HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

LIVRE DEUXIÈME. — GOUVERNEMENT DES MÉROVINGIENS.

CHAPITRE VIII.

LA LUTTE DÉFINITIVE ENTRE LES FRANCS ET LEURS ROIS S’ENGAGE SUR LA QUESTION DU TRIBUT. - HISTOIRES D’ÉBERULF, DE GOPIDOVALD, DE GONTRAN-BOSON. - TRAITÉ D’ANDLAW.

 

 

Nous avons vu précédemment dans quelles dispositions se trouvaient déjà les Francs à l’égard de leurs princes. Depuis la mort de Clotaire Ier, le dernier des enfants de Clovis (561), la période de conquêtes que la bataille de Soissons avait si glorieusement ouverte devant eux, s’était fermée par la soumission forcée ou volontaire de tous les peuples qui s’étaient rencontrés sur leur route ; et une autre ère venait de commencer. C’est celle des dissensions domestiques et des guerres civiles. C’est par là que s’annonce la crise intérieure qui suit toujours le premier établissement de toute société nouvelle, et qui décide le plus souvent de son avenir. C’est le moment où les Francs, les Gallo-romains et leurs rois, n’ayant plus rien à craindre de leurs communs ennemis, prennent les uns à l’égard des autres la position et le rôle qui conviennent à leurs intérêts respectifs, et règlent, les armes à la main, la part de chacune de ces trois unités sociales dans la nouvelle combinaison qui doit résulter de leur accord. Mais il est clair que le principal débat doit s’établir entre les Francs, qui ont des, privilèges à défendre, et les rois, qui ont un pouvoir à fonder ; car les indigènes, accoutumés d’ailleurs à une longue obéissance, se trouvent encore trop près des souvenirs de l’Empire pour songer à disputer le pouvoir par la force. Ils interviendront, il est vrai, dans les luttes qui vont s’ouvrir, mais seulement à titre d’auxiliaires ; et ce ne sera que plus tard qu’il leur sera donné de jouer à leur tour un rôle plus intéressé dans la querelle de leurs mitres.

Nous savons de quelle nature était la royauté germanique ; voici ce qu’elle était encore au VIe siècle dans les idées des Francs. Je copie Grégoire de Tours[1] :

Chlotaire (c’est Chlotaire Ier), après la mort de Théodebald, s’étant mis en possession du royaume de France[2], apprit, comme il parcourait ses états, que les Saxons, enflammés de nouveau de leur ancienne fureur, s’étaient révoltés, et refusaient de payer le tribut qu’ils avaient coutume de donner tous les ans. Irrité de cette nouvelle, il marcha vers n eux ; et lorsqu’il fut arrivé près de leurs frontières, les Saxons envoyèrent vers lui pour lui dire : Nous ne te méprisons point, et ne refusons pas de te payer ce que nous avions coutume de payer à tes frères et à tes neveux. Nous te donnerons même davantage, si tu le demandes ; mais nous te prions de demeurer en paix avec nous : n’en viens pas aux mains avec notre peuple. Chlotaire ayant entendu ces paroles dit aux siens : Ces hommes parlent bien : ne marchons pas sur eux, de peur de pécher contre Dieu. Mais ils lui dirent : Nous savons que ce sont des menteurs, et qu’ils n’ont jamais tenu leur parole : marchons sur eux.

Alors les Saxons revinrent de nouveau, offrant la moitié de ce qu’ils possédaient, et demandant la paix ; et le roi Chlotaire dit aux siens : Désistez-vous, je vous prie, du projet d’attaquer ces hommes, de peur que nous attirions sur nous la colère de Dieu. Mais ils n’y voulurent pas consentir. Les Saxons revinrent encore, offrant leurs vêtements, leurs troupeaux et tout ce qu’ils possédaient, et disant : Prenez tout cela et aussi la moitié de nos terres, pourvu seulement que nos femmes et nos petits enfants demeurent libres, et qu’il n’y ait pas de guerre entre nous. Mais les Francs ne voulurent pas non plus consentir à cela. Le roi Chlotaire leur dit : Renoncez, je vous prie, renoncez à votre projet ; car le droit n’est pas de votre côté. Ne vous obstinez pas à un combat où vous serez vaincus ; mais si vous voulez y aller de votre propre volonté, je ne vous y suivrai pas. Mais, outrés de colère contre le roi Chlotaire, ils se jetèrent sur lui déchirèrent sa tente, et, l’entraînant par force, voulurent le tuer, s’il ne consentait pas à marcher avec eux. Chlotaire voyant cela marcha avec eux malgré lui.

Ce curieux récit n’a pas besoin de commentaire. En voici un autre qui n’est pas moins expressif[3] :

Après cela, Sigebert et Chilpéric firent alliance, et firent marcher leurs armées dans l’intention de tuer Gontran, et de se partager son royaume. Sigebert s’arrêta à Arcis-sur-Aube, Chilpéric à Pons-sur-Seine. A cette nouvelle, Gontran rassembla son armée en toute hâte, et arriva à Veriacum, une de ses villæ. Des messagers furent envoyés de part et d’autre ; après quoi les trois frères, Sigebert, Gontran et Chilpéric, se réunirent à Troyes, dans l’église de saint Loup. Chilpéric et Sigebert s’engagèrent par serment à garder la paix envers Gontran ; et Gontran, de son côté, jura de vivre en bonne intelligence avec eux. Mais les Austrasiens, de retour an camp, élevèrent la voix » contre Sigebert, disant : Te nous l’as promis : fournis-nous l’occasion ou de nous enrichir ou de combattre ; autrement nous ne retournerons pas dans notre pays. » Alors Sigebert, se voyant forcé par les siens, offrit de marcher contre Gontran ; mais les Austrasiens lui dirent avec beaucoup de raison : Tu viens de jurer la paix avec Gontran : comment donc pouvons-nous marcher sur lui ? Puis ils s’écrièrent d’une voix unanime qu’ils voulaient marcher contre Chilpéric, et se mettant aussitôt en route, ils se jetèrent sur Chilpéric.

Des hommes qui étaient en possession d’exercer une telle tyrannie sur leurs princes, ne pouvaient pas se résigner longtemps à subir des exigences qui blessaient leurs privilèges. Aussi, lorsqu’on vint leur parler de tributs, ils commencèrent par se jeter sur le ministres qui prétendaient les y soumettre ; puis, leur vengeance dépassant bientôt le ministre, alla frapper le roi lui-même au milieu des Romains dont il était entouré. Presque tous les princes de cette époque périrent de mort violente. On e mis tous ces forfaits à la charge de Frédégonde et de Brunehaut. Il serait injuste de vouloir diminuer en rien la part qui leur en revient ; mais le récit de Grégoire de Tours laisse parfois soupçonner d’autres coupables :

Un dimanche[4], lorsque le diacre eut imposé silence au peuple avant le commencement de la messe, le roi se tournant vers le peuple lui dit : Je vous adjure, hommes et femmes qui êtes ici présents, daignez me conserver inviolablement la foi que vous me devez, et ne me tuez pas comme vous avez dernièrement tué mes frères. Que je puisse, au moins pendant trois ans encore, élever mes neveux qui sont devenus mes fils d’adoption ; de peur qu’il n’arrive, et puisse la divinité éternelle détourner ce malheur ! qu’après ma mort vous ne périssiez tous ensemble avec ces enfants, lorsqu’il ne restera plus aucun homme fait de notre race pour vous défendre.

Ces paroles sont du vieux Gontran, le plus pacifique et le meilleur des quatre fils de Chlotaire Ier. Elles suffisent pour nous donner une idée de la violence de cette situation. Sigebert et Chilpéric venaient d’être assassinés ; une guerre civile allait éclater entre Childebert, fils de Sigebert, et Frédégonde, accusée de ce double meurtre ; pendant qu’une révolte générale de tout le midi des Gaules menaçait de démembrer l’Empire des Francs au profit d’un usurpateur. D’un autre côté, Gontran et Childebert, son neveu, étaient sur le point d’en venir aux mains au sujet du partage des États de Charibert, que Gontran s’obstinait à garder sans partage.

A quelque temps de là, l’évêque Eligius, Gontran-Boson et Sigivald furent envoyés vers Gontran, par son neveu Childebert, avec ordre de réclamer en son nom quelques villes dont le roi d’Orléans s’était emparé. Sur le refus du vieux prince, ils l’accablèrent d’outrages, et lui laissèrent pour adieux ces tristes paroles : Puisque tu ne veux pas rendre à ton neveu les cités qui lui appartiennent, nous savons où est la hache qui a fendu la tête à tes frères, et elle sera bientôt dans la tienne[5].

Un jour que le roi Gontran, qui se tenait alors à Châlons, se préparait à recevoir la communion en présence de tout le peuple, quelqu’un s’approcha comme pour lui dire quelque chose à l’oreille ; et au moment où il allait se jeter sur le roi, il laissa tomber un couteau[6]. Aussitôt le roi Gontran ordonna à ses serviteurs de lui faire un rempart de leurs corps, et ils l’entourèrent de toute part.

Une autre fois un mendiant vint lui dire, en grand secret, que Faraulfus, autrefois chambellan de son frère Chilpéric, cherchait les moyens de l’assassiner[7]. Le roi en pâlit, et peu de temps après on apprit la mort de Faraulfus.

L’histoire qui va suivre est plus dramatique encore, et aussi significative[8] :

Après cela le roi Gontran retourna à Châlons, et commença une enquête sur le meurtre de son frère[9]. Or, la reine Frédégonde avait rejeté le crime sur Eberulfus, le chambellan ; parce que, ayant été pressé par elle, après la mort du roi, de rester auprès de sa personne, il s’y était refusé. La reine affirma donc, sous l’inspiration de sa haine, que le chambellan avait tué le prince ; qu’ensuite il avait pillé son trésor et s’était réfugié à Tours. Si le roi veut venger la mort de son frère, qu’il sache donc qu’Eberulfus en a été le premier instigateur. Alors le roi jura, en présence de tous ses leudes, non seulement de faire mourir le meurtrier, mais aussi sa postérité jusqu’à la neuvième génération ; afin d’extirper par leur mort cette atroce coutume, et pour mettre désormais la vie des rois à l’abri de ces attentats. Eberulfus en ayant été instruit, chercha un asile dans l’église de saint Martin, dont il avait plus d’une fois pillé les biens. Le roi ordonna d’y faire la garde, de sorte que les habitants du pays d’Orléans et de Blois y venaient à tour de rôle, de quinzaine en quinzaine ; et après les quinze jours ils s’en retournaient chargés de butin, emmenant les chevaux, le bétail et tout ce qu’ils pouvaient enlever. Mais ceux qui avaient volé les chevaux du bienheureux saint Martin se percèrent eux-mêmes de leurs propres lances au milieu d’une dispute. Deux d’entre eux, qui enlevaient des mules, entrèrent dans une maison, à quelque distance de là, et demandèrent à boire. Le propriétaire leur ayant répondu qu’il n’avait rien à leur donner, ils levèrent leurs lances pour l’en percer ; mais il les prévint, et tirant son épée, il les en perça l’un et l’autre, et ils moururent. Cependant les mules de saint Martin lui furent rendues.

Dans l’intervalle, le bien d’Eberulfus était distribué à d’autres ; l’or, l’argent et les autres effets précieux qu’il portait sur lui furent mis au pillage. Ce qu’il avait reçu en bénéfice du prince fut confisqué, et l’on fit main basse sur ses chevaux, ses porcs et ses bêtes de somme. Une maison qu’il possédait hors des murs, qu’il avait enlevée à l’église, et qui était remplie de provisions de toute espèce de vin, de fourrures et de beaucoup d’autres choses, fut entièrement pillée, et on n’y laissa que les murailles. Il en prit occasion de nous soupçonner, nous qui ne cessions d’aller et de venir dans l’intérêt de ses affaires ; et il promit plus d’une fois, si jamais il rentrait en grâce, de nous faire expier tout cela. Mais Dieu, qui pénètre les replis les plus cachés de notre conscience, sait que nous lui avons donné, sincèrement et de bonne foi, toute l’assistance qui dépendait de nous. Car, quoiqu’il nous eût souvent tendu des embûches à propos des biens de saint Martin, nous avions pourtant un motif de les oublier, puisque nous avions reçu son fils au sortir de l’eau consacrée. Mais il est permis de le croire, ce qui contribua plus que toute autre chose à rendre nos efforts inutiles, c’est qu’il ne témoigna jamais aucun respect pour le saint pontife. Car il lui arriva plus d’une fois de commettre des violences dans le porche de son église et aux pieds du bienheureux, et il ne craignait pas de s’y livrer sans cesse à l’ivresse et à d’autres dérèglements. Un jour qu’il était déjà pris de vin, il en demanda encore à un des prêtres, et sur son refus, il le saisit, le terrassa sur un banc, et l’accabla tellement de coups de poings et de blessures, que le malheureux faillit en mourir ; et il en serait mort sans doute, si les médecins ne lui avaient appliqué des ventouses. Or, il avait établi sa demeure, par crainte du roi, dans la sacristie même de la sainte basilique. Lorsque le prêtre qui en gardait les clefs s’était retiré, après avoir fermé tout le reste, les filles et les autres serviteurs d’Eberulfus entraient par cette porte de la sacristie, examinaient les peintures qui décoraient les murailles, et portaient des mains profanes sur les ornements du saint tombeau : ce qui était une grande impiété aux yeux des hommes religieux. Le prêtre en ayant été instruit, prit le parti de fermer à clef, en dedans, la porte de communication entre la sacristie et l’église. Eberulfus ne s’en aperçut qu’après souper, et lorsqu’il était déjà pris de vin. Nous nous trouvions alors dans la basilique pour prier et chanter l’office du soir. Il entra tout furieux, et commença à m’accabler de malédictions et d’outrages, me reprochant, entre autres injures, de vouloir arracher aux mains du suppliant les bords de l’aube du saint pontife. Je restai frappé de stupeur en voyant l’égarement de cet homme, et je tâchai de l’adoucir par des caresses et de bonnes paroles. Mais voyant que je ne pouvais apaiser sa fureur par ce moyen, je pris le parti de me taire. Alors, voyant que je ne disais plus rien, il se tourna vers le prêtre, et vomit contre lui un torrent d’injures ; puis il revint encore à moi pour se tourner de nouveau vers le prêtre. On eût dit, en quelque sorte, qu’il était possédé du démon ; et, mettant fin en même temps au scandale et à l’office, nous sortîmes de l’église, indignés surtout de ce que, sans respect pour le saint, il n’avait pas craint de soulever un tel débat en présence de son tombeau. Quelques jours après, j’eus un songe que j’allai lui raconter à lui-même dans la sainte basilique. Il me semblait que je célébrais le saint sacrifice de la messe dans la sainte basilique ; et déjà l’autel avec le pain consacré étaient recouverts de la draperie de soie, lorsque je vis tout à coup le roi Gontran qui entrait, et qui criait à haute voix : Jetez dehors l’ennemi de notre race ; arrachez l’homicide des saints autels. Mais moi, à ces paroles, je me tournai vers toi et te dis : Prends, infortuné, la draperie qui recouvre les saints mystères sur l’autel, pour qu’on ne puisse pas te jeter hors d’ici. Et lorsque tu y eus porté la main, tu la laissais échapper et ne pouvais la retenir. Et moi, les mains étendues, je plaçais ma poitrine contre la poitrine du roi, et je disais : N’arrachez point cet homme de la sainte basilique, de peur que vous ne mouriez, de peur que le saint pontife ne vous frappe de son courroux. N’allez point vous jeter sur votre propre glaive ; car, si vous faites cela, vous serez privé de cette vie et de la vie éternelle. Mais le roi refusait de céder, et toi tu lâchais la draperie pour me suivre. Je t’en faisais de grands reproches, et alors tu retournais vers l’autel, tu ressaisissais la draperie, mais tu la laissais échapper de nouveau. Sur ces entrefaites, je m’éveillai plein d’effroi, ne sachant ce que pouvait signifier un tel songe. Lorsque j’eus achevé mon récit, il répondit : Votre songe est véridique, et il s’accorde parfaitement avec ce que, j’ai moi-même pensé. Et qu’avez-vous donc pensé, répliquai-je ? J’ai résolu, répondit-il, si le roi me fait arracher de ce lieu, de saisir d’une main les voiles de l’autel et de l’autre mon épée pour t’en percer tout d’abord, puis pour immoler tous les clercs qui me tomberont sous la main. Après cela, je m’inquiéterai peu de mourir, pourvu qu’auparavant je puisse me venger des clercs de saint Martin. Je restai stupéfait en entendant de telles paroles, et je vis avec étonnement que c’était le diable qui parlait par sa bouche. Jamais, en effet, il n’eut de Dieu la moindre crainte ; car, pendant qu’il était en liberté, ses chevaux et ses troupeaux étaient toujours lâchés dans les moissons et dans les vignes des pauvres gens. Et si ceux dont les travaux étaient ainsi ruinés s’avisaient de les chasser, ils étaient battus incontinent par ses domestiques. Et même, dans la triste position où il était, il se plaisait à raconter qu’il avait ravi injustement le bien du saint patron. Enfin, l’année précédente, il avait persuadé à un citoyen de Tours, homme vain et frivole, d’interpeller en justice les »régisseurs de l’église ; puis, au mépris de l’équité, il s’empara de biens dont l’église était depuis longtemps en possession, en laissant croire qu’il les avait achetés, et donna à l’homme, en récompense, la garniture en or qui ornait le fourreau de son épée.

Cependant[10] le roi Gontran envoya à Tours un certain Claudius, en lui disant : Si tu parviens à faire sortir Eberulfus de l’église et à le tuer, ou à me l’amener enchaîné, je te comblerai de présents et ta fortune est assurée. Mais je te défends, en tout état de cause, de violer la sainte église. Claudius, qui était à la fois plein de témérité et d’avarice, commence par se rendre en toute hâte à Paris, car sa femme était du pays de Meaux ; et d’ailleurs il s’était de» mandé s’il ne serait pas à propos de voir la reine Frédégonde, pensant et disant en lui-même : Si je la vois, je pourrai en tirer encore quelque présent, car je sais qu’elle est l’ennemie de l’homme vers lequel je suis envoyé. Il se présenta donc devant la reine, en reçut de grands présents et de plus grandes promesses encore, s’il parvenait à attirer Eberulfus hors de la basilique et à le tuer sur place ; ou du moins à le charger de chaînes au moyen de quelque ruse, ou même à le tuer dans l’enceinte consacrée. Après quoi il retourna à Châteaudun, pour prier le comte de lui donner trois cents hommes, sous prétexte de faire garder les portes de la ville de Tours, mais réellement dans l’intention de s’en servir pour faire mourir Eberulfus. Le comte les lui fournit, et Claudius prit le chemin de Tours. Et dans la route il se mit à consulter les auspices, selon la coutume des Barbares, et à dire qu’ils ne lui présageaient rien de bon. Et en même temps il demandait si la puissance de saint Martin s’exerçait incontinent sur les traîtres, et si sa vengeance éclatait sans délai sur ceux qui outrageaient ses suppliants ? Il eut soin de laisser derrière lui les hommes qui, comme nous venons de le dire, devaient lui prêter main forte, et il se rendit seul à l’église. Il s’approcha aussitôt du malheureux Eberulfus, jurant et protestant par tout ce qu’il y a de plus sacré, par la puissance de saint Martin qui l’entendait, que nul ne serait jamais plus sincère que lui dans son dévouement, que personne n’était plus propre que lui à bien servir ses intérêts auprès du roi. Car le misérable avait fait ce raisonnement en lui-même : Si je ne parviens pas à le tromper à force de parjures, je ne réussirai jamais, Et lorsqu’Eberulfus lui eut vu répéter les mêmes serments dans l’église, sous les portiques de l’église ; et dans chacun des coins de l’Atrium, il finit par ajouter foi à ses parjures. Le lendemain, comme nous nous trouvions à la campagne, à une distance de trente milles environ de la ville, il fut invité, avec Claudius et beaucoup d’autres citoyens, à un festin qui se donna dans l’église ; et l’intention de Claudius était de le tuer dans l’endroit, si ses serviteurs venaient à s’éloigner. Mais Eberulfus, avec son étourderie ordinaire, ne s’aperçut de rien. Le repas fini, Claudius et lui se mirent à promener dans l’Atrium, se promettant l’un à l’autre foi et amitié par des serments réciproques. Et tout en causant sur ce ton, Claudius dit à son voisin : J’aurais plaisir à aller boire dans ta maison, si j’y trouvais des vins mêlés de parfums, ou si du moins ta courtoisie faisait venir un vin plus généreux pour nos dernières libations. A ces mots Eberulfus, plein de joie, répondit qu’il en avait, et ajouta : Vous trouverez dans ma maison tout ce qui vous fera plaisir ; que mon seigneur daigne seulement entrer dans mon humble demeure. Et il envoya ses esclaves, l’un après l’autre, pour chercher les vins les plus exquis, du vin de Falerne et de Gaza. Alors Claudius, le voyant seul et sans domestiques, leva la main vers l’église et s’écria : Bienheureux Martin, accorde-moi la grâce de revoir bientôt ma femme et mes parents ! En effet, le misérable ne savait à quoi se résoudre, voulant à la fois tuer son hôte dans l’Atrium, et craignant néanmoins la puissance du saint évêque. Au moment même l’un des esclaves de Claudius, qui était très vigoureux, saisit Eberulfus par derrière, le serre fortement entre ses bras, le force à rejeter la tête en arrière et à présenter ainsi la gorge au couteau. Claudius tire en même temps son épée du fourreau et se prépare à l’en frapper. Mais Eberulfus, de son côté, et malgré les mains qui le retenaient, parvint à tirer un poignard qu’il portait à la ceinture, et s’apprêta à riposter. Claudius, le premier, réussit à lui porter de toute sa force un coup de couteau dans la poitrine. Eberulfus, à son tour ; lui plongea non moins vigoureusement son poignard sous l’aisselle, et le retirant aussitôt, il coupa d’un second coup le pouce à son adversaire. Mais, sur ces entrefaites, ses gens survinrent armés de glaives, et couvrirent Eberulfus de blessures. Il parvint cependant à s’échapper, à moitié mort, de leurs mains ; et comme il s’efforçait de fuir, ils le frappèrent violemment sur la tête à coup d’épée et le renversèrent sur la place. Sa cervelle jaillit au loin de tous côtés, et il mourut. Claudius, tout effrayé, se jeta dans la cellule de l’abbé, demandant asile et protection à l’homme dont il avait dédaigné de respecter le patron. L’abbé n’avait pas encore eu le temps de se lever, lorsque Claudius s’écria : Un crime horrible vient d’être commis, et si vous ne venez à notre secours nous mourrons. Comme il prononçait ces paroles, les serviteurs d’Eberulfus arrivèrent armés d’épées et de lances, et trouvant la porte fermée, ils brisèrent les vitres, décochèrent des traits par les fenêtres, et percèrent de part en part Claudius déjà à moitié mort. Ses satellites s’étaient cachés derrière les portes et sous les lits. L’abbé est enlevé par deux clercs et peut à peine échapper en vie du milieu de la mêlée. Alors les portes sont ouvertes, et la foule des hommes armés s’y précipite. Quelques-uns des pauvres qui étaient à la charge de l’église et d’autres encore, se mettent à défaire la toiture de l’abbaye, pour expier le crime qui venait d’y être commis. Enfin une troupe de possédés et de mendiants arrive avec des pierres et des bâtons pour venger l’injure faite à l’église, indignée de voir commettre en ces lieux des choses qui n’y avaient jamais été commises jusqu’alors. Que dirai-je encore ? Les fuyards sont tirés de leurs cachettes et mis cruellement à mort. Le pavé de la cellule était tout souillé de sang. On traîna dehors les cadavres, et, après les avoir dépouillés, on les laissa nus sur le sol. Dans la nuit même, les meurtriers se sauvèrent avec les dépouilles ; mais la vengeance de Dieu ne tarda pas à éclater sur ceux qui n’avaient pas craint de souiller de sang humain une terre qui lui était consacrée.

Mais de toutes les histoires que Grégoire de Tours a répandues avec une si heureuse profusion dans la sienne, il n’en est aucune qui peigne mieux les dangers de cette situation, que celle de l’usurpateur Gondovald.

C’était un aventurier qui se prétendait fils de Chlotaire Ier, et réclamait une partie de son royaume à ce titre. Sa mère l’avait soigneusement élevé dans la culture des lettres ; et quoique le roi Chlotaire n’eût jamais voulu le reconnaître, l’enfant n’en portait pas moins la longue chevelure des rois mérovingiens, et la sienne retombait en tresses flottantes sur ses épaules. Un jour, sa mère vint le présenter à Childebert l’ancien et lui adressa ces paroles : Voici votre neveu, le fils du roi Chlotaire, votre frère. Son père ne l’a jamais aimé ; prenez-le donc auprès de vous, car il est de votre sang. Chlotaire n’eut pas plutôt appris cette nouvelle, qu’il fit dire à Childebert de lui envoyer l’enfant ; et dès qu’il l’eut en son pouvoir, il le fit tondre, disant : Ce n’est pas moi qui l’ai engendré. A la mort de Chlotaire, Charibert, l’un de ses fils, l’emmena dans son royaume ; puis il l’envoya à Sigebert, qui le réclama, le tondit de nouveau et le renferma dans Cologne. Il parvint à s’échapper, laissa de nouveau croître sa chevelure, et finit par se retirer en Italie auprès de Narsès. De là il se rendit à Constantinople. Plusieurs années après, et lorsqu’il avait perdu tout espoir de retour, il vit arriver Gontran-Boson, l’un des plus puissants seigneurs du royaume des Francs, qui le pressait de revenir et offrait de lui en fournir les moyens. Il lui montra en même temps les noms de plusieurs comtes et prélats du royaume d’Austrasie qui lui promettaient leur concours. Alors Gondovald le conduisit dans les douze églises lés plus vénérées de Constantinople, lui fit répéter douze fois le même serment et se confia à sa parole. Quelques semaines après il débarquait à Marseille. L’évêque Théodore lui fit grand accueil, et lui donna, à son départ, une escorte de cavalerie qui le conduisit à Avignon, auprès du préfet Mummolus, à qui le roi Gontran avait donné le titre de Patrice et le gouvernement de tout le royaume de Bourgogne. A cette nouvelle, une partie du Midi se déclare pour lui ; le duc Didier, que Chilpéric avait chargé de conduire sa fille Rigonthe en Espagne, où l’attendait une royale alliance, abandonne la jeune barbare, pille ses trésors, et vient rejoindre Mummolus et Gondovald dans les murs d’Avignon. A quelque temps de là, Gondovald était solennellement élevé sur le pavois à Brive-la-Gaillarde ; puis il se mit à parcourir son royaume, recevant les serments de fidélité des grands et du peuple à Angoulême, à Toulouse, à Bordeaux, et parlant d’aller bientôt fixer sa résidence à Paris. De Bordeaux il envoya deux députés à Gontran, portant dans leurs mains des baguettes consacrées, selon la coutume des Francs, afin que personne n’osât violer le caractère dont ils étaient revêtus[11]. Mais Gontran, sans s’y arrêter, ordonna de les amener enchaînés en sa présence, et les fit mettre incontinent à la torture. Ils avouèrent, au milieu des tourments, que tous les seigneurs du royaume de Childebert avaient juré la mort du roi d’Orléans[12] ; ce qui causa une telle frayeur à Gontran qu’il résolut de se réconcilier immédiatement avec son neveu. Il l’appela auprès de lui, fit répéter aux deux envoyés, en présence de Childebert, ce qu’ils avaient déjà affirmé devant lui-même ; puis plaçant une lance dans la main du jeune roi d’Austrasie : Par ce signe, dit-il, je te livre tout mon royaume. Vas, et soumets à ta domination toutes les villes qui m’appartiennent, comme si elles étaient véritablement à toi ; puisque mes péchés ont voulu qu’il ne restât plus d’autre rejeton de ma famille que toi, qui es le fils de mon frère[13]. Alors, prenant son neveu à part, il lui fit connaître quels étaient ceux de ses leudes qui avaient trahi sa confiance, quels étaient ceux qui la méritaient encore ; puis au banquet du soir il dit à tous : Voyez, ô Francs, voyez comme mon fils Childebert est déjà grand. Voyez ! et gardez-vous bien de le prendre pour un enfant. Renoncez maintenant à vos malices et à vos brigandages ; car vous avez un roi à qui vous devez tous obéissance et respect[14]. Ensuite il envoyé une armée à la poursuite de Gondovald.

Ce dernier, instruit de la réception faite à ses ambassadeurs, avait mis la Garonne entre lui et son adversaire, et venait de se renfermer dans Comminges. Cette place était réputée imprenable, à cause dés rochers à pic qui en défendaient les approches. Cependant on annonce que l’armée de Gontran arrive, ravageant, dévastant, détruisant tout sur son passage. Elle eut bientôt cerné la ville. Quelques soldats, grimpant sur une colline qui était presqu’au niveau des remparts, reconnurent Gondovald, et haussant la voix : N’est-ce pas toi, s’écriaient-ils, ce méchant peintre que l’on voyait au temps du roi Chlotaire décorer les oratoires, les murs et les plafonds ? N’est-ce pas à toi que les Gaulois donnaient le nom de Ballomer ? Te voilà enfin sur les bords du gouffre que tu as cherché si longtemps : nous allons t’y précipiter[15]. L’infortuné, pour toute réponse, se mit à leur raconter la longue histoire, et termina en demandant la permission de retourner à Constantinople. Cependant la ville résistait bravement à toutes les attaques. Les assiégeants ennuyés envoyèrent dire à Mummolus : Reconnais l’autorité de ton maître le roi Gontran. Quelle est ta folie ? Où vas-tu te jeter, et que peux-tu attendre qu’une perte certaine ? Déjà ta femme et tes enfants sont entre les mains du roi. Ta femme est en prison, tes fils ont été mis à mort. Alors le traître résolut de livrer Gondovald pour se sauver lui-même. Je vois, dit-il, que notre règne touche à sa fin ; et en même temps il se mit en rapport avec les envoyés de Gontran. Ceux-ci n’hésitèrent point à lui promettre de le faire rentrer en grâce auprès du roi, et à lui garantir la vie sauve dans tous les cas. Alors il se prépara à agir.

Mummius[16], l’évêque Sagittaire et Waddon, s’étant rendus auprès de Gondovald, lui dirent : Tu sais quels serments de fidélité nous t’avons prêtés. Ecoute maintenant un conseil salutaire : éloigne-toi de cette ville, et présente-toi à ton frère, comme tu l’as souvent demandé. Nous en avons déjà parlé avec ces hommes, et ils ont dit que le roi ne veut pas perdre ton appui, parce qu’il reste peu de rejetons de votre race. » Mais Gondovald comprenant leur artifice, leur dit tout baigné de larmes : C’est sur votre invitation que je suis venu dans les Gaules. Gontran-Boson m’a enlevé une partie de mes trésors, qui contiennent » des sommes immenses d’or et d’argent et différents objets, et le reste est dans la ville d’Avignon. Quant à moi, plaçant, après le secours de Dieu, tout mon espoir en vous, je me suis confié à vos conseils, et j’ai toujours souhaité de régner par vous. Maintenant, si vous m’avez trompé, répondez-en auprès de Dieu, et qu’il juge lui-même ma cause. A ces paroles, Mummolus répondit : Nous ne te disons rien que de vrai, et voilà les plus forts hommes du roi Gontran qui t’attendent à la porte. Défais maintenant mon baudrier d’or dont tu es ceint, pour ne pas paraître marcher avec orgueil ; prends ton glaive, et rends-moi le mien. Gondovald lui dit : Je ne vois autre chose dans ces paroles que la perte de ce que j’ai reçu et porté par amitié pour toi. Mais Mummolus lui affirmait avec serment qu’on ne lui ferait aucun mal. Etant donc sorti par la porte, Gondovald fut reçu par Ollon, comte de Bourges, et par Boson ; mais Mummolus, rentrant dans la ville avec ses satellites, ferma la porte très solidement. Se voyant livré à ses ennemis, Gondovald leva les mains et les yeux au ciel, et dit : Juge éternel, véritable vengeur des innocents, Dieu dont toute justice procède, à qui le mensonge déplaît, en qui ne réside aucune ruse ni aucune méchanceté, je te confie ma cause, te priant de me venger promptement de ceux qui ont livré un innocent entre les mains de ses ennemis ! Après ces paroles, ayant fait le signe de la croix, il s’en alla avec les hommes dont nous venons de parler. Quand ils se furent éloignés de la porte, comme la vallée située au-dessous de la ville descend rapidement, Ollon l’ayant poussé le fit tomber, en s’écriant : Voilà votre Ballomer, qui se dit frère et fils de rois. Puis, lançant son javelot, il voulut l’en percer ; mais l’arme, repoussée par la cuirasse, ne lui fit aucun mal. Comme Gondovald s’était relevé, et s’efforçait de remonter sur la hauteur, Boson lui brisa la tête d’une pierre. Il tomba aussitôt, et mourut. Tous les soldats accoururent, et, l’ayant percé de leurs lances, ils lui lièrent les pieds avec une corde, le traînèrent tout à l’entour du camp, lui arrachèrent les cheveux et la barbe, et le laissèrent sans sépulture dans l’endroit où ils l’avaient tué.... Le lendemain, les portes furent ouvertes, l’armée entra et égorgea tous les assiégés, massacrant au pied même des autels de l’église les pontifes et les prêtres du Seigneur. Après avoir tout tué, de telle sorte qu’il ne resta pas même un enfant assez grand pour pisser contre un mur[17], ils mirent le feu à toute la ville, aux églises et aux autres édifices, si bien qu’il ne resta plus que le sol.

La mort de Gondovald fut suivie de celle des traîtres qui venaient de le livrer, et l’on prévit que cette lutte entre l’aristocratie et la royauté mérovingienne ne pouvait se terminer désormais que par la ruine de l’une des deux. Les Francs finiront par l’emporter ; mais Gontran ajourna leur victoire par une conduite à la fois prudente et énergique ; effrayant par d’horribles supplices ceux qui seraient tentés d’imiter lés meurtriers de Sigebert et de Chilpéric[18], désarmant la vengeance des Francs en réparant les injustices de ses frères[19], et se conciliant les évêques par d’adroites prévenances et des largesses intéressées. Ecoutez ce curieux récit de Grégoire de Tours[20] :

Le matin, le roi ayant visité les lieux saints pour y faire sa prière, arriva à notre logis... Je me levai plein de joie, je l’avoue, pour aller à sa rencontre ; et après avoir fait l’oraison, je le priai de vouloir bien accepter dans ma maison les eulogies de saint Martin. Il ne s’y refusa pas, mais il entra avec bonté, but un coup, et après nous avoir invite à sa table, il s’en alla tout content... Le jour venu, le roi, après s’être lavé les mains, reçut la bénédiction des évêques, et s’assit parmi nous avec un visage gai et une contenance joyeuse. On était à la moitié du repas, lorsque le roi voulut que je fisse chanter celui de mes diacres qui, la veille, avait dit les répons des psaumes ; et lorsqu’il eut chanté, il m’ordonna de faire chanter encore tous les prêtres qui se trouvaient là présents. Je leur en donnai l’ordre aussitôt, par le commandement du roi, et chacun chanta devant lui aussi bien qu’il le put. Et comme on apportait des plats, le roi dit : Toute cette argenterie appartenait au parjure Mummolus ; maintenant elle est à moi, par là grâce du Seigneur. J’en ai déjà fait briser quinze plats comme ce grand que vous voyez, et je n’ai réservé que celui-là, et un autre de cent soixante-dix livres. Pourquoi en aurais-je gardé plus qu’il n’en faut pour mon propre usage ? Je n’ai, hélas ! d’autre fils que Childebert, qui a bien assez des trésors que lui a laissés son père, et de ceux que j’ai pris soin de lui envoyer des effets de ce misérable trouvés à Avignon. Le reste sera consacré aux besoins des pauvres et des églises. Je vous demande seulement, ô prêtres du Seigneur ! d’implorer la miséricorde de Dieu pour mon fils Childebert. C’est un homme sage et de mérite, et tel que, depuis longues années, à peine en pourrait-on trouver un aussi prudent et aussi courageux. Si Dieu daigne le conserver à la Gaule, peut-être y a-t-il encore quelque espoir que notre race, aujourd’hui presque anéantie, se relèvera de ses ruines.

Cet enfant, que le vieux roi recommandait si tendrement aux évêques, se trouvait en but, comme Gontran à une espèce de conspiration permanente, qui rivait entouré, dès le berceau, de poison et de poignards, et à laquelle il finira par succomber.

Rauching, nous dit Grégoire de Tours[21], s’unit avec les principaux du royaume de Chlotaire, fils de Chilpéric ; et sous prétexte de traiter de la paix, de prévenir les différents et d’empêcher les ravages qui se commettaient sur les confins des deux royaumes, ils tinrent conseil pour aviser aux moyens de tuer le roi Childebert ; après quoi, Rauching devait régner en Champagne avec Théodebert, l’aîné des fils du prince. Ursion et Bertefried, de leur côté, devaient prendre avec eux le plus jeune fils de Childebert, qui venait à peine de naître, donner la chasse à Gontran et s’emparer de son royaume. De plus, ils frémissaient de colère contre la reine Brunehaut, et prétendaient la couvrir d’ignominie, comme ils l’avaient déjà fait pendant son veuvage. En conséquence, Rauching, enflé de sa puissance, et se flattant en quelque sorte de parvenir bientôt à l’éclat du diadème, se mit en route pour se rendre auprès du roi Childebert, et pour accomplir ce qu’ ils avaient projeté. Mais la bonté divine fit parvenir ce propos à l’oreille du roi Gontran, qui envoya en secret des messagers au roi Childebert, lui fit connaître tout ce qui se machinait contre lui, et lui fit dire en même temps : Hâte-toi, pour que nous nous voyions sans retard, car nous avons des affaires à traiter ensemble. Childebert s’étant informé avec soin de ce qu’on lui annonçait, et s’étant assuré de la vérité des faits, manda Rauching auprès de lui. Dès qu’il fut arrivé, le roi, avant de l’admettre en sa présence, donna ses ordres et envoya des esclaves munis de lettres, et avec permission de se servir des chevaux de l’État, pour mettre la main sur tout ce qui lui appartenait. Ensuite il ordonna de l’introduire dans sa chambre à coucher ; et après avoir causé avec lui de choses et d’autres, il le congédia de nouveau. Comme il sortait, deux valets qui l’attendaient à la porte le saisirent par les pieds au moment où il franchissait le seuil et le renversèrent, de telle sorte qu’une moitié du corps se trouvait dehors et l’autre dedans. A l’instant même des gens apostés pour cela se précipitèrent sur lui avec des glaives. Ils lui brisèrent la tête en morceaux si menus, que le tout ressemblait à une cervelle pilée, et il expira aussitôt. Ensuite il fut dépouillé, jeté par la fenêtre et recouvert d’un peu de terre. Il était dissolu dans ses mœurs, d’une avidité surhumaine, toujours prêt à envahir le bien d’autrui et fort enflé de ses propres richesses ; au point que dans les derniers temps il allait jusqu’à se dire fils du roi Chlotaire... Les esclaves que le roi avait envoyés pour mettre la main sur ses biens, trouvèrent dans ses trésors, plus d’or et d’argent qu’on n’en aurait pu trouver dans le trésor du prince. Le tout fut apporté au roi. Or, le jour où il avait été tué, plusieurs Tourangeaux et Poitevins se trouvaient avec le roi, et l’intention des meurtriers, s’ils avaient pu exécuter leurs projets, était de les livrer au supplice en leur disant : C’est l’un de vous qui a voulu tuer notre roi. Mais le Dieu tout puissant dissipa leurs desseins, parce qu’ils étaient pleins d’iniquité ; et ainsi se trouva vérifiée cette parole de l’écriture : Tu tomberas toi-même dans la fosse que tu auras préparée pour ton frère.

Cependant Ursion et Bertefried, se croyant assurés que Rauching viendrait à bout de son entreprise, s’avançaient déjà avec une armée ; mais apprenant de quelle manière il avait été tué, ils renforcèrent leur troupe d’une multitude de gens qui paraissaient leur appartenir, et se sentant coupables, ils se renfermèrent, avec tout ce qu’ils possédaient, dans le château de Vaivres, voisin de la villa d’Ursion, dans l’intention de se défendre par la force, si le roi Childebert venait les attaquer. Car Ursion était l’auteur et la cause de tous ces malheurs. Mais la reine Brunehaut fit dire à Bertefried : Sépare-toi de cet homme qui est notre ennemi, et tu auras la vie ; autrement, tu périras avec lui. C’est que la reine avait tenu son fils sur les fonts du baptême, et voulait user de miséricorde envers lui. Il répondit : A moins que la mort ne m’en sépare, jamais je ne l’abandonnerai.

Cependant le roi Gontran envoya de nouveau vers son neveu Childebert pour lui dire : Mets de côté tout délai et viens, que je te voie ; car il est de toute nécessité que nous nous voyions, dans l’intérêt de notre sûreté et dans celui des affaires publiques. Alors Childebert prit avec lui sa mère, sa sœur et sa femme, et alla trouver son oncle. Avec lui vint encore Magneric, évêque de Trèves, et Gontran-Boson, qu’Agéric, évêque de Verdun, avait pris sous sa protection. L’évêque, qui avait promis de le représenter, ne vint pas avec lui, parce qu’il était convenu qu’il paraîtrait sans défense devant les rois ; afin que si l’on jugerait devoir le mettre à mort, il ne fût pas couvert par l’évêque, et que si on lui accordait la vie, il pût s’en aller en liberté. Mais les rois le jugèrent coupable de plusieurs trahisons, et décidèrent qu’il serait mis à mort. Lorsqu’il apprit cette nouvelle, il courut à la démettre de l’évêque Magneric, ferme les portes, éloigna ses clercs et ses serviteurs, et lui dit : Je sais, très saint évêque, que tu es en très grand honneur auprès des rois. Je viens donc chercher un asile auprès de toi. Voilà que les meurtriers sont déjà à la porte. Apprends donc que si tu ne me donnes pas les moyens d’échapper, je vais te tuer tout d’abord, puis je sortirai pour mourir à mon tour. Oui, sache bien qu’il faut qu’une même mort nous réunisse, ou que nous soyons sauvés tous les deux. Je sais, ô saint évêque ! que le roi est ton fils spirituel, et que tu obtiendras de lui tout ce, que tu demanderas. Il ne refusera à ta Sainteté rien de ce que tu désireras. Obtiens donc mon pardon, ou mourons ensemble. En disant ces paroles, il agitait son poignard. L’évêque, effrayé, lui dit : Eh ! que puis-je faire, si tu me retiens ici ? Laisse-moi sortir pour que j’aille implorer la miséricorde des rois, et peut-être auront-ils pitié de toi. Non pas, répondit le suppliant ; mais envoie les clercs et tes affidés pour rendre compte de ce que je t’ai dit. Cependant les choses ne furent pas annoncées aux rois comme elles étaient. On leur dit seulement que l’évêque prenait Gontran sous sa protection ; ce qui fit que le prince indigné s’écria : Si l’évêque refuse de sortir, qu’il périsse avec le perfide ! A cette nouvelle, l’évêque se hâta d’envoyer au roi des messagers qui lui dirent ce qu’il en était. Mais le roi Gontran n’en répondit pas moins : Mettez le feu à la maison, et si l’évêque ne peut pas sortir, qu’ils brûlent tous deux dans le même bûcher ! Mais les clercs brisèrent la porte, et parvinrent à faire sortir le prélat. Alors le malheureux, se voyant pressé de tous côtés par les flammes dévorantes, se présenta à la porte, son glaive à la main ; mais à peine eut-il franchi le seuil qu’un homme du peuple lui brisa le front d’un coup de lance. L’infortuné, étourdi par ce coup, et comme hors de lui, essayait en vain de faire usage de son poignard, lorsqu’il se vit percé par ceux qui l’entouraient d’un si grand nombre de coups de lance, que le corps, soutenu par les bois dont la pointe s restait attachée à ses flancs, ne put tomber à terre. On tua en outre quelques personnes qui se trouvaient avec lui, et on les exposa avec lui en plein vent. Ce ne fut qu’à grande peine que l’on put obtenir des princes la permission de les recouvrir d’un peu de terre.

Après quoi le roi Gontran conclut sa paix avec son neveu et les trois reines ; et tous ensemble, après s’être fait mutuellement des présents et avoir terminé les grandes affaires pour lesquelles ils s’étaient réunis, témoignèrent leur joie par des réjouissances et des festins. Et l’on entendit le roi Gontran louer le Seigneur et s’écrier : Je te rends s de très humbles actions de grâce, Dieu tout puissant ce qu’il m’a été donné de voir des fils issus de mon fils Childebert. Et ainsi, après avoir rendu à Dieu de nouvelles actions de grâce dans la paix et la joie de leurs cœurs, ils firent rédiger les conditions de leur accord, se firent de nouveaux présents, s’embrassèrent une dernière fois ; puis chacun retourna dans ses domaines.

De cette entrevue, et des terribles circonstances qui l’avaient provoquée, sortit le célèbre traité d’Andlaw (587). Après avoir réglé à l’amiable les affaires de famille qui les avait divisés si longtemps, les demi rois ajoutèrent et jurèrent de garder les conventions que voici[22] :

Il est pareillement convenu, aux termes de l’accord fait entre le seigneur Gontran et le seigneur Sigebert de bonne mémoire, que les leudes, qui, après la mort du seigneur Chlotaire (leur père), avaient d’abord prêté serment entre les mains du seigneur Gontran, et qui depuis seraient convaincus d’avoir engagé leur foi à un autre, seront expulsés des lieux où ils demeurent (des bénéfices qu’ils ont obtenus). Il est convenu pareillement que ceux qui après la mort du roi Chlotaire avaient d’abord prêté serment au seigneur Sigebert, et qui depuis l’auraient violé, seront traités de la même manière. Pareillement, tout ce que les rois ci-dessus nommés ont donné ou voudront donner légitimement, avec la grâce de Dieu, aux églises ou à leurs propres fidèles, qu’il leur soit inviolablement conservé ; et tout ce qui peut être dû par le droit et la loi à chacun des fidèles, dans l’un ou l’autre royaume, que personne n’en éprouve aucun préjudice, mais qu’il soit loisible à chacun de garder et de recouvrer ce qui lui est dû. Et si quelque chose a été enlevée à quelqu’un sans motif pendant la minorité des princes (interregna), qu’elle lui soit rendue après enquête (audientia habita), Pour ce qui est des dons faits par la munificence des rois nos prédécesseurs, jusqu’à la mort du roi Chlotaire, de glorieuse mémoire ; que les possesseurs en jouissent en toute sécurité ; et si quelqu’un en a été dé» pouillé sans l’avoir mérité, qu’il rentre en possession dès ce moment. Et comme l’union conclue par lesdits rois au nom de Dieu est sincère et sans artifice, il est convenu que les fidèles de l’un et de l’autre pourront toujours et en tout temps aller et venir librement dans l’un et dans l’autre royaume, tant pour les affaires publiques, que pour leurs propres intérêts ; pareillement aucun des deux ne cherchera à débaucher les leudes de l’autre, ni ne leur fera accueil. Que si par hasard quelqu’un, pour quelque offense, croit devoir se réfugier chez l’un ou l’autre, il sera livré après avoir préalablement obtenu son pardon, selon la gravité de la faute.

Voilà donc une sorte d’assurance et de garantie mutuelle que les rois, dans leur détresse, sont forcés de se donner contre les &filtres et les parjures. On voit en effet, par les récits qui précèdent, quelles passions sauvages et furieuses s’agitaient au fond de cette société mérovingienne, et avec quelle terrible énergie le jeu des intérêts politiques y était engagé de part et d’autre. Il est du reste impossible de se méprendre sur le véritable objet du débat. Il s’agit là, comme partout, de savoir à qui le pouvoir doit rester. C’est, d’un côté, l’indépendance germanique aux prises avec les traditions impériales, et notamment avec la plus odieuse de toutes, la fiscalité ; ce sont, d’un autre, les besoins d’une administration à qui on conteste les plus légitimes prérogatives, et que l’on condamne ainsi à l’impuissance. C’est sur ce terrain que la bataille définitive se livra.

 

 

 



[1] Greg. Turon., IV, 14, ad ann. 553.

[2] C’est le royaume d’Austrasie, la véritable France.

[3] Greg. Turon, Histor., Epitomata per Fredegar., 71.

[4] Greg. Turon, Histor., VII, 8.

[5] Greg. Turon, VII, 14.

[6] Greg. Turon, IX, 3.

[7] Greg. Turon, VII, 18.

[8] Greg. Turon, Histor., VII, 21.

[9] Chilpéric.

[10] Greg. Turon, Histor., 29.

[11] Greg. Turon, VII, 31.

[12] Greg. Turon, VII, 31.

[13] Greg. Turon, VII, 33.

[14] Greg. Turon, VII, 33.

[15] Greg. Turon, VII, 36.

[16] Greg. Turon, Histor., VII, 38.

[17] Mingens ad parietem. — Nous n’avons pas cru devoir altérer cette simplicité.

[18] Greg. Turon, Histor., VII, 21.

[19] Greg. Turon., Histor., VII, 7.

[20] Greg. Turon., Histor., VIII, 2, 3, 4.

[21] Greg. Turon, IX.

[22] Greg. Turon, Histor., IX, 20.