LA GRANDE-GRÈCE

PAYSAGES ET HISTOIRE

LA CALABRE — TOME TROISIÈME.

 

CHAPITRE II. — TÉRINA ET TÉMÉSA.

 

 

I

Ce qui m'attirait à Nicastro n'était pas la localité elle-même, où je savais par avance que je ne trouverais presque rien pour mes études ; c'était le désir d'examiner le terrain en vue d'une des questions restées jusqu'ici les plus obscures dans la topographie des villes grecques de l'Italie méridionale, question qui a trait aux environs immédiats de Nicastro.

Dans ces parages s'élevait en effet la ville de Térina, dont les monnaies, bien connues parmi les numismatistes, comptent au nombre des chefs-d'œuvre les-plus parfaits de l'art de la gravure monétaire chez lès Hellènes, et attestent par leur nombre, leur beauté et la variété de leurs coins l'éclat et la prospérité de la ville qui les a fait frapper du commencement du Ve siècle avant Jésus-Christ au milieu du Ive. Térina, tous les témoignages antiques sont d'accord sur ce point, était une colonie de Crotone. On ne précise pas la date de sa fondation, mais il est clair qu'elle dut avoir lieu dans le cours du VIe siècle, à l'époque où les Crotoniates, suivant l'exemple de leurs frères et rivaux les Sybarites, s'occupèrent d'étendre la sphère de leur action et de leur domination au delà des limites du versant de la mer Ionienne. Le développement de la richesse et de la puissance de leur cité devait nécessairement les  conduire à dépasser l'arête que l'Apennin prolonge du nord au sud, dans toute l'extrémité méridionale de la péninsule, et à étendre leurs possessions jusqu'à la mer Tyrrhénienne, pour en ouvrir le bassin à leur commerce et doubler les avantages de leur position, en s'asseyant sur deux mers à la fois. Dans le massif de la Sila, qu'ils avaient d'abord occupé en soumettant les indigènes Œnotriens, la possession de la vallée du Crathis par les Sybarites les empêchait d'élargir les frontières de leur empire en y englobant le versant occidental de ces montagnes. Mais quand les gens de Crotone se furent rendus maîtres de Scyllêtion et de toute là côte du golfe de Squillace, ils se trouvèrent solidement assis sur l'étranglement de l'isthme Scylacien. C'est alors qu'ils franchirent les monts Tylésiens, c'est-à-dire lés montagnes de Soveria et de Tiriolo, et qu'ils occupèrent des positions destinées à leur assurer la souveraineté du golfe de Santa-Eufemia, alors golfe Térinéen, comme ils avaient déjà celle du golfe de Squillace.

Naturellement une de ces positions fut celle de Térina, qui donnait au golfe son nom le plus usité, car on l'appelait aussi quelquefois golfe Hipponiate, de la ville d'Hippônion, ou Lamétin, du fleuve Lamêtos. Les Crotoniates y fondèrent une ville, mais auparavant il y avait en cet endroit à tout le moins un sanctuaire des habitants 'indigènes. C'est ce qui semble résulter bien positivement de la façon dont on montrait à Térina le tombeau de la Sirène Ligeia.

Pendant la période où régna dans les villes de la Grande-Grèce le système des monnaies dites incuses, c'est-à-dire dans la seconde moitié du VIe siècle, nous ne voyons pas encore d'espèces frappées à Térina, comme dans sa voisine Témésa, qui dépendait aussi de Crotone. La ville n'existait donc pas encore ou était par rapport à sa métropole dans un état de sujétion trop grand pour permettre l'autonomie monétaire. La numismatique de Térina ne débute que vers le premier part du Ve siècle, à l'époque de la transition entre le style de l'art archaïque et celui de j'art arrivé à son degré complet de perfection et de liberté. C'est donc alors que la colonie de Crotone acquit le degré d'indépendance qu'atteste la fabrication d'une monnaie à son nom et le fait que, peu après la fondation de Thurioi, les gens de cette dernière cité, sous la conduite de Cléandridas, dirigèrent une attaque contre Térina sans être pour cela en guerre avec Crotone. Ce dernier fait nous reporte aux années finales du Ve siècle, c'est-à-dire au moment où les monuments monétaires attestent que Térina fut le plus florissante. Car la majeure partie de ses admirables monnaies d'argent ont été certainement frappées de 420 à 355, et portent dans leurs types la marque incontestable de l'influence du peintre Zeuxis, dont le séjour à Crotone pour y peindre l'Hélène, regardée comme son chef-d'œuvre, est célèbre dans l'histoire de l'art.

En 356, les bandes d'aventuriers de race sabellique lancées en avant par les Lucaniens dans la lutte qu'ils poursuivaient depuis près d'un siècle contre les cités grecques, cherchant à les détruire et à les soumettre, se déclarèrent indépendantes et se constituèrent en nation, à l'abri des forêts de la Sila et dans la vallée du haut Crathis, avec Consentia pour capitale. Les Lucaniens, les considérant comme des rebelles, leur infligèrent d'abord le, nom de Brettiens ou Bruttiens, qui voulait dire les Gueux, et ceux-ci, comme dix-neuf siècles plus tard les Gueux des Pays-Bas, se parèrent du nom dont on voulait leur faire une injure et l'acceptèrent fièrement comme un titre d'honneur. Ainsi naquit le peuple nouveau des Bruttiens, peuple éminemment guerrier, avide de pillage et de conquêtes, que de nouvelles bandes, sorties du Samnium, de la Campanie et de la Lucanie, venaient incessamment recruter. C'étaient de rudes batailleurs que ces Bruttiens, quelque chose comme les Suisses du XVe et du XVIe siècle. Car ils ne se contentaient pas de combattre chez eux et ils avaient toujours des bandes de mercenaires prêtes à s'en aller à l'étranger servir qui les payait suffisamment, Ils élevaient leurs enfants, dit Justin d'après Trogue-Pompée, aussi durement que les Spartiates. Dès que ces enfants avaient atteint l'âge de la puberté, on les envoyait faire le métier de pâtres sur les montagnes, sans serviteur, presque nus et couchant sur la dure ; de telle façon que depuis la première jeunesse jusqu'à la virilité ils s'endurcissaient et grandissaient, étrangers aux mollesses des villes. Ces jeunes pâtres se nourrissaient de leur chasse ; ils n'avaient d'autre boisson que l'eau des sources et le lait de leurs troupeaux. Et c'est ainsi qu'ils se formaient aux fatigues et aux privations de la guerre. Que pouvaient contre leurs bandes à demi sauvages les citoyens des villes grecques, énervés par le luxe, la mollesse, les raffinements d'une société déjà en décadence, infidèles aux traditions de la fortifiante éducation athlétique de leurs pères ? Dans toutes les rencontres ils étaient battus par les Bruttiens. Le découragement les prit bien vite, et cessant de réagir ils s'enfoncèrent de plus en plus dans une vie molle et efféminée, quêtant à Syracuse, en Épire et ailleurs des sauveurs qui voulussent bien se battre pour eux, ou bien se résignant à subir le vasselage des barbares.

Les Lucaniens, nous l'avons dit, avaient d'abord envisagé les Bruttiens comme des rebelles. Ils cessèrent vite de les mépriser, et, la bonne entente ne tarda pas à se rétablir entre l'ancienne et la nouvelle nation, l'une et l'autre de même race, qui poursuivaient le même but, l'expulsion des Hellènes du sol italique ou tout au moins leur asservissement. Entre eux il s'opéra comme un partage à l'amiable du territoire de la Grande-Grèce, une délimitation de la sphère d'action où chaque peuple allait poursuivre la lutte contre l'hellénisme. Les Lucaniens s'étaient étendus jusqu'au pied de la Sila et du val supérieur du Crathis. Ils y restèrent les maîtres incontestés, et concentrèrent désormais leurs efforts contre Tarente, qui seule parvint à les tenir en respect, Métaponte, Héraclée et Thurioi. De ce côté, vers le nord, les Bruttiens n'avaient rien à faire, et ils ne tentèrent pas de s'agrandir aux dépens des Lucaniens. C'est vers le sud qu'ils se tournèrent ; ils entreprirent et en soixante-dix ans réalisèrent la conquête du pays depuis le fleuve Laos et le haut Crathis jusqu'au détroit qui sépare l'Italie de la Sicile.

Dans cette direction, les deux premières villes grecques qu'ils devaient rencontrer sur la route étaient Térina et sa voisine Témésa. Crotone, leur métropole, écrasée pendant douze ans par la domination tyrannique de Denys de Syracuse après d'irréparables désastres militaires, était tombée dans un tel état de décadence qu'elle ne pouvait plus leur fournir un appui efficace. La mort d'Archytas à Tarente avait virtuellement dissous la ligue gréco-italique, réformée par ses soins, et les cités helléniques oubliaient la solidarité qui devait les unir étroitement entre elles sous peine de la perte de leur indépendance. Térina et Témésa restèrent abandonnées. Dès 353 les Bruttiens s'en emparaient, y mettaient garnison et forçaient ces deux villes à faire désormais partie de leur confédération dans une position subordonnée. Sous ce régime elles devinrent rapidement mixo-barbares.

Les écrivains anciens, tout en parlant fréquemment des guerres des Bruttiens contre les Grecs, puis contre les Romains, ne nous ont pas laissé un seul renseignement sur l'organisation politique de ce peuple. Nous savons seulement que Consentia (aujourd'hui Cosenza) était sa métropole, c'est-à-dire la ville où siégeait le conseil fédéral et où était probablement installé l'atelier monétaire commun. Mais la numismatique nous laisse entrevoir que parmi les confédérés bruttiens il y avait deux conditions bien distinctes : celle des cantons ruraux, qui formaient le noyau de la nation et qui étaient assez fortement centralisés, n'ayant, par exemple, au point de vue monétaire, que la monnaie commune et point de monnaies locales, même de cuivre ; celle des villes, en général à population mixte, gréco-bruttienne, qui possédaient, tout en dépendant de la confédération, une assez large part d'autonomie municipale, se traduisant par une fabrication propre d'espèces d'appoint, tandis que les deux métaux nobles, l'argent et l'or, se frappaient exclusivement au nom du peuple des Bruttiens. La condition politique de ces villes, situées sur les côtes ou dans leur proche voisinage, comme Nuceria (Nocera) et Cossa (Cassano), et généralement d'origine grecque, était donc la même que celle des villes dites alliées ou fédérées à l'égard de Rome. Ce fut celle de Térina à dater de 353.

Il n'est plus ensuite question de cette ville jusqu'à la seconde guerre Punique, car je n'admets pas (j'en ai dit ailleurs les motifs) la correction du texte de Tite-Live d'après laquelle on a cru en retrouver une mention parmi les villes que prit le roi d'Épire, Alexandre le Molosse. Quant à Pyrrhos, comme il avait besoin de l'appui des Brutti9ns aussi bien que des Grecs, contre les Romains, il se serait bien gardé de se brouiller avec eux, en enlevant une ville à leur suprématie par pure chevalerie et amour désintéressé de l'hellénisme. Quand Hannibal eut vaincu les Romains à Cannes ; Térina, comme la plupart des villes du Bruttium, se déclara pour les Carthaginois et dut leur fournir des contingents armés pour la continuation de la guerre. Lorsque celle-ci toucha à sa fin, Hannibal, contraint de se concentrer dans ses positions autour de Crotone, ne se jugea plus en mesure de défendre Térina ; mais il ne voulut pas laisser aux Romains la possibilité de s'y établir. Il rasa donc la ville et emmena ses habitants. Témésa ou Tempsa eut en même temps un sort semblable ; mais après la guerre les Romains la rétablirent, en 194 av. J.-C., pour y installer une colonie de citoyens. Térina n'eut pas la même fortune. Pourtant il semble résulter des expressions de Strabon et de Pline que de leur temps il y avait sur son emplacement une petite ville, mais sans importance, ou peut-être tout simplement une bourgade à qui sa renommée historique a valu de leur part une mention. En tous cas, après le Ier siècle de l'ère chrétienne, on n'a plus trace de la continuation de l'existence de Térina. Les Itinéraires la passent sous silence et nous ne la voyons nommée dans aucune inscription. Car depuis longtemps la critique a établi le caractère absolument apocryphe de celle où Térina aurait figuré, en compagnie d'autres villes que l'on sait positivement détruites alors depuis plusieurs siècles, dans une liste de cités ayant contribué sous Trajan à la construction d'une voie à laquelle elle n'était nullement intéressée, puisque cette voie suivait le littoral opposé, celui de la mer Ionienne.

 

II

Il est positif que Térina se trouvait tout auprès-de la mer, puisqu'elle donnait son nom au golfe, et entre les deux fleuves qui portent actuellement les noms de Savuto et de Lamato. Sur ceci aucun doute n'est possible ; tous les géographes sont d'accord. Mais dans le canton ainsi déterminé quel était son site précis ? C'est ici que commence l'obscurité et que les érudits qui se sont occupés de la question sont en complet désaccord, chacun indiquant une position différente. La plupart, il est vrai, n'ont pas visité les lieux et n'ont même eu à leur disposition que ces cartes très imparfaites. J'espérais arriver à quelque chose de plus précis en allant étudier le problème sur place.

Mais je dois dire avant tout que le premier coup d'œil des lieux me l'a montré plus difficile encore que je ne m'y attendais ; à tel point que je ne crois pas que sans des fouilles on puisse parvenir jamais à une certitude absolue. J'espérais pouvoir être fixé pour la détermination topographique par des ruines apparentes au-dessus du sol. Mais dans la plaine inférieure, au milieu des marais qui garnissent le bord de la mer de l'embouchure du Lamato jusqu'au cap Suvero, il ne subsiste rien de semblable. La masse des terres qu'apportent à chaque crue ; par suite des pluies de l'hiver, les torrents descendant des montagnes pour se jeter dans la mer, est si considérable que non seulement le rivage a très considérablement avancé depuis les temps antiques, mais que de plus la ligne ancienne de la côte et tout son voisinage sont couverts par des couches très épaisses d'alluvions récentes, qui ont enseveli tout ce qui pouvait y exister de ruines. Nulle part on n'y voit de débris antiques à la superficie du terrain. Et si sur certains points, en ouvrant la terre, on en a rencontré, rien ne permet de dire que ce soit là seulement qu'elle en recèle. Il est certain, par exemple, comme je le montrerai tout à l'heure, qu'une localité antique a existé là où Robert Guiscard bâtit l'abbaye de Santa-Eufemia, et que parmi celles que l'on connaît c'est le point qui remplit le mieux les conditions nécessaires pour être identifié à Térina ; mais on ne saurait aller plus loin que cette probabilité. Car il n'y aurait rien d'impossible à ce que les ruines de la colonie de Crotone fussent cachées en un autre point peu distant sous le manteau des alluvions, sans que rien les révélât extérieurement jusqu'au jour ou des fouilles conduites à une certaine profondeur les rendraient à la lumière.

Il en est autrement dans la contrée montueuse qui commence au cap Suvero pour finir au fleuve Savuto, sur une étendue de quelques lieues. Ici des alluvions n'ont pas changé la superficie du sol, et dans cet espace restreint, assez près l'un de l'autre, on rencontre deux emplacements qui offrent assez de ruines pour être reconnus avec certitude comme ceux de villes antiques. C'est d'abord Nocera, encore aujourd'hui petite ville d'environ trois mille âmes de population, située à une assez grande hauteur sur un promontoire entre deux torrents, à un peu plus de deux kilomètres à vol d'oiseau de la rive gauche du Savuto. On ne sait rien de son histoire pendant le moyen âge, mais on y voit des restes de remparts construits à la mode hellénique, en grands blocs de pierre à la forme de parallélogrammes réguliers appareillés sans ciment, des pans de maçonneries romaines, et d'autres restes d'antiquités. C'est ensuite le lieu dit Le Mattonate, plus rapproché de la mer de trois kilomètres et demi et situé tout auprès de la Torre del Casale, sur le petit plateau qui couronne la falaise dominant la plage de Pietra-la-Nave. Le nom de cet endroit aujourd'hui désert provient de la quantité de fragments de briques qui y jonchent le terrain et des restes de constructions en briques que l'on y voit. Ces vestiges de constructions et tous les débris que l'on observe aux Mattonate sont de l'époque impériale romaine ; mais dans les travaux de la culture on y recueille fréquemment des médailles grecques, surtout de Térina et de Témésa.

Comme les deux emplacements que je viens d'indiquer sont, dans toute la région, ceux où l'existence de centres de population d'une certaine importance dans les temps antiques se montre le plus manifeste, la plupart des érudits calabrais ont cherché Térina dans l'un ou dans l'autre. Barrio, qui travaillait sous les yeux et sous l'inspiration du célèbre cardinal Sirleto, et n'a peut-être été que son prête-nom, place la ville grecque à Nocera ; et c'est le système qu'adopte aussi notre Cluvier. Sur ces autorités, lorsque le gouvernement italien, il y a quelques années, invita les villes homonymes à se distinguer entre elles par l'adoption de surnoms, afin de faciliter le service des postes, la municipalité de la Nocera de Calabre a décidé que la ville prendrait désormais le nom officiel de Nocera-Tirinese, et c'est ainsi qu'elle est désignée sur la carte d'état-major. Il est pourtant absolument impassible d'admettre que Térina ait été à Nocera. Dès le temps de Barrio et de Cluvier il était déjà facile de réfuter leur opinion par cette seule remarque que Nocera est trop loin de la mer, à plus de six kilomètres du rivage actuel, à cinq du rivage antique, et que, de plus, étant située dans le bassin du Savuto, elle se trouve au nord du cap Suvero, c'est-à-dire en dehors du bassin du golfe auquel Térina donnait son nom.

On connaît d'ailleurs aujourd'hui, par les monuments numismatiques la véritable appellation de ville antique qui s'est conservée à peine altérée dans le nom de Nocera. C'est Nucria, nom qui se lit sur des monnaies de cuivre ayant la phis étroite ressemblance avec celles de Térina, monnaies frappées manifestement, d'après leur style d'art, entre le milieu du IVe siècle et l'époque où les Romains substituèrent dans l'extrémité méridionale de l'Italie le système monétaire de l'as aux anciens systèmes d'origine grecque, c'est-à-dire entre la formation du peuple des Bruttiens et la seconde guerre Punique. Les pièces de Nucria sont donc contemporaines des dernières espèces de cuivre frappées à Térina sous la domination bruttienne, ce qui ne permet pas d'admettre, comme quelques-uns l'ont cru un moment, que les deux noms aient pu désigner en des temps différents une seule et même ville. Étienne de Byzance avait d'ailleurs relevé chez l'historien Philistos de Syracuse le nom de Nucria comme celui d'une ville de Tyrrhénie, ce qu'il faut entendre ici comme la côte de la mer Tyrrhénienne. Le nom de Nucria n'est ni pélasgique ni grec, il appartient aux idiomes sabelliques. Nous retrouvons une Nucria ou Nuceria dans la Campanie et une Nuceria dans l'Ombrie, toutes les deux appelées aujourd'hui Nocera. Et il est curieux de noter que dans le voisinage de la Nocera calabraise il y a un village de Falerna, dont le nom reporte également à la Campanie, en rappelant celui de l'ager Falernus, si fameux par ses vins. Nucria devait donc être une ville dont la fondation avait eu lieu postérieurement à l'établissement des peuples sabelliques dans l'ancienne Œnotrie, c'est-à-dire au plus tôt dans le cours du Ve siècle. Mais si c'est bien elle dont il était fait mention par Philistos, nous devrions en conclure qu'elle existait avant la date où les Bruttiens se rendirent indépendants, que par conséquent elle était fondée alors qu'ils dépendaient encore des Lucaniens, entre 400 environ et 356.

Nocera ainsi écartée des localités qui peuvent prétendre à être identifiées avec Térina, puisque nous venons de voir qu'elle s'appelait Nucria et était une ville différente, reste à examiner les titres des Mattonate à la Même prétention. Mettre en cet endroit Térina est le système qu'adopte M. Marincola-Pistoja dans un mémoire encore inédit qu'il Î a lu à l'Académie de Catanzaro et qu'il a bien voulu me communiquer. Je ne puis y souscrire plus qu'au système de Barrio et de Cluvier. Le site des Mattonate est plus voisin de la mer que celui de Nocera, mais par rapport au cap Suvero, et sur golfe Térinéen il est dans les mêmes conditions, sur le revers des hauteurs se rattachant au cap qui regarde le Savuto, et par suite en dehors du golfe. De plus, ce site ne touche  à aucun cours d'eau, quelque faible que ce soit, et c'est là nous le verrons tout à l'heure, une condition que doit présenter l'emplacement de Térina. Les ruines des Mattonate sont pourtant celles d'une ville antique ; mais je crois que l'on peut arriver à y appliquer avec certitude un tout autre nom.

La Table de Peutinger donne les distances des localités placées le long de la mer Tyrrhénienne, et, en procédant du nord au sud, compte quarante milles de Cerillæ à Clampetia, dix de Clampetia à Tempsa. La position de Cerillæ est connue d'une manière certaine, car cette ancienne ville a conservé son nom ; c'est Cirella Vecchia, un peu au sud du fleuve Lao, le Laos des anciens. En comptant de là quarante milles romains, on arrive précisément à Amantea, qui sans aucun doute possible occupe l'emplacement d'une localité antique. Prenant cette ville pour point de départ, si nous mesurons encore sur le terrain ou sur la carte de l'état-major italien dix autres milles dans la direction du sud, nous sommes amenés avec une exactitude mathématique aux Mattonate. D'autre part, il résulte de l'Itinéraire d'Antonin que Tempsa, sur la voie qui venait de Consentia, se rencontrait deux milles après qu'on avait franchi le fleuve Sabbatus, le Savuto d'aujourd'hui. Cette nouvelle indication de distance nous porte précisément au même point que la précédent.

Témésa ou Tempsa — la première forme paraît avoir été celle dont se servaient les Grecs de la belle époque, la seconde est celle qu'adoptèrent les Romains — était la ville la plus antique de la région où elle se trouvait placée. On en attribuait la fondation aux Ausoniens, on prétendait qu'Ulysse y avait abordé dans ses voyages et donné la sépulture à un de ses compagnons, Politès, enfin qu'entre les bandes égarées dans le retour de Troie, les Étoliens conduits par Thoas ou bien les Phocidiens autrefois commandes par les petits-fils de Naubolos, Schédios et Epistrophos, étaient venus s'y établir. A côté de leur ville, les gens de Témésa montraient un bois sacré avec un hêrôon de Politès. Suivant eux, le compagnon d'Ulysse avait été tué en essayant de faire violence à une femme du pays. Longtemps après, son spectre affamé de vengeance sortait de son tombeau, attaquait tous ceux qu'il rencontrait et les mettait à mort. Un jour cependant, un fameux athlète de Locres, nommé Euthymos, vint à Témésa ; ayant appris ce qui se passait, il eut l'audace de lutter avec le spectre de Politês, le vainquit et délivra le pays de ses ravages. Il est question dans l'Odyssée d'une ville de Témésa, renommée pour ses mines de cuivre. Quelle était-elle ? Les critiques de l'antiquité se divisaient sur cette question. Les uns croyaient que le passage homérique devait être appliqué à Tamassos, dans l'île de Cypre, qui possédait de très riches exploitations de ce métal ; les autres, et, Strabon était du nombre, entendaient les expressions du poète comme se rapportant à la Témésa du Bruttium, qui possédait des exploitations du même genre.

Il existe des monnaies d'argent incuses qui portent d'un côté en relief le trépied, symbole de Crotone, avec l'inscription du nom de cette cité, de l'autre en creux le casque qui est le type monétaire de Témésa, et qui fait allusion à la grande fabrication d'armes alimentée par ses mines, dont Strabon nous dit qu'elles étaient abandonnées de son temps, mais que jadis elles avaient été fort productives. La même association de types se continue sur des monnaies d'argent, en relief sur les deux faces, qui appartiennent à la première moitié du Ve siècle et dont les unes portent la légende de Crotone, les autres celle de Témésa. Ces faits numismatiques prouvent que Témésa était tombée au pouvoir de Crotone dès le VIe siècle et y demeura pendant une partie du siècle suivant, et c'est ainsi que s'expliquent les expressions contournées de Lycophron, disant des Grecs établis à Témésa qu'ils labourent des sillons crotoniates. Plus tard les Locriens s'en rendirent maîtres. Strabon, qui relate le fait, ne dit pas à quelle époque il se produisit ; mais ce ne put être qu'à l'époque où Denys de Syracuse, allié des Locriens, abattit la puissance de Crotone et étendit le territoire de Locres jusqu'à l'isthme Scylacien, au delà duquel Témésa n'était qu'à très peu de distance. Ainsi que je viens de le dire tout à l'heure, dès. les premières années de la constitution du peuple nouveau des Bruttiens, la ville tomba en leur pouvoir avec sa voisine Térina. Elle cessa de cette manière d'être purement grecque pour devenir graduellement à demi barbare.

Pendant la seconde guerre Punique, Témésa ou Tempsa embrassa le parti d'Hannibal et finit par être du nombre des cités qu'il ruina quand il ne put plus les défendre, afin d'empêcher les Romains de s'y établir. Ceux-ci, en 194 av. J.-C., après la fin de la guerre, la reconstruisirent en y fixant une colonie de citoyens, laquelle resta toujours assez obscure et n'acquit aucune importance. Après la grande insurrection servile de Spartacus, la défaite et la mort de ce chef hardi dans les environs de Pétélia, quelques bandes d'esclaves révoltés, échappées au désastre général de leurs compagnons, se jetèrent dans les montagnes et s'étant un peu reformées à l'abri des forêts de la Sila, fondirent sur Tempsa, dont elles s'emparèrent. Elles parvinrent à s'y maintenir quelque temps, et Cicéron en parle dans ses Verrines. Délivrée enfin de ces maîtres incommodes, Temps-a végéta pendant toute la durée de l'Empire. Pline vante la qualité de ses vins ; Pausanias la mentionne comme une ville habitée de son temps ; les Itinéraires en enregistrent le nom. Elle ne disparaît de la géographie qu'à l'époque des invasions barbares.

Cette prolongation d'existence sous l'Empire, que nous ne constatons pas pour Térina, s'accorde parfaitement avec le caractère des débris visibles aux Mattonate, et nous trouvons ici un nouvel argument en faveur de l'assimilation du site ainsi dénommé à celui de Témésa, confirmant le résultat si précis que nous ont déjà donné les chiffres de distances des Itinéraires. Déjà du reste, tous les écrivains qui font autorité en matière de géographie antique ont placé la cité grecque aux mines de cuivre dans les environs immédiats de ce point, Cluvier et le duc de Luynes à la Torre Loppa ou Torre dei Lupi, d'Anville à la Torre San-Giovanni ou à la Torre di Savuto, Romanelli à la Torre del Casale. C'est, comme on le voit, ce dernier qui était le plus dans le vrai. L'imperfection des cartes dont disposaient ces divers érudits ne leur permettait pas d'arriver à une précision absolue pour la mesure des distances, devenue facile aujourd'hui grâce à la belle carte de l'état-major. De plus, aucun d'eux n'avait pu étudier le terrain par lui-même et par conséquent se rendre compte du lieu précis où se trouvaient des vestiges antiques, lesquels font défaut sur les positions indiquées par Cluvier et par d'Anville.

Je trouve encore une confirmation du site que j'assigne à Témésa dans les expressions qu'emploient à son égard lés vers de Lycophron, toujours contournés et singulièrement obscurs, mais toujours aussi révélant une connaissance profonde des moindres détails de la topographie du midi de l'Italie. Ce poète dit en effet que Témésa est située là où le Lampète étend dans la mer la rude corne des hauteurs Hipponiennes. Le Lampète ne peut tare que la montagne qui donnait son nom à la ville de Lampeteia ou Clampetia, que nous avons vu correspondre, d'après lés indications des Itinéraires, à l'actuelle Amantea ; c'est donc la crête culminante de l'Apennin calabrais, qui court du nord au sud en plongeant directement son pied dans la mer depuis Cetraro jusqu'à la naissance du cap Suvero, et dans laquelle s'ouvre la gorge par où passe le Savuto, descendu de la grande Sila. Les hauteurs Hipponiennes ne peuvent être que celles qui dessinent un cirque autour du golfe de Santa-Eufemia ou golfe Hippeniate et où la ville d'Hippônion (aujourd'hui Monteleone), était bâtie à l'une des extrémités de l'hémicycle, faisant face à la terminaison du Lampète. La corne avancée dans la mer, telle que la désigne le poète en termes entortillés, est donc le cap qui fait saillie au point de jonction de ces deux systèmes de montagnes, le cap Suvero ; et ce ne peut, être absolument que lui, puisque la côte depuis Cetraro jusqu'à Monteleone, sur un parcours de plus de vingt lieues, n'en présente pas un seul autre. Ainsi Témésa était située sur une des hauteurs se rattachant aux versants du cap Suvero, ce qui oblige à la placer au sud du Savuto, et cette condition est encore remplie de la manière la plus exacte par la position des Mattonate.

Enfin l'on a déjà signalé depuis longtemps les vestiges considérables d'anciennes exploitations minières qui subsistent tout auprès de la Torre del Casale, c'est-à-dire aussi des Mattonate, tandis qu'on n'observe rien de semblable sur aucun autre point de la côte voisine. C'est encore une raison décisive de placer en cet endroit la ville de Témésa.

 

III

J'ai pu déterminer d'une façon, que je crois sûre les noms antiques des deux localités qui, dans le canton montueux entre le cap Suvero et le Savuto, attestent par la présence de ruines leur ancienne qualité de villes, Nucria pour Nocera et Témésa pour le Mattonate. Ces deux emplacements étant ainsi écartés dans la recherche de celui de Térina, nous sommes forcément restreints pour la suite de nos investigations à la plaine au-dessous de San-Biase et de Nicastro, dans la partie où elle touche à la mer. Ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, il n'y a là qu'un seul point qui, dans l'état actuel, offre des vestiges incontestables d'habitation dans l'antiquité ; c'est Santa-Eufemia.

Je ne parle pas ici du bourg de Santa-Eufemia tel qu'il s'est rebâti à la suite du tremblement de terre de 1638, à huit kilomètres de Nicastro et à trois du rivage actuel. Ce bourg misérable, que la mal'aria rend inhabitable et qui tend chaque jour davantage à être complètement abandonné dans les mois d'été, fut construit au XVIIe siècle à un peu plus d'un kilomètre de distance de l'ancienne Santa-Eufemia, qui était plus rapprochée de la mer et que la commotion du sol avait entièrement ruinée. On avait cru le mettre dans une position moins exposée aux influences qui produisent les fièvres paludéennes, et il est certain que, faute de travaux de drainage et de dessèchement, l'insalubrité du lieu a beaucoup augmenté depuis deux cents ans. La Santa-Eufemia nouvelle a eu quelque prospérité dans les premiers temps après sa fondation, et depuis un siècle on pourrait suivre pas à pas les étapes de sa mort lente.

L'ancien bourg de ce nom s'était développé à l'abri de la vade abbaye de Bénédictins fondée par Robert Guiscard en 1062 sur l'emplacement d'un plus ancien monastère de Basiliens, consacré à la vierge martyre de Chalcédoine dont le culte s'était, sous la domination byzantine, implanté dans plusieurs localités de la Calabre. Le monastère grec, nommé Parrigiani, avait été détruit à l'époque où les incursions des Sarrasins dévastaient toutes les côtes de l'Italie méridionale. L'abbaye bénédictine de Santa-Eufemia fut une des principales fondations religieuses de Robert, une de celles pour lesquelles il montra toujours le plus de prédilection. Le duc de Pouille la dota très richement, y fit construire une magnifique église et des bâtiments conventuels somptueux ; enfin il fit venir de Normandie, pour en être le premier abbé, le célèbre abbé de Saint-Évroult, Robert de Grentemesnil, dont la sœur, la belle Judith, fut la première femme du grand comte Roger de Sicile. L'abbaye resta florissante jusqu'au commencement du XVIIe siècle ; mais elle disparut sans laisser de vestiges dans le tremblement de terre de 1638. Elle ne fut pas seulement renversée par la secousse ; car on n'en voit plus au-dessus du sol un seul pan de mur, ni même une seule pierre. La terre en s'entr'ouvrant l'engloutit en un moment avec tous ses moines, et un marais fangeux occupe depuis plus de deux siècles le site même où elle s'élevait jadis. La disparition de ce monastère, qui était un monument fort considérable, est un des effets les plus frappants qu'aient jamais produits les tremblements de terre dont les Calabres sont périodiquement dévastées. Ses biens passèrent après sa destruction à l'ordre de Malte.

On ne voit pas dans l'état actuel, sur l'emplacement de l'ancienne Santa-Eufemia, plus de ruines d'une ville antique que de l'abbaye normande. Mais la charte de fondation de l'abbaye par Robert Guiscard parle de la vetus civitas dont on y voyait les vestiges au XIe siècle. D'ailleurs les travaux agricoles qui s'exécutent aux environs amènent, toutes les fois que l'en creuse le sol à une certaine profondeur pour ouvrir un fossé, la découverte de tombes antiques de l'époque grecque. La plus importante trouvaille de ce genre dont on ait connaissance eut lieu le 8 avril 1865. Des paysans mirent à découvert un tombeau d'où ils tirèrent un grand nombre de monnaies de bronze, des vases brisés et de magnifiques bijoux d'or. La plupart de ces objets ont été malheureusement dispersés avant que le propriétaire du terrain n'en Tilt averti, et ont passé par le creuset du fondeur. Cependant le propriétaire en question, M. Pasquale Francica, a pu recouvrer une partie des bijoux, qu'il conserve chez lui à Rome ; ces joyaux décorés de figures au repoussée d'ornements d'une extrême élégance, très finement exécutés au cordelé, appartiennent à la meilleure époque de l'art grec. On ne peut les tenir pour postérieurs au IVe siècle ou tout au plus aux premières années du IIIe. Celles des monnaies trouvées dans le tombeau que l'on a pu examiner sont des cuivres d'Agathocle, roi de Syracuse précisément à l'époque qui vient d'être indiquée comme celle à laquelle reporte le style des bijoux.

Maintenant l'ancienne Santa-Eufemia n'est pas seulement l'unique localité de la plaine entre le Lamato et le cap Suvero où l'on ait pu constater des vestiges de ce genre. J'ai indiqué moi-même plus haut les raisons tirées de l'état actuel des lieux, qui font que ceci ne suffirait pas d'une manière absolue à y fixer avec une entière confiance le site de ville antique que nous cherchons. Mais d'autres circonstances me semblent prouver avec plus de certitude que c'est bien là que se trouvait Térina. Si l'on observe quelle distance sépare aujourd'hui de la mer la Torre del Bastione di Malta, tour de garde bâtie au commencement du XVIe siècle sur le rivage même en avant de Santa-Eufemia, de combien donc ce rivage a avancé depuis la construction de la tour, grâce aux alluvions successives, on arrive à cette conviction que dans l'antiquité le site où Robert Guiscard bâtit son abbaye devait toucher à la plage, ce qui est une condition nécessaire pour l'emplacement d'une Ville qui donnait son nom au golfe et où l'on plaçait, comme à Naples, le tombeau d'une Sirène. De plus, Lycophron dit à deux fois que Térina se trouvait dans le voisinage d'un fleuve, l'Ocinaros, distinct du Lamêtos (le Lamato), que mentionne le même poète, et du Sabbatus (le Savuto), dont nous connaissons le nom par l'Itinéraire d'Antonin. Pour celui qui étudie la question de loin, sur les cartes, cette indication n'a rien de décisif, car elle semble pouvoir s'appliquer également bien à tous les petits torrents descendus des montagnes, qui sillonnent la plaine au bas de Nicastro. Il n'en est pas de même quand on est sur les lieux. Le Fiume di San-Biase ou Fiume dei Bagni prend une telle importance dans l'aspect du pays, il se distingue si bien de tous les autres par la formidable traînée grise de sables, de galets et de quartiers de roches que laisse son passage à l'époque des pluies d'hiver, qu'il n'y a pas moyen de douter que ce ne soit lui qui ait trouvé place dans une description poétique. Or, c'est précisément, de tous ces torrents, celui qui passe le plus près de Santa-Eufemia l'ancienne.

Un des types principaux de la numismatique de Térina, le plus remarquable de tous au point de vue de l'art, représente la Victoire assise auprès d'une fontaine, dont elle reçoit dans une hydrie l'eau versée par une bouche en mufle de lion. Ce type monétaire fait certainement allusion à une fontaine sacrée, et probablement douée de vertus médicinales, qui devait exister auprès de Térina. Et précisément tout à côté de l'emplacement de l'abbaye de San ta-Eufemia nous trouvons la source sulfureuse appelée I Bagni, la seule fontaine thermale du canton. C'est la source rappelée par les médailles que Lycophron avait en vue, quand, après avoir parlé des tourbillons de l'Ocinaros voisins de Térina, il ajoute que l'Arès y lave de ses eaux purificatrices le tombeau de la jeune fille aux pieds d'oiseau, la sirène Ligeia. Le savant archéologue anglais Millingen a émis la très ingénieuse conjecture que, dans le texte du poète alexandrin, la leçon ΑΡΗΣ pour le nom de la fontaine devait être fautive et qu'il fallait y substituer ΑΓΗ, d'après une monnaie où ce nom est écrit sur la pierre où la Victoire se tient assise auprès de la fontaine. Je crois trouver la confirmation de cette correction, et par suite de la situation que j'assigne à la fontaine Agê, ainsi qu'à la ville de Térina, dans les Itinéraires. On comptait cinquante-sept-milles romains pour aller de Consentia (Cosenza) à Vibo Valentia (Monteleone), ce qui est une distance exacte si l'on trace la première partie de la route en remontant la vallée du Basento jusqu'à son origine et descendant ensuite à la mer par celle du torrent Oliva. Par cette voie, il y a bien dix-huit milles de Consentia au passage du Sabbatus (le Savuto), où l'Itinéraire marque la première station. Deux milles après, c'est-à-dire à la vingtième borne, on rencontrait Tempsa ; c'est exactement le site des Mattonate. Onze milles encore de plus (trente-et-unième borne), et le voyageur touchait aux Aquæ Angæ, que ces chiffres font correspondre à la source des Bagni. De là pour atteindre à la traversée du fleuve Angitula (l'Angitola), il fallait encore dix-huit milles (quarante-neuvième borne). Les Aquæ Angæ sont bien évidemment les mêmes que la source Agê de la médaille de Térina, et si dans la Table de Peutinger et le géographe de Ravenne c'est la source thermale qui se trouve enregistrée au lieu de la ville voisine, il est plus que probable-que la cause en est que Térina ne subsistait plus à l'époque de la rédaction de ces documents.

Ce qui parait avoir porté les érudits calabrais à chercher Térina dans des lieux où elle ne pouvait pas être, en fermant les yeux sur sa vraie situation à Santa-Eufemia, c'est que depuis Barrio ils répètent tous de confiance que dans ce dernier endroit il y avait une autre ville grecque, celle de Lamêtia.

Remarquons d'abord que ce nom est inexact. La ville qu'Étienne de Byzance cite d'après Hécatée comme dépendant de Crotone, s'appelait en réalité Lamêtinoi, nom dont la forme est analogue à celle de Léontinoi de Sicile. Lycophron fait aussi collusion à cette ville, mais en employant des termes qui indiquent que bien avant son temps une catastrophe l'avait détruite. Peut-être avait-elle péri dans une des premières incursions des Lucaniens. En tous cas, on n'en trouve pas de mention postérieure ; car l'inscription qui l'aurait nommée du temps de Trajan est une imposture de Pirro Ligorio.

La ville des Lamêtinoi, au temps où elle existait, ne pouvait pas être à Santa-Eufemia, dont la situation est trop éloignée du fleuve auquel elle avait emprunté son nom. C'est sur ce fleuve même et très probablement à son embouchure qu'il faut la placer, bien qu'on n'y voie plus aucun vestige de son existence. Il y avait là du reste, au XIe siècle de notre ère un port qui est mentionné dans la charte de fondation de l'abbaye de Santa-Eufemia, portus Amati fluminis, et dont il n'y a pas non plus de ruines visibles. Cependant on m'a affirmé que la Torre di Lamato, que je n'ai pas pu visiter, était construite en partie avec des pierres de taille antique, qui pourraient provenir de la ville détruite des Lamêtinoi, avec laquelle son emplacement doit coïncider à peu de chose près.

En tous cas, il y a quelque probabilité que du temps de l'Empire romain il devait subsister encore des ruines de cette ancienne ville, peut-être une partie des remparts avec leurs tours. En effet, l'Itinéraire d'Antonin note entre le fleuve Sabbatus et le fleuve Anzitula une station qu'il appelle Ad Turres. Comme elle était au trente-sixième mille à partir de Consentia, au dix-huitième après le passage du Sabbatus, elle devait nécessairement se trouver sur le Lamêtos, quelle que fût celle de ses rives où elle fût placée.

Voilà bien de la topographie archéologique. Je crains d'en avoir abusé et d'avoir quelque peu lassé la patience du lecteur. Cependant la recherche à laquelle nous nous sommes livrés nous a fourni l'occasion de passer en revue quelques faits historiques qui ne sont pas sans intérêt. D'ailleurs, quand il s'agit de ces pays classiques, la recherche des souvenirs antiques et l'examen des problèmes qu'ils soulèvent tient nécessairement la première place dans les préoccupations du voyageur, surtout quand ce voyageur est archéologue de son métier. Le plus indifférent finit par devenir dans une certaine mesure antiquaire quand il visite l'Italie. Il me semble que celui qui se met à lire un voyage dans la même contrée doit éprouver déjà quelque chose de cet effet.