elle reste à Bohémond. — Ils parvinrent ainsi par la Cilicie jusqu'à Antioche. Le peuple aurait voulu passer outre, vers Jérusalem ; mais les chefs insistèrent pour qu'on s'arrêtât. Ils étaient impatients de réaliser enfin leurs rêves ambitieux. Déjà ils s'étaient disputé l'épée à la main la ville de Tarse ; Baudouin et Tancrède soutenaient tous deux y être entrés les premiers. Une autre ville, qui allait exciter une semblable querelle, fut démolie par le peuple, qui se souciait peu des intérêts des chefs et ne voulait pas être retardé.

La grande ville d'Antioche avait trois cent soixante églises, quatre cent cinquante tours. Elle avait été la métropole de cent cinquante-trois évêchés. C'était là une belle proie pour le comte de Saint-Gille et pour Bohémond. Antioche pouvait seule les consoler d'avoir manqué Constantinople. Bohémond fut le plus habile. Il pratiqua les gens de la ville. Les croisés, trompés comme à Nicée, virent flotter sur les murs le drapeau rouge des ; Normands. Mais il ne put les empêcher d'y entrer, ni le comte Raymond de s'y fortifier dans quelques tours. Ils trouvèrent dans cette grande ville une abondance funeste après tant de jeûnes. L'épidémie les emporta en foule. Bientôt les vivres prodigués s'épuisèrent, et ils se trouvaient réduits de nouveau à la famine, quand une armée innombrable de Turcs vint les assiéger dans leur conquête. Un grand nombre d'entre eux, Hugues de France, Étienne de Blois, crurent l'armée perdue sans ressources, et s'échappèrent pour annoncer le désastre de la croisade.

Tel était, en effet, l'excès d'abattement de ceux qui restaient, que Bohémond ne trouva d'autre moyen pour les faire sortir des maisons où ils se tenaient blottis que d'y mettre le feu. La religion fournit un secours plus efficace. Un homme du peuple, averti par une vision, annonça aux chefs qu'en creusant la terre à telle place, on trouverait la sainte lance qui avait percé le côté de Jésus-Christ. Il prouva la vérité de sa révélation en passant dans les flammes, s'y brûla ; mais on n'en cria pas moins au miracle. On donna aux chevaux tout ce qui restait de fourrage, et, tandis que les Turcs jouaient et buvaient, croyant tenir ces affamés, ils sortent par toutes les portes, et en tête la sainte lance. Leur nombre leur sembla doublé par les escadrons des anges. L'innombrable armée des Turcs fut dispersée, et les croisés se retrouvèrent maîtres de la campagne d'Antioche et du chemin de Jérusalem.

Antioche resta à Bohémond, malgré les efforts de Raymond pour en garder les tours. Le Normand recueillit ainsi la meilleure part de la croisade. Toutefois, il ne put se dispenser de suivre l'armée et de l'aider à prendre Jérusalem. Cette prodigieuse armée était, dit-on, réduite alors à vingt-cinq mille hommes. Mais c'étaient les chevaliers et leurs hommes. Le peuple avait trouvé son tombeau dans l'Asie Mineure et dans Antioche.

 

Prise de Jérusalem (1099). — Les Fatemites d'Égypte qui, comme les Grecs, avaient appelé les Francs contre les Turcs, se repentirent de même. Ils étaient parvenus à enlever aux Turcs Jérusalem, et c'étaient eux qui la défendaient. On prétend qu'ils y avaient réuni jusqu'à quarante mille hommes. Les croisés qui, dans le premier enthousiasme où les jeta la vue de la cité sainte, avaient cru pouvoir l'emporter d'assaut, furent repoussés par les assiégés. Il leur fallut se résigner aux lenteurs d'un siège, s'établir dans cette campagne désolée, sans arbres et sans eau. Il semblait que le démon eût tout brûlé de son souffle, à l'approche de l'armée du Christ. Sur les murailles paraissaient des sorcières qui lançaient des paroles funestes sur les assiégeants. Ce ne fut point par des paroles qu'on leur répondit. Des pierres lancées par les machines des chrétiens frappèrent une des magiciennes pendant qu'elle faisait ses conjurations. Le seul bois qui se trouvât dans le voisinage avait été coupé par les Génois et les Gascons, qui en firent des machines, sous la direction du vicomte de Béarn. Deux tours roulantes furent construites pour le comte de Saint-Gille et pour le duc de Lorraine. Enfin, les croisés ayant fait, pieds nus, pendant huit jours, le tour de Jérusalem, toute l'armée attaqua ; la tour de Godefroi fut approchée \ des murs, et le vendredi 15 juillet 1099, à trois heures, à l'heure et au jour même de la passion, Godefroi de Bouillon descendit de sa tour sur les murailles de Jérusalem. La ville prise, le massacre fut effroyable[20]. Les croisés, dans leur aveugle ferveur, ne tenant aucun compte des temps, croyaient, en chaque infidèle qu'ils rencontraient à Jérusalem, frapper un des bourreaux de Jésus-Christ.

 

Godefroi roi de Jérusalem. — Quand il leur sembla que le Sauveur était assez vengé, c'est-à-dire quand il ne resta presque personne dans la ville, ils allèrent avec larmes et gémissements, en se battant la poitrine, adorer le saint tombeau. Il s'agit ensuite de savoir quel serait le roi de la conquête, qui aurait le triste honneur de défendre Jérusalem. On institua une enquête sur chacun des princes, afin d'élire le plus digne ; on interrogea leurs serviteurs, pour découvrir leurs vices cachés. Le comte de Saint-Gille, le plus riche des croisés, eût été élu probablement ; mais ses serviteurs craignant de rester avec lui à Jérusalem, ils n'hésitèrent pas à noircir leur maître, et lui épargnèrent la royauté. Ceux du duc de Lorraine, interrogés à leur tour, après avoir bien cherché, ne trouvèrent rien à dire contre lui, sinon qu'il restait trop longtemps dans les églises, au delà même des offices, qu'il allait toujours s'enquérant aux prêtres des histoires représentées dans les images et les peintures sacrées, au grand mécontentement de ses amis, qui l'attendaient pour le repas. Godefroi se résigna, mais il ne voulut jamais prendre la couronne royale dans un lieu où le Sauveur en avait porté une d'épines. Il n'accepta d'autre titre que celui d'avoué et baron du saint sépulcre. Le patriarche réclamant Jérusalem et tout le royaume, le conquérant ne fit point d'objection, il céda tout devant le peuple, se réservant la jouissance seulement, c'est-à-dire la défense. Dès la première année, il lui fallut battre une armée innombrable d'Égyptiens, qui vinrent attaquer les croisés à Ascalon. C'était une guerre éternelle, une misère irrémédiable, un long martyre que Godefroi se trouvait avoir conquis. Dès le commencement, le royaume se trouvait infesté par les Arabes jusqu'aux portes de la capitale ; on osait à peine cultiver les campagnes. Tancrède fut le seul des chefs qui voulut bien rester avec Godefroi. Celui-ci put à peine garder en tout trois cents chevaliers.

C'était cependant une grande chose pour la chrétienté d'occuper ainsi, au milieu des infidèles, le berceau de sa religion. Une petite Europe asiatique y futt faite à l'image de la grande.

La Judée était devenue une France. Notre langue, portée par les Normands en Angleterre et en Sicile, le fut en Asie par la croisade. La langue française succéda, comme langue politique, à l'universalité de la langue latine, depuis l'Arabie jusqu'à l'Irlande. Le nom de Francs devint, le nom commun des Occidentaux. Et, quelque faible encore que fût la royauté française, le frère du triste Philippe Ier, cet Hugues de Vermandois qui se sauva d'Antioche, n'en était pas moins appelé par les Grecs le frère du chef des princes chrétiens, et du roi des rois.

 

 

CHAPITRE II. — SUITES DE LA CROISADE - PREMIÈRE MOITIÉ DU XIIe SIÈCLE

 

Tristesse de l'homme quand il atteint le but. — Peu de Croisés survivent. Mort de Godefroi (1100). — Résultats bienfaisants de la première croisade.

 

Tristesse de l'homme quand il atteint le but. — Il appartient à Dieu de se réjouir sur son œuvre, et de dire : Ceci est bon. Il n'en est pas ainsi de l'homme. Quand il a fait la sienne, quand il a bien travaillé, qu'il a bien couru et sué, quand il a vaincu, et qu'il le tient enfin, l'objet adoré, il ne le reconnaît plus, le laisse tomber des mains, le prend en dégoût, et soi-même. . Alors ce n'est plus pour lui la peine de vivre ; il n'a réussi, avec tant d'efforts, qu'à s'ôter son Dieu. Ainsi Alexandre mourut de tristesse quand il eut conquis l'Asie, et Alaric, quand il eut pris Rome. Godefroi de Bouillon n'eut pas plutôt la terre sainte qu'il s'assit découragé sur cette terre, et languit de reposer dans son sein. Petits et grands, nous sommes tous en ceci ! Alexandre et Godefroi. L'historien comme le héros.' Et moi, si j'ose aussi parler, j'entrevois, avec autant de crainte que de désir, l'époque où j'aurai terminé la longue croisade à travers les siècles, que j'entreprends pour ma patrie.

 

Peu de croisés survivent. - Mort de Godefroi (1100). — La tristesse fut grande pour les hommes du moyen âge, quand ils furent au but de cette aventureuse expédition, et jouirent de cette Jérusalem tant désirée. Six cent mille hommes s'étaient croisés. Nous avons vu qu'ils n'étaient plus que vingt-cinq mille en sortant d'Antioche ; et quand ils eurent pris la cité sainte, Godefroi resta pour la défendre avec trois cents chevaliers ; quelques autres à Tripoli, avec Raymond ; à Edesse, avec Baudouin ; à Antioche, avec Bohémond. Dix mille hommes revirent l'Europe. Qu'était devenu tout le reste ? Il était facile d'en trouver la trace ; elle était marquée par la Hongrie, l'empire grec et l'Asie, sur une route blanche d'ossements. Tant d'efforts et un tel résultat ! Il ne faut pas s'étonner si le vainqueur lui-même prit la vie en dégoût. Godefroi n'accusa pas Dieu, mais il languit et mourut.

C'est qu'il ne se doutait pas du résultat véritable de la croisade. Ce résultat, qu'on ne pouvait ni voir, ni toucher, n'en était pas moins réel. L'Europe et l'Asie s'étaient approchées, reconnues ; les haines d'ignorance avaient déjà diminué.

Tout est changé après la croisade. Le frère et successeur de Godefroi, le roi Baudouin, épouse une femme issue d'une famille illustre parmi les gentils du pays. Lui-même adopte leurs usages, prend une robe longue, laisse croître sa barbe, et se fait adorer à l'orientale. Il commence à compter les Sarrasins pour des hommes. Blessé, il refuse à ses médecins la permission de blesser un prisonnier pour étudier son mal. Il a pitié d'une prisonnière musulmane qui accouche dans son armée : il arrête sa marche, plutôt que de l'abandonner dans le désert[21].

Que sera-ce des chrétiens eux-mêmes ? Quels sentiments d'humanité, de charité, d'égalité, n'ont-ils pas eu l'occasion d'acquérir dans cette communauté de périls et d'extrêmes misères ! La chrétienté, réunie un instant sous un même drapeau, a connu une sorte de patriotisme européen. Quelques vues temporelles qui se soient mêlées à leur entreprise, la plupart ont goûté de la vertu et rêvé la sainteté ; Ils ont essayé de valoir mieux qu'eux-mêmes, et sont devenus chrétiens, au moins en haine des infidèles.

 

Résultats bienfaisants de la première croisade. — Le jour où, sans distinction de libres et de serfs, les puissants désignèrent ainsi ceux qui les suivaient, NOS PAUVRES, fut l'ère de l'affranchissement. Le grand mouvement de la croisade ayant un instant tiré les hommes de la servitude locale, les ayant menés au grand air par l'Europe et l'Asie, ils cherchèrent Jérusalem, et rencontrèrent la liberté. Cette trompette libératrice de l'archange, qu'on avait cru entendre en l'an 1000, elle sonna un siècle plus tard dans la prédication de la croisade. Au pied de la tour féodale, qui l'opprimait de son ombre, le village s'éveilla. Cet homme impitoyable, qui ne descendait de son nid de vautour que pour dépouiller ses vassaux, les arma lui-même, les emmena, vécut avec eux, souffrit avec eux ; la communauté de misère amollit son cœur. Plus d'un serf put dire au baron : Monseigneur, je vous ai trouvé un verre d'eau dans le désert ; je vous ai couvert de mon corps au siège d'Antioche ou de Jérusalem.

La croisade fit la fortune du roi Louis VI. Le seigneur de Montlhéry, dont la tour exigeait un péage, et qui forçait le roi à ne voyager qu'avec une armée de sa ville d'Orléans à sa ville de Paris, ce terrible seigneur prit la croix, mais il n'alla pas plus loin qu'Antioche. Quand les chrétiens y furent assiégés, il laissa là ses compagnons d'armes, ses frères de pèlerinage, se fit descendre des murs avec une corde, à l'exemple de quelques autres, et revint d'Asie en Hurepoix avec le surnom de Danseur de corde. Cela humanisa le fier baron ; il donna à l'un des fils du roi sa fille et son château ; C'était lui donner la route entre Paris et Orléans.

L'absence des grands barons ne fut pas moins utile au roi. Etienne de Blois, qui avait fait comme le seigneur de Montlhéry, voulut retourner en Asie. Le brillant comte de Poitiers, le roué et le troubadour, sentit qu'on n'était point un chevalier accompli sans avoir été à la terre sainte. Il comptait bien trouver romanesques aventures et matière à quelques bons contes. De son' duché d'Aquitaine, ne lui souciait guère. Il offrit au roi d'Angleterre de le lui céder pour quelque argent comptant. Il partit avec une grande armée. Les Angevins n'avaient que faire de la terre- sainte. Pour les populations commerçantes et industrielles du Languedoc, à la bonne heure, c'était un excellent marché ; ils en tiraient les denrées du Levant, à l'envi des Pisans et des Vénitiens.

Ainsi la lourde féodalité s'était mobilisée, déracinée de la terre. Elle allait et venait, elle vivait sur les grandes routes de la croisade, entre la France et Jérusalem.

 

 

CHAPITRE III. — SECONDE CROISADE (1147-1149)

 

Dévotion de Louis VII. — Guerre avec la Champagne. — Incendie de Vitry. — Le roi se réconcilie avec le pape. — Il se croit obligé de prendre la Croix. — Caractère de la seconde Croisade. — Mauvais succès des Croisés en Asie Mineure. — Retour de Louis VII. — Son divorce. — Eléonore épouse Henri Plantagenet.

 

Dévotion de Louis VII. — Guerre avec la Champagne. Incendie de Vitry. — Louis VII, qui succéda bientôt à son père, avait été bien dévotement élevé par les prêtres. Le pape Innocent II, croyant pouvoir tout oser sous ce pieux jeune roi, avait risqué de nommer son neveu à l'archevêché de Bourges, métropole des Aquitaines. Saint Bernard et Pierre le Vénérable réclamèrent en vain contre cette usurpa-ion. Le neveu du pape se réfugia sur les terres du comte de Champagne, dont la sœur venait d'être répudiée par un cousin de Louis VII. Louis et son cousin, frappés d'anathème par le pape, se vengèrent sur le comte de Champagne, ravagèrent ses terres et brûlèrent le bourg de Vitry. Les flammes gagnèrent malheureusement la principale église, où la plupart des habitants s'étaient réfugiés. Ils y étaient au nombre de treize cents, hommes, femmes et enfants. On entendit bientôt leurs cris ; le vainqueur lui-même ne pouvait plus les sauver, tous y périrent.

 

Le Roi se réconcilie avec le Pape. - Il se croit obligé de prendre la croix. — Cet horrible événement brisa le cœur du roi. Il devint tout à coup docile au pape, se réconcilia à tout prix avec lui. Mais sa conscience était partagée entre des scrupules divers. Il avait juré de ne jamais permettre au neveu d'Innocent d'occuper le siège de Bourges. Le pontife avait exigé qu'il renonçât à ce serment ; et Louis se repentait et d'avoir fait un serment impie, -et de ne l'avoir pas observé. L'absolution pontificale ne suffisait pas pour le tranquilliser. Il se croyait responsable de tous les sacrilèges commis pendant les trois ans qu'avait duré l'interdit. Au milieu de ces agitations d'une âme timorée, il apprit l'effroyable massacre de tout le peuple d'Édesse, égorgé en une nuit. Des plaintes lamentables arrivaient tous les jours des Français d'outre-mer. Ils déclaraient que s'ils n'étaient secourus, ils n'avaient à attendre que la mort. Louis VII fut ému ; il se crut d'autant plus obligé d'aller au secours de la terre sainte, que son frère ainé, mort avant Louis le Gros, avait pris la croix, et qu'en lui laissant le trône, il semblait lui avoir transmis l'obligation d'accomplir son vœu (1147).

 

Caractère de la seconde croisade. — Combien cette croisade différa de la première, d'est chose évidente, quoique les contemporains semblent avoir pris à tâche de se le dissimuler à eux-mêmes. L'idée de la religion, du salut éternel, n'était plus attachée à une ville, à un lieu. On avait vu de près Jérusalem et le saint sépulcre. On s'était douté que la religion et la sainteté n'étaient pas enfermées dans ce petit coin de terre qui s'étend entre le Liban, le désert et la mer Morte. Le point de vue matérialiste qui localisait la religion avait perdu son empire. Suger détourna en vain le roi de la croisade. Saint Bernard lui-même, qui la prêcha à Vézelay et en Allemagne, n'était pas convaincu qu'elle fût nécessaire au salut. Il refusa d'y aller lui-même, et de guider l'armée, comme on l'en priait. Il n'y eut point cette fois l'immense entraînement de la première croisade. Saint Bernard exagère visiblement quand il nous dit que pour sept femmes il restait un homme. Dans la réalité, on peut évaluer à deux cent mille hommes les deux corps d'armée qui descendirent le Danube sous l'empereur Conrad et le roi Louis VII. Les Allemands étaient en grand nombre cette fois. Mais une foule de princes qui relevaient de l'empire, les évêques de Toul et de Metz, les comtes de Savoie et de Montferrat, tous les seigneurs du royaume d'Arles, se réunirent de préférence à l'armée de France. Dans celle-ci marchaient sous le roi les comtes de Toulouse, de Flandre, de Blois, de Nevers, de Dreux, les seigneurs de Bourbon, de Coucy, de Lusignan, de Courtenay, et une foule d'autres.

On y voyait aussi la reine Eléonore, dont la présence était peut-être nécessaire pour assurer l'obéissance de ses Poitevins et de ses Gascons. C'est la première fois qu'une femme a cette importance dans l'histoire.

 

Mauvais succès des croisés en Asie Mineure. — Le plus sage eût été de faire route par mer, comme le conseillait le roi de Sicile. Mais le chemin de terre était consacré par le souvenir de la première croisade et la trace de tant de martyrs. C'était le seul que pût prendre la multitude des pauvres, qui, sous la protection de l'armée, voulaient visiter les saints lieux. Le roi de France préféra cette route. Il s'était assuré du roi de Sicile, de l'empereur d'Allemagne Conrad, du roi de Hongrie, et de l'empereur de Constantinople Manuel Comnène. La parenté des deux empereurs, Manuel et Conrad, semblait promettre quelque succès à la croisade. Ainsi l'expédition ne fut point entreprise à l'aveugle. Louis s'efforça de conserver quelque discipline dans l'armée de France. Les Allemands, sous l'empereur Conrad et son neveu, étaient déjà partis ; rien n'égalait leur impatience et leur brutal emportement. L'empereur Manuel Comnène, dont les victoires avaient restauré l'empire grec, les servit à souhait ; il se hâta d'expédier ces barbares au delà du Bosphore, et les lança dans l'Asie par la route la plus courte, mais la plus montagneuse, celle de Phrygie et d'Iconium. Là ils eurent occasion d'user leur bouillante ardeur. Ces lourds soldats furent bientôt épuisés dans ces montagnes, sur ces pentes rapides où la cavalerie turque voltigeait, apparaissant tantôt à leur côté, et tantôt sur leurs têtes. Ils périrent, à la grande dérision des Grecs, des Français même. Pousse, pousse Allemand ! criaient ceux-ci. C'est un historien grec qui nous a conservé ces deux mots sans les traduire[22].

Les Français eux-mêmes ne furent pas plus heureux. Ils prirent d'abord la longue et facile route des rivages de l'Asie Mineure. Mais à force d'en suivre les sinuosités, ils perdirent patience ; ils s'engagèrent eux aussi dans l'intérieur du pays, et y éprouvèrent les mêmes désastres. D'abord la tête de l'armée, ayant pris les devants, faillit périr. Chaque jour, le roi, bien confessé et administré, se lançait à travers la cavalerie turque[23]. Mais rien n'y faisait. L'armée aurait péri dans ces montagnes sans un chevalier nommé Gilbert auquel le commandement fut remis comme au plus digne, et sur lequel nous ne savons malheureusement aucun détail. Les croisés accusaient de tous leurs maux la perfidie des Grecs, qui leur donnaient de mauvais guides et leur vendaient au poids de l'or les vivres que Manuel s'était engagé à fournir. La chose fut visible lorsqu'ils arrivèrent à Antiochette. Les Grecs qui occupaient cette ville y reçurent les fuyards des Turcs. Cependant Louis s'était conduit loyalement avec Manuel. A l'exemple de Godefroi de Bouillon, il avait refusé d'écouter ceux qui lui conseillaient à son passage de s'emparer de Constantinople.

Enfin ils arrivèrent à Satalie, dans le golfe de Chypre. Il y avait encore quarante journées de marche pour aller par terre à Antioche en faisant le tour du golfe. Mais la patience et le zèle des barons étaient à bout. Il fut impossible au roi de les retenir. Ils déclarèrent qu'ils iraient par mer à Antioche. Les Grecs fournirent des vaisseaux à tous ceux qui pouvaient payer. Le reste fut abandonné sous la garde du comte de Flandre, du sire de Bourbon, et d'un corps de cavalerie grecque que le roi loua pour les protéger. Il donna ensuite tout ce qui lui restait à ces pauvres gens, et s'embarqua avec Éléonore. Mais les Grecs qui devaient les défendre les livrèrent eux-mêmes, ou les réduisirent en esclavage ; ceux qui échappèrent le durent au prosélytisme des Turcs, qui leur firent embrasser leur religion.

 

Retour de Louis VII. - Son divorce. — Telle fut la honteuse issue de cette grande expédition. Louis VII ne voulut rien entreprendre pour le prince d'Antioche, Raymond de Poitiers, oncle de sa femme Éléonore, dont il était jaloux. Il partit brusquement d'Antioche, et se rendit à la terre sainte. Il n'y fit rien de grand. Le bruit courut que Louis, pris un instant par les vaisseaux des Grecs, n'avait été délivré que par la rencontre d'une flotte des Normands de Sicile.

C'était une triste chose qu'un pareil retour, et une grande dérision. Qu'étaient devenus ces milliers de chrétiens abandonnés, livrés aux infidèles ! Tant de légèreté et de dureté en même temps ! Tous les barons étaient coupables, mais la honte fut pour le roi. Il porta le péché à lui seul. Pendant la croisade, la fière et violente Éléonore avait montré le cas qu'elle faisait d'un tel époux. Elle avait déclaré dès Antioche qu'elle ne pouvait demeurer la femme d'un homme dont elle était parente. Au retour, elle demanda le divorce au concile de Beaugency. Louis se soumit au jugement du concile, et perdit d'un coup les vastes provinces qu'Éléonore lui avait apportées.

 

Éléonore épouse Henri Plantagenet. — La dame s'était assurée d'avance d'un autre époux, Henri Plantagenet, petit-fils de Guillaume le Conquérant, et qui fut bientôt Henri II, roi d'Angleterre (1152). A sa mort, le fils qu'il avait eu d'Éléonore, Richard, était surtout célébré pour cette valeur emportée qui s'est rencontrée souvent chez les méridionaux. A peine l'enfant prodigue eut-il en main l'héritage paternel, qu'il donna, vendit, perdit, gâta. Il voulait à tout prix faire de l'argent comptant, et partir pour la croisade. Il trouva pourtant à Salisbury un trésor de cent mille marcs, tout un siècle de rapines et de tyrannie. Ce n'était pas assez : il vendit à l'évêque de Durham le Northumberland pour sa vie. Il vendit au roi d'Écosse Berwich, Hoxburgh, et cette glorieuse suzeraineté qui avait tant coûté à ses pères. Il donna à son frère Jean, croyant se l'attacher, un comté en Normandie, et sept en Angleterre ; c'était près d'un tiers du royaume. Il espérait regagner en Asie bien plus qu'il ne sacrifiait en Europe.

 

 

CHAPITRE IV. — TROISIÈME CROISADE (1190-1191)

 

Jérusalem reprise. — Règne des Atabeks de Syrie. — Saladin, son humanité. — Mort de Frédéric Barberousse. — Querelles des rois. — Richard s'empare de Chypre. — Siège de Saint-Jean d'Acre. — Divisions des Croisés. — Philippe retourne en France. — La troisième Croisade efface les haines entre l'Europe et l'Asie. L'empereur retient Richard prisonnier. Sa mort.

 

Jérusalem reprise (1187). — La croisade devenait de plus en plus nécessaire. Louis VII et Henri II avaient pris la croix, et étaient restés. Leur retard avait entraîné la ruine de Jérusalem (1187). Ce malheur était pour les rois défunts un péché énorme qui pesait sur leur âme, une tache à leur mémoire que leurs fils semblaient tenus de laver. Quelque peu impatient que pût être Philippe-Auguste d'entreprendre cette expédition ruineuse, il lui devenait impossible de s'y soustraire. Si la prise d'Edesse avait décidé cinquante ans auparavant la seconde Croisade, que devait-il être de celle de Jérusalem ? Les chrétiens ne tenaient plus la terre sainte, pour ainsi dire, que par le bord. Ils assiégeaient Acre, le seul port qui pût recevoir les (lottes des pèlerins, et assurer les communications avec l'Occident.

Le marquis de Montserrat, prince de Tyr, et prétendant au royaume de Jérusalem, faisait promener par l'Europe une représentation de la malheureuse ville. Au milieu s'élevait le saint sépulcre, et par-dessus un cavalier sarrasin dont le cheval salissait le tombeau du Christ. Cette image d'opprobre et d'amer reproche berçait l'âme des chrétiens occidentaux ; on ne voyait que gens qui se battaient la poitrine, et criaient : Malheur à moi !

 

Règne des Atabeks de Syrie. — Le mahométisme éprouvait depuis un demi-siècle une sorte de réforme et de restauration, qui avait entraîné la ruine du petit royaume de Jérusalem. Les Atabeks de Syrie s'attachaient à loi stricte du Coran, et détestaient l'interprétation, dont on avait tant abusé. Les Alides, les Assassins, les esprits forts, les Phelassefè ou philosophes, furent poursuivis avec acharnement et impie toyablement mis à mort, tout comme les novateurs en Europe. Spectacle bizarre : deux religions ennemies, étrangères l'une à l'autre, s'accordaient à leur insu pour proscrire à la même époque la liberté de la pensée. Nuhreddin, un des saints de l'islamisme, était un légiste, comme Innocent III ; et son général, Salaheddin — Saladin — renversa les schismatiques musulmans d'Egypte, pendant que Simon de Montfort exterminait les schismatiques chrétiens du Languedoc.

 

Saladin, son humanité. — Toutefois, la pente à l'innovation était si rapide et si fatale, que les enfants de Nuhreddin se rapprochèrent déjà des Alides et des Assassins, et que Salaheddin fut obligé de les renverser. Ce Kurde, ce barbare, le Godefroi ou le saint Louis du mahométisme, grande âme au service d'une toute petite dévotion[24], nature humaine et généreuse qui s'imposait l'intolérance, apprit aux chrétiens une dangereuse vérité, c'est qu'un mahométan pouvait être un saint et naître chevalier par la pureté du cœur et la magnanimité.

Saladin avait frappé deux coups sur les ennemis de l'islamisme. D'une part il envahit l'Égypte, détrôna les Fatemites, détruisit le foyer des croyances hardies qui avaient pénétré toute l'Asie. De l'autre, il renversa le petit royaume chrétien de Jérusalem, défit et prit le roi Lusignan à la bataille de Tibériade, et s'empara de la ville sainte. Son humanité pour ses captifs contrastait, d'une manière frappante, avec la dureté des chrétiens d'Asie pour leurs frères. Tandis que ceux de Tripoli fermaient leurs portes aux fugitifs de Jérusalem, Saladin employait l'argent qui restait des dépenses du siège à la délivrance des pauvres et des orphelins qui se trouvaient entre les mains de ses soldats ; son frère, Malek-Adhel, en délivra pour sa part deux mille.

 

Mort de Frédéric Barberousse. — La France avait, presque seule, accompli la première croisade. L'Allemagne avait puissamment contribué à la seconde. La troisième fut populaire surtout en Angleterre. Mais le roi Richard n'emmena que des chevaliers et des soldats, point d'hommes inutiles, comme dans les premières croisades. Le roi de France en fit autant, et tous deux passèrent sur des vaisseaux génois et marseillais. Cependant, l'empereur Frédéric Barberousse était déjà parti par le chemin de terre avec une grande et formidable armée. Il voulait relever sa réputation militaire et religieuse, compromise par ses guerres d'Italie. Les difficultés auxquelles avaient succombé Conrad et Louis VII, dans l'Asie Mineure, Frédéric les surmonta. Ce héros, déjà vieux et fatigué de tant de malheurs, triompha encore et de la nature et de la perfidie des Grecs, et des embûches du sultan d'Iconium, sur lequel il remporta une mémorable victoire[25], mais ce fut pour périr sans gloire dans les eaux d'une méchante petite rivière d'Asie. Son fils, Frédéric de Souabe, lui survécut à peine un an.

 

Querelles des rois. - Richard s'empare de Chypre. — Cependant, les rois de France et d'Angleterre suivaient ensemble la route de mer, avec des vues bien différentes. Dès la Sicile, les deux amis étaient brouillés. C'était, nous l'avons vu par l'exemple de Bohémond et de Raymond de Saint-Gille, c'était la tentation des Normands et des Aquitains, de s'arrêter volontiers sur la route de la croisade. A la première, ils voulaient s'arrêter à Constantinople, puis à Antioche. Le Gascon-Normand Richard eut de même envie de faire halte dans cette belle Sicile. Tancrède, qui s'en était fait roi, avait fait mettre en prison la veuve de son prédécesseur, qui était sœur du roi d'Angleterre. Richard n'eût pas mieux demandé que de venger cet outrage. Déjà, sur un prétexte, il avait planté son drapeau sur Messine. Tancrède n'eut d'autre ressource que de gagner à tout prix Philippe-Auguste, qui, comme suzerain de Richard, le força d'ôter son drapeau. Il fallut que Richard se contentât de vingt mille onces d'or que Tancrède lui offrit comme douaire de sa sœur ; il devait lui en donner encore vingt mille pour dot d'une de ses filles qui épouserait le neveu de Richard.

Le roi d'Angleterre fut plus heureux en Chypre. Le petit roi grec de l'île ayant mis la main sur un des vaisseaux de Richard, où se trouvaient sa mère et sa sœur, et qui avait été jeté à la côte, Richard ne manqua pas une si belle occasion. Il conquit l'ile sans difficulté, et chargea le roi de chaînes d'argent. Philippe-Auguste l'attendait déjà devant Acre, refusant de donner l'assaut avant l'arrivée de son frère d'armes.

 

Siège de Saint-Jean-d'Acre. — Un auteur estime à six cent mille le nombre de ceux des chrétiens qui vinrent successivement combattre dans cette arène du siège d'Acre[26]. Cent vingt mille y périrent ; et ce n'était pas, comme à la première croisade, une foule d'hommes de toutes sortes, libres ou serfs, mélange de toute race, de toute condition, tourbe aveugle, qui s'en allaient à l'aventure, où les menait la fureur divine, l'œstre de la croisade. Ceux-ci étaient des chevaliers, des soldats, la fleur de l'Europe. Toute l'Europe y fut représentée, nation par nation. Une flotte sicilienne était venue d'abord, puis les Belges, Frisons et Danois ; puis, sous le comte de Champagne, une armée de Français, Anglais et Italiens ; puis les Allemands, conduits par le duc de Souabe, après la mort de Frédéric Barberousse. Alors arrivèrent, avec les flottes de Gènes, de Pise, de Marseille, les Français de Philippe-Auguste, et les Anglais, Normands, Bretons, Aquitains, de Richard Cœur de Lion. Même avant l'arrivée des deux rois, l'armée était si formidable, qu'un chevalier s'écriait : Que Dieu reste neutre, et nous avons la victoire !

D'autre part, Saladin avait écrit au calife de Bagdad et à tous les princes musulmans pour en obtenir des secours. C'était la lutte de l'Europe et de l'Asie. Il s'agissait de bien autre chose que de la ville d'Acre ! Des esprits aussi ardents que Richard et Saladin devaient nourrir d'autres pensées. Celui-ci ne se proposait pas moins qu'une anti-croisade, une grande expédition, où il eût percé à travers toute l'Europe jusqu'au cœur du pays des Francs. Ce projet téméraire eût pourtant effrayé l'Europe, si Saladin, renversant le faible empire grec, eût apparu dans la Hongre et l'Allemagne, au moment même où quatre cent milles Maures, les Almohades, essayaient de forcer la barrière de l'Espagne et des Pyrénées.

Les efforts furent proportionnés à la grandeur du prix. Tout ce qu'on savait d'art militaire fut mis en jeu : la tactique ancienne et la féodale, l'européenne et l'asiatique, les tours mobiles, le feu grégeois, toutes les machines connues alors. Les chrétiens, disent les historiens arabes, avaient apporté des laves de l'Etna et les lançaient dans les villes, comme les foudres dardées contre les anges rebelles. Mais, la plus terrible machine de guerre, c'était le roi Richard lui-même. Ce mauvais fils d'Henri II, le fils de la colère, dont toute la vie fut un accès de violence furieuse, s'acquit parmi les Sarrasins un renom impérissable de vaillance et de cruauté. Lorsque la garnison d'Acre eut été forcée de capituler, Saladin refusant de racheter les prisonniers, Richard les fit tous égorger entre les deux camps. Cet homme terrible n'épargnait ni l'ennemi, ni les siens, ni lui-même. Il revient de la mêlée, dit un historien, tout hérissé de flèches, semblable à une pelote couverte d'aiguilles. Longtemps encore après, les mères arabes faisaient taire leurs petits enfants en leur nommant le roi Richard ; et, quand le cheval d'un Sarrasin bronchait, le cavalier lui disait : Crois-tu donc avoir vu Richard d'Angleterre ?

 

Divisions des croisés. - Philippe retourne en France. — Cette valeur et tous ces efforts produisirent peu de résultat. Toutes les nations de l'Europe étaient, nous l'avons dit, représentées au siège d'Acre, mais aussi toutes les haines nationales. Chacun combattait comme pour son compte, et tâchait de nuire aux autres, bien loin de les seconder ; les Génois, les Pisans, les Vénitiens, rivaux de guerre et de commerce, se regardaient d'un œil hostile. Les Templiers et les Hospitaliers avaient peine à ne pas en venir aux mains. Il y avait dans le camp deux rois de Jérusalem : Gui de Lusignan, soutenu par Philippe-Auguste, Conrad de Tyr, et Montferrat, appuyé par Richard. La jalousie de Philippe augmentait avec la gloire de son rival. Étant tombé malade, il l'accusait de l'avoir empoisonné. Il réclamait moitié de l'île de Chypre et de l'argent de Tancrède. Enfin, il quitta la croisade et s'embarqua presque seul, laissant là les Français, honteux de son départ. Richard, resté seul, ne réussit pas mieux : il choquait tout le monde par son insolence et son orgueil. Les Allemands ayant arboré leurs drapeaux sur une partie des murs, il les fit jeter dans le fossé. Sa victoire d'Assur resta inutile ; il manqua le moment de prendre Jérusalem en refusant de promettre la vie à la garnison. Au moment où il approchait de la ville, le duc de Bourgogne l'abandonna avec ce qui restait des Français. Dès lors, tout était perdu. Un chevalier lui montrant de loin la ville sainte, il se mit à pleurer, et ramena sa cotte d'armes devant ses yeux, en disant : Seigneur, ne permettez pas que je voie votre ville, puisque je n'ai pas su la délivrer[27].

 

La troisième croisade efface les haines entre l'Europe et l'Asie. — Cette croisade fut effectivement la dernière. L Asie et l'Europe s'étaient approchées et s'étaient trouvées invincibles. Désormais, c'est vers d'autres contrées, vers l'Egypte, vers Constantinople, partout ailleurs qu'à la terre sainte, que se dirigeront, sous des prétextes plus ou moins spécieux, les grandes expéditions des chrétiens. L'enthousiasme religieux a d'ailleurs considérablement diminué ; les miracles, les révélations qui ont signalé la première croisade, disparaissent à la troisième. C'est une grande expédition militaire, une lutte de races autant que de religion ; ce long siège est pour le moyen âge comme un siège de Troie.

La plaine d'Acre est devenue à la longue une patrie commune pour les deux partis. On s'est mesuré, on s'est vu tous les jours, on s'est connu, les haines se sont effacées. Le camp des chrétiens est devenu une grande ville fréquentée par les marchands des deux religions, ils se voient volontiers, ils dansent ensemble, et les ménestrels chrétiens associent leurs voix au son des instruments arabes[28]. Les mineurs des deux partis, qui se rencontrent dans leur travail souterrain, conviennent de ne pas se nuire. Bien plus, chaque, parti en vient à se haïr lui-même plus que l'ennemi. Richard, est moins ennemi de Saladin que de Philippe-Auguste, et Saladin déteste les Assassins et les Alides plus que les chrétiens[29].

 

L'empereur retient Richard prisonnier. Sa mort. — Pendant tout ce grand mouvement du monde, le roi de France faisait ses affaires à petit bruit. L'honneur à Richard, à lui le profit ; il semblait résigné au partage. Richard reste chargé de la cause de la chrétienté, s'amuse aux aventures, aux grands coups d'épée, s'immortalise et s'appauvrit.

Il fut pris par des chrétiens, en trahison. Ce même duc d'Autriche, qu'il avait outragé, dont il avait jeté la bannière dans les fossés de Saint-Jean-d'Acre, le surprit passant incognito sur ses terres, et le livra à l'empereur Henri IV. C'était le droit du moyen âge. L'étranger qui passait sur les terres du seigneur sans son consentement, lui appartenait. L'empereur ne s'inquiéta pas du privilège de la croisade. Il avait détruit les Normands de Sicile, il trouva bon d'humilier ceux d'Angleterre. D'ailleurs, Jean et Philippe-Auguste lui offraient autant d'argent que Richard en eût donné pour sa rançon. Il l'eût gardé sans doute ; mais la vieille Éléonore, le pape, les seigneurs allemands eux-mêmes, lui firent honte de retenir prisonnier le héros de la croisade. Il ne le lâcha toutefois qu'après avoir exigé de lui une énorme rançon de cent cinquante mille marcs d'argent ; de plus, il fallut, qu'ôtant son chapeau de sa tête, Richard lui fit hommage, dans une diète de l'empire. Henri lui concéda, en retour, le titre dérisoire du royaume d'Arles. Le héros revint chez lui (1194), après une captivité de treize mois, roi d'Arles, vassal de l'empire et ruiné. Il périt au siège de Chalus, dont il voulait forcer le seigneur à lui livrer un trésor (1199).

 

 

CHAPITRE V. — QUATRIÈME CROISADE (1202-1204)

 

L'empereur Henri VI prêche une nouvelle Croisade. Sa mort. — La quatrième Croisade populaire au nord de la France. — L'empereur grec emprunte les secours des Croisés. — Haines mutuelles des Grecs et des Latins. — Siège et prise de Constantinople. — Soulèvement du peuple. — Murzuphle. — Seconde prise de Constantinople (1204). — Partage de l'empire grec. — Baudoin de Flandre empereur.

 

L'empereur Henri VI prêche une nouvelle croisade. Sa mort. — Les Occidentaux n'avaient que peu d'espoir de réussir dans une entreprise où avait échoué leur héros, Richard Cœur de Lion. Cependant, l'impulsion donnée depuis un siècle continuait de soi-même. Les politiques essayèrent de la mettre à profit. L'empereur Henri VI prêcha lui-même l'assemblée de Worms, déclarant qu'il voulait expier la captivité de Richard. L enthousiasme fut au comble ; tous les princes allemands prirent la croix, Un grand nombre s'acheminèrent par Constantinople, d'autres se laissèrent aller à suivre l'empereur, qui leur persuadait que la Sicile était le véritable chemin de la terre sainte. Il en tira un puissant secours pour conquérir ce royaume, dont sa femme était héritière, mais dont tout le peuple, normand, italien, arabe, était d'accord pour repousser les Allemands. Il ne s'en rendit maître qu'en faisant couler des torrents de sang. On dit que sa femme elle-même l'empoisonna, vengeant sa patrie sur son époux. Henri, nourri par les juristes de Bologne dans l'idée du droit illimité des Césars, comptait se faire, un point de départ pour envahir l'empire grec, comme avait fait Robert Guiscart, puis revenir en Italie, et réduire le pape au niveau du patriarche de Constantinople.

 

La quatrième croisade fut populaire dans le nord de la France. — Cette conquête de l'empire grec, qu'il ne put accomplir, fut la suite, l'effet imprévu de la quatrième croisade. La mort de Saladin, l'avènement d'un jeune pape, plein d'ardeur — Innocent III —, semblaient ranimer la chrétienté. La croisade prêchée par Foulques de Neuilly fut surtout populaire dans le nord de la France. Un comte de Champagne venait d'être fait roi de Jérusalem ; son frère, qui lui succédait en France, prit la croix, et avec lui la plupart de ses vassaux ; ce puissant seigneur était à lui seul suzerain de dix-huit cents fiefs. Nommons en tête de ses vassaux son maréchal de Champagne, Geoffroi de Villehardouin, l'historien de cette grande expédition, le premier historien de la France en langue vulgaire ; c'est encore un Champenois, le sire de Joinville, qui devait raconter l'histoire de saint Louis et la fin des croisades. Les seigneurs du nord de la France prirent la croix en foule, les comtes de Brienne, de Saint-Paul, de Boulogne, d'Amiens, de Dampierre, les Montmorency, le fameux Simon de Montfort, qui revenait de la terre sainte, où il avait conclu une trêve avec les Sarrasins au nom des chrétiens de la Palestine. Le mouvement se communiqua au Hainaut, à la Flandre ; le comte de Flandre, beau-frère du comte de Champagne, se trouva, par la mort prématurée de celui-ci, le chef principal de la croisade. Les rois de France et d'Angleterre avaient trop d'affaires ; l'empire était divisé entre deux empereurs.

 

Les croisés empruntent des vaisseaux à Venise. — On ne songeait plus à prendre la route de terre. On connaissait trop bien les Grecs. Tout récemment, ils avaient massacré les Latins qui se trouvaient à Constantinople[30], et essayé de faire périr à son passage l'empereur Frédéric Barberousse. Pour faire le trajet par mer, il fallait des vaisseaux ; on s'adressa aux Vénitiens. Ces marchands profitèrent du besoin des croisés, et n'accordèrent pas à moins de quatre-vingt-cinq mille marcs d'argent. De plus, ils voulurent être associés à la croisade, en fournissant cinquante galères. Avec cette petite mise, ils stipulaient la moitié des conquêtes. Le vieux doge Dandolo, octogénaire et presque aveugle, ne voulut remettre à personne la direction d'une entreprise qui pouvait être si profitable à la république et déclara qu'il monterait lui-même sur la flotte. Le marquis de Montferrat, Boniface, brave et pauvre prince, qui avait fait les guerres saintes, et dont le frère Conrad s'était illustré par la défense de Tyr, fut chargé du commandement en chef, et promit d'amener les Piémontais et les Savoyards.

Lorsque les croisés furent rassemblés à Venise, les-Vénitiens leur déclarèrent, au milieu des fêtes du i départ, qu'ils n'appareilleraient pas avant d'être payés. Chacun se saigna et donna ce qu'il avait emporté ; avec tout cela, il s'en fallait de trente-quatre mille mares que la somme ne fût complète[31]. Alors l'excellent doge intercéda, et remontra au peuple qu'il ne serait pas honorable d'agir à la rigueur dans une si sainte entreprise. Il proposa que les croisés s'acquittassent en assiégeant préalablement, pour les Vénitiens, la ville de Zara, en Dalmatie, qui s'était soustraite au joug des Vénitiens, pour reconnaître le roi de Hongrie. Le roi de Hongrie avait lui-même pris la croix ; c'était mal commencer la croisade, que d'attaquer une de ses villes. Le légat du pape eut beau réclamer, le doge lui déclara que l'armée pouvait se passer de ses directions, prit la croix sur son bonnet ducal, et entraîna les croisés devant Zara[32], puis devant Trieste. Ils conquirent, pour leurs bons amis de Venise, presque toutes les villes de l'Istrie.

 

L'empereur grec emprunte les secours des croisés. — Pendant que ces braves et honnêtes chevaliers gagnent leur passage à cette guerre, voici venir, dit Villehardouin, une grande merveille, une aventure inespérée et la plus étrange du monde. Un jeune prince grec, fils de l'empereur Isaac, alors dépossédé par son frère, vient embrasser les genoux des croisés, et leur promettre des avantages immenses s'ils veulent rétablir son père sur le trône. Ils seront tous riches à jamais, l'Église grecque se soumettra au pape, et l'empereur rétabli les aidera de tout son pouvoir à reconquérir Jérusalem. Dandolo est le premier touché de l'infortune du prince. Il décide les croisés à commencer la croisade par Constantinople. En vain le pape lança l'interdit, en vain Simon de Montfort et plusieurs autres se séparèrent d'eux et cinglèrent vers Jérusalem. La majorité suivit les chefs, Baudouin et Boniface, qui se rangeaient à l'avis des Vénitiens.

 

Haines mutuelles des Grecs et des Latins. — Quelque opposition. que mit le pape à l'entreprise, les croisés croyaient faire œuvre sainte en lui soumettant F Eglise grecque malgré lui. L'empereur Constantin Monomaque fit de grands efforts ; il appela les légats du pape ; les deux clergés se virent, s'examinèrent ; mais, dans le langage de leurs adversaires, ils crurent n'entendre que des blasphèmes, et, des deux côtés, l'horreur augmenta. Ils se quittèrent en consacrant la rupture des deux Églises par une excommunication mutuelle (1054).

Avant la fin du siècle, la croisade de Jérusalem, sollicitée par les Comnène eux-mêmes, amena les Latins à Constantinople. Alors les haines nationales s'ajoutèrent aux haines religieuses ; les Grecs détestèrent la brutale insolence des Occidentaux ; ceux-ci accusèrent la trahison des Grecs. A chaque croisade, les Francs qui passaient par Constantinople délibéraient s'ils ne sien rendraient pas maitres, et ils l'auraient, fait sans la loyauté de Godefroi de Bouillon et de Louis le Jeune. Entre tous les Latins, les seuls Vénitiens pouvaient et souhaitaient cette grande chose. Concurrents des Génois pour le commerce du Levant, ils craignaient d'être prévenus par eux. Sans parler de ce grand nom de Constantinople et des précieuses richesses enfermées dans ses murs où l'empire romain s'était réfugié, sa position dominante entre l'Europe et l'Asie promettait, à qui pourrait la prendre, le monopole du commerce et la domination des mers. Le vieux doge Dandolo, que les Grecs avaient autrefois privé de la vue, poursuivait ce projet avec toute l'ardeur du patriotisme et de la vengeance. On assure enfin que le sultan Malek-Adhel, menacé par la croisade, avait fait contribuer toute la Syrie pour acheter l'amitié des Vénitiens, et détourner sur Constantinople le danger qui menaçait la Judée et l'Égypte. Nicétas, bien plus instruit que Villehardouin des précédents de la croisade, assure que tout était préparé, et que l'arrivée du jeune Alexis ne fit qu'augmenter une impulsion déjà donnée : Ce fut, dit-il, un flot sur un flot.

 

Siège et prise de Constantinople. — Les croisés furent, dans la main de Venise, une force aveugle et brutale qu'elle lança contre l'empire byzantin. Ils ignoraient, et les motifs des Vénitiens, et leurs intelligences, et l'état de l'empire qu'ils attaquaient. Aussi, quand ils se virent en face de cette prodigieuse Constantinople, qu'ils aperçurent ces palais, ces églises innombrables, qui étincelaient au soleil avec leurs dômes dorés, lorsqu'ils virent ces myriades d'hommes sur les remparts, ils ne purent se défendre de quelque émotion : Et sachez, dit Villehardouin, que il n'y eut si hardi à qui le cœur ne frémît... Chacun regardait ses armes... que par temps en auront métier.

La population était grande, il est vrai, mais la ville était désarmée. Il était convenu, entre les Grecs, depuis qu'ils avaient repoussé les Arabes, que. Constantinople était imprenable, et cette opinion faisait négliger tous les moyens de la rendre telle. Elle avait seize cents bateaux pêcheurs et seulement vingt vaisseaux. Elle n'en envoya aucun contre la flotte latine ; aucun n'essaya de descendre le courant pour y jeter le feu grégeois. Soixante mille hommes apparurent sur le rivage, magnifiquement armés ; mais, au premier signe des croisés, ils s'évanouirent. Dans la réalité, cette cavalerie légère n'eût pu soutenir le choc de la lourde gendarmerie des Latins. La ville n'avait que ses fortes murailles et quelques corps d'excellentes troupes, je parle de la garde varangienne, composée de Danois et de Saxons, réfugiés d'Angleterre. Ajoutez-y quelques auxiliaires de Pise. La rivalité commerciale et politique armait partout les Pisans contre les Vénitiens.

Ceux-ci avaient probablement des amis dans la ville. Dès qu'ils eurent forcé le port, dès qu'ils se présentèrent au pied des murs, l'étendard de Saint-Marc y apparut, planté par une main invisible, et le doge s'empara rapidement de vingt-cinq tours. Mais il lui fallut perdre cet avantage pour aller au secours des Francs, enveloppés par cette cavalerie grecque qu'ils avaient tant méprisée. La nuit même, l'empereur désespéra et s'enfuit ; on tira de prison son prédécesseur, le vieil Isaac Comnène, et les croisés n'eurent plus qu'à entrer triomphants dans Constantinople.

Il était impossible que la croisade se terminât ainsi. Le nouvel empereur ne pouvait satisfaire l'exigence de ses libérateurs qu'en ruinant ses sujets. Les Grecs murmuraient, les Latins pressaient, menaçaient. En attendant, ils insultaient le peuple de mille manières, et l'empereur lui-même, qui était leur ouvrage. Un jour, en jouant aux dés avec le prince Alexis, ils le coiffèrent d'un bonnet de laine ou de poil. Ils choquaient à plaisir tous les usages des Grecs, et se scandalisaient de tout ce qui leur était nouveau. Ayant vu une mosquée ou une synagogue, ils fondirent sur les infidèles ; ceux-ci se défendirent. Le feu fut mis à quelques maisons ; l'incendie gagna, il embrasa la partie la plus peuplée de Constantinople, dura huit jours, et s'étendit sur une surface d'une lieue.

 

Soulèvement du peuple. Murzuphle. — Cet événement mit le comble à l'exaspération du peuple. Il se souleva contre l'empereur, dont la restauration avait entraîné tant de calamités. La pourpre fut offerte pendant trois jours à tous les sénateurs. Il fallait un grand courage pour l'accepter. Les Vénitiens qui, ce semble, eussent pu essayer d'intervenir, restaient hors des murs, et attendaient. Peut-être craignaient-ils de s'engager dans cette ville immense où ils auraient pu être écrasés. Peut-être leur convenait-il de laisser accabler l'empereur qu'ils avait fait, pour rentrer en ennemis dans Constantinople. Le vieil Isaac fut en effet mis à mort, et remplacé par un prince de la maison royale, Alexis Murzuphle, qui se montra digne des circonstances critiques où il acceptait l'empire. Il commença par repousser les propositions captieuses des Vénitiens, qui offraient encore de se contenter d'une somme d'argent. Ils l'auraient ainsi ruiné et rendu odieux au peuple, comme son prédécesseur. Murzuphle leva de l'argent, mais pour faire la guerre. Il arma des vaisseaux et, par deux fois, essaya de brûler la flotte ennemie. Le péril était grand pour les Latins. Cependant, il était impossible que Murzuphle improvisât une armée. Les croisés étaient bien autrement aguerris ; les Grecs ne purent soutenir l'assaut ; Nicétas avoue naïvement que, dans ce moment terrible, un chevalier latin, qui renversait tout devant lui, leur parut haut de cinquante pieds.

 

Seconde prise de Constantinople (1204). — Les chefs s'efforcèrent de limiter les abus de la victoire ; ils défendirent, sous peine de mort, l'outrage des femmes ; mariées, des vierges et des religieuses. Mais la ville fut cruellement pillée. Telle fut l'énormité du butin, que cinquante mille marcs ayant été ajoutés à la part des Vénitiens, pour dernier payement de la dette, il resta aux Francs cinq cent mille marcs. Un nombre innombrable de monuments précieux, entassés dans Constantinople, depuis que l'empire avait perdu tant de provinces, périrent sous les mains de ceux qui se les disputaient, qui voulaient les partager, ou qui détruisaient pour détruire. Les églises, les tombeaux, ne furent point respectés[33]. Les barbares dispersèrent les ossements des empereurs ; quand ils en vinrent au tombeau de Justinien, ils s'aperçurent avec surprise que le législateur était encore tout entier dans son tombeau.

 

Partage de l'empire grec. — A qui devait revenir l'honneur de s'asseoir dans le trône de Justinien, et de fonder le nouvel empire ? Le plus digne était le vieux Dandolo. Mais les Vénitiens eux-mêmes s'y opposèrent : il ne leur convenait pas de donner à une famille ce qui était à la république. Pour la gloire de restaurer l'empire, elle les touchait peu ; ce qu'ils voulaient, ces marchands, c'étaient des ports, des entrepôts, une longue chaîne de comptoirs, qui leur assurât toute la route de l'Orient. Ils prirent pour eux les rivages et les îles ; de plus, trois des huit quartiers de Constantinople, avec le titre bizarre de seigneurs d'un quart et demi de l'empire grec.

 

Beaudoin de Flandre, empereur. — L'empire, réduit à un quart, fut déféré à Beaudoin, comte de Flandre, descendant de Charlemagne et parent du roi de Flandre. Le marquis de Montferrat se contenta du royaume de Macédoine. La plus grande partie de l'empire, celle même qui était échue aux Vénitiens, fut démembrée en fiefs.

Le premier soin du nouvel empereur fut de s'excuser auprès du pape. Celui-ci se trouva embarrassé de son triomphe involontaire. C'était un grand coup porté à l'infaillibilité pontificale, que Dieu eût justifié par le succès une guerre condamnée du Saint-Siège. L'union des deux Églises, le rapprochement des deux moitiés de la chrétienté avaient été consommés par des hommes frappés de l'interdit. Il ne restait au pape qu'à réformer sa sentence et pardonner à ces conquérants qui voulaient bien demander pardon. La tristesse d'Innocent III est visible dans sa réponse à l'empereur Beaudoin. La conquête de l'empire grec ébranlait son autorité dans l'Occident plus qu'elle ne l'étendait en Orient.

Les résultats de ce mémorable événement ne furent pas aussi grands qu'on eût pu le penser. L'empire latin de Constantinople dura moins encore que le royaume latin de Jérusalem (1204-1261). Venise seule en tira d'immenses avantages matériels. La France n'y gagna qu'en influence ; ses mœurs et sa langue, déjà portées si loin par la première croisade, se répandirent dans l'Orient. Beaudoin et Boniface, l'empereur et le roi de Macédoine, étaient cousins du roi de France. Le comte de Blois eut le duché de Nicée ; le comte de Saint-Paul, celui de Demotica, près d'Andrinople. Notre historien, Geoffroy de Villehardouin, réunit les offices de maréchal de Champagne et de Romanie. Longtemps encore après la chute de l'empire latin de Constantinople, vers 1300, le Catalan Montaner nous assure que, dans la principauté de Morée et le duché d'Athènes, on parlait français aussi bien qu'à Paris.

 

 

CHAPITRE VI. — SAINT-LOUIS - SES CROISADES (1226-1266)

 

Régence de Blanche de Castille (1226-1236). — Saint-Louis hérite des dépouilles des ennemis de l'Église. — Nécessité d'une nouvelle Croisade. — Ravages des Mongols en Asie. — L'empereur implore le secours de la France. — Saint Louis retenu par la guerre contre Henri III. — Prise de Jérusalem par les Mongols. — Saint-Louis malade prend la croix (1244). — Probité du roi. — Sa pensée politique. — Siège de Chypre. — Prise de Damiette. — Défaite de Mansourah (1250). Maladies dans le camp. — Le roi est pris. — Sa rançon. — Il fortifie les places de la Terre-Sainte et revient en France (1254). — Mort de sa mère. — Saint-Louis restitue des provinces à l'Angleterre. — La Syrie en proie aux Mameluks. — Saint Louis prend de nouveau la croix. — La Croisade est peu populaire. — Les Croisés se dirigent vers Tunis. — Débarquement. La peste. — Mort de saint Louis (1270).

 

Régence de Blanche de Castille (1226-1236). — Louis VIII revenait da sa campagne du Midi contre les Albigeois, lorsque la mort le frappa à l'âge de trente-neuf ans. Il laissait la couronne à son fils, un enfant de onze ans.

La régence et la tutelle du jeune roi eussent appartenu, d'après les lois féodales, à son oncle Philippe le Hurepel — le grossier —, comte de Boulogne. Le légat du pape et le comte de Champagne l'assurèrent à la reine Blanche de Castille. C'était une grande nouveauté qu'une femme commandât à tant d'hommes ; c'était sortir d'une manière éclatante du système militaire et barbare qui avait prévalu jusque-là, pour entrer dans la voie pacifique de l'esprit moderne. L'Église y aida. Outre le légat, l'archevêque de Sens et l'évêque de Beauvais voulurent bien attester que le dernier roi avait, sur son lit de mort, nommé sa veuve régente. Son testament, que nous avons encore, n'en fait aucune mention. Il est douteux, d'ailleurs, qu'il eût confié le royaume à une Espagnole.

A vingt et un ans, Louis IX fut déclaré majeur ; mais, dans la réalité, il resta longtemps encore dépendant de sa mère, qui gouvernait depuis dix ans. Les qualités de Louis n'étaient pas de celles qui éclatent de bonne heure ; la principale fut un sentiment exquis, un amour inquiet du devoir, et pendant longtemps le devoir lui apparut comme la volonté de sa mère. Espagnol du côté de Blanche, Flamand par son aïeule Isabelle, le jeune prince suça avec le lait une piété ardente, qui semble avoir été étrangère à la plupart de ses prédécesseurs, et que ses successeurs n'ont guère connue davantage.

Cet homme, qui apportait au monde un tel besoin de croire, se trouva précisément au milieu de la grande crise, lorsque toutes les croyances - étaient ébranles. Ces belles images d'ordre, que le moyen âge avait rêvées, le saint pontificat et le saint empire, qu'étaient-elles devenues ? La guerre de l'empire et du sacerdoce avait atteint le dernier degré de violence, et les deux partis inspiraient presque une égale horreur.

La foi manquait à l'un, mais à l'autre la charité. Quelque désir, quelque besoin qu'on eût de révérer encore le successeur des apôtres, il était difficile de le reconnaître sous cette cuirasse d'acier qu'il avait revêtue depuis la croisade des Albigeois. Il semblait que la soif du meurtre fût devenue le génie même du prêtre. Que voulaient-ils avec tant d'ardeur ? La délivrance de Jérusalem ? Aucunement. L'amélioration des chrétiens, la conversion des gentils ? Rien de tout cela. Eh, quoi donc ? Du sang. Une soif horrible de sang semblait avoir embrasé le leur, depuis qu'une fois ils avaient goûté de celui des Albigeois.

 

Saint-Louis hérite des dépouilles des ennemis de l'Église. — La destinée de ce jeune et innocent Louis IX fut d'être héritier des Albigeois et de tant d'autres ennemis de l'Église. C'était pour lui que Jean, condamné sans être entendu, avait perdu la Normandie, et son fils Henri, le. Poitou ; c'était pour lui que Montfort) avait égorgé vingt mille hommes dans Béziers, et Folquet dix mille dans Toulouse. Ceux qui avait péri étaient, il est vrai, des hérétiques, des mécréants, des ennemis de Dieu ; il y avait pourtant dans tout cela bien des morts, et, dans cette magnifique dépouille, une triste odeur de sang. Voilà, sans doute, ce qui fit l'inquiétude et l'indécision de Saint-Louis. Il avait grand besoin de croire et de s'attacher à l'Église, pour se justifier à lui-même son père et son aïeul, qui avaient accepté de tels dons. Position critique pour une âme timorée ; il ne pouvait restituer sans déshonorer son père et indigner la France. D'autre part, il ne pouvait, garder, ce semble, sans consacrer tout ce qui s'était fait, sans accepter tous les excès, toutes les violences de l'Eglise.

Le seul objet vers lequel une telle âme pouvait se tourner encore, c'était la croisade, la délivrance de Jérusalem. Cette grande puissance, bien ou mal acquise, qui se trouvait dans ses mains, c était là, sans doute, qu'elle devait s'exercer et s'expier. De ce côté, il y avait tout au moins la chance d'une mort sainte.

 

Nécessité d'une nouvelle croisade. — Jamais la croisade n'avait été plus nécessaire et plus légitime. Agressive jusque-là, elle allait devenir défensive. On attendait dans tout l'Orient un grand et terrible événement ; c'était comme le bruit des grandes eaux avant le déluge, comme le craquement des digues, comme le premier murmure des cataractes du ciel. Les Mongols s'étaient ébranlés du nord, et, peu à peu, descendaient par toute l'Asie. Ces pasteurs, entraînant les nations, chassant devant eux l'humanité avec leurs troupeaux, semblaient décidés à effacer de la terre toute ville, toute construction, toute trace de culture, à refaire du globe un désert, une libre prairie, où l'on pût désormais errer sans obstacle. Ils délibérèrent s'ils ne traiteraient pas ainsi toute la Chine septentrionale, s'ils ne rendraient pas cet empire, par l'incendie de cent villes et l'égorgement de plusieurs millions d'hommes, à cette beauté primitive des solitudes du monde naissant. Où ils ne pouvaient détruire les villes sans grand travail, ils se dédommageaient du moins par le massacre des habitants ; témoin ces pyramides de têtes de morts qu'ils firent élever dans la plaine de Bagdad[34].

 

Ravages des Mongols en Asie. — Toutes les sectes, toutes les religions qui se partageaient l'Asie, avaient également à craindre ces barbares, et nulle chance de les arrêter. Toute dispute allait être finie, toute haine réconciliée ; les Mongols s'en chargeaient. De là, sans doute, ils passeraient en Europe pour accorder le pape et l'empereur, le roi d'Angleterre et le roi de France. Alors, ils n'auraient plus qu'à faire manger l'avoine à leurs chevaux sur l'autel de Saint-Pierre de Rome, et le règne de l'Antéchrist allait commencer.

Ils avançaient, lents et irrésistibles, comme la vengeance de Dieu ; déjà ils étaient partout présents par l'effroi qu'ils inspiraient. En l'an 1238, les gens de la Frise et du Danemark n'osèrent pas quitter leurs femmes épouvantées pour aller pêcher le hareng, selon leur usage, sur les côtes d'Angleterre. En Syrie, on s'attendait d'un moment à l'autre à voir apparaître les grosses têtes jaunes et les petits chevaux échevelés. Les princes mahométans, entre autres le Vieux de la Montagne, avaient envoyé une ambassade suppliante au roi de France, et l'un des ambassadeurs passa en Angleterre.

 

L'empereur implore le secours de la France. — D'autre part, l'empereur latin de Constantinople venait exposer à Saint-Louis son danger, son dénuement et sa misère. Ce pauvre empereur s'était vu obligé de faire alliance avec les Comans, et de leur jurer amitié, la main sur un chien mort. Il en était à n'avoir plus pour se chauffer que les poutres de son palais. Quand l'impératrice vint, plus tard, implorer de nouveau la pitié de Saint-Louis, Joinville fut obligé, pour la présenter, de lui donner une robe. L'empereur offrait à Saint-Louis de lui céder à bon compte un inestimable trésor, la vraie couronne d'épines qui avait ceint le front du Sauveur. La seule chose qui embarrassait le roi de France, c'est que le commerce des reliques avait bien l'air d'être un cas de simonie ; mais il n'était pas défendu pourtant de faire un présent à celui qui faisait un tel don à la France. Le présent fut de cent soixante mille livres, et, de plus, Saint-Louis donna le produit d'une confiscation faite sur les Juifs, dont il se faisait scrupule de profiter lui-même. Il alla pieds nus recevoir les saintes reliques jusqu'à Vincennes, et, plus tard, fonda pour elles la Sainte-Chapelle de Paris.

 

Saint-Louis retenu par la guerre contre Henri III. — La croisade de 1235 n'était pas faite pour rétablir les affaires d'Orient. Le roi champenois de Navarre, le duc de Bourgogne, le comte de Montfort, se firent battre. Le frère du roi d'Angleterre n'eut d'autre gloire que celle de racheter les prisonniers. Mauclerc seul y gagna quelque chose. Cependant, le jeune roi de France ne pouvait quitter encore son royaume et réparer ces malheurs. Une vaste ligue de tous les grands du royaume se formait contre lui.

Le devoir du roi était, avant tout, de sauvegarder l'unité de la France.

 

Prise de Jérusalem par les Mongols. — Cependant la catastrophe tant redoutée avait lieu en Orient. Une aile de la prodigieuse armée des Mongols avait poussé vers Bagdad (1258) ; une autre entrait en Russie, en Pologne, en Hongrie. Les Karismiens, précurseurs des Mongols, avaient envahi la Terre Sainte ; ils avaient remporté à Gaza, malgré l'union des chrétiens et des musulmans, une sanglante victoire. Cinq cents templiers y étaient restés ; c'était tout ce que l'ordre avait alors de chevaliers à la Terre Sainte ; puis les Mongols avaient pris Jérusalem, abandonnée de ses habitants ; ces barbares, par un jeu perfide, mirent partout des croix sur les murs ; les habitants, trop crédules, revinrent et furent massacrés.

 

Saint Louis malade prend la croix (1244). — Saint-Louis était malade, alité, et presque mourant, quand ces tristes nouvelles parvinrent en Europe. Il était si mal qu'on désespérait de sa vie, et déjà une des dames qui le gardaient voulait lui jeter le drap sur le. visage, croyant qu'il avait passé. Dès qu'il alla un peu mieux, au grand étonnement de ceux qui l'entouraient, il fit mettre la croix rouge sur son lit et sur ses vêtements. Sa mère eût autant aimé le voir mort. Il promettait, lui faible et mourant, d'aller si loin, outre-mer, sous un climat meurtrier, donner son sang et celui des siens dans cette inutile guerre qu'on poursuivait depuis plus d'un siècle. Sa mère, les prêtres eux-mêmes, le pressaient d'y renoncer. Il fut inflexible ; cette idée qu'on lui croyait si fatale fut, selon toute apparence, ce qui le sauva ; il espéra, il voulut vivre, et vécut en effet. Dès qu'il fut convalescent, il appela sa mère, l'évêque de Paris, et leur dit : Puisque vous croyez que je n'étais pas parfaitement en moi-même quand j'ai prononcé mes vœux, voilà ma croix que j'arrache de mes épaules, je vous la rends... Mais à présent, continua-t-il, vous ne pouvez nier que je ne sois dans la pleine jouissance de toutes mes facultés ; rendez-moi donc ma croix ; car celui qui sait toute chose sait aussi qu'aucun aliment n'entrera dans ma bouche jusqu'à ce que j'aie été marqué de nouveau de son signe. — C'est le doigt de Dieu, s'écrièrent tous les assistants ; ne nous opposons plus à sa volonté. Et personne, dès ce jour, ne contredit son projet.

 

Opposition du pape Innocent IV. — Le seul obstacle qui restât à vaincre, chose triste et contre-nature, c'était le pape. Innocent IV remplissait l'Europe de sa haine contre Frédéric II. Chassé de l'Italie, il assembla contre lui un grand concile à Lyon. Cette ville impériale tenait pourtant à la France, sur le territoire de laquelle elle avait son faubourg au delà du Rhône. Saint-Louis, qui s'était inutilement porté pour médiateur, ne consentit pas sans répugnance à recevoir le pape. Il fallut que tous les moines de Cîteaux vinssent se jeter aux pieds du roi ; et il laissa attendre le pape quinze jours pour savoir sa détermination. Innocent, dans sa violence, contrariait de tout son pouvoir la croisade d'Orient ; il eût voulu tourner les armes du roi de France contre l'empereur ou contre le roi d'Angleterre, qui était sorti un moment de sa servilité à l'égard du Saint-Siège. Déjà, en 1239, il avait offert la couronne impériale à Saint-Louis pour son frère, Robert d'Artois ; en 1245, il lui offrit la couronne d'Angleterre.

 

Probité du roi. - Sa pensée politique. — Louis ne songeait guère à acquérir. Il s'occupait bien plutôt à légitimer les acquisitions de ses pères. Il essaya inutilement de se réconcilier l'Angleterre par une restitution partielle. Il interrogea même les évêques de Normandie pour se rassurer sur le droit qu'il pouvait avoir à la possession de cette province. Il dédommagea par une somme d'argent le vicomte Trencavel, héritier de Nîmes et de Béziers. Il l'emmena à la croisade, avec tous les faidits, les proscrits de la guerre des Albigeois, tous ceux que l'établissement des compagnons de Montfort avait privés de leur patrimoine. Ainsi il faisait de la guerre sainte une expiation, une réconciliation universelle.

Ce n'était pas une simple guerre, une expédition, que Saint-Louis projetait, mais la fondation d'une grande colonie en Égypte. On pensait alors, non sans vraisemblance, que, pour conquérir et posséder la Terre Sainte, il fallait avoir l'Égypte pour. point d'appui. Aussi il avait emporté une grande quantité d'instruments de labourage et d'outils de toute espèce. Pour faciliter les communications régulières, il voulut avoir un port à lui sur la Méditerranée ; ceux de Provence étaient à son frère Charles d'Anjou ; il fit creuser celui d'Aigues-Mortes.

 

Siège de Chypre. — Il cingla d'abord vers Chypre, où l'attendaient d'immenses approvisionnements. Là il s'arrêta, et longtemps, soit pour attendre son frère Alphonse qui lui amenait sa réserve, soit peut-être pour s'orienter dans ce monde nouveau. Il y fut amusé par les ambassadeurs des princes d'Asie, qui venaient observer le grand roi des Francs. Les chrétiens vinrent d'abord, de Constantinople, d'Arménie, de Syrie ; les musulmans ensuite, entre autres les envoyés de ce Vieux de la Montagne dont on faisait tant de récits. Les Mongols même parurent. Saint-Louis, qui les crut favorables au christianisme d'après leur haine pour les autres mahométans, se ligua avec eux contre les deux papes de l'islamisme, les califes de Bagdad et du Caire.

Cependant les Asiatiques revenaient de leurs premières craintes, ils se familiarisaient avec l'idée de la grande invasion des Francs. Ceux-ci, dans l'abondance, s'énervaient sous la séduction d'un climat corrupteur. Les femmes avilies venaient placer leurs tentes autour même de la tente du roi et de sa femme, la chaste reine Marguerite, qui l'avait suivi.

 

Prise de Damiette. — Il se décida enfin à partir pour l'Égypte. Il avait à choisir entre Damiette et Alexandrie. Un coup de vent l'ayant poussé vers la première ville, il eut hâte d'attaquer ; lui-même il se jeta dans l'eau l'épée à la main. Les troupes légères des Sarrasins, qui étaient en bataille sur le rivage, tentèrent une ou deux charges, et, voyant les Francs inébranlables, ils s'enfuirent à toute bride. La forte ville de Damiette, qui pouvait résister, se rendit dans le premier effroi. Maître d'une telle place, il fallait se hâter de saisir Alexandrie ou le Caire. Mais la même foi qui inspirait la croisade faisait négliger les moyens humains qui en auraient assuré le succès. Le roi d'ailleurs, roi féodal, n'était sans doute pas assez maître pour arracher ses gens au pillage d'une riche ville ; il en fut comme en Chypre, ils ne se laissèrent emmener que lorsqu'ils furent las eux-mêmes de leurs excès. Il y avait d'ail i leurs une excuse : Alphonse et la réserve se faisaient attendre.

Le comte de Bretagne, Mauclerc, déjà expérimenté dans la guerre d'Orient, voulait qu'on s'assurât d'abord' d'Alexandrie : le roi insista pour le Caire. Il fallait donc s'engager dans ce pays coupé de canaux, et suivre la route qui avait été si fatale à Jean de Brienne. La marche fut d'une singulière lenteur ; les chrétiens, au lieu de jeter des ponts, faisaient une levée dans chaque canal. Ils mirent ainsi un mois pour franchir les dix lieues qui sont de Damiette à Mansourah. Pour atteindre cette dernière ville, ils entreprirent une digue qui devait soutenir le Nil, et leur livrer passage. Cependant ils souffraient horriblement des feux grégeois que leur lançaient les Sarrasins, et qui les brûlaient sans remède enfermés dans leurs armures. Ils restèrent ainsi cinquante jours, au bout desquels ils apprirent qu'ils auraient pu s'épargner tant de peine et de travail. Un Bédouin leur indiqua un gué (8 février).

 

Défaite de Mansourah (1250). — L'avant-garde, conduite par Robert d'Artois, passa avec quelque difficulté. Les templiers, qui se trouvaient avec lui, l'engageaient à attendre que son frère le rejoignît. Le bouillant jeune homme les traita de lâches, et se lança, tête baissée, dans la ville, dont les portes étaient ouvertes. Il laissait mener son cheval par un brave chevalier, qui était sourd et qui criait à tue-tête : Sus ! sus à l'ennemi ! Les templiers n'osèrent rester derrière : tous entrèrent, tous périrent. Les mameluks, revenus de leur étonnement, barrèrent les rues de pièces de bois, et, des fenêtres, ils écrasèrent les assaillants.

Le roi, qui ne savait rien encore, passa, rencontra les Sarrasins ; il combattit vaillamment. Là, où j'étais à pied avec mes chevaliers, dit Joinville, aussi blessé vint le roi avec toute sa bataille, avec grand bruit et grande noise de trompes, de nacaires (timbales), et il s'arrêta sur un chemin levé ; mais oncques (jamais) si bel homme armé ne vis, car il paraissait dessus toute sa gent des épaules en haut, un heaume d'or à son chef, une épée d'Allemagne en sa main. Le soir, on lui annonça la mort du comte d'Artois, et le roi : répondit : que Dieu en fût adoré de ce que il lui donnait, et lors lui tombent les larmes des yeux bien grosses. Quelqu'un vint lui demander des nouvelles de son frère : Tout ce que je sais, dit-il, c'est qu'il est en paradis.

Les mameluks revenant de tous côtés à la charge, les Français défendirent leurs retranchements jusqu'à la fin de la journée. Le comte d'Anjou, qui se trouvait le premier sur la route du Caire, était à pied au milieu de ses chevaliers ; il fut attaqué en même temps par deux troupes de Sarrasins, l'une à pied, l'autre à cheval ; il était accablé par le feu grégeois, et on le tenait déjà pour déconfit. Le roi le sauva en s'élançant lui-même à travers les musulmans. La crinière de son cheval fut toute couverte de feu grégeois. Le comte de Poitiers fut un moment prisonnier des Sarrasins ; mais il eut le bonheur d'être délivré par les bouchers, les vivandiers et les femmes de l'armée. Le sire de Briançon ne put conserver son terrain qu'à l'aide des machines du duc de Bourgogne, qui tiraient au travers de la rivière. Gui de Mauvoisin, couvert de feu grégeois, n'échappa qu'avec peine aux flammes. Les bataillons du comte de Flandre, des barons d'outre-mer que commandait Gui d'Ibelin, et de Gauthier de Châtillon, conservèrent presque toujours l'avantage sur les ennemis. Ceux-ci sonnèrent enfin la retraite, et Louis rendit grâce à Dieu, au milieu de toute l'armée, de l'assistance qu'il en avait reçue : c'était, en effet, un miracle d'avoir pu défendre, avec des gens à pied et presque tous blessés, un camp attaqué par une redoutable cavalerie.

 

Maladies dans le camp. — Le roi devait bien voir que le succès était impossible, et se hâter de retourner vers Damiette, mais il ne pouvait s'y décider. Sans doute, le grand nombre de blessés qui se trouvaient dans le camp rendait la chose difficile ; mais les malades augmentaient chaque jour. Cette armée, campant sur les vases de l'Égypte, nourrie principalement des barbets du Nil, qui mangeaient tant de cadavres, avaient contracté d'étranges et hideuses maladies. Leur chair gonflait, pourrissait autour de leurs gencives, et pour qu'ils avalassent, on était obligé de la leur couper ; ce n'était par tout le camp que des cris douloureux, comme de femmes en mal d'enfant ; chaque jour augmentait le nombre des morts. Un jour, pendant l'épidémie, Joinville malade, et entendant la messe de son lit, fut obligé de se lever et de soutenir son aumônier prêt à s'évanouir. Ainsi soutenu, il acheva son sacrement, parchanta la messe tout entièrement : jamais plus ne chanta.

Ces morts faisaient horreur, chacun craignait de les toucher et de leur donner la sépulture ; en vain le roi, plein de respect pour ces martyrs, donnait l'exemple et aidait à les enterrer de ses propres mains. Tant de corps abandonnés augmentaient le mal chaque jour : il fallut songer à la retraite pour sauver au moins ce qui restait. Triste et incertaine retraite d'une armée amoindrie, affaiblie, découragée. Le roi, qui avait fini par être malade comme les autres, eût pu se mettre en sûreté, mais il ne voulut jamais abandonner son peuple. Tout mourant qu'il était, il entreprit d'exécuter sa retraite par terre, tandis que les malades étaient embarqués sur le Nil. Sa faiblesse était telle qu'on fut bientôt obligé de le faire entrer dans une petite maison, et de le déposer sur les genoux d'une bourgeoise de Paris, qui se trouvait là.

 

Le roi est pris. - Sa rançon. — Cependant, les chrétiens s'étaient vus bientôt arrêtés par, les Sarrasins qui les suivaient par terre et les attendaient dans le fleuve. Un immense massacre commença. Ils déclarèrent en vain qu'ils voulaient se rendre ; les Sarrasins ne craignaient autre chose que le grand nombre des prisonniers ; ils les faisaient donc entrer dans un clos, leur demandaient s'ils voulaient renier le Christ. Un grand nombre obéit, entre autres tous les mariniers de Joinville.

Le roi et les prisonniers de marque avaient été réservés. Le sultan ne voulait pas les délivrer, à moins qu'ils ne rendissent Jérusalem ; ils objectèrent que cette ville était à l'empereur d'Allemagne, et offrirent Damiette avec quatre cent mille besants d'or. Le sultan avait consenti, lorsque les mameluks, auxquels il devait sa victoire, se révoltent et l'égorgent au pied des galères où les Français étaient détenus. Le danger était grand pour ceux-ci ; les meurtriers pénétrèrent en effet jusqu'auprès du roi. Celui même qui avait arraché le cœur au soudan vint au roi, sa main toute ensanglantée, et lui dit : Que me donneras-tu, quel je t'aie occis ton ennemi, qui t'eût fait mourir s'il eût vécu ? — Et le roi ne lui répondit oncques rien. Il en vint bien trente, les épées toutes nues et les haches danoises aux mains dans notre galère, continue Joinville. Je demandai à Monseigneur Baudoin d'Ibelin, qui savait bien le sarrasinois, ce que ces gens disaient ; il me répondit qu'ils disaient qu'ils nous venaient les têtes trancher. Il y en avait tout plein de gens qui se confessaient à un frère de la Trinité, qui était au comte Guillaume de Flandre ; mais, quant à moi, je ne me souvins jamais de péché que j'eusse fait. Mais me pensai que plus je me défendrais ou plus je me gauchirais (voudrais esquiver), pis me vaudrait. Et lors me signai et m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux qui tenait une hache danoise à charpentier, et dis : Ainsi ! mourut sainte Agnès. Messire Gui d'Ibelin, connétable de Chypre, s'agenouilla à côté de moi, et je lui dis : Je vous absous de tel pouvoir comme Dieu m'a donné. Mais quand je me levai de là, il ne me souvint oncques de chose qu'il m'eût dite ni racontée.

Il y avait trois jours que Marguerite avait appris la captivité de son mari, lorsqu'elle accoucha d'un fils nommé Jean, et qu'elle surnomma Tristan. Elle faisait coucher au pied de son lit, pour se rassurer, un vieux chevalier âgé de quatre-vingts ans. Peu de temps avant d'accoucher, elle s'agenouilla devant lui et lui requit un don, et le chevalier le lui octroya par son serment, et elle lui dit : Je vous demande, par la foi que vous m'avez baillée, que si les Sarrasins prennent cette ville, que vous me coupiez la tête avant qu'ils me prennent ; et le chevalier répondit : Soyez certaine que je le ferai volontiers, car je l'avais bien pensé que je vous occirais avant qu'ils vous eussent pris.

 

Le roi fortifie les places de la Terre Sainte et revient en France (1254). — Mort de sa mère. — Rien ne manquait au malheur et à l'humiliation de Saint-Louis. Les Arabes chantèrent sa défaite, et plus d'un peuple chrétien en fit des feux de joie. Il resta pourtant un an à la Terre Sainte pour aider à la défendre, au cas que les mameluks poursuivissent leur victoire hors de l'Égypte. Il releva les murs des villes, fortifia Césarée, Jaffa, Sidon, Saint-Jean-d'Acre, et ne se sépara de ce triste pays que lorsque les barons de la Terre Sainte lui eurent eux-mêmes assuré que son séjourne pouvait plus leur être utile. Il venait d'ailleurs de recevoir une nouvelle qui lui faisait un devoir de retourner au plus tôt en France. Sa mère était morte[35]. Malheur immense pour un tel fils, qui, pendant si longtemps, n'avait pensé que par elle, qui l'avait quittée malgré elle pour cette désastreuse expédition, où il devait laisser sur la terre infidèle un de ses frères, tant de loyaux serviteurs, les os de tant de martyrs. La vue de la France elle-même ne put le consoler. Si j'endurais seul la honte et le malheur, disait-il à un évêque, si mes péchés n'avaient pas tourné au préjudice de l'Église universelle, je me résignerais. Mais, hélas ! toute la chrétienté est tombée par moi dans l'opprobre et la confusion.

 

Saint-Louis restitue des provinces à l'Angleterre. — Saint Louis, de retour, sembla repousser longtemps toute pensée, toute ambition étrangère ; il s'enferma avec un scrupule inquiet dans son devoir de chrétien, comprenant toutes les vertus de la royauté dans les pratiques de la dévotion, et s'imputant à lui-même comme péché tout désordre public. Les sacrifices ne lui coûtèrent rien pour satisfaire cette conscience timorée et inquiète. Malgré ses frères, ses barons, ses sujets, il restitua au roi d'Angleterre le Périgord, le Limousin, l'Agenois, et ce qu'il avait en Quercy et en Saintonge, à condition que Henri renonçât à ses droits sur la Normandie, la Touraine, l'Anjou, le Maine et le Poitou (1258). Les provinces cédées ne le lui pardonnèrent jamais, et quand il fut canonisé, elles refusèrent de célébrer sa fête.

 

Au XIIIe siècle, l'horreur pour les Sarrasins avait diminué ; le découragement était venu et la lassitude. L'Europe sentait confusément qu'elle avait peu de prise sur cette massive Asie. On avait eu le temps, en deux siècles, d'apprendre à fond ce que c'était que ces effroyables guerres. Les croisés, qui, sur la foi de nos poèmes chevaleresques, avaient été chercher des empires de Trébizonde, des paradis de Jéricho, de Jérusalem, d'émeraude et de saphir, n'avaient trouvé qu'âpres vallées, cavalerie de vautours, tranchant acier de Damas, désert aride, et la soif sous le maigre ombrage du palmier. La croisade avait été ce fruit perfide des bords de la mer Morte, qui aux yeux offrait une orange, et qui dans la bouche n'était plus que cendre. L'Europe regarda de moins en moins vers l'Orient. On crut avoir assez fait, on négligea la Terre Sainte, et, quand elle fut perdue, c'est à Dieu qu'on s'en prit de sa perte : Dieu a donc juré, dit un troubadour, de ne laisser vivre aucun chrétien, et de faire une mosquée de Sainte-Marie de Jérusalem ? Et puisque son fils, qui devrait s'y opposer, le trouve bon, il y aurait de la folie à s'y opposer. Dieu dort, tandis que Mahomet fait éclater son pouvoir. Je voudrais qu'il ne fût plus question de croisade contre les Sarrasins, puisque Dieu les protège contre les chrétiens[36].

 

La Syrie en proie aux Mameluks. — Cependant la Syrie nageait dans le sang. Après les Mongols, et contre eux, arrivèrent les mameluks d'Egypte ; cette féroce milice, recrutée d'esclaves et nourrie de meurtres, enleva aux chrétiens les dernières places qu'ils eussent alors en Syrie : Césarée, Arzuf, Saphet, Japha, Belfort, enfin la grande Antioche tombèrent successivement. Il y eut je ne sais combien d'hommes égorgés pour n'avoir pas voulu renier leur foi ; plusieurs furent écorchés vifs. Dans la seule Antioche, dix-sept mille furent passés au fil de l'épée, cent mille vendus en esclavage.

 

Saint-Louis prend de nouveau la croix. — A ces terribles nouvelles, il y eut en Europe tristesse et douleur, mais aucun élan. Saint Louis seul reçut la plaie dans son cœur. Il ne dit rien, mais il écrivit au pape qu'il allait prendre la croix. Clément IV, qui était un habile homme et plus légiste que prêtre, essaya de l'en détourner ; il semblait qu'il jugeât la croisade de notre point de vue moderne, qu'il comprit que cette dernière entreprise ne produirait rien encore. Mais il était impossible que l'homme du moyen âge, son vrai fils, son dernier enfant, abandonnât le service de Dieu, qu'il reniât ses pères, les héros des croisades, qu'il laissât au vent les os des martyrs, sans entreprendre de les inhumer. Il ne pouvait rester assis dans son palais de Vincennes, pendant que le mameluk égorgeait les chrétiens, ou tuait leurs âmes en leur arrachant leur foi. Saint-Louis entendait de la Sainte-Chapelle les gémissements des mourants de la Palestine, et les cris des vierges chrétiennes. Dieu renié en Asie, maudit en Europe, pour les triomphes de l'infidèle, tout cela pesait sur l'âme du pieux roi. Il n'était d'ailleurs revenu qu'à regret de la Terre Sainte. Il en avait emporté un trop poignant souvenir ; la désolation d'Égypte, les merveilleuses tristesses du désert, l'occasion perdue du martyre, c'étaient là des regrets pour l'âme chrétienne.

Le 25 mai 1267, ayant convoqué ses barons dans la grande salle du Louvre, il entra au milieu d'eux tenant dans ses mains la sainte couronne d'épines. Tout faible qu'il était et maladif par suite de ses austérités, il prit la croix, il la fit prendre à ses trois fils, et personne n'osa faire autrement. Ses frères, Alphonse de Poitiers, Charles d'Anjou, l'imitèrent bientôt, ainsi que le roi de Navarre, comte de Champagne, ainsi que les comtes d'Artois, de Flandre, le fils du comte de Bretagne, une foule de seigneurs ; puis les rois de Castille, d'Aragon, de Portugal et les deux fils du roi d'Angleterre. Saint Louis s'efforçait d'entraîner tous ses voisins à la croisade, il se portait pour arbitre de leurs différends, il les aidait à s'équiper. Il donna soixante-dix mille livres tournois aux fils du roi d'Angleterre. En même temps, pour s'attacher le Midi, il appelait pour la première fois les représentants des bourgeois aux assemblées des sénéchaussées de Carcassonne et de Beaucaire. C'est le commencement des États de Languedoc.

 

La croisade est peu populaire. — La croisade était si peu populaire, que le sénéchal de Champagne, Joinville, malgré son attachement pour le saint roi, se dispensa de le suivre. Ses paroles, à ce sujet, peuvent être données comme l'expression de la pensée du temps :

Advint ainsi comme Dieu voulut que je me dormis à Matines, et me fut avis en dormant que je voyais le roi devant un autel à genoux, et m'était avis que plusieurs prélats revêtus le vêtaient d'une chasuble vermeille de serge de Reins. Le chapelain de Joinville lui expliqua que ce rêve signifiait que le roi se croiserait, et que la serge de Reims voulait dire que la croisade serait de petit esploit (profit). — Je entendis que tous ceux firent peché mortel, qui lui louèrent l'allée (le voyage). — Du voyage que il fit à Tunis ne veux-je rien conter ni dire, pource que je n'y fus pas, la merci Dieu[37].

Cette grande armée, lentement rassemblée, découragée d'avance et partant à regret, traîna deux mois dans les environs malsains d'Aigues-Mortes. Personne ne savait encore de quel côté elle allait se diriger. L'effroi était grand en Egypte. On ferma la bouche pélusiaque du Nil, et depuis elle est restée comblée. L'empereur grec, qui craignait l'ambition de Charles d'Anjou, envoya offrir la réunion des deux Églises.

 

Les croisés se dirigent vers Tunis. — Cependant l'armée s'embarqua sur des vaisseaux génois. Les Pisans, Gibelins et ennemis de Gènes, craignirent pour la Sardaigne, et fermèrent leurs ports. Saint-Louis obtint à grand'peine que ses malades, déjà fort nombreux, fussent reçus à terre. Il y avait plus de vingt ; jours qu'on était en mer. Il était impossible, avec cette lenteur, d'atteindre l'Égypte ou la Terre Sainte. On persuada au roi de cingler vers Tunis. C'était l'intérêt de Charles d'Anjou, souverain de la Sicile. Il fit croire à son frère que l'Egypte tirait de grands secours de Tunis[38] ; peut-être s'imagina-t-il, dans son ignorance, que de l'une il était facile de passer dans l'autre. Il croyait d'ailleurs que l'apparition d'une armée chrétienne déciderait le soudan de Tunis à se convertir. Ce pays était en relations amicales avec la Castille et la France. Naguère saint Louis faisant baptiser à Saint-Denis un juif converti, il voulut que les ambassadeurs de Tunis assistassent à la cérémonie, et il leur dit ensuite : Rapportez à votre maître que je désire si fort le salut de son âme, que je voudrais être dans les prisons des Sarrasins pour le reste de ma vie et ne jamais revoir la lumière du jour, si je pouvais, à ce prix, rendre votre roi et son peuple chrétiens comme cet homme.

 

Débarquement. La peste. Mort de Saint-Louis (1270). — Une expédition pacifique, qui eût seulement intimidé le roi de Tunis et l'eût décidé à se convertir, n'était pas ce qu'il fallait aux Génois, sur les vaisseaux desquels saint Louis avait passé ; la plupart des croisés aimaient mieux la violence. On disait que Tunis était une riche ville, dont le pillage pouvait les dédommager de cette dangereuse expédition. Les Génois, sans égard aux vues de Saint-Louis, commencèrent les hostilités en s emparant des vaisseaux qu'ils rencontrèrent devant Carthage. Le débarquement eut lieu sans obstacle : les Maures ne paraissaient que pour provoquer, se faire poursuivre et fatiguer les chrétiens. Après avoir langui quelques jours sur la plage brûlante, les chrétiens s'avancèrent vers le château de Carthage. Ce qui restait de la grande rivale de Rome se réduisait à un fort gardé par deux cents soldats. Les Génois s'en emparèrent ; les Sarrasins, réfugiés dans les voûtes ou les souterrains, furent égorgés ou suffoqués par la fumée ou la flamme. Le roi trouva ces ruines pleines de cadavres, qu'il fit ôter pour y loger avec les siens[39]. Il devait attendre à Carthage son frère, Charles d'Anjou, avant de marcher sur Tunis. La plus grande partie de l'armée resta sous le soleil d'Afrique, dans la profonde poussière du sable soulevé par les vents, au milieu des cadavres et de la puanteur des morts. Tout autour rôdaient les Maures, qui enlevaient toujours quelqu'un. Point d'arbres, point de nourriture végétale ; pour eau, des mares infectes, des citernes pleines d'insectes rebutants. En huit jours la peste avait éclaté ; les comtes de Vendôme, de la Marche, de Viane, Gaultier de Nemours, maréchal de France ; les sires de Montmorency, de Piennes, de Brissac, de Saint-Briçon, d'Apremont, étaient déjà morts. Le légat les suivit bientôt. N'ayant plus la force de les ensevelir, on les jetait dans le canal, et les eaux en étaient couvertes. Cependant le roi et ses fils étaient eux-mêmes malades : le plus jeune mourut sur son vaisseau, et ce ne fut que huit jours après que le confesseur de saint Louis prit sur lui de le lui apprendre. C'était le plus chéri de ses enfants ; sa mort, annoncée à un père mourant, était pour celui-ci une attache de moins à la terre, un appel de Dieu, une tentation de mourir. Aussi, sans trouble et sans regret, accomplit-il cette dernière œuvre de la vie chrétienne, répondant les litanies et les psaumes, dictant pour son fils une belle et touchante instruction, accueillant même les ambassadeurs des Grecs, qui venaient le prier d'intervenir en leur faveur auprès de son frère Charles d'Anjou, dont l'ambition les menaçait. Il leur parla avec bonté, il leur promit de s'employer avec zèle, s'il vivait, pour leur conserver la paix ; mais, dès le lendemain, il entra lui-même dans la paix de Dieu.

Dans cette dernière nuit, il voulut être tiré de son lit et étendu sur la cendre. Il y mourut, tenant toujours les bras en croix. Et au jour le lundi, le benoit roi tendit ses mains jointes au ciel, et dit : Beau sire Dieu, aie merci de ce peuple qui ici demeure, et le conduis en son pays, que il ne tombe en la main de ses ennemis, et que il ne soit contraint renier ton saint nom.

En la nuit devant le jour que il trépassât, endementières (tandis) que il se reposait, il soupira, et dit bassement : Ô Jérusalem ! ô Jérusalem !

La croisade de Saint-Louis fut la dernière croisade. Le moyen âge avait donné son idéal, sa fleur et son fruit. En cette âme tendre et pieuse, blessée au dehors dans tous ses amours, qui se retirait au dedans et cherchait en soi, le XIIIe siècle a sa passion. Il ne lui restait plus qu'à mourir.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Ali avait épousé Fatema, fille de Mahomet.

[2] Pour assassiner un sultan, il en vint, un à un, jusqu'à cent vingt-quatre.

[3] Henri, comte de Champagne, étant venu rendre visite au grand prieur des Assassins, celui-ci le fit monter avec lui sur une tour élevée, garnie à chaque créneau de deux fedavis (dévoués) ; il fit un signe, et deux de ces sentinelles se précipitèrent du haut de la tour. Si vous le désirez, dit-il au comte, tous ces hommes vont en faire autant.

[4] L'Islandais dit encore aujourd'hui, désir des figues, pour un ardent désir.

[5] Asgard, ville des Ases, ou divinités qui forment la cour d'Odin.

[6] Guillaume de Tyr.

[7] Pierre d'Auvergne.

[8] Guibert de Nogent.

[9] Des prophètes annonçaient que Charlemagne viendrait lui-même commander la croisade.

[10] C'est ainsi que les Sabins descendirent de leurs montagnes sous la conduite d'un loup, d'un pic et d'un bœuf ; qu'une vache mena Cadmus en Béotie, etc.

[11] Il y en eut qui s'imprimèrent la croix avec un fer rouge (Alberic des Trois-Fontaines).

[12] Guibert de Nogent.

[13] Ville du royaume de Naples.

[14] Anne Comnène.

[15] Né à Bézi, près Nivelle, dans un château qu'on montrait encore à la fin du dernier siècle.

[16] La fatigue lui causa une fièvre violente, il fit vœu de se croiser et fut guéri. (Albéric.)

[17] Ceci ne se rapporte, il est vrai, qu'à la troupe conduite par Pierre l'Ermite.

[18] On le mena dans une galerie du palais, où une porte, ouverte comme par hasard, lui faisait voir une chambre remplie du haut en bas d'or et d'argent, de bijoux et de meubles précieux. Quelles conquêtes, s'écria-t-il, ne ferait-on pas avec un tel trésor ! — Il est à vous, lui dit-on aussitôt. Il se fit peu prier pour accepter. (Anne Comnène.)

[19] Anne Comnène.

[20] Les chrétiens indigènes avaient éprouvé, pendant le siège, les plus cruels traitements de la part des infidèles. (Guillaume de Tyr).

[21] Il lui donna pour la couvrir son propre manteau. (Guillaume de Tyr.)

[22] Ηούτζη Αλαμάνε.

[23] Odon de Deuil : ... Et à son retour, il demandait toujours vêpres et complies, faisant toujours de Dieu l'Alpha et l'Oméga de toutes ses œuvres.

[24] Il jeûnait toutes les fois que sa santé le lui permettait, et faisait lire l'Alcoran à tous ses serviteurs. Ayant vu un jour un petit enfant qui le lisait à son père, il en fut touché jusqu'aux larmes.

[25] L'historien prétend que les Turcs étaient plus de trois cent mille.

[26] Le catalogue des morts contient les noms de six archevêques, douze évêques, quarante-cinq comtes et cinq cents barons. — Suivant Aboulfarage, il périt cent quatre-vingt mille musulmans.

[27] Joinville.

[28] Les croisés furent souvent admis à la table de Saladin, et les émirs à celle de Richard.

[29] Saladin envoya aux rois chrétiens, à leur arrivée, des prunes de Damas et d'autres fruits ; ils lui envoyèrent des bijoux. Philippe et Richard s'accusèrent l'un l'autre de correspondance avec les musulmans. Richard portait à Chypre un manteau parsemé de croissants d'argent.

[30] Un légat fut massacré, et sa tête traînée à la queue d'un chien par les rues de la ville. On passa au fil de l'épée jusqu'aux malades de l'hôpital Saint-Jean. On n'épargna que quatre mille des Latins, qui furent vendus aux Turcs.

[31] Un grand nombre de croisés avaient craint les difficultés du passage par Venise, et s'étaient allés embarquer à d'autres ports. Ces divisions faillirent plusieurs fois faire avorter toute l'entreprise.

[32] Le pape menaça les croisés d'excommunication, parce que le roi de Hongrie, ayant pris la croix, était sous la protection de l'Église.

[33] Nicétas : Les croisés se revêtaient, non par besoin, mais pour en faire sentir le ridicule, de robes peintes, vêtement ordinaire des Grecs ; ils mettaient nos coiffures de toile sur la tête de leurs chevaux, et leur attachaient au cou les cordons qui, d'après notre coutume, doivent pendre par derrière ; quelques-uns tenaient dans leurs mains du papier, de l'encre et des écritoires pour nous railler, comme si nous n'étions que de mauvais scribes ou de simples copistes. Ils passaient des jours entiers à table ; les uns savouraient des mets délicats ; les autres ne mangeaient, suivant la coutume de leur pays, que du bœuf bouilli et du lard salé, de l'ail, de la farine, des fèves, tenue sauce très forte.

[34] Tamerlan, après avoir ruiné Damas de fond en comble, fit frapper des monnaies portant un mot arabe dont le sens était : DESTRUCTION.

[35] A Sagette, dit Joinville, vinrent les novelles au roi que Sa mère était morte. Si grand deuil on mena, que de deux jours on ne put oncques (jamais) parler à lui. Après cela il m'envoya quérir par un valet de sa chambre. Quand je vins devant lui en sa chambre, là où il était tout seul, et il me vit, et étendit ses bras, et me dit : Ah ! Sénéchal ! j'ai perdu ma mère !

[36] Le Chevalier du Temple, ap. Raynouard, Choix des poésies des Troubadours.

[37] Joinville.

[38] De plus, les pirates de Tunis nuisaient beaucoup aux navires chrétiens.

[39] Joinville.