LA COMMUNE

 

PREMIÈRE PARTIE. — L’AGONIE DE L’EMPIRE.

 

 

I. — LE RÉVEIL

 

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.

Dans sa chambre, où le seuil avait l’odeur du sang,

Il régnait ; mais dans l’air soufflait la Marseillaise,

Rouge était le soleil levant.

(L. M., Chansons des geôles.)

 

Dans la nuit d’épouvante qui depuis décembre couvrait le troisième empire, la France semblait morte ; mais aux époques où les nations dorment comme en des sépulcres, la vie en silence grandit et ramifie ; les événements s’appellent, se répondent pareils à des échos ; de la même manière qu’une corde en vibrant en fait vibrer une autre.

Des réveils grandioses succèdent à ces morts apparentes alors et éclatent les transformations résultées des lentes évolutions.

Alors des effluves enveloppent les êtres, les groupent, les portent, si réellement que l’action semble précéder la volonté ; les événements se précipitent, c’est l’heure où se trempent les cœurs comme dans la fournaise l’acier des épées.

Là-bas, par les cyclones, quand le ciel et la terre sont une seule nuit, où râlent comme des poitrines humaines les flots lançant, furieuses, aux rochers leurs griffes blanches d’écume, sous les hurlements du vent, on se sent vivre au fond des temps dans les éléments déchaînés.

Par les tourmentes révolutionnaires au contraire l’attirance est en avant.

L’épigraphe de ce chapitre rend l’Impression qu’éprouvaient à la fin de l’empire ceux qui se jetaient dans la lutte pour la liberté.

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.

Dans sa chambre, où le seuil avait l’odeur du sang,

Il régnait ; mais dans l’air soufflait la Marseillaise,

Rouge était le soleil levant.

La liberté passait sur le monde, l’internationale était sa voix criant par dessus les frontières les revendications des déshérités.

Les complots policiers montraient leur trame ourdie chez Bonaparte : la république romaine égorgée, les expéditions de la Chine et du Mexique découvrant leurs hideux dessous ; le souvenir des morts du coup d’état, tout cela, constituait un triste cortège à celui que Victor Hugo appelait Napoléon le Petit : il avait du sang jusqu’au ventre de son cheval.

De partout, en raz marée, la misère montait, et ce n’étaient pas les prêts de la société du prince impérial, qui y pouvaient grand’chose ; Paris, pourtant, payait pour cette société de lourds impôts, et doit peut-être encore deux millions.

La terreur entourant l’Élysée en fête, la légende du premier empire, les fameux sept millions de voix arrachés par la peur et la corruption formaient autour de Napoléon III un rempart réputé inaccessible.

L’homme aux yeux louches espérait durer toujours, le rempart pourtant se trouait de brèches, par celle de Sedan enfin passa la révolution.

Nul parmi nous ne pensait alors que rien pût égaler les crimes de l’empire.

Ce temps et le nôtre se ressemblent suivant l’expression de Rochefort comme deux gouttes de sang. Dans cet enfer, comme aujourd’hui, les poètes chantaient l’épopée qu’on allait vivre et mourir ; les uns en strophes ardentes, les autres avec un rire amer.

Combien de nos chansons d’alors seraient d’actualité.

Le pain est cher, l’argent est rare,

Haussmann fait hausser les loyers,

Le gouvernement est avare,

Seuls, les mouchards sont bien payés !

Fatigués de ce long carême

Qui pèse sur les pauvres gens,

Il se pourrait bien, tout de même,

Que nous prenions le mors aux dents !

Dansons la Bonaparte,

Ce n’est pas nous qui régalons,

Dansons la Bonaparte !

Nous mettrons sur la carte

Les violons.

J.-B. Clément.

 

Les mots ne faisaient pas peur pour jeter à la face du pouvoir ses ignominies.

La chanson de la Badinguette fit hurler de fureur les bandes impériales.

Amis du pouvoir.

Voulez-vous savoir

Comment Badinguette,

D’un coup de baguette,

Devint, par hasard,

Madame César ?

La belle au fin fond de l’Espagne

Habitait.

Ah ! la buveuse de Champagne

Qu’elle était !

Amis du pouvoir, etc.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que mon peuple crie ou blasphème,

Je m’en fous !

Qui fut mouchard en Angleterre,

Puis bourreau,

Peut bien, sans déroger, se faire

Maquer…

Amis du pouvoir, etc.

Henri ROCHEFORT.

 

Parmi les souvenirs joyeux de nos prisons, est la chanson de la Badinguette chantée un soir à pleines voix par cette masse de prisonnières que nous étions aux chantiers de Versailles ; entre les deux lampes fumeuses qui éclairaient nos corps étendus à terre contre les murs.

Les soldats qui nous gardaient et pour qui l’Empire durait encore, eurent à la fois épouvante et fureur. Nous aurions, hurlaient-ils, une punition exemplaire pour insulte à S. M. l’Empereur !

Un autre refrain, celui-là ramassé par la foule, en secouant les loques impériales, avait également le pouvoir de mettre en rage nos vainqueurs.

À deux sous tout l’paquet :

L’ pèr’, la mèr’ Badingue

Et l’ petit Badinguet !

La conviction de la durée de l’Empire était si forte encore dans l’armée de Versailles, que comme certainement bien d’autres, j’en pus lire sur l’ordre de mise en jugement qui me fut signifié à la correction de Versailles :

Vu le rapport et l’avis de M. le rapporteur et les conclusions de M. le Commissaire Impérial, tendant au renvoi devant le 6e conseil de guerre, etc.

Le gouvernement ne pensait pas que ce fût la peine de changer la formule.

Longtemps, la résignation des foules à souffrir nous indigna pendant les dernières années tourmentées de Napoléon III. Nous les enthousiastes de la délivrance, nous la vîmes si longtemps d’avance que notre impatience était plus grande. Des fragments me sont restés de cette époque.

À CEUX QUI VEULENT RESTER ESCLAVES

Puisque le peuple veut que l’aigle impériale

Plane sur son abjection,

Puisqu’il dort, écrasé sous la froide rafale

De l’éternelle oppression ;

Puisqu’ils veulent toujours, eux tous que l’on égorge,

Tendre la poitrine au couteau,

Forçons, ô mes amis, l’horrible coupe-gorge,

Nous délivrerons le troupeau !

Un seul est légion quand il donne sa vie,

Quand à tous il a dit adieu :

Seul à seul nous irons, l’audace terrifie,

Nous avons le fer et le feu !

Assez de lâchetés, les lâches sont des traîtres ;

Foule vile, bois, mange et dors ;

Puisque tu veux attendre, attends, léchant tes maîtres.

N’as-tu donc pas assez de morts ?

Le sang de tes enfants fait la terre vermeille,

Dors dans le charnier aux murs sourds.

Dors, voici s’amasser, abeille par abeille,

L’héroïque essaim des faubourgs !

Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,

Venez, c’est l’heure d’en finir.

Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaînes,

Debout ! il est beau de mourir !

L. M.

 

Oh ! combien il y avait longtemps qu’on eût voulu arracher son cœur saignant de sa poitrine pour le jeter à la face du monstre impérial !

Combien il y avait longtemps qu’on disait, froidement résolus, ces vers des Châtiments :

Harmodius, c’est l’heure.

Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.

 

Ainsi on l’eût fait, comme on ôterait des rails une pierre encombrante.

La tyrannie alors n’avait qu’une tête, le songe de l’avenir nous enveloppait, l’Homme de Décembre nous semblait le seul obstacle à la liberté.

 

II. — LA LITTÉRATURE À LA FIN DE L’EMPIRE. - MANIFESTATIONS DE LA PAIX

 

Venez, corbeaux. Venez sans nombre.

Vous serez tous rassasiés.

(L. M., Chansons de 78.)

 

Les colères entassées fermentant dans le silence depuis vingt ans, grondaient de toutes parts ; la pensée se déchaînait, les livres qui d’ordinaire n’entraient en France que secrètement, commençaient à s’éditer à Paris. L’Empire effrayé mettait un masque, il se faisait appeler libéral ; mais personne n’y croyait, et chaque fois qu’il évoquait 89 on pensait à 52.

L’Échéance de 69 de Rogeart résumait dès 66, le sentiment général.

La déchéance de 69, disait-il, est une date fatidique ; il n’y a qu’une, voix pour la chute de l’empire en 69. On attend la liberté comme les millénaires attendaient le retour du Messie. On le sait comme un astronome sait la loi d’une éclipse ; il ne s’agit que de tirer sa montre et de regarder passer le phénomène en comptant les minutes qui séparent encore la France de la lumière.

Les causes profondes, disait encore Rogeart, dans ce livre, sont dans l’opposition constante et irrémédiable entre les tendances des gouvernements, et celles de la société ; la violation permanente de tous les intérêts des gouvernés, la contradiction entre le dire et le faire des gouvernants.

L’ostentation des principes de 89, et l’application de ceux de 52.

La nécessité pour les gouvernants, de la guerre et surtout de la guerre de conquête, principe vital d’une monarchie militaire et l’impopularité de la guerre de conquête, d’annexion, de pillage et d’invasion, dans un siècle travailleur, industriel, instruit, et un peu plus raisonnable que ses aînés.

La nécessité de la police politique et de la magistrature politique, dans un pays où le gouvernement est en lutte avec la nation, nécessité qui déshonore la magistrature et la police, console les malfaiteurs et décourage les honnêtes gens.

(ROGEART, Echéance de 69, chez V. Parent, 10, Montagne de Sion, 1866.)

Rogeart ajoute dans le même ouvrage :

Il y a une immense expansion du sentiment populaire, en même temps qu’une recrudescence de la répression impériale ; or, si la compression augmente d’un coté pendant que l’expansion augmente de l’autre, il est clair, que la machine va sauter.

Je vois comme vous cette agonie, et je ne veux pas attendre.

L’opinion monte, c’est vrai, rapide, irrésistible, j’en conviens, mais pourquoi dire au flot : tu n’iras pas plus vite ?

L’empire se meurt, l’empire est mort, c’est avec cela qu’on le fait durer ; il s’agit de l’achever, et non de l’écouter râler ; il ne faut pas lui tâter le pouls, mais lui sonner la dernière charge.

(ROGEART. Même livre.)

 

Antonin Dubost, depuis garde des sceaux, ministre de la justice de la 3e République, rapporteur de la loi scélérate, écrivait alors dans les Suspects, ouvrage relatant les crimes de l’empire :

En écrivant leurs noms, il nous semblait voir leurs têtes tomber une à une sous la hache du bourreau. En nous livrant à cet acte de réparation, nous avons voulu venger la mémoire des morts.

L’heure était venue, où sans motif, sans explication, sans jugement ils allaient être jetés dans les geôles du pouvoir et transportés à Cayenne ou en Afrique.

(Antonin DUBOST, 1868.)

 

Les financiers auxquels Napoléon III avait livré le Mexique, espéraient d’une autre guerre de conquête de nouvelles proies à dévorer. La guerre donna le coup de grâce à l’empire. Il y eut des entraînements d’hommes, comme on fait pour les meutes, à l’époque des chasses ; mais les fanfares des cuivres, les promesses de curée n’éveillaient pas les masses ; l’Empire alors, entonna la Marseillaise. Elles se mirent debout, inconscientes, elles chantaient croyant qu’avec la Marseillaise elles auraient la liberté.

Des mouchards et des imbéciles hurlaient : À Berlin, à Berlin !

À Berlin ! répétaient les naïfs, s’imaginant qu’ils iraient là en chantant le Rhin Allemand ; mais cette fois, il ne tint pas dans notre verre et ce fut notre sang où se marquèrent les pieds des chevaux.

Les financiers rentraient en scène ; l’un d’eux, Jecker était le plus connu. Rochefort parle ainsi de lui, dans les Aventures de ma vie.

On sait, ou on ne sait peut-être plus, que ce financier, véreux comme du reste tous les financiers, avait prêté à un taux trois ou quatre cents fois usuraire, tout au plus quinze cent mille francs au gouvernement du général Miramon, qui lui avait en échange reconnu soixante-quinze millions.

Lorsque le président de la République mexicaine, Juarez arriva au pouvoir, il refusa naturellement le paiement des billets à ordre dont les signatures avaient été aussi effrontément extorquées.

Jecker, muni de ses soixante-quinze millions en papier, alla trouver Morny, auquel il promit trente pour cent de commission s’il arrivait à persuader l’Empereur d’exiger de Juarez l’exécution du traité passé avec Miramon.

En 1870, chargé de dépouiller les papiers trouvés aux Tuileries, laissées vides par la fuite de l’Impératrice et de ses serviteurs, dont la plupart avaient juré de mourir pour elle, j’ai eu la preuve matérielle de cette complicité de Morny, qui moyennant la promesse à lui faite par Jecker de lui remettre vingt-deux millions sur les soixante-quinze, nous engagea dans une guerre liberticide, qui devait nous coûter plus d’un milliard et préparer Sedan.

Ce Jecker, qui était suisse, avait du jour au lendemain obtenu des lettres de naturalisation française, et c’est en son nom que la réclamation avait été présentée à l’intrépide Juarez. L’affaire a été du reste à peu près exactement recommencée sous couleur d’expédition Tunisienne.

(H. ROCHEFORT, Aventures de ma vie, 1er vol.)

 

Un duel à l’américaine entre le journaliste Odysse Barot et le financier Jecker fit, quelque temps après la guerre du Mexique, d’autant plus de bruit que Barot qui était considéré d’avance comme mort ayant reçu une balle en pleine poitrine, se trouva tout à coup mieux et enfin se rétablit tout à fait pour proclamer que les ennemis de l’Empire avaient la vie dure. On vit depuis des entreprises financières plus monstrueuses encore que celles de ce temps. En face des entraînements pour la guerre, il y avait des manifestations pour la paix, composées d’étudiants, d’internationaux, de révolutionnaires.

Les vers suivants écrits une nuit après l’assommade en donnent l’idée.

MANIFESTATION DE LA PAIX

C’est le soir, on s’en va marchant en longues files.

Le long des boulevards, disant : la paix ! la paix !

Dans l’ombre on est guetté par les meutes serviles.

Ô liberté ! ton jour ne viendra-t-il jamais ?

Et les pavés, frappés par les lourds coups de canne,

Résonnent sourdement, le bandit veut durer ;

Pour rafraîchir de sang son laurier qui se fane,

Il lui faut des combats, dût la France sombrer.

Maudit ! de ton palais, sens-tu passer ces hommes ?

C’est ta fin ! Les vois-tu, dans un songe effrayant,

S’en aller dans Paris, pareils à des fantômes ?

Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.

Et la marche, scandée avec son rythme étrange,

À travers l’assommade, ainsi qu’un grand troupeau,

Passe ; et César brandit, centuple, sa phalange

Et pour frapper la France il fourbit son couteau.

Puisqu’il faut des combats, puisque l’on veut la guerre,

Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,

C’est contre les tyrans qu’ensemble il faut la faire :

Bonaparte et Guillaume auront le même sort.

(L. M., 1870.)

 

Rochefort ayant écrit dans la Marseillaise que la route jusqu’à Berlin ne serait pas une simple promenade militaire, les presses de ce journal furent brisées, par ces agents vêtus en travailleurs, que l’on appelait les blouses blanches et qui avec eux entraînaient des inconscients.

Pourtant, le cri : La paix ! la paix ! couvrit parfois celui des bandes impériales : À Berlin, à Berlin !

Paris de plus en plus se détachait de Bonaparte ; l’aigle avait du plomb dans l’aile.

La révolution appelait tous ceux qui étaient jeunes, ardents, intelligents. — Oh ! comme alors la République était belle !

La Lanterne de Rochefort errant à travers le coupe-gorge, en éclairait les profondeurs. Sur tout cela passait dans l’air la voix d’airain des Châtiments :

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

Sonne aujourd’hui le glas et demain le tocsin.

Malon a tracé des derniers temps de l’Empire un tableau d’une grande réalité.

Alors, dit-il, la camisole de force dans laquelle étouffait l’humanité craquait de toutes parts ; un frisson inconnu agite les deux mondes. Le peuple indien se révolte contre les capitalistes anglais. L’Amérique du Nord combat et triomphe pour l’affranchissement des noirs. L’Irlande et la Hongrie s’agitent.

La Pologne est levée. L’opinion libérale en Russie, impose un commencement d’affranchissement des paysans slaves. Tandis que la jeune Russie enthousiasmée par les accents de Tchernichenski, de Herzen, de Bakounine, se fait propagandiste de la révolution sociale, l’Allemagne, qu’ont agitée Carl Marx, Lassale, Bœker, Bebel, Liebknecht, entre dans le mouvement socialiste. Les ouvriers anglais, conservant le souvenir d’Ernest Jones et d’Oven sont en plein mouvement d’association. En Belgique, en Suisse, en Italie, en Espagne, les ouvriers s’aperçoivent que leurs politiciens les trompent et cherchent les moyens d’améliorer leur sort.

Les ouvriers français reviennent de la torpeur où les avaient plongés juin et décembre. — De toutes parts le mouvement s’accentue et les prolétaires s’unissent pour aider à la revendication de leurs aspirations vagues encore, mais ardentes.

(J.-B. MALON, 3e Défaite du prolétariat, page 2)

 

Tous les hommes intelligents combattaient la guerre ; Michelet écrivit à un journaliste de ses amis la lettre suivante pour être publiée :

Cher Ami,

Personne ne veut de la guerre, on va la faire et faire croire à l’Europe que nous la voulons.

Ceci est un coup de surprise et d’escamotage.

Des millions de paysans ont voté hier à l’aveugle. Pourquoi ? croyant éviter une secousse qui les effrayait, est-ce qu’ils ont cru voter la guerre, la mort de leurs enfants ?

Il est horrible qu’on abuse de ce vote irréfléchi.

Mais le comble de la honte, la mort de la morale serait que la France se laissât faire à ce point contre tous ses sentiments, contre tous ses intérêts. Faisons notre plébiscite et celui-ci sérieux ; consultons à l’aise des classes les plus riches aux classes les plus pauvres ; des urbains aux paysans ; consultons la nation, prenons ceux qui tout à l’heure, ont fait cette majorité oublieuse de ses promesses ; à chacun d’eux, on a dit : Oui ! mais surtout point de guerre !

Ils ne s’en souviennent pas, la France s’en souvient ; elle signera avec nous une adresse de fraternité pour l’Europe, de respect pour l’indépendance espagnole.

Plantons le drapeau de la paix. Guerre à ceux-là seuls qui pourraient vouloir la guerre en ce monde.

(MICHELET, 10 juillet 1870)

 

Le grand historien ne pouvait l’ignorer, ceux qui possèdent la force n’ont pas coutume de se rendre au raisonnement. La force employée au service du droit contre Napoléon III et Bismark, pouvait seule arrêter leur complot contre tant de vies humaines jetées en pâture aux corbeaux.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée ! Le maréchal Lebeuf annonçait le lendemain que rien ne manquait à l’armée, pas même un bouton de guêtre !

 

III. — L’INTERNATIONALE. – FONDATION ET PROCÈS. - PROTESTATIONS DES INTERNATIONNAUX CONTRE LA GUERRE

 

Les Polonais souffrent, mais il y a par le monde une grande nation plus opprimée, c’est le prolétariat.

(Meeting du 28 septembre 1864.)

 

Le 28 septembre 1864, à Saint-Martin-Hall, à Londres, eut lieu un meeting convoqué à l’occasion de la Pologne ; des délégués de toutes les parties du monde firent de la détresse des travailleurs un tableau tel que la résolution fut prise de considérer les douleurs générales de l’humanité comme rentrant dans la cause commune des déshérités.

Ainsi naquit l’Internationale à son heure ; et, grâce à ses procès pendant les dernières années de l’Empire, elle se développa avec rapidité.

Quand, tout près de 71, on montait l’escalier poussiéreux de cette maison de la Corderie du Temple, où les sections de l’Internationale se réunissaient, il semblait gravir les degrés d’un temple. C’était un temple, en effet, celui de la paix du monde dans la liberté.

L’Internationale avait publié ses manifestes dans tous les journaux d’Europe et d’Amérique. Mais l’Empire inquiet, comme s’il se fût jugé lui-même, s’avisa de la considérer comme société secrète.

Elle l’était si peu, que les sections s’étaient publiquement organisées, ce qui fut quand même qualifié de groupement clandestin.

Les internationaux, déclarés des malfaiteurs, ennemis de l’État, comparurent pour la première fois le 26 mars 1868, devant le tribunal correctionnel de Paris, 6e chambre, sous la présidence de Delesveaux. Les accusés étaient au nombre de quinze :

Chémalé, Tolain, Héligon, Murat, Camélinat. Perrachon, Fournaise, Dantier, Gautier, Bellamy, Gérardin, Bastier, Guyard, Delahaye, Delorme.

Les pièces saisies paraissaient extrêmement dangereuses pour la sûreté de l’État. Malheureusement, il n’en était rien. Tolain présenta ainsi les conclusions générales des accusés.

Ce que vous venez d’entendre de la part du Ministère public est la preuve la plus grande du danger que courent les travailleurs, quand ils cherchent à étudier les questions qui embrassent leurs plus chers intérêts, à s’éclairer mutuellement ; enfin, à reconnaître les voies dans lesquelles ils marchent en aveugles.

Quoi qu’ils fassent, de quelques précautions qu’ils s’entourent, quelles que soient leur prudence et leur bonne foi, ils sont toujours menacés, poursuivis, et tombent sous l’application de la loi.

 

Ils y tombèrent cette fois-là, comme toujours, mais la condamnation fut relativement douce, comparée à celles qui suivirent.

Chacun des accusés eut cent francs d’amende et l’Internationale fut déclarée dissoute, ce qui était le meilleur moyen de la multiplier.

On en rappelait, à cette époque, des jugements, les tribunaux étant la seule tribune en France ; à ces appels étaient exposés les principes de l’Internationale ; ses adhérents déclaraient ne plus vouloir employer leur énergie à faire le triage des maîtres ni combattre pour le choix des tyrans ; chaque individu y était libre dans le libre groupement.

Ce fut une chose émouvante que ces quelques hommes se dressant devant l’Empire en ses tribunaux, Tolain, qui présentait d’ordinaire les conclusions, termina ainsi cette fois :

Le mot d’arbitraire, dit-il, vous blesse. Eh bien, pourtant, que nous est-il arrivé ? Un jour, un fonctionnaire s’est levé avec l’esprit morose, un incident a rappelé à sa mémoire l’Association internationale, et même ce jour-là il voyait tout en noir, d’innocents que nous étions la veille, nous sommes devenus coupables sans le savoir : alors, au milieu de la nuit, on a envahi le domicile de ceux qu’on supposait être les chefs, comme si nous conduisions nos adhérents, tandis qu’au contraire, tous nos efforts tendent à nous inspirer de leur esprit, et à exécuter leurs décisions, on a tout fouillé et saisi ce qui pouvait être suspecté ; on n’a rien trouvé qui pût servir de base à une accusation quelconque.

On ne trouve sur le compte de l’Internationale que ce qui était connu de tout le monde, ce qui a été jeté aux quatre vents de la publicité.

Avouez donc qu’en ce moment on nous fait un procès de tendance, non pour les délits que nous avons commis, mais pour ceux qu’on croit que nous pourrions commettre.

 

Ne croirait-on pas assister aux procès modernes de libertaires, dits également procès de malfaiteurs ?

Le jugement fut confirmé, quoique à la connaissance de tous les documents considérés comme secrets eussent tous été publiés.

La propagande faite par le tribunal rendit l’Internationale plus populaire encore, et le 23 mai suivant, de nouveaux prévenus comparurent sous les mêmes accusations, atteignant presque les perfidies de la loi scélérate.

C’étaient Varlin, Malon, Humber, Grandjean, Bourdon, Charbonneau, Combault, Sandrin, Moilin.

Ils déclarèrent appartenir à l’Internationale dont ils étaient actifs propagateurs, et Combault affirma que, dans ses convictions, les travailleurs avaient le droit de s’occuper de leurs propres affaires. Delesveaux s’écria : C’est la lutte contre la justice !C’est, au contraire, la lutte pour la justice, répondit Combault, approuvé par ses coaccusés. Les citations prises par les juges dans les papiers saisis se retournaient contre eux ; telle fut la lettre du docteur Pallay de l’Université d’Oxford, disant que la misère ne doit pas disparaître par l’extinction des malheureux, mais par la participation de tous à la vie. L’antiquité, disait-il, est morte d’avoir conservé dans ses flancs la plaie de l’esclavage. L’ère moderne fera son temps, si elle persiste à croire que tous doivent travailler et s’imposer des privations, pour procurer le luxe à quelques-uns.

L’Internationale ayant été, comme d’ordinaire, déclarée dissoute et les accusés condamnés chacun à trois mois de prison et cent francs d’amende, on pressentait un autre procès. Les registres de l’Internationale avaient été gardés par le juge d’instruction. Combault, Murat et Tolain rétablirent de mémoire leur comptabilité, dans une lettre publiée par le Réveil (circonstance aggravante servant à prouver que l’Internationale s’entourait de mystères, et disposait de la publicité). Voici maintenant les grands procès.

Le nombre des internationaux augmentant en raison directe de chaque dissolution de la société, il y eut au dernier trente-sept accusés, quoique par je ne sais quel penchant aux séries exactes, on l’appelât le procès des trente.

Ils étaient divisés en deux catégories, ceux qui étaient considérés comme les chefs et ceux qu’on regardait comme affiliés, sans qu’on se rendit bien compte pourquoi, puisque les accusations signalaient les mêmes faits.

La première catégorie se composait de Varlin, Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault, Héligon. Avrial, Sabourdy, Colmia dit Franquin, Passedouet, Rocher, Assi, Langevin, Pagnerre, Robin, Leblanc Carle, Allard,

La seconde : Theisz, Collot, Germain-Casse, Ducauquie, Flahaut, Landeck, Chalain, Ansel, Berthin, Boyer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Girot, Malzieux.

L’avocat général était Aulois. Les défenseurs Lachaux, Bigot, Lenté, Rousselle, Laurier qui devait présenter les considérations générales.

On entendit de terribles détails sur les résultats des perquisitions ; le danger qu’il y avait à laisser impunis les criminels qui menaçaient l’État, la famille ; la propriété, la patrie et Napoléon III par dessus le marché.

Il y avait eu discours violents, rapports sur les grèves insérés à la Marseillaise, Moniteur de l’insurrection.

Varlin avait dit, le 29 avril 70, salle de la Marseillaise :

Déjà l’Internationale a vaincu les préjugés de peuple à peuple. Nous savons à quoi nous en tenir sur la Providence qui a toujours penché du côté des millions. Le bon Dieu a fait son temps, en voilà assez : nous faisons appel à tous ceux qui souffrent et qui luttent ; nous sommes la force et le droit ; nous devons nous suffire à nous-mêmes.

C’est contre l’ordre juridique, économique et religieux que doivent tendre nos efforts.

 

Les accusés approuvèrent. Combault s’écria :

Nous voulons la révolution sociale et toutes ses conséquences !

Les trois mille personnes entassées dans la salle se levèrent et applaudirent, et le tribunal affolé fit une effrayante mixture des mots de picrate de potasse, nitroglycérine, bombes, etc., entre les mains d’une poignée d’individus, etc.

L’Internationale, dit Avrial, est non une poignée d’individus, mais la grande masse ouvrière revendiquant ses droits ; c’est l’âpreté de l’exploitation qui nous pousse à la révolte.

Il y avait dans certaines lettres saisies des appréciations qui furent confondues avec les accusations sans que l’on comprit bien ce que cela signifiait.

Dans une lettre de Hins se trouvait le passage suivant, qui était prophétique :

Je ne comprends pas cette course au clocher des pouvoirs de la part des sections de l’Internationale. Pourquoi voulez-vous entrer dans ces gouvernements ? Compagnons, ne suivons pas cette marche.

 

Des adhésions eurent lieu à la face du tribunal. Je ne suis pas de l’Internationale, déclare Assi, mais j’espère bien en faire partie un jour. Ce fut son admission.

Une accusation de complot contre la vie de Napoléon III fut abandonnée par prudence ; l’idée était dans l’air, on craignait d’évoquer l’événement.

Le trouble du procureur général était si grand qu’il traita de signes mystérieux les mots de métier employés dans une lettre saisie par le cabinet noir ; le mot compagnons usité en Belgique fut incriminé. Germain Casse et Combault exprimèrent la pensée générale des accusés.

Nous ne chercherons pas par un mensonge, dit Germain Casse, à échapper à quelques mois de prison ; la loi n’est plus qu’une arme mise au service de la vengeance et de la passion ; elle n’a pas droit au respect. Nous la voulons soumise à la justice et à l’égalité.

Il termine ainsi :

Permettez-moi, monsieur l’avocat général, de vous retourner le mot de mon ami Mallet, ne touchez pas à la hache, l’arme est lourde, votre main est débile et notre tronc est noueux.

 

Combault réfutant l’assertion du tribunal, qu’il y avait dans l’Internationale des chefs et des dirigés dit :

Chacun de nous est libre et agit librement ; il n’y a aucune pression de pensée, entre les Internationaux… J’ai d’autant plus de peine à comprendre la persistance du ministère public à nous accuser de ce que nous n’avons pas fait, qu’il pourrait largement nous accuser avec ce que nous reconnaissons avoir fait. La propagande de l’Internationale, en dépit des articles 291 et 292 que nous violons ouvertement, la dissolution de la société ayant été décrétée. Malgré cette dissolution le bureau de Paris continue à se réunir.

Pour ma part, je ne me suis jamais trouvé aussi fréquemment avec les membres de ce bureau que dans les trois mois écoulés entre le 15 juillet et le 15 octobre 1868.

Chacun de nous agissait de son côté ; nous n’avons pas de chaînes ; chacun développe individuellement ses forces.

 

Ce procès fut passionnant entre tous. Chalin présentant la défense collective, affirma que condamner l’Internationale, c’était se heurter au prolétariat du monde entier.

Des centaines de mille adhérents nouveaux ont répondu à l’appel, en quelques semaines, au moment où tous les délégués étaient prisonniers ou proscrits.

Il y a, en ce moment, dit-il, une sorte de sainte alliance des gouvernements et des réactionnaires contre l’Internationale.

Que les monarchistes et les conservateurs le sachent bien, elle est l’expression d’une revendication sociale trop juste, et trop conforme aux aspirations contemporaines pour tomber avant d’avoir atteint son but.

Les prolétaires sont las de la résignation, ils sont las de voir leurs tentatives d’émancipation toujours réprimées, toujours suivies de répressions ; ils sont las d’être les victimes du parasitisme, de se voir condamner au travail sans espoir, à une subalternisation sans limites, de voir toute leur vie dévorée par la fatigue et les privations, las de ramasser quelques miettes d’un banquet dont ils font tous les frais.

Ce que veut le peuple, c’est d’abord de se gouverner lui-même sans intermédiaire et surtout sans sauveur, c’est la liberté complète.

Quel que soit votre verdict, nous continuerons comme par le passé à conformer ouvertement nos acte à nos convictions.

 

Après les insultes de l’avocat impérial, Combault ajoute : C’est un duel à mort entre nous et la loi : la loi succombera, parce qu’elle est mauvaise. Si en 68, alors que nous étions en petit nombre, vous n’avez pas réussi à nous tuer, croyez-vous pouvoir le faire, maintenant que nous sommes des milliers ? Vous pouvez frapper les hommes, vous n’éteindrez pas l’idée, parce que l’idée survit à toute espèce de persécutions.

Les condamnations suivirent :

À un an de prison et 100 francs d’amende Varlin, Malon, Pindy, Combault, Héligon, Murat, Johannard. À deux mois de prison et 25 francs d’amende, Avrial, Sabourdy, Colmia dit Franquin, Passedouet, Rocher, Langevin, Pagnerie, Robin, Leblanc, Carle, Allard, Theisz, Collot, Germain Casse, Chalain, Mangold, Ansel, Bertin, Royer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Giot, Malezieux.

Assi, Ducanquie, Flahaut et Landeck furent acquittés.

Tous solidairement privés de leurs droits civils et condamnés aux dépens.

Ceux des internationaux qui avaient à subir une année d’emprisonnement ne l’achevèrent pas, les événements les délivrèrent.

Ces hommes si fermes devant la justice impériale devaient avec les révolutionnaires, blanquistes et orateurs des clubs, composer la Commune, où la légalité, le fardeau du pouvoir, anéantirent leur énergie, jusqu’au moment où, redevenus libres par la lutte suprême, ils reprirent leur puissance de volonté.

La France était déjà sous l’Empire le pays le moins libre de l’Europe.

Tolain, délégué en 68 au congrès de Bruxelles, dit avec raison qu’il fallait beaucoup de prudence dans une contrée où n’existait ni liberté de réunion, ni liberté d’association ; mais, ajoute-t-il, si l’Internationale n’existe plus officiellement à Paris, tous nous restons membres de la grande association, dussions-nous y être affiliés isolément à Londres, à Bruxelles ou à Genève ; nous espérons que du congrès de Bruxelles, sortira une alliance solennelle des travailleurs de tous les pays, contre la guerre qui n’a jamais été faite qu’à l’avantage des tyrans contre la liberté des peuples.

Partout, en effet, des protestations étaient faites contre la guerre. Les internationaux français envoyèrent aux travailleurs allemands, celle qui suit :

Frères d’Allemagne,

Au nom de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui chercheraient à vous tromper sur le véritable esprit de la France.

Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre entre nous serait une guerre fratricide.

Restez calmes comme peut le faire sans compromettre sa dignité un grand peuple courageux.

Nos divisions n’amèneraient des deux côtés du Rhin que le triomphe complet du despotisme.

Frères d’Espagne, nous aussi, il y a vingt ans, nous crûmes voir poindre l’aube de la liberté ; que l’histoire de nos fautes vous serve au moins d’exemple. Maîtres aujourd’hui de vos destinées, ne vous courbez pas comme nous sous une nouvelle tutelle.

L’indépendance que vous avez conquise déjà scellée de notre sang, est le souverain bien, sa perte, croyez-nous, est pour les peuples majeurs la cause des regrets les plus poignants.

Travailleurs de tous les pays, quoi qu’il arrive de nos efforts communs, nous, membres de l’Internationale des travailleurs, qui ne connaissons plus de frontières, nous vous adressons, comme un gage de solidarité indissoluble les vœux et les saluts des travailleurs de France.

Les Internationaux français.

 

Les internationaux allemands répondirent :

Frères de France,

Nous aussi, nous voulons la paix, le travail et la liberté, c’est pourquoi nous nous associons de tout notre cœur à votre protestation, inspirée d’un ardent enthousiasme contre tous les obstacles mis à notre développement pacifique, principalement par les sauvages guerres. Animés de sentiments fraternels, nous unissons nos mains aux vôtres et nous vous affirmons comme des hommes d’honneur qui ne savent pas mentir, qu’il ne se trouve pas dans nos cœurs la moindre haine nationale, que nous subissons la force, et n’entrons que contraints et forcés dans les bandes guerrières qui vont répandre la misère et la ruine dans les champs paisibles de nos pays.

Nous aussi, nous sommes hommes de combat, mais nous voulons combattre en travaillant pacifiquement et de toutes nos forces pour le bien des nôtres et de l’humanité ; nous voulons combattre pour la liberté, l’égalité et la fraternité, combattre contre le despotisme des tyrans qui oppriment la sainte liberté, contre le mensonge et la perfidie, de quelque part qu’ils viennent.

Solennellement, nous vous promettons, que ni le bruit des tambours, ni le tonnerre des canons ; ni victoire, ni défaite, ne nous détourneront de notre travail pour l’union des prolétaires de tous les pays.

Nous aussi, nous ne connaissons plus de frontières parce que nous savons que des deux côtés du Rhin, que dans la vieille Europe, comme dans la jeune Amérique, vivent nos frères, avec lesquels nous sommes prêts à aller à la mort, pour le but de nos efforts : la république sociale. Vivent la paix, le travail, la liberté !

Au nom des membres de l’association internationale des travailleurs à Berlin.

Gustave KWASNIEWSKI.

 

Au manifeste des travailleurs français était joint cet autre :

AUX TRAVAILLEURS DE TOUS LES PAYS

Travailleurs,

Nous protestons contre la destruction systématique de la race humaine, contre la dilapidation de l’or du peuple qui ne doit servir qu’à féconder le sol et l’industrie, contre le sang répandu pour la satisfaction odieuse de vanité, d’amour-propre, d’ambitions monarchiques froissées et inassouvies.

Oui, de toute notre énergie nous protestons contre la guerre comme hommes, comme citoyens, comme travailleurs.

La guerre, c’est le réveil des instincts sauvages et des haines nationales.

La guerre, c’est le moyen détourné des gouvernants pour étouffer les libertés publiques.

Les Internationaux français.

 

Ces justes revendications furent étouffées par les clameurs guerrières des bandes impériales des deux pays, poussant devant elles vers l’abattoir commun, le troupeau français et le troupeau allemand.

Puisse le sang des prolétaires des deux pays cimenter l’alliance des peuples contre leurs oppresseurs !

 

IV. — ENTERREMENT DE VICTOR NOIR. - L’AFFAIRE RACONTÉE PAR ROCHEFORT

 

Nous étions trois cent mille étouffant nos sanglots,

Prêts à mourir debout devant les chassepots.

(Chanson de Victor Noir, 1870.)

 

L’an 70 s’ouvre tragique sur l’assassinat de Victor Noir par Pierre Bonaparte à sa maison d’Auteuil où il s’était rendu avec Ulrich de Fonvielle comme témoin de Paschal Grousset.

Ce crime froidement accompli mit le comble à l’horreur qu’inspiraient les Bonaparte.

Comme le taureau du cirque remue sa peau percée de dards, la foule frissonnait.

Les funérailles de Victor Noir semblaient indiquées pour amener la solution. Le meurtre était un de ces événements fatidiques qui abattent la tyrannie la plus fortement assise.

Presque tous ceux qui se rendirent aux funérailles, pensaient rentrer chez eux ou en république ou n’y pas rentrer du tout.

On s’était armé de tout ce qui pouvait servir pour une lutte à mort, depuis le revolver jusqu’au compas.

Il semblait qu’on allât enfin se jeter à la gorge du monstre impérial.

J’avais pour ma part un poignard volé chez mon oncle, il y avait quelque temps déjà, en rêvant d’Harmodius et j’étais en homme pour ne pas gêner ni être gênée.

Les blanquistes, bon nombre de révolutionnaires, tous ceux de Montmartre étaient armés ; la mort passait dans l’air, on voyait la délivrance prochaine.

Du côté de l’Empire, toutes les forces avaient été appelées ; semblable déplacement n’avait point été vu depuis décembre.

Le cortège s’allongeait immense, répandant autour de lui une sorte de terreur ; à certains endroits d’étranges impressions passaient ; on avait froid et les yeux brûlaient comme s’ils eussent été de flamme ; il semblait être une force à laquelle rien ne résisterait ; déjà on voyait la république triomphante.

Mais pendant le trajet, le vieux Delescluze qui pourtant sut mourir héroïquement quelques mois après, se souvint de décembre, et craignant le sacrifice inutile de tant de milliers d’hommes, il dissuada Rochefort de promener le corps dans Paris, se rattachant à l’opinion de ceux qui voulaient le conduire au cimetière. Qui peut dire si le sacrifice eût été inutile ? Tous croyaient que l’Empire attaquait et se tenaient prêts.

La moitié des délégués des chambres syndicales était d’opinion de porter le corps dans Paris jusqu’à la Marseillaise, l’autre moitié de suivre la route du cimetière.

Louis Noir qu’on croyait pencher pour la vengeance immédiate, trancha la question en déclarant qu’il ne voulait pas pour son frère de funérailles sanglantes.

Ceux qui voulaient porter le corps dans Paris se refusèrent d’abord à obéir.

Les volontés étaient si partagées qu’il y eut un moment où la foule moutonna, les vagues humaines montaient l’une sur l’autre formant entre elles de larges vides.

La tête basse, on rentra, toujours sous l’Empire ; quelques-uns songeaient à se tuer, puis ils réfléchirent que la multiplicité des crimes impériaux multiplierait aussi les occasions de délivrance.

Celle-là était bien belle, mais l’opinion la plus générale fut que l’égorgement eût résulté de cette tentative désespérée, toutes les forces impériales étant prêtes.

Varlin, brave autant que Delescluze, écrivit de sa prison que si la lutte eût été engagée ce jour-là, les plus ardents soldats de la révolution eussent péri et félicita Rochefort et Delescluze de s’être rangés à cet avis.

Pierre Bonaparte fut mis en jugement à Tours en juin 70, jugement de comédie, où fut rendu l’arrêt dérisoire de 25.000 francs d’indemnité à la famille de Victor Noir, ce qui ajoute encore à l’horreur du crime.

Plus que qui que ce soit, Rochefort fut mêlé à l’affaire Victor Noir ; c’est pourquoi son récit sera plus intéressant.

La brouille de Pierre Bonaparte avec la famille de Napoléon III n’était pas un secret. Badingue avait insulté son parent besogneux, qui le suppliait d’acheter sa propriété de Corse et lui avait reproché l’illégitimité de ses enfants.

Pierre Bonaparte s’était vengé en insultant à l’alliance de son cousin avec mademoiselle de Montijo.

Le monde politique, dit Rochefort, était parfaitement au courant de cette haine de famille et il (Pierre Bonaparte) en était presque devenu intéressant. Aussi fus-je très surpris de recevoir à mon journal La Marseillaise une lettre ainsi conçue :

Monsieur,

Après avoir outragé l’un après l’autre chacun des miens et n’avoir épargné ni les femmes ni les enfants, vous m’insultez par la plume d’un de vos manœuvres, c’est tout naturel et mon tour devait arriver.

Seulement, j’ai peut-être un avantage sur la plupart de ceux qui portent mon nom, c’est d’être un simple particulier tout en étant un Bonaparte.

Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine et je vous avoue que je n’ai qu’une médiocre confiance dans l’issue de ma démarche.

J’apprends, en effet, par les journaux, que vos lecteurs vous ont donné le mandat impératif de refuser toute réparation d’honneur et de conserver votre précieuse existence.

Néanmoins, j’ose tenter l’aventure, dans l’espoir qu’un faible reste de sentiments français vous fera départir en ma faveur des mesures de précautions dans lesquelles vous vous êtes réfugié.

Si donc, par hasard, vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais ni dans un château.

J’habite tout bonnement 59, rue d’Auteuil, et je vous promets que si vous vous présentez, on ne vous dira pas que je suis sorti.

En attendant votre réponse, monsieur, j’ai encore l’honneur de vous saluer.

Pierre-Napoléon BONAPARTE.

 

Cette lettre, en même temps que très injurieuse, était tout à fait incorrecte au point de vue de ce qu’on est convenu d’appeler une provocation. L’article qui l’avait motivée n’était pas de moi, mais d’un de mes collaborateurs, Ernest Lavigne ; il répondait en termes presque modérés à un passage d’un document signé Pierre Bonaparte et où on lisait cette phrase ignoble au sujet des républicains :

Que de vaillants soldats, d’adroits chasseurs, de hardis marins, de laborieux agriculteurs la Corse ne compte-t-elle pas qui abominent les sacrilèges et qui leur eussent déjà mis les tripes aux champs si on ne les eût retenus !

En second lieu, quand on désire une satisfaction par les armes, on écrit à son insulteur :

Je me considère comme offensé par tel ou tel alinéa de votre article et je vous envoie deux de mes amis que je vous prie de vouloir bien mettre en rapport avec les vôtres.

Pierre Bonaparte, qui avait été à Rome condamné pour un meurtre commis en Italie, s’était battu assez souvent pour savoir que les affaires d’honneur se règlent par l’entremise de témoins et non entre les adversaires eux-mêmes.

Cette étrange façon de m’attirer chez lui, où je n’avais rien à faire, en ayant soin de m’indiquer que je ne le trouverais ni dans un palais, ni dans un château, ressemblait à un guet-apens dans lequel, à force d’outrages, il avait évidemment espéré me faire tomber.

En effet, ses impertinences n’avaient aucune raison d’être, attendu que je n’avais jamais refusé de me battre et que c’était précisément parce que je m’étais trop battu, que dans une réunion électorale à laquelle je n’assistais même pas, les électeurs avaient voté un ordre du jour m’enjoignant de ne pas recommencer.

Comme il était particulier que le Bonaparte qui me demandait raison au nom de sa famille, fût celui qui avait lui-même reproché injurieusement à Napoléon III sa mésalliance, c’est-à-dire son mariage avec mademoiselle de Montijo.

D’où venait donc ce revirement subit ? Il est facile de le deviner. Le prince Pierre ne s’était que momentanément drapé dans sa dignité de proscrit ; il avait eu assez de brouet noir et, avec un grand bon sens, avait pensé que le procédé le plus sûr pour se raccommoder avec son cousin était de le débarrasser de moi.

Mais j’étais jeune et leste, je tirais sinon bien, au moins assez dangereusement l’épée. Il était lui-même tort épaissi, souffrant de la goutte, et si je l’avais mouché, comme on dit, c’eût été, comme on dit encore, un sale coup pour la fanfare bonapartiste.

Le fait est, — et c’est là pour sa mémoire le point grave de l’aventure — qu’après m’avoir adressé directement la plus violente des provocations, il n’avait pas même constitué ses témoins. Donc, ce qu’il attendait à son domicile, où il m’appelait, ce n’étaient pas les miens, c’était moi-même.

C’est seulement plus tard, en relisant sa lettre après l’assassinat de Noir, que je compris tout ce qu’elle dissimulait de perfidie ; mais, au premier moment, je n’y vis qu’une bordée d’injures et je demandais à Millière et Arthur Arnould, mes deux collaborateurs, d’aller s’aboucher avec lui pour une rencontre immédiate.

J’aurais compris que M. Ernest Lavigne, auteur et signataire de la lettre que je ne connaissais même pas, prétendit se substituer à moi, ce que je lui aurais d’ailleurs refusé ; mais je me suis souvent demandé à quelle obsession a obéi notre collaborateur Paschal Grousset, en adressant à son tour ses témoins au Prince Pierre Bonaparte qui ne l’avait pas nommé et n’avait aucune raison de s’occuper de lui.

C’était, paraît-il, comme correspondant du journal corse la Revanche mis en cause par le cousin de l’Empereur que Paschal Grousset avait pris sur lui de risquer cette démarche qui ne pouvait aboutir, attendu que c’était bien évidemment à ma personnalité et à nulle autre qu’en voulait le prince qui s’improvisait le vengeur de toute sa famille.

Victor Noir qui fut assassiné n’était donc pas, comme on l’a généralement cru et souvent répété, mon témoin, mais celui de notre collaborateur Grousset qui l’avait envoyé à Auteuil avec Ulrich de Fonvielle sans même m’en prévenir.

Ce fut seulement dans la journée que j’appris cette démarche qui retardait et contrecarrait la mienne. Cependant, comme j’étais sûr que Pierre Bonaparte ne tiendrait aucun compte de cette nouvelle demande de réparation, j’attendais au corps législatif le retour de mes témoins Millière et Arnould qui devaient tout décider avec ceux du prince pour le duel du lendemain.

Je montrai à plusieurs membres de la gauche la lettre de provocation qu’il m’avait adressée et Emmanuel Arago y soupçonna tout de suite un traquenard.

Prenez bien vos précautions sur le terrain, me dit-il, et surtout n’allez pas vous-même chez lui ; il a déjà eu de fâcheuses affaires.

L’affaire eût été fâcheuse en effet, car les témoins de Paschal Grousset le trouvèrent dans son salon attendant en robe de chambre, un revolver tout armé dans la poche, non pas eux mais moi, en m’invitant dans les termes qu’on a lus à me présenter chez lui ; il avait certainement compté que ses insultes exaspéreraient la violence qu’il me supposait et dont je venais de donner la preuve en souffletant l’imprimeur Rochette.

Il était donc là toujours sans témoins quand il aurait dû régulièrement en choisir avant même de m’avoir écrit sa lettre provocatrice, et que, en tout cas, il eût été tenu de les désigner aussitôt après. Quelle eût été, en effet, sa posture si je lui avais envoyé mes amis pour lui dire, comme c’était d’ailleurs mon intention et mon habitude, n’ayant jamais fait traîner ces choses-là :

Partons tout de suite.

Il eût donc été contraint de répondre : Attendez, il faut d’abord que je cherche deux personnes décidées à m’assister.

Ce qui, après ses bravades, eût été pour lui à la fois honteux et ridicule.

Ma conviction, dès que l’événement se fut produit, se forma sans hésitation aucune ; il n’avait jamais voulu se battre avec moi et avait tout carrément décidé de me tuer pour rentrer dans les bonnes grâces de l’Empereur et surtout de l’Impératrice.

Après le 4 septembre, un ancien serviteur du château des Tuileries me confia même, que non pas Napoléon III mais sa femme était au courant des projets de son cousin par alliance.

Ce familier me nomma un autre membre de la famille qui avait servi d’intermédiaire entre l’Espagne et le prince corse. Toutefois, cette information, à la rigueur vraisemblable, n’ayant été corroborée par aucun autre témoignage ni preuve écrite, je n’y ai attaché qu’une importance minime.

Vers cinq heures du soir je me disposais à quitter le Palais Bourbon pour aller me dégourdir un peu la main dans une salle d’armes, quand je reçus de Paschal Gousset ce télégramme :

Victor Noir a reçu du prince Pierre Bonaparte un coup de revolver, il est mort.

J’ignorais que ses témoins eussent devancé les miens à la maison d’Auteuil de sorte qu’au premier abord cette dépêche me parut inexplicable. C’est seulement aux bureaux de la Marseillaise où j’arrivai précipitamment que je connus en détail toutes les phases l’affaire.

Victor Noir était un grand et fort jeune homme d’à peu près vingt-et-un ans, à l’esprit très gai, très primesautier et très expansif, qui nous donnait assez souvent des filets et des nouvelles à la main pour notre journal.

Toujours prêt d’ailleurs à se mêler à nous dans les circonstances périlleuses. Enfin un véritable ami de la maison.

Sa fin tragique à laquelle il semblait si peu destiné nous bouleversa au point de nous étrangler tous d’une rage folle. Millière et Arnould qui étaient arrivés à la maison du crime dix minutes après Noir et Fonvielle, furent empêchés par la foule qui se pressait déjà devant le 59 de la rue d’Auteuil.

— N’entrez pas ici, leur cria-t-on, on y assassine !

Ils virent le pauvre Victor Noir étendu sur le trottoir, la poitrine trouée, et ramassèrent son chapeau qui s’était échappé de sa main.

Très déçu par l’arrivée d’étrangers qu’il n’attendait, pas au lieu de celui qu’il espérait, Pierre Bonaparte, après un court dialogue avec eux, avait tiré de sa robe de chambre, un revolver à dix coups, pensant probablement que si le premier ratait, il se rattraperait sur les neuf autres ; puis il avait fait feu à bout portant sur Victor Noir, avec cette arme multiple qui au point de vue de l’armurerie française était ce qu’on pouvait appeler le dernier cri, le cri de mort.

Après avoir également tiré sur Ulrich de Fonvielle deux balles qui heureusement se perdirent dans le vêtement, il inventa pour expliquer son agression sur Victor Noir, la fable qu’il avait indubitablement préparée pour moi. Il prétendit que sa victime lui avait donné un soufflet, comme si je m’étais rendu chez lui à la suite de son invite, il aurait soutenu que je l’avais frappé.

J’avais été condamné à quatre mois de prison pour agression sur l’imprimeur Rochette, il eût donc été facile de persuader aux jurés spécialement triés, lesquels ne demandaient qu’à se laisser convaincre de l’innocence de leur accusé, que je m’étais laissé aller à mon emportement ordinaire à l’égard du prince qui s’était trouvé dans le cas de légitime défense.

Cette imposture n’eût pas expliqué pourquoi le prince au revolver à dix coups le portait dans la poche de sa robe de chambre pour se promener dans son salon, et pourquoi surtout, en vue d’une rencontre inévitable et qu’il avait lui-même cherchée, il s’était abstenu de constituer des témoins ; mais j’étais l’ennemi, et les conseillers généraux dont on composa la haute cour chargée de juger le meurtrier n’auraient pas manqué de mettre l’acquittement de celui-ci aux pieds l’Empereur.

L’Impératrice eut même, à la nouvelle de l’assassinat, un mot qui peignait son état d’âme et celui de tout son entourage :

— Ah le bon parent ! s’écria-t-elle en parlant de l’assassin sans plus se préoccuper de l’assassiné.

Les journaux officieux, avec la candeur de la platitude, ne firent même aucune difficulté de rapporter en lui du faisant honneur cette exclamation accusatrice.

La commotion produite dans Paris par ce coup de Jarnac fut incommensurable. J’ignore s’il raccommoda Pierre Bonaparte avec les Tuileries, mais il brouilla à jamais les Tuileries avec la France.

J’avais été avisé du crime à cinq heures du soir. À six heures je rédigeais cet article qui était plutôt un placard, étant donné le caractère dans lequel nous l’imprimâmes :

J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin !

J’ai osé m’imaginer qu’un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d’usage.

Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd’hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte.

Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile.

Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ?

HENRI ROCHEFORT.

 

Cette sonnerie du tocsin fut incontinent déférée aux tribunaux comme constituant un appel aux armes, bien qu’elle pût être aussi bien un appel au suffrage universel.

En même temps qu’on me punissait ainsi de mon mauvais vouloir à me laisser revolvériser, on arrêtait le meurtrier pour donner une ombre de satisfaction à l’opinion publique soulevée ; Pierre Bonaparte fut installé à la Conciergerie, dans les appartements du directeur à la table duquel il mangeait.

Tout de suite, le coup de revolver tiré, le Prince avait envoyé chercher un médecin qui, naturellement, s’était empressé de constater sur la joue du meurtrier la trace d’un soufflet, les médecins constatant tout ce qu’on veut et délivrant tous les jours à de petites actrices des certificats de maladies qui les ont empêchées de jouer le soir, mais non d’aller souper dans le plus cher des restaurants.

En second lieu, on ne doutera pas que si Victor Noir, choisi comme témoin par Paschal Grousset, avec la mission que comporte ce titre, s’était oublié au point de souffleter l’adversaire de son client, j’eusse été personnellement renseigné sur cet acte de violence et les motifs qui l’avaient amené.

Ulrich de Fonvielle, sur qui Pierre Bonaparte avait tiré deux balles qui se perdirent, aurait pu avoir un intérêt à nier devant la justice le prétendu soufflet ; mais à moi, son collaborateur et son rédacteur en chef, il avait rien à cacher. Or il m’a toujours affirmé, j’en donne ici ma parole d’honneur, que non seulement notre ami n’a jamais donné le moindre soufflet, mais que tenant son chapeau de sa main gantée, il a toujours gardé l’attitude la plus calme et n’a, à aucun moment, esquissé le moindre geste pouvant laisser supposer une intention agressive. Au surplus, personne ne se trompa à cette imposture, ni les conseillers généraux qui acquittèrent par ordre, ni le procureur général Grandperret qui mentit à bouche que veux-tu, ni l’infâme Émile Ollivier qui, dans cette affaire comme depuis dans la question de la guerre franco-allemande, se montra le plus bas complice des vengeances napoléoniennes.

Le misérable ministre n’eut pas un mot de blâme à l’adresse de l’assassin, pas un mot de regret pour la jeune et loyale victime. Il poussa jusqu’aux plus extrêmes limites de l’abjection le servilisme envers son nouveau maître.

Si, au lieu d’écouler sa vanité de dindon, il avait, à la suite de ce crime, jeté résolument son portefeuille aux pieds de l’empereur, l’imbécile se serait créé une situation superbe, même chez les modérés qu’il rêvait de s’attacher, et se fut en même temps épargné les responsabilités des désastres ultérieurs. Sa démission le soir même de la mort de Victor Noir lui eût évité, à quelques mois de là, une révocation honteuse et l’horreur de toute une nation.

Mais le triste sire avait fait trop longtemps antichambre pour se décider à sortir du salon où on lui avait enfin permis d’entrer et de s’asseoir.

À la foudroyante nouvelle de l’attentat, de nombreuses réunions publiques de protestation s’organisèrent dans la soirée. Amouroux, qui fut depuis membre de la Commune, condamné aux travaux forcés par les conseils de guerre versaillais, et mourut membre du conseil municipal de Paris, étendit un large voile noir sur la tribune. Des cris de fureur éclatèrent dans les rues. Des groupes se formaient pour aller enlever le corps, déposé à Neuilly dans une maison particulière, et le ramener dans Paris même au bureau de mon journal, La Marseillaise, d’où le convoi funèbre serait parti. C’était un véritable délire de vengeance.

En réalité, l’arrestation du meurtrier n’avait eu d’autre but que de l’arracher à la foule qui l’aurait certainement lynché. On parlait d’aller attaquer la Conciergerie et d’y égorger le pseudo-prisonnier.

L’insuccès du complot avait, m’a-t-on raconté après le 4 septembre, affolé le monde des Tuileries, lequel tenait à ma mort et pas du tout à celle du jeune Victor Noir, qui allait la faire payer si cher au gouvernement.

Le lendemain, quand j’entrai tout pâle et tout défait dans la salle des séances du Corps législatif, j’y fus accueilli par un silence plus inquiétant pour l’Empire que pour moi.

Je savais déjà que j’étais déféré par Ollivier à ses domestiques correctionnels, et je l’entendis dans les couloirs répondre à un député qui lui faisait remarquer tout le danger de cette poursuite :

— Il faut en finir, il est impossible de gouverner avec M. Rochefort.

Je demandai immédiatement la parole et je reproduis d’après l’Officiel l’incident qui s’ensuivit.

M. HENRI ROCHEFORT. — Je désire adresser une question à M. le ministre de la Justice.

M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Lui en avez-vous donné avis ?

M. HENRI ROCHEFORT. — Non, monsieur le président.

M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Vous avez la parole ; monsieur le ministre appréciera s’il veut répondre immédiatement.

M. ÉMILE OLLIVIER, ministre de la Justice. — Oui, immédiatement.

M. HENRI ROCHEFORT. — Un assassinat a été commis hier sur un jeune homme couvert par un mandat sacré, celui de témoin, c’est-à-dire de parlementaire, L’assassin est un membre de la famille impériale.

Je demande à M. le ministre de la Justice s’il a l’intention d’opposer au jugement, à la condamnation probable, des fins de non-recevoir comme celles qu’on oppose aux citoyens qui ont été frustrés ou même bâtonnés par de hauts dignitaires de l’Empire. La situation est grave, l’agitation est énorme. (Interruptions). L’assassiné est un enfant du peuple… (Bruit).

M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Hier, il a bien été convenu que les questions introduites devaient être posées sommairement, sans développements. Votre question a été posée, elle est claire et nette ; c’est au ministre maintenant à dire s’il veut y répondre dès aujourd’hui. (C’est cela !)

M. HENRI ROCHEFORT. — Je dis que l’assassiné est un enfant du peuple. Le peuple demande à juger lui-même l’assassin… Il demande que le jury ordinaire… (Interruption et bruit).

M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Nous sommes tous ici les enfants du peuple ; tout le monde est égal devant la loi. Il ne vous appartient pas d’établir des distinctions. (Très bien !)

M. HENRI ROCHEFORT. — Alors, pourquoi donner des juges dévoués à la famille ?

M. LE PRÉSIDENT SCHNEIDER. — Vous mettez en suspicion des juges que vous ne connaissez pas. Je vous invite, quant à présent, à vous renfermer dans votre question. Je ne puis pas permettre autre chose.

M. HENRI ROCHEFORT. — Eh bien ! je me demande, devant un fait comme celui d’hier, devant les faits qui se passent depuis longtemps, si nous sommes en présence des Bonaparte ou des Borgia. (Exclamations ; cris : À l’ordre ! à l’ordre !) J’invite tous les citoyens à s’armer et à se faire justice eux-mêmes.

Le pleutre Ollivier se hâta de faire signe au président Schneider de clôturer le débat, qui commençait à mettre le feu aux tribunes, et, après avoir demandé la parole, il appela le crime de la veille l’événement douloureux. — Dites : l’assassinat ! lui cria Raspail. Et le ministre de la justice expliquait que la loi, spécialement faite pour les membres de la famille Bonaparte, et datant de 1852, ne permettait pas de traduire le prince Pierre devant le jury, qui l’eût condamné sans rémission ; que tout ce qu’on pouvait faire était de le déférer à une haute cour dont naturellement on choisirait un à un les jurés, avec promesse pour eux de toutes sortes de faveurs et de décorations en échange d’un verdict d’absolution.

Et l’Ollivier, après avoir vanté son respect pour l’égalité, terminait par ces menaces à notre adresse :

— Nous sommes la modération, nous sommes la liberté et, si vous nous y contraignez, nous serons la force.

Cette levée de baïonnettes avait été reçue par les plus vifs applaudissements de la part de cette majorité qui quelques mois plus tard allait s’effondrer dans la boue, le silence et le remords, au point que les membres se prosternaient alors devant moi en me répétant : Comme vous étiez dans le vrai !

Raspail indigné demanda la parole pour répondre aux bravos de la tourbe ministérielle.

— Il s’est commis, dit-il, un assassinat tel que les crimes de Troppman — qu’on jugeait alors — n’ont pas produit une pareille impression, et cependant, la justice à laquelle vous le déférez n’est pas la justice : ce qu’il il nous faut, c’est un jury qui ne soit pas choisi parmi les ennemis de la cause populaire.

Et comme on lui rappelait l’indépendance de la magistrature il s’écriait :

— Je les connais vos hautes cours, j’y ai passé. Dans l’une on a trouvé jusqu’à un homme condamné aux galères.

Raspail fut interrompu par le président annonçant qu’il recevait à l’instant du procureur général Grandperret une demande en autorisation de poursuites contre moi pour offenses envers l’Empereur, excitation à la révolte et provocation à la guerre civile.

Cinq minutes auparavant, Émile Ollivier déclarait qu’il dédaignait mes attaques. Ce n’était pas précisément là du dédain.

J’ai tenu à conserver pour le public la physionomie de cette partie de la séance, où Raspail et moi fûmes seuls en scène.

On a pu remarquer que pas un membre de la gauche n’y intervint, pas plus Gambetta que Jules Favre ou Ernest Picard ; cet abandon donnait aux insolences du cynique Ollivier une autorité considérable sur le troupeau des majoritards. Le ministre avait ainsi le droit, dont il usait et abusait, de faire observer que tous mes collègues de l’opposition sauf un seul et unique, refusaient de se solidariser avec moi.

Les obsèques avaient été fixées au lendemain et la journée s’annonça comme devant être affreusement mouvementée. Dès le matin la maison de la rue du Marché à Neuilly où la bière repose sur deux chaises a été envahie par une foule qui grossit au point de rendre toute circulation à peu près impraticable. Comment parviendra-t-on à faire avancer le corbillard jusqu’à la porte ? C’est là un problème qui paraît insoluble.

J’arrive exténué, n’ayant ni mangé depuis trois jours ni dormi depuis trois nuits, tant les émotions de toute nature m’avaient étreint et ballotté. On me fait passer à bout de bras jusqu’à l’entrée de la maison où je monte et où je trouve Delescluze et Louis Noir le romancier bien connu, frère de la victime.

Bientôt Flourens arrive et une première bataille s’engage entre les partisans de l’enterrement dans Paris même au Père Lachaise où on amènerait le corps, et l’ensevelissement à Neuilly.

Cent mille hommes tant d’infanterie que de cavalerie avaient été mobilisés de toutes les garnisons environnantes pour noyer dans le sang toute tentative d’insurrection. D’ailleurs la foule était sans armes ; surprise par le coup de foudre parti de la maison d’Auteuil, elle n’avait eu le temps ni de s’organiser ni de s’entendre.

Mue par un même sentiment de colère, elle était venue spontanément manifester contre deux assassins, celui des Tuileries et l’autre.

Nous avions Delescluze et moi harangué nos amis et l’immense majorité des assistants était décidée à nous écouter et à nous suivre, quand, au milieu de la route qui conduit au cimetière d’Auteuil, Flourens, et plusieurs des hommes qui l’entouraient et dont malheureusement avec sa crédulité généreuse il ne contrôlait pas toujours suffisamment les accointances, se jetèrent à la tête des chevaux qu’ils essayèrent de faire retourner du côté de Paris. Puis le cocher des pompes funèbres se refusant à ce changement de route ils se mirent en devoir de couper les traits afin de s’atteler eux-mêmes à la sinistre voiture.

Je conduisais le deuil ou plutôt le deuil me conduisait, et serré de près par une mer humaine qui m’écrasait en m’escortant, j’avais été à plusieurs reprises projeté sur les roues qui au moindre recul auraient fini par me passer sur le corps.

On me hissa donc sur le corbillard même où je m’assis les jambes pendantes à côté du cercueil. Du haut de ce lugubre observatoire je voyais des remous se produire, des gens tomber, se relever, d’autres passer presque sous les pieds des chevaux ou sous la voiture, en danger continuel de se faire broyer.

J’avais beau leur crier désespérément de se garer, mes appels dans le brouhaha de la marche ne leur arrivaient même pas. Pour comble d’énervement, le grand air auquel j’étais exposé avait creusé mon estomac à peu près vide depuis trois jours et y développait subitement une fringale qui m’enleva mes dernières forces. Tout à coup, sans motif apparent, la tête me tourna et je tombai inanimé en bas du corbillard.

Quand je rouvris les yeux j’étais dans un fiacre avec Jules Vallès et deux rédacteurs de la Marseillaise. Mon premier mot fut : — Qu’on aille vite me chercher quelque chose à manger, je meurs de faim.

Vallès lui-même descendit et courut à un boulanger où il prit un pain de deux livres dont je me mis à dévorer la moitié et une bouteille de vin dont je bus une gorgée. Nous étions alors dans Paris au bout de l’avenue des Champs-Élysées près de la barrière de l’Étoile.

Je me rappelai vaguement avoir été mené chez un épicier qui m’avait frotté les tempes avec du vinaigre et avait fait appeler le fiacre dans lequel je m’étais réveillé.

Telle est l’histoire de cet évanouissement que la réaction bonapartiste me reprocha beaucoup et qui en réalité fut dû à l’étrange délabrement où m’avaient mis soixante-quinze heures de surmenage passées sans nourriture et sans sommeil. Les forces humaines ont des limites ; ces limites chez moi avaient été dépassées et il m’avait été impossible de me tenir plus longtemps debout ou même assis.

Cette explication, la seule vraie et aussi la seule plausible, puisque je ne pouvais courir aucun risque au milieu de deux cent mille accompagnateurs parmi lesquels on n’en aurait pas trouvé un qui ne me fût dévoué, n’empêcha pas les officieux de m’accuser de faiblesse. Il n’y avait pour moi, je le répète, absolument rien à craindre ; après quelques instants de lutte, en effet, le bon sens avait pris le dessus et l’inhumation, selon le désir de Delescluze et le mien, avait eu lieu au cimetière de Neuilly.

Ce fut au contraire dans Paris que le péril se corsa. Après la cérémonie nombre d’entre nous étaient rentrés à pied par l’Arc-de-Triomphe. À la hauteur du rond point des Champs-Élysées se tenaient sabre au clair plusieurs escadrons de cavalerie chargés de disperser la foule, quoique, en réalité, ils n’eussent devant eux que des hommes qui revenant d’un enterrement étaient bien obligés de rentrer par la seule route qui les menât chez eux.

Mais l’imbécile Ollivier voulait prouver qu’il était la force, comme il l’avait annoncé, et je vois tout à coup s’avancer au devant de mon fiacre un commissaire de police à l’abdomen tricolore, qui nous annonce qu’il va faire charger après trois sommations.

Premier roulement.

Réconforté par mon repas aussi frugal qu’improvisé, je saute de ma voiture et je m’avance vers le commissaire de police à qui je crie ces mots que je retrouve dans un numéro de la Marseillaise relatant cette journée :

— Monsieur, les citoyens qui m’entourent prennent pour revenir de l’enterrement le chemin qu’ils avaient pris pour y aller, prétendez-vous leur barrer le passage ?

Second roulement.

— Tout ce que vous direz et rien sera inutile répond l’abdomen, retirez-vous, on va faire usage de la force, vous allez être sabrés.

— Je suis député, répliquai-je en montrant ma médaille, veuillez me laisser passer.

— Non, dit-il, vous serez sabré tout le premier.

À ce moment je me retourne, l’avenue était presque vide, la plupart des manifestants s’étant retirés sur les bas côtés.

— Écartez-vous, dis-je aux autres, il est inutile de vous faire massacrer inutilement. D’ailleurs quoi qu’il fasse maintenant, l’empire a reçu le coup de grâce.

Tout le monde m’obéit et ce fut sur les arbres des Champs-Elysées que la cavalerie qui n’en démordant pas, exécuta sa charge. Un des cavaliers roula même au bas de son cheval et resta étendu sans mouvement, ce qui fit beaucoup rire le public qui se tenait hors de portée des sabres ; car le cadavre d’un ennemi sent toujours bon.

Mais si le procès du locataire de la Conciergerie marchait à pas lents, le mien allait un train d’enfer ; la discussion des poursuites demandées contre moi eut lieu le lendemain même du dépôt de la proposition. Ollivier qui la soutenait déclara qu’il ne voulait pas de journées.

— Et la journée du 2 décembre, vous en voulez bien de celle-là, lui criai-je de ma place.

(Henri Rochefort, Les Aventures de ma vie.)

 

V. — LE PROCÈS DE BLOIS

 

Partout va rampant le policier louche,

Tout est embuscade, on erre farouche

Dans les guets-apens.

(L. M., le Coupe-Gorge.)

 

Comme les gouvernants qui ont besoin de détourner d’eux l’opinion publique l’Empire faisait autour de lui un bruit continuel ; complots, qu’il échafaudait lui-même ; bombes, données par des mouchards ; scandales ; crimes, découverts en temps opportun, que depuis longtemps on connaissait et tenait en réserve, ils abondent à certaines fins de règne.

Ce n’était pas difficile d’envelopper les plus braves révolutionnaires dans quelques-unes de ces machinations. Le policier qui eût offert des projectiles eût trouvé cent mains, plutôt qu’une, tendues pour les recevoir, mais les choses proposées ainsi, par les mouchards, ne sont jamais à propos, — la ficelle passe sous le pantin, le temps arrivant où n’aurait pas été de trop un véritable complot à ciel ouvert, grand comme la France, comme le monde. Le traître Guérin et autres n’eurent pas de peine à fournir à leurs maîtres les apparences d’une conspiration.

Dans la tourmente qui s’amassait grondant sur l’Empire, on tailla le procès de Blois.

Guérin ayant donné les bombes savait où les retrouver ; il les indiqua aux perquisitions.

Mais, le scénario avait été pauvrement charpenté vu la grandeur des éléments, on aurait pu, sur cette donnée géante, bâtir une pièce capable d’enthousiasmer l’homme de décembre lui-même. Les mouchards d’ordinaire manquent de souffle ; le scénario fut absurde.

Le théâtre choisi pour mettre en scène l’accusation qui devait terrifier le monde, en faisant voir les agissements révolutionnaires, était la salle des états de Blois.

L’Empire voulait un grand éclat ; il l’eut en raison inverse de ses désirs.

Nous trouvions nous que la grandeur du décor allait bien à ceux qui représentaient à la barre de l’Empire la lutte pour la justice ; en effet ils s’y sentirent à l’aise, et y jetèrent la vérité au visage des juges.

Les accusés étaient : Bertrand, Drain, Th. Ferré, Ruisseau, Grosnier, Meusnier, Ramey, Godinot, Chassaigne, Jarrige, Grenier, Greffier, Vité, Cellier, Fontaine, Prost, Benel, Guérin, Claeys, Lyon, Sapia, Mégy, Villeneuve, Dupont, Lerenard, Tony Moilin, Perriquet, Blaizot, Letouze, Cayol, Beaury, Berger, Launay, Dercure, Laygues, Mabille, Razoua, Notril, Ochs, Rondet, Biré, Evilleneuve, Gareau, Carme, Pehian, Joly, Ballot, Cournet, Pasquelin, Verdier, Pellerin, Bailly.

Les avocats Protot, Floquet, à qui l’on attribuait l’apostrophe au tzar — Vive la Pologne, monsieur ! — étaient au nombre des défenseurs.

Quelques prévenus qui ne s’étaient jamais vus, auparavant, nouèrent là de solides amitiés.

Comme pour les procès de l’Internationale dits associations de malfaiteurs, les accusés furent divisés en deux catégories quoique tous avouassent hautement leur haine et leur mépris pour l’Empire et leur amour la République.

Les juges furieux perdaient la tête ; peut-être voyaient-ils, eux aussi, venir la révolution dont les accusés parlaient audacieusement.

Il y eut des condamnations à la prison, d’autres aux travaux forcés sans motifs pour l’une ou pour l’autre.

Les accusations tenaient si peu debout, que dans le même dossier une chose en faisait crouler une autre.

Il y eut donc forcément quelques acquittés parmi lesquels Ferré, qui avait insulté le tribunal, mais contre lequel les faits avaient été si maladroitement entassés qu’ils tombaient d’eux-mêmes devant l’auditoire stupéfait, ce qu’on lui attribuait n’ayant pas existé et les témoignages contradictoires ne découvrant que la main stupide de la police.

Ceux d’entre les condamnés qui devaient être déportés n’eurent pas le temps de partir.

L’Empire avait en vain compté sur le procès de Blois placé le 15 juillet en face de la déclaration de guerre, pour faire passer cette guerre, résultat d’une entente entre despotes, comme nécessaire et glorieuse, en même temps qu’il motiverait les persécutions contre les révolutionnaires.

Les hommes du procès de Blois étaient capables de combattre et de conspirer contre Napoléon III ; mais ils ne l’avaient pas fait de la façon indiquée par les policiers ; c’étaient des audacieux, on n’avait pas su leur faire des rôles allant à leur caractère. Entre la terreur de la révolution et la marche triomphale à Berlin, Napoléon III congratulé par Zangiacommi, qui le félicitait d’avoir échappé au complot dirigé contre sa vie, se demandait si les machinations policières ne finiraient pas par aider à éclore un complot véritable.

Pendant ce temps les vieux burgraves Bismark et Guillaume rêvaient de l’empire d’Occident, de Charlemagne et de ses pairs.

Le traître Guérin comparut avec les autres, mais sa louche attitude, les maladresses de la haute cour, d’anciens doutes à son égard, réveillés par l’interrogatoire, fixèrent l’opinion sur la mission odieuse qu’il avait accomplie.

Comme nous n’aurons plus l’occasion de parler de cet individu, plaçons ici la phase dernière de son existence.

Ne pouvant plus servir la préfecture puisqu’il était brûlé, il la trouva ingrate.

Guérin ne sachant comment gagner sa vie, ni que devenir, vint à Londres, au moment où des proscrits de la Commune y avaient cherché asile.

Il se faisait passer pour réfugié politique, chez ceux qui ne le connaissaient pas, ayant eu soin de changer de nom et cherchait du travail.

Dans ces conditions, Guérin se présenta chez l’un des proscrits, Varlet qui ne l’avait jamais vu, lui demandant de l’aider à trouver un emploi.

Emu de la détresse de cet homme que personne ne connaissait, Varlet l’adresse à un ami, également proscrit.

À peine Guérin fut-il entré dans la maison qu’il s’enfuit épouvanté : il venait de reconnaître la voix de Mallet, lequel avait contre lui des preuves indéniables.

Guérin est maintenant un vieillard sordide, aux allures inquiètes.

Tournant fréquemment la tête comme pour voir quelque chose derrière lui, ce qu’il voit, ainsi, c’est sa trahison.

 

VI. — LA GUERRE. - DÉPÊCHES OFFICIELLES

 

Napoléon III ayant eu le 2 décembre son 18 Brumaire, voulait son Austerlitz ; c’est pourquoi dès le commencement toutes les défaites s’appelaient des victoires.

Alors ceux qui, sous l’assommade avaient crié : la Paix, la paix ! ceux qui avaient écrit : on n’ira pas à Berlin en promenade militaire, se levèrent, ne voulant pas de l’invasion.

Le sentiment populaire était avec eux, devinant sous les impostures officielles la vérité qui depuis, éclata au grand jour de la publication des dépêches officielles.

Dans l’enquête officielle sur la guerre de 71 apparaît la vérité telle qu’on la jugeait à travers tout.

Voici quels étaient les renseignements envoyés des provinces de l’Est au ministère de la guerre, lequel assurait que pas un bouton de guêtres ne manquait à l’armée et faisait bon marché des réclamations.

Metz, 10 juillet 1870.

Le général de Failly me prévient que les 17e bataillons de son corps d’armée sont arrivés et je transcris ci-après sa dépêche qui a un caractère d’urgence.

Aucunes ressources, point d’argent dans les caisses, ou dans les corps, je réclame de l’argent sonnant. Nous avons besoin de tout sous tous les rapports. Envoyez des voitures pour les états-majors ; personne n’en a, envoyez aussi les cantines d’ambulance.

 

Le 20 juillet suivant, l’intendant général Blondeau, directeur administratif de la guerre, écrivait à Paris.

Metz, le 20 juillet 1870,

9 heures 50 du matin.

Il n’y a à Metz ni sucre ni café, ni riz ni eau-de-vie, ni sel ; peu de lard et de biscuit. Envoyez d’urgence au moins un million de rations sur Thionville.

 

Le général Ducrot, le même jour écrivait au ministère de la guerre.

Strasbourg, 20 juillet 1870,

7 heures 30 du soir.

Demain, il y aura à peine cinquante hommes pour garder la place de Neuf-Brissac et le fort Mortier. — La Petite Pierre et Lichlemberg sont également dégarnis ; c’est la conséquence des ordres que nous exécutons. Il paraît positif que les Prussiens sont déjà maîtres de tous les défilés de la Forêt Noire.

 

Dans les premiers jours d’août moins de deux cent vingt mille hommes gardaient les frontières.

La garde mobile dont jusqu’alors on n’avait fait usage qu’aux jours d’émeute pour mitrailler et qui, en temps de paix, ne figurait que sur les registres du ministère de la guerre fut équipée.

Paris apprenait on ne sait comment qu’un certain général n’avait pu trouver ses troupes. Mais personne ne pouvait croire cette plaisanterie ; il fallut, bien longtemps plus tard, reconnaître, que la chose était vraie, en lisant dans l’enquête sur la guerre de 70.

Général Michel à Guerre, Paris.

Suis arrivé à Belfort, pas trouvé ma brigade, pas trouvé général de division, que dois-je faire ? Sais pas où sont mes régiments.

 

Toujours d’après les dépêches officielles, les envois, demandés d’urgence par le général Blondeau, le 20 juillet n’étaient pas arrivés à Thionville le 24, état de choses attesté par le général commandant le 4e corps au major général à Paris.

Thionville, ce 24 juillet 1870,

9 heures 12 du matin.

Le 4e corps n’a encore ni cantines ni ambulances, ni voitures d’équipages pour les corps et les états-majors ; tout est complètement dégarni.

 

L’incroyable oubli continue.

Intendant 3e corps à Guerre.

Metz, le 24 juillet 1870,

7 heures du soir.

Le troisième corps quitte demain, je n’ai ni infirmiers, ni ouvriers d’administration, ni caissons d’ambulances, ni foins de campagne, ni trains, ni instruments de pesage et à la 4e division de cavalerie, je n’ai pas même un fonctionnaire.

 

La série se continue, en juillet et août, sans interruption ; y eut-il fatalité, affolement, ignorance ? Les dépêches avouent l’incurie.

Sous-intendant à guerre, 6e division, bureau des subsistances, Paris.

Mézières, 25 juillet 1870,

9 heures 20 du matin.

Il n’existe aujourd’hui dans la place de Mézières ni biscuits, ni salaisons.

 

Colonel directeur Parc, 3e corps,

à directeur artillerie, ministère de la guerre. Paris.

Les munitions de canons à balles n’arrivent pas.

 

Major général à guerre, Paris.

Metz, le 27 juillet 1870,

1 h. ¼ du soir.

Les détachements qui rejoignent l’armée continuent à arriver sans cartouches et sans campement.

 

Major général à guerre, Paris.

Metz, le 29 juillet 1870,

5 h. 36 matin.

Je manque de biscuits pour marcher en avant.

Le Maréchal Bazaine, au général Ladmirault,

à Thionville.

Boulay, 30 juillet 1870.

Vous devez avoir reçu la feuille de renseignements n°5, par laquelle on vous avise de grands mouvements de troupes sur la Sarre, et de l’arrivée du roi de Prusse, à Coblentz. J’ai vu hier l’empereur à Saint-Cloud ; rien n’est encore arrêté sur les opérations que doit entreprendre l’armée française. Il semble cependant que l’on penche vers un mouvement offensif en avant du 3e corps.

 

C’était à ce moment même que Rouher disait à, son souverain : Grâce à vos soins, sire, la France est prête !

Presque aussitôt on s’aperçut qu’il n’y avait rien de prêt, pas la dixième partie du nécessaire.

Pendant que ces dépêches, alors secrètes, étaient échangées, la poignée d’hommes disséminés sur l’étendue des frontières, disparaissait sous le nombre des soldats de Guillaume.

Quarante mille Prussiens, suivant les bords de la Lauter, y rencontrèrent des bandes éparses qu’ils broyèrent en passant ; c’était la division du général Douay.

À Frœschwiller, Mac-Mahon, appuyé d’un côté sur Reichshoffen, de l’autre sur Elsanhaussen, attendait paisiblement de Failly, qui ne venait pas, sans s’apercevoir que peu à peu, par insignifiantes poignées, des soldats prussiens montaient, s’entassant dans la plaine : c’était l’armée de Frédéric de Prusse. Quand il y eut environ cent vingt mille hommes traînant quatre cents canons, ils attaquèrent, défonçant les deux ailes des Français à la fois.

Mac-Mahon fut ainsi surpris, avec quarante mille hommes ; alors, comme jadis, les cuirassiers se sacrifièrent, c’est ce qu’on appelle la charge de Reichshoffen.

Le même jour à Forbach défaite du 2e corps.

La débâcle allait vite.

Les dépêches se succédaient lamentables.

Général subdivision à général division Metz.

Verdun, 7 août 1870,

5 h. 45 minutes du soir.

Il manque à Verdun comme approvisionnements : vins, eau-de-vie, sucre et café ; lard, légumes secs, viande fraîche, prière de pourvoir d’urgence pour les quatre mille mobiles sans armes.

 

Rien ne pouvait être envoyé comme le prouve ce qui suit.

Intendant 6e corps à guerre. Paris

Camp de Châlons, le 8 août 1870,

10 h. 52 minutes matin.

Je reçois de l’intendant en chef de l’armée du Rhin la demande de 500.000 rations de vivres de campagne.

Je n’ai pas une ration de biscuit ni de vivres de campagne, à l’exception de sucre et du café.

 

La déclaration sur la situation par le général Frossard, ne laisse aucun doute.

L’effectif total atteignait, dit-il, à peine 200.000 hommes, au commencement, après l’arrivée des contingents divers, il put s’élever à 250.000, mais ne dépassa jamais ce chiffre. — Le grand état-major général accuse 243 171 hommes au 1er août 1870.

L’organisation matérielle était incomplète, les commandants de corps d’armée n’avaient encore connaissance d’aucun plan de campagne. Nous savions seulement que nous allions nous trouver en présence de forces allemandes d’environ 250.000 hommes pouvant en très peu de temps être portées au double.

 

On lit dans les Forteresses françaises pendant la guerre de 1870, par le lieutenant-colonel Prévost, un témoignage non moins terrible :

Lorsqu’on eut déclaré la guerre à la Prusse, aucune des villes voisines de la frontière allemande ne possédait l’armement convenable, surtout, en fait d’affûts ; les pièces rayées, les canons nouveaux y étaient rares ; il en était de même pour les munitions et les vivres, les approvisionnements de toutes sortes.

 

On trouve dans les ouvrages du général de Palikao cette lettre d’un officier général.

Dès mon arrivée à Strasbourg — il y a environ douze jours —, j’ai été frappé de l’insuffisance de l’administration et de l’artillerie. Vous aurez peine à croire qu’à Strasbourg dans ce grand arsenal de l’Est, il a été impossible de trouver des aiguilles, des rondelles et des têtes mobiles pour nos fusils.

 

La première chose que nous disaient les commandants de batteries de mitrailleuses, c’est qu’il faudrait ménager les munitions parce qu’il n’y en avait pas.

En effet, à la bataille du 7, les batteries de mitrailleuses et autres ont quitté pendant longtemps le champ de bataille pour aller chercher de nouvelles provisions au parc de réserve, lequel était lui-même assez pauvre.

Le 6, l’ordre ayant été donné de faire sauter un pont, il ne s’est pas trouvé de poudre de mine, dans tout le corps d’armée ni au génie, ni à l’artillerie.

 

Les Prussiens entrèrent en France à la fois par Nancy, Toul et Lunéville.

Frédéric marchait sur Paris à la poursuite de Mac-Mahon, qui simple et têtu, invoquait Notre-Dame d’Auray ; ou peut-être, de concert avec Eugénie, qui appelait sa guerre cette désastreuse suite de défaites, implorait quelque madone andalouse.

Le jeune Bonaparte, que nous appelions le petit Badingue, et que les vieilles culottes de peau nommaient par avance Napoléon IV, ramassait niaisement des balles dans les champs, après la bataille, à l’âge où tant d’héroïques enfants, combattirent comme des hommes, aux jours de mai.

Le grotesque se mêlait à l’horrible.

 

VII. — L’AFFAIRE DE LA VILETTE. - SEDAN

 

Nous disions : En avant, Vive la République !

Tout Paris répondra. Tout Paris soulevé,

Tout Paris sublime, héroïque,

Dans son sang généreux de l’empire lavé.

La grande ville fut muette.

Chaque volet fut clos et la rue est déserte.

Et nous avec fureur on criait : Au Prussien !

L. M.

 

La République seule pouvait délivrer la France de l’invasion, la laver des vingt ans d’empire qu’elle avait subis, ouvrir toutes grandes les portes de l’avenir fermées par des monceaux de cadavres.

Dans Montmartre, Belleville, au quartier Latin, les esprits révolutionnaires et par dessus tous les autres les Blanquistes, criaient aux armes.

On savait l’écrasement dont le gouvernement n’avouait qu’une seule chose : la charge des cuirassiers.

On savait que quatre mille cadavres, et le reste prisonnier, c’était tout ce qui restait du corps d’armée de Frossard.

On savait les Prussiens établis en France. — Mais plus terrible était la situation, plus grands étaient les courages. La République fermerait les plaies, grandirait les âmes.

La République ! ce n’était point assez de vivre pour elle, on y voulait mourir.

C’est dans ces aspirations que le 14 août 70 eut lieu l’affaire de la Villette.

Les Blanquistes surtout croyaient pouvoir proclamer la République avant que l’empire vermoulu s’écroulât de lui-même.

Pour cela, il fallait des armes, et, comme on n’en avait pas assez, on voulut commencer par prendre la caserne des pompiers, boulevard de la Villette, au 141, je crois, dont on aurait pris les armes.

Un pompier, a-t-on dit, avait été tué ; il n’était que blessé et l’a fait connaître lui-même depuis. Le poste était nombreux, bien armé. La police, prévenue on ne sait comment, tomba sur les révolutionnaires. Ceux de Montmartre, arrivés tard, virent sur le boulevard désert, dont les volets s’étaient fermés avec bruit, la voiture dans laquelle avaient été jetés Eudes et Brideau, prisonniers, entourée de mouchards et d’imbéciles qui criaient : aux Prussiens !

Tout était fini pour cette fois encore, mais l’occasion reviendrait.

Le 16 août, une sorte d’avantage remporté par Bazaine à Borny, et grandi à dessein par le gouvernement afin de le brandir devant la crédulité populaire, semblait retarder encore la marche de l’armée française.

Les combats de Gravelotte, Rézonville, Vionville, Mars-la-Tour, furent les derniers avant la jonction des deux armées prussiennes qui entourèrent d’un demi-cercle l’armée française.

Bientôt le cercle allait se fermer. Le gouvernement continuait à annoncer des victoires.

Ces bruits de victoires rendirent plus facile la condamnation à mort d’Eudes et de Brideau.

Certains radicaux, eux-mêmes, appelèrent bandits les héros de la Villette. Gambetta avait tout d’abord proposé contre eux l’exécution immédiate et sans jugement !

Le complot de la Villette fut pendant quelque temps, à l’ordre du jour de la terreur bourgeoise.

Les révolutionnaires, cependant, n’étaient pas les seuls à juger la situation et les hommes à leur juste valeur.

Il y avait dans l’armée même quelques officiers républicains. L’un d’eux, Nathaniel Rossel, écrivait à son père — en ce même 14 août où l’on tenta de proclamer la République, à Paris — la lettre suivante, conservée dans ses papiers posthumes :

J’ai eu, depuis le début de la guerre, des aventures étranges et assez nombreuses ; mais un trait particulier qui t’étonnera, c’est que je n’ai jamais été envoyé au feu ; j’y suis allé quelquefois, mais pour mon seul agrément, et j’ai couru peu de dangers.

À Metz, je n’ai pas tardé à reconnaître l’incapacité de nos chefs, généraux et états-majors ; incapacité sans remède confessée par toute l’armée, et comme j’ai l’habitude de pousser les déductions jusqu’au bout, je rêvais, avant même le 14, aux moyens d’expulser toute cette clique.

J’en avais imaginé pour cela qui ne seraient pas impraticables. Je me rappelle que le soir, avec mon camarade X, esprit généreux et résolu qui était tout à fait gagné à mes idées, nous nous promenions devant ces hôtels bruyants de la rue des Clercs, remplis à toute heure de chevaux, de voitures, d’intendants couverts de galons et de tout le tumulte d’un état-major insolent et viveur. Nous examinions les entrées, comment étaient placées les portes et comment, avec cinquante hommes résolus, on pouvait enlever ces gaillards-là, et nous cherchions ces cinquante hommes et nous n’en avons pas trouvé dix.

Le 14 août, vers le soir, nous vîmes du haut des remparts de Serpenoise l’horizon depuis Saint-Julien jusqu’à Queuleu illuminé des feux de la bataille. Le 16, l’armée avait passé la Moselle et trouvait l’ennemi devant elle. Aussitôt que je fus débarrassé de mon service, les convois de blessés qui arrivaient annonçaient une grande bataille. Je courus à cheval par Moulins et Chatel jusqu’au plateau de Gravelotte où j’assistai à une partie de l’action à côté d’une batterie de mitrailleuses magnifiquement commandée.

(J’ai revu une fois depuis, le jour de la capitulation, le capitaine de cette batterie.) Le 18, j’allai encore le soir voir la bataille et je rencontrai le général Grenier ; il en revenait ayant perdu sa division qui se débandait tranquillement, ayant combattu sept heures sans être relevé. Le lendemain, le blocus fut complété.

Je n’en continuai pas moins à chercher des ennemis à ces ineptes généraux.

Le 31 août et le 1er septembre, ils essayèrent de livrer une bataille et ne savaient même pas engager leurs troupes.

Le malheureux Lebœuf chercha, dit-on, à se faire tuer et réussit seulement à faire tuer sottement beaucoup de braves gens.

J’allai le soir du 31 voir la bataille au fort de Saint-Julien et le lendemain 1er septembre, à la queue du champ de bataille, j’y rencontrai en particulier Saillard, devenu chef d’escadron, qui attendait avec deux batteries le moment de s’engager.

J’ai rarement éprouvé un plus grand serrement de cœur, qu’en voyant les dernières chances qui nous restaient aussi honteusement abandonnées, car chaque fois qu’on se battait je reprenais confiance.

(Papiers posthumes de Rossel recueillis par Jules Amigues.)

 

N’était-ce pas une chose étrange que ces hommes inconnus les uns aux autres songeant à la fois à la même heure néfaste, où les despotes achevaient leur œuvre — les uns à proclamer la République libératrice, les autres, à débarrasser l’armée des états-majors insolents et viveurs de l’Empire.

Tandis que les victoires par dépêches continuaient, sonnaient leurs trompes sur toutes les défaites, on eût exécuté Eudes et Brideau sans les retards apportés à cette exécution par une lettre de Michelet couverte de milliers de signatures protestant contre cette criminelle mesure.

Un tel vent d’effroi passait sur Paris pendant cette dernière phase de l’agonie impériale que plusieurs de ceux qui avaient d’abord, avec enthousiasme donné leur signature, venaient la redemander — il y allait, disaient-ils, de leur tête ! —

Comme il y allait surtout de la tête de nos amis Eudes et Brideau, j’avoue pour ma part n’avoir voulu rendre aucune de ces signatures sur les listes qui m’étaient confiées.

Nous fûmes chargées, Adèle Esquiros, André Léo et moi, de porter le volumineux dossier chez le gouverneur de Paris. — C’était le général Trochu.

Ce n’était pas chose facile d’y parvenir, mais on avait eu raison de compter sur l’audace féminine.

Plus on nous disait qu’il était impossible de pénétrer chez le gouverneur, plus nous avancions.

Nous parvînmes à entrer d’assaut dans une sorte d’antichambre entourée de banquettes appuyées contre les murs.

Au milieu, une petite table couverte de papiers — là attendaient d’ordinaire ceux qui voulaient voir le gouverneur ; — nous étions seules.

On espérait nous chasser poliment, mais après nous être assises sur une des banquettes, nous déclarâmes que nous venions de la part du peuple de Paris pour remettre en mains propres au général Trochu des papiers dont il fallait qu’il eût connaissance.

Ces mots de la part du peuple firent un peu réfléchir, on n’osait pas nous jeter dehors et la douceur fut employée pour nous faire déposer notre dossier sur la table, cela fut impossible à obtenir de nous.

L’un de ceux qui étaient là se détacha alors et revint avec un individu qu’on nous dit être le secrétaire de Trochu.

Celui-ci entra en pourparlers avec nous, dit que Trochu étant absent, il avait l’ordre de recevoir à sa place ce qui était adressé au général ; — il voulut bien consigner sur un registre le dépôt du dossier que nous lui remîmes, après des preuves que nous n’étions pas trompées.

Ce secrétaire ne semblait pas hostile à ce que nous demandions et il trouva naturelles les précautions prises par nous.

Le temps pressait, et malgré l’assurance du secrétaire que le gouverneur de Paris avait un grand respect pour la volonté populaire nous vivions en continuelles craintes d’apprendre l’exécution faite tout à coup, dans quelque accès de délire impérialiste.

Une armée allemande descendant la Meuse, les Français se replièrent sur Sedan.

On lit à ce propos dans le rapport officiel du général Ducrot, — celui qui ne devait rentrer que mort ou victorieux, mais ne fut ni l’un ni l’autre : Cette place de Sedan avait son importance stratégique puisque, se ralliant à tous par Mézières et l’embranchement d’Huson, elle était l’unique moyen de ravitaillement d’une armée opérant par le nord sur Metz, était à peine à l’abri d’un coup de main ; ni vivres ni munitions, ni approvisionnements d’aucune sorte ; — quelques pièces avaient trente coups à tirer, d’autres six, mais la plupart manquaient d’écouvillons.

Le 1er septembre, les Français furent enveloppés et broyés comme en un creuset par l’artillerie allemande qui occupait les hauteurs.

Deux généraux tombèrent : Treillard tué, Margueritte mortellement blessé.

Baufremont alors, sur l’ordre de Ducrot, entraîna toutes les divisions contre l’armée prussienne.

Il y avait le 1er hussards et le 6e chasseurs, brigade Tillard,

Les 1er, 2e et 4e chasseurs d’Afrique, brigade Margueritte.

Ce fut horrible et beau ; c’est ce qu’on appelle la charge de Sedan.

L’impression en fut si grande que le vieux Guillaume s’écria : Ô les braves gens !

La boucherie fut telle, que la ville et les champs environnants étaient couverts de cadavres.

À ce lac de sang les empereurs de France et d’Allemagne eussent pu largement étancher leur soif.

Le 2 septembre, dans la brume du soir, l’armée victorieuse debout sur les hauteurs chanta un cantique d’actions de grâces au dieu des armées, qu’invoquaient également Bonaparte et Trochu.

Les mélodieuses voix allemandes, toutes pleines de rêve, planèrent inconscientes sur le sang versé.

Napoléon III ne voulut pas des chances du désespoir, il se rendit et avec lui plus de quatre-vingt mille hommes, les armes, les drapeaux, cent mille chevaux, 650 pièces de canon.

L’Empire était fini et si profondément enseveli, que rien jamais n’en peut revenir.

L’homme de décembre aboutissant à l’homme de Sedan entraînait avec lui toute la dynastie.

C’en est fait désormais, on ne pourra jamais remuer que la cendre de la légende impériale.

Il semble, sur le vallon de Sedan, voir pareille à un vol de fantômes passer la fête impériale menée avec les dieux d’Offenbach par l’orchestre railleur de la Belle Hélène ; tandis que spectral monte l’océan des morts.

On a depuis attribué à Gallifet ce que fit Baufremont, pour diminuer l’inoubliable horreur de l’égorgement de Paris ; nous savons que Gallifet était à Sedan puisqu’il y ramassa le chapeau à plumes blanches de Margueritte, cela ne fait absolument rien, au sang dont il est couvert, et qui ne s’effacera jamais.

Les prisonniers de Sedan furent conduits en Allemagne.

Six mois après, la commission d’assainissement des champs de bataille fit déblayer les fossés dans lesquels à la hâte, les morts avaient été entassés. On versa sur eux de la poix et à l’aide de bois de mélèze on alluma un bûcher.

Sur les débris, pour que tout fût consumé, on jeta de la chaux vive.

Elle fut, ces années-là, la chaux vive, une terrible mangeuse d’hommes.