LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LA CALABRE — TOME TROISIÈME.

 

CHAPITRE III. — LE PIZZO.

 

 

I

Nous partons de Nicastro dès la pointe du jour, en nous dirigeant vers le sud. Le soleil, caché par les hautes montagnes de l'Apennin, n'est pas encore levé pour nous ; mais déjà il nuance au large de reflets rosés le gris perle des flots. Les montagnes au pied desquelles nous cheminons et la plaine qu'elles enferment sont encore baignées du demi-jour verdâtre et froid du premier matin. Le brouillard de la mal'aria, que les rayons du soleil dissiperont bientôt, traîne sur les marais voisins de la côte. Bientôt la cime des montagnes se revêt de teintes lumineuses, et tout à coup un rayon d'or court à la surface de la terre et de la mer, éclairant tous les objets d'une vive et subite lumière. Il est désormais grand jour, la brume des fonds s'évanouit et la température s'échauffe sous les rayons du soleil.

Jusqu'au Lamato nous refaisons en sens inverse la route que nous avons parcourue pour venir. Nous traversons le fleuve sur un pont de bois qu'on est en train de réparer, et qui en avait en effet grand besoin ; puis, pendant quelques kilomètres nous en descendons la vallée, la route se tenant à mi-côte des collines de la rive gauche. On s'éloigne enfin de la rivière, un, peu au delà du Casino Chiriaco, pour franchir le vallon du torrent Pesipo, qui descend des hauteurs de Cortale en passant au bas de Maida. Ici le pont a été enlevé dans une des dernières crues ; on commence à le reconstruire : les ouvriers sont à la besogne, servis par des femmes et des enfants, hâves et déguenillés, à l'aspect dévoré par la fièvre, la peau terreuse, les yeux enfoncés, le ventre ballonné. Nous guéons assez péniblement le lit du torrent, en manquant rester embourbés dans une flaque d'eau, et mes compagnons italiens, qui ont une sainte terreur de la mal'aria, se montrent médiocrement rassurés. Au delà du Pesipo nous gravissons une côte et nous nous trouvons sur une sorte de plateau tourmenté d'ondulations continuelles, que couvrent des bois d'oliviers magnifiques sous lesquels se développent des cultures variées. Tout ce canton est extrêmement fertile, mais il le paye aux dépens de sa salubrité. Quand un mouvement du terrain ou une éclaircie dans les oliviers laisse une échappée sur la gauche, nous y apercevons la petite ville de Maida, posée sur sa croupe de rochers grise et arrondie au sommet des hauteurs comme une grosse carapace de tortue. Dès le XIe siècle, à l'époque de la conquête normande, Maida était une localité importante, qui eut pour premier seigneur un des Lombards associés à la fortune des fils de Tancrède de Hauteville. A partir du règne de Charles d'Anjou, elle devint un des innombrables fiefs qui constituaient à la famille Ruffo une vraie principauté souveraine dans les Calabres.

Après avoir traversé le plateau, la route continue en longeant le bord supérieur des pentes qui descendent doucement vers la plaine du bord de la mer, située à une centaine de mètres plus bas. Dans ce parcours la vue est splendide. Sur notre gauche, nous avons des bois d'oliviers touffus, qui montent encore un peu et conduisent jusqu'au pied des escarpements pierreux qui forment comme l'extrême prolongement vers le nord du Monte Cappari, situé à quelques lieues vers le sud. La crête dénudée de ces escarpements, que nous n'apercevons que de distance en distance, car nous sommes trop rapprochés de leur base pour la bien voir, domine la route de trois cents et quatre cents mètres. Sur notre droite, les pentes se développent largement sous un angle étendu, couvertes de cultures et de plantations ; au bas nous voyons la plaine, déjà beaucoup plus étroite que du côté de Nicastro, et qui va toujours en se resserrant jusqu'à l'ernbouchure de l'Angitola, où elle se termine. C'est dans cette partie de la plaine que se passa la bataille de juillet 1806 entre Français et Anglais, à laquelle les seconds donnent le nom de bataille de Maida, pour les premiers batailles de Sainte-Euphémie.

Une petite colonne de pierre grise, érigée après la Restauration par le gouvernement des Bourbons, marque le point où se passa le plus fort de l'action. Mais c'est surtout lorsqu'un détour de la route nous ouvre la vue en arrière, dans la direction d'où nous venons, vers le nord, que le panorama qui se déploie sous nos yeux devient vraiment merveilleux. Nous embrassons alors dans son ensemble, juste à l'opposé de l'aspect que nous en avons eu du haut du château de Nicastro, la plaine traversée par le Lamato, avec l'hémicycle de montagnes qui l'environne. Mais les hauteurs du cap Suvero, de Gizzeria et de Martirano ne ferment plus l'horizon du côté du nord à la manière d'une muraille, comme lorsque nous débouchions, en venant de Catanzaro, des collines de la rive gauche du Lamato. Grâce à l'éloignement plus grand où nous en sommes, nous voyons par derrière s'élever, en étages successifs, la grande arête de l'Apennin, dominée par une pyramide aiguë, qui dépasse de beaucoup toutes les crêtes environnantes ; c'est le pic du Monte Cocuzzo, éloigné de nous de plus de dix lieues et dont l'altitude est de 1.542 mètres.

La route coupe le vallon de la Torrina, à l'endroit où ce ruisseau torrentiel va sortir des hauteurs pour se jeter dans une espèce de petit lac profond et étroit, qui s'allonge du sud-est au nord-ouest sur une étendue de près de trois kilomètres. Au passage du ruisseau, le regard plonge dans le vallon, au fond duquel se dressent les sommets du Salvatore et de la Contessa, ce dernier notablement plus élevé que l'autre, et couvert d'une épaisse et sombre forêt de hêtres ; le village de Curinga couronne les hauteurs à la droite du ruisseau, celui de Montesoro, en face, les hauteurs de gauche. Après ce vallon la route continue à courir, comme elle l'a fait depuis Nicastro, sans rencontrer un centre habité, sans que l'on y voie autre chose que quelques masserie isolées dans un voisinage plus ou moins grand de son parcours. Les villages et les bourgs sont tous dans les montagnes, sur des positions élevées et de difficile accès, où la longue insécurité du pays, par suite des déprédations des corsaires musulmans, a forcé la population à se retirer, parce que ces positions étaient propres à la défense, et où la crainte de la mal'aria la fait aujourd'hui rester, parce qu'on y est en air sain et à l'abri des fièvres.

Nous longeons ainsi le pied des hauteurs qui cachent dans leurs replis supérieurs la petite ville de Filadelfia., bâtie sur un plan régulier à la suite du tremblement de terre de 1783 pour recueillir la population de Castelmonardo et des villages voisins ; ainsi que le bourg de Francavilla d'Angitola. Castelmonardo, successivement fief des Ruffo, puis des Pignatelli, remontait au VIIIe siècle. C'était un ancien château-fort, fondé par un seigneur  lombard dont il avait retenu le nom, au temps où les ducs de Bénévent disputaient, souvent avec succès, la possession de la Calabre aux stratigoi de l'empereur grec. Nous dépassons le Fondo del Fico, où se trouve une maison de poste avec un relais et une sorte de khan à l'orientale comme celui que nous avons rencontré au bas de Marcellinara, sur les bords du Lamato ; mais nous ne nous y arrêtons pas. L'eau est ici, malsaine et son goût vaseux suffit à avertir du danger qu'il peut y avoir à en faire usage, surtout dans une saison où la chaleur est encore intense ; nous ne voulons exposer à ses effets ni nous-mêmes, ni nos bêtes.

Poussant donc plus loin, nous atteignons le pont jeté sur l'Angitola, près de son embouchure dans la mer. Ce cours d'eau, qui a gardé son nom antique, Angitula, descend, par une vallée étroite et d'un pittoresque sauvage, des montagnes du côté de Monterosso, de Capistrano et Nicastretto. Il forme, sur le versant de la mer Tyrrhénienne, la frontière du pays des Calabrais à chapeau pointu et de celui des Calabrais à grand bonnet bleu à la marinière, comme du pays où le brigandage a toujours été endémique et de celui où l'on n'a guère vu de brigands que très rarement, et toujours venus de la Calabre supérieure. Au delà de l'Angitola, les montagnes dont la courbe a été en se rapprochant de la mer, à partir du Lamato, rejoignent le, rivage et plongent leur pied dans les eaux bleues du golfe.

Si l'on remonte la vallée, à un peu moins d'une lieue au-dessus du pont de la route actuelle, dont le site paraît correspondre assez exactement à celui où se trouvait le pont de la grande voie romaine de Capoue à Regium, la Via Popilia, on arrive à un endroit où cette vallée se resserre dans un étranglement entre deux saillies des collines latérales et où, en même temps, un mamelon, qui se dresse dans le fond, y barre le passage. Au sommet du mamelon sont quelques ruines informes, derniers débris d'une forteresse jadis fameuse, qu'on avait établie sur cette position d'une valeur stratégique exceptionnelle, car elle commandait de ce côté la communication entre la Haute et la Basse-Calabre. On l'appelait La Rocca d'Angitola. Ce fut un des châteaux sur lesquels le comte Roger s'appuya dans sa guerre contre son frère Robert Guiscard, quand celui-ci vint l'assiéger à Mileto. En 1503, c'est là que Stuart d'Aubigny, complètement défait par les Espagnols à la seconde bataille de Seminara, fut contraint de s'enfermer et plus tard de capituler, après une belle résistance ; et il ne le fit qu'après avoir appris la défaite et la mort du duc de Nemours à la bataille de Cerignola, qui faisait définitivement perdre aux Français te royaume de Naples.

L'Apgitola franchie, la route s'élève pour continuer son parcours en corniche au-dessus de la mer ; sur le flanc des montagnes.

Au premier tournant de la côte, auprès d'une petite source, un beau saule pleureur ombrage un petit monument funéraire très simple, mais de bon goût et d'un heureux effet, élevé à la mémoire des patriotes calabrais insurgés qui périrent dans les combats livrés aux, troupes du, roi Ferdinand II au passage de la rivière, dans l'été de 1848. Ces mouvements de la Calabre ont passé presque inaperçus au milieu des agitations d'une des années les plus troublées de notre siècle si fécond en révolutions. Dès le mois de septembre 1847, le courant libéral qui commençait à ébranler toute l'Italie et dont le signal avait été donné par les réformes qui marquèrent l'avènement du Pape Pie IX, se traduisait à Reggio par un soulèvement qui arborait la bannière tricolore, mais ne réclamait du roi de Naples que l'octroi d'une Constitution. Quelques jours après, Messine suivait l'exemple qui lui était donné de l'autre côté du détroit. Il suffit de l'arrivée du comte d'Aquila, frère du roi, avec deux vaisseaux de guerre, pour obtenir la soumission de Reggio et de Messine. Mais environ 2.000 jeunes gens de la première de ces villes s'étaient retirés en armes dans l'Aspromonte. Le vieux général Nunziante, connu par la dureté de sa poigne, fut envoyé avec de pleins pouvoirs pour les réduire, et commença par mettre toute la province en état de siège. Des forces considérables allèrent chercher les insurgés dans les montagnes, et ceux-ci, sachant qu'ils n'avaient pas de quartier à attendre, se défendirent avec assez d'énergie pour prolonger la lutte pendant un mois entier. A la fin, ils furent anéantis ; la plupart moururent les armes à la main, et les troupes royales promenèrent en triomphe, au bout d'une pique, dans les rues de Reggio, la tête du chef de ce mouvement avorté, Domenico Romeo. Tous les insurgés que l'on parvint à prendre furent fusillés, même ceux qui venaient faire leur soumission sur une promesse formelle d'amnistie, comme le jeune Mazzoni, d'une des meilleures familles de La Rocella Ionica, dont le vieux père et la fiancée moururent de douleur en apprenant son exécution.

Quelques mois après éclatait la révolte de la Sicile, et à Naples le roi se décidait à donner la Constitution, qu'il devait violer et retirer au bout de si peu de temps. Les députés élus par la Calabre à la première Chambre constitutionnelle appartenaient tous au parti libéral, mais pour la plupart à un libéralisme strictement parlementaire. Pas plus dans cette ardente province que dans le reste du royaume, le parti républicain et proprement révolutionnaire, qui s'agitait sous l'impulsion de Mazzini, n'était parvenu à voir lès noms de ses candidats sortir des urnes.

On connaît les événements du 15 mai 1848 à Naples, dont Ferdinand II profita pour dissoudre cette Chambre avant qu'elle n'eût été réunie. A. la nouvelle de ces événements et des scènes révoltantes qui s'étaient passées dans la capitale, livrée au pillage des lazzaroni et de la soldatesque étrangère, tandis que le reste du pays restait frappé de stupeur et procédait docilement aux nouvelles élections que l'on réclamait de lui, la Calabre s'arma d'un mouvement presque unanime et se mit en insurrection. Cette rébellion à ce moment constituait une faute énorme ; elle donnait au souverain le droit de dire que sur le continent comme en Sicile les libéraux en voulaient à sa couronne, et elle lui fournit le prétexte qu'il cherchait pour recouvrer l'amitié de l'Autriche en rappelant ses troupes des bords du M'où elles avaient été envoyées prendre part à la guerre de l'indépendance nationale.

Le principal rassemblement des insurgés calabrais se forma autour de Nicastro, sous la conduite du baron Stocco, et fut rejoint par un petit corps de quelques centaines de volontaires siciliens. Il obtint d'abord des succès et força le passage de l'An gi Lola malgré la résistance des troupes royales, qui, rejetées en désordre, allèrent s'enfermer dans Monteleone. Mais tandis que le général Busacca, qui commandait pour le roi en Calabre, tenait les révoltés en échec à l'abri de la forte position de cette ville, Nunziante s'avançait par la route de Cosenza à la tête de l'armée ramenée des Romagnes. Pour détacher le peuple des campagnes de la cause de la bourgeoisie libérale, il se faisait précéder de proclamations appelant au nom du roi les paysans à se partager le bétail et les biens des propriétaires qui pactisaient avec l'insurrection ; et en plus d'un endroit ce partage spoliateur s'opéra sous la protection des troupes royales.

Pris de cette manière entre deux feux par des forces infiniment supérieures, les insurgés calabrais furent facilement écrasés. Et quand la lutte armée fut finie commença l'œuvre des commissions militaires, lesquelles multiplièrent les exécutions, non seulement de ceux qui avaient pris les armes, mais aussi de ceux qui étaient simplement signalés pour leurs opinions libérales, comme Domenico Muratori, de Reggio, vieillard de quatre-vingts ans et ancien intendant royal de la province.

 

II

Deux kilomètres environ après avoir dépassé l'Angitola, nous arrivons à une belle source qui remplit un bassin plus qu'à demi dégradé d'une eau délicieuse, fraiche, limpide et abondante. Trois maisons abandonnées et ruinées, sans toits, ni fenêtres, ni portes, s'élèvent auprès de la fontaine. Depuis combien de temps sont-elles dans un semblable état ? Quelle cause a produit ces ruines modernes ? Car les maisons, d'après la manière dont elles sont placées, n'ont été construites que postérieurement à l'exécution de la route, qui date seulement du règne de Murat. Personne ne peut nous renseigner à cet égard. Du moins, notre cocher n'en sait rien, et nous ne rencontrons pas un être vivant à interroger sur le mystère qui nous intrigue.

Quoi qu'il en soit, la place est propice pour s'y arrêter et faire reposer notre attelage ; car il est plus de midi, nous roulons depuis l'aube, la chaleur est devenue pénible et nous sommes encore trop loin du Pizzo pour remettre jusqu'à cet endroit la halte.

Le cocher dételle, installe comme il peut ses bêtes dans une des masures abandonnées, et, tandis qu'elles mangent, se met à faire la sieste auprès d'elles. Pour nous, nous allons nous asseoir à l'ombre auprès de la fontaine, en face de la vue de la mer, sur, de grosses pierres qui semblent disposées exprès afin de servir de sièges, et nous nous mettons à déjeuner avec les modestes provisions que nous avons emportées de Nicastro : des œufs durs, des poulets froids à la chair aussi sèche et filandreuse que de l'étoupe, quelques tranches de saucisson, menu toujours le même (on ne peut pas se procurer autre chose dans la contrée), mais que relèvent cette fois trois bouteilles de vin de San Biase, que nous mettons à rafraîchir dans le bassin.

Tandis que nous commençons à déjeuner en causant fort gaiement, tout heureux de cette halte dans un site charmant, sous un ciel radieux, où nous avons trouvé la fraîcheur et la solitude, tout d'un coup au sommet de la pente plantée d'oliviers qui s'élève droit au-dessus de l'endroit où nous sommes assis, apparaît en trottinant un petit cochon noir qui vient on ne sait d'où. Un second le suit, puis un troisième. Bref, nous voyons déboucher à la file quatorze gorets, qui dévalent le plus rapidement possible un étroit sentier et arrivent près de nous. Avec un odorat digne des chiens les plus sagaces, ils ont flairé notre repas et ils viennent pour en avoir leur part. En un clin d'œil ils nous  ont envahis, se fourrant dans nos jambes, grimpant sur nos genoux et sur nos épaules, farfouillant tout, bousculant tout avec leur groin toujours en mouvement. Leur brusque assaut, auquel nous ne nous attendions pas, nous met d'abord en déroute. Nous revenons bien vite à la rescousse et nous mettons à notre tour en fuite les jeunes envahisseurs pachydermes, qui s'en vont au galop par la grande route, toujours à la queue leu-leu, rejoindre le troupeau dont ils s'étaient un moment séparés. Mais en quelques instants ces quatorze affamés ont trouvé moyen d'engloutir la majeure part de nos provisions et de traîner si bien le reste dans la boue, que nous ne retrouvons guère un morceau que l'on puisse manger sans dégoût. Il faut faire contre nécessité bon cœur et nous serrer le ventre jusqu'au Pizzo, où nous chercherons les moyens de déjeuner autrement. Notre mésaventure est, d'ailleurs, si risible qu'il n'y a pas moyen de la prendre au tragique. C'est la seule attaque de malfaiteurs dont j'aie été victime en plusieurs voyages dans les Calabres.

Le résultat en est que nous abrégeons la halte et que notre cocher doit ratteler, tout en maugréant, plus tôt qu'il ne comptait. Ses chevaux prendront au Pizzo un autre moment de repos. Il ne nous faut plus guère qu'une heure pour y arriver, et cette heure est un véritable enchantement. La route traverse en corniche une succession ininterrompue de plantureux vergers, entourés de haies de cactus et d'aloès, auxquels se mêlent des buissons de roses du Bengale en pleine fleur. Les verdures si variées de l'oranger, du figuier, du caroubier, de l'amandier, du mûrier et de l'olivier se rapprochent et contrastent entre elles comme en une symphonie monochrome dans ces vergers, où la vigne s'accroche en festons aux arbres ou bien grimpe le long des longues cannes disposées trois par trois comme des fusils en faisceau pour lui permettre de s'élever au-dessus du sol, tandis que, de ci de là des palmiers dressent leur élégant panache bien au-dessus du reste de la végétation. A droite, nous jouissons de la perspective du golfe, que nous embrassons dans son ensemble ; à gauche, des montagnes âpres et d'aspect violent dressent leur muraille qui nous domine et semble prête à nous écraser. Rien au monde de plus beau que cette contrée : c'est, pour me servir d'une expression biblique qui est bien ici à sa place, comme un vrai paradis de Dieu. Pourquoi faut-il que son histoire n'offre que des souvenirs de sang et de férocité ? Sur la porte de la plupart des enclos au milieu desquels nous passons, on lit l'inscription : Proprietà Gagliardi. La famille Gagliardi est l'une des principales maisons de la noblesse de Monteleone. Ce sont les marquis de Carabas du pays.

Nous arrivons à un endroit où du bord de la route part une véritable cascade de maisons qui se termine à l'esplanade d'un gros rocher calcaire de forme cubique, aux parois abruptes, lequel s'avance dans la mer en la dominant d'une centaine de mètres de hauteurs et est baigné de trois côtés par ses vagues. Sur cette esplanade sont encore bâties des maisons serrées autour d'une grande place, toutes d'aspect misérable et d'une construction qui ne date pas de plus d'un siècle, quelques églises, et à l'angle sud-ouest de la falaise, un méchant petit château à quatre bastions du temps de la domination espagnole. C'est là le Pizzo, petite ville d'environ 5.000 habitants, tous pêcheurs ou mariniers, à la physionomie de forbans. On ne saurait en voir une plus sale, plus mal tenue, où l'on rencontre plus de mendiants et de malingreux. La population du Pizzo est loin de jouir d'une bonne réputation dans le pays d'alentour, et, en effet, ses façons ont quelque chose d'obséquieux, de louche et de faux, sous laquelle on sent une nature foncièrement féroce. Nous tournons pour entrer dans la ville ; des hommes passent un câble auquel ils s'accrochent dans les deux roues de derrière de la voiture, qui, ainsi retenue, descend lentement des rues dont la pente est telle qu'au premier abord il semble impossible que les chevaux ne s'y abattent pas et qu'on n'y roule pas en se brisant comme au fond d'un précipice. Nous voici enfin en terrain uni, sur la place principale qui se termine au sud par une terrasse sur la mer. La vue de cette terrasse est superbe ; elle embrasse toute la courbure de la côte, qui tourne au pied de la montagne de Monteleone, dessinant un demi-cercle presque parfait, dont le Pizzo occupe une des extrémités et Briatico l'autre. Au pied de la falaise, juste au-dessous de la terrasse, est la Marina du Pizzo, avec ses barques tirées à sec, ses grands filets de pêcheurs séchant sur la grève, quelques pauvres maisons et le bâtiment où l'on conserve, pendant la saison où n'a pas lieu le passage des thons, les apparaux de la madrague qui fait une des richesses de la ville. Au Pizzo les pêcheurs de thons, dit un proverbe calabrais ; à Catanzaro les tisseurs de soie ; à Mileto les prêtres.

L'arrivée de notre voiture est un événement sur la place du Pizzo. Toute la populace se rue autour des étrangers pour les regarder et leur demander l'aumône. Il faut faire usage de la canne pour s'en dégager, et cela pas assez à temps pour empêcher que le contact de tous ces mendiants nous laisse envahis par une nuée de puces féroces dont nous nous sentons dévorés. Nous entrons dans un café pour prendre quelque chose ; tout y est infect. Ah ! le malplaisant endroit, eût dit Panurge. Tandis que nous sommes attablés à déjeuner de ce que nous avons pu trouver, comme des gens affamés, arrive M. Curcio, conseiller à la Cour d'appel de Naples, homme fort aimable et fort distingué, qui se trouve au Pizzo en tournée électorale, car il est candidat, et le renouvellement de la Chambre des députés aura lieu dans peu de jours. C'est pour nous une vraie bonne fortune que de le rencontrer, et il nous fait de la façon la plus gracieuse les honneurs de sa ville natale, où il nous sert de guide. Les curiosités en sont vite épuisées, du reste. Une inscription latine sans intérêt sur la place, où elle a peut-être été apportée de Monteleone ou de Bivona ; dans l'église principale, une assez jolie statue en marbre de la Vierge, du XIVe siècle et de l'école des sculpteurs de Trapani en Sicile ; voilà tout ce que le Pizzo offre au touriste archéologue.

La localité comme ville n'est pas ancienne. C'est à tort que certains savants du pays ont prétendu que le nom de Pizzo proviendrait d'une corruption de' celui d'une ville grecque qui se serait d'abord élevée au même endroit. Strabon cite d'anciens écrivains qui avaient donné au golfe Térinéen le nom de Napétien. On en a conclu avec toute raison que sur ses bords devait exister une ville de Napêtos ou Napêtion, dont la situation est absolument ignorée. Seulement, ce nom même désigne une localité située dans un fond humide, en grec napê, ce qui est juste le contraire de la position du Pizzo. L'appellation de cette dernière ville n'est d'ailleurs, en aucune façon, une altération de celle de Napêtion c'est un terme purement italien qui, désigne une pointe de rocher, comme celle du Pizzofalcone de Naples et de la Punta del Pizzo, près de Reggio. Il paraît positif que l'existence du Pizzo comme centre habité ne remonte pas au delà du XIIIe siècle. Sous la domination espagnole, la seigneurie de la ville appartenait aux ducs de l'Infantado, de la maison de Mendoza, qui avaient en même temps la principauté de Mileto. Jusqu'au commencement de ce siècle, les annales du Pizzo n'offraient guère à mentionner que ses trois destructions successives par les tremblements de terre de 1638, 1659 et 1783. Mais en octobre 1815 le nom de cette ville s'est inscrit d'une manière ineffaçable dans l'histoire par le sinistre drame de la mort de Murat, dont elle fut le théâtre. Le souvenir de cette tragédie sanglante plane sur le Pizzo et le remplit tout entier. M. Curcio m'en fait suivre pas à pas les péripéties, en me conduisant sur les lieux où elles se déroulèrent. On ne saurait s'imaginer combien ces événements, auxquels nous ne pensons plus guère, reprennent ici de vie. Il semble qu'ils soient à peine d'hier, et leur empreinte reste si intacte qu'on arrive presque à s'imaginer qu'on y assiste. Il y a, du reste, encore au Pizzo des vieillards qui dans leur jeunesse en ont été les témoins oculaires et dont on peut recueillir les récits pour compléter et contrôler ceux de Franceschetti et de Colletta. Les souvenirs de l'abbé Masdea, qui assista le roi Joachim à ses derniers moments, n'ont pas été publiés ; mais on les conserve dans sa famille et beaucoup de personnes de la ville en ont eu connaissance. Le récit qui va suivre a été écrit, pour ainsi dire, sous la dictée des habitants du Pizzo et contiendra quelques circonstances que l'on ne trouve nulle part ailleurs, mais dont l'exactitude est garantie par les meilleures autorités.

 

III

Vaincu par les Autrichiens à Tolentino et reconnaissant l'impossibilité de continuer la lutte, Murat s'était décidé à abandonner son royaume pour aller mettre son épée à la disposition de Napoléon, son beau-frère, dans le duel que celui-ci engageait une dernière fois avec l'Europe coalisée. Embarqué secrètement à Naples, il traversa les croisières anglaises sans encombre, et le 28 mai 1815, après six jours de navigation, il touchait à Cannes le sol de la France. En réponse au courrier par lequel il lui avait annoncé son arrivée en demandant à rejoindre l'armée, Napoléon, qui craignait la contagion du malheur, lui fit interdire par Fouché de quitter la ville où il avait débarqué.

Il y était par le fait interné sous la surveillance de la police et on lui imposait la retraite la plus absolue. Bientôt il apprit le désastre de Waterloo et la nouvelle restauration des Bourbons. L'explosion de fanatisme royaliste que ces événements provoquèrent dans le Midi de la France, lui fit courir les plus grands dangers. Pendant qu'un de ses officiers d'ordonnance, M. Maceroni, allait solliciter de sa part un asile, d'abord auprès du duc de Wellington, qui refusa durement de s'occuper da l'ancien roi de Naples, puis auprès de l'empereur d'Autriche, son vainqueur, Joachim était obligé de se cacher chez .un petit propriétaire des environs de Toulon, pour éviter le sort du maréchal. Brune à Avignon et des mamelouks à Marseille. Deux fois les assassins vinrent le chercher dans sa cachette, mais sans pouvoir le découvrir. Le marquis de Rivières, commissaire royal dans le département du Var, oubliant que c'était Murat qui était intervenu pour lui obtenir grâce de la vie après sa condamnation dans le procès de Cadoudal, avait mis sa tête à prix.

Enfin, après bien des péripéties, au travers de dangers sans nombre qu'il affrontait en souriant. le roi de la veille, aujourd'hui proscrit ; parvenait à gagner la Corse et débarquait à Bastia le 26 août. Il ne voulut pas rester dans cette ville, où sa présence causait trop d'agitation, et accepta la généreuse hospitalité que lui offrait, au village de Vescovato, M. Colonna-Ceccaldi, ardent partisan des Bourbons, mais dont le gendre, le général Franceschetti, avait été aide de camp de Joachim, roi de Naples.

La situation politique de la Corse était en ce moment celle d'une complète anarchie. L'autorité de Louis XVIII n'y était que nominale ; ses agents se tenaient enfermés dans les villes de leur résidence en s'efforçant de faire parler d'eux le moins possible ; ils ne pouvaient même pas compter sur les soldats mis à leur disposition. Quatre factions en armes divisaient le pays, chacune maîtresse de telle ou telle commune, et la moindre étincelle pouvait faire éclater une sanglante guerre civile ; c'étaient les bonapartistes, les bourboniens, les partisans du protectorat anglais, jadis accepté par Paoli, enfin ceux qui voulaient l'indépendance absolue de l'île. Les bonapartistes et les indépendants se coalisèrent pour offrir à Murat la couronne de Corse, et les officiers des bataillons de ligne cantonnés dans l'île le firent assurer de leur concours au cas où il prendrait l'initiative d'un mouvement. Il refusa de rien entendre de ce genre et fut trop Français pour consentir à ensanglanter son pays par une lutte fratricide. Celle-ci fut cependant prête à s'engager malgré lui.

Le commandant militaire de Bastia, un vieil émigré, avait, sans attendre les ordres de ses supérieurs, dirigé sui Vescovato une colonne de 900 hommes chargée d'arrêter Murat ; plusieurs milliers de volontaires armés se groupèrent dans le village et s'y mirent en état de défense, On eut beaucoup de peine à empêcher le conflit.

Parmi les volontaires que cette menace à la sûreté de Murat avait fait accourir à Vescovato se trouvaient environ deux cents officiers des régiments corses qui, à Naples, avaient fait partie de son armée, Joachim n'était pas sans savoir que peu de mois avaient suffi pour, soulever dans son ancien royaume un grand mécontentement contre fe gouvernement de la Restauration.

Les espérances de Constitution que la cour de Palerme avait fait briller aux yeux des libéraux, pour les détacher du roi français, étaient désormais déçues ; on avait établi l'absolutisme le plus brutal, le plus arriéré, le moins intelligent. Les garanties assurées aux officiers de J'ancienne armée napolitaine par la convention de Casalanza n'étaient pas respectées. L'odieux ministre de la police, prince de Canosa, que Ferdinand allait être obligé de chasser honteusement au bout de moins d'une année, avait organisé la société secrète des Calderari, dont il était le grand maître, afin de l'opposer aux Carbonari et de poursuivre dans les provinces l'assassinat des muratistes et des libéraux. Tous les anciens brigands formaient le fond du personnel de cette société, première source de la fameuse Camorra que les Italiens trouvèrent en pleine vigueur en 1860. Les malfaiteurs qui s'y faisaient affilier étaient assurés de l'impunité, quels que fussent leurs crimes, et de la protection de la police, pourvu qu'ils concourussent fidèlement, au but politique de l'association. Aussi les provinces napolitaines avaient-elles vu se développer rapidement une Terreur blanche bien pire encore que celle du Midi de la France. Deux faits surtout avaient répandu dans les esprits une horreur profonde : le massacre impuni de la famille Pugli à Piagive, dans la province de Salerne, où douze personnes, hommes, femmes, enfants, et parmi eux un prêtre, avaient été brûlés vifs comme muratistes par une troupe de Calderari ; le traitement du brigand Ronca, lequel, condamné à mort à Reggio pour avoir assassiné dans des circonstances atroces sa femme et son enfant, et cela depuis la Restauration, n'eut qu'à invoquer auprès du roi Ferdinand ses services dans la guerre de partisans contre les Français pour obtenir, non seulement la liberté, mais un grade militaire et une pension.

Murat savait tout cela et nourrissait l'espérance d'en profiter pour réunir de nouveau des partisans afin de reconquérir sa couronne perdue. Bien que l'exemple de Napoléon n'eût pas dû l'y encourager, il rêvait d'avoir, lui aussi, son retour triomphal de l'île d'Elbe. Sa tête était facile à exalter et bientôt, dans le milieu exalté qui l'entourait, il perdit le sens du réel.

On ne parlait plus à Vescovato que d'une prochaine entreprise sur le -royaume de Naples. Tous les anciens officiers qui entouraient Murat le poussaient à cette aventure et l'assuraient de leur concours. Bientôt on vit affluer dans le village corse toute une nuée d'individus qui arrivaient de Naples dire à l'ancien roi que les patriotes l'attendaient et que son apparition seule suffirait pour soulever le pays d'un élan unanime. La, plupart, sinon tous, étaient des agents provocateurs à la solde du prince de Canosa, qui avait conçu le projet abominable d'attirer Joachim dans un piège pour le saisir et s'en débarrasser. Leur chef était un certain Carabelli, Corse de naissance, qui avait été sous Murat secrétaire général de l'intendance de l'armée napolitaine et qu'après la tragédie du Pizzo le gouvernement de Ferdinand récompensa de sa trahison envers son ancien roi par le beau consulat général de Milan. Carabelli s'insinua dans la confiance de Joachim à Vescovato ; il fut de tous les conseils tenus pour préparer l'entreprise, dont jour par jour il transmettait les plans à la police de Naples.

La résolution de Murat arrêtée, il fit partir pour son ancienne capitale son fidèle mamelouk pègre, Othello, porteur d'instructions destinées à ceux de ses partisans sur lesquels il croyait pouvoir compter. C'était une étrange idée, et qui peint bien ce que l'Achille des armées impériales unissait de légèreté folle à son héroïsme, que celle de confier une mission secrète à un homme dont la vue seule ne pouvait Manquer d'attirer l'attention et les soupçons. Le malheureux Othello partait, d'ailleurs, en compagnie d'un agent de Carabelli ; à son débarquement à Naples, il fut saisi et disparut sans que l'on ait pu savoir quel avait été son sort.

Le plus curieux, c'est que le préfet de la Corse et le colonel Verrière, commandant provisoire de la division militaire, pressaient ouvertement Murat de se rendre dans le royaume de Naples et faisaient tout pour faciliter son départ. Ils y voyaient la seule 'manière de se débarrasser de la présence d'un homme qui leur causait de grandes inquiétudes et qu'ils n'osaient pas faire arrêter. Aussi le laissa-t-on venir à Ajaccio avec une escorte de plusieurs centaines d'hommes, y séjourner quelques jours, noliser dans le port sept petits bâtiments pour son expédition et s'embarquer sur cette flottille avec 250 hommes armés, tous anciens soldats éprouvés sur les champs de batailles de l'Empire. Au moment où il allait mettre à la voile arriva Maceroni, porteur des réponses de l'empereur d'Autriche et du prince de Metternich aux demandes de l'ex-roi de Naples.

L'empereur et son ministre offraient à Joachim un refuge dans les États de la monarchie autrichienne, où sa femme avait été déjà reçue, sous la condition de cesser de porter le titre royal, de prendre le nom de comte de Lipona et d'être interné dans une ville de Bohème ou de la Haute-Autriche, dont le choix lui était laissé. Le commandant de la station navale anglaise dans les eaux de la Corse et dé la Sardaigne avait ordre de mettre une frégate à sa disposition pour le transporter à Trieste, et Maceroni était muni des passeports nécessaires au voyage.

Il est maintenant trop tard pour accepter ces propositions, dit Murat à son envoyé.

Le dé est jeté ; j'ai attendu pendant trois mois la décision des puissances alliées. Aujourd'hui ma résolution est prise : je vais reconquérir mon royaume. Ma malheureuse campagne d'Italie n'a point détruit ma souveraineté, reconnue par toute l'Europe. Les rois se font la guerre ; mais en perdant leur royaume, ils ne perdent point leurs titres à la couronne : ils conservent toujours le droit de retourner conquérir le trône qu'ils ont perdu, s'ils en trouvent le moyen.

J'ai tenu à citer ces paroles, que l'on connaît par Maceroni lui-même, afin de montrer comment Murat envisageait le caractère de son entreprise au point de vue du droit public. Il ne pouvait pas admettre qu'un roi qui revendiquait le principe de la légitimité ne sentit pas quel intérêt toutes les monarchies avaient, au lendemain de tant de révolutions, à respecter dans celui qui avait été reconnu par tous les autres souverains comme roi, un caractère inadmissible, qui rendait sa personne inviolable.

On avait vu des révolutions populaires faire tomber des têtes de monarques, celle de Charles Ier et celle de Louis XVI, mais depuis l'exécution de Conradin par l'ordre de Charles d'Anjou, aucun roi n'avait prétendu juger et faire mettre à mort un roi, même quand il contestait ses titres à la couronné. Joachim considérait donc que, s'il échouait dans sa tentative, on devait le traiter en prisonnier de guerre et on ne pouvait pas le traiter autrement. Et d'après les principes du droit des gens, il avait raison.

Sa flottille mit à la voile dans la nuit du 28 au 29 septembre. Il avait le projet de débarquer à Salerne, d'occuper cette ville et de réunir sous son étendard les nombreux dépôts d'officiers et de soldats de son ancienne armée, qu'on était en train de réorganiser.

Il comptait ensuite poursuivre sans retard sa marche sur Avellino et parcourir une grande partie des provinces du royaume sans s'arrêter, en recrutant de nouvelles forces sur sa route. Enfin, quand il aurait eu gagné quelques journées d'avance sur l'armée autrichienne, lancée à sa poursuite, il se serait rabattu par une marche forcée sur Naples dégarnie de troupes, où le roi Ferdinand n'aurait eu rien de plus pressé que de s'embarquer, comme il l'avait fait toutes les fois qu'il s'était vu menacé d'un danger. Le plan était habilement conçu et pouvait réussir, si la trahison qui environnait Murat de tous côtés n'en avait pas révélé d'avance les détails à la police napolitaine. Partout les intendants des provinces et les commandants militaires avaient reçu les instructions en prévision du débarquement de Murat, et l'ordre, de s'emparer de sa personne à tout prix.

Les éléments eux-mêmes conspiraient contre le beau-frère de Napoléon. Une violente tempête dispersa la flottille et porta le bâtiment de Murat sur les côtes de la Calabre.

Le 7 octobre il était en vue de Paola, où une seule de ses barques l'avait rejoint ; elle portait cinquante soldats avec le commandant Courrand, qui depuis sept ans avait servi dans la garde dù roi de Naples. Joachim ne voulut pas encore renoncer-à son entreprise, et comme le vent ne permettait pas de remonter vers Salerne, il ordonna de se diriger vers Monteleone, dont il savait la population tout entière passionnément dévouée à sa cause et prête à se soulever en sa faveur. Mais dans la nuit, le commandant Courrand, ne voulant pas courir la chance des dangers qu'il prévoyait, fit couper l'amarre attachant sa barque à la remorque de celle du roi et mit immédiatement le cap sur la Corse, délaissant à l'heure suprême son ancien souverain, auquel il jurait encore la veille de le suivre partout sans regarder au péril. Averti de cette désertion, Murat fit jeter à la mer les ballots des proclamations tout imprimées qu'il portait avec lui, les papiers qui pouvaient le compromettre, et décida de se rendre à Trieste avec ses compagnons, pour profiter de l'asile que l'Autriche lui avait accordé, sans rien entreprendre dans son ancien royaume, puisque les moyens d'action lui manquaient.

Le commandant de la felouque qui le portait était un certain Barbarà, Maltais de naissance, qui passait pour un des officiers connaissant le mieux les parages napolitains et dont Murat avait fait l'amiral de sa flottille. Barbarà lui devait toute sa fortune ; c'était lui qui l'avait créé successivement capitaine de vaisseau et baron. Mais cet homme était encore un traître, qui était entré en rapports avec le prince de Canosa et lui avait vendu son maître. Quand il reçut l'ordre de se diriger sur Trieste sans tenter de débarquement, il trembla à l'idée de perdre la grosse somme qui lui avait été promise s'il amenait Joachim aux mains de ses ennemis dans de bonnes conditions.

Il mit donc tout en œuvre pour faire revenir celui-ci sur sa dernière résolution ; il se jeta à ses Pieds en le conjurant de ne pas désespérer, de ne pas abandonner une entreprise au succès de laquelle tout contribuait, même ce qui semblait des contretemps.

Les autorités de la Calabre, disait-il, ne devaient Pas être sur leurs gardes ; il suffisait de prendre terre au Pizzo, que déjà l'on avait en vue. Il en connaissait la population de longue date, et il jurait sur sa parole d'honneur qu'à la vue seule du roi dont elle pleurait la chute, elle l'acclamerait unanimement et s'armerait en sa faveur. Appuyé sur le Pizzo et Monteleone, on aurait une excellente base d'opération pour reconquérir le reste du royaume.

Si Murat avait été plus clairvoyant et mieux informé, il eût discerné le piège grossier dans lequel on cherchait à l'entraîner. Il eût su qu'avec la rivalité haineuse des deux villes, le dévouement de Monteleone lui assurait l'hostilité du Pizzo ; que d'ailleurs cette localité, comme tous les ports de mer, ayant beaucoup souffert dans ses intérêts du blocus si longtemps maintenu par la flotte anglaise, l'en rendait responsable. Complètement aveuglé, ne croyant jamais à la trahison, il se laissa persuader par Barbarà et le dimanche 8 octobre, à midi, il prenait terre à la Marina du Pizzo avec neuf officiers en grand uniforme, huit sergents, neuf soldats et trois domestiques, en tout vingt-neuf personnes.

 

IV

L'arrivée d'une barque où l'on voyait plusieurs généraux en uniforme avait attiré du monde au bord de la mer. Murat, qui cinq ans auparavant avait visité le Pizzo entouré de toute la pompe royale fut aussitôt reconnu. Au moment où il mettait le pied sur le rivage, deux jeunes gens coururent à lui. Sire, lui disent-ils, n'entrez pas dans la ville ; elle vous est ennemie. Suivez-nous, nous vous sommes fidèles et nous vous servirons de guides. Nous allons vous conduire par des sentiers écartés et par les voies les plus courtes à Monteleone, où Votre Majesté se trouvera en sûreté au milieu de ses partisans. C'était là peut-être le salut ; il refusa. Tandis que quelques-uns des assistants montaient en toute hâte à la ville pour donner, l'alarme, Murat se dirigea vers un poste de canonniers gardes-côtes, quinze hommes avec un sergent, qui était installé sur la plage. Il se nomma, leur parla, rappelant qu'ils avaient servi sous son drapeau, et leur demanda de le suivre.

Émus au premier moment, ils l'acclamèrent, promirent de marcher sous ses ordres, et lui demandèrent d'attendre quelques moments sur la place de la ville, qu'ils se fussent mis en mesure de le rejoindre.

Suivi de sa poignée de compagnons et des deux jeunes gens qui s'étaient offerts à lui servir de guides, Murat, au lieu de prendre le chemin de Monteleone, monta au Pizzo. Ceux qui étaient débarqués avec lui criaient : Vive le roi Joachim ! Mais ce cri ne rencontrait aucun écho. On arriva sur la place. Une compagnie de milice y faisait l'exercice. Murat s'approcha de ces hommes, les harangua et essaya de les enlever.

Ils restèrent froids et hésitants, sans se prononcer en sa faveur, mais aussi sans tenter de s'emparer de sa personne. On perdit là sur la place un temps précieux, une demi-heure entière, à engager des pourparlers avec les miliciens, à attendre les canonniers, qui ne venaient pas, et à chercher des chevaux, que personne ne voulut fournir. Cependant la situation devenait de plus en plus critique. Toute la ville était en rumeur ; des groupes menaçants et armés se formaient sur la place ; les guides insistaient pour presser le départ, qui allait, disaient-ils avec raison, devenir impossible. Quand Murat s'y décida et se mit, avec son petit cortège, à monter péniblement la rue en pente rapide qui conduit à la grande route, il était trop tard.

Pour le malheur du roi détrôné qui était venu chercher de nouveau sa couronne dans une aventure que tout contribuait à rendre impossible, il y avait alors au Pizzo comme capitaine de gendarmerie un homme du pays nommé Trentacapilli. C'était un ancien chef de partisans bourboniens, connu par ses déprédations et sa férocité. Non seulement son ancienne passion contre le roi français ne s'était pas amortie, mais il se considérait comme ayant à venger sur la personne de Murat la mort de ses trois frères, pendus comme brigands par les ordres du général Manhès. Dans l'arrivée de Joachim il avait salué avec joie l'occasion de sa vengeance, et tandis que celui-ci s'arrêtait à tergiverser sur la place, il n'avait pas perdu un instant pour armer ses hommes et convoquer autour de lui les plus exaltés bourboniens de la ville. Il parvint ainsi à le gagner de vitesse, et quand Murat atteignit le haut de la côte, au sortir du Pizzo, il trouva la route barrée par Trentacapilli avec ses gendarmes et environ deux cents hommes du peuple armés, auxquels s'étaient joints plusieurs des canonniers, partis du bord de la mer pour marcher avec leur ancien roi et déjà tournés  contre lui par l'entraînement général, si puissant sur la versatilité des peuples du Midi.

Faisant arrêter ses compagnons, Joachim marcha seul au rassemblement, dont l'attitude hostile ne pouvait faire l'objet d'un doute. Élevant la voix, il dit qu'il ne venait pas faire une révolution, mais demandait à être conduit libre à Monteleone, où il voulait demander aux autorités royales un ravitaillement pour son petit bâtiment, avec lequel il gagnerait ensuite Trieste, en usant des passeports que lui avaient délivrés les Puissances alliées. Sire, lui répondit Trentacapilli, venez avec confiance au milieu de nous : je me charge de vous escorter et de vous servir de garde d'honneur jusqu'à Monteleone. Croyant à cette parole d'un officier revêtu de son uniforme, Murat s'avança encore de quelques pas ; mais quand il se trouva au milieu des hommes de Trentacapilli, celui-ci, changeant -de ton ; lui mit brutalement la main sur le collet, en lui déclarant qu'il l'arrêtait.

L'ex-roi bondit sous l'outrage et se mit en défense. Ses compagnons, qui avaient suivi les péripéties de la scène, accoururent à son aide et le dégagèrent des gens qui l'environnaient. Alors Trentacapilli cria de commencer le feu. Les officiers de Murat l'entraînèrent, tandis que les quelques soldats qui l'avaient suivi depuis la Corse se dévouaient à essayer de tenir tête à une foule vingt fois plus nombreuse qu'eux. Il ne restait plus qu'une issue pour la fuite, la pente presque à pic et sans sentier frayé qui descend de la grande route à la plage en laissant de côté la ville. C'est par là qu'au risque de se briser sur les rochers, Joachim et ses officiers se précipitèrent en courant sous le feu des hommes qui tenaient le haut de la falaise et sous celui des miliciens, qui, cette fois décidés à prendre parti contre le vaincu, les canardaient de la terrasse au bout de la place. La meute acharnée à leur poursuite les serrait de près.

On arriva ainsi à la mer. Là nouvelle déception. Murat en débarquant avait ordonné au capitaine Barbarà de maintenir sa felouque à portée de fusil du rivage, pour qu'il pût s'y rembarquer en cas d'insuccès. Le traître avait pris le large, enlevant le-dernier moyen de salut. Quelques-uns des officiers se jetèrent sur une des barques de pêche tirées à sec, et sous une pluie de balles essayèrent de la remettre à. flot.

Ils y réussissaient quand Murat embarrassa ses éperons dans les filets qui séchaient sur la plage. Il tomba sans pouvoir se relever, comme un sanglier pris dans les toiles. En un moment la foule ameutée qui le pourchassait fut sur lui, le frappant à coups de bâtons et de fourches et cherchant à l'assommer à la façon d'un chien enragé, comme Trentacapilli leur criait de le faire.

Deux des personnes de sa suite, le capitaine Pernice et le sergent Giovannini, furent là massacrés, hachés de coups, et six autres blessés grièvement en le couvrant de leurs corps. Murat ne fut sauvé que par le généreux dévouement : du général Franceschetti, qui, déjà blessé, s'écria : A moi, mes amis, sauvez-moi, je suis le roi ! et de cette manière attira sur lui les assassins. A la fin, l'intervention du syndic de la ville et des officiers de la milice, accourus avec quelques-uns de leurs hommes, par-vin t à empêcher le massacre d'aller plus loin.

Murat et ses compagnons furent garrottés ; les soldats de la milice les entourèrent et les conduisirent jusqu'au château, en pressant leur marche à coups de crosse de fusil, tandis que la populace, ne pouvant plus frapper ces malheureux de ses armes, leur jetait des pierres, de la boue, des ordures et leur criait les injures les plus immondes. Trentacapilli, comme ivre de fureur, le sabre nu en main, courait de groupe en groupe en excitant les plus forcenés, injuriait et menaçait les officiers de la milice qui avaient mis obstacle au meurtre de Joachim.

A l'entrée du château, Murat fut soigneusement fouillé. On trouva sûr lui un exemplaire de la proclamation dont on avait jeté dans la nuit les ballots à la mer ; on le dépouilla de ses passeports, de son argent, des diamants qu'il avait pris avec lui et d'une lettre de crédit de 90.000 fr., sur un banquier de Naples, dont était porteur. Après cela les prisonniers furent enfermés au cachot. Je me suis fait montrer ce cachot, et j'ai reculé d'horreur. Il n'a qu'un petit nombre de pieds carrés d'étendue et ne reçoit un peu d'air et de lumière que par un étroit soupirail à demi obstrué de saleté. Le commandant du château s'en servait comme d'étable pour ses cochons, et l'on s'était borné à en faire sortir les bêtes pour y faire entrer les prisonniers.

Le sol en était donc couvert d'une épaisse couche d'un fumier gluant, humide et infect, et une dégoûtante vermine courait sur les murs. Vingt-sept hommes — trois étaient restés morts au dehors — vingt-sept hommes enfermés dans cet étroit espace étaient tellement serrés, que Murat seul avait pu s'asseoir et que ses compagnons, tout le temps qu'ils y restèrent, durent se tenir debout, pressés les uns contre les autres, n'ayant pas même la place de se retourner, et contraints de satisfaire sous eux leurs besoins naturels. Plusieurs étaient dangereusement blessés, perdant encore leur sang ; on ne s'occupa pas de leur procurer un médecin. On oublia de leur donner à manger. Ce fut l'homme d'affaires du duc de l'Infantado, nommé Alcalà qui, saisi de pitié, envoya de sa maison aux captifs les provisions destinées à son propre dîner.

Il avait été l'un des premiers à armer ses valets de ferme pour coopérer à l'arrestation de Murat ; mais quand il avait vu qu'on voulait le massacrer, il s'était exposé courageusement pour empêcher ce crime odieux.

Mis au cachot à quatre heures après midi, les captifs y restèrent entassés jusqu'au lendemain matin. Pendant toute la soirée et une partie de la nuit ils entendirent autour du château les hurlements de la foule altérée de sang que Trentacapilli encourageait à donner l'assaut, à forcer les portes malgré la résistance des miliciens et à mettre en pièces les prisonniers. C'est seulement au milieu de la nuit qu'arriva le capitaine Stratti, d'origine grecque, ancien officier de l'armée royale de Sicile, envoyé de Monteleone avec quarante hommes de troupe de ligne. Il chargea les assassins, les dispersa, dégagea les abords du château et en prit la garde avec ses soldats.

Le matin du 9, le général Nunziante, commandant militaire des deux Calabres, dont la résidence était à Monteleone, vint lui-même au Pizzo avec des forces suffisantes pour le maintien de l'ordre, et s'installa chez le syndic.

C'était un officier rude et loyal. Il n'avait jamais été au service de Murat ; au contraire, il avait gagné son grade à le combattre dans l'armée sicilienne des Bourbons et avait débuté dans sa carrière par être, en 1799, un des lieutenants du cardinal Ruffo. Sa fidélité bien connue l'avait fait envoyer dans une province où l'on savait qu'il y avait à tenir en bride un noyau considérable de parti muratiste. Sa conduite dans ces circonstances fut parfaitement honorable et humaine.

Se présentant devant Murat, il le traita de Majesté et lui parla avec le respect dû à un roi prisonnier. Il fit transporter à l'hôpital les blessés de sa suite, et conduire dans une autre des prisons du château les soldats et les sous-officiers. Nunziante avait annoncé à Joachim qu'il allait lui faire préparer une chambre plus convenable et permis à Alcalà de lui apporter du linge et des vêtements. Cependant il le laissa vingt-quatre heures encore dans son obscur et infect cachot. La situation de la ville le préoccupait au point d'absorber tous ses soins ; il fallait en défendre l'entrée aux habitants de Monteleone, qui, ayant appris la captivité de leur roi, arrivaient en foule, en manifestant l'intention de le délivrer. On fut obligé de mettre des pièces de campagne en batterie à l'entrée du Pizzo pour les tenir à distance. Pendant ce temps Murat, dans le bouge où on le tenait encore confiné, avait repris sa gaieté ordinaire et toute sa confiance. Les plus étranges illusions hantaient son esprit. Il parlait à ses officiers des conditions faciles d'accommodement qu'il croyait entrevoir, en renonçant, c'étaient ses propres paroles, en faveur de son cousin Ferdinand à la seconde Sicile et en gardant pour lui le royaume de Naples.

Le 10, le général Nunziante le conduisit dans la chambre qu'on avait disposé pour lui. C'est une sorte de cellule avec une fenêtre et une porte qui s'ouvre de plain-pied sur e qu'on appelle l'esplanade du château, étroit boyau de trois mètres au plus de large et de douze pas de longueur entre deux petits bâtiments à demi croulants, composés d'un simple rez-de-chaussée, le tout élevé sur le terre-plein de l'ancien donjon, rasé au tiers de sa hauteur primitive quand on le flanqua de quatre bastions pouvant recevoir du canon. Un mur crénelé à hauteur d'appui termine à ses deux extrémités ce boyau découvert. L'escalier qui amène du bas du fort débouche au milieu de l'esplanade, après avoir passé sous une voûte qui en porte l'extrémité occidentale. La chambre de Murat était dans le corps de bâtiment à gauche quand on sort de cet escalier ; celui de droite contenait le logement du commandant. Il y avait dans cette chambre tout juste la place d'un lit de sangle pour le principal captif, d'une table et de deux chaises, ainsi que de deux matelas étendus par terre, où couchaient tout habillés les généraux Franceschetti et Natali, autorisés à rester avec lui, ainsi que son valet de chambre.

Bien que le général Nunziante l'eût fait nettoyer de son mieux, elle restait sordide, infestée de légions de puces et de punaises, qui tourmentèrent cruellement les dernières nuits de l'infortuné. A peine installé dans cette nouvelle prison, Murat demanda du papier, de l'encre, et écrivit deux lettres à Naples, au général des troupes autrichiennes d'occupation et à l'ambassadeur britannique, pour les informer de son arrestation et déclarer qu'il se, plaçait sous la sauvegarde de l'Autriche et de l'Angleterre.

Nunziante expédia ses lettres par une estafette ; mais à Naples le roi Ferdinand les retint et ne les fit remettre à leur destination qu'après que son compétiteur eût été exécuté.

Le 11, le général Nunziante se montrait inquiet, soucieux. Il dit à Murat avoir reçu par le télégraphe une dépêche incomplète se terminant par ces mots : Vous le consignerez à... (interrompu par le brouillard).

Le prisonnier devina pour la première fois ce qui le menaçait. Général, dit-il, si l'on vous donnait par dépêche télégraphique l'ordre de me remettre à une commission militaire, le feriez-vous ?Non, sire. J'attendrais de recevoir par courrier un ordre formel, revêtu de la signature de mon roi.

Le lendemain 12, Nunziante avait reçu une nouvelle dépêche. Il prétendait qu'elle était encore incomplète, mais on est en droit de croire, à son honneur, qu'elle l'avait complètement éclairé sur la résolution arrêtée par Ferdinand et ses ministres, et qu'il feignait de ne rien en savoir encore, afin de tenter de sauver son prisonnier avant d'avoir reçu l'ordre en règle devant lequel il n'y avait plus qu'à obéir. En effet, dans la journée, il présenta à Murat le commodore Robwisson, commandant la flottille anglo-sicilienne qui venait d'arriver au Pizzo, et dit à cet officier qu'il autorisait que l'ex-roi fût, conformément à son désir, conduit à bord d'un des bâtiments sous pavillon britannique. Exhibez-moi un ordre formel du roi Ferdinand, répondit le commodore ; sans cela je ne puis soustraire à son autorité, en le recevant sur un navire anglais, une personne qui doit rester à sa disposition. Devant ce refus, Nunziante ne pouvait plus rien faire. Murat restait à sa garde ; il ne pouvait échapper à la nécessité de le faire juger et exécuter par l'ordre de son souverain.

Dans la nuit du 12 au 13, un courrier spécial de la cour arriva de Naples. Il apportait les pièces officielles que le général attendait en tremblant, et la nouvelle que le prince de Canosa suivait en personne le courrier à une journée de distance, pour s'assurer de l'exécution des ordres royaux.

Le décret instituant la commission militaire chargée de condamner Murat, je ne veux pas dire de juger, mérite d'être rapporté textuellement comme une des pièces les plus monstrueuses' que l'on rencontre dans l'histoire.

Ferdinand, par la grâce de Dieu, etc., etc., avons décrété et décrétons ce qui suit :

Article premier. Le général Murat sera traduit devant une commission militaire dont les membres seront nommés par notre ministre de la guerre.

Art. 2. Il ne sera accordé au condamné qu'une demi-heure pour recevoir les secours de la religion.

Naples, le 9 octobre 1815.

FERDINAND.

Ainsi, avant même d'être mis en jugement, le prisonnier était officiellement défini comme le condamné, et le même décret qui instituait ses juges réglait les détails de son exécution. On dirait que le roi de Naples voulait rendre trait pour trait au beau-frère de Napoléon les violations de tout droit qui avaient été accumulées dans le meurtre juridique du duc d'Enghien. L'esplanade du château du Pizzo ne devait rien avoir à envier aux fossés de Vincennes.

La commission militaire était composée de huit officiers, dont le plus élevé en grade n'était que colonel ; tous devaient à Murat leurs grades et leurs décorations. Car il se produisait dans cette circonstance décisive un contraste.que comprendront tous ceux qui connaissent les bassesses de la nature humaine. Les officiers sortis des rangs de l'armée sicilienne, pour qui Murat avait toujours été l'ennemi, qui n'avaient cessé de le combattre, le voyant vaincu et en leur pouvoir, le traitaient avec les plus respectueux égards et se montraient sincèrement émus de son sort. Les anciens officiers de son armée cherchaient à faire oublier la tache compromettante de leur origine en affectant une attitude insultante envers celui qui avait été leur roi, et en répétant qu'il fallait au plus vite lui infliger un châtiment exemplaire.

Le matin du 13 octobre, au réveil, on sépara Joachim des deux généraux et du valet de chambre autorisés jusqu'alors à rester auprès de lui. Une fois qu'il fut seul, on lui annonça qu'il allait comparaître devant la commission militaire assemblée dans une chambre voisine ; le capitaine Starace, de l'armée sicilienne', lui était nommé comme défenseur officieux. Murat lui interdit de prendre la parole en sa faveur et refusa de se présenter devant les membres de la commission. Ils ne sont point mes juges, dit-il avec le ton de la plus haute dignité ; ils sont mes sujets, et il ne leur est point permis de juger leur souverain, de même qu'il n'est point permis à. un roi de juger un autre roi. Les souverains n'ont d'autres juges légitimes que Dieu et les peuples. Si l'on me considère comme un maréchal de France, un conseil de maréchaux peut seul me juger ; si l'on ne me regarde que comme un simple général, un conseil de généraux est nécessaire. Pour que je descende au niveau des juges qui viennent d'être nommés, il faudrait déchirer trop de pages de l'histoire de l'Europe. Le tribunal est incompétent ; j'aurais honte de me présenter devant lui.

Sur ce refus de comparaître, le rapporteur de la commission militaire vint dans sa prison pour l'interroger. Comme il lui adressait les premières questions d'usage sur son nom, sa patrie et ses qualités, il se redressa et dit d'une voix forte : Je suis Joachim-Napoléon, roi des Deux-Siciles... Maintenant, monsieur, sortez ! L'autre n'insista pas et sortit. La commission passa outre immédiatement et rendit sa sentence.

A l'unanimité a déclaré et déclare que Joachim Murat est coupable d'avoir tenté de détruire le gouvernement, d'avoir excité les citoyens à s'armer contre le roi et l'ordre public, et d'avoir tenté de porter la révolte dans la commune du Pizzo, pour l'étendre ensuite dans le royaume : ce qui le constitue coupable d'attentat contre la sûreté intérieure de l'État et ennemi public.

Par ces motifs, à la même unanimité, l'a condamné et condamne à la peine de mort, avec confiscation de ses biens.

On vint lire la sentence au condamné. D'après le décret royal, l'exécution devait suivre au bout d'une demi-heure. En présence de la mort, Joachim conservait tout son calme. On introduisit dans sa chambre le chanoine Masdea, vieillard septuagénaire, l'homme le plus respecté du clergé du Pizzo, qui avait mission de l'assister à cette heure suprême. Cinq ans auparavant, quand Murat avait visité la ville en roi, le même ecclésiastique s'était présenté devant lui, à la tête du chapitre, et avait obtenu sur la cassette royale une somme considérable pour la reconstruction de l'église collégiale, demeurée en ruines depuis le tremblement de terre de 1783. Eh bien ! monsieur le chanoine, lui dit-il en le voyant entrer, je ne me doutais guère, il y a cinq ans, que je donnais de l'argent pour mon tombeau. Maintenant, préparons-nous à la mort. Je veux mourir en chrétien. Et il lui remit une déclaration écrite de cette dernière volonté.

Murat se confessa brièvement et, à genoux aux pieds du prêtre, en reçut la suprême absolution. Il se releva, toujours aussi tranquille que s'il n'avait pas touché à son trépas, écrivit une lettre d'adieux à sa femme et à ses enfants, remercia le capitaine Stratti des égards qu'il lui avait témoignés en le gardant, et le chargea de remettre sa montre à son valet de chambre, embrassa l'abbé Masdea, et dit : Je suis prêt. Finissons-en.

Dès qu'il eut franchi le seuil de sa chambre, il se trouva, sur la petite esplanade que j'ai décrite, en présence du peloton d'exécution, douze hommes qui l'attendaient les armes chargées. Au-dessus de la voûte de l'escalier était et est encore un tas de fumier, l'immondezzaio du château ; c'est là qu'on le fit placer ; il n'y avait pas, d'autre endroit où les halles des soldats ne dussent pas, après l'avoir percé, aller s'égarer dans la ville et y causer des accidents. On avait préparé un fauteuil et un bandeau ; il refusa l'un et l'autre, voulant affronter la mort debout 'et en la regardant en face. Tous les témoins de la scène étaient profondément émus. L'abbé Masdea, qu'on avait fait placer dans un angle du mur, sanglotait. Le général Nunziante, qui ne s'était pas senti le courage de supporter le spectacle, était à la parte du château, pâle, le visage caché dans un mouchoir, s'appuyant contre la muraille et pouvant à peine se soutenir. Murat seul gardait un complet sang-froid et un visage souriant. Quand les fusils des soldats s'abattirent un joue, la pointe des baïonnettes touchait presque sa poitrine. Il s'imaginait encore que l'on rendrait son cadavre à sa famille et voulait qu'il fût au moins reconnaissable. Respectez le visage et visez au cœur. Ce furent ses dernières paroles. L'instant d'après, il tombait foudroyé sous la décharge. On voit encore l'empreinte des douze balles qui allèrent s'aplatir sur la muraille après avoir traversé son corps.

Aussitôt après l'exécution, le général Nunziante, considérant sa cruelle mission comme finie, était reparti en toute hâte et bouleversé pour Monteleone. Le corps de Murat resta aux mains des hommes de la police. On le dépouilla de ses vêtements, l'enveloppa d'un linceul et le cloua dans une bière faite à la hâte. La nuit venue, à la lueur d'une simple lanterne, on l'introduisit dans l'église par une porte dérobée, et là sans cérémonie, sans bénédiction, ses prières, on le jeta dans le caveau qui servait de fosse commune. Jeta est le mot propre, car on n'avait même pas apporté de cordes pour descendre le cercueil. Il se brisa dans la chute, et Te corps de l'homme qui avait déployé sur tant de champs de bataille la plus héroïque valeur, qui avait porté six ans la belle couronne napolitaine, resta confondu avec ceux des pauvres, de telle façon qu'on ne saurait plus le retrouver aujourd'hui et le reconnaître à aucun signe.

Ferdinand était si heureux de se voir débarrassé de son rival que sa joie se traduisit en une pluie de récompenses pour tous ceux qui, de près ou de loin, avaient été mêlés à la tragédie. Le général Nunziante fut fait marquis. Les officiers de la commission militaire eurent tous un avancement immédiat. Trentacapilli reçut le grade de chef d'escadron et une grosse dotation. Les habitants du Pizzo furent en masse déclarés exempts d'impôts à perpétuité et durent recevoir chaque année par tête douze livres de sel, que l'on continuait encore à leur fournir quand eut lieu l'expédition de Garibaldi. Un décret royal décerna à la Vierge de la Collégiale du Pizzo le titre de Salvatrice, éleva l'église au rang de chapelle royale et institua un Te Deum solennel qui tous les ans, jusqu'en 1860, se célébrait dans cette église le 13 octobre, à l'anniversaire de l'exécution de Murat.

Aucune pierre, aucune inscription ne marque dans l'église du Pizzo la tombe du roi Joachim. Il y a là un oubli et un abandon qui choquent profondément. Sans doute, tant que les Bourbons restèrent sur le trône de Naples, ils n'auraient point permis l'exécution d'un monument à la mémoire de celui que Ferdinand avait fait mettre à mort, au mépris de toutes les formes de la justice et de tous les principes du droit des gens, comme ennemi public. Mais depuis 1860, on est surpris et scandalisé de voir que sa famille, que son petit-fils en particulier, le marquis Pepoli, qui à Bologne s'était mis à la tête du mouvement patriotique italien, n'a eu aucun souci de consacrer son souvenir, au Pizzo même, par un monument expiatoire. Une telle négligence ne fait pas honneur aux descendants du plus chevaleresque des héros de l'épopée impériale.

Mais puisque la famille de Murat n'a pas su remplir ici ce qui eût dû pour elle être un devoir sacré, ce devoir incombe à l'Italie. Devenue libre et une, il lui appartient d'oublier la tache d'origine étrangère du gouvernement du roi Joachim, pour ne plus voir en lui que le prince qui, le premier, affirma le droit du peuple italien à l'unité et à l'indépendance, dans cette mémorable proclamation de Macerata, qu'il avait fait rédiger par un patriote, tout jeune alors et son secrétaire, qui devait, trente-trois ans plus tard, succomber à son tour sous le poignard d'un assassin, en remplissant son devoir de ministre, le généreux et intrépide Pellegrino Rossi. Murat, accepté comme roi de Naples par toute l'Europe en 1814, serait resté paisiblement en possession de sa couronne, que le Congrès de Vienne n'aurait pas osé lui enlever, s'il n'avait pas pris en main la cause italienne et n'avait pas déclaré la guerre à l'Autriche pour arracher au joug étranger les provinces du Nord, qui répondirent si mal à son appel de liberté. C'est pour cause qu'il est tombé du trône, de même que dans la sanglante tragédie du Pizzo il a été frappé comme le représentant de la société moderne en face de l'ancien régime. Il a le droit d'être compté parmi les plus nobles victimes dont le sang ait cimenté les bases de l'indépendance et de la liberté de l'Italie. La nation italienne s'honorerait donc et ne ferait que remplir un devoir en rendant à sa mémoire l'hommage solennel qu'elle attend encore dans la ville qui vit son arrestation et son supplice.