HISTOIRE DES INSTITUTIONS CAROLINGIENNES

LIVRE PREMIER. — ORIGINES MÉROVINGIENNES.

CHAPITRE IX.

ALLIANCE DES GAULOIS ET DES FRANCS CONTRE L’EMPIRE. - DERNIÈRES TENTATIVES POUR CONSTITUER UN EMPIRE GAULOIS. — LE PROJET ÉCHOUE MAIS LES FRANCS RESTENT DÉFINITIVEMENT MAÎTRES D’UNE PARTIE DE LA GAULE. — ILS DÉFENDENT LE RHIN ET ADMINISTRENT L’EMPIRE D’OCCIDENT SOUS LES DERNIERS EMPEREURS.

 

 

La dissolution de l’Empire avait commencé par les révoltes de la Gaule, et ce furent encore les révoltes de la Gaule qui donnèrent le dernier signal de sa ruine. L’issue malheureuse de l’insurrection de Vindex, en ajournant ses espérances, les avait rendues à la fois plus opiniâtres et plus impatientes ; et l’on peut dire que depuis ce jour le pensée permanente de la Gaule fut la rupture du lien qui la rattachait à Pendant quatre cents ans elle se débat dans ce fatal lien sans se lasser, recommençant son œuvre agrès chaque défaite, et croyant voir dans chaque crise nouvelle le présage d’une tardive mais prochaine délivrance. Partout ailleurs la vie s’éteignait lentement sous les pas des Présides et des Proconsuls ; mais dans la Gaule, le caractère indomptable du peuple, et sans doute le voisinage du Rhin et de la Barbarie, semblaient en renouveler incessamment la source[1]. De là cette agitation fiévreuse qui éclate pendant tant de siècles par des révoltes en quelque sorte périodiques et de jour en jour plus difficilement comprimées. Ce jeu des révolutions plaisait singulièrement à la turbulente mobilité des Gaulois. Elle s’y jetait d’elle-même, par instinct et par nature ; croyant anticiper ainsi, au sein même de sa longue servitude, sur les plaisirs de la liberté orageuse qu’elle ne cessait de rêver dans l’avenir. Mais je n’hésite point à croire que la présence des bandes germaniques sur la terre gauloise, et le contraste de cette précieuse indépendance des Germains d’outre-Rhin avec la servitude des Gaules, n’aient puissamment contribué à entretenir cette grande province dans l’état d’irritation et de colère où nous la voyons durant toute la période impériale. Le mauvais succès de l’insurrection de Vindex et la défection de Civilis lui avaient prouvé que l’unité du monde romain était encore plus forte que les ressources de ceux qui faisaient effort pour en sortir. Elle changea donc de système ; et au lieu de chercher prématurément et follement à détacher la Gaule de l’Empire, elle essaya d’imposer à l’Empire des empereurs gaulois. Ses premiers efforts s’étaient brisés contre cette puissante organisation qui tenait enchaînés tant d’éléments hétérogènes ; elle parut la respecter désormais, et borna ses prétentions à la dominer. En effet, il était encore plus facile de se frayer un chemin par la violence ou par l’intrigue jusqu’au centre de ce monstrueux assemblage, que de le dissoudre du premier coup.

De là la longue liste des empereurs gaulois. Elle commence en 69 avec Julius Sabinus, et ne se termine qu’en 455 avec l’auvergnat Avitus. Dans l’intervalle, il n’est point de siècle qui n’ait vu proclamer un nouveau tyran dans la Gaule. En 69 Julius Sabinus succombait sous l’ascendant de l’heureux Vespasien, et en 195 Clodius Albinus se faisait suivre contre Septime Sévère, non seulement des légions de Bretagne qui venaient de le choisir, mais encore des personnages les plus considérables de l’Espagne et de la Gaule[2]. Après la prise de Valérien (260), lorsque l’Empire étonné se vit déchiré en mémé temps par trente usurpateurs, la Gaule en fournit neuf à elle seule[3], les deux Posthumus, Lollianus, Marius, les deux Victorinus, les deux Tetricus et Saturninus[4]. En 280 elle reprit les armes pour soutenir Proculus et Bonose contre l’empereur Probus[5] ; en 286 elle aida Carausius à se maintenir en Bretagne[6] ; en 293 elle fournissait des secours à Allectus, son successeur[7] ; en 350 elle recommençait la lutte contre les fils de Constantin, et mettait le franc Magnence et ensuite le franc Silvanus à sa tête[8]. Le IVe siècle se termina par les révoltes de Maxime et d’Eugène[9], et le Ve s’ouvrit par celles de Constantin et de son fils Constans[10], de Jovinus et de son frère Sébastien[11]. En 455, lorsque le gaulois Avitus fut proclamé empereur à Toulouse, dans le palais d’un roi goth, il n’y avait déjà plus d’Empire, et la scission était consommée. L’histone officielle les a dédaigneusement relégués presque tous parmi les tyrans. Et en effet aucun ne put durer ; tant il restait encore de force à cet Empire mourant ! Le plus souvent ils étaient soutenus en même temps par les Gaulois et par les Barbares d’outre-Rhin ; c’étaient à la fois les candidats de la Gaule et de la Germanie. Nous avons vu que Posthumus avait des Francs dans son armée[12], et tout porte à croire que ses successeurs ne s’en étaient pas privés. Nous savons positivement que Carausius, Allectus, Magnence et Silvanus ne se maintinrent que par eux[13]. Nous verrons ailleurs que Eugène, Constantin, Jovin et Sébastien les avaient appelés à leur secours. Ainsi les Gaulois et les Francs commencent dès lors à s’entendre : ils conspirent déjà pour la ruine de l’Empire ; déjà ils essaient de lui donner des maîtres. Les Francs seuls y réussirent plus d’une fois ; et parmi ces nombreux usurpateurs, il y en a plus d’un sorti de leur nation[14]. Bien plus, à partir des premières années du IVe siècle, les empereurs légitimes ne s’appuient guère que sur eux ; et lorsqu’ils ne règnent pas, ce sont encore eux qui gouvernent. Ce fait s’explique par les misères de l’Empire et par l’étrange révolution qui s’était opérée dans leur fortune. Les Francs, après avoir ébranlé l’Empire romain par leurs attaques comme toutes les autres tribus de la Germanie, venaient comme elles d’accepter enfin le soin de le défendre.

Gallien, nous dit Zosime[15], voyant que de tous les peuples qui attaquaient l’Empire, les Germains[16] étaient les plus redoutables, et qu’ils causaient de grands dommages aux Gaulois des bords du Rhin, résolut de se charger lui-même du soin de les repousser. Il vint donc camper en personne sur les bords du fleuve, pour en garder autant que possible tous les gués, d’un côté interdisant le passage à ceux qui étaient encore sur la rive ennemie, et d’un autre livrant bataille à ceux qui avaient déjà passé sur la rive romaine. Mais comme il avait à combattre des forces supérieures avec des forces insuffisantes, et qu’il ne savait plus quel parti prendre, il crut avoir conjuré le danger en partie en concluant la paix avec l’un des chefs germains ; car ce nouvel allié empêchait les autres Barbares de continuer leurs invasions par le Rhin avec la même régularité qu’autrefois, en s’opposant à tous ceux qui osaient tenter le passage.

Ainsi, en 259 ils se mettent pour la première fois à la solde de l’Empire ; en 262 ils prétendent déjà nommer les empereurs à leur gré[17].

Gallien envoya Aureolus et Clodius, le même qui plus tard obtint l’Empire et commença la dynastie de notre César Constantin, pour commencer les hostilités contre Posthumus. Celui-ci, qui avait à son service un nombre considérable d’auxiliaires gaulois et francs, résolut de marcher en personne contre lui avec Victorinus, qu’il avait associé à son pouvoir. Ce fut le parti de Gallien qui remporta.

La tentative échoua donc et la guerre recommença.

Elle ne cesse désormais que sous le règne de Constantin. Après Probus (282), Maximien Hercule et Constance Chlore passèrent vingt années à combattre les Francs et à les vaincre (286-306), sans venir à bout de les détruire. Ils essayèrent tout aussi vainement d’épuiser la source qui les produisait, en les prenant par milliers dans leurs forêts, et en les versant à flots sur les terres désertes de la Gaule[18].

Autrefois, s’écrie l’un des panégyristes de Maximien Hercule, autrefois l’Asie à ton ordre, Dioclétien Auguste, envoya ses laboureurs peupler les déserts de la Thrace. Plus tard, sur un signe de ta main, Maximien Auguste, le Lète rétabli sur sa glèbe et le Franc vaincu par nos armées, mais couvert de notre pardon, sont venus cultiver les terres abandonnées des Nerviens et des Trévires ; et aujourd’hui, grâce à tes victoires, invincible Constance, tout ce qui restait encore en friche dans le territoire des Ambiani, des Bellovaques, des Tricastini et des Lingons reverdit sous la main du Barbare qui l’arrose de ses sueurs.

Et ailleurs[19] :

Ni les embûches semées par les Barbares sur les pas de ton armée, ni les mystérieuses profondeurs de leurs forêts, ne purent les soustraire au joug de ta divinité. Ils furent forcés de se livrer entre tes mains avec leurs femmes, avec leurs enfants, avec tout l’essaim de leur nombreuse parenté, avec le mince bagage qui composait leur fortune, pour aller repeupler les déserts de la Gaule ; de sorte que les mêmes champs qu’ils avaient frappés de stérilité par leurs ravages furent rendus à la culture et fécondés de nouveau par leurs bras. Quel Dieu, lors même qu’il serait descendu du ciel pour le dire, quel Dieu avant votre règne eût pu nous persuader que nous serions témoins un jour du spectacle qui a frappé, qui frappe encore aujourd’hui nos regards ! Les voilà, entassés par longues files sous les portiques de nos cités, les Barbares que vos,» victoires ont condamnés à l’esclavage ; les guerriers frappés d’épouvante et oubliant dans les fers leur sauvage férocité, les mères fixant des yeux consternés sur la lâcheté de leurs fils, les épouses sur celle de leurs époux, pendant que les petits enfants et les petites filles les caressent tristement de la voix et du regard. Ils vont être répartis entre vos provinciaux, en attendant qu’on les transporte sur les champs dévastés qui les réclament.

Un peu plus tard, Constantin employait alternativement pour leur ruine les légions de l’Empire et les bêtes de l’amphithéâtre. En 506, après une heureuse expédition sur leurs terres, il donna aux Romains un magnifique spectacle : les rois Ascaric et Ragaise furent jetés aux lions[20]. Tu n’as pas hésité, s’écrie le déclamateur Eumène, tu n’as pas hésité à les punir des plus cruels tourments, sans redouter les haines éternelles de cette odieuse race et ses colères inexpiables  Tu les as étouffés comme deux dragons ; ainsi les supplices des plus cruels tyrans ont été les jeux de ton adolescence. Mais Constantin se fatigua de les vaincre, et jugea qu’il serait plus sage de s’en servir. Comme autrefois César au début des guerres civiles, il enrôla des Barbares pour, écraser ses ennemis. Et en effet, il parcourut à leur tête l’univers romain. Mais il ne se contenta point de les enrôler dans ses armées ; le premier des empereurs il abaissa jusqu’à eux les magistratures civiles ; et Julien, son neveu, qui l’imita, lui en fait un grave reproche[21]. Le reproche est injuste. Ce furent les Francs qui firent tomber devant lui tant de redoutables compétiteurs ; et après la victoire, ils furent encore les instruments des nombreuses et décisives réformes qui la suivirent[22]. Je sais néanmoins quelle est la part qu’il faut laisser au Christianisme dans les succès du premier empereur chrétien ; mais je tâche de ne point oublier celle qui revient aux Barbares. Constantin, qui avait conquis l’Empire avec leur épée, et qui en avait renouvelé la face en continuant de s’appuyer sur elle, semble leur avoir légué en mourant le soin de défendre sa dynastie[23]. Mais ils aimèrent mieux essayer de recueillir sa succession. La tentative de Magnence fut la première.

Constant, nous dit Zosime[24], ayant fait périr son frère Constantin, donna toute licence à quelques jeunes débauchés qu’il avait auprès de lui en qualité d’otages...., ce dont sa cour ordinaire se montra très jalouse. Les mécontents... conspirèrent contre lui et mirent à leur tête Marcellin, comte des Largesses, et Magnence, commandant des Joviens et des Herculiens. Un jour que Marcellin célébrait la naissance de son fils, il invita Magnence et beaucoup d’autres à un grand festin. Le festin se prolongea fort avant dans la nuit. Magnence sortit alors de la salle sur quelque prétexte, et parut peu après avec la robe impériale. A l’instant même il fut proclamé empereur. Les bourgeois d’Autun (car c’est là que l’on se trouvait), y joignirent leurs acclamations et leurs suffrages. Le bruit s’en étant répandu au loin, les paysans s’assemblèrent de leur côté. Des troupes de cavalerie, arrivées depuis peu d’Illyrie, pour servir de recrues aux légions des Gaules, s’y joignirent.... Constant en ayant eu avis, voulut se sauver à Elne dans les Pyrénées ; mais il y fut arrêté par Gaison, qui avait été envoyé pour cela, et tué sans que personne se mit en devoir de le défendre.

L’usurpateur se vit pendant trois ans (350-355), à la tête de ses compatriotes, maître absolu de tout l’Occident. Constance, le dernier des fils de Constantin, ne réussit à l’en chasser qu’au prix de quatre grandes batailles, à Nursie (351), à Aquilée (352), à Pavie et à Lyon (353). Magnence vaincu fut réduit à se donner la mort ; mais deux, ans après (355), Silvanus l’avait remplacé, et les Francs régnaient de nouveau sur la Gaule. Nul autre événement ne peut nous donner une plus juste idée du rôle qu’ils jouaient alors dans l’Empire. C’est Ammien Marcellin qui nous en a transmis les détails. Ecoutons ce curieux récit[25] :

Depuis longtemps, et grâce à une longue incurie, les Gaules étaient livrées sans défense aux meurtres, aux ravages et à l’incendie, et les Barbares y promenaient impunément leurs fureurs ; lorsque Silvanus, chef des milices à pied, s’y rendit par l’ordre du prince, avec la mission de réprimer ces désordres. Arbétion, de son côté, hâta par tous ses moyens d’influence l’adoption de cette mesure, impatient de placer sur les épaules d’un rival absent le poids d’une mission si lourde et si périlleuse. Cependant un certain Dynamius, qui avait la charge des bêtes de somme affectées au service du prince, avait demandé à Silvanus des lettres de recommandation pour ses amis, étant très connu de lui, et pour ainsi dire l’un de ses familiers. Celui-ci, qui ne soupçonnait en cela aucune intrigue, lui en donna sans difficulté ; mais Dynamius garda les lettres, avec le projet de s’en servir en temps convenable pour quelque mauvais dessein. C’est pourquoi, pendant que Silvanus parcourait les Gaules pour le salut de la République, et en chassait les Barbares, déjà découragés et tremblants devant lui, le traître, plein de ruse, et rompu aux trahisons, ourdit sa trame, et dressa une machination infernale. Le bruit public lui donnait pour excitateurs et pour complices Lampadius, préfet du prétoire, Eusébius, ex-comte de la fortune privée de l’empereur, surnommé Mattiocopa, et Edesius, ex-maître du secrétariat, auxquels le préfet avait ménagé la dignité de consuls, comme à deux de ses plus intimes amis. On eut soin d’effacer, avec le bouton du graphium, le contenu des lettres écrites par Silvanus, en ne laissant subsister que la signature, et on le remplaça par un texte tout différent. Silvanus priait et suppliait, en termes couverts, les amis qu’il avait à la cour, ou même de simples particuliers, tels que Tuscus Albinus et plusieurs autres, de lui venir en aide dans les grands desseins qu’il méditait, disant qu’il devait prochainement venir saluer le trône du prince. Telle fut la fourbe qu’on inventa pour perdre un innocent. Le préfet se chargea de présenter ces lettres au prince, et entra seul au Consistoire pour les lui communiquer. Il donna lecture de ce tissu de faussetés habilement forgées ; et aussitôt l’ordre fut donné de mettre la main sur les tribuns, et d’aller arrêter dans les provinces les particuliers dont les noms se trouvaient dans les prétendues lettres de Silvanus. A l’instant même, Malarich, commandant des Gentils, outré d’une telle iniquité, rassemble ses compatriotes, exhalant une sauvage et bruyante indignation, et s’écriant que l’on ne devait pas circonvenir par des machinations et des ruses des hommes aussi dévoués à l’Empire. En même temps, il demandait qu’on l’envoyât sur-le-champ vers Silvanus, se chargeant de l’emmener à Rome, en offrant de laisser toute sa famille pour étages, et la parole de Mallobaude, tribun des Armaturœ, pour garants de son retour, et affirmant que Silvanus n’avait rien tenté de pareil à ce que ses ennemis les plus acharnés lui reprochaient. Ou bien encore il offrait de rester, pendant que Mallobaude se rendrait en toute hâte auprès de Silvanus, chargé de la même mission. Il disait, en effet, que si l’on envoyait un étranger, Silvanus, qui de sa nature était fort ombrageux, et qui s’alarmait sans motif, ne manquerait pas sans doute de se jeter dans quelque extrémité. Et quoiqu’il donnât en cela un conseil utile et nécessaire, il parlait en vain, et autant en emportait le vent. En effet, sur la proposition d’Arbétion, Apodémius reçut l’ordre de se rendre auprès de lui, chargé d’une lettre qui lui enjoignait de se rendre immédiatement à la cour. C’était, depuis longues années, un dangereux ennemi de tous les gens de bien. Cet homme, sans se soucier de ce qui en adviendrait, s’écarta, en arrivant dans la Gaule, des ordres qu’il avait reçus à son départ, et sans voir Silvanus, sans lui remettre la lettre, sans lui ordonner de partir, il resta ; et, considérant le maître de l’infanterie comme déjà proscrit et dévoué à la mort, il fit venir un intendant du fisc, et se mit à persécuter avec beaucoup de violence et de hauteur ses clients et ses esclaves. Sur ces entrefaites, pendant que Silvanus est attendu, et qu’Apodémius sème le trouble au milieu de la paix, Dynamius, pour donner plus de vraisemblance à ce tissu de coupables mensonges, écrivit, au nom de Silvanus et de Malarich, au tribun de la fabrique de Crémone une lettre conforme à celle qu’il avait déjà fait remettre au prince par le préfet. Les deux chefs barbares s’adressaient à lui comme à leur complice, lui disant de tout préparer à bref délai pour l’exécution. Le tribun, à la lecture de cette lettre, se trouva dans un grand embarras, ne sachant ce que ce pouvait être ; car il n’avait pas souvenir d’avoir jamais traité d’aucune affaire secrète avec les auteurs de la lettre. Il se décida donc à la renvoyer à Malarich, par le porteur, en le faisant accompagner par un soldat, pour le prier de faire connaître clairement ce qu’il voulait, et non en termes si couverts, affirmant qu’un peu agreste, un peu simple comme il l’était, il n’avait pas compris les mystères de la lettre. Malarich n’eut pas plutôt reçu cette réponse que déjà triste, abattu, et plaignant son sort, non moins que celui de Silvanus, son compatriote, il assembla les Francs, dont la foule remplissait alors le palais, et, prenant un ton plus élevé, il s’écria que l’embûche était enfin découverte, et que la fraude qui s’attachait à leur perte venait enfin de se démasquer elle-même. L’empereur ayant pris connaissance de ces lettres, et les ayant soumises à l’examen de tous ceux qui composaient son Consistoire et de tous les militaires présents, ordonna une enquête....

Cependant Silvanus était toujours à Cologne ; et, instruit par les rapports fréquents de ses amis de tout ce qu’Apodémius avait fait pour ruiner sa fortune, sachant d’ailleurs combien l’esprit impressionnable du prince était facile au changement, et craignant d’être condamné en son absence, et sans avoir été entendu, il se trouvait dans la position la plus critique, et songeait à se jeter entre les bras des Barbares. Mais Laniogaise l’en dissuada. Il était alors Tribun ; et c’est ‘même qui, n’étant encore que Candidat, assista seul Constant à la mort, ainsi que nous l’avons rapporté. Il persuada à Silvanus que les Francs, dont il tirait cependant son origine, ne manqueraient pas de le tuer ou de le livrer à prix d’argent. Alors Silvanus, voyant qu’il n’avait plus rien à espérer, se laissa aller à une résolution extrême ; et après en avoir peu à peu, et en secret, conféré avec les chefs de corps, après les avoir enflammés par la grandeur des récompenses promises, il se fit proclamer à l’Empire, et pour lui faire une robe de pourpre, on enleva pour un temps celle qui ornait les dragons et les enseignes des légions.... Cette nouvelle arriva à Milan sur le soir, et frappa Constance comme un coup de foudre. Il se hâta de convoquer les chefs de son armée et de son conseil.... On délibéra longtemps sur le moyen le plus propre à persuader à Silvanus que l’empereur ignorait encore ce qui venait de se passer A la fin, on se décida à lui envoyer Ursicinus, avec la mission apparente de le relever de son poste, et de lui remettre une lettre flatteuse qui le remerciait de ses services, tout en lui laissant son grade.... Arrivé à Cologne, l’envoyé de l’empereur réussit peu à peu à s’introduire dans la confiance du Barbare, au point d’être admis à sa table et à d’intimes entretiens sur les projets dont il était occupé. Silvanus voyait, disait-il, avec peine que le consulat et les plus hautes dignités de l’Empire avaient été prodigués à des indignes, pendant qu’Ursicinus et lui n’avaient recueilli que des mépris pour prix de tant de fatigues Lorsque tout fut bien préparé, une troupe composée de quelques simples soldats, que leur obscurité même rendait plus propres à cette mission, et qu’on y avait poussés à force de promesses, se précipita tout à coup vers le palais lorsque le soleil montait déjà à l’horizon,.... massacra les gardes, et entra. Silvanus, qui en ce moment se rendait à l’assemblée des chrétiens, n’eut que le temps de se jeter tout tremblant dans la chapelle. On l’en arracha pour lui trancher la tête. Telle fut la mort d’un homme qui avait rendu de grands services, et qui, poussé par la crainte des calomnies dont les méchants ne cessaient de le poursuivre pendant on absence, ne trouva d’autre moyen de sauver sa vie que de se jeter dans la révolte. Autrefois, ce fut lui qui, en trahissant à propos avant la bataille de Muras, donna la victoire à Constance, et il croyait le tenir lié par ce grand service. Néanmoins il craignait toujours sa dissimulation et sa versatilité, quoiqu’il pût invoquer encore les hauts faits de Bonitus, son père, qui n’était qu’un Franc comme lui, mais qui plus d’une fois durant la guerre civile s’était battu avec courage pour Constantin contre Licinius.

Ainsi, voilà des Francs enrôlés sous les drapeaux de l’Empire, qui le donnent par leurs trahisons aux candidats qu’ils préfèrent, et qui ensuite le prennent pour eux-mêmes par des trahisons nouvelles. C’était déjà, à la fin du Ier siècle, la prétention et le rôle des Bataves auxiliaires : la situation n’a pas changé depuis trois cents ans. Les uns et les autres, en se mettant à la solde des empereurs, se convertissent en même temps aux institutions romaines ; et lorsqu’ils se lassent de la position qu’ils occupent,, ils songent, non à renverser l’Empire, mais à le dominer. Le temps ne changera rien à ces habitudes ; et à mesure que de nouvelles tribus viendront du Nord remplacer les premières, en acceptant à leur tour l’alliance de Rome et la solde des empereurs, elles se transformeront, comme leurs devancières, sous cette puissante influence : loin de songer à détruire, elles n’aspireront qu’à .conserver.

Au moment où Magnence et Silvanus se faisaient proclamer empereurs par les Francs auxiliaires, d’autres Francs, restés jusqu’alors indépendants et ennemis, s’occupaient à ravager les Gaules. Ils venaient de brûler quarante-cinq villes sur le Rhin et de dévaster le pays jusqu’à la Meuse[26]. Il ne fallut rien moins que les talents et l’énergie de Julien pour leur arracher leur proie. Il battit les Francs sur la Meuse, les Allemans devant Strasbourg ; et deux cents rois barbares vinrent tomber aux genoux du vainqueur pour lui demander grâce[27]. Julien n’avait point le génie de César, mais il rappelait ses exploits ; et si plus tard il montra la même modération dans le gouvernement, il montrait dès lors la même habileté dans le choix des moyens. Il jugea comme le dictateur que ceux qui attaquaient l’Empire avec cette violence pourraient au besoin le défendre avec le même succès. D’un côté il confia aux Allemans la défense du Rhin depuis sa source jusqu’à Mayence[28] ; d’un autre il abandonna l’île des Bataves aux Francs, qui se chargeaient de la garder, et de protéger en même temps toute la rive depuis Mayence jusqu’à la mer[29]. C’était le poste le plus périlleux de la frontière. Là se rencontraient les hordes sauvages de la Frise et les terribles embarcations des Saxons ; car les Saxons suivaient pas à pas leurs anciens ennemis, et se montraient à la fois à l’embouchure du fleuve et sur ses deux rives. Les Francs reprirent docilement le rôle que leurs prédécesseurs venaient d’oublier, sauf à l’oublier à leur tour, lorsque les circonstances feraient naître les mêmes idées. Ils y furent néanmoins plus fidèles qu’on ne pouvait l’espérer de l’inconstance perfide dont on les accuse[30] ; et pendant qu’ailleurs l’Empire tombait en lambeaux, il se soutenait en Occident, grâce à leur courage et à leur dévouement. Ainsi, en 367, les Francs et les Saxons d’outre-Rhin étant venus porter le ravage dans la seconde Belgique, les Francs de l’île des Bataves fournirent au comte Théodose les moyens de les repousser[31]. En 370 les Saxons s’étant montrés de nouveau dans ces mêmes parages, les Francs contribuèrent encore à leur défaite[32] ; et en 378, dans l’année même où l’empereur Valens succombait sous les efforts des Goths dans les plaines d’Andrinople, le roi franc Mellobaude, comte des domestiques, tuait 80.000 Allemans dans la Gaule et donnait aux Romains le temps de se remettre[33].

Alors l’Empire présente un étrange spectacle, et l’on dirait déjà un empire barbare : le jeune Gratien, à Trèves, ne se montre entouré que de Francs auxiliaires ; le duc Frigeridus, le comte Nannienus, le consul Merobaude, Richomère, le comte des domestiques, etc.[34] Un peu plus tard c’est le franc Arbogast qui gouverne l’Occident, sous le nom de Valentinien II (388-394) ; c’est le goth Alaric qui partage le gouvernement de l’Orient avec le grand Théodose[35]. C’est toujours, il est vrai, au nom de l’Empire romain qu’on perçoit le tribut et qu’on fait marcher les légions ; mais dans les hauteurs de l’administration et du pouvoir on n’aperçoit que des Barbares. Les ressorts usés de cette machine qui se désorganise ne trouvent plus d’action que sous leurs mains. Ce sont eux qui combattent, qui gouvernent et qui règnent au nom de l’ignoble race de Théodose. Sous les fils de Constantin ils n’avaient encore envahi que le palais de l’empereur ; sous les fils de Théodose ils envahirent jusqu’à la couche impériale. Eudoxie, la femme d’Arcadius, était la fille du franc Bauto. Termantia, la femme d’Honorius, était la fille du vandale Stilichon[36]. Mais leur sang se mêla à celui de cette race décrépite sans pouvoir le rajeunir[37] ; et Théodose le Calligraphe ne rappela pas plus le franc Bauto que le grand prince dont il portait le nom. Voici le moment où ce simulacre d’empire va disparaître. Des deux appuis qui lui restaient encore ; les Goths en Orient, et les Francs en Occident, les premiers se sont tournés contre lui et le couvrent de ruines ; les seconds commencent de nouveau à le trahir et se préparent à le supplanter. Le roi Mellobaude, qui naguère encore le défendait avec tant de courage, livre le jeune Gratien à la journée de Lutèce et donne la victoire à Maxime (388)[38]. La Bretagne, l’Espagne et la Gaule se soumettent immédiatement à l’usurpateur ; l’Italie seule reste fidèle à Valentinien II.

Le règne de ce pauvre prince fut celui d’Arbogast et des Francs dont il était entouré. Ils remplissaient à la fois les légions de l’Empire et le palais de l’empereur, gardant pour eux les charges influentes et lucratives de la domesticité, et distribuant le reste à leurs partisans[39]. Ainsi, en 378, Richomère succède à Mellobaude en qualité de comte des domestiques[40], et, en 385, il est en même temps maître des deux milices et consul[41]. En 385, c’est Bauto qui est revêtu de la dignité consulaire, et qui reçoit à ce titre les flatteries académiques d’Augustin, encore simple rhéteur à Milan[42]. Gratien périt pour avoir trop favorisé les Barbares[43] ; Valentinien périt pour avoir voulu s’en débarrasser.

Pendant que l’empereur Valentinien se voit emprisonné dans son palais de Vienne, et réduit en quelque sorte à la condition d’un simple particulier ; toutes les affaires de la guerre sont livrées entre les mains des satellites francs. Les officiers civils eux-mêmes entrent dans la conspiration d’Arbogast ; et parmi tous ceux qui avaient prêté serment au drapeau on n’aurait pas trouvé un seul qui eût osé obéir aux prières ou aux ordres du prince[44].

Cette conspiration d’Arbogast n’était qu’une répétition de celle qui avait si mal réussi à Magnence. Il ne s’agissait dé rien moins que de substituer l’empire des Francs à l’Empire croulant que leurs mains avaient si péniblement étayé jusqu’alors[45]. En 392, Arbogast, après avoir conclu la paix avec ceux de ses compatriotes qui se trouvaient encore de l’autre côté du Rhin[46], jugea que le moment était venu, pendit Valentinien dans son palais[47], et proclama Eugène. Mais l’épée de Théodose vainquit encore une dernière fois à Aquilée (394) ; et l’Empire, presqu’à la veille de sa ruine, se trouva de nouveau replacé sur sa base. Le vandale Stilichon qui gouverna l’Occident sous le règne d’Honorius, achevait laborieusement cette lente restauration ; et déjà il avait imposé son alliance à ces mêmes Francs qui venaient de le trahir[48] ; lorsque la digue qui depuis Auguste contenait la Barbarie, déjà rompue sur le Danube (376), se rompit aussi sur le Rhin (406), et livra enfin l’Empire au pillage de toutes les nations du nord. D’un côté, les Vandales, les Suèves, les Alains et les Burgondes venaient d’inonder la Gaule ; d’un autre les Goths, déjà mitres d’une moitié de l’Orient, marchaient sur Rome, conduits par Alaric. Les uns et les autres se trouveront un jour réunis dans la Gaule sur les débris d’un Empire dont ils allaient se partager les lambeaux.

C’est ici le lieu d’examiner avec quelqu’attention comment s’accomplit ce mémorable événement, et dans quelles dispositions se trouvaient les Barbares qui allaient y prendre part.

 

 

 



[1] Ammien Marcellin, XXX, sub finem.

[2] Ælius Spartien, in Severus. — Hérodien, Histor. in Sever. et Albin.

[3] Je ne tiens pas compte de Faustin, qui essaya de supplanter Tetricus.

[4] Trébellius Pollion, in Trigin. Tyrann. — In Gallien. — Flavius Vopiscus, in Saturnin.

[5] Flavius Vopiscus, in Proculus.

[6] Mamertin., In Panég. Maximian, 4.

[7] Eumène, In Panég. Constant. Cæsar., XVII.

[8] Zosime, Histor., l. I. —Julian., in Oration. I, de Constant. imper. laud. — Ammien Marcellin, XV.

[9] S. Ambroise, Epistol. ad Theodos. imper. : Maxime disait à saint Ambroise : Lusisti me, tu et ille Bauto, qui sibi regnum sub specie pueri vindicare voluit, qui etiam Barbaros mihi immisit. Quasi ego non habeam quos possim adducere cum mihi tot millia Barbarorum militent et annonas a me accirpiant.

[10] Zosime, Histor., VI. — Frigerid. Profut. ap. Greg. Turon, II, 9. — Zosime, Histor., IX, 11.

[11] Frigerid. Profut. ap. Greg. Turon., II, 9.

[12] Flavius Vopiscus, in Proculus.

[13] Trébellius Pollion, in Trig. Tyr. — Eumène et Mamertin, Panég. passim.

[14] Proculus, Magnence, Decentius, Silvanus, etc.

[15] Zosime, Histor., l. I.

[16] Zosime ne désigne jamais les Francs que sous le nom générique de Germains. D’ailleurs Zonare, en racontant les mêmes faits, Annal. XII, nous apprend qu’il s’agit des Francs.

[17] Trébellius Pollion, in Gallien.

[18] Mamert., Panég. Maxim. A. dict. sub fin.

[19] Mamert., Panég. Maxim. A. dict. sub fin.

[20] Nazar., in Panég. Constant. M. — Eutrope, Histor., X.

[21] Ammien Marcellin, XXI, 10.

[22] Zosime, Histor., II.

[23] Cela ressort de tout ce qui suit.

[24] Histor., l. II.

[25] Ammien Marcellin, XV, 5.

[26] Julian., ad Atheniens.

[27] Libanius, in Panég. Julian. imper. — Ammien Marcellin, qui faisait une histoire et non un panégyrique, les réduit à sept. Histor., XV.

[28] Ammien Marcellin, XVII.

[29] Ammien Marcellin, XVII, ad ann. 358. — Julian., ad Atheniens. — V. Zosime, Histor., III, ad ann. 358.

[30] Eumène, Panég. Constant. M.

[31] Ammien Marcellin, XXVII. — Les Francs, établis dans l’île des Bataves, étaient quelquefois désignés sous le nom de Batavi.

[32] Orose, Histor., VII, 31.

[33] Ammien Marcellin, XXXI. — V. Orose, VII, 33.

[34] Ammien Marcellin, XXXI.

[35] Depuis la paix de 382, les Goths s’étaient mis au service de l’Empire.

[36] Philostorgius, Histor. ecclés., II, 6. — Zosime, Histor., V. — Olympiodore apud Phot. Bibiloth.

[37] Philostorgius, Histor. ecclés., II, 6.

[38] Prosper Aquit., Chronic. : Merobaudis, magistri militum, proditione saperatus. Tillemont, Hist. des Empereurs, t. V, not. 25, sur Gratien, veut justifier Merobaude, et prétend avec assez de vraisemblance qu’il faut lire dans Prosper : Merobaude magistrro militum proditione superatus. C’est la leçon d’une chronique anonyme donnée par Canisius, t. I, p. 148, et qui ne parait être qu’un abrégé de celle de Prosper. — Et en effet, je vois dans Pacatus, Panég., que Maxime donna à Mellobaude l’ordre de mourir. Il était alors maître des deux milices. (Zosime, Histor., IV.)

[39] Ammien Marcellin, XV.

[40] Ammien Marcellin, XXXI.

[41] Prosper Aquit., Chronic.

[42] S. Augustin., Contra Priscillian., III, 30.

[43] Zosime, Histor.

[44] Sulpit. Alexand. ap. Greg. Turon, II, 9.

[45] Orose, Histor., VII, 35.

[46] Sulpit. Alexand., ap. Greg. Turon, II, 9.

[47] Prosper Aquit., Chronic., ad ann. 895. — Zosime prétend qu’Arbogast tua Valentinien de sa propre main. (Histor., IV.)

[48] Claudien, in IV Consulat. Honor. A.