MARIE STUART

LIVRE DEUXIÈME. — LA LUTTE - 1561-1567

 

CHAPITRE IV. — PREMIÈRE VICTIME.

 

 

Lutte intrépide et habile de Marie Stuart contre la rébellion. — Rappel de Bothwell. — Réhabilitation des Cordons. — Campagne contre les lords révoltés. — Fière attitude vis-à-vis de l'Angleterre. — Arrestation de l'ambassadeur d'Élisabeth. — Fidélité d'Édimbourg. — L'insurrection est défaite et flétrie devant l'opinion. — Mémoire des lords rebelles à Élisabeth. — Celle-ci désavoue et humilie le comte de Murray, qui n'a pas réussi, et flatte hypocritement Marie triomphante. — Prompte à punir, celle-ci ne l'est pas moins à récompenser. Faveur de Bothwell. — Premières mésintelligences avec Darnley. — Caractère tout politique de ces dissensions domestiques. — La couronne matrimoniale. — Erreurs et fautes de Darnley. — Unanime témoignage contre lui. — Coalition contre Marie. — Elle sera d'abord frappée dans la personne de son plus fidèle serviteur. — Atroce complot contre la liberté de la reine et la vie de David Riccio. — But et moyens, prétextes et auteurs de la conjuration. — La victime. — Darnley âme du complot. — Élisabeth complice. — Double covenant signé par les confédérés. — Mariage de Bothwell. — Convocation du Parlement. — Fatales confidences. — Meurtre de Riccio. — Lord Ruthven. — Conduite abominable de Darnley. — Le coup royal. — Indignation et désespoir de Marie prisonnière. — La justice de Dieu.

 

En attendant, tout entière à l'ivresse de ses illusions et à l'orgueil d'une défense encore victorieuse, Marie rappelait d'utiles exilés et poursuivait d'ingrats adversaires.

Elle punit d'abord la révolte de Murray en réhabilitant ses victimes et en réparant ses injustices.

Elle réintégra lord Gordon dans ses honneurs et dans les domaines de son père ; et, le 5 août, elle expédia sur le continent un message de rappel aux comtes de Bothwell et de Sutherland. Un plein pardon fut octroyé au premier pour s'être échappé de sa prison, trois ans auparavant. Le proscrit, relevé de ses longues souffrances, débarqua en Écosse le 17 septembre 1565, et fut le bienvenu à Holyrood[1].

Bothwell paya sa bienvenue en prenant une part active et décisive à la courte et décevante campagne dirigée par Morthon et Lethington, secrets complices qui conduisaient l'armée royale au nord lorsque Murray était au midi, campagne qui n'en obligea pas moins le révolté aux abois à chercher, dès le 14 octobre, un refuge en Angleterre.

Nous avons appelé décevante, quoique victorieuse, la campagne entreprise contre les révoltés, parce que la connivence secrète de Lethington et de Morton en compromit les résultats et que les coupables purent échapper à l'exemplaire châtiment de leur trahison.

Nous lui maintenons aussi cette épithète, parce que le succès du présent trompa Marie sur les dangers de l'avenir ; parce qu'un juste ressentiment et la martiale ardeur qui s'emparait à chaque occasion de son âme chevaleresque et l'emportait quelquefois au delà de son devoir, lui firent peut-être perdre ce sentiment de l'équilibre qui ne doit jamais abandonner les personnes souveraines. Ces sentiments la précipitèrent dans une répression à outrance, et dans une réaction politique et religieuse qui compromirent l'autorité en l'exagérant et provoquèrent, comme nous le verrons, de terribles représailles.

Mais il manquerait un trait essentiel à l'originalité et à la vie de cette séduisante physionomie historique et morale si nous ne montrions, par quelques détails, Marie portant avec tant d'énergie, de passion, de grâce, de fierté, ce rôle trop court d'épouse heureuse et de reine triomphante.

Nous perdrions quelque chose de l'intelligence de son caractère, de sa vie et de sa mort, si nous ne disions pas avec quelle noble intrépidité elle brava la rébellion de Murray et punit de francs reproches l'attitude équivoque d'Élisabeth, secrète protectrice et même instigatrice des rebelles.

Tout en poursuivant Murray l'épée aux reins, à la tête de son ban de seigneurs fidèles, avec tant de vivacité et de célérité qu'elle le contraignit à battre en retraite de Stirling à Glasgow dans le pays de son allié le comte d'Argyle, elle répondait, avec une énergie indignée, à un envoyé anglais, nommé Temesworth, qui, ayant ajouté aux reproches hautains qu'il apportait de la part d'Élisabeth l'offense personnelle de refuser de reconnaître Darnley pour roi, fut arrêté et conduit prisonnier au château de Hume.

Cette fière attitude triompha des soupçons et des griefs de sa noblesse protestante elle-même, et Marie conquit à elle jusqu'à ses ennemis par le charme irrésistible de sa jeunesse, de son courage, de son alacrité.

Malgré les excitations de quelques fanatiques, les bourgeois d'Édimbourg refusent leur porte aux chefs insurgés et tirent le canon du château sur leur petite armée. Et Marie goûte dans sa capitale fidèle le bonheur de la popularité.

Son ardeur fut excitée par ce succès jusqu'à une sorte d'enthousiasme, dont elle sut pénétrer l'armée féodale de dix mille hommes à la tête de laquelle elle marcha contre les rebelles, qui fuyaient vers la frontière anglaise, fort déconcertés du mauvais accueil d'Édimbourg.

Elle nettoya le comté de Fife, châtia le laird de Grange et ceux des barons qui s'étaient montrés favorables aux insurgés, leva des contributions sur les villes de Dundee, de Saint-André, et prit le château de Campbell. Elle fit toutes ces expéditions à cheval avec des pistolets dans les poches de sa selle, en attendant de poursuivre vers Dumfries, Murray battu, qui s'était rapproché de la frontière anglaise avec sa bande fugitive[2].

 

Elle ne se contentait pas de le vaincre par les armes, elle l'écrasait encore devant l'opinion dans une proclamation admirable de verve, de bon sens et de fierté, en éloignant le peuple de ces prétendus amis, qui lui mentaient comme ils avaient menti à leur souveraine et ne méritaient que son mépris par leur ambition usurpatrice et leur avide ingratitude.

Les lords insurgés sentirent la nécessité de se défendre, au moins vis-à-vis d'Élisabeth. Ils lui adressèrent, par leur envoyé Robert Melvil, un mémoire dans lequel ils cherchaient à faire retomber sur un système de persécution religieuse, qui présageait une réaction funeste au protestantisme, et sur la tyrannie d'étrangers unis contre eux, notamment le secrétaire David Riccio et le roi lui-même, sujet rebelle d'Élisabeth, la faute de leur révolte et la responsabilité des conséquences de leur défaite.

La reine d'Angleterre, qui était prête à secourir ces héros, les trouva si faibles et vit leur cause si hasardée, qu'elle donna contre-ordre à Bedford et se borna à leur prodiguer des consolations et des espérances qui ne lui coûtaient rien et ne la compromettaient pas.

Elle ne se trouvait que trop compromise, et ne devait pas hésiter à effacer ses torts et à reconquérir sa considération auprès des souverains étrangers, en faisant à Magie Stuart, dont la juste colère était à ce moment dangereuse, et qui pouvait déchaîner à son tour sur l'Angleterre les tempêtes soufflées par elle sur l'Écosse, de câlines et flatteuses avances. En même temps elle accablait de son mépris et de son courroux affectés, dans une scène de solennelle palinodie où elle savait bien qu'elle ne serait pas contredite, Murray et l'abbé de Kilwinning, qu'elle chassa, comme traîtres, de sa présence.

Ils avaient dû chercher à Londres un refuge qu'ils payaient, comme on voit, par de fort humiliantes soumissions, à la suite de l'issue malheureuse d'une troisième et décisive expédition où Marie, accompagnée des comtes de Bothwell et de Huntly, et suivie d'une armée de douze mille hommes, avait pourchassé et dispersé les débris des insurgés cantonnés à Dumfries (9-14 octobre).

Marie triomphait. Cette vie de mouvement, d'entreprise et de lutte l'enivrait... Elle n'entendait pas seulement écraser les lords rebelles en les faisant condamner comme des traîtres et en les dépouillant de leurs charges et de leurs biens ; ses desseins étaient, par moments, plus vastes et plus hardis. Tout son royaume pliait devant elle ; sur vingt et un comtes et vingt-huit lords, il n'y avait que cinq comtes et trois lords qui lui fussent contraires et ils étaient fugitifs. Se regardant comme sûre de l'Écosse, se sentant appuyée en Angleterre par le parti orthodoxe et croyant l'être par les puissances catholiques du continent, elle espérait faire repentir Élisabeth elle-même de n'avoir pas voulu la reconnaître pour son héritière et d'avoir encouragé la révolte de ses sujets. Elle laissa même percer ses intentions. Quelques seigneurs de sa suite lui ayant représenté qu'elle se fatiguait à courir ainsi les champs, et à suivre les armées dans une saison rigoureuse, elle leur répondit : qu'elle ne Cesserait jamais de continuer en semblables peynes jusqu'à ce qu'elle les eut menés à Londres.

Elle le prit d'un ton fort haut avec Élisabeth. Elle lui écrivit qu'elle ne pouvait pas imaginer qu'elle consentit à soutenir des rebelles, et la menaça, s'il lui plaisait de faire de leur cause la sienne, de recourir contre elle aux princes ses alliés. Élisabeth se trouva très-embarrassée[3]...

 

Mais elle se tira de ce mauvais pas à force de dissimulation et de duplicité.

Prompte et ardente à punir, Marie ne l'était pas moins à récompenser.

Elle tira des prisons le fils du comte de Huntly et l'approcha de sa personne. Elle plaça à la tète de son conseil le catholique comte d'Athol, ennemi déclaré du comte d'Argyle, homme de grand courage, mais de nul jugement. Dirigée par l'Italien David Riccio, elle prépara de loin la restauration de l'ancienne croyance. Elle s'adressa, de concert avec Darnley, à Philippe II et au pape pour en obtenir des secours dans la lutte qui allait s'engager entre elle et les protestants, comme Murray et les lords protestants s'adressaient à Élisabeth[4]...

 

Le comte de Bothwell faisait exception parmi ces derniers, car il était protestant et fidèle. Il reçut pour récompense de ses services, avec la confirmation de la charge de grand amiral d'Écosse, héréditaire dans sa famille depuis 1514, le titre de lieutenant général de la couronne dans les marches frontières de l'est et du centre, le Border, malgré l'opposition de Darnley, qui revendiquait cette fonction pour son père, le comte de Lennox, déjà investi de la lieutenance militaire des marches de l'ouest ; et il fut ainsi, entre Marie Stuart et un mari qui voulait trancher du roi, même vis-à-vis de la reine, à qui il devait tout, l'auteur involontaire du premier froissement, du premier malentendu, bientôt suivis, toujours par la faute de Darnley, de conflits d'autorité qui devaient, exploités par d'irréconciliables ennemis, aboutir à un double et tragique dénouement.

Ces levains fermentèrent sourdement pendant la première année de ce mariage décevant dont les premiers mois eux-mêmes fournirent à Marie Stuart, cruellement désabusée, trop de justes griefs.

Ambitieux et vain, — dit l'historien le moins favorable à la cause de Marie, — sans douceur et sans courage, manquant d'habileté et de soumission, Darnley, dont l'esprit ne s'était pas élevé avec la fortune, avait promptement lassé la tendresse de Marie Stuart... Il aimait à boire, passait une partie de son temps à la chasse, et se montrait hautain, dur, exigeant. Il avait pressé Marie Stuart de lui accorder la couronne matrimoniale, c'est-à-dire la moitié de l'autorité suprême, qu'elle lui avait promise dans les premières ardeurs de son affection, et qu'avait possédée son premier mari François II. Mais elle s'y était refusée, soit parce qu'elle le trouvait incapable de la porter, soit parce qu'elle ne l'aimait plus. Les défauts de Darnley ne lui laissaient aucun doute sur les périls où tomberait le royaume, et où elle se jetterait elle-même en lui confiant l'exercice du pouvoir royal[5]...

Il revendiquait la couronne matrimoniale — répète un autre historien — c'est-à-dire le partage du pouvoir suprême, d'égal à égal avec la reine. Elle la lui avait promise ; mais elle ajournait, effrayée du caractère despotique qu'il montrait, et de ses habitudes d'ivrognerie[6]...

... Marie se lassa vite de Darnley — déclare un troisième interprète des témoignages contemporains[7] — ce n'était ni un cœur, ni une intelligence, ni un bras. Il avait toutes les frivolités de la femme, jusqu'au goût de la parure et des rubans. Dès qu'elle le connut, elle cessa de l'aimer.

Il souffrait les injures et il en attirait à la reine...

Désirant désarmer le clergé réformé, il assistait à ses sermons. Il ne réussit qu'a se faire insulter en face. Knox lui dit un jour, du -haut de la chaire, que lorsque Dieu voulait châtier les crimes d'un peuple, il le livrait à la domination des femmes et des enfants.

Marie méprisa cet adolescent énervé...

Bientôt Darnley se livre à toutes les fougues, à toutes les orgies, à toutes les crapules. Plongé dans l'ivresse, dans le jeu, dans les plaisirs ignobles et dégradants, il ne revoit la reine que pour l'injurier. Il ne peut réprimer sa grossière violence même dans les salons d'Holyrood...

 

Telle est l'impression générale et on peut dire unanime sur Darnley, impression inspirée de celle d'un contemporain, Michel de Castelnau, ambassadeur de Catherine de Médicis en Écosse, lequel n'hésite pas à nous peindre Darnley comme indigne de l'honneur que lui avait fait en l'épousant cette belle princesse, veuve d'un si grand roi.

Cette indignité de Darnley ainsi établie, et l'unique cause ainsi mise en lumière d'une mésintelligence qui allait porter un premier fruit sanglant : le refus de la couronne matrimoniale, il nous reste à voir à l'œuvre les artisans de discorde et d'anarchie. Il nous reste à les montrer procédant à leurs sinistres accouplements et unissant, vers une première et commune vengeance, faite pour intimider à jamais cette souveraine imprudente qui s'avisait de vouloir gouverner, cette épouse convaincue de sa supériorité, qui ne prétendait voir dans son mari que le premier de ses sujets, unissant dans un pacte adultère, disons-nous, toutes les jalousies, toutes les ambitions, toutes les rancunes que Marie victorieuse avait mises sous son pied.

Décidée à écraser une bonne fois pour toutes la tête du serpent, Marie rêvait des actes décisifs.

Elle recevait avec une menaçante fierté les explications embarrassées et les humbles justifications d'Élisabeth, souhaitant qu'elle eût pu entendre l'honneur et l'affection qu'elle monstroit en son endroict, tout au rebours de ce qu'on dict qu'elle défendoit ses mauvais sujets contre elle, laquelle chose se tiendroit toujours très-éloignée de son cœur, estant trop grande ignominie pour une princesse, je ne dirai pas à faire, mais même à souffrir.

Marie exigea bientôt le rappel de Randolph désavoué, quand il fut convaincu d'avoir trempé dans les intrigues qui menaçaient son autorité et minaient sa réputation, et d'avoir fourni l'argent d'Élisabeth à ceux qui s'armaient contre leur souveraine.

En même temps, Marie, cédant aux suggestions de la cour de France et du cardinal de Lorraine, signait la ligue conclue entre les princes catholiques contre la cause protestante, se rapprochait de l'Espagne, envoyait l'évêque de Dumblane auprès du nouveau pape Pie V, pour lui porter ses hommages et solliciter ses secours, enfin se préparait à saisir l'occasion propice d'une restauration de son autorité et de sa foi.

Trop courageuse pour endurer que ses sujets lui baillassent la loi, et que son royaume qui, dès longtemps a été monarchie, devint république[8],... Marie refusa aux instances détournées de Murray, en vain appuyé de l'envoi d'un diamant de prix au secrétaire David Rizzio, un pardon qui n'était pas sollicité avec assez d'humilité, ni mérité par assez de repentir.

Après avoir amnistié seulement le duc de Châtellerault ; que la faiblesse de son caractère rendait peu redoutable, et avoir séparé les Hamilton des autres bannis, elle se décida à écraser Murray, Argyle et les autres compagnons de leur rébellion, en les faisant condamner comme des traîtres dans le prochain parlement[9]...

 

M. Mignet regrette comme impolitique cette inflexibilité. La suite ne devait que trop prouver que Marie avait affaire à des ennemis implacables quand même, qui avaient abusé de sa confiance pour la trahir et qui devaient abuser de sa clémence pour la trahir encore, car elle devait bientôt pardonner à Murray, et nous verrons à quoi il devait employer le retour de ses bonnes grâces.

En attendant, menacé d'une expiation sans merci, dans ses biens au moins, du crime de sa rébellion, et réduit à conspirer encore, Marray n'eut garde de repousser les ouvertures qui ne tardèrent pas à lui être faites au nom de la plus étrange coalition et du plus atroce complot qui aient jamais attenté à la Ibis à l'autorité, à l'honneur et même à. la vie d'une reine, d'une épouse, d'une mère ; car Marie portait déjà dans son sein le fruit de son union avec celui qui allait fournir à ses ennemis un prétexte, un but, un complice.

La conjuration qui réunit les mains et associa les poignards du fanatisme protestant, du mécontentement féodal, de la jalousie anglaise, emprunta son prétexte à l'ambition déçue et à la vanité froissée de Darnley. Il n'avait pas d'autre grief et n'articula point d'autre reproche contre une épouse irréprochable que son obstination à ne point partager avec lui la royauté. C'est lui qui, au mépris tic toutes les lois et de toutes les fois, signa le premier le pacte de rébellion et de trahison, lui qui montra le chemin aux meurtriers, leur ouvrit la porte du sanctuaire domestique, donna le signal el l'exemple du meurtre, et assura l'impunité aux coupables de ce triple et monstrueux attentat.

Connaissant le prétexte, c'est-à-dire un ressentiment d'orgueil, une jalousie toute politique — ce n'est que plus tard que la calomnie songea sinon à justifier du moins à excuser Darnley ; quand il tomba à son tour victime de ses propres complices, par des soupçons et des griefs dont le mensonge et l'infamie l'eussent fait reculer et qu'on ne retrouve dans aucune de ses articulations —, connaissant le prétexte, nous connaissons le but, c'est-à-dire : dépossession de fait, sinon de droit de Marie, prépondérance de Darnley et des Lennox, réaction anticatholique et antifrançaise, réhabilitation et réintégration des rebelles bannis.

Connaissant le prétexte et le but, nous devinons la victime. Qui pouvait-elle être, sinon ce David Riccio ou Rizzio, que la faveur de la reine signalait à la haine de tous les disgraciés, dont l'élévation choquait le préjugé nobiliaire, dont la qualité d'étranger froissait les susceptibilités nationales, dont les talents et les services, c'est-à-dire les crimes, consistaient surtout à avoir, en qualité d'agent principal de la politique catholique, pensionné du pape, et de conseiller fidèle, à avoir encouragé et aidé Marie dans ses desseins virils de résistance à l'anarchie et à la Réforme ?

En fallait-il davantage pour être impopulaire, détesté des nobles, détesté de l'Angleterre, détesté enfin de Darnley, qui ne pardonnait pas à Riccio surtout l'appui qu'il en avait reçu ?

Darnley résolut donc de se défaire de lui. Il s'ouvrit à son cousin George Douglas, auquel il confia son chagrin et fit partager le désir de vengeance qui l'animait. Il envoya celui-ci auprès de lord Ruthven, l'un des amis les plus ardents de sa famille, homme hardi et résolu, pour le prier de l'assister dans ses ressentiments et dans ses projets d'élévation. Il s'agissait de tuer Riccio et de prendre violemment la couronne matrimoniale. Lord Ruthven, bien qu'il fût dans le moment fort malade, après quelques hésitations adhéra au complot, qui fut communiqué à lord Lindsay, et dont Randolph même eut connaissance....

Le complot s'étendit sans être découvert. Ruthven, que d'étroits rapports liaient aux lords exilés, crut nécessaire de les y faire entrer. De même qu'il avait fallu l'union des amis de Marie Stuart et des partisans de Lennox contre Murray et les siens, il fallait que les soutiens de Lennox et de Murray s'unissent contre Marie Stuart et les serviteurs de son autorité. Les Lennox seuls n'auraient pas pu tenir Murray et les autres proscrits dans l'exil, et soumettre à leur volonté la reine, en lui infligeant, jusque sur le trône, un tel affront. Il fut donc convenu qu'on associerait à la conspiration ceux qui avaient été naguère poursuivis à outrance. Le comte de Morton, proche parent et ami particulier de Murray, attaché à la croyance protestante menacée, et craignant de perdre l'office de chancelier du royaume ainsi que certains biens de la couronne, fut chargé de conduire l'entreprise. Il le fit avec mystère et habileté.

Obtenir l'assentiment des principaux ministres et des plus puissants barons du parti réformé ; faire rentrer les exilés et les rétablir dans leur position ; s'assurer de l'appui d'Élisabeth et de ses principaux ministres, Cecil et Leicester ; tuer Riccio ; dissoudre le parlement qui allait être convoqué, pour consommer légalement la ruine des lords fugitifs ; emprisonner la reine ; confier à. Darnley la souveraineté nominale ; replacer Murray à la tête du gouvernement : tel fut le plan conçu par Morton et qu'adoptèrent en Écosse les lords Lindsay, Ruthven, Lethington, les deux ministres d'Édimbourg Knox et Craig, le clerc de justice Bellenden, le clerc du protocole Makgill, les lairds de Baunston, de Calder et d'Ormiston.

Hors de l'Écosse, le comte de Lennox le porta lui-même à la connaissance de Murray, de Rothes, de Granges, de Glencairn et d'Ochiltree, beau-père de Knox, qui y adhérèrent et convinrent de se rendre sur la frontière pour être prêts à rentrer à Edimbourg aussitôt que la conspiration aurait réussi.

On dressa deux covenants pour lier solennellement les uns aux autres, le roi et ses complices. Dans le premier, que signèrent le roi, Morton et Ruthven, le roi déclarait que la reine étant circonvenue et trompée par des hommes pervers, particulièrement par un Italien nommé David, il s'était déterminé, avec l'assistance de la noblesse et d'autres personnes, à s'emparer de ces ennemis du royaume et, s'ils résistaient, à les frapper. Il s'engageait, sur sa parole de prince, à soutenir et à défendre ses associés, en présence même de la reine et dans l'intérieur du palais.

Dans le second covenant, les comtes de Murray, d'Argyle die Glencairn et de Rothes, les lords Boyd et Ochiltree promettaient en leur nom et au nom de leurs complices, de soutenir Darnley dans toutes ses justes querelles, d'être amis de ses amis et ennemis de ses ennemis, de lui conférer la couronne matrimoniale, de maintenir la religion protestante, et d'abattre ceux qui lui étaient opposés. Le roi, de son côté, promettait de pardonner à Murray et aux lords exilés, d'arrêter toute procédure ultérieure contre eux au sujet de leur forfaiture, et de les rétablir dans leurs propriétés et dans leurs dignités.

Ces covenants furent soumis à Randolph, qui en transmit la copie à Cecil. Randolph et le comte de Bedford écrivirent en même temps, de Berwick, le 6 mars, au secrétaire d'État d'Élisabeth, et lui recommandèrent de garder le secret le plus absolu, excepté vis-à-vis de la reine et de Leicester, sur la grande entreprise prête à être mise à exécution.

Élisabeth fut en effet instruite du complot et n'y apporta aucun obstacle. Ni Marie Stuart ainsi trahie, ni David Riccio ainsi menacé ne se doutèrent de ce qui était tramé, l'une contre son pouvoir et son honneur, l'autre contre sa vie, bien que cette ténébreuse conspiration fût connue de tant de personnes[10].

 

Marie cependant, persistant dans ses projets de restauration de son autorité par un exemplaire contraste de récompense pour ses serviteurs fidèles, et de châtiment pour ses serviteurs ingrats, reconnaissait publiquement et solennellement le zèle de Bothwell, impitoyable pour les rebelles, en présidant à Holyrood, avec Darnley, le banquet nuptial de cet ami dévoué, qui venait d'épouser une catholique, dame Gordon, sœur du comte d'Huntly (22 février 1566). La fête se continua encore cinq jours, mêlée de joutes et de tournois. Marie fit présent à l'épousée de sa robe de noces[11].

Peu de jours après, elle convoqua le parlement, pour lui faire ratifier la condamnation de Murray et des lords exilés. Elle l'ouvrit en personne le 7 mars, jour où furent nommés les lords des articles, et elle y rendit à l'ordre spirituel du royaume la place qui lui était assignée avant les changements opérés dans le culte public, afin, comme elle le dit elle-même, de travailler à la restauration de l'ancienne religion et de procéder contre les rebelles. L'acte de forfaiture destiné à frapper ceux-ci fut dressé et il devait être voté le mardi 12 mars[12]...

Marie venait de donner ainsi elle-même à son insu, le signal de l'attentat odieux projeté contre sa personne et ses amis ; et cela au milieu de l'excitation des imaginations et des consciences, au moment où commençait la grande semaine du jeune général des réformés, qui avait attiré à Edimbourg les plus zélés protestants et les ministres les plus fanatiques, fomentateurs habituels des tempêtes populaires et des sanglantes contrefaçons des tueries de la Bible.

Le samedi soir 9 mars 1566, Morton, Ruthven et Lindsay, accompagnés d'environ deux cents hommes en armes, se rendaient chez Darnley, dont l'appartement dans le palais d'Holyrood était placé au-dessous de celui de Marie Stuart. Leur royal complice avait soupé plus tôt que de coutume et les attendait.

A huit heures, il montait chez la reine par un escalier dérobé, suivi à pas de loup par Ruthven, George Douglas, André Kar de Faudonside et Patrick Bellenden, tandis que Morton et Lindsay circonvenaient, avec leur troupe distribuée en postes d'embuscade et éparpillée en sentinelles, les portes et les abords du palais.

Darnley entra le premier dans le cabinet de la reine, qui était loin de s'attendre à une pareille visite et à une pareille invasion.

Il la trouva soupant tranquillement avec sa sœur naturelle lady Argyle, femme séparée du comte conjuré, et David Riccio, en compagnie de lord Robert Stuart, commandeur d'Holyrood, autre frère naturel de Marie, du laird de Creich, d'Arthur Erskine et de quelques autres de ses familiers.

Il alla se placer derrière la reine, se pencha sur el._ ! au moment où elle se retournait, et lui donna le baiser de paix et de concorde, le baiser de Judas.

Un moment après, ajoutant l'effroi à la surprise des assistants, parut lord Ruthven, pâle et tremblant, sous son armure, de la fièvre terrible que le remords devait rendre mortelle un mois après.

Il était suivi de George Douglas, de Faudonside et de Patrick Bellenden, écartant successivement, de leur bras armé de dagues nues et de pistolets, les portières de velours, et faisant résonner sur le tapis leurs bottes éperonnées.

Nous abrégeons cette scène horrible, où Marie fit preuve, dans les circonstances les plus faites pour abattre le courage d'une femme, d'une inébranlable intrépidité.

Elle demanda à Ruthven ce qui l'amenait, et qui lui avait permis de pénétrer ainsi chez elle.

Ruthven ayant désigné et accusé Riccio en quelques mots menaçants, Marie défendit qu'on touchât à son serviteur, se déclarant prête, si l'on avait quelque chose à reprocher à David, à le traduire devant les lords du parlement, et elle ordonna à Ruthven de se retirer sous peine de trahison.

Celui-ci, sans tenir compte de l'injonction, s'approcha de David pour le saisir.

Le malheureux, qui se sentait, d'accusé, devenir victime, se précipita vers sa généreuse protectrice, et s'attachant aux plis de sa robe, chercha à s'abriter sous son inviolabilité, criant : Madame ! je suis mort ! implorant non grâce, mais justice !

Brutalement arraché de cette présence qui faisait son salut, séparé de cette héroïque et malheureuse femme, grosse de six mois, sur laquelle, dans l'exaspération de cette lutte imprévue ; les conjurés avaient renversé la table, poussant la fureur jusqu'à menacer de leurs courtes épées et de leurs pistolets ce sein déjà maternel où frémissait leur futur roi, Riccio, dont Darnley lui-même, maintenant violemment la reine dans ses bras, avait repoussé les mains suppliantes, fut entraîné à travers l'appartement dans la chambre de parade.

Là, il trouva, attendant leur victime, ceux qui devaient s'en faire les sacrificateurs. On délibéra rapidement si on attendrait au lendemain pour le pendre ; Morton et Lindsay étaient de cet avis.

On l'emmenait, quand George Douglas, impatient, le frappa, dans l'escalier même, avec le poignard du roi, sur lequel il avait mis la main, en disant : Voilà le coup royal ! Un cri terrible, de ces cris dans lesquels passe une âme, retentit, déchirant, suivi de soupirs étouffés. Et pendant que Darnley rassurait et consolait hypocritement la reine éperdue, affirmant qu'il ne serait fait aucun mal à son secrétaire, le misérable expirait, frappé à l'envi par tous les conjurés de cinquante-six coups de dague ou de poignard. Son corps fut jeté par la fenêtre dans la cour, et déposé chez le portier du palais[13].

Ce sang de Riccio est resté ineffaçable.

La chambre de parade qui touche à la chambre à coucher de Marie, et l'un des cabinets, celui qui, par une ironie du destin ; était appelé le cabinet de repos, sont encore comme ils étaient au jour du crime ; et le voyageur qui visite Holyrood rencontre en frémissant, dans ces deux pièces, les traces néfastes, le plancher marqué de larges taches rouges indélébiles[14].

Les émotions de Marie furent si profondes, que le fils de ses entrailles, qui fut depuis Jacques Ier, ne put jamais voir une épée nue sans un tressaillement d'effroi. La terreur de sa mère passa sur cette âme endormie encore dans les limbes qui précèdent la naissance, et cette terreur ni l'éducation du gentilhomme, ni les efforts du roi ne parvinrent plus tard à la dompter[15].

Bothwell n'était pas de la conspiration. Il se conduisit honorablement dans cette crise. Surpris à Holyrood avec Athol, Huntly, Sutherland, et sir James Balfour, aussi bien que Marie Stuart, il essaya d'abord, à la tête de quelques valets, et des gens de cuisine armés au hasard, de dégager sa souveraine ; mais la troupe de Morton, beaucoup plus nombreuse et mieux équipée, leur barra le chemin et les repoussa dans une galerie basse. On leur réservait le sort de Riccio. Le malheureux Italien égorgé, lord Ruthven redescendit à la hâte. Il voulut d'abord avec de belles paroles attirer les lords dans son parti, ou bien endormir leurs soupçons. Bothwell, Huntly et sir James Balfour feignirent de s'y prêter ; puis à la faveur de la confusion qui remplissait le palais, ils se laissèrent glisser par des cordes, d'une fenêtre dans un jardin écartés[16]...

 

Il est plus facile de deviner que de peindre les sentiments qui agitèrent, durant cette nuit fatale, l'âme noble et fière de Marie, insultée à la fois dans sa dignité de reine, de femme, de mère, et les larmes amères qui tombèrent de ses yeux brûlants.

Il se passa entre elle et Darnley, avant que lord Ruthven, couvert de sang et de sueur, osât venir désaltérer sa fièvre dans un des verres intacts placés sur la table royale relevée, une de ces scènes de colère et de douleur, de reproches et de menaces, qui ne se racontent pas.

La calomnie a voulu que, dès ce jour, Marie ait juré dans son cœur de se venger d'un ingrat et si lâche époux.

Nous sommes de ceux qui ne croient point à ce serment. Darnley s'était conduit de manière à échapper à la haine de Marie par le juste mépris qu'il lui inspira dès ce jour.

Quant à la vengeance, pour l'armer et la rendre, dès le lendemain de son sanglant triomphe, inévitable, prochaine, implacable, n'était-ce pas assez de son orgueil, de sa pusillanimité, du désaveu qu'il infligea à ses complices indignés, de l'arrêt qu'il prononça bientôt contre lui-même en les condamnant, de ce talion providentiel enfin, qui ne permet pas certaines impunités trop criantes, qui soulève les coupables les uns contre les autres, fait, des meurtriers brouillés, ses propres exécuteurs, et punit le crime par le crime ?

Marie se contint et attendit la justice de Dieu. Comment eût-elle pu la devancer ? Elle était reine, mais elle n'était qu'une femme, et elle venait de faire l'expérience de l'impuissance de la raison et du droit devant la force et la violence. Si elle eût essayé de résister davantage, elle eût compromis sans résultat l'unique chose que ses ennemis eussent respectée en elle : sa vie.

Captive dans sa chambre pendant toute cette douloureuse nuit, séparée même de ses serviteurs et de ses femmes, isolée de tout secours et de toute consolation, Darnley ayant, d'un ordre menaçant, écarté l'indiscrète visite du prévôt de la ville qui, prévenu par John Melvil, avait fait sonner le tocsin et se présentait au palais, à la tête des bourgeois armés à la hâte, Marie ne put faire que ce que font, dans la solitude, les reines prisonnières : prier et pleurer.

 

 

 



[1] Wiesener, p. 55.

[2] Mignet, t. I, p. 191-192.

[3] Mignet, t. I, p. 198.

[4] Mignet, t. I, p. 195.

[5] Mignet, t. I, p. 207.

[6] Wiesener, p. 69.

[7] Dargaud, p. 154, 155.

[8] Chéruel, p. 43. (Mémoire de Michel de Castelnau au roi.)

[9] Mignet. t. I, p. 204

[10] Mignet. t. I, p. 208 à 214.

[11] Wiesener, p. 57.

[12] Mignet, t. I, p. 215, 216.

[13] Mignet, t. I, p. 216 à 220. — Dargaud, p. 157 à 160.

[14] Dargaud, p. 162.

[15] Dargaud, p. 161.

[16] Wiesener, p. 72, 75.